Abrégé de l'Histoire universelle depuis Charlemagne jusques à Charlequint (Tome 1)
DE LA PAPAUTÉ AU DIXIÈME SIÈCLE AVANT QU'OTHON LE GRAND SE RENDIT MAÎTRE DE ROME.
Le Pape Formose, fils du Prêtre Léon, étant Évêque de Porto, avait été à la tête d'une faction contre Jean VIII et deux fois excommunié par ce Pape; mais ces excommunications qui furent bientôt après si terribles aux Têtes couronnées, le furent si peu pour Formose qu'il se fit élire Pape en 890.
Étienne VI aussi fils de Prêtre, successeur de Formose, homme qui joignait l'esprit du fanatisme à celui de la faction, ayant toute sa vie haï Formose, fit déterrer son corps qui était embaumé, et l'ayant revêtu des habits pontificaux, le fit comparaître dans un Concile assemblé pour juger sa mémoire. On donna au mort un Avocat, on lui fit son procès en forme, le cadavre fut déclaré coupable d'avoir changé d'Évêché, et d'avoir quitté celui de Porto pour celui de Rome; et pour réparation de ce crime, on lui trancha la tête par la main du bourreau, on lui coupa trois doigts, et on le jeta dans le Tibre.
Le Pape Étienne VI se rendit si odieux par cette farce aussi horrible que folle, que les amis de Formose ayant soulevé les citoyens, les chargèrent de fers, et l'étranglèrent en prison.
La faction ennemie de cet Étienne fit repêcher le corps de Formose, et le fit enterrer pontificalement une seconde fois.
Cette querelle échauffait les esprits. Sergius III qui remplissait Rome de ses brigues pour se faire Pape, fut exilé par son rival Jean IX ami de Formose; mais reconnu Pape après la mort de Jean IX il fit jeter une seconde fois Formose dans le Tibre. Dans ces troubles Théodora mère de Marozie qu'elle maria depuis au Marquis de Toscane, et d'une autre Théodora, toutes trois, célèbres par leurs galanteries, avait à Rome la principale autorité. Sergius n'avait été élu que par les intrigues de Théodora la mère. Il eut étant Pape un fils de Marozie qu'il éleva publiquement dans son Palais. Il ne paraît pas qu'il fût haï des Romains, qui naturellement voluptueux suivaient ses exemples plus qu'ils ne les blâmaient.
Après sa mort les deux soeurs Marozie et Théodora procurèrent la Chaire de Rome à un de leurs favoris, nommé Landon, mais ce Landon étant mort, la jeune Théodora fit élire Pape son Amant Jean X Évêque de Bologne, puis de Ravenne, et enfin de Rome. On ne lui reprocha point comme à Formose, d'avoir changé d'Évêché. Ces Papes condamnés par la postérité comme Évêques peu religieux, n'étaient point d'indignes Princes. Il s'en faut beaucoup. Ce Jean X que l'amour fit Pape, était un homme de génie et de courage; il fit ce que tous les Papes ses prédécesseurs n'avaient pu faire; il chassa les Sarrasins de cette partie de l'Italie nommée le Garillan.
Pour réussir dans cette expédition, il eut l'adresse d'obtenir des troupes de l'Empereur de Constantinople, quoique cet Empereur eût à se plaindre autant des Romains rebelles que des Sarrasins. Il fit armer le Comte de Capoue. Il obtint des milices de Toscane, et marcha lui-même à la tête de cette armée, menant avec lui un jeune fils de Marozie et du Marquis Adelbert: ayant chassé les Mahométans du voisinage de Rome, il voulait aussi délivrer l'Italie des Allemands et des autres étrangers.
L'Italie était envahie presqu'à la fois par les Bérengers, par un Roi de
Bourgogne, par un Roi d'Arles. Il les empêcha tous de dominer dans Rome.
Mais au bout de quelques années Guido, frère utérin de Hugo Roi d'Arles,
Tyran de l'Italie, ayant épousé Marozie toute puissante à Rome, cette même
Marozie conspira contre le Pape si longtemps Amant de sa soeur. Il fut
surpris, mis aux fers, et étouffé entre deux matelas.
Marozie, maîtresse de Rome, fit élire Pape un nommé Léon, qu'elle fit mourir en prison au bout de quelques mois. Ensuite ayant donné le siège de Rome à un homme obscur, qui ne vécut que deux ans, elle mit enfin sur la Chaire Pontificale Jean XI son propre fils, qu'elle avait eu de son adultère avec Sergius III.
Jean XI n'avait que 24 ans quand sa mère le fit Pape; elle ne lui conféra cette dignité qu'à condition qu'il s'en tiendrait uniquement aux fonctions d'Évêque, et qu'il ne serait que le Chapelain de sa mère.
On prétend que Marozie empoisonna alors son mari Guido, Marquis de Toscane. Ce qui est vrai, c'est qu'elle épousa le frère de son mari Hugo Roi de Lombardie, et le mit en possession de Rome, se flattant d'être avec lui Impératrice; mais un fils du premier lit de Marozie se mit alors à la tête des Romains contre sa mère, chassa Hugues de Rome, renferma Marozie et le Pape son fils dans le Château Saint Ange. On prétend que Jean XI y mourut empoisonné.
Un Étienne VII Allemand de naissance, élu en 939, fut par cette naissance seule si odieux aux Romains, que dans une sédition le peuple lui balafra le visage au point qu'il ne put jamais depuis paraître en public.
Quelque temps après un petit-fils de Marozie, nommé Octavien, fut élu Pape à l'âge de 18 ans par le crédit de sa famille. Il prit le nom de Jean XII en mémoire de Jean XI son oncle. C'est le premier Pape qui ait changé son nom à son avènement au Pontificat. Il n'était point dans les Ordres quand sa famille le fit Pontife. C'était un jeune-homme qui vivait en Prince, aimant les armes et les plaisirs. On s'étonne que sous tant de Papes si scandaleux et si peu puissants, l'Église Romaine ne perdit ni ses prérogatives, ni ses prétentions; mais alors presque toutes les autres Églises étaient ainsi gouvernées. Le Clergé d'Italie pouvait mépriser les Papes, mais il respectait la Papauté, d'autant plus qu'ils y aspiraient; enfin dans l'opinion des hommes la place était sacrée, quand la personne était exécrable.
Pendant que Rome et l'Église étaient ainsi déchirées, Bérenger qu'on appelle le Jeune, disputait l'Italie à Hugues d'Arles. Les Italiens, comme le dit Luitprand contemporain, voulaient toujours avoir deux Maîtres pour n'en avoir réellement aucun: fausse et malheureuse politique, qui les faisait changer de tyrans et de malheurs. Tel était l'État déplorable de ce beau Pays, lorsqu'Othon le Grand y fut appelé par les plaintes de presque toutes les Villes, et même par ce jeune Pape Jean XII réduit à faire venir les Allemands qu'il ne pouvait souffrir.
SUITE DE L'EMPIRE D'OTHON ET DE L'ÉTAT DE L'ITALIE
Othon entra en Italie, et il s'y conduisit comme Charlemagne. Il vainquit Bérenger, qui en affectait la Souveraineté. Il se fit sacrer et couronner Empereur des Romains par les mains du Pape, prit le nom de César et d'Auguste, et obligea le Pape à lui faire serment de fidélité sur le tombeau dans lequel on dit que repose le corps de St. Pierre. On dressa un instrument authentique de cet Acte. Le Clergé et la Noblesse Romaine se soumettent à ne jamais élire de Pape qu'en présence des Commissaires de l'Empereur. Dans cet Acte Othon confirme les donations de Pépin, de Charlemagne, de Louis le Débonnaire, «sauf en tout notre puissance, dit-il, et celle de notre fils et de nos descendants». Cet Instrument écrit en lettres d'or, souscrit par sept Évêques d'Allemagne, cinq Comtes, deux Abbés et plusieurs Prélats Italiens, est gardé encore au Château Saint Ange; la date est du 13 Février 962.
On dit, et Mézéray le dit après d'autres, que Lothaire Roi de France et Hugues Capet depuis Roi, assistèrent à ce couronnement. Les Rois de France étaient en effet alors si faibles, qu'ils pouvaient servir d'ornement au Sacre d'un Empereur; mais le nom de Lothaire et de Hugues Capet ne se trouve pas dans les signatures de cet Acte.
Le Pape s'étant ainsi donné un Maître, quand il ne voulait qu'un Protecteur, lui fut bientôt infidèle. Il se ligua contre l'Empereur avec Bérenger même, réfugié chez des Mahométans qui venaient de se cantonner sur les côtes de Provence. Il fit venir le fils de Bérenger à Rome, tandis qu'Othon était à Pavie. Il envoya chez les Hongrois pour les solliciter à rentrer en Allemagne, mais il n'était pas assez puissant pour soutenir cette action hardie, mais l'Empereur l'était assez pour le punir.
Othon revint donc de Pavie à Rome, et s'étant assuré de la Ville, il tint un Concile, dans lequel il fit juridiquement le procès au Pape. Au lieu de le juger militairement, on assembla les Seigneurs Allemands et Romains, 40 Évêques, 17 Cardinaux dans l'Église de Saint Pierre, et là en présence de tout le peuple on accusa le Saint Père d'avoir joui de plusieurs femmes, et surtout d'une nommée Étiennette, qui était morte en couche. Les autres chefs d'accusation étaient d'avoir fait Évêque de Tody un enfant de dix ans, d'avoir vendu les Ordinations et les Bénéfices, d'avoir fait crever les yeux à son parrain, d'avoir châtré un Cardinal, et ensuite de l'avoir fait mourir; enfin de ne pas croire en JÉSUS-CHRIST, et d'avoir invoqué le Diable: deux choses qui semblent se contredire. On mêlait donc, comme il arrive presque toujours, de fausses accusations à de véritables; mais on ne parla point du tout de la seule raison pour laquelle le Concile était assemblé. L'Empereur craignait sans doute de réveiller cette révolte et cette conspiration dans laquelle les accusateurs même du Pape avaient trempé. Ce jeune Pontife qui avait alors vingt-sept ans, parut déposé pour ses incestes et ses scandales, et le fut en effet pour avoir voulu ainsi que tous les Romains, détruire la puissance Allemande dans Rome.
