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A quoi tient l'amour?: Contes de France et d'Amérique

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Ernest, coiffeur, est revenu ce soir tout pensif et a rasé un client. Puis il s'est mis sur le pas de la porte du Boudoir de Vénus, entre les trois fausses nattes et la figure de cire; il a regardé les belles filles s'en aller où il pouvait jadis aller les retrouver. C'est précisément un jour gras, une fête de carnaval. Des bergères fripées, que pavoisent des rubans fanés, descendent le trottoir; des gamins effrontés, dont la blouse et l'habit dissimulent mal les formes équivoques, semblent reconnaître l'artiste capillaire et le hèlent cavalièrement. O souvenirs d'une folle jeunesse!… Mais Ernest est détourné de ses pensées par un éblouissement. Mlle Athalie Gardénia vient de filer en voiture. En passant, elle a regardé Ernest comme si elle ne le connaissait pas; et Ernest a encore les yeux illuminés par cette vision…

Et il restera là, l'air ahuri, le coeur triste comme les trois fausses nattes pendues à un fil, jusqu'à ce que la voix criarde de Mme Ernest vienne lui rappeler qu'il est temps de fermer la boutique. Alors, après avoir aidé son petit apprenti à mettre les volets de clôture, il demandera la permission d'aller au café du coin faire une partie de billard avec son voisin l'herboriste. Mme Ernest grognera, l'appellera ivrogne, et Ernest, coiffeur, se glissera tout doucement dehors. Car c'est cette partie de billard quotidienne qui le soutient, qui le fait vivre. Sans cela, il n'aurait plus de coeur à l'existence et se laisserait mourir.

Une heure après il rentrera tout doucement, la joue encore chaude du jeu et du grog américain qu'il s'administre régulièrement chaque soir.

Sa seule consolation, à ce coiffeur marié, c'est cette partie de billard et ce grog américain.

Couche-toi, maintenant, Ernest, mon ami, et tâche de ne pas éveiller ta vertueuse moitié, dont un léger ronflement fait trembler les narines. Surtout ne rêve pas, comme la nuit dernière, que Mme Ernest a coupé la tête de Mlle Athalie avec un de tes rasoirs, et qu'elle te force, implacable et sanglante, à tresser en savants échafaudages la chevelure de cette tête coupée, de cette tête aussi belle et aussi épouvantable que celle de la princesse de Lamballe, sur la table du marchand de vin où les Septembriseurs la firent coiffer par un perruquier blême.

Le Péché

A Biarritz, par une belle nuit de septembre, sur cette terrasse du vieux Casino d'où l'on domine si bien la vaste et merveilleuse étendue de la mer et de la plage, une élégante société de dames françaises et espagnoles respiraient indolemment la brise tiède encore. Un vieux monsieur, le visage rose avec la barbe et les cheveux blancs, très correct, mais assez libre d'allure sous l'indispensable «smoking», mêlait un peu de gravité mondaine à ce groupe charmant et léger.

On eut vite épuisé les sujets de conversation fournis par l'actualité. Le vieux monsieur blanc et rose fit venir des glaces panachées. Tout en savourant avec délice la fraîcheur fondante du citron ou de la framboise, les dames se lançaient, entre deux petites cuillerées, entre deux mignonnes dégustations, une question ou une réponse en l'air. La femme du préfet se mit à parler politique, comme une vraie perruche. Une personne mûre, épouse d'un membre de l'Institut, hasarda un brin de philosophie.

Les Espagnoles, qu'ennuyaient ces exercices peu récréatifs, et qui, tout d'abord, avaient longuement discuté le chapitre des chiffons et le chapitre des chapeaux, tournèrent insensiblement la causerie vers les choses de la religion, ou plutôt de la religiosité. Elles racontèrent des légendes, des superstitions, des apparitions. La vision de Bernadette fut passionnément commentée; on attaqua et on défendit ces statuettes de la Vierge qui paradent aux piliers des églises d'Espagne, en vêtements de soie et d'or, en parures de perles et de pierreries, telles que de riches et célestes poupées. Puis la confession fut en jeu; on chercha si telle ou telle liberté est un péché ou non, et comment on peut distinguer un péché véniel d'un péché mortel. On demanda l'avis du vieux monsieur rose et blanc, qui renvoya les dévotes filles d'Ève aux Contes drolatiques de Balzac. Et comme ses interlocutrices, un peu lasses, le laissaient discourir à son aise, comme il aimait à parler aux femmes, surtout à leur parler de lui-même, il finit par leur faire sur le Péché une petite conférence intime:

«Le Péché! ce mot, je l'avoue, n'a plus guère de sens pour moi aujourd'hui, il sonne creux à ma pensée, où il n'évoque aucune idée vive, aucun sentiment direct et actuel, vocable nul, inanimé, aboli, ne répondant à rien de présent, à rien de vrai, mais seulement à des conceptions surannées, à des chimères d'antan, à de vains fantômes nocturnes dès longtemps balayés par la lumière du jour. Il me semble tout à la fois enfantin et vieillot, ecclésiastique et féminin, soit dit sans vous offenser! Cette fleur vénéneuse, fleur de rêve et fleur du mal, que j'ai vu fleurir jadis, avec une vague odeur d'encens, à la lueur mystique des cierges pâles, dans la pénombre des confessionnaux, elle ne m'apparaît plus, maintenant, que fanée, flétrie, comme une vieille fleur artificielle de coquetterie et de dévotion. Elle n'a plus ni couleur, ni parfum; elle n'a plus d'âme.

«Peut-on croire au Péché, sans avoir la foi, la foi des enfants, des femmes, des prêtres?

«Or, je n'ai plus la foi. Il m'arrive de la regretter; mais que faire? Ce souffle céleste, cette essence subtile, s'envole pour toujours, lorsque le coeur se brise et que l'esprit s'ouvre. On a beau rappeler à soi le mirage évanoui, il ne revient pas. La vie, hélas! y perd son élément divin, son charme extatique et ingénu. Heureux le monde privilégié, où l'on peut dire avec conviction, quand on trouve tel plaisir un peu fade:—Quel dommage que ce ne soit pas un Péché!

«Fautes, erreurs, sottises, vilenies et crimes, que de tristesses subsistent et subsisteront toujours autour des vivants! Mais de Péchés, en ce qui me concerne du moins, jamais plus!

«Si le spectre du Péché ne me dit rien, absolument rien, pour le temps présent ni pour le temps futur, il réveille en moi, d'ailleurs, avec une précision et une intensité singulières, certains souvenirs de ma première jeunesse, certains rayons des belles aurores évanouies, certaines sensations printanières du familial Éden que j'ai perdu. Oui, dès que ce mot traverse ma pensée, je crois entendre encore la voix de ma petite amie d'enfance, Josette-Marie; et je retrouve alors jusqu'aux moindres intonations qu'elle mettait à son air favori, à cet air si léger, si finement parisien, dont j'aimais la frivolité inoffensive et gracieuse:

  Est-ce un péché d'aimer à rire,
  A folâtrer un petit brin?
  Les gens méchants, laissez-les dire!
  Votre plaisir fait leur chagrin.

«Pauvre chère petite Josette-Marie! Elle ne supposait pas, elle ne pouvait pas supposer, que ce fut un si grand crime d'ouvrir son coeur innocent à toutes les allégresses, à toutes les espérances! Elle ne pécha pas plus que tant de jolies demoiselles devenues de belles dames, à qui la fortune prodigue infatigablement ses plus brillantes faveurs? Pourquoi donc le destin a-t-il mis un tel acharnement à la persécuter? Pourquoi donc lui vinrent, après sa pâle adolescence de Cendrillon parisienne, toutes ces douloureuses épreuves: l'aimé, le fiancé, reconnu indigne d'elle la veille même du jour fixé pour les noces;—un nouveau mariage accepté par désespérance;—et les lendemains sans amour vrai, sans bonheur sincère, entre un mari indifférent et des enfants terribles;—et le vide de l'existence mal dissimulé par les faux plaisirs de la routine mondaine;—et cette mort prématurée, terminant brutalement les longues heures de maladie implacable et de souffrance sinistre;—et cette funèbre messe noire, pendant laquelle je me rappelle avoir été hanté par la claire chanson de l'âge heureux: Est-ce un péché?…

«Parfois il se trouve une autre série de souvenirs, plus lointains et moins tristes, que l'idée du Péché ranime au fond de ma mémoire: rajeuni soudain de quelque quarante ans comme par une baguette magique, tout d'un coup je redeviens l'enfant qui, par un doux soleil matinal d'avril, rêvait jadis sous les grands arbres de Judée fleuris, dans le vert jardin de la pension, en attendant l'heure sacrée où il allait communier pour la première fois. Quelle douceur et quelle angoisse en cette rêverie merveilleuse! Quelle fièvre d'attente, quel émoi farouche, quel trouble mystique! J'allais recevoir le sacrement suprême; le ciel allait s'ouvrir sur ma tête, Dieu même allait descendre en moi. Et je n'osais penser à rien, je n'osais rien regarder, rien écouter, rien désirer, rien faire, de peur que l'ombre d'un Péché ne vînt, entre l'absolution et l'approche de la sainte table, ternir mon âme tremblante, mon âme purifiée, mon âme toute blanche! C'était délicieux et terrible. Tout mon être se divinisait, mais avec une appréhension lancinante de commettre, par distraction, par oubli, par infirmité humaine, le plus épouvantable des sacrilèges. Je me sentais au seuil du paradis; et une minute, une seconde de vertige pouvait me précipiter dans le gouffre de l'enfer béant à mon côté.

«Telle est la sensation poignante du Péché, qui, à certains moments, renaît encore en mon coeur vieilli; et je ne saurais mieux la comparer qu'à cette friandise chinoise qu'on appelle une «glace frite», et qui, tout ensemble, vous gèle et vous incendie, ainsi que les boissons américaines à la mode.

«Mais il a une souveraine puissance de rêve et de béatitude, cet élan de l'âme enfantine vers l'infini! Que les choses raisonnables paraissent froides ensuite! Avec toutes ses philosophies, tous ses enthousiasmes, toutes ses grandeurs, toutes ses généreuses facultés de progrès, la Révolution n'a pas encore remplacé cela. Et, comme Danton se plaisait à le dire, en fait d'institutions humaines ou divines, on n'abolit sans retour que ce qu'on remplace avantageusement.

«—En fait d'amour aussi!» soupira la plus belle des dames espagnoles, la brune Asuncion; puis elle se leva pour le départ, en modulant à mi-voix l'air de la marchande de fleurs:

Tengo dalia, Clavel y rosa…

Un Fantaisiste

Jacques Fère, dont la verve humoristique fit quelque temps sensation dans le journalisme parisien, et qui, tout jeune, disparut si tragiquement, n'a presque rien laissé d'inédit.

Il improvisait au jour le jour ses fantaisies brèves et outrancières; jamais il n'avait eu le loisir ou la patience d'entreprendre et de poursuivre une oeuvre de longue haleine.

Voici un des rares manuscrits qu'on a trouvés dans ses tiroirs. Les circonstances où il mourut donnent à ces pages aventureuses un intérêt particulier.

FANTAISIE AU FULMINATE

J'étais dans mon cabinet de travail, occupé à terminer le onzième chant du grand poème épique que j'intitulerai probablement: La Madone des Capitulations, quand mon secrétaire me remit une carte:

FÉLIBIEN FÉLINANTIER

Homme du monde

Membre de plusieurs Cercles ignorants.

«Faites entrer!» m'écriai-je aussitôt.

Mon secrétaire se hâta d'introduire la personne, et je m'avançai vers le seuil en répétant:

«Entrez donc, mais entrez donc, monsieur Félibien Félinantier; je n'ai pas l'avantage de vous connaître, et je suis curieux d'apprendre ce qui me procure le plaisir et l'honneur de votre visite.»

Il salua, me regarda rapidement, assura ses lunettes, et s'engloutit dans le fauteuil vert que j'avais roulé jusqu'à lui. Je me rétablis moi-même sur mon siège de cuir, où j'attendis, en agitant modestement mon coupe-papier, avec toutes les marques d'une attention qui se dispose à être la plus soutenue.

M. Félinantier était un homme de quarante-cinq ans, à la figure étroite et longue, une figure qui semblait avoir été malicieusement tirée, comme un bâton de pâte de guimauve, par un bâtonnier fantastique. Son crâne était chauve, avec des paquets de gazon d'un châtain foncé, se desséchant, ici et là, au-dessus d'une immense oreille droite et d'une oreille gauche qui me faisait l'effet d'être encore plus immense que la droite. Il portait une cravate noire très haute et très roide, avec un tout petit noeud par devant. Le plastron de sa chemise de toile était à plis larges et peu empesés, sous un diamant d'une monture bizarre à la boutonnière unique. Son vêtement noir tenait le milieu entre la redingote et la lévite. Gilet noir, pantalon noir également. Des deux manches supérieures sortaient deux mains longues, osseuses, poilues, comme les pattes d'un gorille; des deux manches inférieures sortaient deux pieds, d'une taille exactement proportionnelle à celle de l'oreille gauche, et enchâssés dans des souliers de gros cuir, à double élastique, souliers dont l'un, je ne me rappelle plus lequel, semblait avoir été coupé tout exprès vers le bout, par suite d'une infirmité pédestre de la personne.

J'attendais toujours, en agitant modestement mon coupe-papier, et, pour mieux me recueillir, j'avais baissé les yeux. Je les relevai vivement en entendant le son de la voix de M. Félibien Félinantier, voix sèche, gutturale et sifflante comme celle d'une Anglaise sur le retour.

«Monsieur, me dit-il, vous ne devinez point ce qui m'amène?

—J'aurai le plaisir de l'apprendre de votre bouche.

—Monsieur, je suis membre circulant d'une Société qui a pour but la propagation du suicide, et je viens vous demander si vous voulez bien en faire partie.

—Comment se fait-il, monsieur, que vous ayez pensé à venir me demander cela, à moi indigne?

—Monsieur, vous êtes journaliste et poète. En outre, vous êtes sentimental et nerveux.

—Comment savez-vous cela, monsieur? Êtes-vous sûr de ne point vous tromper?

—Monsieur, nous avons notre police.

—Ah!… Et comment fonctionne votre Société?

—Elle se réunit deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, le jour de Mars et le jour de Vénus. On y étudie les moyens les plus commodes pour passer de vie à trépas; on y fait des expériences sur la pendaison et les phénomènes sensuels qui l'accompagnent; on y commente Werther et les passages intéressants de Jean-Jacques Rousseau; on y récite des vers élégiaques sur le charme du repos éternel, et l'on y fait, en prose académique, l'éloge bien senti du néant. Les partisans de la crémation y apportent quelquefois, en cachette, des sujets sur lesquels on expérimente un nouveau système. On y cherche le moyen de faire descendre le goût du suicide jusque dans l'âme des animaux. Nous avons déjà obtenu plusieurs suicides de singes. Si les boeufs, les veaux, les moutons, les lapins, les chats et les poulets pouvaient se suicider régulièrement, que de crimes épargnés à l'humanité! Nous songeons à envoyer une mission en Prusse, pour y remplacer définitivement l'émigration par le suicide. En Angleterre, pays du spleen, naturellement nous aurons aussi des missionnaires. Les hommes se multiplient et croissent, tandis que la terre semble rapetisser. Que voulez-vous? Le meilleur moyen d'empêcher les gens de se tuer les uns les autres, par persécution, assassinat ou guerre, c'est d'en amener le plus possible à se détruire de leurs propres mains. Mes idées ne sont-elles pas les vôtres, monsieur, et ne trouvez-vous pas que nous sommes dans une voie parfaitement philanthropique?

—J'aurais besoin, monsieur, d'y réfléchir plus mûrement.

—Monsieur, ajouta mon interlocuteur en tirant de sa poche un petit livre à couverture bleue, je suis l'auteur d'un traité sur les perfectionnements apportés aux divers genres de suicides, sur les sensations suprêmes des divers genres de suicidés, sur les progrès de l'humanité par le mépris de l'existence, et sur les vastes horizons que l'avenir ouvre aux morts volontaires.

—Vous êtes un homme précieux.

—Mon Dieu, non! mais j'ai creusé la question. J'aime le suicide, c'est ma partie. Je cours Paris pour assister aux événements; je passe des nuits entières dans une attente fiévreuse, sur les meilleurs ponts; j'applaudis avec frénésie quand un héros se précipite, et si ce n'était l'amour de l'art, j'aurais mille fois déjà succombé à la tentation. Voyez-vous, monsieur, le suicide élève singulièrement l'homme. D'abord, si tout le monde se suicidait, on pourrait croire tout le monde immortel…

—Pardon, je ne comprends pas.

—L'homme aurait l'air de ne pouvoir mourir que par sa volonté personnelle.

—Ce n'est pas la même chose.

—Enfin, le suicide nous dérobe à la honte de la vieillesse, à la douleur de la maladie.

—Mais, monsieur…

—Tenez, je veux vous faire juge d'un nouveau procédé d'une simplicité extrême, que je viens d'imaginer pour en finir avec les ennuis de ce monde. On prend…

—Que faites-vous? m'écriai-je, en le voyant prêt à donner l'exemple.

—Oh! ne craignez rien; j'ai toujours sur moi un papier où j'assume toutes les responsabilités.»

Et avant que j'eusse pu le prévenir, l'arrêter et le mettre à la porte, M. Félibien Félinantier avait avalé un paquet de je ne sais quel fulminate, qui soudain éclata dans sa poitrine, envoya sa tête à travers mes carreaux, son tronc dans une tourte qu'un mitron portait sur le trottoir de la rue, sa jambe gauche dans ma bibliothèque et sa jambe droite dans ma cheminée. Les deux bras retombèrent du plafond sur ma chancelière, et l'oreille gauche me donna un si rude soufflet que j'en perdis connaissance.

Exemple trop frappant d'une monomanie trop frénétique!

Singulier appel à l'esprit d'imitation!

Étrange façon d'endoctriner le monde!

Serait-ce donc là, ô nihilistes, la propagande que nous réserve l'avenir?

* * * * *

Tel est exactement l'article inédit de Jacques Fère.

Pourquoi ne fût-il pas porté, aussitôt fait, à une des feuilles auxquelles collaborait l'auteur?

A cette question répondent probablement les quelques mots ajoutés par lui en travers de la première page:

«Ne plaisantons pas sur ces choses-là! Il ne faut badiner ni avec l'amour ni avec la mort.»

On sait dans quelles circonstances, pour une jeune fille dont il ne put obtenir la main et qui épousa un peintre célèbre, Jacques Fère finit par s'envoyer une balle dans le coeur. Pensa-t-il, en se détruisant, à la fantaisie légère et funèbre qu'il avait écrite, puis écartée naguère?

L'ironie du destin est sévère pour nos badinages.

Soeur Sainte-Ursule

Comment donc, demandai-je, cette charmante jeune femme a-t-elle été amenée à quitter le monde pour se faire soeur de charité?

