A Suse : $b Journal des fouilles, 1884-1886
XII
Retour en France.—Difficultés diplomatiques.—Quatrième passage de la mer Rouge.—Mascate.—Histoire sommaire de l'État de Mascate.—L'Imam.—Le peuple.—Encore Bouchyr.—Un nouveau gouverneur.—Le Persépolis.—Victoire sur la douane turque.—Amarah.—Arrivée d'une caravane persane.—Nouvelles de Suse.—Le cheikh de la tribu des Beni-Laam.—Faust et Marguerite.
Partis de Bassorah le 26 mai, mon mari et moi revoyions les côtes de France le 1er juillet. Des dépêches diplomatiques avaient devancé notre arrivée. Hélas! leur contenu n'était pas de nature à nous procurer le repos moral qui nous eût été nécessaire après les vicissitudes d'une laborieuse campagne et les fatigues de deux voyages également pénibles.
Le ministre des Affaires étrangères de Sa Majesté le Chah annonçait à son collègue du quai d'Orsay le retrait des firmans royaux. Il se fondait sur la pétition des mollahs de Dizfoul, pétition dont Mirza Abdoul-Raïm nous avait déjà donné une lecture sommaire. Jamais instrument plus bizarre ne franchit les portes d'une chancellerie. Qu'on en juge!
«Pétition du clergé de l'Arabistan à Son Excellence Mozaffer el Molk, gouverneur de l'Arabistan, du Loristan, etc.
«Nous vous exposons....
«Il est certain que les croyances de chaque contrée sont différentes; mais, dans la Susiane, nous savons, depuis longtemps, que la cause de la cherté des vivres à Dizfoul, des pluies torrentielles et des nuages aux noires couleurs qui s'amoncellent chaque soir à l'horizon, doit être attribuée à l'arrivée des ingénieurs français installés auprès du tombeau de Daniel.
«Leurs Excellences fouillent les tombeaux de gens qui, depuis des milliers d'années, reposaient sous la terre, et qui, de leur vivant, furent de fervents disciples de leur religion; ils extraient des profondeurs du sol les talismans que nos prophètes y avaient autrefois enterrés pour la sauvegarde de la Susiane. Que de maladies vont désoler notre pays! Il est en effet prouvé que, toutes les fois que les Francs ont mis le pied en Susiane, des signes précurseurs de la colère divine nous ont été envoyés et ont précédé les plus terribles fléaux. Que Dieu protège notre cité et éloigne les auteurs de nos maux!»
Mozaffer el Molk, enchanté de se débarrasser sans bruit de voisins gênants, et, plus encore, d'éloigner de ses lèvres un calice bien amer s'il nous arrivait malheur, saisit l'occasion à ses longs cheveux. Le gouverneur raconta les scènes tumultueuses qui avaient signalé notre installation à Suse, il parla des vexations auxquelles nous avions été en butte pendant le pèlerinage, des fréquentes incursions des Arabes nomades sur le territoire persan, du fanatisme local, et, faisant bouquet de toute fleur, envoya ses élucubrations administratives à son supérieur hiérarchique, le prince Zellè Sultan, fils aîné du Chah.
Le gouvernement iranien s'avouait incapable de réprimer les sentiments hostiles de ses sujets et d'assurer notre sécurité; avec une humilité sans égale, il déclinait toute responsabilité dans le cas probable où la mission serait pillée ou massacrée.
Notre agent diplomatique joignait à ces divers documents son appréciation personnelle. «Nous nous trouvons, disait-il, en présence d'obstacles sérieux, suscités par la superstition locale, et contre lesquels, dans sa faiblesse, le gouvernement persan est impuissant à réagir. Que des coups de fusil soient tirés contre notre personnel scientifique, Son Excellence Mozaffer el Molk m'a formellement déclaré que le gouvernement de Sa Majesté n'en saurait être rendu responsable; cet incident peut parfaitement se produire avec des populations ignorantes et pillardes qui, il y a trois ans à peine, ont détruit la ligne télégraphique de Chouster à Ispahan sans qu'aucun châtiment ait pu leur être infligé. D'autre part, si les difficultés dont m'a entretenu le ministre des Affaires étrangères ne sont pas sérieuses et ne tiennent qu'à l'avidité de quelque gouverneur, j'en serai avisé par M. Dieulafoy et je pourrai alors faire donner des ordres plus formels par S. A. Zellè Sultan; mais les lettres, vieilles d'un mois, que j'ai seulement pu recevoir de M. Dieulafoy ne me laissent pas d'illusion: notre ingénieur me déclarait qu'il était déjà en butte à mille vexations. Je ne sais, étant donnée la difficulté des communications entre Téhéran et Chouster, s'il aura reçu mes réponses, dans lesquelles je lui recommandais la plus grande prudence....»
Dès notre retour, les négociations furent activement reprises. La cour de Téhéran finit par autoriser la mission à séjourner encore quelques mois dans le voisinage du Gabré Danial, sous la réserve expresse que le gouvernement de la République ne demanderait ni explications ni indemnité si les agents français, comme tout semblait le faire prévoir, périssaient au cours de la prochaine campagne. En réponse à de nouvelles représentations, il fut pourtant convenu que le roi, sans assumer une responsabilité qu'il répudiait absolument, ne modifierait pas les termes des firmans octroyés l'année précédente et ne nous retirerait pas le bénéfice des recommandations officielles dont Mozaffer el Molk avait tenu le compte que l'on sait.
Encore le ministère des Beaux-Arts dut-il prendre l'engagement de rappeler la mission dans les premiers jours d'avril, afin de ménager les susceptibilités musulmanes au moment du pèlerinage annuel.
Lors de notre départ de Suse, les difficultés semblaient apaisées. Les ouvriers montraient de la déférence à ces Faranguis, tenus jadis pour les légitimes descendants de Chitan; Cheikh Mohammed Taher nous autorisait à construire une maison sur les vakfs de Daniel et témoignait ainsi qu'il considérait la reprise des travaux comme parfaitement admissible. Dans ces conditions, mon mari avait pensé que MM. Babin et Houssay pourraient traverser les montagnes des Bakhthyaris, arriver à Suse vers la fin d'octobre, rassembler les ouvriers, diriger les premiers déblayements, tandis que, de notre côté, nous reprendrions en novembre la route du golfe Persique.
Les complications diplomatiques modifièrent ses projets. Si la mission revenait à Suse, elle devait y rentrer au complet et supporter, unie, la bonne ou la mauvaise fortune.
Un télégramme enjoignit à nos camarades de descendre au plus vite vers Bender-Bouchyr, où nous devions faire escale; puis, comme la durée des fouilles était limitée au 1er avril, je bouclai sans délai les cantines. Nous emportions, avec nos bagages, un de ces grands engins de levage désigné dans les chantiers sous le nom de «chèvre». Faute de cette machine puissante, il eût fallu abandonner les objets de grand poids, tels que les taureaux de pierre. Sliman était avantageusement remplacé par un charpentier militaire du port de Toulon.