Othon ne put se rendre maître de sa personne, ou s'il le put, il fit une faute en le laissant libre. À peine avait-il fait élire le Pape Léon VIII qui, si l'on en croit le discours d'Arnoud Évêque d'Orléans, n'était ni Ecclésiastique, ni même Chrétien. À peine en avait-il reçu l'hommage, et avait-il quitté Rome, dont probablement il ne devait pas s'écarter, que Jean XII eut le courage de faire soulever les Romains, et opposant alors Concile à Concile, on déposa Léon VIII. On ordonna que jamais l'inférieur ne pourrait ôter le rang à son supérieur.
Le Pape par cette décision n'entendait pas seulement, que jamais les Évêques et les Cardinaux ne pourraient déposer le Pape, mais on désignait aussi l'Empereur, que les Évêques de Rome regardaient toujours comme un séculier, qui devait à l'Église l'hommage et les serments qu'il exigeait d'elle. Le Cardinal nommé Jean, qui avait écrit et lu les accusations contre le Pape, eut la main droite coupée. On arracha la langue, on coupa le nez et deux doigts à celui qui avait servi de Greffier au Concile de déposition.
Au reste dans tous ces Conciles où présidaient la faction et la vengeance, on citait toujours l'Évangile et les Pères, on implorait les lumières du Saint Esprit, on parlait en son nom, on faisait même des règlements utiles; et qui lirait ces Actes sans connaître l'Histoire, croirait lire les Actes des Saints.
Tout cela se faisait presque sous les yeux de l'Empereur; et qui sait jusqu'où le courage et le ressentiment du jeune Pontife, le soulèvement des Romains en sa faveur, la haine des autres Villes d'Italie contre les Allemands, eussent pu porter cette révolution? Mais le Pape Jean XII fut assassiné trois mois après, entre les bras d'une femme mariée par les mains du mari qui vengeait sa honte. (964)
Il avait tellement animé les Romains, qu'ils osèrent, même après sa mort, soutenir un siège, et ne se rendirent qu'à l'extrémité. Othon deux fois vainqueur de Rome, fut le maître de l'Italie comme de l'Allemagne.
Le Pape Léon créé par lui, le Sénat, les principaux du Peuple, le Clergé de Rome solennellement assemblés dans Saint Jean de Latran, confirmèrent à l'Empereur le droit de se choisir un Successeur au Royaume d'Italie, d'établir le Pape et de donner l'investiture aux Évêques. Après tant de Traités et de serments formés par la crainte, il fallait des Empereurs qui demeurassent à Rome pour les faire observer.
À peine l'Empereur Othon était retourné en Allemagne, que les Romains voulurent être libres. Ils mirent en prison leur nouveau Pape, créature de l'Empereur. Le Préfet de Rome, les Tribuns, le Sénat, voulurent faire revivre les anciennes lois; mais ce qui dans un temps est une entreprise de héros, devient dans d'autres une révolte de séditieux. Othon revole en Italie, fait pendre une partie du Sénat, et le Préfet de Rome qui avait voulu être un Brutus, fut fouetté dans les carrefours, promené nu sur un âne, et jeté dans un cachot, où il mourut de faim.
Tel fut à peu près l'état de Rome sous Othon le Grand, Othon II et Othon III. Les Allemands tenaient les Romains subjugués, et les Romains brisaient leurs fers dès qu'ils le pouvaient.
Un Consul nommé Crescentius, fils du Pape Jean X et de la fameuse Marozie, prenant avec ce titre de Consul la haine de la Royauté, arma Rome contre Othon II. Il fit mourir en prison Benoît VI créature de l'Empereur; et l'autorité d'Othon quoiqu'éloigné, ayant dans ces troubles donné la Chaire Romaine au Chancelier de l'Empire en Italie, qui fut Pape sous le nom de Jean XIV ce malheureux Pape fut une nouvelle victime que le Parti Romain immola. Le Pape Boniface VIII créature du Consul Crescentius déjà souillé du sang de Benoît VI fit encore périr Jean XIV. Les temps de Caligula, de Néron, de Vitellius, ne produisirent ni des infortunes plus déplorables, ni de plus grandes barbaries; mais les horreurs de ces Papes sont obscures comme eux. Ces tragédies sanglantes se jouaient sur le théâtre de Rome, mais petit et ruiné; et celles des Césars avaient pour théâtre le Monde connu.
Crescentius maintint quelque temps l'ombre sur la République Romaine. Il chassa du siège Pontifical Grégoire IV neveu de l'Empereur Othon III. Mais enfin Rome fut encore assiégée et prise. Crescentius attiré hors du Château Saint Ange sur l'espérance d'un accommodement et sur la foi des serments de l'Empereur, eut la tête tranchée. Son corps fut pendu par les pieds, et le nouveau Pape élu par les Romains, sous le nom de Jean XV eut les yeux crevés et le nez coupé. On le jetta en cet état du haut du Château Saint Ange dans la Place.
Les Romains renouvellèrent alors à Othon III les serments faits à
Othon Ier et à Charlemagne.
Après les trois Othon, ce combat de la domination Allemande, et de la liberté Italique, resta longtemps dans les mêmes termes. Sous les Empereurs Henri II de Bavière, Conrad II le Salique, dès qu'un Empereur était occupé en Allemagne, il s'élevait un parti en Italie. Henri II y vint comme les Othons dissiper des factions, confirmer aux Papes les donations des Empereurs, et recevoir les mêmes hommages. Cependant la Papauté était à l'encan, ainsi que presque tous les autres Évêchés.
Benoît VIII Jean XIX l'achetèrent publiquement l'un après l'autre: ils étaient frères de la maison des Marquis de Toscane, toujours puissante à Rome depuis le temps de Marozie.
En 1034, après leur mort, pour perpétuer le Pontificat dans leur maison on acheta encore les suffrages pour un enfant de douze ans. C'était Benoît IX qui eut l'Évêché de Rome de la même manière, qu'on voit encore aujourd'hui tant de familles acheter, mais en secret, des Bénéfices pour des enfants.
Ce désordre n'eut point de bornes. On vit sous le Pontificat de ce Benoît IX deux autres Papes élus à prix d'argent, et trois Papes dans Rome s'excommunier réciproquement; mais par un accord heureux qui étouffa une guerre civile, ces trois Papes s'accordèrent à partager les revenus de l'Église, et à vivre en paix, chacun avec sa Maîtresse.
Ce Triumvirat pacifique et singulier ne dura qu'autant qu'ils eurent de l'argent; et enfin, quand ils n'en eurent plus, chacun vendit sa part de la Papauté au Diacre Gratien, homme de qualité, fort riche. Mais comme le jeune Benoît IX avait été élu longtemps avant les deux autres, on lui laissa par un accord solennel la jouissance du tribut que l'Angleterre payait alors à Rome, qu'on appelait le Denier de Saint Pierre, à quoi un Roi Danois d'Angleterre, nommé Etelvolft, Edelvolf ou Ethelulfe s'était soumis en 852.
En 1046, ce Gratien qui prit le nom de Grégoire VI et qui passe pour s'être conduit très-sagement, jouissait paisiblement du Pontificat, lorsque l'Empereur Henri III fils de Conrad II le Salique, vint à Rome.
Jamais Empereur n'y exerça plus d'autorité. Il déposa Grégoire VI que les Romains aimaient, et nomma Pape Suidger son Chancelier Évêque de Bamberg sans qu'on osât murmurer.
En 1048, après la mort de cet Allemand qui parmi les Papes est appelé Clément II, l'Empereur qui était en Allemagne, y créa Pape un Bavarois nommé Popon: c'est Damaze II qui avec le Brevet de l'Empereur alla se faire reconnaître à Rome. Il le fut malgré ce Benoît IX qui voulait encore rentrer dans la Chaire Pontificale après l'avoir vendue.
Ce Bavarois étant mort vingt-trois jours après son intronisation, l'Empereur donna la Papauté à son cousin Brunon de la Maison de Lorraine, qu'il transféra de l'Évêché de Toul à celui de Rome avec une autorité absolue.
DE LA FRANCE VERS LE TEMPS DE HUGUES CAPET.
Pendant que l'Allemagne commençait à prendre ainsi une nouvelle forme d'administration, et que Rome et l'Italie n'en avaient aucune, la France devenait comme l'Allemagne un Gouvernement entièrement féodal.
Ce Royaume s'étendait des environs de l'Escaut et de la Meuse jusqu'à la Mer Britannique et des Pyrénées au Rhône. C'était alors ses bornes; car quoique tant d'Historiens prétendent que ce grand Fief de la France allait par-delà les Pyrénées jusqu'à l'Ebre, il ne paraît point du tout que les Espagnols de ces Provinces entre l'Ebre et les Pyrénées fussent soumis au faible Gouvernement de France en combattant contre les Mahométans.
La France, dans laquelle ni la Provence ni le Dauphiné n'étaient compris, était un assez grand Royaume, mais il s'en fallait beaucoup que le Roi de France fût un grand Souverain. Louis, le dernier des descendants de Charlemagne, n'avait plus pour tout domaine que les Villes de Laon, de Soissons, et quelques Terres qu'on lui contestait. L'hommage rendu par la Normandie, ne servait qu'à faire un Roi vassal qui aurait pu soudoyer son Maître. Chaque Province avait ou ses Comtes ou ses Ducs héréditaires, celui qui n'avait pu se saisir que de deux ou trois Bourgades, rendait hommage aux usurpateurs d'une Province; et qui n'avait qu'un Château, relevait de celui qui avait usurpé une Ville.