Voici ce qui me fut répondu:

L'histoire de soeur Sainte-Ursule est aussi simple que triste.

Sa mère, autrefois demoiselle de magasin chez un mercier du faubourg Saint-Germain, avait, pendant dix ans, dix ans de travail et de privations, économisé quelques milliers de francs. Un garçon épicier flaira l'argent et fit la cour à la petite mercière. Il la promena tous les dimanches dans la campagne en fleur, la rendit folle de lui, et, rencontrant en elle une pudeur et une économie attrayantes, l'épousa.

Il prit un fonds de commerce dans une commune de la banlieue, et y mangea en deux ans la dot de sa femme. Ils furent forcés de vendre.

Elle se remit en place; elle venait d'accoucher et il lui restait à peine de quoi payer la nourrice de sa fille. Elle travailla avec acharnement; elle travailla pour deux, car son mari faisait semblant de chercher de l'occupation, mais ne pouvait rester dans aucune maison. Il passait le temps à se plaindre de la mauvaise chance. Ayant été négociant, il eût cru déroger en s'abaissant à reprendre un emploi. Il se laissait donc nourrir par sa femme. Il se mit à boire et devint brutal. La frêle et chère fillette était la seule consolation de la pauvre mère.

Survint un héritage. Que de plans, que de projets!… Ils s'établirent dans une autre commune suburbaine de meilleure exploitation. Le rêve de l'homme avait longtemps été de se revoir patron.

«Quand j'aurai une boutique à moi, disait-il, je ne boirai plus.»

Quand il eut une boutique à lui, il continua de boire. Il rentrait régulièrement gris, passé minuit. Il se levait tard, lisait les journaux, déjeunait, filait avec un client qui lui plaisait, et laissait toute la besogne à un garçon et à un apprenti.

Il s'enfonça de plus en plus dans cette vie de paresse, d'égoïsme, de dépravation et d'abrutissement. Il fut jaloux d'un de ses employés. Il s'imagina que ce jeune homme faisait la cour à sa femme. La patronne n'était, hélas! ni jolie ni coquette. Mais ce fut pour le bourgeois un prétexte à persécutions. Il mit le garçon à la porte, et la pauvre mère eut toutes les peines du monde à faire marcher l'établissement.

Son mari n'avait guère le droit, cependant, d'être rigide. Car, en devenant ivrogne, il était devenu coureur de filles. Et il lui fallait de l'argent, toujours de l'argent!…

Un jour, il faillit tuer sa pâle et courageuse victime. Elle en vint à lui faire une espèce de rente; et, par des prodiges de diplomatie, elle obtint que ce pilier de mauvais lieux restât le moins possible à la maison.

La petite fille grandissait. La mère la croyait belle. Elle voulut lui donner de l'éducation. Elle la mit dans un pensionnat. Elle cachait l'argent pour payer les maîtres. Elle vivait pour et par son enfant; elle rêvait de la marier avec un employé de ministère.

Quand sa chérie eut douze ans, elle trouva moyen de la mettre dans un couvent, à quatre ou cinq lieues de Paris; elle lui fit apprendre le piano et l'anglais. Le père ne demandait jamais de nouvelles de sa fille; il la voyait à peine chez eux, de loin en loin; et elle passait les vacances au couvent. Mais un jour, un client qui avait sa demoiselle au même établissement, s'avisa de le féliciter sur l'éducation que recevait la petite camarade.

«Eh! eh! elle prend des leçons particulières, dit-il; les affaires vont bien, monsieur Vidal. Vous lui donnerez probablement une grosse dot.»

Le père, furieux, fit le soir même une scène épouvantable à sa femme, alla le lendemain arracher lui-même sa fille du couvent, et la ramena avec une ironie hargneuse à la boutique.

Elle avait alors quinze ans; elle était grande, point très belle, mais fraîche, décente et assez gracieuse. Elle avait l'air d'une étrangère; elle était dépaysée, effarouchée. Son père la regardait parfois curieusement. Il fut d'abord un peu gêné par sa présence, mais il se remit bientôt à injurier et même à frapper sa mère devant elle. Elle se jeta tout en pleurs entre eux deux, et fut battue, elle aussi. Les pauvres femmes ne savaient comment faire; il les surveillait avec une tyrannie diabolique et les obsédait de stupides menaces.

La situation devenait chaque jour plus intolérable. Il rouait de coups la mère et la fille; il tenait à celle-ci des propos grossiers, quand il rentrait pris de vin. Un vieux gredin, qui faisait la noce avec lui, lui souffla un jour dans l'oreille cette insinuation:

«Ta femme est embêtante, Vidal, mais ta petite n'est pas mal; elle se fait, elle se forme. Elle est fraîchotte, c'est la beauté du diable. A ta place, je laisserais la vieille se tuer au travail, et je lancerais la petite dans le monde.»

Une mauvaise pensée n'est jamais perdue pour un pareil homme. Un soir, il rentra terriblement ivre et voulut témoigner à sa fille une terrible tendresse. La pauvre enfant, épouvantée, lutta avec l'énergie du désespoir. La mère accourut à ses cris; elles réussirent à se sauver toutes les deux…

Ni l'une ni l'autre ne revinrent à la maison. Mme Vidal mourut de douleur dans l'asile où elle s'était réfugiée; on eut toutes les peines du monde à soustraire Mlle Vidal à la tutelle du père. Enfin, on fit une si belle peur au misérable qu'il ne reparut pas. On l'avait menacé de la justice.

Voilà comment soeur Sainte-Ursule est devenue religieuse. Très bien élevée, très pauvre, ne se sentant pas capable d'être heureuse avec un ouvrier, ni de le rendre heureux, elle s'est retirée au couvent.

Elle avait la vocation!

La Foire de Ménilmontant

I

Avez-vous été à la foire de Ménilmontant? Non, je suppose. Paris est si grand, Ménilmontant est si loin, et tout le monde a tant de choses à faire tous les jours. Eh bien! vraiment, le spectacle vaut le voyage, et si vous n'avez pas été là-bas, ou plutôt là-haut, dépêchez-vous d'y courir.

Jamais je n'ai vu foire aussi vivante, aussi mouvante, aussi grouillante, aussi étourdissante. Qu'on s'imagine les anciens boulevards extérieurs couverts, sur un parcours de plus d'un kilomètre, de baraques, de boutiques et de curieux!

Il tombait une pluie fine, pénétrante et tiède, quand le hasard, sinon la Providence, m'a gracieusement offert la vue de cette kermesse parisienne. Sur les trottoirs, sur la chaussée, on pataugeait dans une boue brune et grasse, particulière aux rues et boulevards de notre chère capitale. Mais le brave peuple de Paris n'avait pas été arrêté par si peu de chose. La foule était compacte, et l'on pouvait à peine avancer. Nous barbotions à qui mieux mieux. Les gens hardis se laissaient mouiller avec vaillance. Les délicats manoeuvraient avec dextérité le pépin bourgeois, et, à perte de vue, c'était une mer houleuse de parapluies de toutes les couleurs. Un rimeur de tragédies eût cru voir une armée antique monter à l'assaut en faisant la tortue.

L'eau tombait donc sans fin. Mais, bah! cela n'empêchait point la parade, et de tous les côtés c'étaient des cris, des fanfares, des roulements de tambours, des carillons de cloches, des sifflements de machines à vapeur. Le public riait de tout; à défaut du soleil, le rire éclairait la fête; et la fête se déroulait gaîment entre les maisons hautes et sombres, sous un ciel gris et bas qui semblait fondre en larmes.

De tous les côtés on se sentait sollicité, attiré, provoqué, accaparé. Par qui, par quoi commencer? Où entrer d'abord? Que de choses pittoresques, que de paillettes dans la boue, que d'oeillades, que de boniments! Des hommes, des bêtes, des femmes, des masques, des enfants, des inventeurs et des automates, des pierrots et des colombines, des forçats et des gendarmes, Marion Delorme et Hernani d'après Hugo et Devéria, des mannequins, des lutteurs, des queues-rouges, des talons-rouges, des peaux-rouges, du blanc, de la poudre et des mouches, des assassinats, des tableaux vivants, des toiles peintes, des charlatans, des marchands de gaufres et de chaussons aux pommes, des Arabes à burnous, des Indiens à plumes, Nana Sahib et Guillaume Tell, Jeanne d'Arc et la Pompadour, des orgues de Barbarie à la vapeur ou à l'électricité, des dompteurs et des flibustiers, les Pirates de la Savane et Rocambole, des chevaux, des chiens, des singes, tous savants! et au milieu de tout cela, sous des banderolles flottantes, entre Hoche et Marceau, non loin du président Lincoln, parmi les enseignes rouges, bleues, vertes, jaunes, violettes, tricolores, multicolores, telle qu'une reine entourée de son cortège, la Fille de Madame Angot, l'éternelle Fille de Madame Angot, avec sa suite de forts de la halle à tresses blanches et de poissardes le poing sur la hanche! Puis, plus loin, ô miracle! une autre Fille de Madame Angot, et une autre encore. Madame Angot fait tous les jours des enfants. Napoléon 1er l'eût décorée. Mais au fait, non; car tous ses enfants sont des filles.

II

Ma foi! je me décide. Me voilà sous une tente où on lutte à main plate. J'entre. A moi les lutteurs! Je fouille dans ma poche. On refuse mon argent. Les spectateurs ne paient qu'en sortant, s'ils sont contents du spectacle. A la bonne heure! Sous la toile basse, à double pente, couvrant un assez vaste parallélogramme, sont assis des curieux, sur les épaules desquels d'autres curieux se penchent. Des blouses bleues partout. Beaucoup de gamins, croquant des choses crues, ricanant, se trémoussant, criant, glapissant. Au milieu, une espèce de rond-point sablé. C'est là qu'a lieu la lutte.

Mais, diable! il pleut encore sous cette tente. Oui, le sol est détrempé; on voit luire vaguement des flaques d'eau boueuse. La toile humide, lourde, saturée d'eau comme une éponge, laisse filtrer sur tous les chapeaux et sur toutes les casquettes de grosses gouttes. A des endroits, on dirait une gouttière. Et pas moyen d'ouvrir le plus petit en-tout-cas! Ce serait d'un mauvais goût suprême. On serait honni, hué, chassé peut-être. Résigne-toi, mon couvre-chef! O mon paletot, résigne-toi! Vous sécherez plus tard.

Un Hercule, en caleçon pailleté et en maillot blanc, interpelle la galerie et crie:

«Qui veut lutter, qui veut lutter contre Marc-Antoine Triceps? La lice est ouverte, engageons les paris.»

Un homme en blouse s'avance et se propose. Affaire entendue. En un clin d'oeil, il ôte blouse et chemise, et le voici qui se produit, nu jusqu'à la ceinture. Un hourra s'élève: «C'est Bibi! Vive Bibi! Bibi vaincra!»

On parie pour ou contre Bibi. Bibi tend la main à Marc-Antoine Triceps. Ils font un tour sans se perdre des yeux. Chacun se campe dans l'attitude du combat. Ils se joignent, ils se tâtent, ils se frottent. Ils se pétrissent les mains et les bras, en guise de prélude. Ils se saisissent, ils s'empoignent à bras-le-corps. Ils se soulèvent l'un l'autre. Ils se prennent à la tête, au cou, à la ceinture. Ils tombent à genoux, ils se relèvent. Ils sautent sur leurs jambes et se remettent en position. L'attaque recommence, plus vive, plus pressante. Les corps en sueur se tordent, se massent sous les étreintes. Ce sont des feintes, des parades, des fausses chutes, des reprises. Bibi tient Marc-Antoine sous lui, par les épaules. Marc-Antoine se retourne et Bibi le repince. La chair glisse, luit, se ramasse, s'étale, se tend.

Bibi recule jusqu'à la galerie. Puis il fait reculer Triceps. Grands cris! Bibi tient Marc-Antoine à la renverse, la tête et les jambes pendantes, la poitrine saillante, sur son genou. Il n'a qu'à retirer le genou, et Triceps est vaincu. Mais il a beau essayer, il ne peut, et Triceps lui glisse entre les bras, comme une couleuvre. Oh! ils y mettent de l'acharnement, à présent. Ils sont plus las, plus lourds, mais plus terribles. Hardi, Triceps! Bravo, Bibi! Hip! hop! Triceps est sur le sable.

Tumulte effroyable, clameurs universelles: «Il a touché! il a touché!»

Bibi se rhabille en deux temps, touche, lui, ses dix francs de mise ou de pari, et file victorieusement. Avale quelque chose de chaud, Bibi! Tu l'as bien mérité.

La lutte est finie; le défilé de la sortie commence; on monte de l'intérieur sur les planches des tréteaux, et on redescend à l'extérieur les marches de bois glissantes.

III

Où aller maintenant? Regardons. Les trois filles Angot se font concurrence. Toute la troupe s'exhibe sur le balcon de chacun des trois théâtres. Ange Pitou, en pèlerine et en bottes à revers, pose pour le torse et le jabot, à côté d'un Jocrisse soufflant dans un petit fifre noir aux sifflements suraigus, qui vous piquent le tympan comme des coups d'aiguille. Les Muscadins en cravate haute, en frac vert-pomme à longues basques tombantes et effilées, s'avancent, la grosse canne torse au poing, le grand chapeau en arcade sur les yeux, et des cheveux plein le visage. Près d'eux caracolent, sans monture, les hussards d'Augereau, coiffés sur l'oreille de leur petit tonneau. Choeur des conspirateurs, valse à l'orchestre. Passons. Entre les trois filles Angot, mon coeur balance. Je ne veux pas faire de jalouses.

Musée d'anatomie!… Passons encore. Je n'aime pas les squelettes; vive la crémation!

Cosmorama historique!… O Joseph II, ô Henri IV, ô tzar Alexandre! Je vous connais trop bien. Pas d'histoire! des histoires, s'il vous plaît.

Ékonoscope moderne! Fi donc, monsieur l'ékonoscope! Pourquoi n'avez-vous qu'un seul K? Faites-vous si peu de cas de vous-même? Vous et vos vues à travers un carreau rond, vous avez l'air trop sages; je cours aux Bayadères d'en face.

Bon! c'est encore une fille Angot. Encore des incroyables et des hussards à tresses et à petit tonneau. Une fille rousse, environnée d'une toison de gazes blanches, chiffonnées, déchirées par-ci par-là, voltige sur la galerie. Elle fait des ronds de jambe, des pointes, tourne, tourbillonne, et se livre à une foule d'exercices gracieux avec une visible satisfaction. En avant, la musique! Le tambour bat, le fifre pique, la trompette sonne; une autre déesse, brune celle-ci, en jupe très courte et très évasée, son maillot rose dessinant une jambe bien cambrée et une cuisse bien arrondie, agite gravement, à toute volée, une cloche aux clairs tintements, et, ce faisant, mord de tout son clavier dentaire dans un large morceau de flan. Je vous envoie un baiser, déesse.

Pénétrons-nous dans la grande ménagerie lozérienne, où règne et gouverne «l'illustre et intrépide dompteur»? Il est un peu tard. Allons plus loin.

Mais qu'est-ce qui siffle comme ça? Sur les planches se lit en grosses lettres cette inscription: «Histoire des bagnes.» Une machine à vapeur est installée sur les tréteaux. Un homme à larges côtelettes noires surveille la vapeur et la foule. La foule regarde et admire. La machine marche, siffle, siffle, siffle, et met en mouvement toute la boutique: l'orgue qui joue la Marche des Contrebandiers de Carmen, les petits forçats vêtus de rouge qui se courbent et se redressent entre les roues gigantesques, tels que des singes travestis, et l'homme à côtelettes noires, sévère comme le gouvernement. La vue du bagne moralise les populations. On l'espère du moins. De grands tableaux représentent des évasions maritimes, des condamnés suspendus à des échelles de corde, ramant dans une barque, nageant au sein des flots, et des soldats les traquant, les tenant en joue, les exterminant. Aimables visions, poétiques idées!

IV

Voilà qui est bien plus joli. Ce n'était que le bagne, c'est l'enfer maintenant. Oh! le beau Diable à sceptre en fourche, à couronne dentée, à large manteau de pourpre brodé de noir! Et comme il porte au front majestueusement, mais avec amabilité, ses petites cornes dorées! La musique des parades fait rage; le tumulte de la cohue augmente. Le Diable ne peut plus se faire entendre. Il se penche, rouge comme une forge, bouche énorme, voix enrouée, sur le public incrédule, étend le bras, ouvre sa main toute grande, replie le pouce dans la paume, et montrant, secouant, promenant en tous sens ses quatre gros doigts velus, avertit les passants que l'entrée en enfer ne coûte que quatre sous, quatre sous, quatre sous, quatre sous!!!!

Après l'enfer, le ciel. Voici la grotte de Lourdes, transformée en tir aux macarons. Quand on tape dans le noir, la boîte du fond s'ouvre, et une petite fille en costume pastoral apparaît. Au fond de la cabane est inscrite cette légende, dont les lettres forment un gracieux arc-en-paradis:

«Ouvrez-moi la porte des macarons, des fleurs et des mirlitons; la bergère vous les apporte.»

Des mirlitons au ciel! je croyais qu'on y était condamné à la harpe à perpétuité.

Mais il pleut de plus en plus fort, comme chez Nicolet! Nous voilà tous trempés. Entrons boire, au premier gîte venu, un bon verre de punch, entre ce Lusignan tout flambant, descendu d'une pendule dorée pour jouer Zaïre, et ce pauvre Pierrot tout blême, qui exprime d'une façon si expressive sa soif immense.

Allons, mes petits enfants, laissez-moi passer. Quittez, jeunes baladins en sevrage, quittez le joli ruisseau où vous vous êtes assis sans façon sur votre derrière pailleté. Voici un sou pour acheter de la consolation. Et dirigeons-nous vers l'odeur du dîner.

Adieu, filles Angot, forçats, héros, femmes rousses qui faites des pointes, femmes brunes qui sonnez la cloche en croquant du flan! Adieu, Hoche; adieu, ékonoscope humanitaire; adieu, ciel et enfer! J'ai hâte de suspendre mon paletot ruisselant à la patère familiale.

Mais vous êtes pittoresques, même et surtout sous la pluie, dans la boue; et je vous aime, ô saltimbanques du boulevard, ô les plus naïfs et les meilleurs des saltimbanques!

La Messe des Anges

I

La Messe des Anges se dit, comme on le sait, devant le cercueil des petits enfants.

Qui de nous n'y a assisté une fois au moins? Quand on est jeune, on y vient d'un coeur distrait; on pense à bien autre chose, en vérité. On s'étonne de ces cérémonies, de ces douleurs, de ces pleurs, de ces sanglots. Tout cela pour un petit être, né d'hier, qui savait à peine parler, et dont le chétif cadavre tient dans une bière à peine plus large qu'une boîte à violon!

Quand on a soi-même un enfant, l'impression est toute différente.