Pour la troisième fois en moins d'un an j'ai traversé la mer Rouge, toujours aussi chaude et aussi humide; pour la troisième fois j'ai revu les crêtes déchirées de Steamer-Point, ces rochers qui mirent leur front superbe dans les flots inconstants; mais, grâce à Dieu, nous n'avons pas fait un long séjour au paradis de «l'Univers».
Afin de hâter notre voyage et de nous éviter d'interminables transbordements, le ministère de la Marine avait mis une canonnière à la disposition de M. Dieulafoy. Depuis trois années le drapeau français ne s'était pas montré dans le golfe Persique; aussi bien l'arrivée d'un bateau de guerre devait-elle témoigner de l'intérêt que notre gouvernement attachait au succès de la mission et à la sécurité de ses agents.
Un second motif militait en notre faveur. Sur la demande de Marcel, une action diplomatique se poursuivait au sujet des caisses indûment confisquées par les douaniers de la Sublime Porte. Dire qu'une solution satisfaisante était intervenue du premier coup serait altérer la vérité. Semblables aux pêcheurs trop mal outillés pour attirer les gros poissons qui mordent leur appât, les Turcs emploient la vigueur intellectuelle que le ciel leur mesure à noyer les adversaires puissants dans les eaux troubles de leur diplomatie. On discuta beaucoup, puis, comme on ne pouvait invoquer de précédent et que, dans les cas analogues, il n'est jamais question de droit de transit, le ministre des Affaires étrangères fut enfin autorisé à dégager la ménagerie de faïence en fourrière à Bassorah.
Mais ils sont bien loin de Constantinople les douaniers de Turquie d'Asie! De quel droit les fonctionnaires de Stamboul priveraient-ils leurs subordonnés d'un juste bakhchich! Sur les bords du Tigre, comme sur les rives du Bosphore, n'a-t-on pas harem, écurie, maison de ville et maison des champs? Par quel miracle subviendrait-on à un train de vie de cinquante à soixante mille francs avec un traitement de trois mille, rarement payé?
Chacun s'empressa de faire la sourde oreille. Le chef de la douane argua qu'il n'avait reçu aucun ordre de ses supérieurs hiérarchiques, bien qu'on eût adressé à notre consul, M. de Sarzec, une expédition officielle des firmans, et nos caisses continuent à se prélasser dans les bureaux de Bassorah. L'apparition du Scorpion hâtera la solution d'une affaire qui doit, l'honneur l'exige, se terminer sans délai.
Le lendemain de notre arrivée à Aden nous reprenions la mer.
La longue flamme des navires de guerre flottait à la tête du grand mât, le drapeau tricolore se déployait à l'arrière, la machine soufflait, les hommes viraient au cabestan en chantant une ronde bretonne, l'ancre noire s'accrochait sur les flancs blancs du navire, la sirène ronflait, et nous doublions l'un des montants de cette vaste porte qui met en communication la baie de Steamer-Point et la mer.
Le Scorpion est une canonnière longue de soixante mètres à peine, calant trois mètres cinquante. Elle est montée par un équipage de soixante-dix Bretons et placée sous le commandement de mon compatriote le lieutenant de vaisseau de Chauliac.
Armés de superbes canons, de hotchkiss disposés à l'arrière, à l'avant, de chaque côté de la passerelle, et que l'on peut même hisser sur la hune de façon à balayer le pont des navires ennemis (Nelson périt d'un coup de feu tiré par un des gabiers qui, dans la marine à voile, occupaient ce poste élevé), ces petits bâtiments sont disposés pour ranger les côtes et remonter les grandes rivières où les bateaux de fort tonnage n'oseraient s'aventurer. Tout dans leur construction est sacrifié à l'armement, aux soutes, à l'emplacement de chaudières, néanmoins insuffisantes, car la vitesse normale ne dépasse pas six nœuds et la vitesse maximum neuf ou dix.
Une chambre, tour à tour salle à manger, salon, cabinet de travail, est réservée au commandant, qui veut bien nous y accueillir aux heures des repas. Le carré des officiers est minuscule. On ne le croirait pas au premier abord, et pourtant deux étrangers sont inlogeables dans un espace aussi parcimonieusement mesuré. Le ciel est beau, la mer calme comme un lac. Une toile clouée autour d'un cadre constitue une tente que l'on installe le soir à l'arrière. Elle nous abrite de l'humidité de la nuit sans cacher les étoiles scintillantes et la lune argentée. A l'aurore cet asile disparaît et le pont devient aussi libre et aussi propre que s'il n'avait jamais été habité par des messieurs. Le mal est que nous demeurons exposés tout le jour aux réverbérations lumineuses de la mer ensoleillée, et oisifs comme des lazaroni. J'appelle à mon secours Sophocle, Euripide, vieux amis qui devaient charmer les longues soirées de Suse, et pendant les entr'actes je tâche de prendre goût à la vie du bord.
Dans ma jeunesse j'admirais, palpitante, le cylindrage grinçant d'une grande route, les progrès d'une pile en rivière, les remblais et les déblais d'une voie ferrée; plus tard je me pris d'une belle passion pour les vieux monuments des Achéménides, des Sassanides et des Sofis; je m'intéresse aujourd'hui à l'exercice du canon et du fusil, à la manœuvre des hotchkiss; je compatis à la douleur du second, privé de blanc de céruse pour badigeonner les bastingages; je m'extasie devant un pont bien briqué, des aciers brillants, des cuivres soigneusement fourbis. Je vois lancer le loch et couler la poussière du sablier, cet emblème des tombeaux, bien digne de la grande ensevelisseuse sur laquelle le navire se balance; je regarde hisser et carguer les voiles, dépasser les mâts de perroquet, larguer les écoutes, faire le point, régler les chronomètres, et d'un regard ravi je suis l'inspection dominicale, qui ne distrait que moi.
Il existe une lacune dans mon éducation: j'aurais voulu approfondir les mystères du loto maritime; mais les officiers m'ont si bien empêchée d'entendre l'appel des numéros, que je n'ai pas jugé utile de pousser plus loin mes études nautiques.
1er novembre.—Le Scorpion vient d'entrer en rade de Mascate. Le vigoureux estomac de la machine a dévoré tout son approvisionnement de charbon et réclame de nouveaux aliments. Depuis plusieurs heures nous côtoyions falaises rougeâtres et crêtes déchirées, quand, aux rayons du soleil couchant, apparurent, sur le fond couperosé du ciel, des forts commis à la défense d'une profonde brisure. Quelques tours d'hélice et la brisure s'élargit. Entre deux grands bras de rochers s'ouvre une baie tranquille. Ses eaux vertes baignent les pieds d'une ville blanche, aux maisons percées d'innombrables fenêtres. Dans le lointain, un rideau de hautes montagnes; à droite et à gauche, les silhouettes de fortifications flanquées de tours crénelées. En rade se balancent la coque blanche d'un navire anglais et un yacht portant le pavillon rouge de l'Imam; les flancs de grosses felouques arabes laissent échapper par envolées les voix rauques de chanteurs accompagnées avec des battements de mains, ou les résonnances sourdes des peaux d'âne tendues sur des tambourins coniques.
