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Adolphe : Anecdote trouvée dans les papiers d'un inconnu: Suivi de quelques réflexions sur le théâtre allemand et sur la tragédie de Wallstein, et de l'esprit de conquête et de l'usurpation

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CHAPITRE XVII.

Résultat des considérations ci-dessus, relativement au despotisme.

Si, même dans les gouvernements réguliers qui ne réunissent pas, comme le despotisme, tous les intérêts des hommes contre eux, les mesures illégales, loin d'être favorables à leur durée, la compromettent et la menacent, il est clair que le despotisme, qui se compose tout entier de mesures pareilles, ne peut renfermer en lui-même aucun germe de stabilité. Il vit au jour le jour, tombant à coups de hache sur l'innocent et sur le coupable, tremblant devant ses complices qu'il enrégimente, qu'il flatte et qu'il enrichit, et se maintenant par l'arbitraire, jusqu'à ce que l'arbitraire, saisi par un autre, le renverse lui-même de la main de ses suppôts[39].

Étouffer dans le sang l'opinion mécontente, est la maxime favorite de certains profonds politiques. Mais on n'étouffe pas l'opinion: le sang coule, mais elle surnage, revient à la charge, et triomphe. Plus elle est comprimée, plus elle est terrible: elle pénètre dans les esprits avec l'air qu'on respire; elle devient le sentiment habituel, l'idée fixe de chacun; l'on ne se rassemble pas pour conspirer, mais tous ceux qui se rencontrent conspirent.

Quelque avili que l'extérieur d'une nation nous paraisse, les affections généreuses se réfugieront toujours dans quelques âmes solitaires, et c'est là qu'indignées, elles fermenteront en silence. Les voûtes des assemblées peuvent retentir de déclamations furieuses; l'écho des palais, d'expressions de mépris pour la race humaine; les flatteurs du peuple peuvent l'irriter contre la pitié; les flatteurs des tyrans leur dénoncer le courage: mais aucun siècle ne sera jamais tellement déshérité par le ciel, qu'il présente le genre humain tout entier tel qu'il le faudrait pour le despotisme. La haine de l'oppression, soit au nom d'un seul, soit au nom de tous, s'est transmise d'âge en âge. L'avenir ne trahira pas cette belle cause: il restera toujours de ces hommes pour qui la justice est une passion, la défense du faible un besoin. La nature a voulu cette succession: nul n'a jamais pu l'interrompre, nul ne l'interrompra jamais. Ces hommes céderont toujours à cette impulsion magnanime: beaucoup souffriront, beaucoup périront peut-être; mais la terre, à laquelle ira se mêler leur cendre, sera soulevée par cette cendre, et s'entr'ouvrira tôt ou tard.

CHAPITRE XVIII.

Causes qui rendent le despotisme particulièrement impossible à notre époque de la civilisation.

Les raisonnements qu'on vient de lire sont d'une nature générale, et s'appliquent à tous les peuples civilisés et à toutes les époques; mais plusieurs autres causes, qui sont particulières à l'état de la civilisation moderne, mettent de nos jours de nouveaux obstacles au despotisme.

Ces causes sont, en grande partie, les mêmes qui ont substitué la tendance pacifique à la tendance guerrière, les mêmes qui ont rendu impossible la transplantation de la liberté des anciens chez les modernes.

L'espèce humaine étant inébranlablement attachée à son repos et à ses jouissances, réagira toujours, individuellement et collectivement, contre toute autorité qui voudra les troubler. De ce que nous sommes, comme je l'ai dit, beaucoup moins passionnés pour la liberté politique que ne l'étaient les anciens, il peut s'ensuivre que nous négligions les garanties qui se trouvent dans les formes; mais de ce que nous tenons beaucoup plus à la liberté individuelle, il s'ensuit aussi que, dès que le fond sera attaqué, nous le défendrons de tous nos moyens. Or, nous avons pour le défendre des moyens que les anciens n'avaient pas.

J'ai montré que le commerce rend l'action de l'arbitraire sur notre existence plus vexatoire qu'autrefois, parce que nos spéculations étant plus variées, l'arbitraire doit se multiplier pour les atteindre; mais le commerce rend en même temps l'action de l'arbitraire plus facile à éluder, parce qu'il change la nature de la propriété, qui devient par ce changement presque insaisissable.

Le commerce donne à la propriété une qualité nouvelle, la circulation: sans circulation, la propriété n'est qu'un usufruit. L'autorité peut toujours influer sur l'usufruit, car elle peut enlever la jouissance; mais la circulation met un obstacle invisible et invincible à cette action du pouvoir social.

Les effets du commerce s'étendent encore plus loin: non-seulement il affranchit les individus, mais, en créant le crédit, il rend l'autorité dépendante.

L'argent, dit un auteur français, est l'arme la plus dangereuse du despotisme: mais il est en même temps son frein le plus puissant; le crédit est soumis à l'opinion; la force est inutile; l'argent se cache ou s'enfuit; toutes les opérations de l'État sont suspendues. Le crédit n'avait pas la même influence chez les anciens; leurs gouvernements étaient plus forts que les particuliers: les particuliers sont plus forts que les pouvoirs politiques de nos jours. La richesse est une puissance plus disponible dans tous les instants, plus applicable à tous les intérêts, et par conséquent bien plus réelle et mieux obéie; le pouvoir menace, la richesse récompense: on échappe au pouvoir en le trompant; pour obtenir les faveurs de la richesse, il faut la servir: celle-ci doit l'emporter.

Par une suite des mêmes causes, l'existence individuelle est moins englobée dans l'existence politique. Les individus transplantent au loin leurs trésors; ils portent avec eux toutes les jouissances de la vie privée. Le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des moeurs et des habitudes à peu près pareilles: les chefs peuvent être ennemis; les peuples sont compatriotes. L'expatriation, qui chez les anciens était un supplice, est facile aux modernes; et, loin de leur être pénible, elle leur est souvent agréable[40]. Reste au despotisme l'expédient de prohiber l'expatriation; mais pour l'empêcher il ne suffit pas de l'interdire. On n'en quitte que plus volontiers les pays d'où il est défendu de sortir: il faut donc poursuivre ceux qui se sont expatriés; il faut obliger les États voisins, et ensuite les États éloignés, à les repousser. Le despotisme revient ainsi au système d'asservissement, de conquête et de monarchie universelle; c'est vouloir, comme on voit, remédier à une impossibilité par une autre.

Ce que j'affirme ici vient de se vérifier sous nos yeux mêmes: le despotisme de France a poursuivi la liberté de climat en climat; il a réussi pour un temps à l'étouffer dans toutes les contrées où il pénétrait; mais, la liberté se réfugiant toujours d'une région dans l'autre, il a été contraint de la suivre si loin, qu'il a enfin trouvé sa propre perte. Le génie de l'espèce humaine l'attendait aux bornes du monde, pour rendre son retour plus honteux, et son châtiment plus mémorable[41].

CHAPITRE XIX.

Que, l'usurpation ne pouvant se maintenir par le despotisme, puisque le despotisme lui-même ne peut se maintenir aujourd'hui, il n'existe aucune chance de durée pour l'usurpation.

Si le despotisme est impossible de nos jours, vouloir soutenir l'usurpation par le despotisme, c'est prêter à une chose qui doit s'écrouler un appui qui doit s'écrouler de même.

Un gouvernement régulier se met dans une situation périlleuse quand il aspire au despotisme; il a cependant pour lui l'habitude. Voyez combien de temps il fallut au long parlement pour s'affranchir de cette vénération, compagne de toute puissance ancienne et consacrée, qu'elle soit républicaine ou qu'elle soit monarchique. Croyez-vous que les corporations qui existent sous un usurpateur éprouveraient, à briser son joug, ce même obstacle moral, ce même scrupule de conscience? Ces corporations ont beau être esclaves, plus elles sont asservies, plus elles se montrent furieuses quand un événement vient les délivrer. Elles veulent expier leur longue servitude. Les sénateurs qui avaient voté des fêtes publiques pour célébrer la mort d'Agrippine et féliciter Néron du meurtre de sa mère, le condamnèrent à être battu de verges et précipité dans le Tibre.

Les difficultés qu'un gouvernement régulier rencontre à devenir despotique participent de sa régularité: elles s'opposent à ses succès, mais elles diminuent les périls que ses tentatives attirent sur lui-même. L'usurpation ne rencontre pas des résistances aussi méthodiques: son triomphe momentané en est plus complet; mais les résistances qui se déploient enfin sont plus désordonnées: c'est le chaos contre le chaos.

