Aimée Villard, fille de France
XXV
Après deux longues semaines, Aimée fut hors de danger. Mais elle ne se levait pas encore. Il lui semblait qu’elle trouvait enfin un vrai repos. Elle ne s’ennuyait pas; Clémentine Queyroix s’asseyait près de son lit et lui contait de naïves histoires de campagne. Sa bonne figure rouge, aux yeux francs, aux cheveux bien lissés, était agréable à regarder.
Elle parlait maintenant à Aimée de son frère Martial qui achevait son service en Tunisie et qui reviendrait bientôt en Limousin.
—Tu te le rappelles certainement, bien qu’il soit plus vieux que nous autres; étant un peu sauvage, il ne sortait pas beaucoup. C’est un brave garçon.
Aimée se souvenait de lui, comme d’un jeune homme bien planté, un peu rude de manières. Nonot et les petites sœurs venaient s’asseoir au bas du lit, sur le couvre-pied, et ils jouaient aux osselets.
La mère, qui ne cessait de préparer des tisanes, voulait les chasser de la chambre, mais en vain; Aimée la suppliait de les laisser auprès d’elle. Le grand-père lui tenait compagnie de longues heures et la considérait en silence.
Un jour, le curé Verdier lui apporta des livres pleins de contes et de beaux récits.
Aimée, les ayant lus, s’étonnait que sa vie fût si calme. Mais elle n’avait aucun désir de connaître des jours mouvementés, liés par cent intrigues. Quand elle était seule, elle refermait les livres de l’abbé Verdier et regardait, longtemps, frémir la pointe vivante d’un jeune frêne qui s’élevait devant la fenêtre.
XXVI
Enfin elle put se lever. Elle fut bien heureuse de voir que Nonot et les petites sœurs aidaient au ménage et aux soins de la basse-cour. Elle s’émerveillait de découvrir que sa mère, depuis sa maladie, semblait être devenue plus forte qu’elle ne l’avait jamais été. Mais quand on lui disait qu’elle s’était montrée vaillante et courageuse, à plein cœur, elle rougissait, prise de gêne, comme si l’on se moquait d’elle.
XXVII
L’automne parut tout à fait. En ce pays d’eaux vives, où la feuille des arbres est d’un vert puissant, il alluma ses couleurs. On voyait, dans des profondeurs de châtaigneraies et de taillis, s’enfoncer des traits ardents qui se brisaient en parcelles d’ors et de rouilles. Et ce fut une grande pluie de lumière qui changeait les feuilles en fleurs. La terre s’enchantait comme si un étrange soleil montait d’elle sous un ciel fermé. Et la couleur courait au fond des bois, plus émouvante que la chanson des cors.
Un matin d’octobre finissant, Clémentine Queyroix conduisit son frère à la Genette.
Aimée le vit monter les marches de la terrasse d’un pas solide, et il souriait. Il était grand et musclé; ses regards, dans une figure brune, allaient droit, avec une franchise claire.
—Tu vois, c’est mon frère! s’écria Clémentine.
Martial Queyroix salua Aimée, à la façon plaisante des campagnes.
Ils entrèrent. La mère fit fête au nouveau venu.
—Tu as forci, petit, dit-elle, et le soleil de là-bas t’a cuit la peau.
Le vieux Villard se leva du banc à sel où il était tassé. Il considéra Martial d’un œil qui devenait guilleret et il hocha de la tête pour approuver:
—Je t’ai connu gros comme deux radis et te voilà à cette heure fièrement tourné.
On prit place autour de la table; la mère alla chercher une bouteille de vin bouché.
Martial parlait, avec une sorte d’avidité heureuse, des jours de garnison, en ces pays du diable, secs comme de l’amadou; et sous le regard attentif d’Aimée, il ne manquait pas de se vanter un peu. Il s’écria:
—Ça fait du contentement de s’en revenir chez nous!