L'étiquette maritime veut qu'un lieutenant de vaisseau du stationnaire anglais se mette à la disposition du commandement du Scorpion; toujours selon les usages, on le remercie, il se retire, et un officier du même grade rend la visite cinq minutes plus tard.
L'entrée d'un navire français dans les eaux de Mascate est un événement. L'ancre n'est pas jetée, que les officiers reçoivent une invitation collective des membres du Mascate's Lawn-tennis Club.
Où le cercle, cet établissement d'utilité publique, pourrait-il être placé, si ce n'est à l'ombre du consulat britannique, dont le pavillon lutte ouvertement avec l'étendard rouge de l'Imam? Les Romains apportaient en pays conquis leur folle passion pour les jeux et jalonnaient d'arènes et de théâtres leurs courses à travers le monde; nos voisins d'outre-Manche sèment sur leurs pas des crickets et des lawn-tennis. On n'a pas proclamé sans raison que le progrès est la loi de l'histoire!
En tout cas, je propose d'élever une haute statue à l'ingénieux inventeur d'une distraction assez goûtée de nos représentants diplomatiques ou consulaires pour les attacher à leur poste. Le drapeau tricolore est bien apparu, deux heures après notre arrivée, sur le faîte d'une maison ruinée; mais d'agent, point. Faut-il l'aller chercher aux Indes, à Bender-Abbas, en France? Chi lo sâ?
C'est donc à l'agent anglais, doublé d'un marchand de charbon, que le commissaire du Scorpion doit acheter du combustible entre deux parties de cricket; c'est encore ce fonctionnaire qui traitera la question bien autrement grave du salut de la mer à la terre et la réponse du berger à la bergère. L'Imam de Mascate revendique, paraît-il, vingt et un coups de canon, qui seront rendus selon les lois de la plus stricte étiquette.
Les Anglais ne sont pas les premiers Européens qui aient protégé l'État de Mascate: les fortifications de la ville, analogues aux enceintes construites par les ingénieurs de la Renaissance, tours, courtines, créneaux, rappellent à mon esprit ces temps glorieux pour la marine européenne où Albuquerque soumettait les villes du littoral de la mer des Indes depuis Goa jusqu'à Aden, et plantait dans tous les ports le drapeau portugais.
Bien que sujette d'Ormuzd, Mascate était déjà une place importante quand le grand capitaine s'en empara (1507). Les Arabes, marins habiles, soldats courageux, se défendirent longtemps contre l'ennemi de la patrie et ne se soumirent qu'après avoir fomenté une insurrection éteinte dans leur sang. Plus heureuse qu'Ormuzd, Mascate échappa aux convoitises de Chah Abbas, profita de la destruction de la grande colonie portugaise, tombée entre les mains du roi de Perse, accapara le mouvement commercial établi entre les Indes et l'est de l'Arabie et s'enrichit des dépouilles des vaincus.
Les Portugais possédèrent Mascate jusqu'en 1648. A leur sollicitude sont dues les fortifications qui défendent la ville contre toute attaque venant de terre ou de mer, les chemins couverts creusés entre les différents ouvrages, et, dans un ordre d'idées pacifiques, ces églises, ces édifices publics, ces palais de pierre, délabrés aujourd'hui, mais encore pourvus d'huisseries dont les sculptures et les garnitures de clous ciselés semblent venir de Grenade ou de Tolède.
La domination portugaise devint dure dès que la métropole cessa d'être puissante. Il faut être fort pour se montrer doux. Zeus est le maître sage et bon qu'adora l'Olympe lorsqu'il eut soumis les dieux à ses lois et réprimé avec rigueur toute tentative de résistance, eût-elle, comme celle de Prométhée, les plus nobles mobiles[5].
[5] Henri Weil, Prométhée.
Les indigènes, maltraités, mécontents, se révoltèrent, battirent l'oppresseur et l'obligèrent à remonter sur ses bateaux. Plusieurs tentatives dirigées contre la ville demeurèrent infructueuses; les Portugais échouèrent devant les défenses élevées de leurs propres mains.
Devenus maîtres de leurs destinées, les Arabes de Mascate parcoururent durant quelques années une glorieuse carrière. Hardis, adroits, dès longtemps aguerris, ils contre-balancèrent bientôt les forces navales de leurs voisins et celles des marines européennes. Dès 1694, ils régentaient Gombroun, les divers ports du golfe Persique, et ne se contentaient plus d'attirer dans leur repaire les navires chargés des marchandises de l'Inde, mais inauguraient la course sur la mer d'Oman.
Le mal naît de l'excès du bien. La piraterie nuisit à la prospérité de Mascate. Pendant que les capitaines s'enrichissaient des dépouilles opimes de leurs victimes, la péninsule s'appauvrissait, faute de pouvoir écouler des denrées trop abondantes eu égard à la population qu'elle devait nourrir.
Vers 1730 l'imamat, constitué en gouvernement indépendant, remplaça l'oligarchie des capitaines et des pirates arabes. Dès lors Mascate releva haut et fier le rouge étendard. N'était la répression des querelles religieuses suscitées par le schisme wahabite, l'intervention de l'Angleterre, dont l'Imam eut la malencontreuse idée de solliciter l'appui contre ses sujets, l'État de Mascate n'aurait connu depuis un siècle que des jours paisibles, et jouirait d'une indépendance inconnue de ses pareils.
Le sultan Seïd-Saïd, père de l'Imam actuel, réclamait en Asie le sud-ouest de la côte arabique depuis Aden jusqu'à Raz-el-Had, les territoires d'Oman, les rivages et les îles du golfe Persique, y compris les îles Bahreïn. En Afrique, il se déclarait roi de la côte depuis le cap Delgado jusqu'au cap Gardafui, souverain des ports de Mengallaw, Lindî, Quiloa, Mélinde, Lamou, Brava, Magadoxo et des îles importantes de Mafia, Zanzibar, Pemba, Socotra. A lui encore la longue et étroite zone persane formée par le Laristan, les îles d'Ormuzd et de Kichm.
Il mourut.
Ses deux fils se partagèrent l'empire. L'un est aujourd'hui sultan de Zanzibar et gouverne les îles et la côte d'Afrique; l'autre, sultan de Mascate, règne d'une manière toute platonique sur les provinces d'Asie. Bahreïn et ses anciennes possessions persanes ont reconquis leur indépendance ou sont passées sous le fouet d'un nouveau maître.
