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Adèle de Sénange

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Après les avoir quittés, je suis revenu tranquille par ce même chemin que j'avais traversé avec tant d'agitation. Le jour était sur son déclin; j'admirais les derniers rayons du soleil: la paix de cette bonne famille avait passé dans mon ame. Pour un moment, je me suis senti plus fort que l'amour; car j'ai pensé que, si je ne pouvais pas être heureux sans Adèle, au moins il pouvait y avoir sans elle des momens de satisfaction. Plus calme, j'ai cru que sa colère était trop injuste pour durer; et, en repassant devant son appartement, je me suis dit avec une tristesse moins douloureuse: Si elle a eu pour moi une affection véritable, nous nous raccommoderons bientôt;… et si elle ne m'aimait pas!… si Adèle ne m'aimait pas! ah! qu'au moins je ne prévoie pas mon malheur!

P.S. Il est dix heures; on vient de me dire que monsieur de Sénange est avec elle; je vais m'y présenter encore. Il est bien difficile que, chez eux, ils continuent long-temps à ne pas me recevoir.

LETTRE XXXVI.

Une heure du matin.

Je la quitte, Henri: c'est cet infernal cocher qui a tout dit; et c'est sa maladroite indiscrétion qui m'a jeté dans toutes les folies que je crois vous avoir écrites. J'ai trouvé Adèle couchée sur un canapé; monsieur de Sénange était près d'elle. Ma présence, quoiqu'ils m'eussent permis de venir les joindre, a eu l'air de les étonner l'un et l'autre: je me suis assez légèrement excusé de n'être point revenu pour dîner. Monsieur de Sénange m'a demandé d'un air froid où j'avais été; je lui ai répondu que, sans m'en apercevoir, je m'étais trouvé à une trop grande distance pour espérer d'être rentré à temps. Je me suis mis à leur parler de Françoise, de son père, du jardin…. Pas la plus petite interruption de monsieur de Sénange, ni d'Adèle. Cependant, lorsque j'en suis venu aux adieux de cette bonne famille, j'ai vu que je faisais quelque impression sur monsieur de Sénange. Il m'a demandé si j'avais foi aux compensations? — Je ne l'ai pas compris, et l'ai avoué franchement. — "Croyez-vous donc, m'a-t-il dit, qu'on puisse enlever une femme aujourd'hui, et réparer ce scandale le lendemain, en secourant une famille?" — Ce mot enlever m'a éclairé aussitôt: j'ai regardé Adèle qui baissait les yeux. Je vois, leur ai-je dit, qu'on vous a parlé d'une aventure à laquelle, peut-être, je me suis livré sans réfléchir; mais vous me pardonnerez, j'espère, de n'avoir pas hésité lorsqu'il s'agissait d'arracher quelqu'un au dernier désespoir. Et, sans attendre leur réponse, j'ai tiré de ma poche la lettre d'Eugénie que j'ai lue tout haut. A mesure que j'avançais, l'attendrissement de monsieur de Sénange augmentait; Adèle même a laissé tomber quelques larmes. Lorsque j'ai eu fini, il s'est approché de moi en m'embrassant: "C'est à vous à nous excuser, m'a-t-il dit, de vous avoir soupçonné, au moment où tant de générosité vous conduisait. Pardonnez-moi, mon jeune ami, je vous aime comme un père, et les meilleurs pères grondent quelquefois mal à propos." — Pour Adèle, elle n'allait pas si vite: et elle m'a demandé où j'avais placé cette religieuse. Dès que j'ai dit qu'elle était partie le matin même pour l'Angleterre, elle a paru soulagée, et a respiré comme si je l'eusse délivrée d'un grand poids. Il fallait, a-t-elle repris, nous mettre dans votre secret; nous aurions partagé votre bonne action. — Ne me reprochez pas mon silence, lui ai-je répondu, il y a une sorte d'embarras à parler du peu de bien qu'on peut faire. — Pourquoi? a-t-elle reparti vivement, moi, j'en ferais exprès pour vous le dire. — A ces mots, soit que monsieur de Sénange ait apperçu pour la première fois les sentimens d'Adèle, soit qu'en effet quelque douleur soudaine l'ai saisi, il s'est levé en disant qu'il souffrait. — Je lui ai offert mon bras pour descendre chez lui: il l'a pris sans me répondre. Elle nous a suivis. A peine avons-nous été arrivés dans son appartement, qu'il a demandé à se reposer et a renvoyé Adèle. En sortant, elle m'a salué de la main en signe de paix, et avec un sourire d'une douceur ravissante. Je me suis avancé vers elle: Pardonnez-moi, avons-nous dit tous deux en même temps.

J'ai été obligé de la quitter aussitôt, car j'ai entendu monsieur de Sénange qui m'appelait. Cependant, lorsque je me suis approché de son lit, il ne m'a point parlé; il se retournait, s'agitait, et gardait le silence. De peur de le gêner, je suis allé m'asseoir un peu loin de lui; j'attendais toujours ce qu'il pouvait avoir à me dire; mais j'ai attendu vainement. Au bout d'une heure, il m'a prié de me retirer, en ajoutant, qu'il ne voulait pas me déranger, et que le lendemain il me parlerait. — Que veut-il me dire?…. S'il allait croire mon absence nécessaire!…. Ce n'est plus mon bonheur seul que je sacrifierais, c'est Adèle même qu'il faudrait affliger, et jamais je n'en aurai le courage. — Que ma situation est horrible! Chacune des peines de l'amour paraît la plus forte que l'on puisse supporter. A ce bal, lorsque j'ai pensé qu'elle ne m'aimait pas, j'ai cru que c'était le plus grand des malheurs!…. Hier, quand on parlait de sa maladie, ses souffrances m'accablaient, j'étais prêt à sacrifier et son affection et moi-même; il ne me fallait plus rien que de ne pas trembler pour sa vie. Aujourd'hui que je serai peut-être condamné à m'éloigner d'elle, si monsieur de Sénange l'exige; que peut-être il portera la prudence jusqu'à vouloir qu'elle ignore que c'est lui qui a ordonné mon départ! que deviendrai-je, lorsqu'en prenant congé d'elle, ses regards me reprocheront de m'en aller volontairement?… jamais je ne pourrai le supporter…. jamais….

LETTRE XXXVII.

Ce 9 septembre, 6 heures du matin.

Il n'y avait pas deux heures que j'étais couché, lorsque j'ai entendu frapper à ma porte, et quelqu'un m'appeler vivement. J'ai ouvert aussitôt; et l'on m'a dit de descendre bien vite, que monsieur de Sénange venait d'être frappé d'une attaque d'apoplexie. Je l'ai trouvé sans aucune connaissance. Le médecin était près de lui: lorsqu'il a rouvert les yeux, je le tenais dans mes bras; il m'a regardé long-temps. Ses yeux se fixaient de même sur tout ce qui l'entourait, sans reconnaître personne. — Le médecin m'a dit qu'il le trouvait fort mal, que son pouls était très-mauvais, et qu'il fallait promptement instruire sa famille de son état. J'ai chargé une des femmes d'Adèle de l'avertir, n'osant pas y aller moi-même: je sentais que ce n'était pas à moi de lui apprendre le genre de malheur qui la menaçait.

Quel spectacle pour elle, que d'assister à l'effrayante décomposition d'un être qu'elle aime comme son père! Monsieur de Sénange est défiguré, sans mouvement, sans parole: la douleur de cette malheureuse enfant déchire mon ame; mais au moins Adèle n'a point de remords, et j'en suis accablé. Elle ne s'est pas aperçue de la peine qu'elle lui a causée; et moi, j'étais sûr qu'il se couchait mécontent. Il a vu ses larmes; il a entendu ces mots si touchans: Moi, je ferais du bien exprès pour vous le dire! Il en aura senti une douleur vive, qui peut-être aura causé son accident. Quelle récompense!…. il m'a reçu comme un fils; et non-seulement j'aime Adèle, mais je n'ai pas même eu la force de cacher mes sentimens! J'ai bien besoin qu'il revienne tout-à-fait à lui, et que je puisse lui dire que nous l'avons toujours chéri, respecté; que jamais nous n'avons été ingrats ni coupables envers lui; et s'il doit mourir de cette maladie, au moins que son dernier regard nous bénisse!…. S'il doit mourir, que deviendra Adèle? Me sera-t-il permis de m'affliger avec elle, de chercher à la consoler? Son âge…. le mien…. j'ignore les usages de ce pays…. Combien j'aurais besoin de votre amitié et de vos conseils!

LETTRE XXXVIII.

Ce 10 septembre, 5 heures du matin.

On croit que monsieur de Sénange est un peu mieux; ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il a reconnu Adèle, et lui a serré la main. Il a plusieurs fois jeté les yeux sur moi, mais sans le plus léger signe d'affection. Sûrement il m'accuse: puisse-t-il avoir le temps d'apprendre combien mes sentimens ont été purs! J'ai dit, il est vrai, à Adèle que je l'aimais; mais ce mot si tendre, ce mot je vous aime n'appartient-il pas autant à l'amitié qu'à l'amour?

Monsieur de Sénange paraît avoir repris toute sa connaissance; et cette nuit il a eu des momens de sommeil. Adèle ne l'a pas quitté. Dans les intervalles, elle lui parlait, le rassurait, cherchait à le distraire; tandis que j'étais dans un coin de la chambre, osant à peine me mouvoir, dans la crainte qu'il ne m'entendît, et que ma présence ne le troublât… Qu'il est affreux d'être obligé de cacher ses attentions, sa douleur, à l'homme qu'on respecte le plus!