Quand un gouvernement régulier, après avoir essayé des empiétements, revient à la pratique de la modération et de la justice, tout le monde lui en sait gré. Il retourne vers un point déjà connu, qui rassure les esprits par les souvenirs qu'il rappelle. Un usurpateur qui renoncerait à ses entreprises ne prouverait que de la faiblesse. Le terme où il s'arrêterait serait aussi vague que le terme qu'il aurait voulu atteindre; il serait plus méprisé, sans être moins haï.

L'usurpation ne peut donc subsister, ni sans le despotisme, car tous les intérêts s'élèvent contre elle, ni par le despotisme, car le despotisme ne peut subsister. La durée de l'usurpation est donc impossible.

Sans doute le spectacle que la France nous offre paraît propre à décourager toute espérance. Nous y voyons l'usurpation triomphante, armée de tous les souvenirs effrayants, héritière de toutes les théories criminelles, se croyant justifiée par tout ce qui s'est fait avant elle, forte de tous les attentats, de toutes les erreurs du passé, affichant le mépris des hommes, le dédain pour la raison. Autour d'elle se sont réunis tous les désirs ignobles, tous les calculs adroits, toutes les dégradations raffinées. Les passions, qui durant la violence des révolutions se sont montrées si funestes, se reproduisent sous d'autres formes. La peur et la vanité parodiaient jadis l'esprit de parti dans ses fureurs les plus implacables; elles surpassent maintenant, dans leurs démonstrations insensées, la plus abjecte servilité. L'amour-propre, qui survit à tout, place encore un succès dans la bassesse, où l'effroi cherche un asile. La cupidité paraît à découvert, offrant son opprobre comme garantie à la tyrannie. Le sophisme s'empresse à ses pieds, l'étonne de son zèle, la devance de ses cris, obscurcissant toutes les idées, et nommant séditieuse la voix qui veut le confondre. L'esprit vient offrir ses services; l'esprit, qui, séparé de la conscience, est le plus vil des instruments. Les apostats de toutes les opinions accourent en foule, n'ayant conservé de leurs doctrines passées que l'habitude des moyens coupables. Des transfuges habiles, illustres par la tradition du vice, se glissent de la prospérité de la veille à la prospérité du jour. La religion est le porte-voix de l'autorité, le raisonnement le commentaire de la force. Les préjugés de tous les âges, les injustices de tous les pays, sont rassemblés comme matériaux du nouvel ordre social. L'on remonte vers des siècles reculés; l'on parcourt des contrées lointaines, pour composer de mille traits épars une servitude bien complète qu'on puisse donner pour modèle. La parole déshonorée vole de bouche en bouche, ne partant d'aucune source réelle, ne portant nulle part la conviction; bruit importun, oiseux et ridicule, qui ne laisse à la vérité et à la justice aucune expression qui ne soit souillée.

Un pareil état est plus désastreux que la révolution la plus orageuse. On peut détester quelquefois les tribuns séditieux de Rome, mais on est oppressé du mépris qu'on éprouve pour le sénat sous les Césars. On peut trouver durs et coupables les ennemis de Charles Ier, mais un dégoût profond nous saisit pour les créatures de Cromwell.

Lorsque les portions ignorantes de la société commettent des crimes, les classes éclairées restent intactes; elles sont préservées de la contagion par le malheur; et, comme la force des choses remet tôt ou tard le pouvoir entre leurs mains, elles ramènent facilement l'opinion, qui est plutôt égarée que corrompue. Mais, lorsque ces classes elles-mêmes, désavouant leurs principes anciens, déposent leur pudeur accoutumée, et s'autorisent d'exécrables exemples, quel espoir reste-t-il? où trouver un germe d'honneur, un élément de vertu? Tout n'est que fange, sang et poussière.

Destinée cruelle, à toutes les époques, pour les amis de l'humanité! Méconnus, soupçonnés, entourés d'hommes incapables de croire au courage, à la conviction désintéressée; tourmentés tour à tour par le sentiment de l'indignation quand les oppresseurs sont les plus forts, et par celui de la pitié quand ces oppresseurs sont devenus victimes, ils ont toujours erré sur la terre, en butte à tous les partis, et seuls au milieu des générations tantôt furieuses, tantôt dépravées.

En eux repose toutefois l'espoir de la race humaine. Nous leur devons cette grande correspondance des siècles qui dépose en lettres ineffaçables contre tous les sophismes que renouvellent tous les tyrans. Par elle, Socrate a survécu aux persécutions d'une populace aveugle, et Cicéron n'est pas mort tout entier sous les proscriptions de l'infâme Octave. Que leurs successeurs ne se découragent pas! qu'ils élèvent de nouveau leur voix! Ils n'ont rien à se faire pardonner; ils n'ont besoin ni d'expiations ni de désaveux; ils possèdent intact le trésor d'une réputation pure. Qu'ils osent exprimer l'amour des idées généreuses; elles ne réfléchissent point sur eux un jour accusateur! Ce ne sont point des temps sans compensation que ceux où le despotisme, dédaignant une hypocrisie qu'il croit inutile, arbore ses propres couleurs, et déploie avec insolence des étendards dès longtemps connus. Combien il vaut mieux souffrir de l'oppression de ses ennemis, que rougir des excès de ses alliés! On rencontre alors l'approbation de tout ce qu'il y a de vertueux sur la terre. On plaide une noble cause en présence du monde, et secondé par les voeux de tous les hommes de bien.

Jamais un peuple ne se détache de ce qui est véritablement la liberté. Dire qu'il s'en détache, c'est dire qu'il aime l'humiliation, la douleur, le dénûment et la misère; c'est prétendre qu'il se résigne sans peine à être séparé des objets de son amour, interrompu dans ses travaux, dépouillé de ses biens, tourmenté dans ses opinions et dans ses plus secrètes pensées, traîné dans les cachots et sur l'échafaud. Car c'est contre ces choses que les garanties de la liberté sont instituées, c'est pour être préservé de ces fléaux que l'on invoque la liberté; ce sont ces fléaux que le peuple craint, qu'il maudit, qu'il déteste. En quelque lieu, sous quelque dénomination qu'il les rencontre, il s'épouvante, il recule. Ce qu'il abhorrait dans ce que ses oppresseurs appelaient la liberté, c'était l'esclavage. Aujourd'hui l'esclavage s'est montré à lui sous son vrai nom, sous ses véritables formes: croit-on qu'il le déteste moins?

Missionnaires de la vérité, si la route est interceptée, redoublez de zèle, redoublez d'efforts! Que la lumière perce de toutes parts! obscurcie, qu'elle reparaisse; repoussée, qu'elle revienne! Qu'elle se reproduise, se multiplie, se transforme! qu'elle soit infatigable comme la persécution! Que les uns marchent avec courage, que les autres se glissent avec adresse! Que la vérité se répande, pénètre, tantôt retentissante, et tantôt répétée tout bas! Que toutes les raisons se coalisent, que toutes les espérances se raniment, que tous travaillent, que tous servent, que tous attendent!

La tyrannie, l'immoralité, l'injustice, sont tellement contre nature, qu'il ne faut qu'un effort, une voix courageuse pour retirer l'homme de cet abîme; il revient à la morale par le malheur qui résulte de l'oubli de la morale; il revient à la liberté par le malheur qui résulte de l'oubli de la liberté. La cause d'aucune nation n'est désespérée. L'Angleterre, durant ses guerres civiles, offrit des exemples d'inhumanité. Cette même Angleterre parut n'être revenue de son délire que pour tomber dans la servitude. Elle a toutefois repris sa place parmi les peuples sages, vertueux et libres, et de nos jours nous l'avons vue et leur modèle et leur espoir.

FIN DE L'USURPATION.

ESSAI SUR ADOLPHE.

Si Benjamin Constant n'avait pas marqué sa place au premier rang parmi les orateurs et les publicistes de la France, si ses travaux ingénieux sur le développement des religions ne le classaient pas glorieusement parmi les écrivains les plus diserts et les plus purs de notre langue; s'il n'avait pas su donner à l'érudition allemande une forme élégante et populaire, s'il n'avait pas mis au service de la philosophie son élocution limpide et colorée, son nom serait encore sûr de ne pas périr: car il a écrit Adolphe.

