Albert Durer a Venise et dans les Pays-Bas: autobiographie, lettres, journal de voyages, papiers divers
Moi, Albert Durer le jeune, j'ai appris par les papiers que j'ai trouvés chez mon père, où il est né, comment il est venu à Nuremberg et comment il est mort saintement.
Que Dieu lui soit miséricordieux! Amen!
ANNÉE 1524.
Albert Dürer le vieux est né dans le royaume de Hongrie, près de Jula, à 8 milles au-dessous de Wardein, dans un petit village appelé Eytas, où sa famille élevait des bœufs et des chevaux.
Mon grand-père se nommait Antony Durer; jeune encore, il vint habiter Jula et se mit en apprentissage chez un orfévre. Il épousa une jeune personne appelée Élisabeth dont il eut une fille, Catharina, et trois garçons. L'aîné, mon père, est aussi devenu un très-honnête et très-habile orfévre. Ladislas, le second, se fit sellier; il est le père de mon cousin Nicolas Durer qui demeure à Cologne et qu'on appelle Nicolas le Hongrois; il a appris le métier d'orfévre à Nuremberg chez mon père. Le troisième fils, Jean, eut la permission d'étudier; il fut ordonné prêtre et desservit pendant plus de trente ans la cure de Wardein.
Mon père, Albert Durer, est d'abord venu en Allemagne, puis il a séjourné assez longtemps dans les Pays-Bas, où il a vécu dans l'intimité des grands artistes, et définitivement il s'est fixé à Nuremberg, l'an 1454, à la Saint-Louis, le jour même que Philippe Pirkeimer avait choisi pour faire ses noces sur les remparts; on dansa longuement et allégrement sous les grands tilleuls.
Mon cher père entra chez Jérôme Haller qui est devenu depuis mon grand-père; il est resté à son service jusqu'en 1467. Alors il lui demanda la main de sa fille Barbara, une jeune personne jolie et éveillée, à peine âgée de quinze ans. Haller la lui accorda et les noces furent faites huit jours avant viti.
Il est bon de savoir que ma grand'mère maternelle était fille d'Oellinger de Weissenburg, et qu'elle s'appelait Cunégonde.
Du mariage de mon cher père et de ma chère mère sont nés les enfants dont les noms suivent:
Tout ce qu'on va lire maintenant, je l'ai copié mot à mot dans le livre de mon père.
I.—L'année 1468 après la naissance de Jésus-Christ, le jour de Sainte-Marguerite, ma femme Barbara accoucha de ma fille aînée. La vieille Marguerite de Weissenburg fut sa marraine; elle donna à l'enfant le nom de sa mère.
II.—Item. En 1470, à la Sainte-Marie du carême, vers deux heures du matin, ma femme accoucha d'un fils. Il fut tenu sur les fonts par Frédéric Roth de Bayreuth, qui l'appela Hans [3].
III.—Item. L'année 1471, à six heures du soir, un vendredi de la croix (la semaine avant la Pentecôte), le jour de Sainte-Prudence, un autre fils nous arriva. Son parrain Antoine Koberger [4] le nomma Albert, pour m'être agréable.
IV.—Item. En 1472, vers trois heures du matin, à la Saint-Félix, ma femme me donna un quatrième enfant. Il se nomma Sebald, comme son parrain, Sebald Hotzle.
V.—Item. En 1473, le jour de Saint-Ruppert, à six heures, Barbara accoucha d'un cinquième enfant que son parrain, Hans Schreiner de Laufer Thor, appela Jérôme, comme mon beau-père.
VI.—Item. L'année 1474, à la Saint-Domitien, vers sept heures, ma femme me donna mon sixième enfant. Son parrain Ulric Mank, l'orfévre, le nomma Antoine.
VII.—Item. En 1476, à la Saint-Sébastien, vers une heure, Barbara me fit cadeau d'une fille. Sa marraine, demoiselle Agnès Bayrin, lui donna son nom.
