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À se tordre: Histoires chatnoiresques

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—J'en suis au désespoir, mais il m'est bien difficile de m'absenter en ce moment. On m'a confié la garde de cet édifice, et si on le dérobait en mon absence, je serais forcé de le rembourser à l'État, ce qui ferait faire une tête énorme à mon pauvre papa, déjà si éprouvé. Vous ne pouvez pas vous faire remplacer?

Tiens! c'est une idée.

En effet, c'est une idée, une mauvaise idée, il est vrai; mais pour Guy, une mauvaise idée valut toujours mieux que pas d'idée du tout.

Justement, un soldat passait, un petit blond timide.

—Veux-tu gagner cent sous, Baudru?

—Ça n'est pas de refus… mais en quoi faisant?

—En prenant ma faction, jusqu'à minuit moins le quart.

Tout d'abord, Baudru frémit devant cette incorrecte proposition, mais, dame! cent sous…

—Allons, conclut-il, passe-moi ton sac et ton flingot, et surtout ne sois pas en retard.

L'entrée de Guy fit sensation.

Il avait trouvé dans le vestibule une superbe armure dans laquelle il s'était inséré, et il arrivait, casque en tête, lance au poing, caracolant comme dans les vieux tournois.

Les ennemis se trouvaient représentés par quelques assiettes de petits fours et des tasses à thé qui jonchèrent bientôt le sol.

La maîtresse de la maison commençait à manifester de sérieuses inquiétudes pour le reste de sa porcelaine, quand Baudru, pâle comme un mort, se précipita dans le salon.

—Dépêche-toi de descendre en bas, La Hurlotte! V'là une ronde d'officier qui arrive. Tiens, prends ton fusil et ton sac.

Tout un monde de terreur tournoya sous le crâne de Guy. Les articles du code militaire flamboyèrent devant ses yeux, en lettres livides: conseil de guerre… abandon de son poste… Mort!

Tout cela en trois secondes!… Puis le sang-froid lui revint brusquement.

Se débarrasser de cette armure, il n'y fallait pas songer. La ronde aurait dix fois le temps d'arriver.

—Ma foi, tant pis! je descends comme ça. Je trouverai bien une explication.

Il était temps. L'officier et son porte-falot n'étaient plus qu'à une cinquantaine de mètres de la guérite. Bravement, Guy se mit en posture, croisa sa lance, et d'une voix forte, un peu étouffée par le casque baissé, cria: « Halte-là!… qui vive? »

À cette brusque apparition, le soldat laissa choir son falot, et le brave capitaine Lemballeur, car c'était lui, ne put se défendre d'une vive émotion.

Si les aïeux de La Hurlotte avaient pu revenir sur terre à cette minute, ils eussent été satisfaits de leur descendant, car Guy, bardé de fer, casque en tête, la lance en arrêt, avait vraiment grande allure.

La lune éclairait cette scène.

Pourtant, la surprise du capitaine prit fin.

—Je parie que c'est encore vous, La Hurlotte?

Après beaucoup d'efforts, Guy était enfin parvenu à lever la visière de son casque.

—Je vais vous dire, mon capitaine… Comme il faisait un peu froid…

—Oui, mon garçon, allez toujours. Je sais bien que ce n'est pas le toupet qui vous manque, mais celle-là est décidément trop raide! Faites-moi le plaisir d'aller remettre cette ferblanterie où vous l'avez trouvée… et puis vous recevrez de mes nouvelles.

Guy termina sa faction en proie à une vive inquiétude, sentiment inaccoutumé chez lui.

De son côté, le capitaine Lemballeur n'était pas moins inquiet de la façon dont il libellerait le motif de la punition de La Hurlotte, car ses collègues en étaient encore à le blaguer avec la fameuse attitude tumultueuse et gesticulatoire.

Il rentra au poste, demanda le livre, se gratta la tête longuement et écrivit:

Deux jours de consigne au soldat de La Hurlotte. Étant de garde, a mis une tenue de fantaisie.

APHASIE

Celle-là, par exemple, dépassait tout ce que le capitaine Lemballeur avait vu de plus raide, et, mille pétards de Dieu! il en avait vu de raides, le capitaine Lemballeur, dans toutes ses campagnes, en Crimée, au Mexique et partout, et partout, mille pétards de Dieu!

Le médecin, un jeune major frais émoulu du Val-de-Grâce, ne se démontait pas.

—Mais enfin, docteur, tonitruait le capitaine, vous ne me ferez jamais croire que ce pétard de Dieu de clairon ne s'est pas f… de moi dans les grandes largeurs!

—Je ne le crois pas pour ma part, capitaine, car j'ai vu dans les hôpitaux des cas d'aphasie encore plus curieux que celui-là.

—Aphasie… aphasie! Je t'en f…. moi, de l'aphasie… avec huit jours de boîte!

—Ma conscience de médecin m'interdit de laisser violenter cet homme, que je considère provisoirement comme un malade, et même un malade très intéressant. Je l'envoie aujourd'hui en observation à l'hôpital.

L'excellent capitaine Lemballeur s'inclina devant l'homme de science; mais, c'est égal, mille pétards de Dieu! elle était raide, celle-là!

Pendant ce colloque, il y avait, dans une des chambres de la 3e du 4, deux hommes qui ne s'étaient jamais tant amusés.

Quand je dis deux hommes, je devrais dire un homme et un clairon.

L'homme était un soldat de deuxième classe, de fort élégante tournure, répondant au nom de Guy de La Hurlotte.

À la suite de quelques frasques dépassant les dimensions ordinaires des frasques admises, le vieux comte de La Hurlotte avait invité son fils à contracter un engagement de cinq ans dans l'infanterie française, et voilà comment le jeune Guy se trouvait l'honneur et la joie du 145, de ligne à L…

Le clairon qui partageait en ce moment la bonne humeur du vicomte n'était autre que son brosseur et fidèle ami, le nommé Jumet.

Et ils avaient de quoi rire doublement, les drilles!

D'abord, parce que l'aventure de la veille était en elle-même tout à fait drôle, et ensuite parce que, pouvant tourner très mal, elle avait un dénouement qu'ils n'auraient pas osé rêver.

La veille, un dimanche, Guy se trouvait consigné, ce qui lui arrivait plus souvent qu'à son tour.

Il faisait un temps superbe. Sur le coup de quatre heures, Guy n'y put résister; il se mit en tenue et sortit de la caserne.

Justement, c'était le clairon Jumet, le dévoué Jumet, qui était de garde.

—Dis donc, Jumet, fit Guy, je suis consigné, mais je sors tout de même.

—Prends bien garde de te faire piger, mon vieux vicomte.

—Pas de danger, je vais dîner chez une femme adultère.

—Amuse-toi bien.

—Si l'adjudant fait sonner aux consignés, tu ne sonneras pas, hein?

—Diable! ça n'est pas commode, ça.

—Tu sonneras autre chose, voilà tout.

Et Jumet, qui, à l'instar de son ami Guy, n'avait jamais douté de rien, répondit simplement:

—Entendu, vicomte; rapporte-moi un bon cigare.

—Je t'en rapporterai deux, mais je n'aime pas qu'on me mette le marché en main.

Et, sur un cordial shake-hand, l'homme et le clairon se séparèrent.

Malheureusement pour l'homme, il n'avait pas fait cent mètres hors de la caserne qu'il rencontra le terrible capitaine Lemballeur, celui-là même qui l'avait consigné.

Avec une admirable prestesse, Guy s'introduisit dans la première boutique qui lui tomba sous la main, mais pas assez vite pour que le capitaine ne l'eût reconnu.

Ravi de prendre La Hurlotte en défaut, le capitaine Lemballeur gagna la caserne à grands pas.

—Clairon, cria-t-il, sonnez aux consignés, mille pétards de Dieu! et pas de gymnastique!

Pauvre Jumet, en voilà une tuile!

Il essaya de parlementer.

—Mon capitaine, l'adjudant vient d'y faire rappeler.

—Je m'en fous! Rappelez-les encore, mille pétards de Dieu!

Lentement, tristement, penaudement, Jumet saisit son instrument et gagna le milieu de la cour.

Tarata… ta! Tarata… ta! Tarata… ta

—Mais, espèce de brute! s'écria Lemballeur, je vous dis de sonner aux consignés, mille pétards de Dieu! Et vous sonnez aux caporaux.