Or il y a dans ce livre une vertu singulière et presque magnétique qui nous attire et nous appelle chaque fois que nous sommes témoins ou acteurs dans une crise morale de quelque importance. Il n'y a pas une page de ce roman, si toutefois c'est un roman, et pour ma part j'ai grand'peine à le croire, qui ne donne lieu à une sorte d'examen de conscience. Qu'il s'agisse de nous ou de nos amis les plus chers, ce n'est jamais en vain que nous consultons cette histoire si simple et d'une moralité si douloureuse. Les applications et les souvenirs abondent. Chacune des pensées inscrites dans ce terrible procès-verbal est si nue, si franche, si finement analysée, et dérobée avec tant d'adresse aux souffrances du coeur, que chacun de nous est tenté d'y reconnaître son portrait ou celui de ses intimes.

C'est là, il faut le dire, un privilége inappréciable et qui n'est dévolu qu'aux oeuvres du premier ordre. Comme il n'y a pas dans ce tableau mystérieux un seul trait dessiné au hasard; comme tous les mouvements, toutes les attitudes des deux figures qui se partagent la toile sont étudiés avec une sévérité scrupuleuse et inflexible, d'année en année nous découvrons dans cette composition un sens nouveau et plus profond, un sens multiple et variable malgré son évidente unité, qui ne se révèle pas au premier regard, mais qui s'épanouit et s'éclaire à mesure que notre front se dépouille et que notre sang s'attiédit.

Adolphe est comme une savante symphonie qu'il faut entendre plusieurs fois, et religieusement, avant de saisir et d'embrasser l'inspiration de l'artiste. La première fois, l'âme est frappée du gracieux andante, ou du solennel adagio, mais elle ne comprend pas bien la transition des parties. La seconde fois, elle distingue dans le rondeau le chant d'un hautbois ou le dialogue alterné des violons et de la flûte. Plus tard, elle s'éprend d'une mélodie élégante et simple qu'elle n'avait pas d'abord aperçue, et chaque jour elle fait de nouvelles découvertes; elle s'étonne de sa première ignorance, et la curiosité se rajeunit à mesure que la pénétration se développe.

Il n'y a dans le roman de Benjamin Constant que deux personnages; mais tous deux, bien que vraisemblablement copiés, sont représentés par leur côté général et typique; tous deux, bien que très-peu idéalisés, selon toute apparence, ont été si habilement dégagés des circonstances locales et individuelles, qu'ils résument en eux plusieurs milliers de personnages pareils.

Adolphe et Ellénore ne sont pas seulement réels, ils sont vrais dans la plus large acception du mot. Sans doute il eût été facile à une imagination plus active et plus exercée d'encadrer le sujet de ce roman dans une fable plus savante et plus vive, de multiplier les incidents, de nouer plus étroitement la tragédie. Mais à quoi bon? qui sait si le livre n'eût pas perdu à ce jeu dangereux l'autorité lumineuse de ses enseignements?

Adolphe est ennuyé, comme tous les hommes de son âge qui ont entremêlé leurs études vagabondes de loisirs nombreux et indéfinis. Il sait, il a réfléchi, il a rêvé pour l'avenir bien des voyages dont il ne voudrait plus maintenant, bien des gloires qu'il dédaigne aujourd'hui comme s'il les avait usées; il a vu passer dans ses songes des femmes adorées qui se dévouaient à son amour, dont il buvait les larmes, et qui de leurs cheveux dénoués essuyaient la sueur de son front.

Il a dévoré dans ses ambitions solitaires plusieurs destinées dont une seule suffirait à remplir sa vie; il a vécu des siècles dans sa mémoire, et il n'est encore qu'au seuil de ses années. Habitué dès longtemps à converser avec lui-même, à se raconter les grandes choses qu'il espère accomplir, il est tout simple qu'il dédaigne la société réelle qu'il n'a pas étudiée, et qui ne peut le deviner. L'ennui, chez les âmes élevées, chez celles surtout qui ont vingt ans, est presque toujours accompagné d'une exorbitante vanité. Comme elles aperçoivent en dedans un monde supérieur plus grand, plus beau, plus varié; comme elles ont peuplé leur conscience des souvenirs d'une vie imaginaire; comme elles comparent incessamment le spectacle de leurs journées au spectacle de leurs rêveries, le dédain et l'impertinence ne sont chez elles qu'une forme particulière de la douleur.

Adolphe est las de lui-même et de sa puissance inoccupée; il aspire à vouloir, à dominer, à parler pour être compris, à marcher pour être suivi, à aimer pour mettre à l'ombre de sa puissance une volonté moins forte que la sienne, et qui se confie en obéissant. S'il avait choisi de bonne heure une route simple et droite; si, au lieu de promener sa rêverie sur le monde entier qu'il ne peut embrasser, il avait mesuré son regard à son bras; s'il s'était dit chaque jour en s'éveillant: Voilà ce que je peux, voilà ce que je voudrai; s'il avait marqué sa place au-dessous de Newton, de Condé ou de Saint-Preux; s'il avait préféré délibérément la science, l'action ou l'amour; s'il avait épié d'un oeil vigilant le premier éveil de ses facultés, s'il avait démêlé nettement sa destinée, s'il avait marché d'un pas sûr et persévérant vers la paix sereine de l'intelligence, l'énergique ardeur de la volonté ou le bonheur aveugle et crédule, il ne serait pas vain, il ne dédaignerait pas.

Une fois engagé dans la voie préférée, l'emploi légitime de ses forces suffirait à l'occuper. L'oeil attaché sur l'horizon lointain, mais sûr d'arriver, il ne détournerait pas la tête pour regarder en arrière; il se résignerait de bonne grâce à la continuité harmonieuse de ses efforts. Si haut que fût placé le fruit doré de ses espérances, le courage ne lui manquerait pas avant de le cueillir.

Mais comme il n'a pas mesuré sa volonté à sa puissance, comme il a tout désiré sans rien vouloir, il s'ennuie, il dédaigne, il ne prévoit pas.

Ellénore a déjà aimé; elle a déjà connu toutes les angoisses et tous les égarements de la passion; elle s'est isolée du monde entier, pour assurer le bonheur de celui qu'elle a préféré. Elle a renoncé volontairement à tous les avantages de la fortune et de la naissance; elle a déserté sa famille et son pays. Dans l'ardeur de son dévoûment, elle aurait voulu pouvoir renouveler autour d'elle ce qu'elle venait de détruire, afin d'agrandir à toute heure le domaine de son abnégation.

Elle croyait, la pauvre femme, que son enthousiasme ne s'éteindrait jamais; elle espérait que le coeur en qui elle s'était confiée ne méconnaîtrait jamais la grandeur de ses sacrifices. Elle avait joué hardiment sa vie entière sur un coup de dé; elle avait gagné. Elle avait conquis l'amour d'un homme, elle avait posé sa tête sur son épaule, et dans ses rêves elle avait surpris le murmure de son nom; elle était fière et glorieuse, et ne soupçonnait pas que la chance pût tourner contre elle.

L'hostilité assidue, la vigilance envieuse de la société, qui la désignait du doigt aux railleries et au dédain, n'avaient pas ébranlé son courage. Elle s'était dit: «J'ai fait un serment, je le tiendrai. La religion de la foi jurée n'est pas moins grande et moins sainte que la religion de la prière. Si ma promesse a été imprévoyante, si j'ai follement engagé mon avenir, c'est à Dieu seul qu'il appartient de me relever de mon serment en m'infligeant l'abandon. Si la malédiction paternelle m'a dégradée, me réhabiliterai-je par l'infidélité? Si l'image menaçante des larmes qui sillonnaient la joue du vieillard vient chaque nuit troubler mon sommeil, est-ce en désertant mon amour que je fléchirai l'ombre indignée?

»Non, j'irai jusqu'au bout; je boirai jusqu'au fond cette coupe d'amertume. Je subirai, sans détourner la tête, les affronts et le mépris de ce monde qui me conviait à ses fêtes, et que j'ai quitté. Ma paupière ne s'abaissera pas devant ces mères orgueilleuses qui parlent bas à l'oreille de leurs filles en me voyant passer; je marcherai près d'elles d'un pas ferme; je sentirai la rougeur monter à mon front, mais je retiendrai mes larmes, et je les accumulerai pour les verser à flots dans le coeur de mon bien-aimé.