VIII.—Item. A une heure de là ma femme accoucha, au milieu de douleurs intolérables, d'une seconde fille que l'on crut devoir baptiser immédiatement. On lui donna le nom de Marguerite.
IX.—Item. En 1477, le premier mercredi après la Saint-Louis, ma ménagère me donna encore une fille, qui s'appela Ursule comme sa marraine.
X.—Item. L'année 1478, à trois heures de la nuit, le lendemain de Saint-Pierre et Saint-Paul, Barbara accoucha d'un fils que son parrain, Hans Sterger, un ami de Sohmbachs, nomma Hans.
XI.—Item. En 1479, à trois heures du matin, à la Saint-Arnold, un dimanche, ma femme me fit présent d'une fille à qui Agnès Fritz-Fischer, sa marraine, donna son nom.
XII.—Item. L'année 1481, à une heure, le jour de Saint-Pierre, Barbara mit au monde notre douzième enfant,—un garçon.—Nicolas, le commis de Josse Haller, fut son parrain et l'appela Pierre.
XIII.—Item. En 1482, à quatre heures du matin, le mardi avant la Saint-Bartholomé, ma femme accoucha d'un enfant du sexe féminin.—Sa marraine, Catherine, la fille de Brintwar, lui donna son nom.
XIV.—Item. En 1484, le jour de la Saint-Marc, à une heure après minuit, Barbara me donna mon quatorzième enfant; il s'appelle André, parce que son parrain André Stromayer a voulu lui donner son nom.
XV.—Item. L'année 1486, la veille de la Saint-Georges, à midi, ma femme accoucha d'un fils; Sebald de Lochheim fut son parrain et l'appela Sebald.
C'est le second de mes enfants qui porte ce nom.
XVI.—Item. En 1488, le vendredi avant l'Ascension, à midi, Barbara mit au monde une fille, à qui sa marraine, la femme de Bernard Walter, donna le nom de Christine, qu'elle portait elle-même.
XVII.—Item. L'année 1490, le dimanche du Carnaval, à deux heures après minuit, ma femme donna le jour à un enfant du sexe masculin; M. George, le digne vicaire de Saint-Sebald, fut son parrain et l'appela Hans.
C'est le troisième de mes enfants qui porte ce nom.
XVIII.—Item. En 1492, le jour de la Saint-Cyriac, à deux heures avant le soir, Barbara me donna mon dix-huitième et dernier enfant. M. Charles d'Oehsenfurt, son parrain, l'appela Charles.
ALBERT-DURER, P.
AH. CABASSON, D.
TAMISIER. SC.
A l'heure qu'il est, presque tous ces frères et sœurs, enfants de mon cher père, sont morts, les uns tout jeunes, les autres un peu plus tard. Trois d'entre nous ont survécu et vivront tant qu'il plaira à Dieu.—C'est mon frère André [5], mon frère Jean [6], et moi, Albert.
Albert Durer le vieux a passé sa vie au milieu des plus grandes privations et des plus rudes labeurs. Pour nourrir sa femme et élever ses enfants, il n'avait pas d'autres ressources que le travail de ses mains. Aussi n'a-t-il jamais été bien riche.—Mais comme il eut le courage de supporter honorablement et chrétiennement l'adversité, il fut loué et estimé de tous ceux qui l'ont connu. Il fut un homme patient, pieux et doux; plein de bienveillance pour tout le monde et très-reconnaissant envers Dieu, malgré sa misère. Il fuyait les plaisirs, n'aimait pas la société et parlait fort peu.
Mon cher père avait grand soin de ses enfants, qu'il élevait d'une façon très-convenable, afin qu'ils fussent agréables à Dieu et aux hommes; il nous recommandait sans cesse d'honorer le souverain créateur de toutes choses et de vivre honnêtement avec notre prochain.