Aujourd'hui l'Imam ne saurait compter que sur les territoires arabes du continent. Encore est-ce bien certain? L'empire britannique, ce Briarée dont les bras innombrables enserrent l'univers, entretient auprès de lui un mentor diplomatique placé sous l'intelligente direction du colonel Ross, et dans le port, devant le palais, un stationnaire toujours à l'ancre.
L'agent consulaire cherche une distraction dans le commerce du charbon et le change ultra-avantageux de la roupie anglaise acceptée des populations côtières de la mer des Indes et du golfe Persique; mais les officiers de marine, commis à ces fonctions de geôliers, trouvent souvent les heures bien longues: les inscriptions rupestres gravées sur les falaises, en caractères monumentaux, témoignent de leur oisiveté.
Malgré son état de sujétion, l'Imam est un souverain heureux. Ses revenus excèdent ses dépenses, son harem se contente de privations et d'un maigre pilau; il n'a même pas à redouter les lubies révolutionnaires de ses sujets, que l'Angleterre s'empresserait de mettre au pas s'il était nécessaire. Une armée peu nombreuse, une police payée par les négociants, suffisent à maintenir le pays et la ville dans le calme le plus parfait. Mascate est une des rares cités de l'Orient où l'on jouisse d'une sécurité complète et que l'on puisse parcourir sans danger à toute heure de jour et de nuit.
Le sultan mène de front affaires et plaisirs. Sa Majesté trafique, brocante, charge ses nombreux navires de denrées d'un écoulement facile, achète aux Indes les marchandises utiles à ses sujets et fait noblement concurrence aux négociants banians, obligés d'acquitter les droits de douane dont s'exonère leur rival.
Comme son propriétaire, la résidence a deux aspects: par la simplicité des façades et par son étendue elle ne diffère guère d'une habitation privée; mais la demeure souveraine se décèle dès la porte, cette partie si essentielle des palais orientaux qu'elle paraît en résumer l'activité et l'influence. La baie monumentale, entourée d'une élégante archivolte de pierre sculptée, est fermée par des battants massifs; une foule bariolée de gardes et de clients encombre les abords; des lions bien vivants frappent de leur queue frémissante les barreaux de cages ménagées derrière les huisseries.
La tradition a les reins solides dans le pays du soleil! Cette porte qui nous surprend par son aspect solennel n'est-elle pas la copie des entrées de Dour Sarioukin et des grandes villes assyriennes ou juives? Sous ces voûtes épaisses s'assemblaient les vieillards qui rendaient la justice, les agriculteurs partant pour les champs, les soldats revenant de la guerre, oisifs et curieux aussi fiers de conter leurs exploits que d'écouter les nouvelles et les cancans. Les anges de Sodome y trouvèrent Loth; Mardochée y apprit le complot de Bagathan et de Tharis contre la vie du roi.
Et ces lions, comme ils me rappellent bien les fauves conservés, pour les chasses royales, dans les palais d'Assour-banipal! Comme elles paraissent vécues, les aventures extraordinaires de Daniel!
L'Imam accueille avec affabilité les étrangers. Dès leur entrée, les hôtes sont aspergés d'eau de rose avec une telle prodigalité, qu'ils ne sauraient échapper aux mains des serviteurs chargés de ce soin sans contracter une migraine de huit jours. L'état-major est gratifié de sorbets et de halwa, sorte de confiture analogue au rahat-loukoum des Turcs, tandis que l'équipage du navire reçoit, de la part du sultan, des moutons exquis, deux charges de cucurbitacées et enfin des gousses, semblables à celles du haricot vert, produites par un arbre indigène. Le quinquina paraît sucré auprès de ce légume rafraîchissant.
L'Imam habite Mascate pendant les mois d'hiver; il n'y fait jamais un long séjour. Son harem, étroitement installé, préfère à une demeure insuffisante les bois de palmiers qui s'étendent au-dessus du port de Mattrah. Moins bien abrité que la capitale contre les vents de mer, mais pourvu d'une rade très vaste, ce port se prête au va-et-vient des barques indigènes et à l'installation de chantiers maritimes. Un bon chemin... arabe met en communication les deux villes, distantes de quelques lieues.
La population de Mattrah est composée de sémites musulmans; celle de Mascate est formée d'éléments si divers, qu'il serait malaisé de trier les différentes races qui pullulent dans les bazars, les rues ou les huttes de feuillage voisines de l'enceinte. Les négociants banians ont seuls un type bien caractérisé. Vigoureux quoique menus de formes, de taille moyenne, habillés d'une peau olivâtre, dotés d'yeux noirs démesurément fendus, de cheveux plats et soyeux, ils ne sauraient être confondus avec les Arabes, superbes de constitution, blancs de peau, coiffés de cheveux bouclés, avec les métis formés d'Arabes, de Persans, de Béloutchs, ou avec les Juifs, purs de race, mais malingres et chétifs.
Aux parsis sont réservés les vêtements de lin et l'horrible tiare de toile cirée; aux musulmans indigènes, la gandourah de laine blanche, la veste brodée et le turban de soie ou d'indienne bariolée de couleurs éclatantes. Les israélites revêtent une longue chemise et coiffent leur crâne rasé d'un petit rond de paille; sur les tempes pendent de longues boucles rougies au henné. Qu'il y ait bataille entre musulmans et juifs, et les malheureuses papillotes deviennent l'objectif des opérations militaires de l'ennemi.
Il aura un réel mérite, l'auteur d'un long chapitre sur les dames de Mascate. L'élément européen est uniquement représenté par la femme de l'agent consulaire anglais. Condamnés à célébrer leurs rites au plus profond de leur cœur, les Indiens traversent l'imamat en voyageurs et n'amènent point leur famille; le harem du sultan, enfermé derrière des murs élevés ou retiré à Mattrah, est d'autant mieux clos que les étrangers sont plus nombreux. Seules les femmes de basse condition, sans jeunesse ni beauté, fréquentent les rues de la ville. Elles portent une chemise courte retombant sur un pantalon collant et cachent leur visage sous un loup qui laisse paraître les yeux et le menton. Un voile enroulé autour de la tête et du cou raccorde le masque avec la coiffure.
Mieux pourvu de marchandises que de jolies acheteuses, le bazar reçoit en abondance les produits que lui apportent les navires de toutes provenances; Goudjerate, Surate, Bombay, le golfe du Bengale, Ceylan, Sumatra, Madagascar, Maurice, Java, la Perse, Bassorah ont ici leurs représentants commerciaux. Arriver à s'entendre est une laborieuse besogne quand on habite ce pandémonium maritime. De l'hindoustani mêlé à quelques dialectes indigènes s'est formée une langue, lingua franqua, qui est devenue l'idiome des transactions commerciales entre Mascate et les ports de la côte. On s'illusionnerait profondément si on la supposait, en raison de son titre, à la portée d'un Européen fraîchement débarqué.