Adèle attend aujourd'hui les parens de monsieur de Sénange; son intendant leur a fait part de l'état de son maître. Elle redoute fort ce moment; car elle sait qu'ils n'ont cessé de le voir qu'à l'époque de son mariage: mais l'espoir de quelques petits legs les ramènera. On a aussi envoyé un courrier à madame de Joyeuse. Adèle ne doute pas non plus qu'elle ne revienne aussitôt. Comme elle va nous tourmenter!… Ah! mes beaux jours sont passés! Que je m'en veux de n'en avoir pas mieux senti le prix!… Heureux temps où, seule entre Adèle et cet excellent homme, jamais ils ne me regardaient sans me sourire! où, lorsque je paraissais, ils semblaient me recevoir toujours avec un plaisir nouveau!… et je n'étais pas satisfait!…

LETTRE XXXIX.

Ce 10 septembre, 9 heures du soir.

Il y a bien eu de changement dans la situation de monsieur de Sénange. A nos inquiétudes, hélas! trop fondées, se sont joints les tourmens d'une famille qui, fort indifférente sur les souffrances de cet homme si digne de regret, importune tout ce qui l'entoure, pour avoir l'air de s'y intéresser.

Aujourd'hui, comme il paraissait être un peu moins mal, j'avais engagé Adèle à dîner dans la chambre qui précède celle où il est. J'obtenais de sa complaisance qu'elle prît quelque nourriture, lorsque nous avons été interrompus par un domestique qui a ouvert avec fracas les portes de la chambre où nous dînions, pour annoncer la vieille maréchale de Dreux, parente fort éloignée de monsieur de Sénange, et qu'Adèle n'avais jamais vue. — "Votre occupation me fait présumer, nous a-t-elle dit, que mon cousin est mieux." Adèle, intimidée, a essayé de lui rendre compte de l'état du malade. La maréchale, que j'ai rencontrée plusieurs fois dans le monde, a fait semblant de ne pas me reconnaître, et a dit à Adèle: "C'est sans doute là monsieur votre frère? il vous soigne de manière à tromper vos inquiétudes." Adèle embarrassée de ce nom de frère, ne répondait point; mais après quelques minutes, elle m'a adressé la parole en me nommant Mylord. — La maréchale feignait de ne pas entendre ce titre étranger, et continuait à parler de moi comme du frère d'Adèle. Alors, il m'a paru convenable de lui dire que monsieur de Sénange étant venu en Angleterre dans sa jeunesse, il croyait avoir eu des obligations essentielles à ma famille. "J'ignorais ces détails, m'a-t-elle répondu avec aigreur; car assurément je n'étais pas née lorsque monsieur de Sénange était jeune." — "Il m'a attiré chez lui, ai-je repris, et m'y a traité avec trop de bonté, pour que j'aie songé à le quitter depuis qu'il est malade." — "Je ne blâme rien, a-t-elle répliqué d'un ton sec; mais vous trouverez bon que, ne sachant pas vos droits ici, et monsieur de Sénange étant à la mort, j'aie cru que sa femme ne voyait que ses proches parens." — Adèle, avec plus de présence d'esprit que je ne lui en aurais soupçonné (l'orgueil blessé est un si grand maître!), Adèle lui a répondu, que tant que monsieur de Sénange vivait, il pouvait seul donner des ordres chez lui: "Si j'ai le malheur de le perdre, a-t-elle ajouté, alors, comme vous le dites, Madame, je ne verrai plus que mes proches parens." — La maréchale l'est à un degré si éloigné, qu'il aurait autant valu lui dire: Je ne me soucie pas de vous, et je ne vous verrai pas non plus. Cependant, elle n'avait rien à répondre, car Adèle s'était servie de ses propres expressions. Aussi est-elle restée dans le silence, et de si mauvaise humeur, que je crois bien qu'Adèle s'en est fait une ennemie pour la vie.

Il est venu encore un grand nombre de parens qui arrivaient tous avec un visage de circonstance. A peine avaient-ils salué Adèle, qu'ils allaient dans un autre coin de la chambre chuchoter et ricaner entre eux. La maréchale les appelait l'un après l'autre, parlait bas à chacun, riait et grondait derrière son éventail, et leur apprenait, je crois, par quelle jolie plaisanterie elle avait fait sentir à Adèle l'inconvenance de mon séjour dans sa maison. Je n'en ai pas douté, lorsqu'une de ces femmes, jeune cependant (à cet âge n'avoir pas d'indulgence!) est venue à moi avec minauderie, et m'a parlé d'Adèle en la nommant aussi ma soeur. Je n'ai pas daigné lui répondre, et elle a couru bien vite chercher les applaudissemens de ce grouppe infernal.

La pauvre Adèle était si embarrassée, que des larmes tombaient de ses yeux. J'étais indigné, lorsqu'à mon grand étonnement on a annoncé madame de Verneuil qui, en me voyant, a souri et m'a appelé. "Je vous en supplie, lui ai-je dit tout bas, venez avec moi un instant; je vous crois bonne, et voici l'occasion d'être généreuse." Elle m'a suivi sur la terrasse, où je lui ai raconté, à la hâte, les motifs de mon séjour chez monsieur de Sénange, et de son amitié pour moi, et les impertinences de la maréchale. "Venez au secours de madame de Sénange, ai-je ajouté; ayez compassion de sa jeunesse.["] — "Convenez, m'a-t-elle dit, que vous êtes parti de chez moi avec une légèreté qui me donne assez envie de vous tourmenter." — "J'ai tort, mille fois tort; mais de grâce ne faites pas une réflexion, j'ai trop sujet de les craindre: allons, venez, soyez bonne," lui ai-je dit en l'entraînant dans le salon, où je l'ai placée près d'Adèle.

Je tremblais pour sa première parole; car si malheureusement une idée ridicule l'avait frappée, nous étions perdus…. Par bonheur la maréchale l'a appelée; et, attirer son attention, c'est presque toujours exciter sa moquerie. Elle lui a parlé long-temps bas; sûrement elle lui racontait ses gentillesses: lorsqu'à ma grande stupéfaction, j'ai vu madame de Verneuil répondre d'un air si imposant, que bientôt chacun est allé se rasseoir, et a repris le sérieux que le moment exigeait. Madame de Verneuil est revenue près d'Adèle, et lui a dit, devant toute cette famille: "Vous trouverez simple, ma cousine, que nous ayons été fâchés du mariage de monsieur de Sénange: l'humeur nous a éloignés de lui, mais vous ne devez pas en souffrir; et, a-t-elle continué en élevant la voix, puisque cette triste circonstance nous rapproche, j'espère que nous ne nous éloignerons plus." — Adèle l'a embrassée, et dès-lors la maréchale et le reste de la famille l'ont traitée avec plus d'égards. Mais madame de Verneuil m'a bien fait payer cette obligation; car aussitôt que le calme et la bienséance ont été rétablis dans le salon, elle m'a ordonné de la suivre sur la terrasse. Après m'avoir encore plaisanté sur la manière dont je l'avais quittée, elle m'a demandé si j'étais amoureux d'Adèle. — "Non, lui ai-je répondu gravement.["] — "Vous ne l'aimez donc pas?" a-t-elle dit en riant. "Puisque vous ne l'aimez pas, je vais la livrer à la maréchale. — Oui, je l'aime, me suis-je écrié, mais je n'en suis pas amoureux. — Ah! vous n'en êtes pas amoureux! et se retournant, elle me dit: Je vais….. — Eh bien, oui! si vous le voulez j'en suis amoureux," lui ai-je répondu, et je me suis saisi de ses mains pour la retenir malgré elle: "Mais ayez pitié de son embarras et de sa jeunesse. — Et vous aime-t-elle? — Non certainement. — Elle ne vous aime pas !….. Fi donc! c'est une ingrate, et je l'abandonnerai." — ["]Au nom du ciel, ai-je repris, n'abusez pas de ma situation; je dirai tout ce qu'il vous plaira, pourvu que vous la sauviez de la maréchale." — Alors s'asseyant elle m'a dit avec une majestueuse ironie: "Voyons si vous êtes digne de ma protection." — Mais comme je ne voulais pas compromettre Adèle, et que je craignais de piquer l'esprit railleur de madame de Verneuil, je me suis jeté dans des définitions, divisions, subdivisions, sur le degré d'amour que je ressentais, sur celui qui était permis, sur l'espèce d'amitié que j'inspirais… Plus je parlais, plus elle s'étonnait, se moquait, et faisait des questions si positives, avec un regard si malin, et en me menaçant toujours de cette maudite maréchale, que je m'embrouillais comme un sot, et me fâchais comme un enfant.

Enfin, la douce et triste Adèle est venue nous avertir que tout le monde était parti; "mais ils reviendront demain," a-t-elle dit, en s'adressant à madame de Verneuil avec timidité, et comme pour la prier d'être encore son appui. Aussi, malgré le besoin qu'elle a de s'amuser, y a-t-elle paru sensible, et a-t-elle promis de revenir le lendemain. Quel horrible usage, que celui qui force à recevoir les personnes qu'on aime le moins, dans les momens où la vue des indifférens est un supplice, et à se priver de ses amis, quand la solitude et les consolations de l'amitié seraient si nécessaires!

LETTRE XL.

Ce 11 septembre.

Monsieur de Sénange étant moins mal hier au soir, Adèle consentit à prendre un peu de repos. Je remontai aussi dans ma chambre, après avoir bien recommandé que s'il arrivait la moindre chose, s'il me nommait, on vînt aussitôt m'avertir; car j'espérais toujours qu'il se souviendrait de moi, de mon attachement, de mon respect.