Voici. On rentre chez soi, on trouve une lettre bordée de noir, on lit ces mots si étrangement douloureux: «Vous êtes prié d'assister aux Convoi, Service et Enterrement de mademoiselle Blanche-Marie, décédée dans sa troisième année, chez ses parents. Laudate, pueri, Dominum!» Et ces simples lignes vous émeuvent jusqu'au fond du coeur. Subitement assombri, vous embrassez la chère et tendre fillette qui vous reste, à vous, qui vous sourit, un peu gênée par votre tristesse, et que la mort peut aussi, tout d'un coup, sans motif, irréparablement, arracher de vos bras.

Puis, vous allez à la Messe des Anges.

II

Au milieu du choeur apparaît le cercueil, tout petit sur de larges supports, et drapé de blanc. La flamme pâle des grands cierges tremble aux quatre coins.

A l'autel, le prêtre va et vient, se tourne et se retourne, joint les mains et s'agenouille, psalmodie un latin nasal et se recueille en des silences mesurés.

Sous les cierges, sept ou huit enfants de choeur, la calotte rouge sur le sommet de la tête, les cheveux plaqués au front, chantent, en faisant chacun leur mouvement machinal, autour d'un grand jeune homme barbu qui marque les temps en levant et en abaissant la main, et qui gourmande ses élèves à voix basse. Des diacres et des sous-diacres, enchâssés dans de grands sacs dorés d'étoffe droite et métallique, suivent de l'oeil et copient les mouvements du prêtre.

Un ténor à figure ronde et rasée enfle sa bouche d'harmonie; les deux autres musiciens, près de lui, regardent avec la plus parfaite indifférence, tantôt les notes noires et blanches perchées çà et là dans les cinq fils des cahiers à musique, tantôt les statues de marbre jauni ou les fresques un peu passées, que semble animer un rayon de soleil irisé par les vitraux.

Dans les stalles de bois luisant, qui encadrent le choeur de leurs deux rangées symétriques, s'échelonnent les proches parents de ce petit cercueil. Là, point de dames; deux doubles rangs d'habits noirs. Les dames sont dans la nef, un côté leur en est réservé; elles sont en grand deuil, courbent la tête, et quelques-unes pleurent. De l'autre côté sont les amis.

Par moment, du fond de l'église, une ombre triste et lente vient se joindre à l'assistance. Les nouveaux venus serrent silencieusement la main des premiers arrivés.

On se murmure un mot à l'oreille:

«De quoi est-elle donc morte?

—Oh! ne m'en parles pas. Les médecins n'ont rien pu faire; la maladie a été subite, cruelle. Un coup de vent qui souffle une flamme. Il y a huit jours, j'ai vu la chère petite en parfaite santé. Et comme elle était mignonne dans sa robe blanche brodée, avec ses fins cheveux blonds noués d'un ruban bleu! Sa gaîté rieuse et chantante était pleine d'aurore. Elle disait les mots avec un accent si simple et une si fraîche intensité d'expression, qu'il semblait qu'on les entendît pour la première fois. Les phrases les plus banales, les plus fanées, avaient l'air de refleurir sur ses lèvres; et quand on jasait avec elle, on se sentait au printemps.

—C'était un charme. Quel bon naturel! La dernière fois que je l'ai embrassée, elle m'a dit: Monsieur, vous avez un petit garçon. Amenez-le, je l'aimerai bien et nous jouerons ensemble! Je serai sa maman!

—Regardez le père! Il a l'air brisé!»

III

Le père! il est là, voyez-vous, dans la première stalle du choeur, pâle, les yeux rouges, la figure gonflée. Oui, il a réellement l'air accablé, brisé. Le chapeau à la main, correctement vêtu de noir, se levant et s'asseyant comme les autres au bruit que fait en tombant sur les dalles la hallebarde du suisse, sa douleur est d'autant plus poignante qu'elle est plus correcte et plus éteinte.

Le regard vague, il est tout absorbé par des visions intérieures; il suit un souvenir, un rêve; brusquement éveillé, il tressaille, il se demande si la funèbre réalité qui le ressaisit n'est pas un songe également, s'il est bien là pour son propre compte aujourd'hui, si c'est le deuil de son enfant qu'il mène, et s'il n'est pas venu, comme cela lui est déjà plusieurs fois arrivé, en ami, en étranger, pour un père autre que lui-même, pour un autre enfant que sa petite Marie.

Pendant une semaine, ô la terrible, la longue et lugubre semaine! il a suivi les progrès incessants de l'implacable maladie. Il a vu, jour par jour, l'âme frêle s'enfuir, insaisissable, du pauvre petit corps martyrisé. Il a vu les médecins pencher leurs cheveux blancs sur le berceau, et se retourner silencieusement vers lui en hochant la tête. Il a guetté, des nuits entières, un signe d'espoir et de renouveau, un regard plus clair, un sourire moins souffrant. Rien! L'enfant ne se plaignait seulement pas; elle avait l'expression mystérieusement résignée des innocents qui se sentent emportés du monde et de la vie. En la retrouvant toujours plus faible, toujours plus émaciée, il regardait alors autour de lui, il écoutait, il cherchait qui pouvait maltraiter ainsi sa fille, et ne voyant personne, n'entendant personne, dans le morne apaisement que l'on fait autour des malades, il se sentait frappé de stupeur, il restait là, sur une chaise, au chevet de l'enfant, sans parole, sans mouvement, la tête lourde, les yeux fixes.

Puis, un matin, tandis que le jour blafard, se glissant à travers volets et rideaux, isolait et atténuait la lueur jaune des lampes,—sans un bruit, sans un mouvement, sans un signe, sans un adieu, elle avait expiré.

De tant d'amour et de bonheur, de tant d'espérance, il n'était resté qu'un petit corps froid, inerte, un visage fermé, où le suprême sourire s'était figé, s'était glacé en des pâleurs d'ivoire. Une fleur flétrie, un parfum envolé! Et plus de traces de cette frêle existence, sauf dans la douleur, dans le désespoir, hélas! d'un père et d'une mère.

IV

Toutes ces choses reviennent maintenant, pendant cette Messe des Anges, à l'esprit de cet homme en noir, que vous voyez, le chapeau à la main, debout, dans la première stalle du choeur. Elles reviennent en leurs moindres détails, avec une netteté déchirante, cuisante. Il entend le son d'une voix faible, les sanglots convulsifs des crises, le bruit des pas du médecin qui se rapprochent, le son argentin et mouillé d'une cuiller dans un verre de tisane. Et pourtant, c'est à peine s'il peut admettre que tout cela se soit passé ainsi, que sa fille ait été malade et qu'elle soit morte. Hier, les gens des pompes funèbres sont venus; hier, on a pris mesure du mince cadavre de Marie; hier, on l'a habillée et parée pour la tombe; hier, on l'a déposée dans le cercueil. Mais il doute encore.

Il a dû les commander, les lettres noires! il a dû en donner la rédaction, chercher et compléter la liste de ses parents, de ses amis, des personnes connues par lui; il ne voulait pas faire d'impolitesses. Il a dû conférer avec un homme d'affaires pour le cimetière, avec un prêtre pour le service mortuaire. Mais il doute toujours.

En vain le cercueil est là, devant lui, drapé de blanc, au milieu du choeur; en vain les cierges brûlent, tandis que la musique sourde et pleurante l'enveloppe, le pénètre; vainement l'assistance en deuil, convoquée par lui, le regarde avec une sympathique tristesse, et vainement il se sent lui-même brisé de douleur: il se refuse toujours, toujours, à concevoir que sa fille soit morte, morte pour ne plus revenir.

C'est qu'aussi les bons moments, qui ont précédé cette semaine sinistre, cette semaine fatale, le reprennent tout d'un coup avec tant de caresse! Son mariage, les premières entrevues, la robe blanche de la mariée au jour des noces, les chants et les fleurs de l'église, alors parée et rayonnante, le repas du soir autour de la grande table longue, le rubis des vins vieux qui tremble dans le fin cristal aux doigts mal assurés des vieux parents, et la première valse, et les premiers abandons, tout cela revit, réel, distinct, clair, sur le fond sombre de son désespoir. Puis c'est la jeune femme qui se sent devenir mère; ce sont les soins, les attentions dont chacun l'entoure, l'anxiété et les cris aigus de l'enfantement, le regard apaisé, triomphal, de la faible accouchée sur la chère petite créature qui vient de sortir d'elle, qui, aveugle encore et presque sans organes, déjà pourtant souffre et vagit, et que l'on consolera, et que l'on aura tant de bonheur à consoler, à rendre heureuse et digne d'amour!

Ensuite passent trois années de contentement, de félicité. Elle voit, elle parle, la chère enfant! Elle apprend à jaser, à sourire, à aimer. O les belles toilettes mignonnes, depuis la longue pelisse blanche des premiers jours jusqu'à la fine jupe écossaise, très élégante, qu'elle portait le mois dernier! O les beaux petits souliers bleus, les beaux petits bonnets à ruches! Et les premiers joujoux, le mouton qui bêle, le lapin qui joue du tambour, le chemin de fer minuscule où monte et descend la file des wagons de métal léger, aux étroites fenêtres et aux caisses peintes en vert! Et l'avènement de la poupée, et les joyeux ébats sur le tapis bariolé de la chambre à coucher, et les dînettes sur la chaise haute, à table, entre père et mère! Et les baisers à la ronde, et les recommandations d'être bien sage et de s'endormir bien tranquillement, à neuf heures, avec la poupée rose!

Tout ce bonheur-là n'a-t-il été qu'un rêve, une illusion fugitive?

Le rêve, n'est-ce pas plutôt cet affreux cauchemar de huit jours et cette funèbre cérémonie qui se poursuit, qui s'achève?

V

Elle s'achève, hélas! et le doute n'est pas possible. La réalité, c'est la mort, c'est le désespoir. On conduit le père au catafalque, on lui donne le goupillon, et ses jambes fléchissent quand il jette l'eau bénite sur le coffre étroit où gît inanimé ce qu'il aimait le plus au monde. Le défilé commence; chacun vient serrer la main à l'infortuné qui voudrait être seul. C'est interminable; et les larmes lui montent aux yeux, quand il voit les femmes, l'une après l'autre, le regarder en pleurant.

On emporte la bière. La voilà hissée sur la voiture, il n'a pas fallu grand effort; et voilà cet homme, il y a huit jours le plus heureux des hommes, qui chemine, tête nue sous le ciel gris, le long des rues boueuses, derrière le lent corbillard, dans la pleine conscience de son irrémédiable malheur.

La mère est restée à la maison, affaissée, immobile. Elle pleure, elle prie. On lui parle, mais elle n'écoute pas. Elle a les mains jointes et regarde fixement devant elle. On a peur qu'elle ne meure de cette mort, qu'elle ne suive l'enfant parti. Toutefois, elle se consolera peut-être plus vite et mieux que le père. Elle a la religion. Elle croit à une éternité où l'on retrouve tout ce qu'on a perdu.

Mais lui, lui n'est pas un être de sentiment; il est un être de raison, il sait. Il a compris dès longtemps que toutes nos visions d'immortalité ne sont que de frêles hypothèses, sinon de pures chimères. Il ne croit plus aux mirages. Allez donc lui dire que madame la Vierge attend là-haut, dans une étoile, les petites filles mortes, et les fait jouer avec l'enfant Jésus en blouse d'or! Il sourira tristement. Pour lui, cela n'est pas, cela ne peut pas être.

Sa tête se perd. Le cerveau vide, les yeux vagues, il monte le long chemin pavé qui mène au cimetière. Il se rappelle soudain, dans des lueurs intenses de mémoire, des coïncidences, des réflexions faites jadis; il se rappelle le pressentiment qui lui serra le coeur, un jour, en voyant un pauvre homme, humblement vêtu, suivre tout seul, à pied, un tout petit, tout petit cercueil, que portaient, en se dandinant sous le poids, deux croque-morts à uniforme noir usé et à chapeau luisant, dont le premier mangeait, chemin faisant, une pomme rouge;—un tout petit, tout petit cercueil blanc, sur lequel il y avait deux bouquets de violettes d'un sou. Il s'était demandé, alors, ce qu'éprouvait le pauvre homme qui marchait derrière; et le pauvre homme, aujourd'hui, c'est lui-même. Hélas! le cortège piétine, bourdonne à sa suite, et les passants se découvrent et s'arrêtent pour voir, comme lui jadis, ce deuil et cette douleur.

Et pourtant il n'arrivera que trop tôt au cimetière. Pauvre père! qui donc vous consolera maintenant des amers soucis de la vie ingrate qu'on mène en notre âpre siècle, des luttes acharnées, des fausses amitiés, des calomnies, des vols, des ingratitudes et des banalités écoeurantes? A quoi bon travailler, à quoi bon gagner de l'argent ou de la gloire, maintenant? N'êtes-vous pas ruiné, ruiné dans l'âme?

Il cherche pour quelle fin le destin veut que ces petits enfants, qui nous sont si chers et qui sont si innocents, souffrent et meurent. Et puis, malgré tout, lentement, irrésistiblement, il se prend à penser que pas une parcelle d'amour ne doit se perdre ici-bas,—qu'il vaut mieux avoir aimé et avoir vu fuir ce qu'on aimait, que n'avoir pas aimé du tout,—et que la loi universelle, quelles que soient les apparences contraires, doit être justice, bonté, bonheur.

Autrement, pourquoi l'univers, pourquoi l'existence?

La Renaissance artistique et littéraire. 22 mars 1873.

Les Derniers Jours de Pécuchet

Avril 1883.

I

Vous connaissez tous Pécuchet, l'illustre Pécuchet, l'inséparable ami du non moins illustre Bouvard, le Pécuchet de Gustave Flaubert.

Et vous savez, n'est-il pas vrai, que le grand romancier normand n'a pas fini l'histoire de ces modernes émules d'Oreste et Pylade, par la bonne, ou plutôt par la mauvaise raison, qu'il a rendu le dernier soupir avant d'avoir pu compléter son manuscrit.

Mais ce que vous ne savez peut-être point, c'est que, Flaubert fut-il toujours de ce monde, l'histoire de Pécuchet ne pourrait, aujourd'hui même, être terminée.

Ce que vous ne savez peut-être point, c'est qu'en 1883 Pécuchet vit encore.

«Pécuchet! dites-vous avec une hilarité sceptique. Pécuchet! reprenez-vous en goguenardant. Mais si! nous savons que Pécuchet n'est pas mort. Pécuchet n'est-il pas immortel?»

Immortel, il se peut que notre homme le soit, moralement parlant. Mais il ne s'agit pas de cela. Il ne s'agit ni de vie spirituelle ni d'éternité littéraire. Ce que je veux dire, c'est que vraiment, réellement, authentiquement, Pécuchet n'a pas cessé d'exister; c'est que Pécuchet respire; c'est que Pécuchet va, vient, sent, entend, voit, boit, mange, digère, se mouche, se couche, se lève, et copie, copie toujours, comme toujours il copia, car le bonhomme n'est guère autre chose, vous vous en souvenez assurément, qu'une vivante machine à copier.

Oui, Pécuchet subsiste en chair, en os et en esprit. C'est un fait.
C'est une source non tarie de documents humains.

Ah! vous dressez l'oreille. D'incrédule vous devenez curieux. Ça vous intrigue. Il faut vous raconter ça.

Je ne demande pas mieux.

II

Le hasard me conduisit, il y a quelques jours, vers les déclivités de la Montagne Sainte-Geneviève, en ce point où le Paris provincial d'outre-Seine a été récemment éventré par l'ouverture de larges voies nouvelles.

Tout dépaysé, j'errais à l'aventure; et je constatais, avec un étonnement triste, l'aspect violemment transformé des choses et des lieux. Dans les temps déjà si lointains de notre insoucieuse jeunesse, à la place de ce boulevard vide et béant, il y avait là un fouillis inextricable de ruelles antiques, de maisons noires et ridées, à pignons et à tourelles.

Chaque façade avait alors son individualité, son caractère. La vétusté même de ces murs plusieurs fois centenaires offrait un charme mystérieux; ils semblaient imprégnés d'humanité vive, d'humanité pensive, d'humanité militante et souffrante. Ils avaient été dorés et brunis par tant de soleils disparus, par tant d'ombres envolées! Le flux et le reflux des jours et des ans s'y étaient traînés tant de fois! On y évoquait tant de choses et tant de pensées!

A travers la poussière du plâtre et les éclats de pierre des chantiers, j'avançais à pas lents, peiné de voir la froide et rude banalité remplacer partout les libres manifestations de la vie ondoyante et diverse. O les grandes maisons carrées, massives, anonymes, uniformes, alignées sous le paratonnerre comme des Prussiens sous le casque à pointe, vastes et plates comme la Poméranie, bêtes comme les cadavres échoués des moutons de Panurge, roides comme des abstractions géométriques, sans grâce, sans élan, sans vie, sans âme, avec leurs balcons à écriteaux et leurs carreaux barbouillés par les peintres, avec leurs cafés bleus, leurs traiteurs rouges, leurs musées de monstruosités médicales et leurs femmes géantes à jambes éléphantesques, honorées sur le tableau-affiche de la visite de plusieurs têtes couronnées! O la tristesse accablante des grandes maisons neuves, de ces grandes maisons funèbres comme des caveaux, nues et glacées comme la mort!

Navré, je baissai les yeux pour ne plus rien voir de ce désolant spectacle. Pendant quelques minutes, je suivis machinalement la chaussée, livré tout entier aux réflexions amères et aux turbulents souvenirs, qui se disputaient dans une brume mélancolique les cellules sans phosphorescence de mon cerveau désenchanté! Mais bientôt, cette bataille intime ne me réjouissant guère, je relevai le nez pour chercher au dehors quelque diversion.

III

La rue montante tournait brusquement, formant un coude. Ce coude était accentué, d'un côté, par le mur d'un petit jardin plein d'acacias maigres, puis par une palissade fermant un terrain vague; de l'autre côté, par deux hautes bâtisses à porte cochère. Sur la première porte cochère, on lisait en lettres d'or: Institution Tatin; sur la seconde, en lettres noires: Institution Ransure.

A l'endroit où la palissade joignait le mur du petit jardin, en face des portes cochères, s'élevait, établie et calée je ne sais comment, une mince échoppe en planches de diverses couleurs également décolorées. L'échoppe était percée d'une porte basse et d'une fenêtre étroite. Quand je relevai la tête, je me trouvais juste devant la croisée, si bien que l'inscription, collée en dedans, au carreau supérieur, m'entra tout droit dans les yeux et dans le cerveau.

Cette inscription offrait, en capitales manuscrites, ces deux mots:

ÉCRIVAIN ICI

Une seconde inscription, tout à côté, à l'autre carreau, en capitales identiques, portait:

ÉCRIVAIN PUBLIC

Une autre, en plus petits caractères:

LETTRES A PARTIR DE 0 Fr. 50

Une autre, en caractères plus petits encore:

L'écrivain ne fait pas de lettres anonymes.