Le bas peuple parle arabe, mais il s'exprime aussi en hindoustani et entend presque toujours le persan.
Il est très difficile d'évaluer la population d'une ville musulmane. Point de registres de l'état civil, point de contrôle légal de l'existence des femmes cachées dans le harem. Attribuons cinq cent mille sujets à l'Imam de Mascate, évaluons à soixante mille les gens de différentes nationalités vivant dans la capitale, et nous serons peut-être bien généreux ou bien avares. Mattrah aurait vingt mille âmes; Sohar, port de mer situé au nord de Mattrah, neuf mille; enfin Rostak, ancienne résidence de l'Imam, bâtie dans l'intérieur, se glorifierait d'une population comparable à celle de son heureuse rivale. A part ces villes, le pays ne possède aucun centre d'habitations stables. Les Arabes, nomades ici comme partout, s'installent l'hiver dans des huttes de feuillage, mais vivent le plus souvent sous la tente.
2 novembre.—La poudre française et celle de l'Imam luttent de résonance et de fumée. La baie est obscurcie. J'ai voulu visiter la batterie musulmane. Un escalier délabré conduit au sommet de la citadelle; on ne saurait l'user davantage sans une permission spéciale. Je suis en règle. La porte s'ouvre, et je gravis les degrés entrecoupés de larges paliers qu'habitent, solitaires, de beaux moutons à l'engrais.
Où sont les verts pâturages, les herbes tendres, les ruisseaux limpides, l'ombre des babouls au feuillage délicat? Pauvre Robin Mouton! tu n'entends plus le chalumeau du pâtre ou la clochette de ton guide, le bélier aux longues cornes. L'odeur de la poudre, chère aux guerriers, a remplacé les senteurs des prairies; tes pieds ne foulent plus les doux gazons; tes ongles s'usent sur la dure pierre et l'on aiguise le couteau qui doit mettre un terme à ta triste existence. Pauvre Robin Mouton, es-tu assez mouton pour engraisser encore?
L'escalier de la forteresse conduit d'abord à une terrasse où se prélassent six canons de noble origine. Ils virent le jour sur les rives du Tage, comme en témoignent les armoiries de la culasse. Ces pièces, pointées dans la direction du goulet, se chargent naturellement par la gueule. Gare au maladroit placé derrière elles à l'instant de l'explosion! Les affûts de bois sont si vermoulus, le recul si irrégulier, qu'on ne sait où se blottir. Chaque salut coûte à l'Imam les jambes ou les bras de quelque servant, mais qu'importe!
«Périssent tous mes artilleurs plutôt que ma réputation de gentleman,» disait-il encore récemment. A leurs nobles pensées on reconnaît les grands hommes.
Les derniers degrés de l'escalier, puis une méchante échelle, conduisent à une plate-forme établie sur le point culminant du rocher. La mer, calme, bleue, animée par les embarcations des navires français et anglais toujours en mouvement dans le port, semble fière de porter une paire de navires outre le bateau de l'Imam, pavoisé en l'honneur de je ne sais quelle fête musulmane. Au pied de la citadelle, les maisons blanches de Mascate; on ne les dominerait pas mieux si l'on chevauchait le vautour qui plane au-dessus de nos têtes. Derrière la ville, deux vallées, serrées entre de hautes montagnes, verdies de place en place par des jardins.
Une chapelle portugaise s'élève à l'angle de la terrasse. Sa coupole supporte sans fléchir un odieux croissant, mais les chapiteaux placés au-dessus des colonnes engagées, l'ornementation de la porte, ne sauraient laisser de doute sur la destination primitive de l'édicule. Les battants sont clos: d'impurs Faranguis souilleraient un temple bâti par des chrétiens.
Nous ne pouvions quitter Mascate sans visiter les jardins aperçus du haut de la citadelle. Ici, comme sur toute la côte, on achète chaque feuille au prix de copieux arrosages. L'eau provient de puits entretenus par des infiltrations profondes. Une poche de cuir, manœuvrée soit à bras, soit à l'aide d'un attelage de bœufs, amène l'eau à la surface du sol.
5 novembre. Bouchyr.—Encore la rade de Bouchyr! Encore un nouveau gouverneur! La ville prospère sous la haute direction d'un jeune homme de vingt-six ans, le malekè toudjar (roi des marchands), fils d'un très riche négociant dont l'âme s'envola l'année dernière vers un monde meilleur.
Les désirs d'un Persan enrichi, fût-il soldat, domestique, mendiant, sont peu variés. Son père enterré et ses millions réalisés, le Nabab gagnait Stamboul, y demeurait six mois, et reprenait le chemin de la patrie escorté de douze femmes de race et de beauté variées, pour le transport desquelles il affrétait un navire spécial. J'oubliais: une machine à glace et quelques chevaux anglais faisaient également partie du convoi.
Cependant le prince Zellè Sultan comptait et recomptait les krans employés à cette admirable expédition. Une si belle conduite méritait sa récompense. A peine le voyageur avait-il débarqué, qu'il recevait, comme don de joyeux retour, la haute charge de gouverneur de Bouchyr. Depuis lors ce sont chaque jour honneurs inespérés. Dans l'espace de six mois le Malek a atteint le faîte de la hiérarchie civile et militaire: croix, rubans, plaques, médailles surchargent son cou, constellent sa poitrine, et le prince royal rêve encore d'un ordre nouveau pour son sujet favori.
«Eutrapèle, aussitôt qu'il voulait nuire à quelque imbécile, l'affublait des plus riches habits, et voici son dangereux dilemme: «En se voyant si bien vêtu, mon drôle endosse aussitôt, avec l'habit des maîtres du monde, leur ambition et leur vanité! Monsieur dormira jusqu'à midi. Monsieur, dédaigneux de l'honnête emploi qui le fait vivre, ira sur les brisées galantes des petits-maîtres, dévoré par l'usure, et puis, un beau jour, nous prendrons tout doucement le glaive du gladiateur ou le licou du maraîcher.»
Horace avait vu juste.
Bouffi d'orgueil, le malekè toudjar répondit par des présents princiers à chaque faveur nouvelle. Tant plus sa poitrine s'étoilait, tant plus les vieux bas paternels se vidaient. En a-t-il vu le fond? Je le crains. Si quelques milliers de tomans se cachent encore dans un pli, ils s'envoleront bientôt, car, aux anciens titres du Malek, le roi de son côté vient de joindre celui de grand amiral, avec la charge de subvenir à l'entretien du Persépolis.
Qu'est-ce que le Persépolis?
Un aviso.