Heureusement pour la tranquillité de mon avenir, ce matin à cinq heures on est venu me dire qu'il m'appelait. J'ai couru chez lui: dès qu'il m'a vu, il m'a demandé où j'avais passé tout ce temps? — J'ai serré sa main et lui ai dit que j'étais toujours resté près de lui. — "J'ai donc été bien mal, car je ne me rappelle pas…." Et rêvant ensuite comme s'il cherchait à rassembler ses idées… "Mon jeune ami, a-t-il ajouté, il se mêle à votre souvenir des sentimens pénibles….. mais je veux les éloigner dans ces derniers instans. Dites-moi, je vous prie, assurez-moi qu'Adèle m'aime encore." — Je l'ai interrompu pour l'assurer qu'elle n'avait pas un reproche à se faire. — "Et vous?" m'a-t-il dit. — Et moi! ai-je repris, en tombant à genoux près de son lit, et moi!….. Je lui ai avoué mon amour, mes combats, ma résolution de fuir; mais je lui ai protesté que, ni pour elle, ni pour moi, cet éloignement n'avait été nécessaire; et je vous jure, lui ai-je dit, que vous êtes toujours ce qu'elle aime le mieux. — "Puis-je vous croire," m'a-t-il demandé, en m'examinant avec une grande attention. Je lui affirmé que j'étais vrai avec lui, comme si je parlais à Dieu même. — "Je vous remercie, a-t-il répondu avec attendrissement; Adèle pourra donc me dire adieu sans rougir, et un jour s'unir à vous sans remords, et sûre de votre estime! Je vous remercie, je vous remercie," a-t-il répété plusieurs fois très-vivement.

Cette bonté céleste, cette abnégation de lui-même m'ont rappelé tous mes torts, et me les rendaient insupportables. Je me suis souvenu de ce portrait d'Adèle que j'avais dérobé avec tant d'imprudence, et dont je n'avais pas eu la force de me détacher. Dans ce moment solennel, dans ce moment d'éternelle séparation, il m'a été impossible de rien dissimuler. "Ah! lui ai-je dit, un profond repentir pèse sur mon coeur." — Il m'a regardé d'un air inquiet. "Parlez-moi, m'a-t-il répondu, pendant que je puis encore vous entendre et vous absoudre."

J'ai osé lui avouer l'abus que j'avais fait de sa confiance. Il a levé les yeux au ciel: "Adèle en a-t-elle été instruite, a-t-il repris d'un ton sévère? — Jamais, me suis-je écrié; je l'aurais redoutée plus encore que vous-même." — Il est resté comme absorbé dans ses réflexions; puis se ranimant tout-à-coup, il m'a dit: "Prenez ma clef; allez chercher ce portrait, replacez-le dans mon secrétaire; dépêchez-vous, la mort me poursuit, le temps presse."

Je me suis levé aussitôt; j'ai couru dans ma chambre, et pris le portrait sur lequel j'ai jeté un triste et dernier regard; mais dans cet instant j'avais hâte de m'en séparer. Dès que je l'ai eu remis dans le secrétaire, je suis revenu tomber à genoux près du lit de monsieur de Sénange. Il était plus calme. "Pendant votre absence, m'a-t-il dit, j'ai fait un retour sur votre jeunesse, et je vous ai excusé." — Après un assez long silence, il a ajouté: "Je vous pardonne; mais souvenez-vous que le portrait d'Adèle ne doit être accordé que par elle. Si jamais elle consent à vous le rendre, c'est qu'elle croira pouvoir s'unir à vous. Alors vous lui direz que je vous au bénis tous deux."

J'ai voulu éloigner ces idées de mort, le rassurer sur son état; il ne l'a pas permis. "Je sais que je n'en reviendrai point, m'a-t-il dit; cependant, malgré moi, je crains de mourir……. Mon jeune ami, promettez-moi que, lorsque cet instant viendra, vous ne m'abandonnerez pas!" Je le lui ai promis, en essayant encore de calmer ses esprits: mais lorsque je lui disais qu'il était mieux, il souriait, et pourtant se répétait à lui-même qu'il mourrait, comme s'il eût craint de se livrer à de fausses espérances, ou qu'il eût eu besoin de se rappeler son état pour conserver son courage.

Il m'a parlé d'Adèle avec une tendresse extrême. "Je ne la recommande pas à votre amour, m'a-t-il dit; mais j'implore votre indulgence…. Craignez votre sévérité…. elle est jeune, vive, étourdie à l'excès…. Promettez-moi de ne jamais vous fâcher sans le lui dire…. la condamner sans l'entendre…. N'oubliez pas que, dans ce moment cruel où non-seulement il faut quitter tout cc qu'on aime… tout ce qu'on a connu…. mais où il faut encore se séparer de soi-même…. dans ce moment je vous crois, vous la confie, et vous souhaite d'être heureux…. Au moins, que son bonheur soit ma récompense!"

Il tremblait, soupirait, essayait de retenir des larmes qui s'échappaient malgré lui, et tenait ma main si fortement serrée, qu'il m'était impossible de m'éloigner. Pour lui cacher la douleur que j'éprouvais, j'appuyais ma tête sur son lit sans pouvoir lui répondre, lorsqu'on est venu lui dire que son notaire était arrivé. "Allez, mon ami, m'a-t-il dit, j'ai quelques dispositions à faire; vous verrez que je meurs en vous aimant et en vous estimant toujours."

Je l'ai quitté l'ame brisée; au bout d'une heure, j'ai entendu plusieurs voix m'appeler…. Monsieur de Sénange venait d'être frappé d'une nouvelle attaque; elle a été moins longue, moins fâcheuse que la première; mais il est resté si faible, que le moindre accident peut nous l'enlever d'un moment à l'autre.

Huit heures du soir.

Depuis cette seconde attaque, monsieur de Sénange s'affaisse à vue d'oeil; mais il ne paraît pas beaucoup souffrir; il a des absences fréquentes, pendant lesquelles il ne lui reste que le souvenir d'Adèle, mon nom qu'il répète souvent, et le regret de la vie qu'il sent encore, lors même qu'il ne peut plus connaître le danger de son état. La pauvre Adèle ne se fait point d'idée de la mort. Quand monsieur de Sénange parle, se meut, elle se rassure, et croit que les médecins se trompent; mais s'il reste dans le silence, elle se désole, l'appelle, l'interroge, voudrait même l'éveiller lorsqu'il s'assoupit; et l'image de la mort peut seule lui faire croire à la mort… La pauvre enfant!… dans quelques heures… — La pauvre enfant!….

Minuit.

C'est dans la chambre de monsieur de Sénange que je vous écris; il repose assez tranquillement, mais il est sans aucune espérance. Adèle me fait une pitié extrême; elle a passé la journée à genoux dans les prières, et toujours je l'ai vue se relever un peu consolée…. Ah! c'est au moment où l'on va perdre ce qu'on aime, où tout ce qui l'entoure marque, à quelques minutes près, la fin de sa vie; c'est alors que l'athée, si l'athée peut aimer, c'est alors qu'il doit sentir le besoin d'un Dieu! — Mais j'entends la voix de monsieur de Sénange. — Il me demandait pour me recommander encore Adèle: à mesure que la vie le quitte, il semble s'attacher plus fortement à tout ce qu'il a aimé. Il l'a appelée; il a pris sa main, la mienne, et a parlé long-temps bas sans que je pusse l'entendre: seulement j'ai distingué plusieurs fois le nom de lady B…. Il est tombé sans connaissance en nous parlant; Adèle a fait des cris si affreux, qu'il a fallu l'emporter de cette chambre, où elle ne le verra plus!…. Je n'ai pu la suivre, car il a exigé que je restasse près de lui jusqu'à son dernier soupir, et je ne le quitterai pas……

12 septembre, 7 heures du matin.

Il n'est plus! Henri; le meilleur des hommes a cessé de vivre, celui qui pouvait se dire: Il n'existe personne à qui j'aie fait un moment de peine. — Ah; excellent homme!… excellent homme!….

LETTRE XLI.

Paris, même jour.

Je ne suis plus à Neuilly, mon cher Henri; c'est dans mon hôtel garni, c'est tout seul que j'ai à supporter mes regrets et mon extrême inquiétude. Ce matin, après vous avoir écrit deux mots, je me suis présenté chez Adèle qui, en me voyant, a bien deviné la perte qu'elle avait faite, et s'est trouvée fort mal. J'étais à genoux près d'elle; ses femmes l'entouraient, lorsque tout-à-coup madame de Joyeuse est entrée, et, sans remarquer l'état de sa fille, m'a demandé pourquoi j'étais dans cette maison en une pareille circonstance? — Je n'ai pas daigné lui répondre, et je soutenais toujours la tête d'Adèle, qui n'apercevait rien de ce qui se passait autour d'elle. Sa mère m'a repoussé, et m'a dit de lui laisser prendre des soins qu'il était trop déplacé que je lui rendisse. Je n'ai point souffert qu'on m'arrachât Adèle dans cet état, et madame de Joyeuse a bien vu qu'il serait inutile de le tenter. Elle s'est promenée brusquement dans la chambre, attendant avec impatience qu'Adèle reprît ses esprits. Dès qu'elle a pu ouvrir les yeux, sa mère lui a reproché l'indiscrétion de sa conduite. — Adèle la regardait d'un air égaré; mais aussitôt qu'elle l'a reconnue, elle a caché sa tête sur moi, et a fondu en larmes. "Finirez-vous bientôt cette scène ridicule? lui a dit sa mère; votre mari est mort; et la décence exige au moins que vous paraissiez le regretter." — Paraître! a dit Adèle en levant les yeux au ciel. — "Oui, lui a répondu sa mère, et il faut que lord Sydenham sorte à l'instant de chez vous." — Furieux, j'allais lui répondre; mais Adèle a joint ses mains, et je me suis arrêté. — Cependant, je sentais que je devais m'en aller; Adèle même m'en a prié, en me disant tout bas qu'elle m'écrirait. Je l'ai donc laissée seule avec cette mère qui ne l'a jamais vue que pour la tourmenter. Quel supplice!… Je suis revenu dans un accès de rage qui dure encore; puisse-t-il continuer long-temps! car je redoute bien plus le calme qui lui succédera.