Le temps et la nécessité établirent que les Seigneurs des grands Fiefs marcheraient avec des troupes au secours du Roi. Tel Seigneur devait 40 jours de service, tel autre 25; les arrières-vassaux marchaient aux ordres de leurs Seigneurs immédiats. Mais si tous ces Seigneurs particuliers servaient l'État quelques jours, ils se faisaient la guerre entre eux presque toute l'année. En vain les Conciles, qui dans ces temps de crimes ordonnèrent souvent des choses justes, avaient réglé qu'on ne se battrait point depuis le jeudi jusqu'au point du jour du lundi, et dans les temps de Pâques et dans d'autres solennités, ces règlements n'étant point appuyés d'une justice coercitive, étaient sans vigueur. Chaque Château était la Capitale d'un petit État de Brigands, chaque Monastère était en armes: leurs Avocats qu'on appelait Avoyers, institués dans les premiers temps pour présenter leurs requêtes au Prince et ménager leurs affaires, étaient les Généraux de leurs troupes: les Moissons étaient ou brûlées, ou coupées avant le temps, ou défendues, l'épée à la main: les Villes presque réduites en solitude, et les Campagnes dépeuplées par de longues famines.
Il semble que ce Royaume sans Chef, sans police, sans ordre, dût être la proie de l'Étranger; mais une anarchie presque semblable dans tous les Royaumes, fit sa sûreté; et quand sous les Othons l'Allemagne fut plus à craindre, les guerres intestines l'occupèrent.
C'est de ces temps barbares que nous tenons l'usage de rendre hommage pour une Maison et pour un Bourg au Seigneur d'un autre Village. Un Praticien, un Marchand qui se trouve possesseur d'un ancien Fief, reçoit foi et hommage d'un autre Fermier ou d'un Pair du Royaume qui aura acheté un arrière-fief dans sa censive. Les lois de Fiefs ne subsistent plus, mais ces vieilles coutumes de mouvances, d'hommages, de redevances subsistent encore: dans la plupart des Tribunaux on admet cette maxime, nulle Terre sans Seigneur, comme si ce n'était pas assez d'appartenir à la Patrie.
Quand la France, l'Italie et l'Allemagne furent ainsi partagées sous un nombre innombrable de petits Tyrans, les armées dont la principale force avait été l'Infanterie sous Charlemagne, ainsi que sous les Romains, ne furent plus que de la Cavalerie. On ne connut plus que les Gens d'armes; les Gens de pied n'avaient pas ce nom, parce qu'en comparaison des hommes de cheval ils n'étaient point armés.
Les moindres possesseurs de Chatellenies ne se mettaient en campagne qu'avec le plus de chevaux qu'ils pouvaient, et le faste consistait alors à mener avec soi des Écuyers qu'on appela vaslets du mot vassalet, petit vassal. L'honneur étant donc mis à ne combattre qu'à cheval, on prit l'habitude de porter une armure complète de fer, qui eût accablé un homme à pied de son poids. Les brassards, les cuissards furent une partie de l'habillement. On prétend que Charlemagne en avait eu, mais ce fut vers l'an mille que l'usage en fut commun.
Quiconque était riche devint presqu'invulnérable à la guerre, et c'était alors qu'on se servit plus que jamais de massues pour assommer ces Chevaliers que les pointes ne pouvaient percer. Le plus grand commerce alors fut en cuirasses, en boucliers, en casques ornés de plumes.
Les Paysans qu'on traînait à la guerre, seuls exposés et méprisés, servaient de pionniers plutôt que de combattants. Les chevaux plus estimés qu'eux, furent bardés de fer, leur tête fut armée de champfrain.
On ne connut guère alors de lois que celles que les plus puissants firent pour le service des Fiefs. Tous les autres objets de la justice distributive furent abandonnés au caprice des Maîtres-d'hôtel, Prévôts, Baillis, nommés par les possesseurs des Terres.
Les Sénats de ces Villes qui sous Charlemagne et sous les Romains avaient joui du gouvernement municipal, furent abolis presque partout. Le mot de Senior, Seigneur, affecté longtemps à ces principaux du Sénat des Villes, ne fut plus donné qu'aux possesseurs des Fiefs.
Le terme de Pair commençait alors à s'introduire dans la Langue Gallo-Tudesque, qu'on parlait en France. Il venait du mot Latin par, qui signifie égal ou confrère. On ne s'en était servi que dans ce sens sous la première et la seconde Race des Rois de France. Les enfants de Louis le Débonnaire s'appellèrent pares dans une de leurs entrevues l'an 851; et longtemps auparavant Dagobert donne le nom de pairs à des Moines. Godegrand, Évêque de Metz du temps de Charlemagne, appelle Pairs des Évêques et des Abbés, ainsi que le marque le savant Du Cange.
Les Vassaux d'un même Seigneur s'accoutumèrent donc à s'appeler Pairs.
Alfred le Grand avait établi en Angleterre les Jurés, c'était des Pairs dans chaque profession. Un homme dans une cause criminelle choisissait douze hommes de sa profession pour être juges. Quelques Vassaux en France en usèrent ainsi, mais le nombre des Pairs n'était pas pour cela déterminé à douze. Il y en avait dans chaque Fief autant que de Barons qui relevaient du même Seigneur, et qui étaient Pairs entre eux, mais non Pairs de leur Seigneur féodal.
Les Princes qui rendaient un hommage immédiat à la Couronne, tels que les
Ducs de Guyenne, de Normandie, de Bourgogne, les Comtes de Flandres, de
Toulouse, étaient donc en effet des Pairs de France.
Hugues Capet n'était pas le moins puissant. Il possédait depuis longtemps le Duché de France, qui s'étendait jusqu'en Touraine. Il était Comte de Paris. De vastes domaines en Picardie et en Champagne lui donnaient encore une grande autorité dans ces Provinces. Son frère avait ce qui compose aujourd'hui le Duché de Bourgogne. Son grand-père Robert le Fort, et son grand-oncle Eudes ou Odon, avaient tous deux porté la couronne du temps de Charles le Simple. Hugues son père, surnommé l'Abbé à cause des Abbayes de St. Denis, de St. Martin de Tours, de St. Germain des Prez, et de tant d'autres qu'il possédait, avait ébranlé et gouverné la France. Ainsi l'on peut dire, que depuis l'année 810, où le Roi Eudes commença son règne, sa Maison a gouverné sans interruption; et que si on excepte Hugues l'Abbé qui ne voulut pas prendre la Couronne Royale, elle forme une suite de Souverains de plus de 850 ans, filiation unique parmi les Rois.
On sait comment Hugues Capet, Duc de France, Comte de Paris, enleva la couronne au Duc Charles oncle du dernier Roi Louis V. Si les suffrages eussent été libres, le sang de Charlemagne respecté, et le droit de succession aussi sacré qu'aujourd'hui, Charles aurait été Roi de France. Ce ne fut point un Parlement de la Nation qui le priva du droit de ses ancêtres; ce fut ce qui fait et défait les Rois, la force aidée de la prudence.
Tandis que Louis, ce dernier Roi du Sang Carolingien, était prêt à finir à l'âge de 23 ans sa vie obscure par une maladie de langueur, Hugues Capet assemblait déjà ses forces; et loin de recourir à l'autorité d'un Parlement, il sut dissiper avec des troupes un Parlement qui se tenait à Compiègne pour assurer la succession à Charles. La lettre de Gerbert, depuis Archevêque de Reims et Pape sous le nom de Sylvestre II déterrée par Duchesne, en est un témoignage authentique.
Charles Duc de Brabant et de Hainaut, États qui composaient la basse Lorraine, succomba sous un rival plus puissant et plus heureux que lui; trahi par l'Évêque de Laon, surpris et livré à Hugues Capet, il mourut captif dans la tour d'Orléans; et deux enfants mâles qui ne purent le venger, mais dont l'un eut cette basse Lorraine, furent les derniers Princes de la postérité masculine de Charlemagne. Hugues Capet devenu Roi de ses Pairs, n'en eut pas un plus grand domaine.
ÉTAT DE LA FRANCE AUX Xe et XIe SIÈCLES.
La France démembrée languit dans des malheurs obscurs depuis Charles le Gros jusqu'à Philippe Ier arrière-petit-fils de Hugues Capet, près de 250 années. Nous verrons si les Croisades qui signalèrent le règne de Philippe Ier à la fin de l'XIe Siècle, rendirent la France plus florissante. Mais dans l'espace de temps dont je parle, tout ne fut que confusion, tyrannie, barbarie et pauvreté. Chaque Seigneur un peu considérable faisait battre monnaie, mais c'était à qui l'altèrerait. Les belles Manufactures étaient en Grèce et en Italie. Les Français ne pouvaient les imiter dans des Villes sans privilège, et dans un Pays sans union.
De tous les évènements de ce temps, le plus digne de l'attention d'un Citoyen est l'excommunication du Roi Robert. Il avait épousé Berthe sa cousine au quatrième degré; mariage en soi légitime, et de plus nécessaire au bien de l'État. Nous avons vu de nos jours des particuliers épouser leurs nièces, et acheter au prix ordinaire les dispenses à Rome, comme si Rome avait des droits sur des mariages qui se font à Paris. Le Roi de France n'éprouva pas autant d'indulgence. L'Église Romaine dans l'avilissement et les scandales où elle était plongée, osa imposer au Roi une pénitence de sept ans, lui ordonna de quitter sa femme, l'excommunia en cas de refus. Le Pape interdit tous les Évêques qui avaient assisté à ce mariage, et leur ordonna de venir à Rome lui demander pardon. Tant d'audace paraît incroyable, mais l'ignorante superstition de ces temps peut l'avoir souffert, et la politique peut l'avoir causée. Grégoire V qui fulmina cette excommunication, était Allemand, et gouverné par Gerbert ci-devant Archevêque de Reims, ennemi de la Maison de France. L'Empereur Othon III peu ami de Robert, assista lui-même au Concile où l'excommunication fut prononcée; tout cela fait croire que la Raison d'État eut autant de part à cet attentat, que le fanatisme.