»Tous les biens semés autour de moi, je les dédaignerai pour ne plus voir qu'un seul bien, qu'un trésor unique, le trésor que j'ai choisi. Les joies paisibles de la famille, les caresses naïves des enfants, les flatteries enivrées recueillies par les jeunes filles florissantes, et rapportées fidèlement au coeur de l'orgueilleuse mère, rien de tout cela ne m'appartiendra plus: la foule ignorante comptera mes regrets par ses désirs, et je triompherai de sa méprise. Je m'enfermerai dans mon amour comme dans une tour fortifiée, et je regarderai s'enfuir sur la route lointaine ces rêves dorés de ma jeunesse, si splendides aux premiers jours, et maintenant pâlissants et confus. Je suivrai d'un oeil assuré les feuilles dispersées de mes espérances, si vertes et si humides au matin, et si rapidement séchées avant l'heure du soir.

»Chaque fois que je verrai se fermer devant moi les portes d'une maison joyeuse, loin de pleurer sur mon isolement, je m'applaudirai, dans le silence de ma pensée, du choix glorieux de mon coeur; et, comparant le mensonge de cette fête à la fête perpétuelle de mon amour, je les plaindrai sincèrement de n'avoir pas comme moi le vrai bonheur.

»Tous les soirs, en me souvenant de la journée accomplie, en prévoyant la journée prochaine, je bénirai la sérénité harmonieuse de ma destinée, et sur les plaisirs tumultueux des autres femmes j'abaisserai un regard de pitié. Car ma vie se partage entre la prière et le dévoûment; et leur route est si bien frayée, qu'elles vous oublient, ô mon Dieu!

»Permettez seulement que je lui sois présente à chaque heure du jour; permettez qu'il ne souhaite rien au delà de mon amour, et qu'il ne regarde pas en arrière; faites qu'il vive tout en moi, comme je vis toute en lui.»

Mais un jour la mesure du sacrifice était comblée: elle a douté de la reconnaissance qu'elle avait méritée; l'inquiétude a rongé le fruit de son amour. Elle a pleuré, et ses larmes n'ont pas été essuyées; elle s'est affligée de l'ingratitude, et l'accusé ne s'est pas défendu.

Alors il s'est fait un grand désert autour de son coeur, et chacun de ses soupirs s'est perdu dans le silence. Elle était forte, et défiait le danger; elle était confiante et résignée, et ne demandait au ciel que des jours pareils aux jours évanouis; et voici que tout à coup la vaillance de cette femme s'est affaissée; voici que son espérance a fléchi comme le peuplier sous le vent qui passe.

Elle était jeune et ne savait pas le nombre de ses années, et voici qu'elle a vieilli en un jour; elle avait l'oeil splendide et superbe, et sur son front rayonnaient, en caractères éclatants, ses pensées heureuses et sereines, et voici que son regard s'est voilé, que les rides anguleuses ont inscrit sur son front sa plainte et sa douleur.

Serait-il vrai que la destinée humaine répudie, comme un rêve de jeune fille, les dévoûments illimités? serait-il vrai que l'amour se nourrit d'inquiétude et d'angoisses, que les tortures de la jalousie lui sont une sève généreuse et féconde, et que sa tige se flétrit dans l'atmosphère paisible et sereine de la fidélité? Je ne veux pas le croire; car, à ce compte, l'amour serait le plus cruel des supplices, la plus odieuse déception, et l'égoïsme habile et désintéressé serait la première des vertus, le plus raisonnable des devoirs.

Arrivée à cette crise douloureuse, il faut qu'Ellénore meure ou se rajeunisse. Courbée sous le poids de l'ingratitude, elle n'a plus qu'à s'endormir du sommeil éternel, si elle ne se réveille pas pour un nouvel amour. Celui qu'elle a condamné dans son coeur, fût-il moins coupable, ne saurait imposer silence à l'acharnement de ses soupçons. S'il n'a pas vraiment méconnu son amour, s'il n'a pas oublié ses sacrifices, s'il a seulement négligé de la bénir et de la remercier chaque jour comme il devait le faire, peu importe à celle qui souffre: il y a des larmes que nulle prière ne peut sécher. Quand ces douleurs et ces larmes sont venues, l'amour s'éteint et se réduit en cendres.

Quand Ellénore et Adolphe se rencontrent, chacun des deux est préparé à l'enthousiasme et au dévoûment. Le découragement et la vanité, qui sembleraient devoir s'exclure, se rapprochent et s'apprivoisent rapidement. Adolphe choisit Ellénore entre toutes les femmes, non pour la relever et la soutenir, car il ne la connaît pas assez pour sympathiser avec son chagrin, mais parce qu'elle a tenu tête à l'orage, parce qu'elle a lutté contre l'envie et la médisance, parce que les yeux sont fixés sur elle, parce que sa fidélité permanente a déjoué bien des ambitions injurieuses, parce que son dédain a humilié bien des jactances.

Ce qu'il faut au coeur d'Adolphe, ce n'est pas un amour mystérieux et timide; si toute la terre devait ignorer qu'il est aimé, si son bonheur devait rester dans l'ombre, il n'en voudrait pas. Ce qu'il souhaite, ce, qu'il appelle de ses voeux et de ses larmes, c'est une lutte publique, un triomphe éclatant, un amour qui puisse lui tenir lieu de gloire.

Or, pour réaliser ce voeu d'Adolphe, pour étancher la soif de cette vanité qui le dévore, une femme belle et jeune, vivant dans le secret de la famille, élevée dans les doctrines de l'obéissance et du devoir, épargnée de la calomnie, nourrie dans un bonheur paisible, et défiant les tempêtes qu'elle ne prévoit pas, ne peut lutter avec Ellénore.

Si Adolphe cédait naïvement au besoin d'aimer, il ne marquerait pas si haut le but de ses espérances; il choisirait près de lui un coeur du même âge que le sien, un coeur épargné des passions, où son image pût se réfléchir à toute heure sans avoir à craindre une image rivale; il comprendrait de lui-même, il devinerait cette vérité douloureuse, et qui n'est jamais impunément méconnue, c'est que l'avenir ne suffit pas à l'amour, et que le coeur le plus indulgent ne peut se défendre d'une jalousie acharnée contre le passé; il ne s'exposerait pas à essuyer sur les lèvres de sa maîtresse les baisers d'une autre bouche; il tremblerait de lire dans ses yeux une pensée qui retournerait en arrière et qui s'adresserait à un absent.

Mais comme sa tête a voulu avant que son coeur désirât, c'est Ellénore qu'il attaque, et qu'il préfère à toutes les autres.

Il y a dans la possession de cette femme un aliment magnifique pour sa vanité; il sera envié par ceux-là mêmes qui médisent d'elle, et qui se vengent de ses dédains en redoublant son isolement; il sera montré au doigt par la ville comme un lutteur adroit, comme un rusé jouteur: chaque fois qu'il entrera dans un salon, il entendra autour de lui le chuchotement glorieux de ses rivaux.

Il ne tremblera pas à la vue de ces convoitises empressées, qui, pour un coeur vraiment épris, sont un supplice de tous les instants. Il ne frémira pas devant cette profanation insultante qui ternit les plus chastes voluptés. Il ne rougira pas de honte et de colère en écoutant ces propos tenus à demi-voix, qui font du bonheur une nouvelle où les secrets du foyer se discutent comme la marche d'une armée.

Non; il s'applaudira de son choix, et lèvera fièrement la tête.

Ellénore verra dans Adolphe un amour jeune et confiant. Déjà fléchissante et ridée, elle sera fière d'avoir été distinguée par un homme destiné à tous les succès du monde. Plus folle et plus imprévoyante qu'une jeune fille, égarée par l'isolement, elle ira jusqu'à espérer de cette aventure une réhabilitation jusque-là vainement essayée. Dans la crédulité de son coeur, elle attendra de ce nouvel engagement la paix et la sécurité qui ont manqué au premier; elle croira que les autres femmes, humiliées de son triomphe, se rallieront autour d'elle.

L'intervalle des années s'effacera. L'entraînement mutuel de ces deux coeurs, si différents et si mal connus l'un de l'autre, deviendra peu à peu irrésistible. À force de penser à Ellénore et de publier partout son admiration, Adolphe se convaincra, ou croira se convaincre de la réalité de son amour, et Ellénore tombera dans le même piège.

Mais, après le dernier abandon, le réveil sera terrible. À peine maître de la place qu'il a si vivement assiégée, il ne saura que faire de sa victoire; après avoir constaté par la possession un amour si ardemment désiré, il tremblera devant la durée de son engagement. En vue des années qui vont suivre, il sentira défaillir son courage, et regrettera l'extase qu'il avait à peine espérée.