P.S. Un des gens d'Adèle arrive en ce moment, pour me prier de me rendre tout de suite à Neuilly… Cet homme en ignore la raison; mais il ajoute que toute la famille m'attend: toute la famille! Que puis-je avoir de commun avec elle? Ah! c'est Adèle seule que je vais chercher.

LETTRE XLII.

Paris, minuit.

Lorsque je suis arrivé à Neuilly, j'ai vu en effet toute la famille de monsieur et de madame de Sénange réunie dans cette galerie où Adèle avait donné une si belle fête. J'y avais tant souffert qu'il m'a pris une saisissement dont je n'ai pas été maître. Que nous sommes bizarres, Henri! Je regrettais monsieur de Sénange; je le regrettais du fond de mon coeur, et j'ai cessé tout-à-fait d'y penser. Bientôt un froid mortel m'a saisi, lorsque j'ai aperçu monsieur de Mortagne près d'Adèle. Il semblait qu'il ne fût jamais sorti de cette chambre; qu'il m'y attendait pour me braver, et me tourmenter encore. Je sais que le titre de parent lui donne le droit d'être chez elle dans cette circonstance. Mais le retrouver là, près d'elle, en noir comme elle, pouvant la voir chaque jour, à toute heure, tandis que le devoir, les convenances, sa mère, m'éloigneront!.. le retrouver ainsi, a fait renaître tous mes sentimens jaloux; je ne pouvais ni respirer, ni parler.

Un notaire m'a dit que monsieur de Sénange avait ordonné que son testament ne fût ouvert que devant moi. On l'a lu tout haut; pendant cette lecture j'essayais de me calmer, ou au moins de cacher mon agitation. — Après avoir laissé toute sa fortune à Adèle, monsieur de Sénange fait quelques legs à des malheureux dont il prend soin depuis long-temps, et me nomme son exécuteur testamentaire; espérant, ajoute-t-il, que les personnes qu'il avait le mieux aimées, s'uniraient d'intérêt et d'affection après lui. — A ces mots, j'ai vu monsieur de Mortagne s'embarrasser et regarder madame de Joyeuse, qui paraissait irritée: il m'a regardé aussi; et mes yeux ont dû lui apprendre qu'Adèle était à moi, et qu'on ne me l'arracherait qu'avec la vie. Nous ne nous sommes point parlé; toutefois je suis certain que nos sentimens nous sont bien connus.

Par un codicille, monsieur de Sénange conseille à Adèle d'aller passer au couvent le premier temps de son deuil, et demande d'être enterré à la point de l'île, dans cet endroit solitaire dont il avait été frappé un jour; dans cet endroit, dit-il, où le hasard ne pouvait conduire personne, le regret seul viendra me chercher, ou l'oubli m'y laisser inconnu. — Comme l'usage permet d'offrir un présent à son exécuteur testamentaire, il me donne sa maison de Neuilly, et me prie de ne jamais venir en France sans y passer quelques jours. — Je le remercie de ce bienfait, car cette maison me sera toujours chère.

Les parens de monsieur de Sénange, après avoir vu qu'ils n'avaient plus rien à espérer, sont partis en montrant plus ou moins leur humeur. Adèle a désiré d'aller à l'instant au couvent: sa mère a refusé d'y consentir; mais la volonté de monsieur de Sénange lui a inspiré une résolution que, sans cela, elle n'eût jamais osé manifester. Je l'ai priée de me donner ses ordres, ou de permettre que j'allasse les recevoir. Madame de Joyeuse a prétendu s'y opposer encore; mais Adèle a été encore courageuse, et a dit qu'elle me verrait avec plaisir. — Elle est partie avec ses femmes; et sa mère s'en est allée avec monsieur de Mortagne…. Quelle union!…. Je suis sûr que, pendant tout le chemin, ils n'ont pensé qu'aux moyens de m'éloigner, et de me persécuter. Madame de Joyeuse me hait, et la haine des méchans n'est jamais stérile. Ah! faudra-t-il lutter long-temps avant d'être heureux? J'ai quitté sur-le-champ cette maison de deuil; mais j'y retournerai pour la triste cérémonie. Adieu.

LETTRE XLIII.

Paris, ce 14 septembre.

Je viens de rendre à cet excellent homme les derniers devoirs: j'ai répandu sur sa tombe des larmes bien sincères. Ah! si après la mort on peut sentir les regrets de l'amitié, les miens doivent arriver jusqu'à lui. Mon ame s'attache à cette espérance; car, Henri, je rejette avec effroi tous ces systèmes d'anéantissement total. Détruire les idées de l'immortalité de l'ame, c'est ajouter la mort à la mort. J'ai besoin d'y croire; c'est la foi que veut la nature, et que toutes les religions adoptent pour se faire aimer. Oh non! je ne quitterai point Adèle sans espérer de la revoir….

Je reviens encore à ces paroles que monsieur de Sénange prononçait avec tant de simplicité: pas une personne à qui j'aie fait un moment de peine!…. Combien ces mots renferment de bonnes actions, d'heureux sentimens!…. Chaque jour de ses nombreuses années a été occupé, embelli par le bonheur de tout ce qui l'approchait…. Ces momens qui échappent à l'attention des hommes, et dont le souvenir compose l'estime de soi-même, ces momens réunis sont tous venus s'offrir à sa pensée, pour adoucir les maux attachés à la vieillesse. — Oh! heureuse, mille fois heureuse la famille de celui qui n'aurait eu d'autre ambition que de parvenir à pouvoir se dire à sa dernière heure: Il n'y a personne à qui j'aie fait un moment de peine!…. Paroles touchantes que j'aime à répéter, et qui ne sortiront jamais ni de mon esprit, ni de mon coeur!

LETTRE XLIV.

Paris, ce 1er octobre.

Je n'ai point encore été chez Adèle: je crois devoir laisser passer ces premiers jours sans chercher à la voir. Si je n'étais que son ami, je ne l'aurais pas quittée; mais j'avoue qu'aujourd'hui, ma fierté ne peut consentir à prendre un titre si différent de mes sentimens. D'ailleurs, qu'ai-je à faire d'aller tromper ou flatter madame de Joyeuse? Adèle est libre; les petits mystères, les faux prétextes, le nom d'ami pour cacher celui d'amant, tous ces détours doivent être bannis entre nous. Adèle seule dans l'Univers a des droits sur moi. Mes volontés, mes défauts, mes qualités lui appartiennent, et seront à elle jusqu'à mon dernier soupir. Adèle est libre!.. Tous mes voeux seront remplis.

Elle m'écrira sans doute, pour m'avertir de l'instant où je pourrai la voir. Mais que le temps me semble long! Je ne sais ni le perdre ni l'employer. J'ai voulu revoir les chefs-d'oeuvres des arts que Paris renferme; cependant, soit que cela tienne à ma situation, soit qu'ils n'eussent plus l'attrait de la nouveauté, ils ne m'ont point intéressé. J'ai bien reconnu l'inconvénient d'avoir voyagé trop jeune. Je n'avais que quinze ans lorsque mon père me fit parcourir cette grande ville. Nous passions la journée à voir tout à la hâte, spectacles, édifices, monumens, tableaux: il a éteint en moi la curiosité sans m'instruire, et m'a fait traverser ainsi toutes les cours de l'Europe. Je pourrais dire qu'aujourd'hui rien ne me serait nouveau, et que cependant que tour m'est inconnu.

Pour achever de me mettre mal avec moi-même, le docteur Morris m'écrit que cette jeune religieuse se désole, passe ses jours dans les larmes, fuit le monde et repousse les consolations. Sa santé s'affaiblit d'une manière effrayante; et la mort qui, dans son couvent, lui paraissait être la fin de ses peines, ne lui semble plus, aujourd'hui, que le commencement de ses maux. Il ajoute, "que celui qui n'a pas l'âme assez forte pour se soumettre à son état, quel qu'il soit, ne sera jamais heureux dans quelque situation qu'on le place." — Si cela était vrai, la plus douce récompense d'un bienfait serait perdue. — Que je hais ces tristes vérités! On cherche à les apprendre, et on désire encore plus de les oublier. — Adieu.

LETTRE XLV.

Paris, ce 10 octobre.

Que d'obligations j'ai à monsieur de Sénange! Sans lui, je ne sais combien j'aurais encore passé de temps sans revoir Adèle: mais, grâce à l'affection qui l'a porté à me nommer son exécuteur testamentaire, les affaires nous rapprocheront malgré les usages, le deuil, les parens, et même en dépit de madame de Joyeuse.

Hier un notaire me remit des papiers qu'il fallait qu'Adèle signât avec moi. Je lui écrivis pour demander la permission d'aller les lui porter; elle me fit dire qu'elle m'attendait, et je partis dans une joie inexprimable de la revoir.

En arrivant au couvent, l'on me fit monter dans le parloir de son appartement. Elle courut à la grille, et me donna sa main à travers les barreaux; il semblait qu'elle retrouvât le seul ami qui lui fût resté, l'ami qui avait été le témoin des jours de son bonheur. Cependant les crêpes dont elle était vêtue, cette tenture noire qui couvrait toute la chambre, me rappelèrent à moi-même, et dans ce premier moment nous ne parlâmes que de monsieur de Sénange. Elle me racontait mille traits de sa bonté, de sa bienfaisance; et ses pleurs coulaient avec une douleur si sincère, un respect si tendre, qu'elle m'en devenait plus chère.