Aimée gardait le silence; elle écoutait. Martial se mit à rire pour cacher le trouble qui le prenait sous les yeux de cette fille bonne et belle. Il devint grave:
—Vous avez eu bien de la peine, m’a dit Clémentine. Ah! si j’avais été là, pour vous prêter la main! Mais tout est en place, à cette heure, dans votre maison. Je me suis laissé dire, Aimée, que vous aviez peiné plus que vous ne pouviez ...
—Oh! non! J’ai fait ce que j’ai pu, seulement ...
Le vieux Villard dit avec lenteur, comme s’il soupesait ses mots:
—Mon fi, tu pourras nous aider, si tu veux. Nous en serons contents. Il y a toujours de la besogne à faire et Fansat en a plein sa charge.
Martial ne répondit pas, car il ne pouvait détacher ses regards du visage d’Aimée.
Il repartit vers Lascaud avec Clémentine qui se sentait bien légère.
Nonot, avant qu’il passât le seuil, lui avait glissé dans la poche de sa veste une grosse pomme rouge.
XXVIII
Aimée et Martial se rencontrèrent, à la faveur des premières veillées, à la Genette ou dans les chemins solitaires des champs. Le temps était venu d’arracher les pommes de terre. Humble travail sous le ciel gris de l’automne dont le feu s’éteint vite. Les hommes piochaient à l’endroit où se voyait à peine un bout de tige brûlé par le soleil. Le pied livrait ses tubercules pressés. Aimée, sa mère, le vieux, les petits, les rassemblaient par paniers de bois que l’on versait dans des sacs entassés sur le tombereau. Chaque sillon était suivi avec soin; peu de paroles étaient dites. Nonot et ses petites sœurs se pliaient à la vieille discipline; mais la charrette chargée, on s’en revenait en devisant gaiement. Aimée et Martial restaient un peu en arrière et ils se prenaient par la main.
XXIX
Quand les pommes de terre furent arrachées et entassées dans la grange où la gelée ne les pourrait piquer, la mère pensa à la châtaigneraie du Cros du Renard où se pressaient une trentaine d’arbres d’espèces différentes. Les uns donnaient des châtaignes de forme un peu pointue avec une aigrette de soie blanche, les autres dans des bogues ouvertes et roussies en montraient de rondes et de trapues, presque aussi grosses que des marrons.
Un soir de la semaine qui annonce la Toussaint, Fansat vint à Lascaud et invita Martial à emporter une grande serpillière:
—Tu ramasseras quelques châtaignes pour Clémentine qui les trouve bonnes noyées dans du cidre doux. Et il y a rudement de pommes, cette année. Aimée va, ce soir, à la châtaigneraie avec le Nonot.
Il clignait de l’œil sous le sourcil en touffes et dodelinait sa tête velue. Quand ils arrivèrent au Cros du Renard, dans la châtaigneraie aux branches pourprées, Aimée et Nonot écrasaient du pied les bogues qui s’ouvraient et laissaient jaillir de leur peluche, des châtaignes luisantes.
—Arrêtez-vous, Aimée, dit Fansat. Je vais en ramasser avec le Nonot.
Fidèle jouait; il approchait prudemment des bogues où il s’était piqué le nez et il poussait des jappements coléreux comme devant quelques hérissons. Nonot lui jetait des châtaignes qu’il happait, rejetait, reprenait dans sa gueule; et il les faisait sauter au bout de ses grosses pattes pour se donner le plaisir d’une course.
Fansat déploya la serpillière et la remplit de châtaignes choisies; Nonot l’aidait bien sagement.
Martial s’éloigna avec Aimée. Ils allèrent s’asseoir sur le tronc d’un vieux chêne que l’on avait coupé par longues billes. Le temps était doux, traversé de courants frais et d’odeurs de feuilles qui mouraient. Martial prit les mains d’Aimée dans les siennes. Ils se taisaient et leurs regards se mêlaient dans une paix infinie.
Lionnou annonça qu’il passait devant avec Nonot et Fidèle.