—Ah! pardon, capitaine, je vous demande bien pardon. Tarata… tatata!
Tarata… tatata! …

—Voilà qu'il sonne aux sergents, maintenant! Mais il est saoul comme un cochon, ce pétard de Dieu-là!

Jumet s'excusa encore, et sonna successivement la soupe, la distribution, les malades, les lettres, le rapport, etc., mais pas du tout les consignés.

Toute la caserne était sens dessus dessous.

Le capitaine Lemballeur consistait en une explosion de pétards de Dieu!

Il empoigna Jumet au collet:

—Mille pétards de Dieu! voulez-vous sonner aux consignés, oui ou non?

Jumet se dégagea doucement, et, sur un ton à la fois ferme et désolé

—Je regrette beaucoup, mon capitaine, dit-il, mais JE NE ME RAPPELLE
PLUS L'AIR.

Et il rentra au poste, très simplement.

Les menaces les plus terribles, la lecture du code militaire, rien n'y fit.

—Quand vous me fusilleriez, répondait-il avec la plus grande mansuétude, qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse? Je ne me rappelle plus l'air.

Le lendemain matin, sur les conseils de Guy de La Hurlotte, Jumet se fit porter malade, et raconta son cas au docteur.

—C'est très curieux, ce qui m'a pris hier. Le capitaine Lemballeur m'a commandé de sonner aux consignés, et je n'ai pas été foutu de me rappeler l'air. Je dois avoir quelque chose de cassé dans la tête.

Le médecin l'interrogea sur ses antécédents, sa famille.

—J'ai une soeur un peu maboul, répondit Jumet, et un oncle complètement loufoque.

—Parfaitement, c'est un cas très curieux d'aphasie.

Jumet fut soumis à la visite de tous les gros bonnets de la médecine militaire, qui furent unanimes à reconnaître l'aphasie, avec un commencement de paralysie.

Et le clairon Jumet fut réformé à la première inspection générale.

Guy de La Hurlotte perdit à cette aventure la crème des brosseurs et la perle des amis, mais la société civile y gagna, raram avem, un citoyen qui n'a qu'une parole.

UNE MORT BIZARRE

La plus forte marée du siècle (c'est la quinzième que je vois et j'espère bien que cette jolie série ne se clora pas de sitôt) s'est accomplie mardi dernier, 6 novembre.

Joli spectacle, que je n'aurais pas donné pour un boulet de canon, ni même deux boulets de canon, ni trois.

Favorisée par une forte brise S.-O., la mer clapotante affleurait les quais du Havre, et s'engouffrait dans les égouts de ladite ville, se mélangeant avec les eaux ménagères, qu'elle rejetait dans les caves des habitants.

Les médecins se frottaient les mains: « Bon, cela! se disaient-ils, à nous les petites typhoïdes! »

Car—le croirait-on?—Le Havre-de-Grâce est bâti de telle façon que ses égouts sont au-dessus du niveau de la mer. Aussi, à la moindre petite marée, malgré l'énergique résistance de M. Rispal, les ordures des Havrais s'épanouissent, cyniques, dans les plus luxueuses artères de la cité.

Ne vous semble-t-il pas, par parenthèse, que ce saligaud[1] de François Ier, au lieu de traîner une existence oisive dans les brasseries à femmes du carrefour Buci, n'aurait pas mieux fait de surveiller un peu les ponts et chaussées de son royaume?

N'importe! c'était un beau spectacle.

Je passai la plus importante partie de ma journée sur la jetée, à voir entrer des bateaux et à en voir sortir d'autres.

Comme la brise fraîchissait, je relevai le collet de mon pardessus. Je m'apprêtais à en faire autant pour le bas de mon pantalon (je suis extrêmement soigneux de mes effets), quand apparut mon ami Axelsen.

Mon ami Axelsen est un jeune peintre norvégien, plein de talent et de sentimentalité.

Il a du talent à jeun et de la sentimentalité le reste du temps.

À ce moment, la sentimentalité dominait.

Était-ce la brise un peu vive? Était-ce le trop-plein de son coeur?…
Ses yeux se remplissaient de larmes.

—Eh bien! fis-je, cordial, ça ne va donc pas, Axelsen?

—Si, ça va. Spectacle superbe, mais douloureux souvenir. Toutes les plus fortes marées du siècle brisent mon pauvre coeur.

—Contez-moi ça.

—Volontiers, mais pas là.

Et il m'entraîna dans la petite arrière-boutique d'un bureau de tabac où une jeune femme anglaise, plutôt jolie, nous servit un swenskapunch de derrière les fagots.

Axelsen étancha ses larmes, et voici la navrante histoire qu'il me narra:

—Il y a cinq ans de cela. J'habitais Bergen (Norvège) et je débutais dans les arts. Un jour, un soir plutôt, à un bal chez M. Isdahl, le grand marchand de rogues, je tombai amoureux d'une jeune fille charmante à laquelle, du premier coup, je ne fus pas complètement indifférent. Je me fis présenter à son père et devins familier de la maison. C'était bientôt sa fête. J'eus l'idée de lui faire un cadeau, mais quel cadeau?… Tu ne connais pas la baie de Vaagen?

—Pas encore.

—Eh bien, c'est une fort jolie baie dont mon amie raffolait, surtout en un petit coin. Je me dis: « Je vais lui faire une jolie aquarelle de ce petit coin, elle sera bien contente. » Et un beau matin me voilà parti avec mon attirail d'aquarelliste. Je n'avais oublié qu'une chose, mon pauvre ami: de l'eau. Or tu sais que si le mouillage est interdit aux marchands de vins, il est presque indispensable aux aquarellistes. Pas d'eau! Ma foi, me dis-je, je vais faire mon aquarelle à l'eau de mer, je verrai ce que ça donnera.

« Ça donna une fort jolie aquarelle que j'offris à mon amie et qu'elle accrocha tout de suite dans sa chambre. Seulement… tu ne sais pas ce qui arriva?

—Je le saurai quand tu me l'auras dit.

—Eh bien, il arriva que la mer de mon aquarelle, peinte avec de l'eau de mer, fut sensible aux attractions lunaires, et sujette aux marées. Rien n'était plus bizarre, mon pauvre ami, que de voir, dans mon tableau, cette petite mer monter, monter, monter, couvrant les rochers, puis baisser, baisser, baisser, les laissant à nu, graduellement.

—Ah!

—Oui… Une nuit, c'était comme aujourd'hui la plus forte marée du siècle, il y eut sur la côte une tempête épouvantable. Orage, tonnerre, ouragan!

Dès le matin, je montai à la villa où demeurait mon amante. Je trouvai tout le monde dans le désespoir le plus fou.

Mon aquarelle avait débordé: la jeune fille était noyée dans son lit.

—Pauvre ami!

Axelsen pleurait comme un veau marin. Je lui serrai la main.

—Et, tu sais, ajouta-t-il, c'est absolument vrai ce que je viens de te raconter là. Demande plutôt à Johanson.

Le soir même, je vis Johanson qui me dit que c'était de la blague.

LE RAILLEUR PUNI[2]

J'ai voulu conter cette histoire, à l'occasion de l'année qui vient, pour prouver aux jeunes gens disposés à la raillerie qu'il est toujours malséant et parfois dangereux de se gausser des malheureux. Fasse le ciel que ce récit produise son effet et que la nouvelle année soit exempte de déplorables plaisanteries et de méchants brocards!

C'était le 31 décembre 1826.

Il avait beaucoup neigé depuis quelques jours sur la petite ville de Potinbourg-sur-Bec, mais le dégel était survenu, et la neige tournait en boue noire.

Au coin de la rue Saint-Gaspard et de la place du Marché-aux-Veaux se dressait la boutique du sieur Hume-Mabrize, maître apothicaire, car, à cette époque, les pharmaciens n'étaient pas encore éclos.

On vendait non point des médicaments, mais des drogues, et, entre nous, le pauvre monde ne s'en trouvait pas plus mal.

Il pouvait être cinq heures du soir;

Hume-Mabrize, dans son laboratoire, élaborait je ne sais quel bienfaisant électuaire. La boutique était sous la garde du jeune Athanase, garçon apothicaire de beaucoup d'avenir, mais, malheureusement, doué d'un esprit caustique et railleur.

En ce moment, inoccupé, Athanase regardait, sur le seuil de la porte, les gens patauger dans la boue, prenant grande joie à cette contemplation cruelle.