Il nous aimait tous, mais il avait principalement de l'affection pour moi. Voyant que j'étais studieux, il me laissa aller à l'école; quand je sus lire et écrire, il me fit rester à la maison et m'apprit l'état d'orfévre. Je travaillai bientôt très-convenablement. Cependant, mon inclination me portait vers la peinture; je m'en expliquai avec mon père, qui me reçut d'abord fort mal; il regrettait le temps que j'avais perdu à apprendre l'état d'orfévre; il céda néanmoins à mes instances, et l'année 1486, le jour de la Saint-André, il me plaça pour trois ans comme apprenti chez un grand peintre, nommé Michel Wohlgemuth [7].
Pendant ces trois ans, Dieu me donna un grand courage; aussi mes progrès furent rapides,—mais j'eus beaucoup à souffrir de mes condisciples, qui auraient voulu en savoir plus que moi en travaillant moins.
Quand mon apprentissage fut terminé, mon père me fit voyager; je restai absent jusqu'au jour où il lui plut de me rappeler. En 1490, après Pâques, je partis de nouveau, et je revins en 1494. Quand je fus à la maison depuis quelques jours, Hans Frey proposa à mon père de me XXXIV XXXV donner sa fille Agnès, avec une dot de 200 florins;—il accepta, et les noces furent faites le lundi avant la Sainte Marguerite de la même année.
Peu de temps après mon mariage, mon père tomba malade d'une dyssenterie, contre laquelle personne ne put rien.—Voyant approcher son heure dernière, il se résigna, me recommanda ma mère, et nous supplia de continuer à vivre en honnêtes gens; il reçut les saints sacrements et mourut en vrai chrétien, en 1502, la veille de la Saint-Matthieu, vers minuit, comme je l'ai déjà écrit longuement dans un autre livre. Dieu veuille avoir son âme! Je pris mon frère Hans chez moi, et nous mîmes André en pension.
Deux ans après la mort de mon père, je pris aussi ma mère avec moi, car elle n'avait plus rien. En 1513, elle tomba subitement malade.
Sa maladie dura une année entière, et elle fut mourante du premier au dernier jour, le 17 mai 1514, deux heures avant la nuit; après avoir été administrée, elle succomba.
J'ai prié Dieu de l'avoir en sa sainte garde.
En 1521, le dimanche avant la Saint-Barthélemy, dix-huitième jour du mois d'août, ma chère belle-mère se mit au lit, et le 29 septembre, à neuf heures de la nuit, elle mourut pieusement.
En 1523, à la fête de la Présentation, de grand matin, est mort, après avoir reçu les saints sacrements, mon honoré beau-père Hans Frey, qui a été malade près de six longues années, et qui a aussi eu à essuyer de grandes adversités dans cette vie.
Dieu tout-puissant, sois-lui miséricordieux!
Rien dans les papiers de Dürer ne dit positivement où il a voyagé de 1490 à 1494; mais Roth (J.-F.), diacre de l'église Saint-Jacques à Nuremberg, dans un livre intitulé Leben Albrecht Dürer, publié en 1791, nous dit: «En 1490, Albert Dürer voyagea à travers l'Allemagne, les Pays-Bas et poussa jusque dans la Vénétie.»
Une phrase de la deuxième lettre à Pirkeimer nous fait penser que Roth a raison; du reste un voyage de Nuremberg à Venise était chose très-peu extraordinaire à la fin du XVe siècle. Les relations des deux villes étaient très-suivies; une grande quantité de marchands de Nuremberg avaient une succursale de leur maison à Venise, et un messager partait chaque semaine de Nuremberg et un autre de Venise.
Beaucoup de jeunes gens visitaient l'Italie pour compléter leurs études; ajoutons que l'on voit dans une des gravures du maître, faite avant 1506, une gondole comme celles que l'on ne rencontre que sur l'Adriatique, et le marinier la conduit trop bien à la façon des Vénitiens, pour n'avoir pas été dessiné d'après nature.
Sandrart assure qu'il séjourna dans les Pays-Bas; mais dans ses notes de voyage, Albert Dürer ne fait pas une seule fois allusion à une visite antérieure.