Les Historiens disent que cette excommunication fit en France tant d'effet, que tous les Courtisans du Roi et ses propres Domestiques l'abandonnèrent, et qu'il ne lui resta que deux Serviteurs qui jetaient au feu le reste de ses repas, ayant horreur de ce qu'avait touché un excommunié. Quelque dégradée que fût alors la Raison humaine, il n'y a pas d'apparence que l'absurdité pût aller si loin. Le premier Auteur qui a écrit cet excès de l'abrutissement de la Cour de France, est le Cardinal Pierre Damien, qui n'écrivit que 64 ans après. Il rapporte qu'en punition de cet inceste prétendu, la Reine accoucha d'un monstre; mais il n'y eut rien de monstrueux dans toute cette affaire, que l'audace du Pape, et la faiblesse du Roi qui se sépara de sa femme.
Les excommunications, les interdits sont des foudres qui n'embrasent un État que quand ils trouvent des matières combustibles. Il n'y en avait point alors, mais peut-être Robert craignit-il qu'il ne s'en formât.
La condescendance du Roi Robert enhardit tellement les Papes, que son petit-fils Philippe Ier fut excommunié comme lui. D'abord le fameux Grégoire VII le menaça de le déposer en 1075, s'il ne se justifiait de l'accusation de simonie devant ses Nonces. Un autre Pape l'excommunia en effet, Philippe s'était dégoûté de sa femme, et était amoureux de Bertrade épouse du Comte d'Anjou. Il se servit du ministère des Lois pour casser son mariage sous prétexte de parenté, et Bertrade sa Maîtresse fit casser le sien avec le Comte d'Anjou sous le même prétexte.
Le Roi et sa Maîtresse furent ensuite mariés solennellement par les mains d'un Évêque de Bayeux. Ils étaient condamnables, mais ils avaient au moins rendu ce respect aux lois, que de se servir d'elles pour couvrir leurs fautes. Quoi qu'il en soit, un Pape avait excommunié Robert pour avoir épousé sa parente, et un autre Pape excommunia Philippe pour avoir quitté sa parente. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'Urbain II qui prononça cette sentence, la prononça dans les propres États du Roi, à Clermont en Auvergne, où il venait chercher un asile, et dans ce même Concile où nous verrons qu'il prêcha la Croisade.
Cependant il ne paraît point que Philippe excommunié ait été en horreur à ses Sujets; c'est une raison de plus pour douter de cet abandon général, où l'on dit que le Roi Robert avait été réduit.
Ce qu'il y eut d'assez remarquable, c'est le mariage du Roi Henri père de Philippe avec une Princesse Moscovite. Les Moscovites ou Russes commençaient à être Chrétiens, mais ils n'avaient aucun commerce avec le reste de l'Europe. Ils habitaient au-delà de la Pologne, à peine Chrétienne elle-même, et sans aucune correspondance avec la France. Cependant le Roi Henri envoya jusqu'en Russie demander la fille du Souverain, à qui les autres Européens donnaient le titre de Duc, aussi bien qu'au Chef de la Pologne. Les Russes le nommaient dans leur langage Tzar, dont on a fait depuis le mot de Czar. On prétend que Henri se détermina à ce mariage, dans la crainte d'essuyer des querelles Ecclésiastiques. De toutes les superstitions de ces temps-là, ce n'était pas la moins nuisible au bien des États, que celle de ne pouvoir épouser sa parente au septième degré. Presque tous les Souverains de l'Europe étaient parents de Henri. Quoi qu'il en soit, Anne fille de Jaraflau Czar de Moscovie fut Reine de France, et il est à remarquer qu'après la mort de son mari, elle n'eut point la Régence et n'y prétendit point.
Les Lois changent selon les temps. Ce fut le Comte de Flandres, un des
Vassaux du Royaume, qui en fut Régent. La Reine veuve se remaria à un
Comte de Crépi. Tout cela serait singulier aujourd'hui, et ne le fut point
alors.
Ni Henri, ni Philippe Ier ne firent rien de mémorable, mais de leur temps leurs Vassaux et Arrières-vassaux conquirent des Royaumes.
CONQUÊTE DE LA SICILE PAR LES NORMANDS.
Le goût des pèlerinages et aventures régnait alors. Quelques Normands ayant été en Palestine vers l'an 983, passèrent à leur retour sur la Mer de Naples dans la Principauté de Salerne. Les Seigneurs de ce petit État l'avaient usurpé sur les Empereurs de Constantinople. Gaimar, Prince de Salerne, était assiégé dans sa Capitale par les Mahométans. Les Aventuriers Normands lui offrirent leurs services, et l'aidèrent à faire lever le siège. De retour chez eux, comblés des présents du Prince, ils engagèrent d'autres Aventuriers à chercher leur fortune à son service. Peu à peu les Normands reprirent l'habitude de leurs pères de passer les mers. Un d'eux, nommé Raoul, alla l'an 1016 avec une troupe choisie offrir au Pape Benoît VIII ses services contre les Mahométans. Le Pape le pria de le secourir plutôt contre l'Empereur d'Orient, qui dépouillé de tout en Occident soutenait encore quelques droits contre l'Église dans la Calabre et dans la Pouille. Les Normands auxquels il était très-indifférent de se battre contre des Musulmans, ou contre des Chrétiens, servirent très-bien le Pape contre leur ancien Souverain. Bientôt après Tancréde de Hauteville, du territoire de Coutance en Normandie, alla dans la Pouille avec plusieurs de ses enfants, vendant toujours leurs services à qui les payait le mieux. Ils passèrent des petites armées du Duc de Capoue à celles du Duc de Salerne; ils servirent contre les Sarrasins, s'armèrent ensuite contre les Grecs, et enfin contre les Papes, ayant pour ennemi tous ceux qu'ils pouvaient dépouiller.
Le Pape Léon IX se servit contre eux d'excommunications. Guillaume Fierabra fils de Tancréde, et ses frères Humfroy, Robert et Richard, Chefs de ces Normands, après avoir vaincu la petite armée du Pape, l'assiégèrent dans un Château près de Bénévent, le prirent prisonnier, le gardèrent plus d'une année, et ne le relâchèrent que quand il fut attaqué d'une maladie, dont il alla mourir à Rome.
Il fallut bientôt que la Cour de Rome pliât sous ces nouveaux usurpateurs. Elle leur céda une partie des patrimoines que les Empereurs d'Occident lui avaient donné sans en être les maîtres.
Le Pape Nicolas II alla lui-même dans la Pouille trouver ces Normands, toujours excommuniés et toujours donnant la loi. Il céda à Richard la Principauté de Capoue, à Robert Guichard la Pouille, la Calabre et la Sicile entière, que Robert Guichard commençait à conquérir sur les Sarrasins. Robert se soumit de son côté envers le Pape à la redevance perpétuelle de douze deniers monnaie de Pavie pour chaque paire de boeufs dans tous les Pays qu'on lui cédait, et lui fit hommage de ce que ses frères et lui avaient conquis sur les Chrétiens et sur les Mahométans. Enfin en 1101 Roger, petit-fils de Tancréde et frère de ce Boemond si célèbre dans les Croisades, acheva de conquérir sur les Mahométans toute la Sicile, dont les Papes sont demeurés toujours Seigneurs Suzerains.
CONQUÊTE DE L'ANGLETERRE PAR GUILLAUME DUC DE NORMANDIE
Tandis que de simples Citoyens de Normandie fondaient si loin des Royaumes, leurs Ducs en acquéraient un plus beau, sur lequel les Papes osèrent prétendre le même droit que sur la Sicile. La Nation Britannique était, malgré sa fierté, destinée à se voir toujours gouvernée par des étrangers. Après la mort d'Alfred arrivée en 900, l'Angleterre retomba dans la confusion et la barbarie. Les anciens Anglo-Saxons ses premiers vainqueurs, et les Danois ses usurpateurs nouveaux, s'en disputaient toujours la possession, et de nouveaux Pirates Danois venaient encore souvent partager les dépouilles. Ces Pirates continuaient d'être si terribles et les Anglais si faibles, que vers l'année 1000 on ne put se racheter d'eux qu'en payant quarante-huit mille livres sterling. On imposa pour lever cette somme, une taxe qui dura depuis assez longtemps en Angleterre, ainsi que la plupart des autres taxes qu'on continue toujours de lever après le besoin. Ce tribut humiliant fut appelé Argent Danois, Danngeld.
Canut Roi de Danemark qu'on a nommé le Grand, et qui n'a fait que de grandes cruautés, remit sous sa domination en 1017 le Danemark et l'Angleterre. Les naturels Anglais furent traités alors comme des esclaves. Les Auteurs de ce temps avouent que quand un Anglais rencontrait un Danois, il fallait qu'il s'arrêtât jusqu'à ce que le Danois eût passé.
La race de Canut ayant manqué en 1041, les États du Royaume reprenant leur liberté, déférèrent la couronne à Édouard, un descendant des anciens Anglo-Saxons, qu'on appelle le Saint et le Confesseur. Une des grandes fautes ou un des grands malheurs de ce Roi, fut de n'avoir point d'enfants de sa femme Édithe, fille du plus puissant Seigneur du Royaume. Il haïssait sa femme ainsi que sa propre mère pour des raisons d'État, et les fit éloigner l'une et l'autre. La stérilité de son mariage servit à sa canonisation. On prétendit qu'il avait fait voeu de chasteté: voeu téméraire dans un mari, et absurde dans un Roi qui avait besoin d'héritiers. Ce voeu, s'il fut réel, prépara de nouveaux fers à l'Angleterre.