Elle voulut que je lui rendisse compte de l'entretien qu'il avait eu avec moi la veille de sa mort. — Une réserve craintive m'empêchait de dire un mot des espérances qu'il m'avait fait entrevoir, de la félicité qu'il m'avait promise. Je ne sais quel sentiment secret me faisait préférer de m'accuser moi-même. Je lui confiai les aveux que j'avais osé lui faire; je parlai de ce portrait qui, pendant si long-temps, avait été ma seule consolation. — "Vous l'a-t-il laissé?" me dit-elle, en baissant les yeux. — Il m'était facile de voir qu'elle en aurait été satisfaite, mais je fus encore sincère. "Non, lui répondis-je en tremblant, il m'a dit que vous seule pouviez le donner." — Elle leva ses yeux au ciel, se détourna, comme si elle eût craint de rencontrer les miens, et garda le silence.

Ce don d'amour, je ne l'attendais pas; je n'aurais même pas voulu qu'elle me l'eût accordé, la perte qu'elle avait faite étant encore si récente: mais j'aurais désiré qu'un mot d'avenir m'eût permis de l'espérer pour un temps plus éloigné.

"Ah! lui dis-je, dans ses derniers instans, monsieur de Sénange prononçait votre nom, le mien; il nous unissait dans ses pensées et dans ses voeux; il nous appelait ses enfans!" — Elle se leva, comme si elle n'avait eu la force ni de résister, ni de céder à l'émotion que j'éprouvais; elle s'en allait…. Cependant, elle s'arrêta au milieu de cette chambre, et me dit adieu avec un faible sourire. Il y avait quelque chose de si tendre dans ce mot adieu, que le regret de se quitter, le désir de se revoir se faisaient également sentir! — "Un mot encore, m'écriai-je; un seul mot!" — Elle posa sa main sur son coeur, et me dit: "Les intentions de monsieur de Sénange me seront sacrées." — Elle jeta sur moi un dernier regard, et sortit. Que le dernier regard est doux! et qu'il avoue plus qu'on n'aurait osé dire! Je m'en allai aussi; mais, j'emportais avec moi cette promesse timide; je l'entendais toujours: et quoiqu'Adèle eût prononcé seulement le nom de monsieur de Sénange sans oser y joindre le mien, j'étais bien sûr de toute son affection.

LETTRE XLVI.

Paris, 20 octobre.

Je l'ai revue encore; nous étions si émus que nous avons été quelque temps sans pouvoir nous parler. Aux premiers mots, sa voix m'a causé un trouble inexprimable. Je m'arrêtais pour l'entendre; et quand je lui répondais, je voyais aussi qu'elle m'écoutait, même lorsque je ne parlais plus.

J'ai osé lui avouer mes sentimens; mais j'avais soin de soumettre mes espérances à sa volonté. Cette réserve la rassurait, et lui donnait de la confiance. Je lui ai rappelé qu'elle était libre. — Elle a souri; ses yeux se sont baissés, et elle m'a dit bien bas, et en rougissant: "Est-ce que vous me rendez ma liberté?" — Quel mot! et combien il m'a rendu heureux? [sic] Je suis tombé à genoux près de cette grille. Je lui faisais entendre tous ces sermens d'amour, renfermés dans mon coeur pendant si long-temps. — Alors nous avons parlé sans contrainte de ce penchant qui nous avait entraînés l'un vers l'autre, et de notre avenir. C'était obéir encore à monsieur de Sénange, que de nous occuper de notre commun bonheur.

Elle m'a prié d'être plus respectueux pour sa mère, de la soigner davantage: "Tout ce que vous lui direz d'aimable, pensez que vous me l'adressez, m'a-t-elle dit, et que je vous en remercie: car, je ne puis être tranquille que lorsque vous lui aurez plu; et jusque-là, je crains toujours qu'elle ne se laisse aller à quelques-unes de ces préventions dont ensuite il est impossible de la faire revenir."

J'ai promis tout ce qu'elle m'a demandé; et lorsque je cédais à un de ses désirs, c'était en souhaitant qu'elle en exprimât de nouveaux, pour m'y soumettre encore. Nous avons ainsi passé trois heures qui se sont écoulées bien vite. J'ai voulu savoir à quoi elle s'occupait dans sa retraite. Elle m'a répondu qu'elle s'était arrangée pour que sa vie fût à peu près distribuée comme elle l'était à Neuilly. "Je dessine, joue du piano, travaille aux mêmes heures, m'a-t-elle dit; le temps si heureux de nos longues promenades, je le passe à continuer les leçons d'anglais que vous aviez commencé à me donner. Quoique seule, je fais mes lectures tout haut; je répète le même mot, jusqu'à ce que je l'aie dit précisément comme vous. L'anglais a pour moi un charme d'imitation et de souvenir que le français ne saurait avoir. Je ne l'ai jamais entendu parler qu'à vous, et quand je le prononce il me semble vous entendre encore. Chaque mot me rappelle votre voix, vos manières: loin de vous c'est ma distraction la plus douce. Si jamais vous me menez en Angleterre, je serai fâchée d'y trouver que tout le monde parle comme vous."

Nous avons été interrompus par mesdemoiselles de Mortagne. En entrant, l'aînée a appelé Adèle ma soeur; ce nom m'a fait tressaillir. Adèle a remarqué mon émotion, et s'est empressée de me dire, que l'usage dans les couvens était que les religieuses, entre elles, se nommassent toujours ma soeur, pour exprimer leur union et leur égalité. — "A leur exemple, a-t-elle ajouté, les pensionnaires qui s'aiment d'une affection de préférence, se donnent quelquefois ce nom, qui les distingue parmi leurs compagnes; et depuis l'enfance, mademoiselle de Mortagne et moi nous nous nommons ainsi par amitié."

L'explication d'Adèle ne m'a point satisfait: ce nom de soeur m'avait causé une impression extraordinaire. Je crois que l'amour m'a rendu superstitieux; car je suis tourmenté par une sorte de pressentiment qui me trouble. Mademoiselle de Mortagne, soeur d'Adèle!.. j'en frémis encore.

LETTRE XLVII.

Paris, ce 2 novembre.

L'étiquette du deuil, les obsessions de madame de Joyeuse, empêchent souvent Adèle de me recevoir. Elle craint si fort l'aigreur continuelle de sa mère, qu'elle aime mieux me tenir éloigné, que d'oser avouer les sentimens qui nous unissent. Cependant, à l'entendre, ma délicatesse devrait toujours être satisfaite; car elle appelle devoirs les choses qui me déplaisent le plus. — Si je lui reproche l'éloignement qu'elle me prescrit, elle dit qu'elle se sacrifie elle-même. — La peur qu'elle a de sa mère lui paraît du respect. — Elle nomme décence la soumission qu'elle a pour les plus sots usages; et dans nos continuelles disputes, Adèle n'a jamais tort, et je ne suis jamais content.

La dernière fois que je la vis, sa mère était chez elle. J'essayai vainement de lui plaire; elle me répondit avec une sécheresse presque offensante. Je ne disais pas un mot qu'elle ne fût prête à soutenir le contraire: aussi retombions-nous souvent dans des silences vraiment ridicules; et notre conversation ressemblait tout-à-fait à la musique chinoise, où de longues pauses finissent par des sons discordans. Mais Adèle me regardait, me souriait, et c'était assez pour me dédommager.

Au bout d'une heure, madame de Joyeuse prit son éventail, mit son mantelet, et dit, en me regardant, qu'elle était obligée de sortir… Je vis clairement que cela voulait dire qu'elle désirait ne pas me laisser seul avec sa fille…. Mais j'étais résolu à ne pas la comprendre, et je ne me dérangeai point….. Elle espéra sûrement qu'Adèle aurait plus d'intelligence, et elle lui demanda si ce n'était pas l'heure de ses études? — Adèle baissa les yeux, et répondit que non. Madame de Joyeuse ne se contenta pas de cette réponse; elle tira encore ses gants l'un après l'autre, répéta plusieurs fois qu'elle avait affaire….. réellement affaire…. sans qu'aucun de nous fît un mouvement pour se lever. — Enfin, elle me demanda si je n'avais pas l'intention d'aller à quelque spectacle? Je lui répondis à mon tour par un non fort respectueux….. Aussi, après avoir balancé encore long-temps, fallut-il bien qu'elle se déterminât à partir.

Nous restâmes dans le silence tant que nous la crûmes sur l'escalier; mais dès que nous la jugeâmes un peu loin, je me livrai à toute la joie que me causait son départ. Adèle avait l'air d'un enfant échappé à son maître. Cependant la peur fut plus forte que tous ses sentimens. Son amour, sa gaieté même ne purent lui donner le courage de m'accorder une minute. Elle me dit de m'en aller bien vite; et me recommanda surtout de tâcher de rejoindre sa mère et de la saluer en passant, afin de lui faire voir que je n'étais pas resté long-temps après elle. Je fus donc forcé de la quitter aussitôt, et de faire courir mes cheveux pour rattraper la lourde et brillante voiture de madame de Joyeuse. En me voyant, elle sortit presque sa tête hors de la portière, pour s'assurer apparemment si c'était bien moi. Je lui fis une révérence qu'elle ne me rendit pas….

Dès que je fus seul, je me mis à rêver à la crainte affreuse qu'elle inspire à sa fille. J'étais affligé qu'Adèle m'eût renvoyé si promptement, qu'elle eût songé à me dire de saluer sa mère; cette petite fausseté me déplaisait…. Près d'elle, sa gaieté m'amuse; je pense comme elle, j'agis comme il lui plaît: mais la réflexion change toutes mes idées; je me fâche contre elle, contre moi; je suis mécontent de tout le monde.

LETTRE XLVIII.

Paris, ce 6 novembre.

J'avais bien pressenti, Henri, que la mort de monsieur de Sénange serait le commencement de mes véritables peines; cependant, je devais croire qu'Adèle étant libre, rien ne pouvait plus troubler mon bonheur.