J'ai frotté mes yeux quand j'ai vu flotter le lion et le soleil à l'arrière d'un vaisseau ancré dans la baie; mais je me suis rendue à l'évidence. Oui, Sa Majesté possède un aviso armé de canons et pouvant naviguer... avec du charbon.
Depuis quelques années le madakhel (malversation administrative) était dans le marasme. On avait extorqué au roi, sous les prétextes les plus divers et les mieux justifiés,—usine à gaz, lumière électrique, casques en cuir bouilli pour l'armée, grande route de Kazvîn, fabrique de bougies,—un certain nombre de millions, et Nasr ed-din se montrait circonspect. Toujours l'histoire du guillotiné par persuasion.
Quelques esprits inventifs décidèrent pourtant Sa Majesté à devenir le chef d'une puissance maritime: le règne de l'Angleterre avait assez duré. Mal instruit par les insuccès de ses précédentes tentatives, le souverain commanda une flotte. Pourquoi l'aviso et la petite chaloupe qui la composent furent-ils construits à Hambourg? Mystère et discrétion. Le Chah n'avait pas, j'imagine, la pensée de faire sa cour au roi de Prusse. J'aime mieux croire que les mandataires de Sa Majesté trouvèrent dans les chantiers de l'Elbe des complaisances que n'auraient pas eues les maisons françaises ou anglaises.
Lorsque les deux bateaux furent prêts, on les confia aux soins de marins allemands, chargés d'amener le plus grand en rade de Bouchyr et de conduire le plus petit, simple embarcation de plaisance, à l'embouchure du Karoun.
Le Persépolis ne saurait servir de vaisseau-école, car les officiers refusent d'instruire les marins indigènes; le roi n'ose remercier l'état-major, dans la crainte, peut-être fondée, de perdre sa flotte s'il la confie à ses favoris; faute de combustible, le navire ne manœuvre pas. La coque se couvre d'une végétation particulièrement touffue dans le golfe Persique, et l'un de ces matins on s'apercevra que le Persépolis a poussé de si profondes racines qu'il est solidement accroché au fond de la mer.
Dernièrement, le roi, fatigué de payer tous les mois la solde des officiers et de l'équipage, ordonna de mettre son aviso à la disposition du commerce.
Les immenses salons de l'andéroun occupent la plus grande partie du bâtiment; les cales sont fort petites, et, fussent-elles bondées, le fret ne saurait payer le charbon que consomme la machine. D'autre part, les négociants refusèrent de confier leurs marchandises au bateau de Sa Majesté: vers qui se fussent-ils retournés en cas de sinistre?
Seul le malekè toudjar pouvait sauver le monarque. Il est entré hier dans la bonne voie. La poudre manquait pour tirer en l'honneur de l'anniversaire de la naissance de Nasr ed-Din Chah la salve réglementaire—autant de coups de canon que d'années—les magasins du nouvel amiral y ont pourvu.
Prends garde, malekè toudjar! Zellè Sultan te demandera bientôt tes douze femmes et ta machine à glace; et tu seras heureux si, ta vie durant, il te reste deux chaïs par jour pour te nourrir de concombres!
15 novembre.—Grâce à la poudre du malekè toudjar, aux canons de la France et de l'Angleterre, la naissance du roi fut fêtée bruyamment. Les trois navires étaient pavoisés de drapeaux multicolores, les barques indigènes parcouraient la baie; la ville elle-même s'animait sur le soir aux clartés fumeuses des lampions, et le télégraphe transmettait à Sa Majesté la nouvelle de la superbe manifestation internationale faite en son honneur dans le grand port de l'empire. Puisse cette dépêche rappeler à la Kébla de l'univers que nous attendons son bon plaisir!
Nos jeunes camarades nous ont rejoints, le temps passe, et l'autorisation de recommencer les fouilles s'attarde dans les cartons ministériels. Une lettre de la légation de France, une dépêche du docteur Tholozan assurent que toutes les difficultés sont levées..., mais nous conseillent de surseoir à notre départ.
17 novembre. Bassorah.—Nous nous morfondions à Bouchyr. Le Scorpion avait hâte de reprendre sa route vers Madagascar. Marcel n'a pas hésité à franchir une nouvelle étape contre vent et marée et à se rapprocher du tombeau de Daniel, tout en gardant ses communications télégraphiques avec la Perse.
Novembre s'achève, le pèlerinage d'avril ne doit pas trouver les chantiers ouverts: quel temps nous restera-t-il pour exécuter les fouilles, si l'on ajourne indéfiniment notre entrée en Susiane? Marcel a changé les fonds dont nous disposons contre des krans persans, et, afin d'éviter les difficultés administratives ou financières qui se présentèrent quand nous dûmes extraire des coffres du gouverneur l'argent déposé chez Zellè Sultan, il a partagé le trésor entre les quatre cantines où sont enfermés nos vêtements.
Il s'agit maintenant de n'être point pillés. Chacun sachant que, l'hiver dernier, la fortune de la mission était déposée à Dizfoul, nous espérons franchir le hor et le désert sans exciter les convoitises des nomades.
Comme le Scorpion poussait ses feux, un navire de la Compagnie British India mouillait près de lui. Je ne pensais pas que ses larges flancs portaient la frise des lions confisquée par la douane de Bassorah. Dès notre arrivée à Bouchyr, une dépêche avisait MM. les Turcs de la venue prochaine d'une canonnière française, autorisée, disait-on, à réclamer, au nom du gouvernement de la République, les collections indûment saisies.
Le directeur de la douane fut pris d'une telle frayeur, qu'il oublia son serment de vendre à prix d'or la liberté de nos caisses. Un navire anglais était en partance: «Au nom de Aïssa, retardez votre départ; nous vous portons les colis de M. Dieulafoy, s'écriait un officier accouru à force de rames. Débarrassez-nous de cette vermine française; les belems accosteront dans quelques instants.»
Les frises seront déposées à Port-Saïd et rechargées sur un navire des Messageries. Marcel a écrit au consul de France pour le prier de veiller à ce transbordement. Si nos dépouilles terrestres engraissent le sol de la Susiane ou les poissons de l'Océan, la mère patrie conservera du moins un beau témoignage des travaux et des efforts de ses enfants.
18 novembre. Bassorah.—La venue du Scorpion produit ici la meilleure impression. Turcs et Arméniens semblaient croire que, depuis nos désastres, l'unique flotte du monde était celle de Sa Gracieuse Majesté; tous le regrettaient sincèrement. L'Anglais n'est pas aimé de ces populations musulmanes, auxquelles il rend cependant de si grands services: le joug est lourd, la main dure, brutale. A l'étranger on respecte le fils d'Albion parce qu'il est fort et puissant, on estime son honnêteté commerciale; nulle part je n'ai vu qu'il ait su inspirer de la sympathie.
«Que viennent donc faire les Français? disaient derrière nous quelques gros turbans, tout en fumant le narghileh dans les cafés de Bassorah. Vont-ils nous débarrasser des barbes rouges?»