En 1492, il traversa Colmar, nous dit Scheurl, qui prétend le tenir d'Albert Dürer lui-même; il fut fort bien reçu par les trois frères de Martin Schongauer (Martin le Beau), mais il eut le regret de ne pas voir le célèbre artiste qui, le premier, osa s'affranchir de l'imitation des peintres hollandais et remplacer la roideur et la sécheresse par la distinction et la grâce. Il était mort depuis quatre ans.
De 1494 à 1505, Albert Dürer ne quitta pas Nuremberg, sa ville natale; il y vécut à l'ombre, dans l'étude, sans autre distractions que ses longs entretiens avec son ami Pirkeimer, qu'il appelait son second père et qui était un peu son professeur, à leur insu à tous les deux.
J'ai visité sa triste maison [8]; j'y ai rencontré à chaque pas l'ombre exécrée de sa femme, cette abominable Agnès Frey, si belle, si honnête, si pieuse, si acariâtre, si intolérante et si avare. J'avais le cœur gros en pensant à ce qu'avait dû souffrir ce pauvre homme de génie pendant les longues années qu'il a passées avec ce monstre charmant qui le tuait à petit feu.
Vers la fin de 1505, il partit pour Venise où il séjourna un an environ; c'est de là qu'il adressa à Bilibald Pirkeimer les huit lettres intimes que l'on trouvera plus loin.
De 1506 à 1520, il ne sortit guère de son atelier.
En 1520, il fit dans les Pays-Bas le célèbre voyage dont nous publions ici in extenso la relation.
A son retour en Allemagne, Albert Dürer reprit sa vie de travail presque en tête-à-tête avec son acariâtre épouse, car la mégère avait réussi à faire le vide autour de lui; mais une telle existence ne pouvait être longue. Le 6 avril 1528, le pauvre grand homme mourut d'épuisement et de chagrin, dans toute la force de son talent, à l'âge de 57 ans, sans enfants, laissant ses objets d'art à son frère André et sa fortune à sa femme, que ses compatriotes auraient tant voulu voir déshériter.
La mort d'Albert Dürer affligea sérieusement ses nombreux amis.
Nous avons cité des fragments de lettres, citons aussi quelques mots d'Érasme, qui était lié avec lui, mais qui était avant tout philosophe:
Quid attinet Dureri mortem deplorare, quum simus mortales omnes? Epitaphium illi paratum est in libello meo.
A quoi bon pleurer la mort d'Albert Dürer, puisque nous sommes tous mortels? Je lui ai fait une épitaphe dans mon petit livre.
Avons-nous besoin de dire à ceux qui connaissent le cœur humain qu'Albert Dürer était admiré plus par les princes [9] que par ses égaux,—par les étrangers que par ses compatriotes, prouvant ainsi une fois encore l'éternelle vérité du proverbe: Nul n'est prophète en son pays.
Voici deux lettres qui attestent suffisamment ce que j'avance:
LETTRE DE L'EMPEREUR MAXIMILIEN
AUX MAGISTRATS DE LA VILLE DE NUREMRERG.
«Honorables et chers fidèles,
«Le soin qu'a toujours montré notre fidèle Albert Dürer dans l'exécution des dessins et des gravures que nous lui avons demandés; l'offre qu'il a faite de continuer de nous servir avec le même zèle, et dont nous avons ressenti un plaisir tout particulier; sa célébrité bien connue entre tous les peintres, nous ont fait résoudre de lui venir en aide et de le récompenser par une faveur toute spéciale.
»Nous vous demandons donc avec instances sérieuses de vouloir bien l'exempter de tout impôt communal de ville et de toute autre contribution, en témoignage de notre amitié pour lui et en faveur de son art merveilleux auquel il est juste qu'il puisse s'adonner librement.
«Nous espérons que dans aucun cas vous ne refuserez la demande que nous vous adressons, comme du reste il est convenable que vous le fassiez, tant pour nous être agréables, qu'en considération de l'art dont il importe de favoriser le développement parmi vous.