Hier matin elle me fit dire de passer chez elle tout de suite: j'y courus aussitôt; je lui trouvai un air embarrassé qui me surprit et m'inquiéta. Elle m'avait envoyé chercher pour me parler, disait-elle, et elle n'osait me rien dire. — Elle me regardait attentivement, ouvrait la bouche…. se taisait… me tendait ses mains à travers la grille….. hésitait…. allait enfin parler, et s'arrêtait encore.

Je ne savais que penser de tant d'émotion. Plus elle paraissait agitée, plus je désirais d'en connaître le motif; mais, ou elle se taisait, ou elle ne retrouvait d'expressions que pour dire qu'elle m'aimait, et m'aimerait toujours!…. Elle le répétait avec une ardeur qui m'effrayait: toujours! toujours!….. disait-elle vivement. — Je n'en doute pas, lui répondis-je. — Ces seuls mots lui rendirent son embarras, son silence: ses yeux même se remplirent de larmes……. Je ne pouvais plus supporter cette incertitude; mais je la suppliais vainement de s'expliquer. Ses promesses d'amour avaient un ton si solennel, que je la regardais quelquefois pour m'assurer si elle était bien devant mes yeux, car ses protestations si répétées annonçaient quelque chose de sinistre: elles avaient l'accent d'un adieu….. Son trouble m'avait gagné au point que, ne sachant qu'imaginer, je lui demandai, avec effroi, si elle se portait bien? Elle répondit qu'oui, et je respirai un moment, comme si je n'eusse plus de chagrins à redouter….. Malheureux que je suis!…..

Cependant, mon inquiétude devenait un supplice. Adèle fit un effort sur elle-même pour m'apprendre que sa mère était venue la veille, et l'avait traitée avec une bonté mêlée de confiance et de plaisanterie, qui lui avait presque fait oublier cette distance respectueuse dans laquelle elle l'avait toujours tenue. — Hé bien! m'écriai-je, fatigué de toutes ces distinctions? "Hé bien! reprit-elle, ma mère voulut savoir si vous resteriez long-temps ici. Comme je ne répondais pas, elle a demandé en riant si j'avais la folle idée de vous épouser? Je n'ai encore rien dit, et elle a ajouté que ce ne serait jamais de son consentement; que votre caractère ferait le tourment de ma vie. Elle a peint avec vivacité le malheur de se trouver en pays étranger sans amis, sans parens, et n'ayant ni consolation ni soutien." — Tout ce que j'avais de force en moi était employé à me contraindre; car, dès que je laissais échapper ma colère, Adèle retombait dans le silence, et j'étais obligé de solliciter long-temps les explications qui allaient me désoler. Enfin elle m'apprit, "que sa mère lui avait avoué que depuis long-temps elle la destinait à un jeune homme qui réunissait tous les avantages de la naissance, de la fortune et des talens…" — "Quel est son nom?" lui dis-je avec un emportement dont je n'étais plus maître. Elle me répondit qu'elle l'avait demandé. — Demandé! comment trouvez-vous cette prévoyance? Sans doute pour se décider ensuite…. Et qui croyez-vous que ce soit? — Monsieur de Mortagne? — Oui, c'est lui. — Elle le nomma; je l'avais trop deviné! — Monsieur de Mortagne, repris-je transporté d'indignation. "Mon seul ami, calmez-vous, me dit-elle; sans cela, il me serait impossible de vous parler." — Elle me répétait qu'elle m'aimait, avec une affection que je ne lui avais jamais vue; mais toutes ses assurances n'arrivaient plus à mon coeur. J'étais appuyé sur la grille sans pouvoir dire un mot, ni même la regarder: un poids insupportable m'accablait; elle parlait et je ne l'entendais pas. — Effrayée elle se leva, et m'appela comme si j'eusse été loin d'elle. Le son de sa voix me cause une douleur aiguë que je ressens encore. Parlez tout bas, lui dis-je, parlez tout doucement. — Alors, il faut lui rendre justice…… alors elle fit tout au monde pour m'adoucir. Se rapprochant de moi, comme si elle eût été près d'un malade affaibli par de longues souffrances, elle m'appelait à voix basse, me donnait les noms les plus tendres, les titres les plus chers.. Mon coeur l'entendait; et peu à peu ce grand orage s'apaisait, lorsque, malheureusement, elle prononça le mot de mari: à ce mot je ne me possédai plus. Le mariage pour monsieur de Mortagne n'est qu'une affaire. Il ne se donne pas la peine d'aimer; c'est sa fortune qu'il épouse, son rang qu'il lui offre.

Au lieu d'écouter les douces plaintes d'Adèle, je me laissai aller à toute ma fureur; je l'accusai de perfidie, de vanité. Ses larmes firent cesser tout-à-coup mon emportement; elle tombaient en abondance, et semblaient adoucir ma blessure…. Dès que je parus plus tranquille, elle pressa mes mains de nouveau, et les porta à ses yeux, comme si elle eût voulu me cacher ses pleurs: mais elle s'arrêta; et je vis bien qu'elle avait encore quelque chose à m'apprendre…… Alors, je l'avoue, Henri, surpris qu'il lui restât une nouvelle peine à me faire, je me mis à marcher dans la chambre en lui criant de se hâter, et de tout dire. — "Ma mère, reprit-elle, me vanta long-temps les avantages de ce mariage, mais je l'ai refusé." Ah! ce mot me rendit mon amour et ma soumission; je revins près d'elle, je promis de ne plus l'affliger, de modérer la violence de mon caractère…. La cruelle, abusant bientôt de mes remords, de ma douceur, s'empressa d'ajouter que sa mère n'avait paru ni étonnée, ni fâchée de son refus, et lui avait seulement demandé de voir monsieur de Mortagne comme un parent à qui elle devait des égards…. "Ma mère, continua-t-elle, m'a dit que je croyais vous aimer, et qu'elle ne le pensait pas; que je croyais ne jamais aimer monsieur de Mortagne, et qu'elle était persuadée du contraire. Ne disputons pas sur ce point, m'a-t-elle dit en riant: voyez-les également tous deux; passez l'année de votre deuil à comparer, à réfléchir; et au bout de ce temps, celui que vous préférerez aura mon consentement. Ce projet m'était odieux; mais tremblant de la fâcher, craignant de vous déplaire, j'ai seulement osé lui demander un jour pour me décider: voyez, dictez ma réponse."

Que pouvais-je dire? C'était moi alors qui gardais le silence: il m'était impossible de donner ou de refuser mon aveu à un pareil arrangement…. Cependant, la terreur que sa mère lui inspire est si vive, elle me répéta tant de fois qu'elle m'aimait, que moi, faible créature, je fermai les yeux, et m'en rapportai à elle…. Le croirez-vous? Au lieu de s'effrayer des chagrins qu'elle allait me causer, de se trouver plus à plaindre que moi, elle a paru bien aise; et saisissant aussitôt une permission que je n'avais pas même prononcée, elle m'a remercié…. ou, remercié!…. l'ingrate!…. J'avais été si cruellement agité, que le son de sa voix, son silence, ses paroles, tout me blessait; et cependant je ne pouvais m'éloigner d'elle. J'étais là, sans dire un mot; mes pensées, mes souffrances même avaient encore une sorte de vague que je craignais de fixer. Il me semblait que, tant que je me tiendrais près d'elle, on ne pourrait pas me l'enlever; mais que si une fois je m'en allais, tout serait fini pour moi…. Pourtant, il fallut bien la quitter; et je partis, déjà tourmenté de toutes les horreurs de la jalousie.

LETTRE XLIX.

Paris, ce 25 novembre.

Je ne vous ai pas écrit depuis quelques jours, mon cher Henri, parce que je suis trop mécontent de moi-même. Mes résolutions varient presque aussi rapidement que mes pensées se succèdent; je ne me reconnais plus.

Après avoir eu la faiblesse de consentir qu'Adèle revît monsieur de Mortagne, je passai tout le jour à rêver à sa situation, à la mienne: je ne savais encore à quoi m'arrêter, lorsque le lendemain je retournai à son couvent. J'y allai lentement; c'était la première fois que je ne me hâtais pas d'y arriver.

En entrant dans la cour, je vis un cabriolet auquel était attelé un superbe cheval qui frappait la terre, rongeait son mors, et semblait brûler de partir. Son maître est ici depuis long-temps, me dis-je intérieurement; car un instinct secret m'avertissait que cette voiture appartenait à monsieur de Mortagne.

Je montai l'escalier avec une répugnance extrême, et cependant j'avançais toujours. J'allais entrer dans le parloir, lorsque j'entendis des éclats de rire à travers lesquels je reconnus la voix d'Adèle. Sa gaieté me fit redescendre quelques marches, qu'il fallut remonter pour suivre le laquais qui m'avait annoncé.

Je trouvai monsieur de Mortagne avec un grand chien qui était la cause de tout ce bruit. Ses soeurs étaient avec Adèle dans l'intérieur du parloir. Après les complimens d'usage, la plus jeune d'elles pria son frère de faire recommencer au chien les tours qu'il avait déjà faits; le voilà donc faisant sentinelle, et toutes ces bêtises qui ne devraient amuser que des enfans. Mesdemoiselles de Mortagne s'en divertissaient beaucoup, mais Adèle ne riait plus. — Elle me regardait avec inquiétude: la joie de ses amies, les soins que se donnait leur frère, n'attiraient plus son attention; c'était même avec effort que sa politesse la forçait quelquefois à sourire… Déjà, me disais-je, elle se contraint pour moi….. Encore un jour, et elle s'en cachera peut-être: de la crainte à la dissimulation il n'y a qu'un instant.