Une dernière (c'était la bonne, c'était le bouquet!) présentait ces trois lignes étonnantes, ces trois lignes mémorables, ces trois lignes sans pareilles:

PENSUMS.
GRECS, LATINS ET FRANÇAIS

Les rêves, les pensées, les spéculations, les délires, que ces lignes magiques éveillèrent en moi, vous les devinez.

Je restai cloué sur place, la bouche bée, les yeux ronds.

Pensums grecs, latins et français! Je ne pouvais détacher mes regards de ce nouveau Mane, Thecel, Pharès. J'étais en extase.

Puis la réaction se fit. Ma lèvre inférieure devint dédaigneuse. Pourquoi ce prétentieux écrivain avait-il oublié les pensums hébreux? Pourquoi les pensums anglais, russes, chinois, allemands, italiens, hongrois, espagnols, japonais, arabes, algonquins, nègres, patagons, et tous les autres pensums en langues mortes, vivantes, ou à naître, ne figuraient-ils pas sur l'écriteau?

Écriteau vraiment dérisoire.

Et pourquoi pas, en outre, la langue des oiseaux, la langue des chiens et la langue des grenouilles, dont il est parlé en de vieux livres de légendes?

Trois fois dérisoire écriteau!

Un instant de réflexion me rendit tout entier à mon premier enthousiasme; et je me sentis, pour tout de bon, repincé par le pensum latin, contrepincé par le pensum grec.

Un point d'interrogation, un nouveau point d'interrogation, surgit des profondeurs de ma pensée: «Quel peut être ce triple entrepreneur de classiques pensums, ce bachelier public à trois becs de plume, cette trinité en échoppe? D'où sort ce pauvre et savant serviteur des écoliers paresseux et bavards? Après quel inénarrable naufrage est-il venu s'échouer au bord de ce trottoir? Quel cataclysme a réduit cet être bien élevé à prendre l'état de pensummier?

Mystère! je rêvai, rêvai, rêvai. L'inventeur de l'écriteau n'avait-il pas autant d'imagination que d'instruction, autant d'audace que d'imagination? Afficher une entreprise de pensums français à cinquante pas de la Sorbonne, à la barbe ou au menton rasé de tout un monde de proviseurs, recteurs, inspecteurs, professeurs, répétiteurs et pions, c'était déjà joli. Mais y joindre le pensum latin, n'était-ce pas superbe? Et y ajouter le pensum grec, n'était-ce pas majestueux, sublime, beau comme l'antique?

Ce savant inspiré et hardi, ce génie original et serviable, je brûlai du désir immodéré de le voir, de le connaître, de le pénétrer. Il me le fallait. J'ouvris avidement la porte de l'échoppe; et le coeur battant comme à un premier rendez-vous d'amour, j'entrai.

IV

C'était tout petit, mais fort bien aménagé. Ordre et propreté. Des planches, des casiers, deux chaises, une table. Sur la table, tout ce qu'il faut pour tout écrire et effacer tout. Devant la table, un vieux fauteuil en cuir. Dans les bras du fauteuil, un homme, non! un monsieur, grave, bien assis, jeune encore quoique très vieux, armé de lunettes miroitantes, et coiffé d'une calotte noire qui laissait descendre sur chaque tempe une mèche plate de cheveux poivre et sel.

Je le contemplai. D'un geste affable et digne, il m'offrit une des deux chaises. Je la pris, sans cesser de le contempler. Il se sentit vaguement gêné. Muet, je le contemplai toujours. Il rougit. Je le contemplai impitoyablement. Il toussa. Je maintins ma contemplation. Il ôta sa calotte, il semblait avoir envie de pleurer. Mon regard ne le lâchait pas.

Mais, tandis que mes yeux restaient fixés sur lui, mon imagination allait, trottait, courait, galopait, prenait le mors aux dents, m'emportait en pleine fantaisie.

Cet homme transcendant, cet inventeur à calotte noire et à mèches plates, cet être sublime et timide, me disais-je tout bas, à quelle espèce appartient-il?

O Hommes-Athéniens, ô Peuple et Sénat de Rome, ô Quirites, ô
Pères-Conscrits, révélez-moi son passé, ouvrez-moi son coeur!

Serait-ce le Juif-Errant, après une commutation de peine? Non! non! car il ferait aussi des pensums juifs et chaldéens.

Serait-ce un espion borusse? Ils savent toutes les langues, ces Allemands. Non! il aurait affiché des pensums sanscrits. Son érudition l'aurait trahi.

Qu'est-ce donc enfin que cet homme?

Un fou? Il n'en a pas l'air. Et puis, sa femme, sa fille, son gendre ou sa belle-mère l'aurait déjà fait enfermer dans un asile.

Est-ce un lord anglais qui tient un pari?

Sort-il d'un conte d'Hoffmann ou d'une nouvelle d'Edgar Poe?

Existe-t-il réellement?

Ou n'est-il qu'un fantôme, une erreur des sens, un mirage, un spectre, une hallucination?

J'avais la tête en feu. Je ne pus me contenir plus longtemps. Pour voir si l'homme existait en réalité, je lui pris le bras brusquement.

Il jeta un cri.

Je ne m'étais pas trompé, il vivait.

Je reconquis sur-le-champ toute ma placidité. J'avançai ma chaise. Il s'était reculé; il me considérait avec défiance, et même avec un peu d'effarement. Je lui fis un sourire. Il fallait le calmer.

Or, j'allais, à cet effet, lui adresser onctueusement la parole, quand, tout d'un coup, un éclair me traversa l'esprit.

«Pécuchet!» m'écriai-je.

De stupéfaction, il laissa tomber sur sa cuisse, et de sa cuisse à terre, sa majestueuse plume d'oie.

«D'où… d'où… d'où me connaissez-vous?» s'écria-t-il.

C'était bien la voix forte, caverneuse, dont parle Flaubert. C'était bien notre homme. C'était Pécuchet.

Tel vous l'avez vu dans le roman, tel il se tenait là, devant moi, sous mes yeux, dans l'échoppe, entre la table à tout écrire et la fenêtre portant l'annonce des pensums classiques et l'annonce des lettres non anonymes.

«Non anonymes! pensai-je. Honnête Pécuchet, je te reconnais-là.»

Et réfléchissant, je lui dis:

«Comment faites-vous pour savoir si les lettres sont anonymes ou ne le sont pas? Le premier venu ne peut-il point vous faire mouler un faux nom au bas de la missive. En ce cas, c'est comme s'il n'y avait aucune signature; c'est l'anonymat avec circonstances aggravantes.

—Je fais mon devoir, répondit héroïquement Pécuchet. Que les autres fassent le leur! Advienne que pourra!

—Et rédigez-vous toutes les lettres signées, même celles dont pourraient s'alarmer la pudeur, le bon goût et la morale?

—La morale, le bon goût et la pudeur n'ont jamais eu à se plaindre de moi, monsieur!

—Et comment discernez-vous, par exemple, les lettres écrites pour le bon motif des lettres écrites pour un motif différent?

—On voit cela à la figure des gens. On est un peu philosophe. On laisse le reste aux dieux.»

V

Vive Pécuchet! Décidément c'était lui, corps et âme. Je reconnus sur sa table et sur ses tablettes l'Encyclopédie Roret, le Manuel du Magnétiseur, le Fénelon, les deux noix de coco. Il avait sur le dos sa vieille camisole en indienne. Ses jambes, prises comme autrefois en des tuyaux de lasting noir, manquaient, comme autrefois, de proportion avec le buste. Il semblait toujours porter perruque, tant ses mèches tombaient plates de son crâne élevé! Son nez descendait plus bas que jamais. Il avait conservé, revu et augmenté, cet air sérieux qui, dès le premier abord, frappa, conquit Bouvard.

«Au fait, qu'est-il devenu, Bouvard? Car vous voilà seul.

—Hélas! ne m'en parlez pas. Pauvre ami!

—Eh quoi?

—Je suis veuf de lui!»

Pécuchet eut une larme.

«Cela a dû être bien triste pour vous. Comment a-t-il succombé?»

Pécuchet eut un sanglot.

«Il était de la Commune. Il a été fusillé au Luxembourg.»

A mon tour, je fus suffoqué par l'étonnement. Bouvard fédéré, Bouvard fusillé! Le bon, le gai, le rond Bouvard, Bouvard le rabelaisien!

Ce n'était que trop vrai. L'optimisme de Bouvard avait tourné à l'aigre. Affolé par le siège de Paris, par Ducrot et Trochu, par les trois Jules, par Champigny et Buzenval, par la viande de cheval et le pain de son, par la poudre et la famine, par l'armistice et la capitulation, Bouvard, réfugié avec Pécuchet dans la capitale, Bouvard était devenu enragé.

Il avait été élu à je ne sais quel grade, à je ne sais quelle fonction.

Il était entré, comme les autres, à l'Hôtel-de-Ville.

Il avait, comme les autres, fait des discours, des motions.

Comme les autres, il avait été mis en prison.

Puis, il avait été mis en liberté.

Il avait été fait général.

Il s'était battu.

Il avait désespéré.

Il avait voulu mourir.

Il était tombé, blessé à l'épaule, derrière une barricade.

On l'avait relevé, pour le juger et le fusiller.

On lui avait tiré le coup de grâce dans l'oreille gauche.

Et il avait rendu l'âme, en criant: «C'est la fin de tout!»

Pécuchet me raconta mélancoliquement ces choses mélancoliques.

«Bouvard, vous le voyez, a renié au dernier jour l'idéal de sa vie entière, fit-il en terminant. Bouvard est mort, la Révolution dans le coeur. Il avait brusquement répudié ses idées pour adopter les miennes. N'est-ce pas étrange?

—Étrange!

—Et comment expliquerez-vous qu'en même temps, moi, Pécuchet, j'ai répudié mes idées pour adopter les siennes? J'ai été subitement envahi par ses convictions comme par un déluge. L'homme antérieur est resté noyé sous le flot torrentiel; il en est sorti un Pécuchet tout nouveau, un Pécuchet bouvardé et bouvardant. Je croyais à l'imminente invasion de l'industrialisme américain, au règne prochain du pignouflisme universel. Et maintenant j'ai foi dans le progrès indéfini, dans l'harmonie des mondes. L'âme de Bouvard a émigré en moi, comme en lui émigra mon âme. Bouvard m'apparaît tous les jours après déjeuner. Je rêve de lui trois nuits sur quatre. J'ai des convictions philanthropiques. Je théorise suavement, je suis tendrement illuminé. L'avenir ne se dresse plus devant moi comme une vaste ribote d'ouvriers. Je me sens devenir dieu, le dieu Pécuchet.»

Cette divinité imprévue me dérida.

«En attendant l'apothéose, reprit l'excellent homme, je fais des pensums. Je copie. Sans cela, la solitude m'aurait tué. Oh! je n'ai pas osé retourner seul en Normandie. A Paris, on se tire toujours d'affaire. Je copie du français, du grec, du latin. Ça me rajeunit. Et, en copiant, je rends service à de pauvres petits diables d'enfants, je mets en fureur d'affreux cuistres; c'est toujours autant de gagné. Je suis aussi heureux que je le puis être. On m'a proposé une place dans les bureaux de la ville. On m'a offert le ruban violet d'officier d'Académie. J'ai refusé.

—C'est beau.

—Je n'aime pas le violet. Couleur épiscopale! Je ne désire plus qu'une chose: devenir membre de la Société des Gens de lettres.

—Ah!

—Oui, pour ne pas crever à l'hôpital et pour avoir un discours sur ma tombe. Je vais publier un volume composé des lettres d'amour que le public des deux sexes m'a dictées depuis que je suis venu m'établir ici. Il sera curieux, ce recueil. Je vous l'offrirai, avec une belle dédicace en ronde. Vous verrez!»

VI

Janvier 1903.

J'attends encore les Lettres d'amour rédigées par un écrivain public.

Pécuchet a déménagé, sans laisser son adresse. Est-il allé rejoindre
Bouvard dans l'éternité?

III

ESQUISSES AMÉRICAINES
D'APRÈS MARK TWAIN

Préface de 1881

Les Esquisses américaines de Mark Twain ont été lues par tout le monde aux États-Unis et en Angleterre. Elles offrent le plus curieux spécimen de l'esprit yankee, _ayant cours actuellement entre New-York et San-Francisco.

Le traducteur en a choisi les pages les plus piquantes, les plus caractéristiques; et, pour faire passer dans notre langue l'idée et le style de l'auteur sans leur ôter la saveur originelle, il a préféré une libre et fidèle interprétation à une translation étroitement littérale._

Histoire du Méchant petit Garçon qui ne fut jamais puni

Il y avait une fois un méchant petit garçon qui s'appelait Guigui. Les méchants petits garçons s'appellent presque toujours Paul ou Jules dans les livres d'images; celui-ci s'appelait Guigui. C'est extraordinaire, mais c'est comme je vous le dis.

La plupart des vilains petits garçons, dans les livres d'images, ont une mère pieuse et poitrinaire, qui volontiers irait faire son lit dans la tombe, si elle n'aimait tant son fils ingrat. Ils ont presque tous, vous l'avez certainement remarqué, une pauvre mère, malade entre toutes les mères, qui berce son méchant enfant de ses douces paroles plaintives, l'endort dans un baiser, s'agenouille à son chevet, et pleure, pleure, pleure. Il en était différemment pour notre gaillard. Il ne s'appelait ni Paul, ni Jules; il s'appelait Guigui, et sa mère n'avait pas la moindre affection de poitrine. Elle était plutôt robuste que svelte, et n'était point pieuse. D'ailleurs, elle ne se faisait point de bile sur le compte de Guigui, et disait que, s'il se cassait le cou, ce ne serait pas une grande perte. Elle le fouettait toujours pour le faire dormir, et ne l'endormait jamais dans un baiser. Elle lui tirait régulièrement les oreilles avant de le quitter.

Un jour, ce vilain petit garçon déroba la clé du buffet et s'offrit une pleine potée de confitures. Mais un terrible remords ne lui vint pas soudain, et aucune voix ne lui murmura: «Est-il séant de désobéir à sa mère? Où vont-ils, les vilains petits garçons qui absorbent en cachette les confitures de leur pauvre maman malade?» Il ne jura pas qu'il ne le ferait plus, il n'alla pas demander bien vite pardon à sa maman; elle ne put donc le bénir avec des pleurs d'orgueil et des trémolos d'émotion, comme cela se pratique inévitablement dans les livres susmentionnés.

Ne trouvez-vous pas que c'est bizarre? Guigui mangea les confitures; il se dit, dans son grossier et vicieux langage, que c'était rudement bon; puis il éclata de rire et remarqua que la vieille ferait un fameux nez, si elle s'apercevait de l'opération. Quand de l'opération la vieille se fut aperçue, il soutint que ce n'était pas lui. Elle le fouetta sérieusement, et ce fut lui qui pleura. Tout ce qui arrivait à cet enfant-là était vraiment curieux; il ne lui arrivait rien, mais rien du tout, comme aux autres méchants petits garçons des livres d'alphabet.

Un autre jour, il vola des pommes. Chose merveilleuse! il ne se brisa aucun membre. Non, je vous assure, il ne tomba pas et ne fut pas dévoré par le gros chien. Il ne resta pas au lit une quantité de semaines, il ne se repentit pas, et ne devint pas meilleur. Il vola autant de pommes qu'il voulut, les mangea et n'eut pas de remords. Il n'eut même pas de coliques. C'est tout à fait particulier. Le monde ne se comporte pas ainsi dans les suaves petits volumes à couverture enluminée, où l'on voit de suaves petits bonshommes en pantalon cerise, et de suaves petites bonnes femmes dont les joues sont de la même couleur que les culottes des garçons.

Une fois, Guigui subtilisa le canif de son pion. Mais il craignit d'être découvert et mis au piquet. Il glissa l'objet dans la casquette de Prosper, le fils de la pauvre veuve, l'enfant modèle, qui obéissait toujours à sa maman, ne mentait jamais, savait invariablement ses leçons et revenait fastidieusement à l'école le dimanche. Quand le canif tomba de la casquette, Prosper baissa la tête et rougit, comme oppressé par la conscience du crime. Le pion sauta sur lui en s'écriant: «Ah! tu me le payeras, petit tartufe à pension réduite!» Mais, à ce moment solennel, aucun vieillard inattendu ne fit intervenir ses cheveux, blancs comme la queue d'un blanc percheron, ni sa voix, onctueuse comme l'organe d'un bon prêtre apostolique et romain. Non, aucun aïeul onctueux et incolore ne dit au maître d'école en suspens: «Laissez ce noble enfant! voici le détestable criminel. Je passais sans être vu, j'ai été témoin du vol.» Cela n'est-il pas de plus en plus particulier? Guigui ne fut réellement pas une seule minute inquiet. Le vieillard ordinaire des suaves petits livres ne prit pas le bon Prosper par la main, ne dit pas qu'un tel enfant méritait les meilleurs encouragements, et ne lui proposa pas, en aspirant une prise de tabac, d'entrer dans sa maison pour balayer son bureau, allumer son feu, faire ses commissions, fendre son bois, étudier le droit, aider sa femme à faire le ménage, jouer tout le reste du temps, gagner cinquante sous par mois et être parfaitement heureux. Ces choses-là seraient arrivées dans un livre d'images; mais cette fois-ci il en advint autrement. L'enfant modèle fut battu, vilipendé, et Guigui se frotta les mains; car, voyez-vous, Guigui haïssait les enfants modèles. Il disait qu'il les avait dans le nez, ces bébés en sucre, ces sainte-nitouche, ces agneaux à tondre, ces petits bedouillards. De telles expressions sont attristantes; mais cet enfant mal élevé n'en employait pas d'autres.

Ce qu'il y a de plus étrange, c'est qu'un dimanche, pendant que ses parents le cherchaient pour l'emmener à la messe, il se sauva, alla en bateau et ne se noya pas; puis pêcha à la ligne et ne fut pas frappé de la foudre. Infailliblement, dans ces volumes exquis dont vous faites vos délices, les enfants qui, au lieu d'aller à la messe, vont en bateau le dimanche, sont entraînés par un tourbillon et se noient; s'ils veulent ensuite pêcher à la ligne, ils sont foudroyés infailliblement. Comment se fait-il donc que ce Guigui ait échappé à tant d'inéluctables périls? Je vous le demande.

Ce Guigui devait avoir un talisman; on ne peut expliquer autrement son incroyable chance. Rien ne tournait mal pour lui. Il offrait toujours du tabac à l'éléphant du Jardin des Plantes, et jamais l'éléphant ne lui tordait le cou avec sa trompe. Il rôdait toujours autour de l'anisette et jamais n'avalait par erreur de l'eau-forte. Il déroba le fusil de son père, alla à la chasse, et n'eut pas trois doigts de la main droite emportés. Il dessina et coloria la caricature de son parrain et celle de sa marraine (infâmes croquis!), et ne s'empoisonna pas avec les couleurs. Il donna à sa petite soeur un coup de poing sur le nez dans un accès de colère: sa petite soeur ne resta pas malade pendant les longs jours d'un été, et ne mourut pas avec de douces paroles de pardon sur les lèvres. Non! elle lui rendit son coup de poing et ne fut pas indisposée du tout. Finalement, notre gaillard se sauva du logis paternel et s'embarqua; mais il ne revint pas et ne se sentit pas triste et isolé devant la tombe de ses parents chéris, devant les ruines du toit qui avait abrité son enfance. Oh! point du tout; il se grisa comme vingt chantres, fit les cent coups, et ne s'en voulut aucunement.