Une grande voiture de coquetier arrivait par la rue Saint-Gaspard, à fond de train, éclaboussant les passants qui criaient et montraient le poing à cette brute de charretier.

Justement, devant la boutique de l'apothicaire, s'étendait une large et profonde flaque de boue.

Un monsieur, étranger à la localité, n'eut que le temps, pour ne pas être écrasé, de sauter sur le trottoir. Mais la roue de la voiture entra violemment dans la flaque et en projeta le contenu tout alentour.

Le monsieur étranger à la localité fut littéralement inondé de fange. Il en avait plein ses culottes, plein sa houppelande, sur le visage et jusque dans les cheveux.

Athanase conçut la plus vive allégresse de ce malheur. Il éclata de rire et, comme le monsieur s'éloignait en grommelant, il le rappela pour lui demander ironiquement:

—Voulez-vous une brosse?

Le lendemain, c'était le premier jour de l'an.

La boutique de M. Hume-Mabrize était à peine ouverte qu'un garçon de l'auberge du Roi-Maure vint demander un lavement émollient pour un client qui se tordait dans les plus pénibles coliques.

—Bien, répondit l'apothicaire; aussitôt préparé, Athanase ira l'administrer lui-même.

En ce temps, vous savez, le grand Eguisier n'avait pas accompli sa géniale invention et, presque toujours, les lavements étaient administrés par les apothicaires eux-mêmes ou par leurs garçons.

Comme une invention modifie les moeurs!

Hume-Mabrize prépara, avec son soin ordinaire, un bon liquide émollient, sédatif et mucilagineux, l'introduisit bouillant dans le cylindre d'étain que vous savez, et voilà mon Athanase parti pour accomplir sa mission.

La clef du voyageur était sur la porte. Athanase entra.

Sans mot dire, le voyageur découvrit la partie intéressée.

Athanase, avec une attention et une précision professionnelles, fit son devoir.

Doucement, sans précipitation, le piston s'enfonça dans le cylindre, poussant devant lui le bon liquide, tel un docile troupeau, doux et tiède.

Là… ça y est

Il n'y avait plus qu'à se retirer et à s'en aller.

Mais, tout à coup, comme un volcan, comme une explosion, il se produisit un phénomène inattendu.

Projeté violemment dehors, le bon liquide venait de sortir, comme déshonoré d'avoir été amené en tel endroit.

Le visage d'Athanase était là, tout près, à bout portant. Il n'en perdit pas une goutte.

Alors le voyageur tourna son autre face vers le jeune apothicaire et lui demanda sur le ton de la politesse empressée:

—Voulez-vous une brosse?

EXCENTRIC'S

We are told that the sultan Mahrnoud by his perpetual wars…

SIR CORDON SONNETT.

Par un phénomène bizarre d'association d'idées (assez commun aux jeunes hommes de mon époque), l'Exposition de 1889 me rappelle celle de 1878.

À cette époque, dix printemps de moins fleurissaient mon front. C'est effrayant ce qu'on vieillit entre deux Expositions universelles, surtout lorsqu'elles sont séparées par un laps considérable.

Ma bonne amie d'alors, une petite brunette à qui l'ecclésiastique le plus roublard aurait donné le bon Dieu sans confession (or une nuit d'orgie, pour elle, n'était qu'un jeu), me dit un jour à déjeuner:

—Qu'est-ce que tu vas faire, pour l'Exposition?

—Que ferais-je bien pour l'Exposition?

—Expose.

—Expose?… Quoi?

—N'importe quoi.

—Mais je n'ai rien inventé!

(À ce moment, je n'avais pas encore inventé mon aquarium en verre dépoli, pour poissons timides. S.G.D.G.)

—Alors, reprit-elle, achète une baraque et montre un phénomène.

—Quel phénomène? … Toi?

Terrible, elle fronça son sourcil pour me répondre:

—Un phénomène, moi!

Et peut-être qu'elle allait me fiche des calottes, quand je m'écriai, sur un ton d'amoureuse conciliation:

—Oui, tu es un phénomène, chère âme! un phénomène de grâce, de charme et de fraîcheur!

Ce en quoi je ne mentais pas, car elle était bigrement gentille, ce petit chameau-là.

Un coquet nez, une bouche un peu grande (mais si bien meublée), des cheveux de soie innombrables et une de ces peaux tendrement blanc-rosées, comme seules en portent les dames qui se servent de crème.

Certes, je ne me serais pas jeté pour elle dans le bassin de la place
Pigalle, mais je l'aimais bien tout de même.

Pour avoir la paix, je conclus:

—C'est bon! puisque ça te fait plaisir, je montrerai un phénomène.

—Et moi, je serai à la caisse?

—Tu seras à la caisse.

—Si je me trompe en rendant la monnaie, tu ne me ficheras pas des coups?

—Est-ce que je t'ai jamais fichu des coups?

—Je n'ai jamais rendu de monnaie, alors je ne sais pas…

Si je rapporte ce dialogue tout au long, c'est pour donner à ma clientèle une idée des conversations que j'avais avec Eugénie (c'est peut-être Berthe qu'elle s'appelait).

Huit jours après, je recevais de Londres un nain, un joli petit nain.

Quand les nains anglais, chacun sait ça, se mêlent d'être petits, ils le sont à défier les plus puissants microscopes; mais quand ils se mêlent d'être méchants, détail moins connu, ils le sont jusqu'à la témérité.

C'était le cas du mien. Oh! la petite teigne!

Il me prit en grippe tout de suite, et sa seule préoccupation fut de me causer sans relâche de vifs déboires et des afflictions de toutes sortes.

Au moment de l'exhibition, il se haussait sur la pointe des pieds avec tant d'adresse, qu'il paraissait aussi grand que vous et moi.

Alors, quand mes amis me blaguaient, disant: « Il n'est pas si épatant que ça, ton nain! » et que je lui transmettais ces propos désobligeants, lui, cynique, me répondait en anglais:

—Qu'est-ce que vous voulez… il y a des jours où on n'est pas en train.

Un soir, je rentrai chez moi deux heures plus tôt que ne semblait l'indiquer mon occupation de ce jour-là.

Devinez qui je trouvai, partageant la couche de Clara (je me rappelle maintenant, elle s'appelait Clara)!

Inutile de chercher, vous ne devineriez jamais.

Mon nain! Oui, mesdames et messieurs, Clara me trompait avec ce British minuscule!

J'entrai dans une de ces colères

Heureusement pour le traître, je levai les bras au ciel avant de songer à le calotter. Il profita du temps que mes mains mirent à descendre jusqu'à sa hauteur pour filer.

Je ne le revis plus.

Quant à Clara, elle se tordait littéralement sous les couvertures.

—Il n'y a pas de quoi rire, fis-je sévèrement.

—Comment, pas de quoi rire? Eh ben, qu'est-ce qu'il te faut à toi?… Grosse bête, tu ne vas pas être jaloux d'un nain anglais? C'était pour voir, voilà tout. Tu n'as pas idée…

Et elle se reprit à rire de plus belle, après quoi elle me donna quelques détails, réellement comiques, qui achevèrent de me désarmer.

C'est égal, dorénavant, je me méfiai des nains et, pour utiliser le local que j'avais loué, je me procurai un géant japonais.

Vous rappelez-vous le géant japonais de 1878? Eh bien! c'est moi qui le montrais. Mon géant japonais ne ressemblait en rien à mon nain anglais. D'une taille plus élevée, il était bon, serviable et chaste.

Ou, du moins, il semblait doué de ces qualités. J'ai raison de dire il semblait, car, à la suite de peu de jours, je fis une découverte qui me terrassa.

Un soir, rentrant inopinément dans la chambre de Camille (oui, c'est bien Camille, je me souviens), je trouvai, jonchant le sol, l'orientale défroque de mon géant, et dans le lit Camille… devinez avec qui!

Inutile de chercher, vous ne trouveriez jamais.

Camille, avec mon ancien nain!

C'était mon espèce de petit cochon de nain anglais, qui n'avait rien trouvé de mieux, pour rester près de Camille, que de se déguiser en géant japonais.

Cette aventure me dégoûta à tout jamais du métier de barnum.

C'est vers cette époque qu'entièrement ruiné par les prodigalités de ma maîtresse j'entrai en qualité de valet de chambre, 59, rue de Douai, chez un nommé Sarcey.