Le sérieux avec lequel je regardais le maître et le chien fit bientôt cesser ce badinage; d'ailleurs, l'impatient cheval se faisait toujours entendre; et les cris continuels du palefrenier avertissaient assez de la peine qu'il avait à le contenir. Adèle en fit la remarque, sans y attacher d'importance. Mais monsieur de Mortagne se leva aussitôt, et sortit avec empressement, en lui jetant un regard qui disait: Je ne gêne personne, moi! Je ne suis point jaloux…. Si jeune, point jaloux!… Il a donc déjà renoncé à l'amour! Adèle, vous suffirait-il d'être aimée ainsi?

Ses soeurs coururent à la fenêtre pour le voir partir. — Je l'entendis qui fouettait, arrêtait, excitait son cheval; elles détournaient la vue, lui disaient de prendre garde; mais ni leur peur, ni leurs cris ne purent engager Adèle à se déplacer; elle resta assise près de moi. — "Si je n'avais pas été ici, lui demandai-je tout bas, seriez-vous restée? — Non, me répondit-elle; je crois que par curiosité j'aurais été à la fenêtre. — Oui, lui dis-je, par curiosité; mais monsieur de Mortagne aurait cru que c'était lui qui vous y attirait."

Quelques minutes après, ses soeurs nous ont laissèrent seuls. — Comme Adèle était embarrassée!…. Je pris sa main et la baisai en soupirant…. "Je n'ai rien à me reprocher, me dit-elle; et cependant je ne suis plus contente….." — Sa douceur me toucha; je ne pensai plus qu'à la crainte que sa mère lui inspire; je la plaignis, la plaignis sincèrement. Avec quelle tendresse je cherchais à la rassurer, à la consoler! — "Si vous saviez, me dit-elle, comme vous êtes différent de vous-même! Lorsque vous êtes entré, votre visage était si sévère! — Avant que j'arrivasse, lui répondis-je en souriant, vous étiez si gaie!"

Elle sourit à son tour; mais ce sourire avait une expression de tristesse et de douceur qui me pénétra. "J'avoue, reprit-elle, que je ne suis assez forte, ni pour déplaire à ma mère, ni pour vous fâcher." — Elle rêva long-temps, et finit par me proposer de ne jamais voir monsieur de Mortagne qu'en ma présence. Cette idée, qui lui paraissait devoir tout concilier, avait quelque chose qui me blessait. Cependant elle en était si satisfaite que nous nous séparâmes contens l'un de l'autre, et nous aimant, je crois, plus que jamais.

Deux jours après, Adèle m'écrivit que monsieur de Mortagne lui avait fait demander si elle serait chez elle après dîner, et qu'elle me priait de m'y rendre de bonne heure. Je fus exact; mais il arriva presque en même temps que moi, et parut étonné de me rencontrer. Cependant, il se remit aussitôt, comme un homme maître de ses passions, ou plutôt n'ayant déjà plus de passions; il fit plusieurs complimens à Adèle, qui lui répondit avec une sécheresse que je n'approuvai point…. Ne pourra-t-elle donc jamais le traiter comme un homme ordinaire? et aura-t-il toujours à se plaindre ou à se louer d'elle? Je comptais lui en faire quelques reproches dès que nous serions seuls; mais soit qu'il espérât demeurer après moi, ou qu'il s'amusât à me tourmenter, il ne s'en alla qu'au moment où l'on vint avertir Adèle que la supérieure la demandait…. Alors il fallut bien que nous sortissions en même temps; il sauta plutôt qu'il ne descendit l'escalier, se jeta dans sa voiture, et partit comme un éclair. Dès qu'il fut hors de la cour, Adèle parut à sa fenêtre, et me salua comme si elle m'eût dit: J'ai attendu qu'il n'y fût plus pour me montrer… Combien je lui sus gré de cette petite attention!… Que la plus légère préférence laisse de douceur après elle! En quittant Adèle, ma raison avait beau me dire que cette froideur était trop loin de son caractère pour durer…. qu'elle passerait bientôt, et que si monsieur de Mortagne s'obstinait à la voir, il finirait par en être supporté…. Adèle à la fenêtre, et n'y venant que pour moi, détruisait toutes ces réflexions.

Mais hier, elle m'écrivit qu'il allait encore venir. — Je ne reçus sa lettre qu'à l'heure même où il devait être déjà chez elle; je m'y rendis, détestant le rôle auquel ma complaisance m'avait soumis. — En effet, quelle lâcheté de lui permettre de le recevoir si j'étais inquiet! et si je n'étais point jaloux, pourquoi ne pas oser les laisser ensemble?… Vingt fois j'eus envie de retourner sur mes pas, et cependant j'avançais toujours: mes sentimens changeaient, se heurtaient, et n'en devenaient que plus douloureux.

Lorsque j'entrai chez elle, je remarquai que monsieur de Mortagne regarda plusieurs fois ses soeurs, d'un air d'intelligence. Mon humeur augmenta, mes soupçons se renouvelèrent. Adèle aussi me demanda de mes nouvelles, d'une voix qui me semblait plus assurée qu'à l'ordinaire; et lui-même s'avisa de m'adresser plusieurs fois la parole. Je crus voir régner entre eux une aisance, une facilité de conversation qui me confondaient… Elle se fit apporter un dessin qu'elle venait de finir; il le loua avec tant d'exagération, qu'elle rejeta ses éloges, mais si faiblement, qu'on sentait bien que la flatterie ne lui déplaisait pas…. D'ailleurs pourquoi lui faire connaître ses talens, si elle ne désire pas lui plaire?… Non, Henri, non, je ne souffrirai pas qu'elle le revoie… Cette affectation de ne le recevoir que devant moi, n'est qu'une ruse de femme; j'entends ce qu'elle dit, mais sais-je ce qu'elle pense?….

Pour achever de me tourmenter, sa mère arriva peu de temps après moi, et dit à sa fille qu'elle avait à lui parler: je me levai pour les laisser libres. Monsieur de Mortagne fit aussi un mouvement pour s'en aller, mais madame de Joyeuse lui dit de s'arrêter…. Indigné, j'allais me rasseoir, peut-être même faire une scène ridicule, lorsqu'Adèle, plus pâle que la mort, me dit adieu, et me pria de revenir aujourd'hui…. Sa terreur me fit pitié; je reviendrai, oui je reviendrai, et certes je ne me laisserai pas jouer plus long-temps…. Elle ne le reverra jamais!…. Que peut lui faire la colère de sa mère? elle n'en dépend plus…. Si je dois l'épouser un jour, mon opinion, mon estime seules doivent la diriger. Je lui proposerai d'aller à Neuilly; d'y passer tout le temps de son deuil; si elle me refuse, c'est qu'elle ne m'aura jamais aimé…. Mais aussi si elle y consent!…. Insensé!…. si elle y consent! souffriras-tu qu'elle manque à des convenances que les femmes doivent toujours respecter? Ah! je ne serai jamais heureux, ni avec elle, ni sans elle!…

LETTRE L.

Neuilly, ce 22 janvier.

Je la revis hier, et, comme à l'ordinaire, elle voulut essayer de me toucher par sa douceur, de me séduire par ses larmes; mais je m'étais armé de courage, et je sus leur résister. J'exigeai qu'elle ne revît jamais monsieur de Mortagne. "Adèle, lui dis-je, ma chère Adèle, n'écoutez plus de vaines frayeurs, une fausse timidité. Consentez à déclarer à votre mère les sentimens qui nous unissent. — Je n'oserai jamais. — Adèle, je vous aime de toutes les forces de mon ame; je vous aime plus que moi-même, plus que la vie; mais je ne puis souffrir ce partage d'intérêt. Ma jalousie vous offense, me dégrade, et cependant je ne saurais m'empêcher d'être inquiet." — Alors nous entendîmes le bruit d'une voiture; car depuis que madame de Joyeuse veut sacrifier sa fille une seconde fois, elle l'obsède sans cesse; et le matin, l'après dînée, le soir, quelle que soit l'heure où j'arrive, elle accourt toujours sur mes pas. "Voilà votre mère, m'écriai-je; ce moment est peut-être le dernier. Prononcez que vous ne reverrez jamais monsieur de Mortagne, ou dites-moi de vous fuir sans retour." — "Ma mère me fait trembler." Je n'en entendis pas davantage, et la quittai sans savoir ce que je faisais.

Décidé à me guérir d'un amour si faiblement partagé, je courus à mon hôtel garni demander des chevaux pour retourner en Angleterre. John voulut vainement représenter, demander quelques heures: "Pas une minute, lui dis-je; laissez tout ce que je ne puis emporter, et marchons." — Cependant je n'avais pas fait deux lieues, que l'envie de savoir ce que deviendrait Adèle me tourmenta. D'ailleurs, je voulais bien l'abandonner; mais, certes je ne consentais pas à la céder à monsieur de Mortagne, et j'étais déterminé à lui arracher la vie plutôt que de la lui voir épouser. Dans cette agitation je revins à Neuilly. Cette maison m'appartient; ainsi j'en puis disposer.

Lorsque je fus arrivé, je fis venir les gens de monsieur de Sénange que j'ai tous gardés. "Des raisons particulières, leur dis-je, font que je ne veux point qu'on sache mon séjour ici; s'il vient à être connu, je ne pourrai en accuser que vous, et je vous chasserai tous." — Alors ils se regardèrent les uns les autres, comme suspectant chacun leur fidélité. — "Mais si je parviens à être ignoré, je vous récompenserai tous." Ils se regardèrent de nouveau, en se faisant par signes de mutuelles recommandations, et quand ils sortirent, j'entendis qu'ils se promettaient d'être discrets; ainsi j'espère qu'ils le seront.

J'ai senti une sorte d'effroi, en revoyant ce lieu où j'ai éprouvé des émotions si vives, des peines si cruelles!