Ellénore, après la confusion de la défaite, ouvrira les yeux, et cherchera vainement autour d'elle les félicitations respectueuses sur lesquelles elle avait compté; au fond de son coeur elle rougira de son inconstance, et doutera d'un bonheur si facile à changer.

Peu à peu, entre ces deux âmes trompées, mais toutes deux trop fières pour l'avouer, il s'établira une intimité douloureuse et résignée, intimité de mensonge et d'hypocrisie, fertile en subterfuges et en flatteries, prodigue de caresses et de baisers, cherchant à se distraire en affirmant sans cesse ce qu'elle ne croit pas.

Aucun des deux ne voudra être vaincu en générosité, et, pour ne pas laisser entrevoir son désabusement, chacun redoublera de prévenances, parlera de l'avenir avec de célestes espérances, traitera le reste du monde avec un dédain fastueux, cachera ses larmes sous l'ironie et la jactance, et fera de la ruse le premier de ses devoirs.

Par compassion pour sa victime, Adolphe déguisera son ennui et forcera son regarda sourire. Il étudiera ses moindres paroles pour épargner à sa maîtresse la honte d'un regret; il s'imposera l'enjouement et la sérénité par délicatesse.

À son tour Ellénore, si elle surprend sur le visage de son amant la trace de l'ennui, craindra de se plaindre et se résignera silencieusement. De jour en jour, elle s'affermira dans cette réserve douloureuse et grimacera l'enthousiasme.

Jusqu'au jour où tous les deux, las enfin de cette pitoyable comédie, jetteront le masque et se verront face à face.

Mais comme ils s'étaient choisis par fierté, ils ne prononceront pas encore le mot d'abandon. Ils renonceront à leur rôle, mais ils trembleront de se dégrader par une franchise trop prompte. Ils n'exalteront plus leur bonheur, mais ils accepteront la satiété comme une expiation, et ils commenceront une nouvelle épreuve, celle de l'intimité sans amour et sans mensonge.

Or, quand les choses en sont venues à ce point, quand l'amour, d'épreuve en épreuve, est arrivé à la satiété, l'enfer a commencé sur la terre. Les amitiés qui se dénouent, les promesses qui mentent, les reconnaissances oublieuses, les dévoûments admirés qui se flétrissent, tout cela n'est rien près de la satiété dans l'amour.

L'enthousiasme où l'âme s'est laissé emporter dans les premiers jours de l'engagement a métamorphosé à son insu toutes ses facultés. La vie entière est changée, et ne peut revenir à ses premières émotions sans d'horribles tortures. Tout ce qui se passe autour de nous avait pris un aspect nouveau, un sens imprévu. Habitués que nous sommes à écouter dans un autre coeur le retentissement de nos souffrances et de nos joies, quand cette intime fraternité, épuisée de lassitude, fléchit et s'affaisse, l'ennui fond sur nous comme un oiseau de proie.

Chaque jour les deux forçats rivés à cette chaîne, qu'ils pourraient briser, mais qu'ils gardent par ostentation et par entêtement, s'éveillent en maudissant. Chacun entrevoit la vérité, et rougirait de la dire. Chose étrange! ils s'étaient promis une mutuelle confiance, une franchise assidue, et voilà qu'ils persévèrent dans le mensonge, et qu'ils se glorifient dans l'hypocrisie; ils avaient juré de ne jamais voiler aucune de leurs pensées, et voilà qu'au-devant de leurs coeurs ils placent une triple haie de sourires, de regards et de serments, voilà qu'ils commandent aux yeux et aux lèvres de jouer le bonheur absent.

S'il arrive à l'un des deux d'oublier un instant la servitude où il s'est cloué, au premier mouvement de liberté le bruit de sa chaîne le réveille en sursaut. Il se remettait en marche, et commençait un nouveau pèlerinage; il sent tout à coup se poser sur son épaule une main autrefois amie, qu'à peine il eût sentie, tant elle était légère, et qui aujourd'hui lui pèse et l'accable.

Mieux vaudrait cent fois la solitude avec ses découragements et ses défaillances; car, dans l'intimité rassasiée, toute la vie se ternit et se désenchante, toutes les heures de la journée contiennent des supplices prévus et inévitables. Il n'y a plus de jalousie, car chacun des deux captifs aspire à l'affranchissement, mais il s'établit entre ces deux colères honteuses d'elles-mêmes une sorte d'émulation. C'est à qui inventera pour l'autre une question injurieuse, un soupçon insultant. Gomme si elle se repentait d'avoir obéi, la femme donne à toutes ses prières la forme d'un commandement. Si elle surprend dans le regard qu'elle épie un projet où elle ne soit pas de moitié, elle s'empresse aux larmes comme à une vengeance, elle inflige comme un châtiment ses caresses menteuses. Pour justifier son ennui et son abattement, elle interroge, comme un juge, toutes les actions qu'autrefois elle approuvait sans contrôle. Dès que son amant fait un pas, il trouve devant lui un oeil curieux qui attend sa réponse; s'il s'échappe un instant, il trouve au retour une bouche impérieuse dont chaque baiser est un ordre sans réplique. Elle voudrait lui trouver des torts pour éviter ses reproches, et, dans l'espérance de surprendre une faute, elle interroge toutes les minutes de sa journée.

Dans la solitude, après les défaillances désespérées, après les renoncements éplorés, il arrive à l'âme de refleurir et se relever. Elle aspire librement l'air qui l'environne, elle s'épanouit sous la chaude haleine que ride l'eau en passant, et lui porte une vapeur féconde. Mais dans l'intimité sans amour, rien de pareil n'est possible; il n'y a pas une heure d'abandon et de rêverie. Le silence est une plainte, et la parole une querelle. Chaque mot renferme un regret ou une invective. S'il pleure, elle l'accusera de faiblesse et de lâcheté. Si, face à face avec l'horrible vérité, il retient sur ses lèvres l'aveu près de lui échapper; si sa voix, suffoquée par les sanglots, balbutie une bénédiction impuissante, elle s'emporte, elle implore sa colère: elle s'irrite de cette douleur si peu virile, et lui souhaiterait de l'orgueil, afin de le combattre.

Que faire contre les larmes? quelle défense opposer à cette affliction qui se confesse? Quand les larmes ne se mêlent pas à des larmes amies, quand une bouche adorée ne vient pas les boire dans nos yeux, et rafraîchir de ses baisers la paupière enflammée, l'homme s'avilit aux yeux de sa maîtresse, il se dégrade, il abdique sa grandeur: le nuage grossit et devient orage. Si elle eût pleuré, il était sauvé; mais elle a vu sa douleur sans la partager, elle l'a jugé, elle a mesuré sa force: il est perdu.

Après le premier apaisement, le mensonge recommence: car il faudrait une haute sagesse, un courage bien rare, pour céder sans autre combat un sol si longtemps défendu.

Mais le mensonge, d'abord si riche en métamorphoses, si habile à se déguiser, si fécond en ressources, devient de jour en jour plus maladroit et plus facile à surprendre: il n'est plus qu'une habitude, et se passe de volonté.

Le qui-vive perpétuel de cette intimité vigilante épuise enfin les dernières forces des deux adversaires. Ils n'ont plus besoin de s'interroger pour deviner leur mutuelle pensée: ils se disent adieu dans chacun de leurs embrassements.

Heureux, trois fois heureux ceux qui n'ont pas attendu trop tard pour se deviner, et qui se sont quittés à temps! car ils ont au moins, pour se consoler pendant le reste de la route, le souvenir du bonheur passé; ils peuvent se rappeler dans une amitié durable un amour évanoui; ils assistent muets aux funérailles de leur enthousiasme, et en parlent sans amertume comme d'un fils emporté par la guerre.

Mais combien rompent au lieu de dénouer! combien, s'acharnant à leur amour, bâtissent des haines implacables sur des intimités obstinées!

Si Ellénore se séparait d'Adolphe le jour où elle est sûre de son abandon, elle pourrait encore espérer sur la terre des jours sereins et paisibles; si elle acceptait franchement la destinée qu'elle s'est faite, si elle ouvrait les yeux et mesurait la route parcourue, il y aurait encore pour elle des chances de salut; mais elle sait qu'elle n'est plus aimée, et elle pardonne. Au lieu de réhabiliter celui qui la trompait, elle, devient pour lui un objet de pitié.