«Vous reconnaîtrez ainsi la bienveillance particulière que nous vous avons toujours témoignée à vous et à votre ville.
«Donné dans notre ville impériale de Landau, le douzième du mois de décembre 1512, de notre règne le vingt-septième.»
Ad mandatum Dmi imperatoris Mppria.
Leon Gauchenel Sct.
LA SAINTE TRINITE
Dessin d'Albert Durer
Collection de M. F. Reiset Imp. A. Salmon
Gazette des Beau-Arts
LETTRE D'ALBERT DURER
AUX MAGISTRATS DE LA VILLE DE NUREMBERG.
«Honorables, sages et gracieux seigneurs,
«Par mes travaux et avec l'aide de Dieu, pendant une longue suite d'années, j'ai acquis la somme de mille florins du Rhin, que je voudrais placer pour mon entretien.
«Comme je sais que vous n'avez pas l'habitude de donner un intérêt très-élevé, et que vous avez souvent refusé un florin sur vingt, j'ai hésité longtemps à vous demander ce service; je m'y suis cependant résolu, par besoin d'abord, et aussi en songeant à la faveur toute particulière avec laquelle vos seigneuries m'ont traité en toute circonstance.
«Vos seigneuries savent combien j'ai été dévoué et prêt à rendre service au conseil, dans les affaires publiques et particulières, partout où il a eu besoin de moi.
«Dans notre ville, pour ce qui est de mon art, j'ai travaillé plus souvent gratis que pour de l'argent, et, depuis trente ans que j'habite ce pays, je puis le dire avec vérité, les travaux dont j'ai été chargé ne se sont pas élevés à 500 écus; somme peu considérable et sur laquelle je n'ai pas eu un cinquième de bénéfice.
«J'ai gagné ma fortune, je veux dire ma pauvreté, qui, Dieu le sait, m'a été amère et m'a coûté bien des labeurs, avec les princes, les seigneurs, et d'autres personnes du dehors. Je suis le seul de cette ville qui vive de l'étranger.
«Vos seigneuries n'ont pas oublié que feu l'empereur Maximilien, de glorieuse mémoire, m'avait exempté des charges de cette ville,—de son propre mouvement, et pour reconnaître les loyaux services que je lui avais rendus; depuis, j'ai renoncé à ce privilége, suivant les avis de quelques-uns des membres les plus anciens du conseil; je l'ai fait en l'honneur de mes maîtres et pour me conserver leurs bonnes grâces.
«Il y a dix-neuf ans, le doge de Venise m'écrivit de venir demeurer dans cette ville, en m'offrant 200 ducats par an de provision.
«Plus tard, la commune d'Anvers, pendant le peu de temps que je suis resté dans les Pays-Bas, m'a aussi offert 300 florins de Philippe par an, et elle y ajoutait le don d'une belle maison.
«Dans l'une comme dans l'autre ville, tous mes travaux m'eussent été payés à part.
«J'ai refusé tout cela par l'inclination et l'amour particulier que j'ai pour vos seigneuries, pour notre ville et pour ma patrie. J'ai préféré vivre simplement ici, que d'être riche et puissant ailleurs.
«Je vous prie donc respectueusement de prendre en considération toutes ces choses, d'accepter les mille florins, que j'aime mieux savoir entre vos mains que partout ailleurs, et de m'en donner, comme une grâce particulière, cinquante florins d'intérêt par an, pour moi et ma femme qui, tous deux, devenons de jour en jour vieux, faibles et infirmes.
«Je reconnaîtrai en cela l'intérêt que votre sagesse m'a témoigné jusqu'à ce jour et que je m'efforcerai sans cesse de mériter.
«De vos seigneuries, le très-dévoué concitoyen,
«ALBERT DURER.»