Je ne suis encore entré que dans l'appartement que j'occupais. Je redoute de voir celui de monsieur de Sénange, la chambre d'Adèle; je le crains d'autant plus, que j'avais ordonné qu'on ne déplaçât aucun meuble, que chaque chose restât comme elle était lorsqu'ils occupaient cette maison. Les habitudes de monsieur de Sénange seront conservées, ses goûts respectés. Il faut garder bien peu de mémoire des morts pour déranger sans scrupule les objets auxquels ils tenaient. On ne sait pas soi-même ce qu'on perd de petits souvenirs, d'impressions douces, combien on affaiblit ses regrets, en faisant le moindre changement dans les lieux qu'ils ont habités!

Adieu, je ne fermerai point cette lettre, et je vous écrirai sans ordre, sans suite, un journal de mes projets, de mes inquiétudes, ce que j'apprendrai d'Adèle, enfin ma vie: trop heureux si je puis un jour retrouver mon indifférence!

Ce 23 janvier, six heures du soir.

J'ai revu ces jardins. Il n'y a pas un arbre qui ne m'ait rappelé Adèle, et ses petites joies, lorsque, plus diligente que moi, elle arrivait de meilleure heure, et passait dans l'île pour voir le travail des ouvriers; elle gardait le bateau, attendant sur le rivage que je parusse à l'autre bord… alors elle se moquait de ma paresse, de mon embarras, et me faisait des signes pressans de venir la trouver. Quand je lui montrais le bateau qui était attaché près de l'île, j'entendais les éclats de ce rire frais et gai qui passe avec la première jeunesse. Elle me disait un léger adieu; partait comme pour ne plus revenir, mais s'arrêtait de manière à ne pas me perdre de vue; se cachait derrière les arbres, croyant que je n'apercevrais pas le transparent de sa mousseline blanche, de sa robe de neige; puis elle venait me saluer, feignait de me voir pour la première fois; puis enfin, elle m'envoyait ce bateau; j'allais la joindre… Joies innocentes! plaisirs simples qui me rendiez si heureux! plaisirs que je me rappelle tous!

For oh! how vast a memory has love!

suis-je donc condamné à vous perdre sans retour?

Ce 24 janvier, à midi.

Quelle démence a pu me porter à venir dans cette maison? Etait-ce pour oublier Adèle? est-ce ici que je me permettais de la haïr? ici, où j'ai juré d'être à elle et de lui consacrer ma vie.

Ce matin je suis entré dans la chambre où monsieur de Sénange est mort. Les fenêtres en étaient fermées. Une obscurité religieuse couvrait ce lit où il a rendu les derniers soupirs. Je m'en suis approché; et là, une voix secrète, ma conscience peut-être, m'a répété les paroles qu'il m'a dites avant de mourir… le pardon qu'il m'avait accordé, sous la condition de me dévouer au bonheur d'Adèle, et d'être plus indulgent. Ai-je rempli ma promesse? Cet excellent homme m'approuverait-il?… Je suis sorti lentement de cette chambre. Ma colère était passée; je n'étais plus que le défenseur d'Adèle, et le juge sévère de moi-même.

J'ai été dans l'île voir le monument qu'elle a fait élever à la mémoire de monsieur de Sénange. Un obélisque très-simple couvre sa tombe, sur laquelle elle a fait graver ces mots:

Il ne me répond pas, mais peut-être il m'entend.

Et moi, que lui dirais-je?

A deux heures.

Je viens d'ordonner à John de prendre un cheval à la poste, et d'aller descendre à Paris, dans l'hôtel garni que j'occupais, comme s'il revenait pour chercher quelque chose qu'il avait oublié; mais mon dessein était qu'il s'informât adroitement si Adèle avait envoyé chez moi, et qu'il sût de ses nouvelles. En attendant le retour de John, je vais promener ma tristesse dans la campagne. Le temps est beau, quoiqu'au milieu des rigueurs de l'hiver. Une visite à la famille de Françoise sera sûrement bien reçue; et peut-être leurs visages satisfaits me rendront-ils plus tranquille.

Paris, 10 heures du soir.

En revenant de chez Françoise, je suis entré dans la cour, et j'ai vu sur le sable les traces d'un carrosse. Les sillons me prouvaient qu'on n'était pas entré dans la maison, mais que la voiture s'était arrêtée à la grille du jardin, et de là avait gagné la cour des écuries…. Henri! moquez-vous encore de l'amour! Malgré l'invraisemblance d'une pareille visite, mon coeur, mes yeux même, me disaient que cette voiture appartenait à Adèle. Je suis entré avec précipitation dans le jardin, et je l'ai aperçue suivie de deux de ses femmes, qui prenaient le chemin de l'île. J'ai couru la joindre. Elle ne m'attendait pas. En me voyant, elle a jeté un cri; une pâleur mortelle a couvert son visage; et cependant avec quelle joie elle m'a dit: "Je craignais que vous ne fussiez parti pour l'Angleterre." J'ai pris ses mains, et les pressant contre mon coeur: "Adèle, lui ai-je répondu, qu'avez-vous décidé?["] — "Rien: je me désespérais de votre départ; je vous croyais absent, et je venais ici pleurer monsieur de Sénange, pleurer sur vous, sur moi-même." — "Aurez-vous du courage." — "Je n'en trouve pas contre ma mère! Ne me rendez pas malheureuse; ayez pitié de ma faiblesse." Elle paraissait si accablée, que je l'ai prise vivement dans mes bras pour la soutenir. A l'instant je me suis senti arrêter par une main étrangère; et, me retournant, j'ai vu madame de Joyeuse, transportée de fureur. Elle avait été au couvent, y avait appris qu'Adèle venait de partir pour Neuilly, et l'avait immédiatement suivie. — "Vous! implorant lord Sydenham!" s'est-elle écriée. — Adèle est tombée à genoux devant sa mère; et, avec une voix qu'on entendait à peine: — "Ma mère, lui a-t-elle dit, je l'aime. Il vous respectera aussi, n'en doutez pas. Je vous ai obéi une fois sans résistance; récompensez-moi aujourd'hui en faisant mon bonheur."

Madame de Joyeuse a déclaré qu'elle ne consentirait jamais à ce mariage, a réprimandé durement sa fille, et a cherché à m'insulter, en disant que je n'ambitionnais que l'immense fortune d'Adèle. — Sa fortune! lui ai-je dit avec mépris, je la refuse; gardez-la pour ses frères. Je ne veux de votre fille qu'elle-même. A ces mots, j'ai vu sur son visage un mélange d'étonnement et de doute. "Vous l'entendez, a dit Adèle; que n'y avons-nous pensé plutôt! Oui, ma mère, mon jeune frère n'est pas riche; donnez-lui tout mon bien, et rendez heureux vos enfans." — "Oui, ai-je répété, tous vos enfans;" car, soit par cette confiance que donne la générosité, soit par un effet de l'amour, je ne me trouvais point humilié de descendre envers elle jusqu'à la prière; je suis aussi tombé à ses pieds. Elle a cessé de résister, de traiter de folie le désintéressement de sa fille. Elle a même prétendu être obligée de la défendre contre une passion insensée: mais j'ai su détruire des scrupules qui ne demandaient peut-être qu'à être vaincus; et j'ai promis d'assurer à Adèle au-delà du sacrifice qu'elle me faisait. Enfin mes instances, mon dévouement, les caresses de sa fille ont achevé de l'entraîner, et elle m'a appelé son fils, en embrassant Adèle.

Ce n'est pas tout, Henri: madame de Joyeuse, peut-être pour se sauver un peu de mauvaise honte; car elle a dit bien du mal de moi, a bien souvent protesté que je ne serais jamais son gendre; madame de Joyeuse a décidé que notre mariage aurait lieu aussitôt après l'arrivée de ses fils, qu'elle fait voyager dans les différentes cours de l'Europe. Elle va leur écrire pour presser leur retour.

P.S. Je joins ici la copie d'une lettre qu'Adèle avait envoyée chez moi, et que John m'a rapportée. Que j'étais injuste! et combien d'amers repentirs eussent été la suite de mon caractère jaloux et emporté! Oh! je ne mérite pas mon bonheur; mais puissé-je le justifier par la conduite du reste de ma vie!

"Mon ami, mon seul ami, vous avez pu me fuir, ne pas me répondre lorsque je vous appelais. Je me suis précipitée à la fenêtre du parloir; mais vous n'avez pas tourné la tête. C'est la première fois que vous partez, sans m'y chercher encore pour me dire un dernier adieu. Si vous m'aviez regardée, vous m'auriez vue au désespoir. Mon seul ami! sûrement vous ne doutez pas de votre Adèle. Je vous appartiens par le voeu de mon coeur, par l'ordre de monsieur de Sénange. Pourquoi n'avoir pas pitié de ma faiblesse? Ne suffit-il pas que la présence de monsieur de Mortagne vous inquiète, pour qu'elle me soit odieuse? Cependant j'avoue, que pour satisfaire ma mère, j'aurais voulu le recevoir jusqu'à l'époque qu'elle a fixée. Mais si ce sacrifice vous est trop pénible, dictez ma conduite. Je n'ai pas besoin d'être à vous pour respecter votre inquiétude; songez seulement, avant de rien exiger, que mon attachement pour vous ne saurait être douteux, et que ma timidité est extrême."

A cette lettre était joint le portrait d'Adèle, et sur le papier qui le renfermait elle avait écrit: "Puisse-t-il vous ramener!"

LETTRE LI.

Paris.

Après avoir toujours partagé mes peines, avoir si souvent écouté mes plaintes, je vous dois bien, mon cher Henri, de vous apprendre aujourd'hui que je suis le plus heureux des hommes.

Je viens de l'autel. Adèle est à moi; je lui appartiens. Elle a donné toute sa fortune à son jeune frère. Madame de Joyeuse est contente, chérit sa fille; elle m'aimera. Monsieur de Mortagne est oublié de tous. Jouissez du bonheur de votre ami.

FIN D'ADELE DE SENANGE.

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