Il prit des années et une femme, une très belle femme, ma foi! à laquelle il fit beaucoup d'enfants. Par une nuit noire, avec une hache, il crut devoir couper sa famille tout entière en petits morceaux. N'ayant plus cette charge, il réussit à s'enrichir par plusieurs crimes et une foule d'indélicatesses. Il constitue aujourd'hui le plus infernal gredin de son pays. Il est universellement respecté et siège à la Chambre haute. S'il y a une révolution, à coup sûr il deviendra empereur: Guigui 1er!

Ah! ce n'est pas dans les suaves petits livres d'éducation que les choses marchent ainsi. Mais il faut s'attendre à tout et à pis encore dans le vrai monde.

La Célèbre Grenouille sauteuse de Calaveras

Voici ce que me raconta ce vieux bavard de Simon Wheeler, quand il m'eut bloqué avec sa chaise auprès du poêle, dans un coin de la taverne, à l'ancien campement des mineurs d'Angel.

C'était un bonhomme gras et chauve, dont la physionomie vous gagnait tout de suite par son aimable et naïve placidité. Tout le temps qu'il parla, il ne lui arriva pas une seule fois de sourire, ni de froncer le sourcil, ni d'altérer la fluidité initiale de sa parole, ni de laisser percer le moindre soupçon d'enthousiasme. Mais, dans son interminable bavardage, il y avait un accent de sérieuse sincérité, prouvant, à n'en pas douter, que, loin de rien voir de ridicule et de burlesque dans son histoire, il la regardait comme étant de la plus haute importance et en tenait les héros pour des êtres d'une exquise finesse et d'un génie transcendant.

«Il y avait donc ici, me dit-il, un camarade, du nom de Jim Smiley. C'était dans l'hiver de 49, ou peut-être bien au printemps de 50, je ne me rappelle pas exactement; mais je pense que c'était vers cette époque, parce que, j'en suis sûr, la grande tranchée n'était pas finie lorsqu'il arriva au campement. En tout cas, c'était bien le plus singulier des individus. Il passait sa vie à parier. Il pariait sur tout. Il pariait à propos de rien. Il n'avait de cesse, qu'il n'eût trouvé quelqu'un pour tenir pari avec lui. S'il ne trouvait pas à parier pour, il pariait contre. Tout ce qu'on voulait, il l'acceptait; pourvu qu'on tînt son pari, il était content. Avec cela, il avait une chance du diable; il gagnait presque toujours.

A chaque course de chevaux, vous étiez sûr de le trouver au bon endroit. Batailles de chiens, duels de chats, combats de coqs, il ne laissait rien passer. Voyait-il deux oiseaux sur la haie, il gageait tout de suite que celui-ci, ou, si l'on aimait mieux, que celui-là s'envolerait le premier. De but en blanc, afin de suivre une gageure, il aurait été jusqu'à Mexico. Tous les gamins de l'endroit le connaissaient et pourraient vous raconter un tas de choses sur lui. Une fois, la femme du ministre Walker était gravement malade; on n'espérait plus guère la sauver. Mais un matin, Walker arrive; et Smiley lui demandant des nouvelles de sa femme, il lui répond que, grâce à la toute miséricordieuse Providence, elle va beaucoup mieux, qu'elle ne peut manquer de se relever très vite. «Eh bien! reprend aussitôt Smiley, d'instinct, sans songer à mal, eh bien! si vous voulez, je parie tout de même quelque chose avec vous qu'elle n'en reviendra pas.»

A cette époque-là, Smiley avait une jument que les gamins appelaient «la Tortue». Avec cette satanée bête, il gagnait un argent fou. Elle avait toujours quelque chose: c'était un asthme ou une blessure; ou bien elle boitait, ou elle tombait de faiblesse. Dans une course, on lui donnait toujours deux ou trois cents mètres d'avance. On comptait la rattraper vite et la dépasser largement. Mais toujours, à la fin, elle avait un accès désespéré. Elle se dressait, se secouait, se démanchait, se disloquait, ruait, gambadait, piaffait, écartait fantastiquement les jambes, lançait, je ne sais comment, ses quatre fers en l'air, rebondissait d'un côté, puis de l'autre, s'emballait de droite à gauche et de gauche à droite, s'écorchait aux haies, éternuait, toussait, hennissait, faisait un tapage infernal, soulevait une poussière ridicule, et toujours, toujours, arrivait première, tout juste, aussi juste que la justice, d'une longueur de cou.

Il avait aussi un petit bouledogue. A voir cet avorton, vous n'en auriez pas donné un sou, vous auriez cru qu'il n'était propre à rien qu'à voler un os par-ci par-là. Mais, sitôt qu'il y avait de l'argent en jeu, transformation subite. Sa mâchoire inférieure commençait à se dresser comme l'avant d'un bateau à vapeur; il montrait les dents, et sa gueule flambait comme le fourneau de la chaudière. Et l'on pouvait lâcher sur lui un autre chien, et l'autre chien pouvait l'attaquer, le mordre, le tirailler, le déchirer, le jeter deux et trois fois par-dessus son épaule; André Jackson, c'était le nom de la bête, André Jackson s'en fichait pas mal et allait toujours son petit bonhomme de chemin, jusqu'à ce que le bon moment fût arrivé. Alors, c'est-à-dire quand les paris contre lui s'étaient élevés si haut que les parieurs ne pouvaient pas y ajouter un centime, alors il vous pinçait l'autre bête juste à l'articulation de la patte de derrière et ne bougeait plus. Oh! il ne gesticulait pas; non, pas si bête! Il restait là, ferme, bien agrippé, un vrai crampon, jusqu'à la clôture. Il y serait resté toute l'année, l'éternité au besoin. Smiley gagnait toujours avec cet animal. André Jackson n'eut le dessous qu'une seule fois, et encore parce qu'il eut affaire à un chien qui n'avait pas de pattes de derrière, toutes les deux lui ayant été ratissées par une scie circulaire qui ne lui avait pas crié gare.

Ce jour-là, quand la chose fut cuite à point, quand tout l'argent de l'assistance fut sorti, André Jackson prit son élan pour happer l'autre animal à sa façon. Mais, en un clin d'oeil, il s'aperçut qu'on s'était joué de lui et qu'il n'y avait plus à tortiller avec un tel adversaire. Il parut d'abord tout surpris, puis tout découragé. On vit qu'il renonçait dès lors à la victoire; il fut battu après avoir reçu de déplorables atouts. Alors il leva les yeux vers Smiley, comme pour lui dire qu'il avait le coeur brisé, mais que ce n'était pas sa faute; qu'il n'y avait pas moyen de pincer par ses pattes de derrière un chien qui n'en avait pas; et immédiatement il tomba comme un plomb et rendit l'âme. C'était une brave petite bête, c'en était une, ce pauvre André Jackson; et il se serait fait un nom s'il avait vécu, car il avait de l'étoffe, il avait vraiment du génie. Ça me fait toujours de la peine quand je pense à sa dernière bataille et à la triste issue qu'elle eut pour lui.

Bon! A cette époque, Smiley entretenait aussi des chiens ratiers, des coqs de combat et toutes sortes de bêtes, si bien qu'il n'y avait pas moyen de ne pas parier quelque chose avec lui. Un jour il attrapa une grenouille, l'emmena au logis et dit qu'il allait lui donner de l'éducation. Et de fait, il lâcha tout pendant trois mois pour rester constamment dans sa cour de derrière, où il lui apprenait toute la journée à sauter.

Vous auriez gagé, parbleu! qu'il n'en serait jamais venu à bout. Eh bien, si! Il lui donnait un petit coup sur le derrière, et la minute d'après vous voyiez cette grenouille sauter en l'air comme une fusée, faire une culbute, deux culbutes même, si elle avait bien pris son élan; puis elle retombait par terre sur ses quatre pattes, comme un chat. Il lui apprit aussi à attraper les mouches, et l'exerça si bien, qu'à première vue et du premier coup elle n'en ratait pas une. Smiley disait qu'avec un peu d'éducation, une grenouille était bonne à tout faire; et vraiment je n'en doute pas. Dame! vous comprenez, je l'ai vu poser Daniel Webster sur ce parquet (elle s'appelait Daniel Webster, la grenouille) et chanter ceci: «Vole, vole, mon agile Daniel!» Et, en un clin d'oeil, la bête s'était élancée, avait gobé une mouche sur le comptoir, là, et, revenue à son poste, aussi solide qu'une motte de terre, se grattait la tête de sa patte postérieure, avec autant d'indifférence que si elle n'avait fait autre chose que ce que font tous les jours toutes les autres grenouilles. Vous n'avez jamais vu une grenouille aussi modeste et aussi raisonnable qu'elle, car en tout elle excellait. Mais c'est quand il s'agissait de sauter bel et bien, de sauter crânement sur un terrain plat, qu'il fallait la voir! Elle allait plus loin d'un bond qu'aucun autre animal de son espèce. Sauter sur un terrain plat, c'était son fort, vous entendez; et, chaque fois qu'on en venait là, Smiley aurait mis sur elle son dernier dollar. Il était énormément fier de sa grenouille, et il avait bien raison; des gens qui avaient voyagé partout, qui avaient tout vu et connu, avouaient que Daniel Webster laissait bien loin, bien loin en arrière toutes les grenouilles du monde.

Bon! Smiley nourrissait la bête dans une petite boîte à claire-voie, et il l'apportait souvent à la ville pour engager des paris sur elle. Une fois, un individu (il était étranger au campement) vint à lui, comme il portait la bête, et lui dit: «Que, diable! pouvez-vous bien avoir là-dedans?

—Peut-être bien un perroquet, peut-être bien un canari, n'est-ce pas? répondit Smiley avec une parfaite indifférence. Eh bien! non, monsieur. Ce n'est justement qu'une grenouille.»

L'individu lui demanda la boîte, regarda attentivement au fond, s'écarquilla les yeux, la tourna et retourna dans tous les sens, et finit par dire: «Oui, c'est vrai. Mais enfin, à quoi vous sert cette bête-là?

—Oh! fit Smiley, sans avoir l'air d'y toucher, elle a au moins ceci de bon, à mon humble avis, qu'elle peut sauter plus loin que n'importe quelle autre grenouille du pays de Calaveras.»

L'individu reprit la boîte, y regarda de nouveau, longuement, avec attention, la rendit à Smiley, et ajouta d'un ton dégagé: «Ma foi, je ne vois dans cette grenouille aucune apparence qu'elle l'emporte sur les autres grenouilles.

—Possible que vous n'en voyiez aucune! répliqua Smiley; possible que vous sachiez ce que c'est qu'une grenouille, et possible que vous n'en sachiez rien! Quoi qu'il en soit, j'ai mon opinion, et je parierais bien vingt dollars que cette bête dépassera n'importe quelle grenouille de Calaveras.»

L'individu réfléchit un moment, et reprit alors d'un ton plus doux et comme à regret: «Mon Dieu! je ne suis qu'un étranger ici, et je n'ai pas de grenouille; mais si j'en avais une, je tiendrais la gageure.»

Et alors Smiley dit: «Très bien, très bien! Voulez-vous me garder la boîte une minute? J'irai vous attraper une autre grenouille.»

Et ainsi l'individu reçut la boîte, paria quarante dollars avec Smiley, et s'assit en attendant qu'il revînt.

L'individu resta là un bon bout de temps, pensant et pensant en lui-même; et alors il prit la grenouille, lui ouvrit la gueule toute grande, et avec une petite cuiller y entonna du petit plomb, l'en bourra presque jusqu'au menton; puis il remit la boîte en place, comme si de rien n'était. Quand à Smiley, il était allé à un étang voisin; après avoir longtemps pataugé dans la vase, il trouva enfin une grenouille, la rapporta et la donna à l'individu.

«Maintenant, dit-il, êtes-vous prêt? Bon! Mettez votre bête à côté de Daniel, leurs pattes de devant bien alignées. Y êtes-vous? je donne le signal.»

L'alignement établi, il cria: «Un, deux, trois! Sautez!»

Et chacun d'eux pressa au même instant sa grenouille par derrière. La nouvelle grenouille sauta. Daniel voulut sauter aussi, Daniel fit un effort, haussa les épaules, tenez! comme ça, à la française. Mais, bah! Daniel ne pouvait plus bouger! La pauvre bête semblait plantée là aussi solidement qu'une enclume. On eût dit qu'elle était ancrée sur place. Smiley n'en fut pas médiocrement écoeuré. Mais il n'eut pas la moindre idée de ce qui s'était passé en son absence. Naturellement!

Le camarade prit l'argent des enjeux et fila. Quand il fut à quelques pas, il retourna la tête à demi, et, désignant Daniel du pouce par-dessus l'épaule, il répéta d'un ton fort délibéré: «Eh bien! ma foi, non, je ne vois rien dans cette grenouille qui la classe au-dessus des autres grenouilles.»

Smiley resta tout interloqué, se gratta la tête, et regarda longuement Daniel gisant par terre à ses pieds. «Ce que je ne comprends pas, se dit-il à la fin, c'est pourquoi cette sotte grenouille n'a pas bougé. Je ne sais pas ce qu'elle a; on dirait qu'elle est chargée comme un âne.» Il se pencha, saisit Daniel par la peau du cou, et souleva la bête: «Que le diable m'emporte, grogna-t-il aussitôt, si elle ne pèse pas plus de cinq livres!» Alors il lui mit la tête en bas, et elle rendit immédiatement deux pleines cuillerées de petit plomb. Il se frappa le front avec désespoir. Enfin il comprenait tout. Il eut un accès de rage folle. Il rejeta Daniel, il se mit à courir avec frénésie. Il voulait rattraper le camarade. Mais le camarade était déjà loin: Naturellement! Et Jim ne revit jamais ses talons.

Bon! quelque temps après, Jim se procura…»

A ce point de son récit, Simon Wheeler s'entendit appeler dehors par son nom.

«Restez tranquillement ici, me dit-il; je vais voir ce qu'on me veut, je reviens dans une seconde.»

Mais, avec votre permission, j'étais suffisamment édifié sur le compte de Jim. Je pris aussi le chemin de la porte. Sur le seuil, je rencontrai Simon qui rentrait bien vite. Il m'arrêta par un bouton de mon paletot, et reprit avec placidité son histoire:

«Eh! bien, voyez-vous, ce brave Smiley se procura une autre fois une vache borgne et dénuée de toute espèce de queue…

—Que Smiley, sa vache borgne et toute sa ménagerie aillent se faire pendre ailleurs!» m'écriai-je avec toute la bénignité dont je fus capable.

Sur ce, je souhaitai le bonsoir à mon vieux bavard et je m'esquivai rapidement.

Le Journalisme dans le Tennessee

Le médecin me persuada qu'un climat plus doux me ferait du bien. Je partis donc pour le Tennessee, et bientôt ma collaboration fut acquise au journal La Gloire du matin et le Cri de guerre du comté de Johnson. Quand je vins me mettre à la besogne, je trouvai le rédacteur en chef assis sur une chaise boiteuse et renversée en arrière; ses pieds reposaient en l'air sur une table de bois blanc. Il y avait dans la salle une autre table de bois blanc et une autre chaise invalide, toutes deux à moitié ensevelies sous des journaux, des feuilles de papier et des fragments de manuscrits. On y voyait, en outre, un crachoir à base de sable, rempli de bouts de cigare et de jus de chique, et un poêle dont la porte pendait par le gond supérieur. Le rédacteur en chef portait un habit noir à longue queue et un pantalon de toile blanche. Ses bottes étaient petites et soigneusement cirées. Il avait une chemise à manchettes, une large bague à cachet, un col droit d'un modèle démodé et un mouchoir à carreaux dont le bout pendait. Date du costume: vers 1848. Il était en train de fumer un cigare et de chercher des phrases. En se passant la main dans les cheveux, il avait notablement dérangé l'harmonie de sa coiffure. Il avait l'air épouvantablement renfrogné; je jugeai qu'il s'était mis à confectionner un article d'une espèce particulièrement noueuse. Il me dit de prendre les journaux reçus à titre d'échange, de les parcourir, et de condenser sous la rubrique: «Esprit de la presse du Tennessee» tout ce que j'y trouverais d'intéressant.

J'écrivis ce qui suit:

ESPRIT DE LA PRESSE DU TENNESSEE

«Les rédacteurs du journal Le Tremblement de Terre semi-hebdomadaire travaillent évidemment sous l'empire d'une grande erreur en ce qui concerne le chemin de fer de Rosseteigne. La Compagnie n'a jamais eu l'intention de négliger Sotteville. Au contraire, elle considère cet endroit comme un des points les plus importants de la ligne, et conséquemment n'a aucun désir de le dédaigner. Les honorables rédacteurs du Tremblement de Terre seront naturellement heureux de faire la rectification.

«John W. Blossom, le très intelligent directeur du journal Le Coup de Foudre et le Cri de bataille de la Liberté, de Richebourg, est arrivé hier dans nos murs. Il est descendu à la maison Van Buren.

«Nous remarquons que notre confrère du journal Le Hurlement matinal, de Puits-de-Boue, a commis une inexactitude en supposant que l'élection de Van Werther n'était pas un fait établi; mais il aura reconnu qu'il s'est trompé, avant que ces lignes lui parviennent: point de doute! Il a été évidemment abusé par un compte rendu incomplet des élections.

«Nous sommes heureux d'annoncer que la cité de Triplemont tâche de faire un marché avec quelques honorables personnages de New-York pour paver, selon le système Nicholson, ses rues presque impraticables. Mais il n'est pas facile à une ville de se passer une pareille fantaisie, depuis que Memphis a fait faire un travail de cette espèce par une compagnie de New-York et a refusé de rien payer pour cela. Toutefois Le Hourra quotidien recommande toujours cette mesure, en presse la réalisation, et semble sûr du succès final.

«Nous regrettons d'apprendre que le colonel Bascom, rédacteur en chef du Cri de mort pour la Liberté, est tombé le soir dans la rue, il y a quelques jours, et s'est cassé la jambe. Il était atteint d'anémie; cette affection provenait d'un travail excessif et de graves inquiétudes sur ses parents malades; on suppose qu'il aura marché trop longtemps au soleil, c'est ce qui l'aura fait choir.»

Je tendis le manuscrit au rédacteur en chef pour qu'il décidât de son sort, l'acceptât, le corrigeât ou le détruisit. Il le regarda, et sa figure se couvrir de nuages. Il parcourut les pages de haut en bas, et sa figure devint inquiétante. Il était aisé de voir que ça ne lui allait pas comme un gant. Soudain, il sauta sur sa chaise et dit:

«Éclairs et tonnerre! croyez-vous que je veuille parler ainsi de ces bestiaux-là? Croyez-vous que mes abonnés se contentent d'une pareille bouillie? Donnez-moi la plume!»