LE VEAU CONTE DE NOËL POUR SARA SALIS

Il y avait une fois un petit garçon qui avait été bien sage, bien sage.
Alors, pour son petit Noël, son papa lui avait donné un veau.

—Un vrai?

—Oui, Sara, un vrai.

—En viande et en peau?

—Oui, Sara, en viande et en peau.

—Qui marchait avec ses pattes?

—Puisque je te dis un vrai veau

—Alors?

—Alors, le petit garçon était bien content d'avoir un veau seulement, comme il faisait des saletés dans le salon…

—Le petit garçon?

—Non, le veau… Comme il faisait des saletés et du bruit, et qu'il cassait les joujoux de ses petites soeurs…

—Il avait des petites soeurs, le veau?

Mais non, les petites soeurs du petit garçon… Alors on lui bâtit une petite cabane dans le jardin, une jolie petite cabane en bois…

—Avec des petites fenêtres?

—Oui, Sara, des tas de petites fenêtres et des carreaux de toutes couleurs… Le soir, c'était le réveillon. Le papa et la maman du petit garçon étaient invités à souper chez une dame. Après dîner, on endort le petit garçon et ses parents s'en vont…

—On l'a laissé tout seul à la maison?

—Non, il y avait sa bonne… Seulement, le petit garçon ne dormait pas. Il faisait semblant. Quand la bonne a été couchée, le petit garçon s'est levé et il a été trouver des petits camarades qui demeuraient à côté…

—Tout nu?

—Oh! non, il était habillé. Alors tous ces petits polissons, qui voulaient faire réveillon comme des grandes personnes, sont entrés dans la maison, mais ils ont été attrapés, la salle à manger et la cuisine étaient fermées. Alors, qu'est-ce qu'ils ont fait?…

—Qu'est-ce qu'ils ont fait, dis?

—Ils sont descendus dans le jardin et ils ont mangé le veau…

—Tout cru?

—Tout cru, tout cru.

—Oh! les vilains!

—Comme le veau cru est très difficile à digérer, tous ces petits polissons ont été très malades le lendemain. Heureusement que le médecin est venu! On leur a fait boire beaucoup de tisane, et ils ont été guéris… Seulement, depuis ce moment-là, on n'a plus jamais donné de veau au petit garçon.

—Alors, qu'est-ce qu'il a dit, le petit garçon?

—Le petit garçon…, il s'en fiche pas mal.

EN VOYAGE SIMPLES NOTES

À l'encontre de beaucoup de personnes que je pourrais nommer, je préfère m'introduire dans un compartiment déjà presque plein que dans un autre qui serait à peu près vide.

Pour plusieurs raisons.

D'abord, ça embête les gens.

Êtes-vous comme moi? j'adore embêter les gens, parce que les gens sont tous des sales types qui me dégoûtent.

En voilà des sales types, les gens!

Et puis, j'aime beaucoup entendre dire des bêtises autour de moi, et
Dieu sait si les gens sont bêtes! Avez-vous remarqué?

Enfin, je préfère le compartiment plein au compartiment vide, parce que ce manque de confortable macère ma chair, blinde mon coeur, armure mon âme, en vue des rudes combats pour la vie (struggles for life).

Voilà pourquoi, pas plus tard qu'avant-hier, je pénétrais dans un wagon où toutes les places étaient occupées, sauf une dont je m'emparai, non sans joie.

Une seconde raison (et c'est peut-être la bonne) m'incitait à pénétrer dans ce compartiment plutôt que dans un autre, c'est que les autres étaient aussi bondés que celui-là.

Cet événement, auquel j'attache sans doute une importance démesurée, se passait à une petite station dont vous permettrez que je taise le nom, car elle dessert un pays des plus giboyeux et encore peu exploré.

Parmi les voyageurs de mon wagon, je citerai:

Deux jeunes amoureux, grands souhaiteurs de tunnels, la main dans la main, les yeux dans les yeux. Une idylle!

Cela me rappelle ma tendre jouvence. Une larme sourd[3] de mes yeux et, après avoir trembloté un instant à mes cils, coule au long de mes joues amaigries pour s'engouffrer dans les broussailles de ma rude moustache.

Continuez, les amoureux, aimez-vous bien, et toi, jeune homme, mets longtemps ta main dans celle de ta maîtresse, cela vaut mieux que de la lui mettre sur la figure, surtout brutalement.

À côté des amants s'étale un ecclésiastique gras et sans distinction, sur la soutane duquel on peut apercevoir des résidus d'anciennes sauces projetées là par suite de négligences en mangeant.

À votre place, monsieur le curé, je détournerais quelques fonds du denier de saint Pierre pour m'acheter des serviettes.

Près de l'ecclésiastique, un jeune peintre très gentil, dont j'ai fait la connaissance depuis.

Beaucoup de talent et très rigolo.

Près de la portière, un monsieur et son fils.

Le monsieur frise la quarantaine, le petit garçon a vu s'épanouir, cette année, son sixième printemps. Pauvre petit bougre!

Le père profite des heures de voyage pour inculquer la grammaire à son rejeton. lis en sont au pluriel, au terrible pluriel.

Les mots en ail aussi, excepté éventail et quelques autres dont la souvenance a disparu de mon cerveau.

Quand l'infortuné crapaud s'est fourré dans sa pauvre petite caboche la règle et ses exceptions, le professeur passe aux exemples, et c'est là qu'il apparaît dans toute sa beauté.

L'enfant tient une ardoise sur ses genoux et un crayon à la main.

—Tu vas me mettre ça au pluriel.

—Oui, papa.

—Fais bien attention.

—Oui, papa.

—Le chacal, cet épouvantail du bétail, s'introduit dans un soupirail.

À ce moment, le jeune peintre me regarde, je regarde le jeune peintre, et, malgré mon sang-froid bien connu, j'éclate de rire et lui aussi.

Le père-professeur, tout à sa leçon, ne devine pas la cause de notre hilarité et continue:

—Voici maintenant les mots en ou, dont certains prennent au pluriel un s, d'autres un x.

J'attends l'exemple. Il ne tarde pas:

—Le pou est le joujou et le bijou du sapajou.

Le petit fait une distribution judicieuse d's et d'x, et nous passons à la géographie.

Non, vous n'avez pas idée de la quantité énorme de fleuves qui se jettent dans la Méditerranée!

Il me semble que, de mon temps, il n'y en avait pas tant que ça.

Mon ami l'artiste me demande gravement comment, recevant toute cette eau, la Méditerranée ne déborde pas.

Je lui fais cette réponse classique: que la Providence a prévu cette catastrophe et mis des éponges dans la mer.

Le petit, qui nous a entendus, demande à son père si c'est vrai.

Le père, interloqué, hausse imperceptiblement les épaules, ne répond pas, et déclare la leçon terminée.

Encouragés par ce résultat, nous tâchons d'inculquer au petit garçon quelques faux principes.

—Savez-vous, mon jeune ami, pourquoi la mer, bien qu'alimentée par l'eau douce des rivières, est salée?

—Non, monsieur.

—Eh bien, c'est parce qu'il y a des morues dedans.

—Ah!

—Et l'ardoise que vous avez là sur vos genoux, savez-vous d'où elle vient?

—Non, monsieur.

—Eh! elle vient d'Angers, et c'est même pour ça que le métier de couvreur est si dangereux.

À ce moment, le père intervient et nous prie de ne pas fausser le jugement de son fils.

Nous répliquons avec aigreur:

—Avec ça que vous n'êtes pas le premier à le lui fausser, quand vous lui faites écrire que les poux sont les joujoux et les bijoux des sapajous! Si vous croyez que ça ferait plaisir à Buffon d'entendre de telles hérésies!

Nous entrons en gare.

Il était temps!

LE CHAMBARDOSCOPE

Je ne me rappelle plus, mais je crois bien que ce fut le jeune duc
Honneau de la Lunerie qui s'écria:

—Non, l'homme n'est pas un animal ou, si c'est un animal, c'est un animal supérieur.

Sur ce dernier mot, Laflemme perdit patience:

—Un animal supérieur, l'homme! … Voulez-vous avoir mon opinion sur l'homme?

—Volontiers, Laflemme.

—L'homme est une andouille, la dernière des andouilles.

—Et la femme?

—La femme en est l'avant-dernière.

—Tu es dur pour l'humanité, Laflemme.