S'il aimait une autre femme, s'il s'était laissé prendre à une affection passagère, je concevrais le pardon; ce serait générosité pure, et la reconnaissance pourrait assurer la fidélité à venir. Mais pardonner l'abandon, pardonner le délaissement qui n'a pas un autre amour pour excuse, pardonner l'hypocrisie, c'est une folie sans remède, c'est s'avilir pour quelques jours de répit, c'est appeler sur soi le mépris, c'est mériter l'oubli.

Or il n'y a pas une de ces austères vérités qui ne soit écrite dans Adolphe en caractères ineffaçables: c'est un livre plein d'enseignements et de conseils pour ceux qui aiment et qui souffrent. Quand on est jeune, on croit à peine à la moitié de ces conseils; à mesure qu'on vieillit, on s'aperçoit qu'il y en a beaucoup d'oubliés.

GUSTAVE PLANCHE.
FIN.

NOTES

[1: Voyez le Théâtre de Goëthe, que nous avons publié dans notre collection, et dont la traduction est excellente.]

[2: Schiller n'avait pas introduit les choeurs chantants, mais parlants.]

[3: La guerre coûte plus que ses frais, dit un écrivain judicieux: elle coûte tout ce qu'elle empêche de gagner. (SAY, Écon. polit. V.8.)]

[4: L'on avait inventé durant la révolution française un prétexte de guerre inconnu jusqu'alors, celui de délivrer les peuples du joug de leurs gouvernements, qu'on supposait illégitimes et tyranniques. Avec ce prétexte on a porté la mort chez des hommes dont les uns vivaient tranquilles sous des institutions adoucies par le temps et l'habitude, et dont les autres jouissaient, depuis plusieurs siècles, de tous les bienfaits de la liberté: époque à jamais honteuse où l'on vit un gouvernement perfide graver des mots sacrés sur ses étendards coupables, troubler la paix, violer l'indépendance, détruire la prospérité de ses voisins innocents, en ajoutant au scandale de l'Europe par des protestations mensongères de respect pour les droits des hommes, et de zèle pour l'humanité!]

[5: Il y avait en France, sous la monarchie, soixante mille hommes de milice; l'engagement était de six ans. Ainsi le sort tombait chaque année sur dix mille hommes. M. Necker appelle la milice une effrayante loterie. Qu'aurait-il dit de la conscription?]

[6: La Fontaine.]

[7: Pour qu'on ne m'accuse pas de citer faux, je transcris tout le paragraphe. «Un État qui en a conquis un autre le traite d'une des quatre manières suivantes. Il continue à le gouverner selon ses lois, et ne prend pour lui que l'exercice du gouvernement politique et civil; ou il lui donne un nouveau gouvernement politique et civil; ou il détruit la société et la disperse dans d'autres; ou enfin il extermine tous les citoyens. La première manière est conforme au droit des gens que nous suivons aujourd'hui; la quatrième est plus conforme au droit des gens des Romains.» (Esprit des Lois, liv. X, ch. 3.)]

[8: M. Rehberg, dans son excellent ouvrage sur le Code Napoléon, page 8.]

[9: Je n'excepte du respect pour le passé que ce qui est injuste. Le temps ne sanctionne pas l'injustice. L'esclavage, par exemple, ne se légitime par aucun laps de temps. C'est que, dans ce qui est intrinsèquement injuste, il y a toujours une partie souffrante, qui ne peut en prendre l'habitude, et pour laquelle, en conséquence, l'influence salutaire du passé n'existe pas. Ceux qui allèguent l'habitude en faveur de l'injustice ressemblent à cette cuisinière française à qui l'on reprochait de faire souffrir des anguilles en les écorchant: «Elles y sont accoutumées, dit-elle; il y a trente ans que je le fais.»]

[10: Nous ne pouvons entrer dans la réfutation de tous les raisonnements qu'on allègue en faveur de l'uniformité. Nous nous bornons à renvoyer le lecteur à deux autorités imposantes, M. DE MONTESQUIEU, Esprit des Lois, XXIX-18, et le marquis de Mirabeau, dans l'Ami des Hommes. Ce dernier prouve très-bien que, même sur les objets sur lesquels on croit le plus utile d'établir l'uniformité, par exemple sur les poids et mesures, l'avantage est beaucoup moins grand qu'on ne le pense, et accompagné de beaucoup plus d'inconvénients.]

[11: Il y a un esprit de parti absurde et une ignorance profonde à vouloir réduire à des termes simples la question de la république et de la monarchie, comme si la première n'était que le gouvernement de plusieurs, et la seconde celui d'un seul. Réduite à ces termes, l'une n'assure point le repos, l'autre ne garantit point la liberté. Y avait-il du repos à Rome sous Néron, sous Domitien, sous Héliogabale; à Syracuse sous Denys; en France sous Louis XI, ou sous Charles IX? Y avait-il de la liberté sous les décemvirs, sous le long parlement, sous la convention ou même le directoire? L'on peut concevoir un peuple gouverné par des hommes qui paraissent de son choix, et ne jouissant d'aucune liberté, si ces hommes forment une faction dans l'État, et si leur puissance est illimitée. On peut aussi concevoir un peuple soumis à un chef unique, et ne goûtant aucun repos, si ce chef n'est contenu ni par la loi ni par l'opinion. D'un autre côté, une république pourrait se trouver tellement organisée, que l'autorité y fût assez forte pour maintenir l'ordre; et quant à la monarchie, pour ne citer qu'un exemple, qui osera nier qu'en Angleterre, depuis cent vingt ans, l'on n'ait joui de plus de sûreté personnelle et de plus de droits politiques que n'en procurèrent jamais à la France ses essais de république, dont les institutions informes et imparfaites disséminaient l'arbitraire et multipliaient les tyrans?

Que de questions de détail, d'ailleurs, dont chacune serait nécessaire à examiner! La monarchie est-elle la même chose, suivant que son établissement remonte à des siècles reculés, ou date d'une époque récente; suivant que la famille régnante est de temps immémorial sur le trône, comme les descendants de Hugues Capet, ou qu'étrangère par son origine, elle a été appelée à la couronne par le voeu du peuple, comme en Angleterre en 1688; ou qu'elle est enfin tout à fait nouvelle, et sortie par d'heureuses circonstances de la foule de ses égaux; suivant encore que la monarchie est accompagnée d'une ancienne noblesse héréditaire, comme dans presque tous les États de l'Europe, ou qu'une seule famille s'élève isolément, et se voit forcée de créer à la hâte une noblesse sans aïeux; suivant que cette noblesse est féodale, comme en Allemagne, purement honorifique, comme elle l'était en France; ou qu'elle forme une sorte de magistrature, comme la chambre des pairs, etc., etc.?]

[12: Pédarète, en sortant d'une assemblée dont il avait inutilement sollicité les suffrages, dit: Je rends grâces aux Dieux de ce qu'il y a dans ma patrie trois cents citoyens meilleurs que moi.]

[13: Esprit des Lois, VIII, 1.]

[14: Ce que j'écrivais ici ne s'applique qu'au système que j'examinais alors, c'est-à-dire à l'hypothèse d'un usurpateur détruisant les institutions anciennes pour leur substituer des institutions créées par un seul. La révolution qui vient de s'opérer répond à plusieurs de mes objections. Pour ce qui regarde la noblesse, par exemple, la combinaison de l'ancienne et de la nouvelle est une heureuse et libérale idée. La première donnera à la seconde le lustre de l'antiquité; et celle-ci, composée heureusement en grande partie d'hommes couverts de gloire, apporte en dot l'éclat des triomphes militaires. Dans ce cas, comme dans presque toutes les difficultés qu'elle avait à combattre, la constitution actuelle les a surmontées habilement, et a conservé tout ce qui était bon dans un régime dont l'ensemble d'ailleurs était détestable. Pour juger mon ouvrage, il ne faut pas oublier qu'il est écrit et publié depuis quatre mois: je voyais alors le mal, et je ne pouvais prévoir le bien.]

[15: Un pamphlet publié contre la prétendue chambre haute du temps de Cromwell est une preuve remarquable de l'impuissance de l'autorité dans les institutions de ce genre. Voyez «A reasonable speech made by a worthy member of parliament in the house of commons, concerning the other house.» March, 1659.]

[16: Aristot. Polit. V. 10.]