Martial parla un moment, presque à regret, tant il était rempli d’un bonheur impossible à dire:
—Aimée, souvent, là-bas, quand il y avait tant de soleil sur tant de terres grillées, je pensais à notre pays. Je me languissais. Maintenant je ne quitterai plus chez nous. Ah! que j’aurai du courage et du plaisir à travailler près de vous ... toujours.
Elle lui répondit tendrement à mi-voix et elle appuya sa tête sur son épaule. La vie s’ouvrait devant eux, calme et belle comme l’horizon, formé de collines modérées, de bois que l’automne embrasait et de prairies où l’eau était pure. Le soir vint sans bruit. Ils s’étaient donnés l’un à l’autre, par delà les paroles, et la bénédiction du ciel descendait en silence sur eux. L’ombre s’ouvrait comme une main qui protège; la première étoile se leva.
XXX
Le jour de la bonne fête de Toussaint, Aimée et Martial communièrent à la première messe. L’église était remplie par le peuple paysan sur lequel soufflait le grand souvenir des défunts. En Limousin, terre où la racine des arbres s’enroule au rocher, la fidélité aux morts ne cesse d’éclairer les cœurs.
Le soir de ce jour, Villard et la mère, Clémentine et Queyroix le sabotier, Martial, Aimée et les petits revinrent ensemble à Rieux pour la solennité des vêpres. Soir sublime où la multitude des morts, de ceux qui sont encore dans la peine des ténèbres, et des élus, est présente partout dans les maisons et les champs.
Après l’office, la foule se pressa au cimetière. L’abbé Verdier, en chape, précédé de la croix d’argent, se plaça au pied de la vieille croix mérovingienne que l’embrun des siècles a noircie. Il chanta le Libera à voix forte et un petit enfant reprenait le verset comme un grillon chante clairement dans le blé. Ayant béni les tombes sous un ciel qui se voilait, il partit. Les bonnes gens se répandirent entre les tombes pour les honorer et prier. Sur la pierre où dormait Pierre Villard, la mère fit couler de l’eau bénite du goulot d’une bouteille destinée à cet usage, depuis des temps et des temps.
Elle murmura:
—Tu vois Aimée et son promis, mon pauvre. Dors en paix, on prie pour toi.
Aimée, les yeux baissés, disait dans son cœur:
—Père, j’ai fait ce que j’ai pu ... Tu as vu que j’ai travaillé de mon mieux. Martial, tu le sais, est un bon jeune homme; avec lui, je serai heureuse et la terre ne souffrira pas.
Puis les Villard allèrent prier sur la tombe des Queyroix, un ancien granit en forme de bière, creusé, dans le haut, en coupe.
Les Villard et les Queyroix s’en retournèrent chez eux, approuvés et fortifiés par leurs défunts.
XXXI
Il faisait nuit quand Aimée entendit tinter le premier glas du 2 novembre. Les petits dormaient; mais voici qu’elle ouvrait grands ses yeux et que son cœur écoutait. De minute en minute, les coups touchaient le toit de la maison, assourdis par l’éloignement.
Puis les cloches s’ébranlèrent et sonnèrent à grande volée. Dans les ténèbres passait le long battement de l’airain exorcisé; parfois le vent l’étouffait, mais il revenait, sortant des abîmes de l’air.
Aimée accoudée sur l’oreiller, écoutait toujours et une lumière intérieure l’éclairait. Elle entendit dans la cuisine un bruit de pas; elle ouvrit à demi la porte. Sa mère était levée et semblait vivre dans un rêve, tandis qu’elle couvrait d’une nappe blanche la table où elle posa la tourte de pain, une bouteille de vin et du salé dans un plat de faïence[C]. La lampe faisant dans la salle une faible lumière, la mère Villard s’immobilisait près de la table en joignant les mains, comme en attente. Elle resta quelque temps ainsi, debout; des larmes roulaient de ses yeux et ses lèvres remuaient dans une prière silencieuse. Enfin, elle souffla la lampe et se coucha. Les cloches s’étant apaisées, on n’entendait plus que le souffle du vent, au dehors, dans la campagne. Et les coqs annonçaient que le jour blanchissait le ciel.
FIN
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Vᵉ