Tels ne sauraient être les desseins de pacifiques archéologues. Nos pensées sont concentrées sur Darius et Xerxès; notre diplomatie s'emploiera à faire des grands rois les fidèles alliés de la France. Ce sont là des menées souterraines qui, je l'espère, ne troubleront pas la paix du monde.
20 novembre. Amarah.—Un bateau s'apprêtait à remonter le Tigre jusqu'à Bagdad; il fallait dire adieu à nos compatriotes et gagner cette petite ville d'Amarah où nous éprouvâmes, il y a cinq mois, une si cruelle déception.
Divers motifs ont engagé mon mari à suivre, une troisième fois, un itinéraire si difficile. Il désire rester autant que possible en communication avec la légation de France; il veut cependant marcher de l'avant et se porter sur le point de la frontière persane le plus rapproché du tombeau de Daniel, afin d'indiquer ses intentions et d'imposer une réponse qu'on lui ferait peut-être attendre assez longtemps pour rendre impossible la reprise des travaux. Cette solution probable des difficultés pendantes doit être prévue et déjouée. Quoi qu'il advienne, nous partirons pour Suse avant la fin du mois. Le lion à la jaune crinière m'a donné rendez-vous; il m'attend; je tiendrai la parole que je donnai l'été dernier au roi des animaux.
Dès l'arrivée nous avons couru aux informations. Un soleil de feu a brûlé le hor, mais les premières pluies d'hiver vont alimenter les marais desséchés. Les caravanes de Dizfoul, dont le trafic est interrompu depuis six mois faute d'eau pour abreuver bêtes et gens le long du chemin, s'ébranleront bientôt et amèneront à Amarah les muletiers trop heureux de trouver un chargement de retour. La mission atteindra ainsi sans tambour ni musique les domaines du prophète.
En attendant cet heureux jour, nous avons tout le loisir de revoir les sites et les gens d'Amarah.
Le chef des douaniers, ma bête noire, est devenu un ami fidèle. J'ai trouvé le digne homme fort maigri: il paraissait avoir supporté de grandes privations et un jeûne trop rigoureux. Peu après notre départ, cette perle rare, ce bijou de fonctionnaire fut convaincu de vol, arrêté, emprisonné et enchaîné. Depuis une quinzaine de jours il respire de nouveau l'air pur de la liberté, mais ce délai n'a pas suffi pour faire refleurir sur ses joues les roses étiolées à l'ombre humide des cachots.
Poussé par le vieil homme, il a sauté, dès notre débarquement, sur un ballot de tapis que MM. Babin et Houssay avaient acquis pendant leur voyage; réflexion faite, il s'est montré bon diable et n'a exigé, en retour de son obligeance, qu'une lorgnette de spectacle et la photographie de sa malhonnête figure.
Vivent les fonctionnaires qui sortent de prison! ils sont accoutumés aux privations et savent se contenter de peu.
26 novembre.—Amarah a l'heur de nous posséder depuis une grande semaine. De hautes murailles entourent l'étroite cour de notre maison; c'est à se croire tombé dans la fosse aux ours.
Les journées paraissent d'une longueur inusitée, la vie d'une monotonie désespérante.
A notre arrivée, le soleil brûlait encore de ses rayons de feu les jaunes plaines de Chaldée. Nous attendions le soir pour suivre l'étroit sentier qui longe la rive gauche du Tigre. Cette terre plate, condamnée par la nonchalance de ses habitants à une triste stérilité, revêtait alors une incomparable parure. Le fleuve coulait lent, doré comme le ciel qui se réfléchissait sur les ondes tranquilles; on n'eût pas distingué les eaux de l'atmosphère infinie sans les embarcations apparaissant inattendues au coude du fleuve, sans les panaches des vapeurs qui s'approchaient du port.
Puis les plis vermeils du grand manteau endossé le soir par la nature frileuse prenaient des tons plus intenses et se perdaient dans une gamme violente; à mesure que le soleil lançait des rayons plus obliques, la transition s'accentuait. Les perles de Golconde se mêlaient aux saphirs d'un bleu céleste, à la jaune topaze, à l'escarboucle flamboyante, à la belle émeraude, arc-en-ciel descendu de l'Olympe pour compléter la parure de la nuit prête à franchir le seuil de ses palais. Un brusque changement atmosphérique nous interdit désormais la promenade.
En moins d'une demi-semaine nous avons été transportés des régions vouées à l'implacable été dans une terre sombre et brumeuse. Le ciel, abaissé, se fond en pluie ininterrompue. Phébus, anémié, lutte avec les brouillards qui agrandissent son énorme face. La ville est transformée en cloaque; on ne saurait s'aventurer hors de la maison sans enfoncer jusqu'aux genoux dans une fange fétide.
Causer avec une vieille mendiante installée sur le pas de la porte, suivre du regard les remous du fleuve, observer les tortues endormies au pied des berges, atteindre un jardin planté de beaux palmiers, sont désormais nos seules distractions.
Et pourtant, nous bénissons l'arrivée de la saison hivernale! la plaine de Suse va se rassasier d'eau, les caravanes apporteront aux négociants de Bagdad indigo, laines et tapis. Notre délivrance approche. Anne, ma sœur Anne, interroge le chemin du télégraphe! Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? «Téhéran se tait.»
27 novembre.—Allah Kérim! la maison est pleine de Dizfoulis. Ils nous eussent lapidés l'année dernière: ils nous traitent aujourd'hui comme un quatuor de Messies. A peine la caravane persane entrait-elle au bazar, qu'on lui annonçait l'arrivée des Européens. Le tcharvadar bachy courait nous présenter ses devoirs, et bientôt il était suivi de tous les voyageurs.
C'est à qui s'intitulera le serviteur de Saheb et de Khanoum et voudra entrer à leur service sous n'importe quel prétexte, dans l'espoir de goûter le plus longtemps possible au pilau des Faranguis. Nous avons interrogé avec anxiété ces amis de fraîche date. Depuis quinze grands jours le bruit vague de notre prochain retour circule dans le bazar de Dizfoul: nomades et citadins emmanchent pelles et pioches demeurées inactives, et se tiennent prêts à reprendre les tranchées interrompues il y a six mois. La récolte a été mauvaise, le pain est horriblement cher (35 centimes les 7 kilogrammes): nous aurons autant d'ouvriers que nous en voudrons occuper.