Les moeurs et les usages de ce temps-là ne ressemblent en rien aux nôtres. Guillaume VIII Duc de Normandie, qui conquit l'Angleterre, loin d'avoir aucun droit sur ce Royaume, n'en avait pas même sur la Normandie, si la naissance donnait les droits. Son père le Duc Robert qui ne s'était jamais marié, l'avait eu de la fille d'un Péletier de Falaise, que l'Histoire appelle Harlot, terme qui signifiait et signifie encore aujourd'hui en Anglais concubine ou femme publique. Ce bâtard reconnu du vivant de son père pour héritier légitime, se maintint par son habileté et par sa valeur contre tous ceux qui lui disputaient son Duché. Il régnait paisiblement en Normandie, et la Bretagne lui rendait hommage. Lorsqu'Édouard le Confesseur étant mort, il prétendit au Royaume d'Angleterre, le droit de succession ne paraissait alors établi dans aucun État de l'Europe. La couronne d'Allemagne était élective, l'Espagne était partagée entre les Chrétiens et les Musulmans. La Lombardie changeait chaque jour de Maître. La Race Carolingienne détrônée en France, faisait voir ce que peut la force contre le droit du sang. Édouard le Confesseur n'avait point joui du trône à titre d'héritage. Harald successeur d'Édouard n'était point de sa race, mais il avait le plus incontestable de tous les droits, les suffrages de toute la Nation. Guillaume le Bâtard n'avait pour lui ni le droit d'élection, ni celui d'héritage, ni même aucun parti en Angleterre. Il prétendit que dans un voyage qu'il fit autrefois dans cette Île, le Roi Édouard avait fait en sa faveur un testament que personne ne vit jamais. Il disait encore qu'autrefois il avait délivré de prison Harold, et qu'il lui avait cédé ses droits sur l'Angleterre. Il appuya ses faibles raisons d'une forte armée.
Les Barons de Normandie assemblés en forme d'États, refusèrent de l'argent à leur Duc pour cette expédition, parce que s'il ne réussissait pas, la Normandie en resterait appauvrie, et qu'un heureux succès la rendrait Province d'Angleterre; mais plusieurs Normands hasardèrent leur fortune avec leur Duc. Un seul Seigneur nommé Fiz Othbern équipa quarante vaisseaux à ses dépens. Le Comte de Flandres, beau-père du Duc Guillaume, le secourut de quelque argent. Le Pape même entra dans ses intérêts. Il excommunia tous ceux qui s'opposeraient aux desseins de Guillaume. Enfin il partit de Saint Valery avec une flotte nombreuse. On ne sait combien il avait de vaisseaux, ni de soldats. Il aborda sur les côtes de Sussex, et bientôt après se donna dans cette Province la fameuse bataille de Hastings (14 Octobre 1066), qui décida seule du sort de l'Angleterre. Les Anglais ayant leur Roi Harold à leur tête, et les Normands conduits par leur Duc, combattirent pendant douze heures. La gendarmerie qui commençait à faire ailleurs la force des armées, ne paraît pas avoir été employée dans cette bataille. Les Chefs y combattirent à pied, Harold et deux de ses frères y furent tués. Le vainqueur s'approcha de Londres, portant devant lui une bannière bénite, que le Pape lui avait envoyée. Cette bannière fut l'étendard auquel tous les Évêques se rallièrent en sa faveur. Ils vinrent aux portes avec le Magistrat de Londres lui offrir la couronne qu'on ne pouvait refuser au vainqueur.
Guillaume sut gouverner comme il sut conquérir. Plusieurs révoltes étouffées, des irruptions des Danois rendues inutiles, des lois rigoureuses durement exécutées signalèrent son règne. Anciens Bretons, Danois, Anglo-Saxons, tous furent confondus dans le même esclavage. Les Normands qui avaient eu part à sa victoire, partagèrent par ses bienfaits, les terres des vaincus. De-là toutes ces Familles Normandes, dont les descendants ou du-moins les noms subsistent encore en Angleterre. Il fit faire un dénombrement exact de tous les biens des Sujets, de quelque nature qu'ils fussent. On prétend qu'il en profita pour se faire en Angleterre un revenu de quatre cents mille livres sterling; ce qui ferait aujourd'hui environ cinq millions sterling, et plus de cent millions de France. Il est évident qu'en cela les Historiens se sont trompés. L'État d'Angleterre d'aujourd'hui, qui comprend l'Écosse et l'Irlande, n'a pas un si gros revenu, si vous en déduisez ce qu'on paye pour les anciennes dettes du Gouvernement. Ce qui est sûr, c'est que Guillaume abolit toutes les Lois du Pays pour y introduire celles de Normandie. Il ordonna qu'on plaidât en Normand, et depuis lui tous les Actes furent expédiés en cette langue jusqu'à Édouard III. Il voulut que la langue des vainqueurs fût la seule du Pays. Des Écoles de la Langue Normande furent établies dans toutes les Villes et les Bourgades. Cette langue était le Français mêlé d'un peu de Danois: idiome barbare, qui n'avait aucun avantage sur celui qu'on parlait en Angleterre. On prétend qu'il traitait non seulement la Nation vaincue avec dureté, mais qu'il affectait encore des caprices tyranniques. On en donne pour exemple la Loi du couvre-feu, par laquelle il fallait au son de la cloche éteindre le feu dans chaque maison à huit heures du soir. Mais cette loi bien loin d'être tyrannique, n'est qu'une ancienne police Ecclésiastique, établie presque dans tous les anciens Cloîtres du Pays du Nord. Les maisons étaient bâties de bois, et la crainte du feu était un objet des plus importants de la Police générale.
On lui reproche encore d'avoir détruit tous les Villages qui se trouvaient dans un circuit de quinze lieues, pour en faire une Forêt, dans laquelle il pût goûter le plaisir de la chasse. Une telle action est trop insensée pour être vraisemblable. Les Historiens ne font pas attention qu'il faut au moins vingt années pour qu'un nouveau plan d'arbres devienne une Forêt propre à la chasse. On lui fait semer cette Forêt en 1080, il avait alors 63 ans. Quelle apparence y a-t-il qu'un homme raisonnable ait à cet âge détruit des Villages pour semer quinze lieues en bois dans l'espérance d'y chasser un jour?
Le Conquérant de l'Angleterre fut la terreur du Roi de France Philippe Ier qui voulut abaisser trop tard un Vassal si puissant, se jeta sur le Maine, qui dépendait alors de la Normandie. Guillaume repassa la mer, reprit le Maine, et contraignit le Roi de France à demander la paix.
Les prétentions de la Cour de Rome n'éclatèrent jamais plus singulièrement qu'avec ce Prince. Le Pape Grégoire VII prit le temps qu'il faisait la guerre à la France pour demander qu'il lui rendît hommage du Royaume d'Angleterre. Cet hommage était fondé sur cet ancien Denier de Saint Pierre, qu'une partie de l'Angleterre payait à l'Église de Rome. Il revenait à environ trois livres de notre monnaie par chaque maison, aumône trop forte que les Papes regardaient comme un tribut. Guillaume le Conquérant fit dire au Pape, qu'il pourrait bien continuer l'aumône, mais au lieu de faire hommage il fit défense en Angleterre de ne reconnaître d'autre Pape que celui qu'il approuverait. La proposition de Grégoire VII devint par-là ridicule à force d'être audacieuse. C'est ce même Grégoire VII qui bouleversait l'Europe pour élever le Sacerdoce au-dessus de l'Empire; mais avant de parler de cette querelle mémorable et des Croisades qui prirent naissance dans ces temps, il faut voir en peu de mots en quel état étaient les autres Pays de l'Europe.
DE L'ÉTAT OÙ ÉTAIT L'EUROPE AUX Xe ET XIe SIÈCLES
La Russie avait embrassé le Christianisme à la fin du VIIIe Siècle. Les femmes étaient destinées à convertir les Royaumes. Une soeur des Empereurs Basile et Constantin, mariée au père de ce Czar Jaraslau, dont j'ai parlé, obtint de son mari qu'il se ferait baptiser. Les Russes esclaves de leur Maître l'imitèrent, mais ils ne prirent du Rite Grec que les superstitions.
Environ dans ce temps-là une femme attira encore la Pologne au Christianisme. Miceslas Duc de Pologne fut converti par sa femme soeur du Duc de Bohême. J'ai déjà remarqué que les Bulgares avaient reçu la foi de la même manière. Giselle soeur de l'Empereur Henri fit encore Chrétien son mari Roi de Hongrie dans la première année du XIe Siècle; ainsi il est très-vrai que la moitié de l'Europe doit aux femmes son Christianisme.
La Suède chez qui elle avait été prêchée dès le IXe Siècle, était redevenue idolâtre. La Bohême et tout ce qui est au Nord de l'Elbe, renonça au Christianisme en 1013. Toutes les Côtes de la Mer Baltique vers l'Orient étaient Païennes. Les Hongrois en 1047 retournèrent au Paganisme. Mais toutes ces Nations étaient beaucoup plus loin encore d'être polies, que d'être Chrétiennes.
La Suède, probablement depuis longtemps épuisée d'habitants par ces anciennes émigrations dont l'Europe fut inondée, paraît dans le VIIIe, IXe, Xe et XIe Siècles comme ensevelie dans sa barbarie, sans guerre et sans commerce avec ses voisins; elle n'a part à aucun grand événement, et n'en fut probablement que plus heureuse.
La Pologne beaucoup plus barbare que Chrétienne conserva jusqu'au XIIIe Siècle toutes les coutumes des anciens Sarmates, de tuer leurs enfants qui naissaient imparfaits, et les vieillards invalides. Qu'on juge par-là du reste du Nord.