—Pas encore assez! C'est précisément l'humanité qui a perdu l'homme. Dire que cet idiot-là aurait pu être le plus heureux des animaux, s'il avait su se tenir tranquille. Mais non, il a trouvé qu'il n'avait pas assez contre lui de la pluie du ciel, du tonnerre de Dieu, des maladies, et il a inventé la civilisation.

—Pourtant, Laflemme…. interrompit le jeune duc Honneau de la Lunerie.

—Il n'y a pas de pourtant, duc Honneau! véhémenta Laflemme. La civilisation, qu'est-ce que c'est, sinon la caserne, le bureau, l'usine, les apéritifs, et les garçons de banque?

« L'homme est si peu le roi de la Nature, qu'il est le seul de tous les animaux qui ne puisse rien faire sans payer. Les bêtes mangent à l'oeil, boivent à l'oeil…, aiment à l'oeil…

—Je te ferai remarquer, Laflemme, que beaucoup d'humains ne se gênent pas pour pratiquer cette dernière opération le plus ophtalmiquement du monde. Il existe même certains quidams qui en tirent de petits bénéfices.

—Parfaitement! mais de quel opprobre l'humanité ne couvre-t-elle pas ces êtres ingénieux et charmants! Je reviens à la question. Avez-vous jamais vu un daim se ruiner pour une biche? Le cochon le plus dévoyé ne peut-il pas se livrer à toutes ses cochonneries sans qu'un de ses confrères, déguisé en sergent de ville ou en huissier, ne vienne lui présenter un mandat d'arrêt ou un billet à ordre?… Dites-le moi franchement, qui de vous peut se vanter d'avoir assisté au spectacle d'une sarigue tirant un sou de sa poche!

Pas un de nous ne releva le défi. Laflemme avait décidément raison: l'homme était un animal inférieur.

Le jeune duc Honneau de la Lunerie lui-même semblait écrasé sous l'éloquence documentaire de notre brave ami Laflemme.

Notre brave ami Laflemme n'était pas, comme on pourrait le croire, un paradoxal fantaisiste, un creux théoricien.

À peine au sortir de l'enfance, et même un peu avant, il avait mis en pratique ses théories sur la méprisabilité du travail.

Sa devise favorite était: On n'est pas des boeufs. Son programme: Rien faire et laisser dire.

La manifestation de ces farouches révolutionnaires qui réclamaient huit heures de travail par jour lui arracha de doux sourires, et il félicita de tout son coeur les gardiens de la paix (sic) qui assommèrent ces formidables idiots.

Laflemme ne possédait aucune fortune personnelle ou autre. Employé nulle part, il eût été mal venu à réclamer des appointements.

L'horreur instinctive qu'il avait de la magistrature en général et de
Mazas en particulier le maintint dans le chemin d'une vertu relative.

Il lui arriva souvent d'emprunter des sommes qu'il négligea de rendre, mais toujours à des gens riches que ces transactions ne pouvaient gêner (une certaine sensibilité native lui tenant lieu de conscience).

Entre-temps, il exécutait des besognes pitoyablement rémunératrices, mais coûtant si peu d'efforts, comme, par exemple, des romans pour le compte de M. Richebourg.

Un de ceux qu'il écrivit, dans ces conditions, est resté gravé au plus creux de tous les coeurs vraiment concierges. Il s'appelait, si mes souvenirs sont exacts:

La Belle Cul-de-Jatte ou la Fille du Fou mort-né.

Tout l'argent que lui rapporta cette oeuvre sensationnelle passa, d'ailleurs, à l'entretien d'une charmante jeune femme de Clignancourt, qu'il possédait pour maîtresse, et à qui sa taille exiguë avait valu le sobriquet de la môme Zéro-Virgule-Cinq.

Malgré ses faibles dimensions, la môme Zéro-Virgule-Cinq était douée d'appétits cléopâtreux, et le pauvre Laflemme dut la céder un beau soir, pour dix sous, à un Russe ivre-mort.

L'hiver approchait.

Laflemme, assez frileux de sa nature, et dégoûté de patauger dans la boue frigide de Paris alors qu'il fait si beau soleil dans le Midi, résolut d'aller passer l'hiver à Nice.

Il fit ses malles, lesquelles consistaient en une valise surannée, enleva la petite aiguille d'une vieille montre en nickel qu'il avait, mit la grande aiguille sur 6 heures et prit le train de Nice.

Encore peu de monde à Nice: la saison commençait à peine.

Laflemme s'installa dans un hôtel confortable, et, dès le premier dîner qu'il fit à la table d'hôte, intéressa vivement les voyageurs.

La conversation était tombée, comme il arrive à toutes les tables d'hôte de Nice, chaque jour que Dieu fait, sur le fameux tremblement de terre de 1886.

(À Nice, on ne connaît que quatre sujets de conversation: la roulette de
Monte-Carlo, le tremblement de terre de 86, les gens de marque arrivant
ou partant, et la joie généreuse qu'on éprouve à avoir chaud quand les
Parisiens grelottent.)

—Le tremblement de terre! dit Laflemme d'une voix douce, mais bien articulée. Les gens qui en seront victimes désormais, c'est qu'ils le voudront bien.

On dressa l'oreille d'un air interrogateur.

—Parfaitement, puisque la science permet maintenant de prévoir la catastrophe vingt-quatre heures avant son explosion.

Pour le coup, tous les dîneurs se suspendirent aux lèvres de Laflemme.

—Comment! vous ne connaissez pas le chambardoscope, cet instrument inventé par un prêtre irlandais?

Aucun de ces messieurs et dames ne connaissait le chambardoscope.

Laflemme sortit sa fameuse vieille montre de nickel.

—Vous voyez, ça n'est pas bien compliqué. L'instrument ressemble un peu à une montre, à cette différence près qu'il ne comporte qu'une aiguille. L'intérieur consiste en un appareil extrêmement sensible aux courants telluriques qui travaillent le sol. La façon de s'en servir est des plus simples. Vous placez l'instrument à plat, comme ceci, de façon que l'aiguille soit bien dans l'axe du méridien, comme cela. Si l'aiguille se maintient sur le chiffre 6, rien à craindre. Si l'aiguille incline à droite du 6, c'est qu'on a affaire à des courants telluriques positifs. Si, au contraire, elle se dirige à gauche, cela annonce des courants telluriques négatifs, plus dangereux que les autres.

Tous les yeux se fixaient, attentifs, sur l'aiguille, qui se maintint impassiblement au chiffre 6.

—Nous pouvons dormir sur nos deux oreilles, conclut gaiement Laflemme.

À partir de ce jour, Laflemme fut l'enfant gâté de l'hôtel. Au déjeuner, au dîner, il devait sortir son chambardoscope.

—Encore rien aujourd'hui! Allons, ça va bien!

Et les visages de refléter la sérénité.

Le matin du septième jour, Laflemme descendit plus tôt que de coutume.
Il prit en particulier le patron de l'hôtel.

—Ayez la bonté de me préparer ma note. Je télégraphie à Paris pour qu'on m'envoie de l'argent, et je file ce soir.

—Qu'y a-t-il donc?

—Voyez plutôt.

La chambardoscope marquait 9,5. Courants telluriques négatifs, les pires de tous! Ça n'allait pas traîner.

Le patron blêmit.

—Surtout, n'en dites rien à personne… Votre instrument peut se tromper.

—Mon devoir me commande d'avertir tout le monde.

—N'en faites rien, je vous en conjure.

Et le pauvre homme blêmissait toujours. Cette révélation, c'était l'hôtel vidé sur l'heure, la saison perdue, la ruine!

—Tenez, monsieur Laflemme, voici votre note acquittée, faites-moi l'amitié de partir tout de suite.

—Mais je n'ai pas d'argent pour le voyage.

—Voici deux cents francs, mais partez sans rien dire.

Laflemme mit gravement la note acquittée dans son portefeuille, les dix louis dans son porte-monnaie et prit le train.

Il passa une délicieuse journée à Cannes et revint, le soir même, s'installer dans un excellent hôtel de Nice—pas le même, bien entendu.

Le chambardoscope excita le même intérêt dans ce nouvel endroit que le précédent.

Je ne fatiguerai pas le lecteur au récit monotone des aventures de
Laflemme dans les hôtels de Nice.

Qu'il vous suffise de savoir que le coup du chambardoscope ne rata jamais.

La roulette de Monte-Carlo, touchée de tant d'ingéniosité, se transforma en alma parens pour Laflemme, qui revint, au printemps, gros, gras, souriant et non dénué de ressources.