Nous l'avons dit, nous le répétons, lorsqu'en 1528 la mort vint frapper Albert Dürer, il était arrivé à l'apogée de son génie.—Sa manière s'éloignait de plus en plus des peintures flamandes et allemandes, pour se rapprocher de celles des grands maîtres de l'Italie, qu'il allait peut-être égaler bientôt. Les lettres de Mélanchthon nous apprennent qu'Albert Dürer disait lui-même n'avoir connu la vraie beauté de la nature que fort tard; il comprit alors que la simplicité est le plus bel ornement de l'art. Il soupira en songeant à ses premières œuvres si compliquées, et il se plaignit de ne pouvoir plus atteindre son admirable modèle [10].
Albert Dürer est un grand peintre, mais c'est surtout à son œuvre gravé qu'il doit le premier rang qu'il occupe dans l'art.
Comme graveur, personne ne peut lui être comparé, ni Marc-Antoine, ni Lucas de Leyde, ni Martin Schongauer, qui a été son premier maître, en dépit de l'éloignement, en dépit de la mort même qui l'enlevait le jour où Dürer père se décidait à envoyer son fils à Colmar pour suivre ses leçons.—C'est donc à la fin prématurée de cet homme, justement célèbre, que Wolhgemuth doit l'honneur d'avoir conservé un élève qui l'a fait connaître plus que ses ouvrages.
Comme Martin Schongauer, le maître de Colmar, Albert Dürer réunit autour de lui de nombreux élèves: Hans Springinklie et Hans Schauflein, qui ont fourni d'admirables dessins aux graveurs sur bois; Barthélemy Beham, son cousin, Hans-Sebald Beham, Georges Penz, Henri Aldegraever, Jacob Binck, Albert Altdorfer, Hans Wagner de Kulmback, Mathias Gruenewald et Melchior Feselen, qui se servirent avec un égal talent du burin et du pinceau. Mais à la mort du maître, tous, excepté Henri Aldegraever, abandonnèrent la manière purement allemande; trois d'entre eux se firent même admettre dans l'atelier de Marc-Antoine et contribuèrent, après leur retour en Allemagne, à y répandre le style italien.
Albert Dürer fut enterré à Nuremberg, dans le cimetière Saint-Jean, à quelques pas du Calvaire sculpté par Adam Kraft pour le compte du praticien Martin Kœtzel [11].
Pirkeimer fit inscrire ces mots sur la tombe de son ami:
Me. al. du.
Quidquid Alberti Dureri mortale
fuit, sub hoc conditur tumulo.
Emigravit VIII. idus aprilis.
M. D. XXVIII.
Lorsque Sandrart visita le cimetière Saint-Jean à Nuremberg, il fut fort ému en trouvant la tombe d'Albert Dürer délaissée et dans un état complet de délabrement. Il s'en plaignit avec amertume, et ne s'en tint pas aux plaintes comme cela arrive trop souvent; il eut la pieuse pensée de faire réparer les dégâts et de graver sur une plaque de bronze cet éloge que l'on peut lire encore aujourd'hui sur la pierre, qui n'a pas été changée depuis 1681:
Vixit Germaniæ suæ decus
Albertus Durerus,
Artium lumen, sol artificum,
Urbis patriæ nor. Ornamentum,
Pictor, chalcographus, sculptor
Sine exemplo, qui omniscius
Dignus inventus exteris,
Quem imitandum censerent,
Magnes magnatum, eos ingeniorum
Post sesquiseculi requiem,
Quia parem non habuit,
Solus hic cubare jubetur,
Tu flores sparge viator.
A. R. S. MDCLXXXI.
Opt. mer. F. cur.
J. DE. S.
A côté de cette légende latine s'en trouve une seconde en vers allemands:
Die ruhe Künsler Fürst du mehr als grosser Mann
In Vielkunst hat es dir noch keiner gleich gethan
Die Erd ward ausgemalt der Himmel dich jetzt hat
Du maltest (malest) Heilig pum dort an der Gottes stadt
Die Bau-Bild-Malerkunst die neppen Dich Patron
Und setzen dir nun auf im Tod die Lorbeerkron
Traduction:
Repose ici, prince des artistes, toi qui fus le plus grand des hommes.