L'Empire de Constantinople n'était ni plus resserré ni plus agrandi que nous l'avons vu au IXe Siècle. À l'Occident il se défendait contre les Bulgares, à l'Orient et au Nord contre les Turcs et les Arabes.
On a vu en général ce qu'était l'Italie: des Seigneurs particuliers partageaient tout le Pays depuis Rome jusqu'à la Mer de la Calabre; et les Normands en avaient la plus grande partie. Florence, Milan, Pavie, se gouvernaient par leurs Magistrats sous des Comtes ou sous des Ducs nommés par les Empereurs. Bologne était plus libre.
La Maison de Maurienne dont descendent les Ducs de Savoie, Rois de Sardaigne, commençait à s'établir. Elle possédait comme Fief de l'Empire la Comté héréditaire de Savoie et de Maurienne, depuis que Humbert aux blanches mains, tige de cette Maison, avait eu en 888 ce petit démembrement du Royaume de Bourgogne.
Les Suisses et les Grisons détachés aussi de ce même Royaume, obéissaient aux Baillis que les Empereurs nommaient.
Deux Villes maritimes d'Italie commençaient à s'élever non par ces invasions subites qui ont fait les droits de presque tous les Princes qui ont passé en revue, mais par une industrie sage qui dégénéra aussi bientôt en esprit de conquête. Ces deux Villes étaient Gênes et Venise. Gênes célèbre du temps des Romains, regardait Charlemagne comme son restaurateur. Cet Empereur l'avait rebâtie quelque temps après que les Goths l'avaient détruite. Gouvernée par des Comtes sous Charlemagne et ses premiers descendants, elle fut saccagée au Xe Siècle par les Mahométans, et presque tous ses citoyens furent emmenés en servitude. Mais comme c'était un Port commerçant, elle fut bientôt repeuplée. Le Négoce qui l'avait fait fleurir, servit à la rétablir. Elle devint alors une République. Elle prit l'Île de Corse sur les Arabes, qui s'en étaient emparés. C'est ici qu'il faut se souvenir que Louis le Débonnaire avait donné la Corse aux Papes. Ils exigèrent un tribut des Génois pour cette Île. Les Génois payèrent ce tribut au commencement de l'XIe Siècle, mais bientôt après ils s'en affranchirent sous le Pontificat de Lucius II. Enfin leur ambition croissant avec leurs richesses, de Marchands ils voulurent devenir Conquérants.
La Ville de Venise bien moins ancienne que Gênes affectait le frivole honneur d'une plus ancienne liberté, et jouissait de la gloire solide d'une puissance bien supérieure. Ce ne fut d'abord qu'une retraite de pêcheurs et de quelques fugitifs, qui s'y réfugièrent au commencement du Ve Siècle, quand les Goths ravageaient l'Italie. Il n'y avait pour toute Ville que des cabanes sur le Rialto. Le nom de Venise n'était point encore connu. Ce Rialto bien loin d'être libre, fut pendant trente années une simple Bourgade appartenant à la Ville de Padoue, qui le gouvernait par des Consuls. La vicissitude des choses a mis depuis Padoue sous le joug de Venise.
Il n'y a aucune preuve que sous les Rois Lombards Venise ait eu une liberté reconnue. Il est plus vraisemblable que ses habitants furent oubliés dans leurs marais.
Le Rialto et les petites Îles voisines ne commencèrent qu'en 709 à se gouverner par leurs Magistrats. Ils furent alors indépendants de Padoue, et se regardèrent comme une République.
C'est en 709 qu'ils eurent leur premier Doge, qui ne fut qu'un Tribun du Peuple élu par des Bourgeois. Plusieurs familles qui donnèrent leur voix à ce premier Doge, subsistent encore. Elles sont les plus anciens Nobles de l'Europe, sans en excepter aucune Maison; et prouvent que la Noblesse peut s'acquérir autrement qu'en possédant un Château, ou en payant des Patentes à un Souverain.
Héraclée fut le premier siège de cette République jusqu'à la mort de son troisième Doge. Ce ne fut que vers la fin du IXe Siècle que ces Insulaires retirés plus avant dans leurs lagunes, donnèrent à cet assemblage de petites Îles qui formèrent une Ville, le nom de Venise, du nom de cette côte, qu'on appelait terrae Venetorum. Les habitants de ces marais ne pouvaient subsister que par leur commerce. La nécessité fut l'origine de leur puissance. Il n'est pas assurément bien décidé que cette République fût alors indépendante. On voit que Bérenger reconnu quelque temps Empereur en Italie, accorda l'an 950 au Doge le privilège de battre monnaie. Ces Doges même étaient obligés d'envoyer aux Empereurs en redevance un manteau de drap d'or tous les ans, et Othon III leur remit en 998 cette espèce de petit tribut. Mais ces légères marques de vassalité n'étaient rien à la véritable puissance de Venise; car tandis que les Vénitiens payaient un manteau d'étoffe d'or aux Empereurs, ils acquirent par leur argent et par leurs armes toute la Province d'Istrie, et presque toutes les côtes de Dalmatie, Spalatro, Raguse, Narenta. Leur Doge prenait vers le milieu du Xe Siècle le titre de Duc de Dalmatie; mais ces conquêtes enrichissaient moins Venise que le Commerce, dans lequel elle surpassait encore les Génois; car tandis que les Barons d'Allemagne et de France bâtissaient des donjons et opprimaient les peuples, Venise attirait leur argent, en leur fournissant toutes les denrées de l'Orient. Les Mers étaient déjà couvertes de leurs vaisseaux, et elle s'enrichissait de l'ignorance et de la barbarie des Nations Septentrionales de l'Europe.
DE L'ESPAGNE ET DES MAHOMÉTANS DE CE ROYAUME,
JUSQU'AU COMMENCEMENT DU XIIe SIÈCLE.
L'Espagne était toujours partagée entre les Mahométans et les Chrétiens, mais les Chrétiens n'en avaient pas la quatrième partie, et ce coin de terre était la Contrée la plus stérile. L'Asturie dont les Princes prenaient le titre de Roi de Leon, une partie de la vieille Castille gouvernée par des Comtes, Barcelone et la moitié de la Catalogne aussi sous un Comte, la Navarre qui avait un Roi, une partie de l'Aragon unis quelque temps à la Navarre, voilà ce qui composait les États des Chrétiens. Les Arabes possédaient le Portugal, la Murcie, l'Andalousie, Valence, Grenade, Tortose, et s'étendaient au milieu des terres par-delà les montagnes de la Castille et de Saragosse. Le séjour des Rois Mahométans était toujours à Cordoue. Ils y avaient bâti cette grande Mosquée, dont la voûte est soutenue de 365 Colonnes de marbre précieux, et qui porte encore parmi les Chrétiens le nom de la Mosqueta, Mosquée, quoiqu'elle soit devenue Cathédrale.
Les Arts y fleurissaient, les plaisirs recherchés, la magnificence, la galanterie régnaient à la Cour des Rois Maures. Les Tournois, les Combats à la barrière sont peut-être de l'invention de ces Arabes. Ils avaient des Spectacles, des Théâtres, qui tout grossiers qu'ils étaient, montraient du-moins que les autres Peuples étaient moins polis que ces Mahométans. Cordoue était le seul Pays de l'Occident où la Géométrie, l'Astronomie, la Chimie, la Médecine fussent cultivées. Sanche le Gros, Roi de Leon, fut obligé de s'aller mettre à Cordoue en 956 entre les mains de ce fameux Médecin Arabe, qui invité par le Roi voulut que le Roi vînt à lui.
Cordoue est un Pays de délices arrosé par le Guadalquivir, où des forêts de citronniers, d'orangers, de grenadiers parfument l'air, et où tout invite à la mollesse.
Le luxe et le plaisir corrompirent enfin les Rois Musulmans. Leur domination fut au Xe Siècle, comme celle de presque tous les Princes Chrétiens, partagée en petits États. Tolède, Murcie, Valence, Huelca même, eurent leurs Rois. C'était le temps d'accabler cette puissance divisée, mais les Chrétiens d'Espagne étaient plus divisés encore. Ils se faisaient une guerre continuelle, se réunissaient pour se trahir, et s'alliaient souvent avec les Musulmans. Alphonse V Roi de Leon, donna même l'année 1000 sa soeur Thérèse en mariage au Sultan Abdala Roi de Tolède.
Les jalousies produisent plus de crimes entre les petits Princes qu'entre les grands Souverains. La guerre seule peut décider du sort des vastes États; mais les surprises, les perfidies, les assassinats, les empoisonnements sont plus communs entre des rivaux voisins, qui ayant beaucoup d'ambition et peu de ressources, mettent en oeuvre tout ce qui peut suppléer à la force. C'est ainsi qu'un Sancho Garcias Comte de Castille empoisonna sa mère à la fin du Xe Siècle, et que son fils Don Garcie fut poignardé par trois Seigneurs du Pays dans le temps qu'il allait se marier.
Enfin en 1035 Ferdinand, fils de Sanche Roi de Navarre et d'Aragon, réunit sous sa puissance la vieille Castille, dont la famille avait hérité par le meurtre de ce Don Garcie, et le Royaume de Leon dont il dépouilla son beau-frère, qu'il tua dans une bataille (1036).
Alors la Castille devint un Royaume, et Leon en fut une Province. Ce Ferdinand, non content d'avoir ôté la couronne de Leon et la vie à son beau-frère, enleva aussi la Navarre à son propre frère, qu'il fit assassiner dans une bataille qu'il lui livra. C'est ce Ferdinand à qui les Espagnols ont prodigué le nom de grand, apparemment pour déshonorer ce titre trop prodigué aux usurpateurs.