C'est à ce moment-là qu'il ajouta à sa devise favorite, un peu triviale, de: On n'est pas des boeufs, celle, plus élégante et néodarwinienne, de: Truc for life!

UNE INVENTION MONOLOGUE POUR CADET

Si quelqu'un m'avait dit que je ferais une invention, j'aurais été bien étonné! Et, vous savez…. pas une de ces petites inventions de rien du tout, non… une invention sérieuse.

Je ne dis pas que ce soit une de ces inventions qui bouleversent un siècle, non, mais…

C'est drôle comme ça vous vient, une invention … au moment où on s'y attend le moins!

C'est l'histoire de l'oeuf de Christophe Colomb! …

Colomb ne pensait pas plus à découvrir l'Amérique qu'à rien du tout… Voilà que ses yeux tombent sur un oeuf dur… Alors, il se dit: … Je ne me rappelle pas ce qu'il s'est dit, mais enfin ça lui a donné l'idée de découvrir l'Amérique.

Mon invention, à moi, ne m'est pas venue comme ça.

Il n'y a pas d'oeuf dur dans la mienne.

Je ne pose pas, moi! Je n'ai pas un esprit en coup de foudre, mais j'ai de la logique, une logique serrée, une de ces logiques… serrées

Voilà comment je l'ai trouvée, mon invention.

Il pleuvait à verse, une de ces pluies! Ah! quel joli temps!

Auprès de ce temps-là, le déluge universel aurait pu être considéré comme de la sécheresse.

Justement j'avais une course pressée. Je me trouvais sous les arcades de la rue de Rivoli…

Et je me disais: Quel dommage que toutes les rues de Paris ne soient pas bâties comme la rue de Rivoli…

On s'en irait au sec, sous les arcades, où l'on voudrait. Ce serait charmant! … Si j'étais le gouvernement, je forcerais les propriétaires à bâtir leurs maisons avec des arcades.

Ce ne serait peut-être pas libéral.

Non, pas d'arcades, mais qu'est-ce qui empêcherait les boutiquiers de tendre devant leurs boutiques des toiles qui abriteraient les passants?

La Chambre ferait une loi pour forcer les commerçants à dresser des tentes pendant la pluie.

Puis, tout à coup… vous me suivez bien, n'est-ce pas?… Je vais vous faire assister (solennel) à la genèse de mon idée… Je me suis dit: Mais pourquoi chaque citoyen n'aurait-il pas sa petite tente à lui? Une petite toile soutenue par des bâtons légers, du bambou, par exemple, qu'on porterait soi-même, au-dessus de sa tête, pour se garantir de la pluie.

Mon invention était faite!… Il ne restait plus qu'à la rendre pratique.

Voilà ce que j'ai imaginé:

Figurez-vous une étoffe…. soie, alpaga, ce que vous voudrez…. taillée en rond et tendue sur des tiges en baleine. Toutes ces tiges sont réunies au centre, autour d'un petit rond de métal qui glisse le long d'un bâton, comme qui dirait une canne.

Quand il ne pleut pas, les baleines sont couchées le long du manche avec l'étoffe… Dans ce cas-là, vous vous servez de mon appareil comme d'une canne.

Crac! il pleut! … Vous poussez le petit étui le long du manche… Les baleines se tendent, l'étoffe aussi… Vous interposez cet abri improvisé entre vous et le ciel, et vous voilà garanti de la pluie.

Ça n'est pas plus difficile que ça, mais il fallait le trouver.

Je vous fais le pari qu'avant trois mois mon instrument est dans les mains de tout le monde.

On pourra en établir à tous les prix, en coton pour les classes ouvrières, en soie pour les personnes aisées.

Ce n'est pas le tout d'inventer, il faut baptiser son invention.

J'avais songé à des mots grecs, latins, comme on fait dans la science.
Puis, j'ai réfléchi que ce serait prétentieux.

Alors je me suis dit: Voyons… j'ai fait une invention simple, donnons-lui un nom simple. Mon appareil est destiné à parer à la pluie, je l'appellerai Parapluie.

Mais je cause, je cause. Je vais prendre mon brevet au ministère, je n'ai pas envie qu'on me vole mon idée. Car, vous savez, quand une idée est dans l'air, il faut se méfier.

LE TEMPS BIEN EMPLOYE

À cette époque-là—voilà bien une pièce de dix ans; comme le temps passe!—, je payais mon loyer à des intervalles inégaux, mais peu rapprochés.

Ça n'a pas beaucoup changé depuis, mais maintenant, j'ai une bonne propriétaire qui se contente de me dire entre-temps:

—Eh bien! monsieur A …, pensez-vous à moi?

—Mais oui, madame C …, lui souris-je irrésistiblement, je n'arrête pas d'y penser.

Et elle reprend, douloureuse:

—C'est que je suis bien gênée, en ce moment.

—Pas tant que moi, madame C…, pas tant que moi!

À l'époque dont je parle, je me trouvais en proie à un propriétaire qui ne se fit aucun scrupule d'éparpiller aux quatre vents des enchères publiques mon mobilier hétéroclite et mes collections (provenant en grande partie d'objets dérobés).

Je ne fis ni une ni deux, et, dégoûté du Quartier latin, j'allai me nicher dans le premier hôtel venu du quartier Poissonnière, parfaitement inconnu de moi, d'ailleurs.

Maison calme, patriarcale, habitée par des gens qu'on ne rencontrait jamais dans les escaliers et qui se couchaient à des heures incroyables de nuit peu avancée.

J'en rougissais.

J'avais beau rentrer comme les poules, c'était toujours moi le dernier couché.

Je ne connaissais pas mes colocataires, mais leurs chaussures n'avaient aucun mystère pour moi.

À la lueur de mes allumettes-bougies (de contrebande), je les connus et les reconnus, sans jamais me tromper.

Par exemple, je savais que le 7 chaussait couramment de gros brodequins en cuir fauve, tandis que le 12 avait adopté la bottine en chevreau à boutons.

Et toutes ces chaussures, rangées sur leur paillasson respectif, me semblaient, dans la nuit des couloirs, autant de muets reproches.

—Comment! disaient les bottines à élastiques du 3, tu rentres seulement et voici l'aurore.

Les souliers vernis du 14. reprenaient

—Vil débauché, d'où viens-tu? Du tripot, sans doute, ou de quelque endroit pire encore!

Et je m'enfuyais, confus, par les couloirs ténébreux.

Une seule consolation m'était réservée. un paillasson qui ne m'insultait pas.

Non pas qu'il fût jamais veuf de cuir, au contraire, toujours deux paires, une de femme, une d'homme. Celle de femme, jolie, minuscule, adorablement cambrée et visiblement toujours au service des mêmes petits pieds.

Celle d'homme, ondoyante, diverse et jamais la même que la veille ou le lendemain.

Des fois, bottes élégantes; d'autres jours, solides chaussures à cordons; ou bien larges souliers plats, pleins de confort.

Mais toujours de la bonne cordonnerie cossue.

Les hommes se renouvelaient, et on devinait en eux des gaillards à leur aise.

Et, en somme, se renouvelaient-ils tant que ça? Pas tant que ça, car, à force d'habitude, j'arrivai à les reconnaître et à savoir leur jour.

Ainsi, les solides chaussures passaient sur le paillasson infâme la nuit du mardi au mercredi.

La nuit du mercredi au jeudi était réservée aux bottes fines, et ce fut toujours le dimanche soir que je remarquai les larges souliers plats.

Un seul jour de la semaine, ou plutôt une seule nuit, les jolies petites bottines restaient seules.

Et ce qu'elles avaient l'air de s'embêter, les pauvres petites!

Souvent j'eus l'idée de leur proposer ma société, mais je ne les connaissais vraiment pas assez pour ça.

Et régulièrement, toutes les nuits du jeudi, les petites bottines se morfondaient en leur pitoyable solitude.

Je n'avais jamais vu la dame hospitalière, mais je grillais du désir d'entrer en relations avec elle; ses bottines étaient si engageantes!

Et un beau jour, dans l'après-midi, je frappai à la porte.

Une manière de petite bourgeoise infiniment jolie, un peu trop sérieuse peut-être, vint m'ouvrir.

Je crus m'être trompé, mais un rapide coup d'oeil sur les bottines me rassura: c'était bien la personne.