Jamais je ne vis une plume égratigner et écorcher le papier à droite et à gauche sur sa route avec autant de vice, ni labourer aussi implacablement les verbes et les adjectifs d'autrui.

Comme il était à moitié chemin, quelqu'un passa dans la rue, devant la fenêtre ouverte, et tira sur lui un coup de pistolet; le coup fit un léger accroc à la symétrie de son oreille gauche.

«Ah! dit-il, c'est cet animal de Smith, du Volcan de morale. Il a eu son compte hier.»

Et il tira de sa ceinture un revolver de marine. Il fit feu. Smith tomba, atteint à la cuisse. Smith se préparait à tirer un second coup. La direction de son arme fut faussée et le coup blessa un tiers. Le tiers, c'était moi. Un simple doigt enlevé.

Le rédacteur en chef poursuivit ses ratures et corrections. Comme il finissait, une bombe portative tomba par le tuyau du poêle et l'explosion brisa ce petit monument en mille morceaux. Cela n'occasionna, du reste, aucun autre accident, si ce n'est qu'un éclat vagabond m'emporta deux dents.

«Ce poêle est tout à fait démoli,» dit le rédacteur en chef.

Je répondis que je pensais qu'il l'était.

«Bien, n'en parlons plus. Nous n'avons pas besoin de poêle par ce temps-ci. Je sais qui a fait le coup. Je le rattraperai. Maintenant, tenez, voici comment il faut rédiger vos machines.»

Je repris le manuscrit.

Il était criblé de ratures et de surcharges, à ce point qu'une mère ne l'aurait pas reconnu, s'il avait pu avoir une mère. Voici comment il s'exprimait maintenant:

ESPRIT DE LA PRESSE DU TENNESSEE

«Les invétérés faussaires du journal Le Tremblement de Terre semi-hebdomadaire sont évidemment en train de faire avaler par quelque noble et chevaleresque imagination une autre de leurs viles et brutales fourberies par rapport à cette superbe conception, une des plus glorieuses du XIXe siècle, le chemin de fer de Rosseteigne. L'idée que Sotteville devait être laissée de côté est sortie de leur propre cerveau, de leur cerveau obscène et stupide, ou plutôt des couches fécales qu'ils considèrent comme leur cerveau. Quant à leur dégoûtante carcasse de reptile, elle mérite une correction exemplaire.

«Blossom, cet âne du journal Le Coup de Tonnerre et le Cri de bataille de la Liberté, est revenu braire ici, chez Van Buren.

«Nous remarquerons que ces damnées canailles du Hurlement matinal, de Puits-de-Boue, ont soutenu, avec leur impudeur habituelle, que Van Werther n'avait pas été élu. La céleste mission du journalisme est de répandre la vérité, d'affiner les moeurs et les manières, de rendre tous les hommes plus polis, plus vertueux, plus charitables, et en tous points meilleurs, plus purs, plus heureux; pourtant ces goujats au coeur d'encre dégradent leur grand sacerdoce avec une infâme persistance, en répandant la médisance, le mensonge, la calomnie et les grossièretés les plus ignobles.

«Triplemont a besoin d'un pavage Nicholson. Triplemont a besoin aussi d'une prison et d'un asile. La belle idée de paver une ville qui possède en tout un seul cheval, deux fabriques de genièvre, une serrurerie et un cataplasme de journal appelé Le Hourra quotidien! On ferait bien par là d'aller prendre des leçons à Memphis, où l'article est pour rien. Ce rampant insecte, Buckner, qui édite Le Hourra, s'est mis à croasser à ce propos avec son ineptie accoutumée, et s'imagine qu'il parle sérieusement. Une telle sottise nous épouvante pour l'avenir du genre humain.»

«Voilà comment il faut écrire, s'écria le rédacteur en chef. Poivre et vinaigre! Et faire revenir à point. Le journalisme à la crème me donne la nausée.»

A ce moment, une brique vint, à travers la croisée, me fracasser considérablement le dos. Je me mis à l'écart; je commençais à me sentir exposé.

Le chef dit: «C'est le colonel, probablement. Je l'attends depuis deux jours. Il va venir tout droit maintenant.»

Il ne se trompait pas. Le colonel apparut à la porte un moment après, un revolver de cavalerie à la main.

Il dit: «Monsieur, est-ce au poltron qui édite cette feuille galeuse que j'ai l'honneur de parler?

—A lui-même. Asseyez-vous, monsieur. Faites attention à la chaise; elle a perdu une de ses jambes. Je pense que j'ai l'honneur de m'adresser à ce beuglant Robert Macaire, qui se fait appeler le colonel Blatherskite Tecumseh.

—Oui, c'est moi. J'ai un petit compte à régler avec vous. Si vous en avez le loisir, nous allons commencer.

—J'ai un article à finir sur les encourageants progrès de la morale et le développement intellectuel en Amérique. Mais ce n'est pas pressé. Commençons.»

Immédiatement, deux coups de pistolet partirent à la fois. Mon rédacteur en chef perdit le bout de son mouchoir, après quoi la balle finit sa carrière dans la partie charnue de ma cuisse. L'épaule du colonel fut éraflée. Us firent feu de nouveau. Cette fois ils se manquèrent tous deux; mais, par compensation, je fus atteint au bras. A la troisième attaque, les deux combattants furent blessés légèrement; moi, j'eus le jarret endommagé. Je me hasardai alors à dire que je pensais devoir sortir et faire une petite promenade, car, l'entrevue de ces messieurs ayant un caractère absolument intime, j'avais quelque scrupule à y participer plus longtemps. Mais ces deux messieurs me prièrent de me rasseoir, en m'assurant que j'étais hors de portée. J'avais pensé le contraire jusqu'alors.

Ils parlèrent un instant des élections et des récoltes, et je me mis à bander mes blessures. Mais, sans prévenir, ils recommencèrent le feu avec beaucoup d'entrain, et chaque coup porta;—or, je dois remarquer que, cinq fois sur six, c'est vers moi que se dirigèrent les balles. Le sixième coup blessa mortellement le colonel, qui observa, avec belle humeur, qu'il avait maintenant à nous souhaiter le bonsoir, une affaire urgente l'appelant en ville. Puis il demanda l'adresse des Pompes-Funèbres, le chemin pour y aller, et sortit.

Mon rédacteur en chef se tourna vers moi et dit: «J'attends de la compagnie à dîner; il faut que je fasse un brin de toilette. Je vous serai fort obligé de lire les épreuves et de recevoir les clients.»

Je regimbai quelque peu à l'idée de recevoir la pratique, mais j'étais trop abasourdi par la fusillade, qui me résonnait encore dans les oreilles, pour penser à répliquer la moindre parole.

Il ajouta: «Jones sera ici à trois heures,—assommez-le! Gillespie viendra un peu plus tôt, peut-être;—jetez-le par la fenêtre! Fergusson vous rendra visite sur les quatre heures,—tuez-le! C'est tout pour aujourd'hui, je crois. S'il vous reste quelques minutes, vous pourrez écrire un grand article sur la police et arranger comme il faut l'inspecteur en chef. Il y a des nerfs de boeuf et des cannes plombées sous la table;—des armes dans le tiroir;—des munitions, là, dans le coin;—de la charpie et des bandes dans ces trous à pigeon. En cas d'accident, allez voir Lancet, le docteur, à l'étage supérieur. Nous lui faisons des réclames, visites comprises.»

Et le voilà parti. Trois heures plus tard, j'avais traversé de si terribles catastrophes, que j'avais à jamais perdu toute ma sérénité, tout mon courage. Gillespie était venu, et c'est moi qu'il avait jeté par la fenêtre. Jones l'avait promptement suivi, et c'est moi qu'il avait roué de coups. Un étranger imprévu, qui n'était pas dans le programme, était entré et m'avait scalpé. Un autre étranger, un M. Thompson, n'avait laissé de moi que des ruines lamentables, qu'un informe tas de loques sanglantes. A la fin, je me trouvai dans un coin, aux abois, en proie à une meute furieuse d'éditeurs, de rédacteurs, d'aventuriers et de coquins, qui extravaguaient, juraient, et brandissaient leurs armes sur ma tête. L'air semblait plein d'aveuglants reflets d'acier. Je me résignais à donner ma démission, quand mon rédacteur en chef rentra, suivi d'une cohorte d'amis enthousiastes. Il s'ensuivit une scène de pillage et de carnage que nulle plume humaine, nulle plume de fer, d'oie ou même de canard, ne pourrait décrire. Il y eut des gens blessés, lardés, mutilés, écartelés, désarticulés, hachés, exterminés, anéantis. Il y eut une courte éjaculation de sombres blasphèmes, avec une danse guerrière, aussi confuse que frénétique, et tout fut dit. Cinq minutes après, le silence régnait à la rédaction: mon chef sanguinaire et moi, nous restions seuls, assis sur des chaises doublement boiteuses, et regardant les horribles débris qui jonchaient le sol autour de nous.

Il me dit: «Vous vous plairez ici, quand vous aurez un peu l'habitude.

—Pardonnez-moi, répondis-je. Je pourrais écrire comme vous le désirez. J'apprendrais vite votre langage; j'en suis sûr, je l'apprendrais vite. Mais, pour vous parler franchement, je trouve que cette énergie d'expressions a ses inconvénients, et qu'elle nous expose à des interruptions peu agréables. Vous le voyez, vous-même. La littérature énergique est calculée pour élever le niveau de l'esprit public, nul doute; mais je suis peu désireux d'attirer sur moi l'attention qu'elle commande. Je ne puis écrire posément, quand je suis interrompu comme je l'ai été aujourd'hui. J'aimerais assez la situation que j'ai ici, mais je n'aime pas du tout qu'on me laisse recevoir seul les visites. L'expérience est nouvelle pour moi, et jusqu'à un certain point intéressante, si l'on veut; mais je trouve que les rôles ne sont pas équitablement distribués. Un monsieur vous vise par la croisée, et me blesse, moi; une bombe portative est lancée par le tuyau du poêle dans ma tête, à moi; un ami entre pour échanger des compliments avec vous, et c'est moi qu'il crible de balles, jusqu'à ce que ma peau ne puisse plus retenir mes principes. Vous allez dîner; et Jones m'éreinte, Gillespie me flanque par la fenêtre, Thompson me met en lambeaux. Puis un étranger absolument imprévu me scalpe avec la libre familiarité d'une vieille connaissance. En moins de cinq minutes, toute la canaille du pays se donne rendez-vous à la rédaction; ces coquins arrivent dans un épouvantable attirail de guerre et se disposent à mettre à mort le peu qui reste de moi à coups de je ne sais quels tomahawks. Prenez-le comme vous voudrez, mais jamais de ma vie je n'ai eu un jour aussi accidenté que celui-ci. Voyez-vous, je vous admire, et j'admire votre manière implacablement calme d'expliquer les choses aux visiteurs; mais vous comprenez que je ne pourrais m'y faire. Non, non! je ne saurais. Les coeurs du Midi sont trop expansifs, l'hospitalité méridionale est trop prodigue pour un étranger. Les alinéas que j'ai écrits aujourd'hui, et dans les froides phrases desquels votre main magistrale a infusé le fervent esprit du journalisme tennesséen, éveilleront un autre nid de guêpes. Tous ces brigands de journalistes viendront; et ils viendront en fureur, et ils voudront dévorer quelqu'un pour leur déjeuner. Je n'ai plus qu'à vous dire adieu. Je renonce à assister à ces solennités. Je suis venu dans le Midi pour ma santé; je m'en retourne pour le même motif, et tout de suite. Le journalisme du Tennessee est trop nerveux pour moi.»

Cela dit, nous nous quittâmes avec de mutuels regrets: et je pris le lit à l'hôpital.

La «Petite Femme vive» du Juge

Je siégeais ici, dit le Juge, à ce vieux pupitre, tenant Cour ouverte. Nous étions en train de juger un gros chenapan d'Espagnol, à mauvaise figure, accusé d'avoir assassiné le mari d'une charmante petite Mexicaine. C'était un jour d'été plein d'indolence, un jour horriblement long, et les témoins étaient assommants. Personne ne prenait le moindre intérêt aux débats, excepté cette nerveuse et inquiète petite diablesse de Mexicaine;—vous savez comment elles aiment et haïssent au Mexique, et celle-ci avait aimé son mari de toutes ses forces, et maintenant elle avait fait bouillir et tourner tout son amour en haine. Elle se tenait là, crachant par les yeux toute cette haine sur cet Espagnol; parfois, je vous l'avoue, elle me remuait moi-même avec ses regards pleins d'orage.

Bien! J'avais ôté ma redingote et mis mes talons à la hauteur de mes yeux, suant et tirant la langue, et fumant un de ces cigares de feuilles de chou que les gens de San-Francisco jugeaient assez bons pour nous en ce temps-là. Les jurés avaient également ôté leur redingote, suaient et fumaient; les témoins de même, le prisonnier comme les témoins.

Bien! Le fait est qu'alors un meurtre ne présentait aucune espèce d'intérêt, parce que l'accusé était toujours renvoyé avec un verdict d'acquittement, les jurés espérant qu'il le leur rendrait un jour. Aussi, quoiqu'il y eût des charges accablantes, écrasantes, contre cet Espagnol, nous savions qu'il nous serait impossible de le condamner sans paraître avoir la dent bien dure, et sans inquiéter par ricochet tous les gros personnages du pays; car, nul ne pouvant se procurer voiture et livrée, le seul genre possible était de s'offrir son petit cimetière particulier.

Mais cette femme semblait avoir décidé dans son coeur qu'on pendrait l'Espagnol. Il fallait voir comme elle le regardait, et comme elle me regardait ensuite d'une manière suppliante, et puis comme elle examinait pendant cinq minutes la figure des jurés, et comme alors elle mettait sa tête dans ses mains un tout petit instant, d'un air las, et comme enfin elle la relevait, plus vive et plus anxieuse que jamais. Mais lorsque le verdict du jury eut été proclamé: «Non coupable!» et que j'eus dit au prisonnier qu'il était acquitté et libre de s'en aller, cette femme se dressa d'une telle façon qu'elle parut aussi grande et aussi haute qu'un vaisseau de soixante-dix canons; et elle dit:

«Juge, dois-je entendre que vous avez proclamé non coupable cet homme qui a tué mon mari sans motif, sous mes propres yeux, à côté de mon petit enfant? Est-ce là tout ce que peuvent contre lui la justice et la loi?

—Vous l'avez dit,» répondis-je.

Que pensez-vous qu'elle fit alors? Eh bien! elle se tourna comme un chat sauvage vers ce mauvais drôle d'Espagnol, sortit un pistolet de sa poche et lui brûla la cervelle en pleine Cour.

—C'était vif, il faut l'admettre.

—N'est-ce pas, c'était vif? répéta le juge avec admiration. Je ne voudrais, pour rien au monde, avoir perdu le coup d'oeil. J'ajournai la Cour sur-le-champ; chacun remit sa redingote et s'en alla. On fit une collecte pour la veuve et l'enfant, et on les renvoya à leurs amis par delà les montagnes. Ah! quelle petite femme vive!

Comment Je devins une fois Directeur d'une Feuille rurale

Ce n'est pas sans appréhension que je me chargeai provisoirement de la direction d'une feuille rurale hebdomadaire. S'imagine-t-on qu'un simple pékin, n'ayant pas le pied marin, recevrait sans appréhension le commandement d'un vaisseau? Mais je me trouvais en des circonstances qui me forçaient à chercher un salaire. Le directeur du journal s'offrait des vacances, pour se rendre à je ne sais quelle cérémonie; j'acceptai les propositions qu'on me fit, et je pris sa place.

J'éprouvai délicieusement la sensation d'être au travail de nouveau, et je travaillai toute la semaine avec un plaisir sans mélange. On mit enfin sous presse. J'attendis toute la journée avec une certaine anxiété, pour voir si mes efforts allaient attirer quelque peu l'attention. Comme je quittais le bureau, vers le coucher du soleil, un groupe d'hommes et d'enfants, qui s'était formé au pied de l'escalier, se remua tout d'un coup à ma vue, m'ouvrit un passage, et plusieurs voix chuchotèrent: «C'est lui! c'est lui!» Je fus tout naturellement satisfait de cet incident. Le lendemain matin, je rencontrai un groupe semblable au pied de l'escalier et j'aperçus des gens qui se tenaient un par un, ou deux par deux, çà et là dans la rue, sur mon chemin, m'examinant avec un intérêt particulier. Le rassemblement s'ouvrit devant moi, et j'entendis quelqu'un qui disait: «Regardez donc ses yeux!» Je feignis de ne pas remarquer l'attention que j'excitais, mais au fond du coeur j'en fus ravi et je me proposai d'écrire tout cela à ma famille. Je montai quelques marches; je perçus des voix joviales et un éclat de rire, au moment d'ouvrir la porte. En l'ouvrant, je vis du premier coup d'oeil deux jeunes gens d'apparence campagnarde, dont la figure pâlit et s'allongea à mon apparition. Puis tous deux sautèrent par la fenêtre avec grand bruit. Je fus étonné.

A peu près une demi-heure plus tard, un vieux monsieur, à la barbe de fleuve, à la physionomie distinguée et quelque peu austère, entra, et, sur mon invitation, prit un siège. Il semblait préoccupé. Il ôta son chapeau, le posa sur le plancher, en tira un foulard rouge et un exemplaire du journal.

Il mit la feuille sur ses genoux, puis, nettoyant ses lunettes avec son foulard, il me dit: «Etes-vous le nouveau rédacteur en chef?»

Je répondis que je l'étais.

«Avez-vous jamais dirigé un autre journal d'agriculture auparavant?

—Non, c'est mon début.

—Très vraisemblablement! Avez-vous quelque expérience pratique en matière d'agriculture?

—Non, je ne pense pas.

—Quelque chose me le disait», fit le vieux monsieur, mettant ses lunettes à cheval sur son nez, et me regardant par-dessus ses lunettes avec quelque rudesse, tandis qu'il dépliait son journal. «Voulez-vous que je vous lise ce qui m'a donné cette idée? Voici l'article. Écoutez-le, et voyez si c'est bien vous qui l'avez écrit.»

Et il lut:

«Il ne faut jamais arracher les navets, ça leur fait du mal. Mieux vaut faire grimper quelqu'un et le laisser secouer l'arbre.»

Et il me regarda de nouveau par-dessus ses lunettes.

«Eh bien! qu'en pensez-vous? reprit-il; car positivement je présume que c'est vous qui avez écrit cela.

—Ce que je pense? Mais je pense que c'est bien. Je pense que c'est juste. Je suis sûr que chaque année des milliers et des millions de navets sont gâtés dans le pays, parce qu'on les arrache à moitié mûrs, tandis que si l'on faisait grimper un jeune homme pour secouer l'arbre…

—C'est votre cervelle qu'il faut secouer! Est-ce que les navets poussent sur les arbres?