Son père Don Sanche, surnommé aussi le Grand pour avoir succédé aux Comtes de Castille, et pour avoir marié un de ses fils à la Princesse des Asturies, s'était fait proclamer Empereur, et Don Ferdinand voulut aussi prendre ce titre. Il est sûr qu'il n'y a, ni ne peut y avoir de titre affecté aux Souverains, que ceux qu'ils veulent prendre, et que l'usage leur donne. Le nom d'Empereur signifiait partout l'héritier des Césars et le maître de l'Empire Romain, ou du-moins celui qui prétendait l'être. Il n'y a pas d'apparence que cette appellation pût être le titre distinctif d'un Prince mal affermi, qui gouvernait la quatrième partie de l'Espagne.
L'Empereur Henri III et non Henri II comme le disent tant d'Auteurs, mortifia la fierté Espagnole, en demandant à Ferdinand l'hommage de ses petits États comme d'un Fief de l'Empire. Il est difficile de dire quelle était la plus mauvaise prétention, celle de l'Empereur Allemand, ou celle de l'Espagnol. Ces idées vaines n'eurent aucun effet, et l'État de Ferdinand resta un petit Royaume libre.
C'est sous le règne de ce Ferdinand que vivait Rodrigue surnommé le Cid, qui en effet épousa depuis Chimène, dont il avait tué le père. Tous ceux qui ne connaissent cette histoire que par la tragédie si célèbre dans le Siècle passé, croient que le Roi Don Ferdinand possédait l'Andalousie.
Les fameux exploits du Cid furent d'abord d'aider Don Sanche fils aîné de Ferdinand à dépouiller ses frères et ses soeurs de l'héritage que leur avait laissé leur père. Mais Don Sanche ayant été assassiné dans une de ces expéditions injustes, ses frères rentrèrent dans leurs États. (1073)
Ce fut alors qu'il y eut près de vingt Rois en Espagne soit Chrétiens soit Musulmans, et outre ces vingt Rois un nombre considérable de Seigneurs indépendants, qui venaient à cheval, armés de toutes pièces, et suivis de quelques Écuyers offrir leurs services aux Princes ou aux Princesses qui étaient en guerre. Cette coutume, déjà répandue en Europe, ne fut nulle part plus accréditée qu'en Espagne. Les Princes à qui ces Chevaliers s'engageaient, leur ceignaient le baudrier, et leur faisaient présent d'une épée, dont ils leur donnaient un coup léger sur l'épaule. Les Chevaliers Chrétiens ajoutèrent d'autres cérémonies à l'accolade. Ils faisaient la veille des armes devant un autel de la Vierge. Les Musulmans se contentaient de se faire ceindre un cimeterre. Ce fut-là l'origine des Chevaliers errants, et de tant de combats particuliers. Le plus célèbre fut celui qui se fit après la mort du Roi Don Sanche, assassiné en assiégeant sa soeur Ouraca dans la Ville de Zamore. Trois Chevaliers soutinrent l'innocence de l'Infante contre Don Diègue de Lare qui l'accusait. Ils combattirent l'un après l'autre en champ clos, en présence des Juges nommés de part et d'autre. Don Diègue renversa et tua deux des Chevaliers de l'Infante, et le cheval du troisième ayant les rênes coupées et emportant son Maître hors des barrières, le combat fut jugé indécis.
Parmi tant de Chevaliers le Cid fut celui qui se distingua le plus contre les Musulmans. Plusieurs Chevaliers se rangèrent sous sa bannière, et tous ensemble avec leurs Écuyers et leurs Gendarmes composaient une armée couverte de fer, montée sur les plus beaux chevaux du Pays. Le Cid vainquit plus d'un petit Roi Maure, et s'étant ensuite fortifié dans la Ville d'Alcosar, il s'y forma une Souveraineté.
Enfin il persuada à son Maître Alfonse VI Roi de la vieille Castille d'assiéger la Ville de Tolède, et lui offrit tous ses Chevaliers pour cette entreprise. Le bruit de ce siège et la réputation du Cid, appelèrent de l'Italie et de la France beaucoup de Chevaliers et de Princes. Raimond Comte de Toulouse, et deux Princes du sang de France de la branche de Bourgogne, vinrent à ce siège. Le Roi Mahométan nommé Hiaja, était fils d'un des plus généreux Princes dont l'Histoire ait conservé le nom. Almamon son père avait donné dans Tolède un asile à ce même Roi Alfonse que son frère Sanche persécutait alors. Ils avaient vécu longtemps ensemble dans une amitié peu commune, et Almamon loin de le retenir, quand après la mort de Sanche il devint Roi et par conséquent à craindre, lui avait fait part de ses trésors. On dit même qu'ils s'étaient séparés en pleurant. Plus d'un Chevalier Mahométan sortirent des murs pour reprocher au Roi Alfonse son ingratitude envers son bienfaiteur, et il y eut plus d'un combat singulier sous les murs de Tolède.
Le siège dura une année. Enfin Tolède capitula, mais à condition que l'on traiterait les Musulmans comme ils en avaient usé avec les Chrétiens; qu'on leur laisserait leur Religion et leurs Lois. Promesse qu'on tint d'abord, et que le temps fit violer. Toute la Castille neuve se rendit ensuite au Cid, qui en prit possession au nom d'Alfonse; et Madrid, petite Place qui devait un Jour être la Capitale de l'Espagne, fut pour la première fois au pouvoir des Chrétiens.
Plusieurs familles vinrent de France s'établir dans Tolède. On leur donna des privilèges qu'on appelle même encore en Espagne fransches. Le Roi Alfonse fit aussitôt une assemblée d'Évêques, laquelle sans le concours du peuple autrefois nécessaire, élut pour Évêque de Tolède un Prêtre nommé Bernard, à qui le Pape Grégoire VII conféra la Primatie d'Espagne à la prière du Roi. La conquête fut presque toute pour l'Église, mais le premier soin du Primat fut d'en abuser, en violant les conditions que le Roi avait jurées aux Maures. La grande Mosquée devait rester aux Mahométans. L'Archevêque pendant l'absence du Roi, en fit une Église, et excita contre lui une sédition. Alfonse revint à Tolède, irrité contre l'indiscrétion du Prélat. Il allait même le punir, et il fallut que les Mahométans à qui le Roi eut la sagesse de rendre la Mosquée, demandassent la grâce de l'Archevêque.
Alfonse augmenta encore par un mariage les États qu'il gagnait par l'épée du Cid. Soit politique, soit goût, il épousa Zaïd fille de Benabat nouveau Roi Maure d'Andalousie, et reçut en dot plusieurs Villes.
On lui reproche d'avoir conjointement avec son beau-père appelé en Espagne d'autres Mahométans d'Afrique. Il est difficile de croire qu'il ait fait une si étrange faute contre la politique, mais tous les Rois se conduisent quelquefois contre la vraisemblance. Quoi qu'il en soit, une armée de Maures vient fondre d'Afrique, en Espagne, et augmenter la confusion où tout était alors. Le Miramolin qui régnait à Maroc, et dont la race y règne encore, envoie son Général Abénana au secours du Roi d'Andalousie. Ce Général trahit non seulement ce Roi même à qui il était envoyé, mais encore le Miramolin au nom duquel il venait. Enfin le Miramolin irrité vient lui-même combattre son Général perfide, qui faisait la guerre aux autres Mahométans, tandis que les Chrétiens étaient aussi divisés entre eux.
L'Espagne était déchirée par tant de Nations Mahométanes et Chrétiennes, lorsque le Cid Don Rodrigue à la tête de sa Chevalerie subjugua le Royaume de Valence. Il y avait en Espagne peu de Rois plus puissants que lui, mais il n'en prit pas le nom, soit qu'il préférât le titre de Cid, soit que l'esprit de Chevalerie le rendît fidèle au Roi Alfonse son Maître. Cependant il gouverna Valence avec l'autorité d'un Souverain, recevant des Ambassadeurs, et respecté de toutes les Nations. Après sa mort, arrivée l'an 1096, les Rois de Castille et d'Aragon continuèrent toujours leurs guerres contre les Maures. L'Espagne ne fut jamais plus sanglante et plus désolée. Triste effet de l'ancienne conspiration de l'Archevêque Opas et du Comte Julien, qui faisait au bout de 400 ans et fit encore longtemps après les malheurs de l'Espagne.
DE LA RELIGION ET DE LA SUPERSTITION DE CES TEMPS-LÀ.
Les hérésies semblent être le fruit d'un peu de science et de loisir. On a vu que l'état où était l'Église au Xe Siècle, ne permettait guère le loisir ni l'étude. Tout le monde était armé, et on ne se disputait que des richesses. Cependant en France, du temps du Roi Robert, il y eut quelques Prêtres, et entre autres un nommé Étienne, Confesseur de la Reine Constance, accusés d'hérésie. On les appela Manichéens, pour leur donner un nom plus odieux; car ils n'enseignaient rien des dogmes de Manès. C'était probablement des enthousiastes, qui tendaient à une perfection outrée, pour dominer sur les esprits. C'est le caractère de tous les Chefs de Sectes. On leur imputa des crimes horribles et des sentiments dénaturés, dont on charge toujours ceux dont on ne connaît pas les dogmes.