Nos inquiétudes calmées, je m'informe de tous et de chacun. Mçaoud, placé sous la protection de Cheikh Taher, et commis à la garde du matériel de la mission, a bien employé ses vacances. Il possède aujourd'hui quatre femmes légitimes; Ali Achpaz, le cuisinier, promu aux suprêmes honneurs, assaisonne de ses cheveux les pilaus du naïeb el houkoumet; la maison de Suse a supporté, sans infortunes sensibles, la solitude et l'assaut des nomades. J'avais prédit que les Arabes incendieraient le toit, difficile à remplacer: ils se sont contentés de démolir des murs intérieurs, dans l'espoir bien légitime d'y trouver un trésor monnayé. Notre palais sera vivement réparé; des portes solides, d'épaisses murailles mettront les finances de la mission à l'abri d'une razzia. Bonne nouvelle pour des comptables dont les coffres-forts se confondent avec des caisses d'habits.
Marcel s'est empressé de télégraphier ces nouvelles au docteur Tholozan et l'a prié de faire lever l'interdit mis par la légation, d'accord avec le gouvernement persan, sur notre expédition en Susiane. Les jours perdus sont si précieux! Un dernier retard quadruplerait les difficultés à vaincre pour atteindre le tombeau de Daniel. Dans un désert sans route, les voyages ne sont possibles que durant un laps de temps fort court. Depuis six mois les caravanes ne pouvaient, faute d'eau, circuler entre Dizfoul et Amarah: viennent des pluies abondantes et nous nous heurterons à des rivières hivernales infranchissables, à la terrible Kerkha, si large et si rapide. Je sais bien que la détresse des naufragés laisse souriants les puissants personnages que leur grandeur attache au rivage!
Admettons d'autre part que le Chah, sans autorité dans cette province éloignée, abandonne à leur étoile les envoyés d'une nation amie, et que notre vie soit l'enjeu de l'entreprise; encore vaudrait-il mieux la risquer d'une manière opportune. Nul n'est plus intéressé que nous dans cette question, et nul, je puis l'affirmer, ne la connaît mieux.
Si mon mari, en sa qualité de chef de mission, ne craignait d'assumer une trop lourde responsabilité; si, comme il y a quatre ans, nous venions seuls à Suse, nous camperions déjà sur les tumulus; la pioche retentissante et la pelle active auraient repris leur œuvre révélatrice.
28 novembre.—Les Dizfoulis sont prêts à bien accueillir la mission; la traversée du désert n'en reste pas moins une opération périlleuse. La plaine située entre le Tigre et la Kerkha est la patrie d'option de nomades intraitables. La caravane persane a dû, pour échapper au pillage, satisfaire les exigences des Beni-Laam. Marcel est fort préoccupé du sort de ses krans. A qui aurait-il recours si les Arabes, instruits du contenu de nos cantines, nous attaquaient en masse et s'emparaient du convoi? Faudrait-il demander justice au Commandeur des Croyants ou au Chahîn-Chah? L'un et l'autre sont bafoués en ce pays.
Soucieux de prévenir un événement dont les conséquences pourraient être si graves, mon mari s'est décidé à aller voir M'sban, chef suprême des Beni-Laam, campé non loin d'Amarah.
La nouvelle de nos bonnes relations avec ce grand personnage volera au-devant de nous et assurera à nos finances le respect qu'elles méritent.
30 novembre.—Montés sur les chevaux loués aux Dizfoulis, nous nous dirigeâmes vers les tentes de M'sban. Au delà du canal qui forme vers le nord la limite de la ville se présente une plaine inculte, où poussent, dès les premières pluies, des herbes rares que dessèchent en mars les précoces ardeurs du soleil. A l'extrême horizon, la chaîne des Bakhthyaris porte avec fierté sa virginale couronne de neiges; mais, dans l'immense contrée qui s'étend des rives du Tigre aux premiers soulèvements, l'œil le plus exercé ne saurait découvrir un arbre ou une habitation stable. Seule la ligne télégraphique contraste, par les pensées que sa présence éveille, avec la solitude de ce désert. De distance en distance, cinq ou six poteaux renversés sur le sol laissent traîner leurs isolateurs dans la poussière. Les communications entre Amarah et Hamadan se font d'autant mieux.
Ces accidents sont le fait des innombrables animaux promenés dans la plaine par les pâtres de M'sban; nous avons pu le constater. Un chameau vigoureux, devançant un troupeau de plus de cent bêtes, s'approche d'un poteau, frotte sa grosse épaule et son cou, peuplés de parasites, contre le bois desséché, et le secoue si bien qu'il l'abat. Au bruit des isolateurs se brisant sur le sol, l'animal prend peur; il veut fuir; il s'empêtre dans les fils, tire violemment pour se dégager, occasionne ainsi la chute d'une série de supports, et quand, tout affolé, il a reconquis la liberté, ses compagnons—les chameaux se suivent comme des moutons—accourent et commettent de nouveaux dégâts, malgré les efforts des gardiens, impuissants à modérer leur course.
Au pied de cette ligne, témoignage de la civilisation humaine élevée à son apogée, court un humble sentier; il est l'œuvre des animaux et des piétons, toujours en mouvement entre Amarah et Nahar Çaat, campement actuel de la tribu.
A deux heures de la ville le télégraphe et le sentier divorcent: l'un continue sa course en ligne droite, l'autre prend à gauche. Quelques traces de culture se montrent sous la forme de minces sillons, et bientôt apparaît, dressé sur un point culminant, un énorme campement symétriquement disposé, séparé en deux parties par un ancien canal desséché dont le lit sert de grand'route.
La tente du cheikh domine ses voisines; elle est entourée d'une enceinte rectangulaire formée d'épaisses broussailles et rappelle, dans de plus vastes proportions, la demeure de Kérim Khan. Le mobilier du cheikh n'est pas plus luxueux que «celui de mon cher oncle»: les richesses d'un nomade se mesurant à ses troupeaux, tout meuble, tout objet d'un transport difficile constitue une gêne, un embarras.
Lazem, fils aîné du cheikh, nous introduit sous la tente paternelle. Le sol, mal nivelé, se montre partout à découvert. Pauvres gens! ils ne peuvent même pas se procurer ces nattes que l'on trouve dans les maisons les plus misérables. Cependant un mauvais tapis est étendu dans l'angle le mieux abrité de l'air, souverain maître de céans. Sur ce tapis s'empilent des couvertures, d'énormes oreillers calant un grand vieillard à barbe blanche, au nez crochu, qui tousse, crache, souffle, se mouche du bout des doigts et lance, sans souci des voisins, les reliques de son nez et de sa bouche. La robe du cheikh, de M'sban en personne, est sale, déchirée, sordide, comme celle d'un gueux. Qui soupçonnerait sous ces haillons l'homme le plus riche de la contrée, le chef de la puissante tribu des Beni-Laam, l'arbitre qui du plissement de son large front fait trembler le valy de Bagdad et tous les cheikhs auxquels il impose des tributs? Depuis les territoires de Cheikh M'sel jusqu'à Ctésiphon, depuis le Tigre jusqu'aux montagnes des Bakhthyaris, M'sban est roi, roi redouté et chéri à la fois.