J'incendiai mes vaisseaux et déclarai ma flamme.

Elle écouta ma requête avec un petit air grave, en bonne commerçante qui recevrait une commande et se verrait désolée de la refuser:

—Je suis navrée, monsieur, impossible… Tout mon temps est pris.

—Pourtant, insistai-je, le jeudi?

Elle réfléchit deux secondes.

—Le jeudi? J'ai mon cul-de-jatte.

FAMILLE

Ribeyrou et Delavanne, les deux inséparables, avaient passé cet après-midi de dimanche au Quartier latin. Avec une conscience scrupuleuse, ils avaient visité tous les caboulots à filles et les grands cafés.

Vers sept heures, ils se souvinrent brusquement d'une invitation à dîner boulevard de Clichy.

L'omnibus de la place Pigalle leur tendait les bras. Ils s'y installèrent, légèrement émus.

Sur le parcours de ce véhicule se trouve le quai des Orfèvres.

Bien curieux, ce quai. Toutes les maisons s'y ressemblent: boutiques au rez-de-chaussée, et au-dessus des boutiques un petit entresol très bas, qui semble plutôt une cabine de bateau qu'un appartement de terre ferme.

Comme les boutiques sont elles-mêmes assez basses, les omnibus sont juste à la hauteur de l'entresol, et pour peu qu'ils passent au ras du trottoir, on plonge dans les intérieurs avec une étonnante facilité.

Ce fut précisément le cas de Ribeyrou et Delavanne. Un encombrement de voitures arrêta leur omnibus et, pendant une grande minute, ils se trouvèrent mêlés malgré eux à une réunion de famille.

C'était devant la boutique d'un graveur héraldique.

Tout le monde se trouvait réuni, là, autour d'une table où fumait un potage appétissant.

Il y avait le papa, la maman, deux grandes jeunes filles, habillées pareil, d'une vingtaine d'années, et une autre petite fille.

Il faisait un temps superbe, ce soir-là, et ces braves gens dînaient la fenêtre ouverte.

L'omnibus était si près qu'on sentait un délicieux fumet de pot-au-feu.

Ribeyrou et Delavanne, complètement médusés par ce tableau d'intérieur, sentaient déjà une douce émotion mouiller leurs paupières.

L'omnibus s'ébranla.

Delavanne rompit le silence.

—Voilà la vie de famille.

—Ah! que ce doit être bon! répondit Ribeyrou.

—Meilleur que la vie que nous menons.

—Et moins éreintant.

—Tiens! veux-tu, descendons. Je veux revoir ces braves gens encore une fois.

Malheureusement, à pied, on ne voit pas si bien. Tout au plus aperçurent-ils le rond de lumière que faisait la lampe sur le plafond.

Ils poussèrent jusqu'à la place Saint-Michel, prirent une absinthe, la dernière, et regrimpèrent sur un omnibus en partance.

Cette fois, il n'y avait pas d'encombrement sur le quai. L'entresol leur passa devant les yeux, charmant, mais trop rapide.

Ils virent à peine la maman qui servait le boeuf. Et encore, était-ce du boeuf?

—Ah! la vie de famille! reprit Ribeyrou avec un gros soupir.

—Est-ce que ça ne te rappelle pas les intérieurs hollandais de… de ce peintre, tu sais…?

—Oui, je sais ce que tu veux dire… un peintre flamand.

—Précisément.

—Veux-tu les revoir encore une fois?

—Volontiers.

Et le manège recommença, non pas une fois, mais dix fois, et toujours scandé par l'absinthe, la dernière, place Saint-Michel.

Les contrôleurs du bureau commençaient à s'inquiéter de cette étrange conduite. Mais comme les deux voyageurs, en somme, se comportaient comme tout le monde, il n'y avait rien à dire.

Ils prenaient l'omnibus, contemplaient, descendaient, remontaient sur le suivant, etc.

Pendant ce temps, la famille du graveur héraldique poursuivait son repas sans se douter que deux jeunes gens les suivaient avec tant d'attendrissement.

Après le boeuf était venu le gigot, et puis des haricots, et puis de la salade, et puis le dessert.

À ce moment-là, le temps devenant plus frais, on ferma la fenêtre.

Une des jeunes filles se mit au piano. Une autre chantait.

Du quai, on n'entendait rien, mais on devinait facilement que cette musique devait être charmante.

À force de prendre des absinthes, toujours la dernière, les amis éprouvaient une violente émotion. Ils pleuraient comme des veaux, littéralement.

—Ah! la vie de famille!

À un moment, Delavanne sembla prendre une grande résolution.

—Tiens! nous sommes imbéciles de nous désoler. Tout ça peut bien s'arranger. Si tu veux, nous allons monter chez ces gens demander la main des demoiselles.

Vous devinez l'accueil.

Le graveur héraldique, d'abord ahuri, leur répliqua par une allocution d'une extrême vivacité, où le terme de sale pochard venait avec une fréquence regrettable.

Delavanne se drapa dans une dignité prodigieuse:

—Votre refus, monsieur l'artisan, ne perdrait rien à être formulé en termes plus choisis.

—Avec tout ça, objecta Ribeyrou, il nous faut regagner Montmartre.
Prenons l'omnibus.

—Oh! non, plus d'omnibus; je commence à en avoir assez.

Le lendemain matin, les deux amis, après une nuit tumultueuse, se retrouvèrent aux environs du bastion de Saint-Ouen, sans pouvoir reconstituer la chaîne des événements qui les avaient amenés dans cet endroit hétéroclite.

En buvant le dernier mêlé-cassis, Ribeyrou fut pris d'un éclat de rire.

—Je sais ce que tu as, s'exclama Delavanne: tu penses au graveur héraldique d'hier.

—Ah! oui… dans leur entrepont!

—Crois-tu, hein?…

—Quelles moules!

Et ils allèrent se coucher.

COMFORT

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais j'adore l'Angleterre. Je lâcherais tout, même la proie, pour Londres.

J'aime ses bars, ses music-halls, ses vieilles femmes saoules en chapeau à plume.

Et puis, il y a une chose à se tordre qui vaut, à elle seule, le voyage: c'est la contemplation du comfortable anglais.

Le monsieur qui, le premier, a lancé la légende du comfortable anglais était un bien prodigieux fantaisiste. J'aimerais tant le connaître!

Le comfortable anglais… Oh! laissez-moi rire un peu et je continue.

D'ailleurs ça m'est égal, le confortable.

Quand on a été, comme moi, élevé à la dure par un père spartiate et une mère lacédémonienne, on se fiche un peu du confortable.

Les serviettes manquent-elles? Je m'essuie au revers de ma manche. Les draps du lit ont-ils la dimension d'un mouchoir de poche? Eh! je me mouche dedans, puis, pirouettant sur mes talons, je sifflote quelque ariette en vogue.

Voilà ce que j'en fais du confortable, moi.

Et je ne m'en trouve pas plus mal.

Pourtant, une fois…

(J'avertis mes lectrices anglaises que l'histoire qui suit est d'un shocking …)

Pourtant, une fois, dis-je, j'aurais aimé voir London (c'est ainsi que les gens de l'endroit appellent leur cité) un tantinet plus confortable.

À Londres, vous savez, ce n'est pas comme à Paris.

Dans un sens particulier, dans le sens chalet, Paris est une véritable petite Suisse.

Il est vrai—oh! le beau triomphe que de casser l'aile aux rêves!—, il est vrai qu'au gentil mot de chalet le langage administratif ajoute de nécessité.

Qu'importe, ô Helvétie!

À propos d'Helvétie, c'était justement la mienne—je reviens à mes moutons—qui se trouvait cruellement en jeu, ce jour-là.

J'avais bu beaucoup d'ale, pas mal de stout et un peu de porter.

Je regagnais mon logis. Il pouvait être cinq ou six heures du soir. À l'entrée de Tottenham Court Road, je regrettai vivement… le boulevard Montmartre, par exemple.

Le boulevard Montmartre est bordé, sur ses trottoirs, de kiosques à journaux, de colonnes Morris et de… comprenez, Parisiens.

Tottenham Court Road, une belle artère, d'ailleurs, manque en totalité de ces agréments de la civilisation, et vous savez qu'en Angleterre il est absolument dangereux de lire des affiches de trop près.

Entrer quelque part et demander au concierge… dites-vous?… Doux rêveurs! En Angleterre, nul concierge. (Ça, par exemple, c'est du confortable.)