En 1028, ils furent juridiquement accusés de réciter les Litanies à l'honneur des Diables, d'éteindre ensuite les lumières, de se mêler indifféremment, et de brûler le premier des enfants qui naissaient de ces incestes, pour en avaler les cendres. Ce sont à peu près les reproches qu'on faisait aux premiers Chrétiens. Je crois que cette calomnie des Païens contre eux, était fondée sur ce que les Chrétiens faisaient quelquefois la Cène, en mangeant d'un pain fait en forme de petits enfants pour représenter JÉSUS-CHRIST, comme il se pratique encore dans quelques Églises Grecques. Ce qu'on peut recueillir de certain concernant les opinions des Hérétiques dont je parle, c'est qu'ils enseignaient que Dieu n'était point en effet venu sur la Terre, n'était ni mort ni ressuscité, et que du pain et du vin ne pouvaient devenir son corps et son sang. Le Roi Robert et sa femme Constance se transportèrent à Orléans, où se tenaient quelques assemblées de ceux qu'on appelait Manichéens. Les Évêques firent brûler treize de ces malheureux. Le Roi, la Reine, assistèrent à ce spectacle indigne de leur majesté. Jamais avant cette exécution on n'avait en France livré au supplice aucun de ceux qui dogmatisent sur ce qu'ils n'entendent point. Il est vrai que Priscillien au IVe Siècle avait été condamné à la mort dans Trêves avec sept de ses disciples. Mais la Ville de Trêves qui était alors dans les Gaules, n'est plus annexée à la France depuis la décadence de la famille de Charlemagne. Ce qu'il faut observer, c'est que Saint Martin de Tours ne voulut point communiquer avec les Évêques qui avaient demandé le sang de Priscillien. Il disait hautement qu'il était horrible de condamner des hommes à la mort, parce qu'ils se trompent. Il ne se trouva point de Saint Martin du temps du Roi Robert.
Il s'élevait alors quelques légers nuages sur l'Eucharistie, mais ils ne formaient point encore d'orages. Je ne sais comment ce sujet de querelle avait échappé à l'imagination ardente des Chrétiens Grecs. Il fut probablement négligé, parce qu'il ne laissait nulle prise à cette métaphysique cultivée par les Docteurs depuis qu'ils eurent adopté les idées de Platon. Ils avaient trouvé de quoi exercer cette philosophie dans l'explication de la Trinité, dans la consubstantialité du Verbe, dans l'union des deux Natures et des deux Volontés, enfin dans l'abîme de la Prédestination. La question, Si du pain et du vin sont changés en la seconde personne de la Trinité, et par conséquent en Dieu? Si on mange et on boit cette seconde personne par la foi seulement? cette question, dis-je, était d'un autre genre, qui ne paraissait pas soumis à la philosophie de ces temps. Aussi on se contenta de faire la Cène le soir dans les premiers âges du Christianisme, et de communier à la Messe sous les deux espèces au temps dont je parle, sans avoir une idée fixe et déterminée sur ce mystère. Il paraît que dans beaucoup d'Églises, et surtout en Angleterre, on croyait qu'on ne mangeait et qu'on ne buvait JÉSUS-CHRIST que spirituellement. On trouve dans la Bibliothèque Bodléienne une Homélie du Xe Siècle, dans laquelle sont ces propres mots, «C'est véritablement par la consécration le corps et le sang de JÉSUS-CHRIST, non corporellement, mais spirituellement. Le corps dans lequel JÉSUS-CHRIST souffrit et le corps Eucharistique sont entièrement différents. Le premier était composé de chair et d'os animés par une âme raisonnable; mais ce que nous nommons Eucharistie n'a ni sang, ni os, ni âme. Nous devons donc l'entendre dans un sens spirituel.»
Jean Scot, surnommé Eugène parce qu'il était d'Irlande, avait longtemps auparavant sous le règne de Charles le Chauve, et même, à ce qu'il dit par ordre de cet Empereur, soutenu la même opinion.
Du temps de Jean Scot, Ratram Moine de Corbie et d'autres avaient écrit sur ce mystère d'une manière à laisser au moins douter s'ils croyaient ce qu'on appela depuis la Présence réelle. Car Ratram dans son écrit adressé à l'Empereur Charles le Chauve, dit en termes exprès «C'est le corps de JÉSUS-CHRIST qui est vu, reçu, et mangé non par les sens corporels, mais par les yeux de l'esprit fidèle».
On avait écrit contre eux, et le sentiment le plus commun était sans-doute qu'on mangeait le véritable corps de JÉSUS-CHRIST, puisqu'on disputait pour savoir, si on le digérait et si on le rendait avec les excréments.
Enfin Bérenger, Archidiacre de Tours, enseigna vers 1050 par écrit et dans la chaire, que le corps véritable de Jésus-Christ n'est point et ne peut être dans du pain et dans du vin. Cette proposition révolta d'autant plus alors, que Bérenger ayant une très-grande réputation avait d'autant plus d'ennemis. Celui qui se distingua le plus contre lui, fut Lanfranc de race Lombarde, né à Pavie, qui était venu chercher une fortune en France. Il balançait la réputation de Bérenger. Voici comme il s'y prenait pour le confondre dans son Traité de corpore Domini.
«On peut dire avec vérité que le Corps de Notre Seigneur dans l'Eucharistie est le même qui est sorti de la Vierge, et que ce n'est pas le même. C'est le même quant à l'essence et aux propriétés de la véritable nature, et ce n'est pas le même quant aux espèces du pain et du vin; de sorte qu'il est le même quant à la substance, et qu'il n'est pas le même quant à la forme.»
Ce sentiment de Lanfranc parut être celui de toute l'Église. Bérenger fut condamné au Concile de Paris en 1050, condamné encore à Rome en 1079, et obligé de prononcer sa rétractation; mais cette rétractation forcée ne fit que graver plus avant ces sentiments dans son coeur. Il mourut dans son opinion, qui ne fit alors ni schisme ni guerre civile. Le temporel seul était le grand objet qui occupait l'ambition des hommes. L'autre source qui devait faire verser tant de sang, n'était pas encore ouverte.
On croit bien que l'ignorance de ces temps affermissait les superstitions populaires. J'en rapporterai quelques exemples, qui ont longtemps exercé la crédulité humaine. On prétend que l'Empereur Othon III fit périr sa femme Marie d'Aragon pour cause d'adultère. Il est très possible qu'un Prince cruel et dévot, tel qu'on peint Othon III envoie au supplice sa femme moins débauchée que lui. Mais vingt Auteurs ont écrit, et Maimbourg a répété après eux, et d'autres ont répété après Maimbourg, que l'Impératrice ayant fait des avances à un jeune Comte Italien, qui les refusa par vertu, elle accusa ce Comte auprès de l'Empereur de l'avoir voulu séduire, et que le Comte fut puni de mort. La veuve du Comte, dit-on, vint la tête de son mari à la main demander justice et prouver son innocence. Cette veuve demanda d'être admise à l'épreuve du fer ardent. Elle tint tant qu'on voulut une barre de fer toute rouge dans ses mains sans se brûler; et ce prodige servant de preuve juridique, l'Impératrice fut condamnée à être brûlée vive.
Maimbourg aurait dû faire réflexion que cette fable est rapportée par des Auteurs qui ont écrit très-longtemps après le règne d'Othon III qu'on ne nomme pas seulement les noms de ce Comte Italien, et de cette veuve qui maniait si impunément des barres de fer rouge. Enfin quand même des Auteurs contemporains auraient authentiquement rendu compte d'un tel événement, ils ne mériteraient pas plus de croyance que les Sorciers qui déposent en justice qu'ils ont assisté au Sabbat.
L'aventure de la barre de fer doit faire révoquer en doute le supplice de l'Impératrice Marie d'Aragon rapporté dans tant de Dictionnaires, d'Histoires, où dans chaque page le mensonge est joint à la vérité.
Le second événement est du même genre. On prétend que Henri II successeur d'Othon III éprouva la fidélité de sa femme Cunegunde, en la faisant marcher pieds nus sur neuf socs de charrue rougis au feu. Cette histoire rapportée dans tant de Martyrologes, mérite la même réponse que celle de la femme d'Othon.
Didier Abbé du Mont Cassin et plusieurs autres Écrivains rapportent un fait à peu près semblable. En 1063 des Moines de Florence, mécontents de leur Évêque, allèrent crier à la Ville et à la Campagne «Notre Évêque est un simoniaque et un scélérat». Et ils eurent, dit-on, la hardiesse de promettre qu'ils prouveraient cette accusation par l'épreuve du feu. On prit donc jour pour cette cérémonie, et ce fut le mercredi de la première semaine du Carême. Deux bûchers furent dressés, chacun de dix pieds de long sur cinq de large, séparés par un sentier d'un pied et demi de largeur, rempli de bois sec. Les deux bûchers ayant été allumés et cet espace réduit en charbons, un Moine Minime, nommé Aldobrandin, passe à travers sur ce sentier à pas graves et mesurés, et revient même prendre au milieu des flammes son manipule qu'il avait laissé tomber. Voilà ce que plusieurs Historiens disent, qu'on ne peut nier qu'en renversant tous les fondements de l'Histoire; mais il est sûr qu'on ne peut le croire sans renverser tous les fondements de la Raison.
Il se peut faire sans-doute qu'un homme passe très-rapidement entre deux bûchers et même sur des charbons, sans être tout-à-fait brûlé; mais y passer et y repasser d'un pas grave pour reprendre son manipule, c'est une de ces aventures de la Légende Dorée, dont il n'est plus permis de parler à des hommes raisonnables.
La dernière épreuve que je rapporterai, est celle dont on se servit pour décider en Espagne après la prise de Tolède, si on devait réciter l'Office Romain, ou celui qu'on appelait Mozarabique. On convint d'abord unanimement de terminer la querelle par le duel. Deux champions armés de toutes pièces combattirent dans toutes les règles de la Chevalerie. Don Ruis de Montania, Chevalier du Missel Mozarabique, fit perdre les arçons à son adversaire, et le renversa mourant. Mais la Reine qui avait beaucoup d'inclination pour le Missel Romain, voulut qu'on tentât l'épreuve du feu. Toutes les Lois de la Chevalerie s'y opposaient. Cependant on jeta au feu les deux Missels, qui probablement furent brûlés; et le Roi pour ne mécontenter personne, fit en sorte que quelques Églises prieraient Dieu selon le Rituel Romain, et que d'autres garderaient le Mozarabique. Dans la plupart des choses que je viens de rapporter, on croirait lire une relation des Hottentots ou de Nègres; et il faut l'avouer, nous leur ressemblons encore en quelque chose.
Fin du premier Tome.