—Oh! non, non, n'est-ce pas? Mais qu'est-ce qui vous a dit qu'ils poussaient sur les arbres? L'article est métaphorique, purement métaphorique. Quiconque a de l'idée, aura compris tout de suite que c'est le prunier que le jeune homme doit secouer.»

Le vieux monsieur sauta sur sa chaise, déchira le journal en petits morceaux, foula ces petits morceaux sous ses bottes, cassa plusieurs objets mobiliers avec sa canne, et dit que je n'en savais pas plus qu'une vache. Alors il s'en alla, fracassa les portes, bref, se conduisit de façon à me faire croire que quelque chose lui avait déplu. Mais, ne sachant pas quoi, je ne pus rien y faire.

Un instant après, une longue créature cadavéreuse, avec des mèches flasques qui descendaient sur ses épaules et un chaume d'une semaine planté droit dans les vallées et sur les collines de son visage, s'élança dans le bureau, et soudain fit halte, immobile, un doigt sur les lèvres, la tête et le corps penchés dans l'attitude de quelqu'un qui écoute. Aucun son ne se faisait entendre. L'étrange individu écoutait toujours. Rien encore! Alors il tourna la clé dans la serrure et vint avec précaution vers moi, sur la pointe des pieds. A quelques pas, il s'arrêta; il scruta un moment ma figure avec un intérêt intense, tira de son sein un exemplaire plié de notre journal, et dit:

«Voyons, vous avez écrit cela? Lisez-moi cela, vite, vite, vite!
Soulagez-moi. Je souffre.»

Je lui lus ce qui suit; et tandis que les phrases tombaient de mes lèvres, je pouvais voir le soulagement lui venir, je pouvais voir ses muscles contractés se détendre, l'anxiété quitter son visage, et la sérénité revenir doucement sur ses traits, comme un suave clair de lune sur un paysage désolé.

Voici ce que je lus:

«Le Guano.—C'est un bel oiseau, mais il faut beaucoup de soins pour l'élever. Il ne doit pas être importé plus tôt qu'en juin, ni plus tard qu'en septembre. L'hiver, il faut le laisser dans un endroit chaud, où il puisse couver ses petits.

«Sur la Citrouille.—Ce fruit est en faveur chez les natifs de l'intérieur de la Nouvelle-Angleterre, lesquels le préfèrent aux groseilles à maquereau pour faire les tartes, et pareillement lui donnent la préférence sur les framboises pour alimenter les veaux, comme plus nourrissant et tout aussi satisfaisant. La citrouille est le seul comestible de la famille des oranges qui puisse vraiment réussir dans le Nord, avec la courge et une ou deux variétés du melon. Mais l'habitude qu'on avait de la planter sur le devant des jardins est en train de s'en aller très vite, car il est aujourd'hui généralement reconnu que la citrouille, comme ombrage, ne fait pas bien.

«En ce moment, les chaleurs approchent et les dindons commencent à frayer…»

Mon auditeur ne put y tenir; il bondit vers moi, me serra les mains et dit:

«C'est bon! Merci, monsieur. Je sais maintenant que je n'ai rien, car vous avez lu cet article juste comme moi, mot pour mot. Mais, jeune étranger, quand je l'ai lu ce matin pour la première fois, je me suis dit: «Jamais, jamais je ne l'avais cru jusqu'à présent, mais je le crois maintenant, je suis fou, fou!» Et avec cela j'ai poussé un hurlement que vous auriez pu entendre d'une lieue; puis je me suis sauvé pour tuer quelqu'un, car, vous savez, je sentais que j'en viendrais là un jour ou l'autre, et je pensais qu'il valait mieux en avoir le coeur net tout de suite. J'ai relu un de ces paragraphes d'un bout à l'autre, afin d'être bien convaincu de ma folie; vite j'ai brûlé ma maison de la cave au grenier et je suis parti. J'ai estropié plusieurs personnes, et j'ai mis quelqu'un à l'ombre, dans un endroit où je suis sûr de le retrouver si j'ai besoin de lui. Puis, en passant devant le bureau, j'ai pensé à monter ici pour tirer définitivement la chose au clair; et maintenant ça y est, et je vous réponds que c'est bienheureux pour le bonhomme qui est à l'ombre. Je l'aurais tué, pour sûr, en revenant. Merci, monsieur, merci! Vous m'avez ôté de l'esprit un grand poids. Ma raison a soutenu le choc d'un de vos articles d'agriculture, et je sais que rien ne pourra l'altérer maintenant. Dieu vous garde!»

Je ne me sentis pas tout à fait à mon aise, en pensant à l'incendie et aux crimes que s'était permis cet individu, car je ne pouvais m'empêcher de me sentir un peu son complice; mais ces idées s'évanouirent vite, quand le véritable directeur du journal fit son entrée.

Le directeur paraissait triste, perplexe, abattu.

Il considéra les ruines que le vieux monsieur et les deux jeunes fermiers avaient faites, et dit: «Voilà une mauvaise affaire, une très mauvaise affaire. La bouteille à la colle est en pièces; il y a six carreaux de cassés, plus une patère et deux chandeliers. Mais là n'est pas le pis. La réputation du journal est perdue, et irrévocablement, j'en ai peur. Jamais, à la vérité, je n'avais vu pareille foule le demander; jamais on n'en a vendu tant d'exemplaires; jamais il ne s'est élevé à une telle célébrité. Mais quelle célébrité que celle qu'on doit à sa folie! Et quelle fortune que celle qu'on doit à ses infirmités! Mon ami, aussi vrai que je suis un honnête homme, la rue, là, dehors, est pleine de gens qui vous attendent, qui veulent voir comment vous êtes fait, parce qu'ils pensent que vous êtes fou. Ils vous guettent, il y en a de perchés partout. Et cela se comprend, après la lecture de vos articles. C'est une honte pour le journalisme. Qui, diable! peut vous avoir mis dans la tête que vous étiez capable de diriger une feuille de cette espèce? Vous semblez ne pas connaître les premiers rudiments de l'agriculture. Vous parlez d'un boyau et d'un hoyau comme si c'était la même chose. Vous parlez d'une saison de la mue pour les vaches. Vous recommandez l'apprivoisement du putois, pour sa folâtrerie et ses qualités supérieures de ratier. Votre remarque—que les colimaçons restent tranquilles si on leur joue de la musique—est superflue, entièrement superflue. Rien ne trouble les colimaçons. Les colimaçons restent toujours tranquilles, les colimaçons se fichent pas mal de la musique. Ah! terre et cieux! mon ami, si vous aviez fait de l'ignorance l'étude de votre vie entière, vous ne pourriez pas en avoir acquis une plus forte dose. Je n'ai jamais vu rien de pareil. Votre observation —que les marrons d'Inde, comme article de commerce, sont de plus en plus en faveur—est tout simplement calculée pour détruire le journal. Je viens vous prier d'abandonner votre place et de partir. Je ne veux plus prendre de vacances, je ne pourrais pas en jouir si j'en prenais. Non, certainement, je ne le pourrais pas, vous sentant ici. J'aurais continuellement peur de vos prochaines recommandations. Je perds patience chaque fois que je songe à cette dissertation sur les bancs d'huîtres, que vous avez intitulée: Jardinage paysagiste. Je vous somme de vous en aller. Rien sur terre ne pourra m'induire à m'octroyer un nouveau congé. Ah! pourquoi ne m'avez-vous pas dit que vous ne connaissiez rien à l'agriculture?

—Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que j'avais à vous dire, à vous, brin d'avoine, à vous, navet, à vous, fils de chou-fleur? C'est la première fois qu'on me tient un langage aussi singulier. J'ai fait quatorze ans de journalisme, sachez-le bien; et c'est la première fois que j'entends dire qu'il faille connaître quoi que ce soit pour rédiger un journal. Triple panais! Quels sont donc les bonshommes qui écrivent la critique dramatique dans les grands journaux? Des écoliers ambitieux, des savetiers sans ouvrage ou des apothicaires déclassés, qui s'entendent juste autant au théâtre que moi à l'agriculture, pas un iota de plus. Quels sont les bonshommes qui y font la revue des livres? Des garnements qui n'en ont jamais publié un seul. Et ceux qui composent les forts articles de finance? Des va-nu-pieds qui n'ont pas la moindre expérience en pareille matière. Et les littérateurs qui critiquent les campagnes de nos officiers contre les Peaux-Rouges? Des messieurs qui ne sauraient distinguer une tente de guerre d'un wigwam et n'ont jamais vu un tomahawk.

«Quels sont aussi ceux qui, sur le papier, préconisent la tempérance et pérorent contre les débordements de l'orgie? Parbleu! les plus joyeux compères et les plus grands amateurs de franches-lippées, gens qui ne commenceront qu'au tombeau l'apprentissage de la sobriété. Et quels êtres dirigent donc les feuilles rurales, s'il vous plaît, farceur que vous êtes? Les individus qui, règle générale, ont échoué dans la carrière poétique, dans la carrière des romans à couverture jaune, dans la carrière des drames à sensation, dans la carrière des feuilles urbaines, et qui, finalement, retombent dans l'agriculture comme dans un asile provisoire contre la mendicité et l'hôpital. Vous voulez m'apprendre, à moi, quelque chose en fait de journalisme! Monsieur, j'ai traversé le journalisme de part en part, de fond en comble, d'alpha à oméga, et je vous affirme que moins un journaliste en sait, plus il fait de bruit et d'argent. O mon Dieu! si j'avais eu le bonheur d'être ignorant au lieu d'être cultivé, d'être impudent au lieu d'être modeste, j'aurais certainement pu me faire un nom à moi dans ce monde égoïste et vain. Je prends congé de vous, monsieur; puisque j'ai été traité d'une façon si ridicule, je ne désire rien tant que m'en aller. Mais j'ai la conscience d'avoir fait mon devoir. J'ai rempli mon engagement aussi bien qu'il a été en mon pouvoir de le remplir. Je vous avais dit que je pouvais rendre votre feuille intéressante pour toutes les classes de la société, et je l'ai fait. Je vous avais dit que je pourrais élever votre vente à vingt mille exemplaires, et si vous m'aviez seulement laissé libre une quinzaine, je l'aurais fait. Je vous ai donné la meilleure catégorie de lecteurs que puisse jamais avoir une feuille rurale: celle où il ne se trouve pas un seul cultivateur, pas un seul valet de ferme, pas une seule bourrique champêtre, mais rien que des individus qui, même pour sauver leur vie, ne sauraient dire quelle différence il y a entre un melon d'eau et une pêche de vigne. C'est vous, n'en doutez pas, vous seul qui perdez à notre rupture, vous, espèce de chinois pour bocal. Adieu.»

Et je sortis.

Avis aux bonnes petites filles

Une bonne petite fille ne doit pas faire la grimace à sa maîtresse à tout propos; elle doit réserver cela pour les circonstances d'une importance particulière.

Si une bonne petite fille n'a qu'une méchante poupée en haillons, simplement bourrée de son, tandis qu'une de ses heureuses compagnes de jeu possède une magnifique poupée articulée, la première doit néanmoins montrer à la seconde la plus cordiale amitié; elle ne doit tenter aucun échange forcé avec celle-ci, à moins qu'elle ne se sente assez vigoureuse pour réussir dans une pareille opération, et qu'elle n'ait une conscience assez aimable pour l'en absoudre complaisamment.

Une bonne petite fille ne doit jamais arracher de force les joujoux des mains de son petit frère. Mieux vaut le séduire par la promesse de la première pièce de sept francs cinquante centimes qu'on trouvera flottant au fil de l'eau sur une pierre meulière. Avec la simplicité inhérente à son jeune âge, il croira conclure une affaire magnifique. A tous les âges, d'ailleurs, de semblables et non moins douces illusions ne conduisent-elles pas les esprits ingénus très loin, très loin à travers le monde?

Si une bonne petite fille veut corriger son petit frère, elle ne doit pas lui jeter de poussière au visage; non! Mieux vaut lui jeter sur la tête une bonne bouilloire d'eau chaude, qui le débarbouillera bien et lui enlèvera toute espèce de saleté de la peau, voire même un peu la peau par-ci par-là.

Si la maman d'une bonne petite fille lui dit de faire quelque chose, il est vilain de répliquer: «Je ne le ferai pas!» Il est meilleur et plus convenable de répondre qu'on le fera, sauf à agir par la suite selon ses propres lumières.

Une bonne petite fille ne doit jamais oublier que c'est à ses bons parents qu'elle doit son pain, son doux lit et ses beaux habits, et le privilège de rester à la maison et de ne pas aller à l'école quand elle dit qu'elle est malade. Elle doit donc respecter les petits travers et supporter les petites taquineries de ses bons parents, jusqu'à ce que ça devienne réellement insupportable.

Une bonne petite fille doit toujours témoigner une déférence marquée aux vieilles gens. Elle ne doit jamais tracasser les aïeux, à moins qu'ils ne la tracassent eux-mêmes les premiers.

Une bonne petite fille ne doit jamais, si sa maman l'a mise au pain sec, se venger de sa maman en lui cachant ses souliers de bal dans la fameuse cachette où une dame de la cour ne put jamais retrouver les siens, une fois, à Compiègne. Non! il vaut mieux tout simplement les donner à un pauvre aveugle, dans la rue.

Concernant les Femmes de Chambre

Contre toutes les femmes de chambre, quels que soient leur âge et la couleur de leurs cheveux, je déchaîne ma malédiction de célibataire.

Parce que:

Elles mettent toujours les oreillers juste du côté du lit où n'est pas la table de nuit; de telle sorte que, quand vous lisez et fumez avant de vous endormir (c'est l'ancienne et honorée coutume des célibataires), il vous faut tenir votre livre ou votre journal en l'air, dans une position fatigante.

Vous vous décidez à changer les oreillers de place, à la fin, naturellement.

Mais quand, le lendemain matin, elles trouvent les oreillers de l'autre côté du lit, la leçon ne leur profite pas. Elles vous en veulent. Glorieuses de leur pouvoir absolu, sans pitié pour votre faiblesse et votre abandon, elles refont le lit strictement comme la veille, et se réjouissent en secret des angoisses que vous cause leur tyrannie.

Et toujours, et toujours, et dans les siècles des siècles, elles remettent les oreillers où il ne faut pas. Elles ont, avec cela, un air de défi. Elles saturent d'amertume la vie que Dieu vous a donnée.

Au besoin, pour vous faire enrager et vous mettre mal à l'aise, elles installent votre lit dans un courant d'air.

Si vous posez ingénieusement votre malle à cinquante centimètres du mur, pour ne pas heurter le couvercle en l'ouvrant et le faire tenir droit une fois ouvert, elles poussent toujours votre malle tout contre la muraille; elles guettent votre malle pour exécuter cela; elles le font exprès.

Si vous avez besoin du crachoir ici ou là, elles l'emportent toujours ailleurs, à l'autre extrémité de la chambre.

Elles vous logent toujours vos chaussures en des lieux inaccessibles. Elles se plaisent surtout à les glisser aussi loin que possible sous votre lit.

Pourquoi ça? pour que ça vous force à vous mettre à quatre pattes, à tâtonner dans le noir et dans la poussière, et à jurer épouvantablement.

Il n'y a pas de danger que vous trouviez jamais les allumettes à leur place. Elles leur inventent tous les jours une nouvelle cachette; et elles leur substituent une bouteille ou un verre, ou un bibelot plus fragile encore, s'il est possible, afin que la nuit, en vous éveillant, vous cassiez le bibelot au lieu de trouver de la lumière.

Elles changent continuellement tous les meubles de position. Quand vous rentrez dans l'obscurité, vous avez beau faire, vous vous cognez toujours à quelque chose. C'est dégoûtant. Elles aiment ça.

Qu'est-ce que ça leur fait, que vous teniez à ce que telle chose soit à tel endroit? Pourtant elles ne laissent rien en repos. Non, vous pouvez en être sûr. Elles vous déménageront tout avec des complications toujours nouvelles. C'est leur nature. Elles mourraient plutôt que de s'en priver.

Elles ont toujours soin de ramasser scrupuleusement tous les rebuts, et de les remettre en évidence sur votre table. En revanche, elles allument le feu avec vos plus précieux manuscrits.

S'il y a quoi que ce soit dont vous vouliez plus particulièrement vous débarrasser, il vous sera parfaitement inutile de faire les plus grands efforts pour arriver à votre but; elles retrouveront toujours l'objet partout où vous le jetterez, partout où vous le lancerez; et s'il est en pièces, elles vous en rapporteront jusqu'au moindre morceau. Elles se trouveront mieux, cela fait.

Et elles vous usent plus de pommade qu'une demi-douzaine de laquais. Si vous les accusez d'en voler, elles mentent, elles jettent les hauts cris. Croyez-vous qu'elles aient souci d'un avenir quelconque? En aucune façon. Croyez-vous qu'elles pensent à une autre vie, à un autre monde? Vous voulez rire.

Si vous laissez une minute votre clé sur votre porte, quand vous revenez prendre quelque chose que vous avez oublié en sortant, elles vous enferment et descendent la clé au concierge. Elles agissent ainsi sous le futile prétexte de protéger votre bien contre les voleurs; mais, en réalité, pour vous faire crier par la fenêtre, ameuter la population, et manquer des rendez-vous.

Elles viennent toujours, pour faire votre lit, avant que vous ne soyez levé, détruisant ainsi votre repos et vous infligeant une fièvre perpétuelle. Mais une fois que vous êtes levé, elles ne reviennent plus de la journée.

Elles font tout le mal possible, avec toute la mesquinerie possible, et cela par simple perversité, pas autrement.

Les femmes de chambre sont dénuées de tout instinct généreux; elles ignorent tout sentiment humain.

Je les ai maudites, pour le soulagement des célibataires outragés. Elles le méritent. Je veux consacrer le reste de mes jours à faire voter, par notre Corps législatif, une belle et bonne loi abolissant les femmes de chambre, les abolissant à jamais. Voila!

L'Infortuné Jeune Homme d'Aurélie

Les faits que je relate, je les ai trouvés dans une lettre venant d'une jeune personne qui habite la magnifique cité de San-José. Cette jeune personne m'est parfaitement inconnue, et signe simplement: Marie-Aurélie. Ce peut être un pseudonyme; mais n'importe! la pauvre fille a le coeur brisé par les nombreux malheurs qu'elle a subis; en outre, les avis contradictoires d'une foule d'amis plus ou moins bien inspirés et d'ennemis plus ou moins insidieux, l'ont jetée dans une telle confusion d'esprit, qu'elle ne sait plus comment faire pour sortir des inextricables difficultés où elle se trouve engagée presque sans espoir. Dans cet embarras, elle se tourne vers moi et me supplie de venir à son aide, et elle a une éloquence qui toucherait le coeur d'une statue. Écoutez donc son histoire.