[17: De là l'ostracisme, le pétalisme, les lois agraires, la censure, etc., etc.]

[18: Voyez la preuve plus développée dans les Mémoires sur l'Instruction publique de Condorcet, et dans l'Histoire des Républiques italiennes de Simonde de Sismondi, IV, 370. Je cite avec plaisir ce dernier ouvrage, production d'un caractère aussi noble que le talent de l'auteur est distingué.]

[19: Il est assez singulier que ce soit précisément Athènes que nos modernes réformateurs ont évité de prendre pour modèle: c'est qu'Athènes nous ressemblait trop; ils voulaient plus de différences pour avoir plus de mérite. Le lecteur curieux de se convaincre du caractère tout à fait moderne des Athéniens peut consulter surtout Xénophon et Isocrate.]

[20: «Les politiques grecs, qui vivaient sous le gouvernement populaire, ne reconnaissaient, dit Montesquieu, d'autre force que celle de la vertu; ceux d'aujourd'hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses, et de luxe même.» (Esprit des Lois, III, 3.) Il attribue cette différence à la république et à la monarchie: il faut l'attribuer à l'esprit opposé des temps anciens et des temps modernes. Citoyens des républiques, sujets des monarchies, tous veulent des jouissances, et nul ne peut, dans l'état actuel des sociétés, ne pas en vouloir.]

[21: Je suis loin de me joindre aux détracteurs de Rousseau; ils sont nombreux dans le moment actuel. Une tourbe d'esprits subalternes qui placent leurs succès d'un jour à révoquer en doute toutes les vérités courageuses, s'agitent pour flétrir sa gloire: raison de plus pour être circonspect à le blâmer. Il a le premier rendu populaire le sentiment de nos droits; à sa voix se sont réveillés les coeurs généreux, les âmes indépendantes: mais ce qu'il sentait avec force, il n'a pas su le définir avec précision. Plusieurs chapitres du Contrat Social sont dignes des écrivains scolastiques du quinzième siècle. Que signifient des droits dont on jouit d'autant plus qu'on les aliène plus complétement? Qu'est-ce qu'une liberté en vertu de laquelle on est d'autant plus libre, que chacun fait plus complétement ce qui contrarie sa volonté propre? Les fauteurs du despotisme peuvent tirer un immense avantage des principes de Rousseau. J'en connais un qui, de même que Rousseau avait supposé que l'autorité illimitée réside dans la société entière, la suppose transportée au représentant de cette société, à un homme qu'il définit l'espèce personnifiée, la réunion individualisée. De même que Rousseau avait dit que le corps social ne pouvait nuire ni à l'ensemble de ses membres, ni à chacun d'eux en particulier, celui-ci dit que le dépositaire du pouvoir, l'homme constitué société, ne peut faire de mal à la société, parce que tout le tort qu'il lui aurait fait, il l'aurait éprouvé fidèlement, tant il était la société elle-même. De même que Rousseau dit que l'individu ne peut résister à la société, parce qu'il lui a aliéné tous ses droits sans réserve, l'autre prétend que l'autorité du dépositaire du pouvoir est absolue, parce qu'un membre de la société ne peut lutter contre la réunion entière; qu'il ne peut exister de responsabilité pour le dépositaire du pouvoir, parce qu'aucun individu ne peut entrer en compte avec l'être dont il fait partie, et que celui-ci ne peut lui répondre qu'en le faisant rentrer dans l'ordre dont il n'aurait pas dû sortir; et pour que nous ne craignions rien de la tyrannie, il ajoute: «Or, voici pourquoi son autorité (celle du dépositaire du pouvoir) ne fut pas arbitraire: ce n'était plus un homme, c'était un peuple.» Merveilleuse garantie que ce changement de mot! N'est-il pas bizarre que tous les écrivains de cette classe reprochent à Rousseau de se perdre dans les abstractions? Quand ils nous parlent de la société individualisée, et du souverain n'étant plus un homme, mais un peuple, sont-ce les abstractions qu'ils évitent?]

[22: L'ouvrage de Mably sur la Législation, ou Principes des Lois, est le code du despotisme le plus complet que l'on puisse imaginer. Combinez ses trois principes: 1° l'autorité législative est illimitée; il faut l'étendre à tout, et tout courber devant elle; 2° la liberté individuelle est un fléau; si vous ne pouvez l'anéantir, restreignez-la du moins autant qu'il est possible; 3° la propriété est un mal; si vous ne pouvez la détruire, affaiblissez son influence de toute manière; vous aurez, par votre combinaison, la constitution réunie de Constantinople et de Robespierre.]

[23: Depuis quelque temps on nous a répété en France les mêmes absurdités sur les Égyptiens. L'on nous a recommandé l'imitation d'un peuple victime d'une double servitude, repoussé par ses prêtres du sanctuaire de toutes les connaissances; divisé en castes, dont la dernière était privée de tous les droits de l'état social; retenu dans une éternelle enfance; masse mobile, incapable également et de s'éclairer et de se défendre, et constamment la proie du premier conquérant qui venait envahir son territoire. Mais il faut reconnaître que ces nouveaux apologistes de l'Égypte sont plus conséquents que les philosophes qui lui ont prodigué les mêmes éloges; ils ne mettent aucun prix à la liberté, à la dignité de notre nature, à l'activité de l'esprit, au développement des facultés intellectuelles; ils se font les panégyristes du despotisme, pour en devenir les instruments.]

[24: La disproportion de toutes ces mesures et de la disposition de la France fut sentie dès l'origine, et avant même qu'elle fût parvenue au comble, par tous les hommes éclairés; mais, par une singulière méprise, ces hommes concluaient que c'était la nation, et non pas les lois qu'on lui imposait, qu'il fallait changer. «L'assemblée nationale, disait Champfort en 1789, a donné au peuple une constitution plus forte que lui; il faut qu'elle se hâte d'élever la nation à cette hauteur. Les législateurs doivent faire comme ces médecins habiles qui, traitant un malade épuisé, font passer les restaurants à l'aide des stomachiques.» Il y a ce malheur dans cette comparaison, que nos législateurs étaient eux-mêmes des malades qui se disaient des médecins. On ne soutient point une nation à la hauteur à laquelle sa propre disposition ne l'élève pas. Pour la soutenir à ce point, il faut lui faire violence, et, par cela même qu'on lui fait violence, elle s'affaisse et tombe à la fin plus bas qu'auparavant.]

[25: «Tout ce qui tend à restreindre les droits du roi, disait M. de Clermont-Tonnerre en 1790, est accueilli avec transport, parce qu'on se rappelle les abus de la royauté. Il viendra peut-être un temps où tout ce qui tendra à restreindre les droits du peuple sera accueilli avec le même fanatisme, parce qu'on aura non moins fortement senti les dangers de l'anarchie.»]

[26: La souveraine justice de Dieu, dit un écrivain français, tient à sa souveraine puissance; et il en conclut que la souveraine puissance est toujours la souveraine justice. Pour compléter le raisonnement il aurait dû affirmer que le dépositaire de cette puissance est toujours semblable à Dieu.]

[27: Il est insensé de croire, dit Spinosa, que celui-là seul ne sera pas entraîné par ses passions, dont la situation est telle qu'il est entouré des tentations les plus fortes, et qu'il a plus de facilité et moins de danger à leur céder.]

[28: Une des plus grandes erreurs de la nation française, c'est de n'avoir jamais attaché suffisamment d'importance à la liberté individuelle. On se plaint de l'arbitraire quand on est frappé par lui, mais plutôt comme d'une erreur que comme d'une injustice; et peu d'hommes, dans la longue série de nos oppressions diverses, se sont donné le facile mérite de réclamer pour des individus d'un parti différent du leur. Je ne sais quel écrivain a déjà remarqué que M. de Montesquieu, qui défend avec force les droits de la propriété particulière, contre l'intérêt même de l'État, traite avec beaucoup moins de chaleur la question de la liberté des individus, comme si les personnes étaient moins sacrées que les biens. Il y a une cause toute simple pour que, chez un peuple distrait et égoïste, les droits de la liberté individuelle soient moins bien protégés que ceux de la propriété. L'homme auquel on enlève sa liberté est désarmé par ce fait même, au lieu que l'homme qu'on dépouille de sa propriété conserve sa liberté pour la réclamer. Ainsi, la liberté n'est jamais défendue que par les amis de l'opprimé; la propriété l'est par l'opprimé lui-même. On conçoit que la vivacité des réclamations soit différente dans les deux cas.]