Alors, quoi?

Mon ale, mon stout, mon porter s'étaient traîtreusement coalisés pour une évasion commune, et je sentais bien qu'il faudrait capituler bientôt.

Pourrais-je temporiser jusqu'à Leicester Square? That was the question.

Je fis quelques pas. Une angoisse aiguë me cloua sur le sol.

Chez moi le besoin détermine le génie.

J'avisai un magasin superbe, sur les glaces duquel luisaient, en lettres d'or, ces mots:

Albert Fox, chemist and druggist

J'aime beaucoup les pharmacies anglaises à cause de l'extrême diversité des objets qu'on y vend, petites éponges, grosses éponges, cravates, jarretières, éponges moyennes, etc.

J'entrai résolument.

—Good evening, sir.

—Good evening, sir.

—Monsieur, continuai-je en l'idiome de Shakespeare, je crois bien que j'ai le diabète…

—Oh! reprit le chemist dans la même langue.

Yes, sir, et je voudrais m'en assurer.

—La chose est tout à fait simple, sir. Il n'y a qu'à analyser votre… do you understand?

Of course, I do.

Et pour que je lui livrasse l'échantillon nécessaire, il me fit passer dans un petit laboratoire, me remit un flacon de cristal surmonté d'un confortable entonnoir.

Quelques secondes, et le flacon de cristal semblait un bloc de topaze.

Je me rappelle même ce détail—si je le note, ce n'est pas pour me vanter, car je suis le premier à trouver la chose dégoûtante—, le flacon étant un peu exigu, je dus épancher l'excédent de topaze dans quelque chose de noir qui mijotait sur le feu.

Sur l'assurance que mon analyse serait scrupuleusement exécutée, je me retirai, promettant d'en revenir chercher le résultat le lendemain à la même heure.

Good night, sir.

—Bonsoir, mon vieux.

Le lendemain, à la même heure, le steamer Pétrel cinglait vers Calais, recélant en sa carène un grand jeune homme blond très distingué, qui s'amusait joliment.

C'est égal, si jamais je deviens réellement diabétique, je croirai que c'est le dieu des english chemists qui se venge.

ABUS DE POUVOIR

Lorsque je fus parvenu, ma chère Hélène, à l'âge où les jeunes hommes choisissent leur carrière, j'hésitai longuement entre l'état ecclésiastique et la chapellerie.

J'aurais bien voulu me faire prêtre, rapport à la confession, mais, pour des motifs qu'on trouvera développés tout au long dans un petit opuscule de moi, récemment paru chez Gauthier-Villars, la chapellerie ne laissait pas que de me taper violemment dans l'oeil.

Si violemment, qu'en fin de compte, j'optai pour cette profession.

La vieille tante qui m'a élevé s'informa d'une bonne maison où je pusse sucer le meilleur lait des premiers principes, et, à quelques jours de là, j'entrais, en qualité de jeune commis, chez MM. Pinaud et Amour, rue Richelieu.

La maison Pinaud et Amour se composait, à cette époque, comme l'indique son nom, d'un nommé Pinaud et d'un nommé Amour.

Mes nouveaux patrons me prirent tout de suite en amitié.

Le fait est que j'avais tout pour moi: physique avantageux, manières affables, vive intelligence des affaires, de la conversation, aperçus ingénieux, vives ripostes, et (ce qui ne gâte rien) une probité relative ou à peu près.

Avec cela, musicien, doué d'une voix de mezzo-soprano d'un charme irrésistible.

N'oublions pas, puisque nous sommes sur ce chapitre, et bien que la chose ne comporte qu'un intérêt indirect, ma peu commune aptitude aux sciences physiques et naturelles.

MM. Pinaud et Amour semblaient enchantés de leur nouvelle recrue et me traitaient avec une foule d'égards.

Bref, les choses marchaient comme sur Déroulède, quand arriva le 14 juillet.

Je ne sais si vous l'avez remarqué, mais, le 14 juillet, il y a beaucoup de petits bals publics installés sur les places et carrefours de Paris.

Je dis des petits bals publics, je ne sais pas pourquoi, car il y en a aussi des grands, ce qui était le cas de celui qui s'accomplissait, cette année-là, place de la Bourse.

On ferma le magasin à midi et les patrons donnèrent campo à leurs employés.

Tudieu! messeigneurs, quel entrain, quelle vaillance!

Oh! les tailles qui s'abandonnent entre les bras d'acier

Oh! les tendres aveux murmurés entre gens qui ne se connaissaient pas le matin!

14 juillet! Sois à jamais bénie, date sacrée, car tu fais gagner joliment du temps aux amoureux et même aux autres.

Je me souviendrai longtemps que ce fut ce jour-là que je connus les deux premiers journalistes de ma vie.

Il s'agit de M. Mermeix, alors rédacteur au Gaulois, et de M. Mayer-Lévy (israélite, je crois).

Cette jolie fête faillit être gâtée par un accident regrettable: un petit garçon, voulant attraper les cymbales, se hissa sur l'estrade des musiciens. Le pied lui manqua, et voilà mon bonhomme par terre.

Malheureusement, les cymbales glissèrent également et firent au jeune imprudent une assez forte bosse au front.

Pendant qu'on l'emportait chez un pharmacien, une jeune fille me demanda:

—Qu'y a-t-il donc?

—Oh! rien, fis-je.

Et, parodiant un vers bien connu de notre grand poète national, j'ajoutai plaisamment:

« L'enfant avait reçu des cymbales sur la tête »

Sans s'émouvoir, et du tic au tac, la jeune fille répondit sur le même ton que moi:

« Il aimait trop les cymbales, c'est ce qui l'a tué. »

J'admirai tant d'esprit et de sang-froid chez une frêle jeune fille (elle était frêle) et je lui vouai sur l'heure la plus ardente des flammes.

(Ne froncez pas votre sourcil, Hélène, à ce lointain souvenir. Vous savez bien que je n'aime que vous. D'ailleurs, vous verrez par la suite que mes relations avec la frêle jeune fille demeurèrent des moins effectives.)

La frêle jeune fille (ai-je dit qu'elle était frêle?) s'appelait
Prudence.

Elle ne mit aucune mauvaise grâce à déclarer qu'elle me trouvait assez conforme à son genre d'idéal, et nous voilà les meilleurs amis du monde.

Fort avant dans la nuit et après avoir dansé, tels des perdus, je reconduisis Prudence chez sa maman.

Mais elle avait mon adresse, et mille fois par jour elle passait et repassait devant mon magasin.

Moi, je me sentais bien content, bien content.

Le dimanche suivant, c'était convenu, Prudence devait couronner ma flamme.

Mais le fameux dimanche suivant, au moment où j'allais sortir, après avoir mis ma plus belle cravate, mon second patron, M. Amour, me demanda:

—Où allez-vous, Émile?

—Mais… je sors.

—Vous ne sortirez pas.

—Si, je sortirai!

—Non, vous ne sortirez pas, il y a de l'ouvrage.

—Si, je sortirai!

Et M. Amour m'empoigna et me fit rentrer dans l'arrière-boutique.

À ce moment, je n'avais pas encore acquis cette prodigieuse robustesse qui a fait de moi la terreur de Clichy-Levallois.

La rage au coeur, je me débattis, mais vainement. M. Amour me tenait d'une poigne de fer. Pendant ce temps-là, Prudence filait avec Dieu sait qui, car on ne l'a jamais revue.

Amour, Amour, quand tu nous tiens, on peut bien dire: Adieu Prudence!

[1] Si, par hasard, un descendant de ce monarque se trouvait offusqué de cette appréciation, il n'a qu'à venir me trouver. Je n'ai jamais reculé devant un Valois.—A.A.

[2] Ce petit conte a été publié il y a cinq ans, détail important pour éviter toute confusion avec une histoire analogue ô combien!—parue récemment sous la signature d'un jeune homme blême dont le père m'a accusé, devant Yvette Guilbert, de lui devoir deux termes, ce qui est faux.—A.A.

[3] Il est malheureux que cette expression vieillisse, car elle est significative et utile. Amyot s'en est servi dans sa traduction de Daphnis et Chloé: « Il y avait en ce quartier-là une caverne que l'on appelait la caverne des Nymphes, qui était une grande et grosse roche, au fond de laquelle SOURDAIT une fontaine qui faisait un ruisseau dont était arrosé le beau pré verdoyant. »

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