Vers sa seizième année, elle se prit à aimer, de toute la puissance d'une nature expansive, un jeune homme de New-Jersey, nommé William Breckinridge Caruthers, qui avait cinq ans de plus qu'elle. Ils se fiancèrent avec l'assentiment de leurs parents et amis, et tout d'abord il sembla que leur carrière fût destinée à être caractérisée par une absence de chagrins, habituellement inconnue à la majeure partie de l'humanité. Mais bientôt la fortune tourna. Le jeune Caruthers fut pris d'une petite vérole des plus atroces; quand il se releva, sa figure était trouée comme une écumoire et sa beauté à jamais perdue. Que fit Aurélie? Son premier mouvement fut naturellement de rompre avec lui. Mais la pitié lui vint pour son pauvre adorateur, et elle demanda seulement un peu de temps afin de se faire à cette nouvelle perspective. Le mariage fut remis à trois mois.

La veille même du jour fixé pour la célébration, Breckinridge, en regardant passer un ballon, tomba dans un puits et se cassa une jambe. On dut lui couper cette jambe au-dessus du genou. Que fit Aurélie? Naturellement, elle eut de nouveau l'idée de rompre; mais de nouveau son amour généreux triompha; on se contenta de remettre encore le mariage, pour donner au fiancé le temps de se refaire.

Et, de nouveau, le malheur s'abattit sur le pauvre garçon. Il perdit son bras droit dans une explosion de gaz; et trois mois après, une machine à scier les arbres lui enleva le bras gauche. Le coeur d'Aurélie fut accablé par ces dernières calamités. Elle ne put s'empêcher d'être profondément affligée, quand elle vit son fiancé s'en aller ainsi morceau par morceau.

Elle sentait bien qu'avec ce désastreux système de réduction, il ne pourrait durer longtemps; elle ne voyait, du reste, aucun moyen de l'arrêter sur la pente qu'il descendait. Désespérée, les yeux pleins de larmes, elle regrettait presque de ne pas l'avoir pris tout d'abord, avant qu'il n'eût subi tant d'alarmantes dépréciations; elle se lamentait comme un courrier qui, après avoir refusé un prix raisonnable de sa marchandise, voit dégringoler les offres et augmenter sa perte. Mais son brave coeur l'emporta encore une fois, et elle résolut de se résigner derechef à l'éparpillement peu naturel de son jeune homme.

Encore une fois le jour de la noce approcha, et une fois encore Aurélie fut désappointée. Caruthers attrapa un érysipèle et perdit complètement l'usage d'un de ses yeux. Les amis et parents de la fiancée, considérant qu'elle avait eu déjà plus de longanimité qu'on n'en pouvait attendre d'elle raisonnablement, intervinrent alors et insistèrent pour que tout fût définitivement rompu. Mais après quelques instants d'hésitation, Aurélie, s'inspirant d'une louable générosité, dit qu'elle avait réfléchi gravement à tout cela, et que dans tout cela elle ne voyait pas que Breckinridge eût encouru le moindre blâme.

Et elle attendit encore, et il se cassa l'autre jambe.

Ce fut un triste jour pour la pauvre fille, quand elle vit le chirurgien emporter avec componction le sac à chair humaine dont elle n'avait que trop appris l'usage. Elle sentit, ô cruelle réalité! qu'on lui dérobait quelque chose de plus de son futur. Elle ne put se dissimuler que le champ de son affection se rétrécissait singulièrement. Mais, cette fois encore, elle résista aux représentations de sa famille et tint bon.

Enfin, tout était prêt pour les unir. Mais non! Encore un désastre. Il n'y eut qu'un homme scalpé par les Peaux-Rouges l'an dernier, et cet homme fut William Breckinridge Caruthers, de New-Jersey; il rentrait d'un petit voyage, la joie au coeur, quand il perdit pour toujours son cuir chevelu; à cette heure de suprême amertume, il maudit le destin qui ne prenait pas le crâne avec le cuir.

Maintenant, Aurélie se trouve dans une sérieuse perplexité. Que faire? Elle aime encore son Breckinridge; elle aime encore, m'écrit-elle avec une vraie délicatesse féminine, ce qui reste de son Breckinridge. Mais la famille s'oppose absolument à leur union, vu qu'il n'a pas de fortune et qu'il a perdu tout moyen de faire vivre le ménage par son travail. Que faire? demande-t-elle donc avec une pénible et anxieuse sollicitude.

La question est délicate. Il s'agit du bonheur de toute la vie d'une femme et de toute la vie de près des trois quarts d'un homme. A mon sens, on assumerait une trop grande part de responsabilité en ne se bornant pas dans sa réponse à de simples suggestions. Et d'abord, ne faudrait-il pas remettre ce jeune homme au complet? Si Aurélie peut en supporter les frais, qu'elle donne à son amant mutilé des bras et des jambes de bois, un oeil de verre, une perruque et tout ce qui lui fait défaut. Ensuite, qu'elle lui accorde un nouveau délai de trois mois, qui sera le dernier sans rémission; et si, dans ce délai, il ne se casse pas le cou, s'il ne perd aucun morceau indispensable de sa personne, qu'elle l'épouse à tout hasard.

De la sorte, vous ne courrez pas grand risque, Aurélie. S'il suit son fatal penchant à s'endommager chaque fois qu'il en trouve l'occasion, ce sera fait de lui à la prochaine épreuve, et alors plus de difficultés. Les jambes de bois et autres membres artificiels reviennent à la veuve. Vous ne perdrez rien qu'un dernier fragment d'un époux chéri, mais infortuné, qui eut l'honnête intention de bien faire, mais ne put résister à ses instincts extraordinaires. Essayez donc, Marie-Aurélie, essayez! Oui, j'y ai mûrement réfléchi; vous n'avez que ce moyen de vous tirer de là. Caruthers aurait certes mieux fait de se casser le cou d'emblée; mais on ne peut lui reprocher enfin d'avoir duré plus longtemps, d'avoir mieux aimé s'en aller en détail que partir en bloc. Il faut tirer le meilleur profit possible des circonstances et ne point en vouloir aux gens. Soyez assez bonne pour ne pas oublier de m'envoyer une lettre de faire part, quoi qu'il arrive.

Mais, ma pauvre Aurélie, j'y pense: si vous alliez avoir une ribambelle d'enfants affligés des mêmes tendances que leur père! Ça mérite réflexion.

Le Cas de Johnny Greer

L'église était remplie d'une foule compacte, en ce beau dimanche d'été; et chacun, les yeux tournés vers le petit cercueil, semblait vivement ému du sort de ce pauvre enfant noir.

Sur la silencieuse assemblée s'éleva la voix du pasteur; et les assistants de tout âge écoutèrent avec intérêt les nombreux et enviables compliments qu'il prodigua au bon, au noble et audacieux Johnny Greer. Voyant le cadavre du noyé emporté par le courant au plus profond de la rivière, d'où les parents éplorés n'auraient jamais pu le retirer, Johnny s'était élancé vaillamment dans le fleuve, et avait, au péril de sa vie, poussé le cadavre à bord.

Un gamin en haillons se tourna vers Johnny et, l'oeil vif, le ton rude, lui dit tout bas:

«Tu as fait ça?

—Oui.

—Poussé la carcasse à bord, sauvé la carcasse toi-même?

—Oui.

—Et qu'est-ce qu'ils t'ont donné pour la peine?

—Rien.

—Malheur!… Sais-tu ce que j'aurais fait à ta place? J'aurais ancré la carcasse au beau milieu de l'eau, et j'aurais crié: Cinq dollars, mesdames et messieurs! ou vous n'aurez pas votre négrillon!»

Réponse d'un Rédacteur en chef à un Jeune Journaliste

Oui, mon ami, les médecins recommandent aux écrivains de manger du poisson, parce que ça donne de la cervelle. Mais ce qu'il vous faudrait personnellement en manger, je ne saurais vous le dire au juste avec certitude.

Pourtant, si le manuscrit que vous venez d'apporter est un fidèle spécimen de ce que vous faites d'ordinaire, je me crois autorisé à vous répondre que, peut-être, une paire de baleines de moyenne grandeur serait tout ce qu'il vous faudrait chaque jour.

Pas de première grandeur; de moyenne grandeur simplement!

Pour guérir un Rhume

Il est bon, peut-être, d'écrire pour l'amusement du public; mais il est infiniment plus relevé et plus noble d'écrire pour son instruction, son profit, son bénéfice actuel et palpable. C'est l'unique objet de cet article. S'il a quelque efficacité pour rappeler à la santé un seul de mes semblables, pour rallumer une fois de plus la flamme de l'espoir et de la joie en ses yeux, pour rendre à son coeur désolé les vifs et généreux battements des beaux jours, je serai amplement récompensé de mon travail; mon âme pourra connaître alors les saintes délices qu'éprouve un vrai chrétien quand il a fait avec courage une action bonne et désintéressée.

Dans l'incendie de la Maison-Blanche, je perdis mon intérieur, ma félicité, ma santé et ma malle. La perte des deux premiers objets n'était pas de grande conséquence. On se refait aisément un intérieur, lorsque dans l'intérieur perdu il n'y avait ni mère, ni soeur, ni parente à un degré quelconque, pour vous rappeler, en rangeant vos bottes et votre linge sale, que quelqu'un au monde pensait à vous. Quant à la perte de ma félicité, ça m'était fort égal, par cette raison que, n'étant pas poète, la mélancolie ne pouvait longtemps cohabiter avec moi.

Mais perdre une bonne santé et une excellente malle, c'était infiniment plus sérieux.

Le jour même de l'incendie, ma santé succomba sous l'influence d'un rhume cruel, que j'attrapai en faisant des efforts surhumains pour recouvrer ma présence d'esprit. Du reste, ça ne me servit absolument à rien; le plan que je combinai alors pour éteindre le feu, était trop compliqué; je ne pus le terminer avant la fin de la semaine suivante.

La première fois qu'il m'arriva d'éternuer, un ami me conseilla de prendre un bain de pieds bouillant et de me mettre au lit. Ce qui fût fait. Peu après, un autre ami me conseilla de me lever et de prendre une douche froide. Ce qui fut fait également. Bientôt, un troisième ami m'assura qu'il fallait toujours, suivant le dicton, «nourrir un rhume et affamer une fièvre». Rhume et fièvre, j'avais les deux. Aussi pensai-je faire pour le mieux en m'emplissant d'abord l'estomac pour nourrir le rhume, et en allant subséquemment affamer la fièvre à l'écart.

En pareil cas, rarement je fais les choses à moitié. Je résolus donc d'être vorace. Je me mis à table chez un étranger qui venait d'ouvrir un restaurant à prix fixe le matin même. Il attendit près de moi, dans un respectueux silence, que j'eusse fini de nourrir mon rhume, et alors me demanda si l'on était très sujet aux rhumes en Virginie. Je répondis affirmativement. Il sortit, ôta son enseigne et ferma boutique.

Je me rendis à mes affaires. Chemin faisant, je rencontrai un quatrième ami intime; il me dit qu'il n'y avait rien au monde pour guérir un rhume comme un verre d'eau salée bien chaude. J'avais peur de n'avoir plus la moindre place vacante dans mon estomac. A tout hasard, j'essayai d'avaler. Le résultat fut merveilleux. Je crus que j'allais rendre mon âme immortelle.

Je n'écris ce détail que pour le profit de ceux qui sont affligés d'un malaise pareil au mien; qu'ils se gardent de l'eau salée chaude. Ce peut être un bon traitement, mais c'est un traitement de chien. Si j'attrapais un autre rhume de cerveau, et qu'il me fallût absolument, pour m'en débarrasser, choisir entre un tremblement de terre et un verre d'eau salée chaude, ma foi! je crois que je préférerais avaler tout le tremblement.

Quand l'orage suscité dans mes entrailles se fût calmé, aucun autre bon Samaritain ne se présenta pour me donner aucun autre bon conseil; j'allai, empruntant partout des mouchoirs de poche et les mettant en bouillie, tout à fait comme au début de mon rhume. Survint une vieille dame, qui arrivait justement de par delà les plaines. Elle habitait, paraît-il, un pays où généralement les médecins brillaient par leur absence. Elle s'était donc trouvée dans la nécessité d'acquérir une habileté considérable pour la guérison des petites indispositions courantes. Je compris qu'elle devait avoir beaucoup d'expérience, car elle semblait avoir cent cinquante ans.

Elle me fit une décoction de tabac, de bismuth, de valériane et autres drogues amalgamées, et me prescrivit d'en prendre un petit verre tous les quarts d'heure. Le premier quart d'heure fut suffisant. A peine le breuvage absorbé, je me sentis entraîné hors de tous mes gonds, dans les bas-fonds les plus horribles de la nature humaine. Sous sa maligne influence, mon cerveau conçut des miracles de perversité, que mes mains furent heureusement trop faibles pour réaliser. J'avais épuisé toutes mes forces à expérimenter les divers remèdes qui devaient infailliblement guérir mon rhume; sans cela j'aurais été, je crois, jusqu'à déterrer, oui, jusqu'à déterrer les morts dans les cimetières.

Comme beaucoup de gens, j'ai parfois des pensées peu avouables, suivies d'actions peu louables. Mais jamais je ne m'étais reconnu une telle dépravation, une dépravation aussi monstrueusement surnaturelle. J'en fus fier.

Au bout de dix jours, j'étais en état d'essayer d'un autre traitement. Je pris encore quelques remèdes infaillibles, et, finalement, je fis retomber mon rhume de cerveau sur la poitrine.

Je ne cessai de tousser. Ma voix descendit au-dessous de zéro. Chacun des mots que je prononçais roulait comme un tonnerre, à deux octaves plus bas que mon diapason ordinaire. Je ne pouvais régulièrement m'assurer quelques heures de sommeil, la nuit, qu'en toussant jusqu'à complète extinction de mes forces. Et encore, si j'avais le malheur de rêver et de parler en rêve, le son fêlé de ma voix discordante me réveillait en sursaut.

Mon état s'aggravait chaque jour. On me recommanda le gin pur. J'en pris. Puis le gin à la mélasse. J'en pris également. Puis le gin aux oignons. J'ajoutai les oignons, et je pris les trois breuvages mêlés. Je ne constatai aucun résultat appréciable. Ah! pardon, mon haleine commença à battre la cloche et à bourdonner terriblement.

Je découvris qu'il fallait voyager pour me rétablir. Je partis pour le lac Bigler, avec mon camarade, le reporter Wilson. Je suis heureux de me souvenir que nous voyagions dans le plus haut style. Mon ami avait pour bagages deux excellents foulards de soie et une photographie de sa grand'mère. Tout le jour, nous chassions, nous pêchions, nous canotions, nous dansions; et je soignais mon rhume toute la nuit. Par ce procédé, je réussis à obtenir un certain répit, un certain soulagement. Mais le mal continuait tout de même à empirer. C'est singulier, c'est incompréhensible.

Un bain-au-drap me fut recommandé. Je n'avais encore reculé devant aucun remède; il me sembla honteux, ridicule et stupide, de commencer le recul devant celui-ci. Donc, je résolus de prendre un bain-au-drap, quoique je n'eusse pas la moindre idée de ce que cela pouvait bien être.

Le bain me fut administré à minuit. Il faisait froid. J'avais la poitrine et le dos nus. On enroula autour de moi un drap trempé dans l'eau glacée. Maudit drap! il semblait qu'à y en eût cinq cents mètres. On l'enroula, on l'enroula jusqu'au bout, jusqu'à ce que je fusse devenu parfaitement semblable à un énorme paquet de torchons.

Vrai! c'est un cruel expédient. Quand le linge glacé touche votre peau tiède, ça vous fait bondir violemment; ça vous fait ouvrir la bouche comme un four, comme s'il vous fallait avaler un obélisque, comme si l'on allait perdre la respiration, à l'instar des agonisants. Ça me gela la moelle des os; ça m'arrêta les battements du coeur. Je crus mon heure venue.

Ne prenez jamais un bain-au-drap, jamais! Après la rencontre d'une connaissance féminine qui, pour des raisons connues d'elle seule, ne vous voit pas quand elle vous regarde et ne vous reconnaît pas quand elle vous voit, il n'y a pas de chose plus désagréable au monde.

Mais continuons. Le bain-au-drap ne m'ayant fait aucun bien (au contraire!), une dame de mes amies me recommanda l'application d'un emplâtre de graine de moutarde sur la poitrine. Je pense que, pour le coup, j'aurais été radicalement guéri sans le jeune Wilson. Quand je fus pour me mettre au lit, je posai l'emplâtre, un superbe emplâtre de dix-huit pouces carrés, sur la table de nuit, à ma portée. Mais le jeune Wilson se réveilla avec une fringale diabolique et dévora l'emplâtre, tout l'emplâtre. Jamais je n'ai vu personne avoir un pareil appétit. Je suis sûr que cet animal-là m'aurait dévoré moi-même, si j'avais été bien portant.

Après un séjour d'une semaine au lac Bigler, je me rendis à Steamboat-Springs, et, outre les bains de vapeur, je pris un tas de médecines les plus horrifiques qu'on ait jamais concoctionnées. On m'aurait bien guéri à la fin, on en était sûr; mais j'étais obligé de revenir en Virginie. Je revins, et, malgré une série très panachée de nouveaux traitements, j'aggravai encore mon malaise par toutes sortes d'imprudences.

Enfin, je résolus de visiter San-Francisco. Le premier jour que j'y passai, une dame me dit de boire, toutes les vingt-quatre heures, un quart de whisky, et un citoyen de New-York me recommanda la même absorption. Chacun me conseillant de boire un quart, ça me faisait donc un demi-gallon à avaler. J'avalai. Je vis encore. Miracle!

C'est dans les meilleures intentions du monde, je le répète, que je soumets ici, aux personnes plus ou moins atteintes du même mal, la liste bizarre des traitements que j'ai suivis. Elles peuvent en tâter, si ça leur fait plaisir. Au cas où elles n'en guériraient pas, le pis qui puisse leur arriver, c'est d'en mourir.

TABLE

I.—A QUOI TIENT L'AMOUR

Lucile Fraisier

Le Mariage d'Octave

La Demoiselle du Moulin

Par une Nuit de Neige

La Strettina

La Vieille au Chien noir

La Désespérée

Une vraie Française

II.—CONTES DE FRANCE

Le jeune Alexis

Nouvelle manière de coller les Timbres-Poste

La Veillée

Ernest, coiffeur

Le Péché

Un Fantaisiste

Soeur Sainte-Ursule

La Foire de Ménilmontant

La Messe des Anges

Les derniers jours de Pécuchet

III.—ESQUISSES AMÉRICAINES D'APRÈS MARK TWAIN

Histoire du méchant petit garçon qui ne fut jamais puni

La célèbre Grenouille sauteuse de Calaveras

Le Journalisme dans le Tennessee

La «Petite Femme vive» du Juge

Comment je devins une fois Directeur d'une Feuille rurale

Avis aux bonnes petites filles

Concernant les Femmes de Chambre

L'infortuné jeune homme d'Aurélie

Le cas de Johnny Greer

Réponse d'un rédacteur en chef à un jeune journaliste

Pour guérir un rhume

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