[29: Ces considérations, que j'écrivais il y a huit ans, m'ont fourni depuis lors une preuve bien frappante du triomphe assuré des principes vrais. Cette Prusse, que je présentais comme un exemple de la force morale d'une nation éclairée, a paru tout à coup avoir perdu son énergie et toutes ses vertus belliqueuses. Les amis auxquels j'avais communiqué mon ouvrage me demandaient, après la bataille d'Iéna, ce qu'étaient devenus les rapports de l'esprit public avec les victoires. Quelques années se sont écoulées, et la Prusse s'est relevée de sa chute; elle s'est placée au premier rang des nations; elle a conquis des droits à la reconnaissance des générations futures, au respect et à l'enthousiasme de tous les amis de l'humanité.]

[30: Le voyage de Barrow en Chine peut servir à montrer ce que devient, pour la morale comme pour tout le reste, un peuple frappé d'immobilité par l'autorité qui le régit.]

[31: Si j'avais voulu multiplier les preuves, j'aurais pu parler encore de la Chine. Le gouvernement de cette contrée est parvenu à dominer la pensée et à la rendre un pur instrument. Les sciences n'y sont cultivées que par ses ordres, sous sa direction et sous son empire; nul n'ose se frayer une route nouvelle, ni s'écarter en aucun sens des opinions commandées. Aussi la Chine a-t-elle été perpétuellement conquise par des étrangers, moins nombreux que les Chinois. Pour arrêter le développement de l'esprit, il a fallu briser en eux le ressort qui leur aurait servi à se défendre et à défendre leur gouvernement. Les chefs des peuples ignorants, dit Bentham (Principes de Législation, III, 21), ont toujours fini par être les victimes de leur politique étroite et pusillanime. Ces nations vieillies dans l'enfance, sous des tuteurs qui prolongent leur imbécillité pour les gouverner plus aisément, ont toujours offert au premier agresseur une proie facile.]

[32: Lamprid. in Commodo, cap. 9.]

[33: En publiant les considérations suivantes sur le despotisme, je crois rendre aux gouvernements actuels de l'Europe, celui de France toujours excepté, l'hommage le plus digne d'eux. Notre époque, marquée d'ailleurs encore par beaucoup de souffrances, et durant laquelle l'humanité a reçu des blessures qui seront longues à cicatriser, est heureuse au moins en un point important. Les rois et les peuples sont tellement réunis par l'intérêt, par la raison, par la morale, je dirais presque par une reconnaissance mutuelle des services qu'ils se sont rendus, qu'il est impossible aux hommes pervers de les séparer. Les premiers mettent une gloire magnanime à reconnaître les droits des seconds, et à leur en assurer la jouissance. Ceux-ci savent qu'ils ne gagnent rien à des secousses violentes, et que les institutions consacrées par le temps sont préférables à toutes les autres, précisément parce que le temps qui les a consacrées les modifie. Si l'on profite habilement, c'est-à-dire avec loyauté et avec justice (car c'est la véritable habileté politique), de cette double conviction, il n'y aura de longtemps ni révolution ni despotisme à craindre, et les maux que nous avons subis seront de la sorte amplement compensés.]

[34: On trouve un plaisant oubli des faits dans un des partisans les plus zélés du pouvoir absolu, mais qui du moins a le rare mérite d'avoir été l'adversaire courageux de l'usurpation. «Le royaume de France, dit-il, rassemblait, sous l'autorité unique de Louis XIV, tous les moyens de force et de prospérité… Sa grandeur avait été longtemps retardée par tous les vices dont un moment de barbarie l'avait surchargé, et dont il avait fallu près de sept siècles pour emporter entièrement la rouille. Mais cette rouille était dissipée; tous les ressorts venaient de recevoir une dernière trempe; leur action était rendue plus libre, leur jeu plus prompt et plus sûr: ils n'étaient plus arrêtés par une multitude de mouvements étrangers; il n'y en avait plus qu'un qui imprimait l'impulsion à tout le reste.» Eh bien! que résulte-t-il de tout cela, de ce ressort unique et puissant, de cette autorité sans bornes? Un règne brillant, puis un règne honteux, puis un règne faible, puis une révolution.]

[36: La conquête des Gaules, remarque Filangieri, coûta dix ans de fatigues, de travaux et de négociations à César, et ne coûta, pour ainsi dire, qu'un jour à Clovis. Cependant les Gaulois qui résistaient à César étaient sûrement moins disciplinés que ceux qui combattaient contre Clovis, et qui avaient été dressés à la tactique romaine. Clovis, âgé de quinze à seize ans, n'était certainement pas plus grand capitaine que César. Mais César avait affaire à un peuple libre, Clovis à un peuple esclave.]

[37: Esprit des Lois, ch. 7.]

[38: Les auteurs des Dragonnades faisaient les mêmes raisonnements sous Louis XIV. Lors de l'insurrection des Cévennes, dit Rhulières (Éclaircissements sur la Révocation de l'Édit de Nantes, II, 278), le parti qui avait sollicité la persécution des religionnaires prétendait que la révolte des Camisards n'avait pour cause que le relâchement des mesures de rigueur. Si l'oppression avait continué, disait-il, il n'y aurait point eu de soulèvement. Si l'oppression n'avait point commencé, disaient ceux qui s'étaient opposés à ces violences, il n'y aurait point eu de mécontents.]

[39: Il est curieux de contempler la succession des principaux actes arbitraires qui ont marqué les quatre premières années du gouvernement de Napoléon, depuis l'usurpation à Saint-Cloud, usurpation que l'Europe a excusée, parce qu'elle la croyait nécessaire, mais qui n'est venue que lorsque les troubles intérieurs, qu'elle s'est fait un mérite d'apaiser, avaient cessé par le seul usage du pouvoir constitutionnel. Voyez d'abord, immédiatement après cette usurpation, la déportation sans jugement de trente à quarante citoyens, ensuite une autre déportation de cent trente, qu'on a envoyés périr sur les côtes de l'Afrique; puis l'établissement des tribunaux spéciaux, tout en laissant subsister les commissions militaires; puis l'élimination du tribunat, et la destruction de ce qui restait du système représentatif; puis la proscription de Moreau, le meurtre du duc d'Enghien, l'assassinat de Pichegru, etc. Je ne parle pas des actes partiels, qui sont innombrables. Remarquez que ces années peuvent être considérées comme les plus paisibles de ce gouvernement, et qu'il avait l'intérêt le plus pressant à se donner toutes les apparences de la régularité. Il faut que l'usurpation et le despotisme soient condamnés par leur nature à des mesures pareilles, puisque cet intérêt manifeste n'a pu en préserver un usurpateur très-rusé, très-calme, malgré des fureurs qui ne sont que des moyens; assez spirituel, si l'on appelle esprit la connaissance de la partie ignoble du coeur; indifférent au bien et au mal, et qui, dans son impartialité, aurait peut-être préféré le premier comme plus sûr; enfin, qui avait étudié tous les principes de la tyrannie, et dont l'amour-propre eût été flatté de déployer une sorte de modération comme preuve de dextérité.]

[40: Quand Cicéron disait: pro quâ patriâ mori, et cui nos totos dedere, et in qua nostra omnia ponere, et quasi consecrare debemus, c'est que la patrie contenait alors tout ce qu'un homme avait de plus cher. Perdre sa patrie, c'était perdre sa femme, ses enfants, ses amis, toutes ses affections, et presque toute communication et toute jouissance sociale. L'époque des ce patriotisme est passée; ce que nous aimons dans la patrie, comme dans la liberté, c'est la propriété de nos biens, la sécurité, la possibilité du repos, de l'activité, de la gloire, de mille genres de bonheur. Le mot de patrie rappelle à notre pensée plutôt la réunion de ces biens que l'idée topographique d'un pays particulier. Lorsqu'on nous les enlève chez nous, nous les allons chercher au dehors.]

[41: J'aime à rendre justice au courage et aux lumières d'un de mes collègues, qui a imprimé, il y a quelques années, sous la tyrannie, la vérité que je développe ici, mais en l'appuyant de preuves d'un genre différent de celles que j'allègue, et qui ne pouvaient se publier alors. «Dans l'état actuel de la civilisation, et dans le système commercial sous lequel nous vivons, tout pouvoir public doit être limité, et un pouvoir absolu ne peut subsister.» GANILH, Hist. du Revenu public, I, 419.]

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