Dans plus d'un art, personne ne t'a encore égalé;
Tu as peint la terre, et maintenant le ciel te possède;
Devenu saint, tu peins là-haut dans la cité de Dieu.
Les maîtres de l'architecture, de la sculpture et de la peinture te
nomment leur maître
Et maintenant, dans la mort, te couronnent de lauriers.
En 1840, la Bavière reconnaissante a élevé un monument à la mémoire d'Albert Dürer, dont le génie multiple fut l'étincelle qui illumina l'Allemagne entière et la fit, à la fin du XVe siècle, la rivale sérieuse de l'Italie.
Au bas de la rue de la Montagne (Berg-Strasse), entre la maison de Pilate et la maison d'Albert Dürer, on voit une statue de onze pieds de haut, modelée, à Berlin, par Rauch, et fondue, en 1839, à Nuremberg.
Albert Dürer est vêtu d'une longue robe fourrée de belles pelleteries; il porte les cheveux pendants sur ses épaules, en boucles soyeuses. Quant au caractère de la figure, le sculpteur s'est inspiré des nombreux portraits peints par le maître lui-même.
Les personnes qui ne connaîtraient que le portrait de face, que l'on voit aujourd'hui à la pinacothèque de Munich, admettraient peut-être difficilement d'abord les profils de la statue de Rauch.—On en pourrait dire autant de celles qui n'auraient vu que celui du musée de Lyon, où Albert Dürer s'est peint de trois quarts.—Dans l'un, le premier, il a vingt-cinq ans à peine; il est pourtant déjà rêveur; sur son visage amaigri et mystique, on n'aperçoit aucune saillie qui annonce la force; tout est douceur et mélancolie. On le prendrait volontiers pour un des disciples de Jésus-Christ, ou pour Jésus-Christ lui-même.
Dans l'autre, au contraire, on trouve une figure mâle, à laquelle les arêtes vives du nez et les lignes nettes des lèvres et du front donnent une incontestable expression de vigueur.
Rauch a pris un moyen terme entre ces deux types si dissemblables. Sa statue est plus idéalisée que la peinture réaliste de Lyon, et moins extatique que celle de Munich; c'est un chef-d'œuvre parmi les chefs-d'œuvre du maître prussien.
Un mot encore avant de terminer cette étude, qui est déjà un peu bien longue.
La gloire d'Albert Dürer est un tout éblouissant, mais dont les rayons sont distincts: son imagination est inépuisable, sa naïveté est pleine de grâce, sa touche est savante, son dessin est humain et vigoureux. Son exécution est large et puissante; sous sa couleur délicate et vive on discerne la science anatomique aussi facilement qu'on distingue la couche calcaire d'un coquillage sous la nacre irisée qui la recouvre. Son bonheur est extrême dans le choix de ses sujets; il y groupe savamment les personnages; mieux que personne de son temps et du nôtre, il sait allier dans les plis de ses draperies l'élégance et le goût à je ne sais quelle grandeur sauvage; ses ciels sont lumineux comme son génie. Ses paysages sont pittoresques et accidentés; on comprend, en les regardant, que l'artiste est allé au delà de la réalité chercher, grâce à son imagination, le doux rêve qu'il ne trouve pas sous son toit.
Les critiques n'ont pas manqué à sa gloire; on lui a reproché ses femmes nues, qui sont plutôt une tristesse qu'une défaillance. Puis, comme si l'honnête homme ne devait pas avoir souci d'achever son œuvre, on lui a reproché encore le fini précieux de ses peintures: à notre époque, on lui reprocherait d'être grand.
Ses portraits respirent la vie: nouveau Pygmalion, il les anime de par sa volonté. La volonté d'un grand artiste n'est-elle pas une étincelle du feu divin? Hélas! aussi puissant qu'il soit, ce souffle de Dieu s'amoindrit et se dissipe en arrivant vers la terre; heureux les élus qui savent, comme Albert Dürer, en garder les reflets pour étonner le monde et faire rêver l'humanité!
CHARLES NARREY.
AH-CABASSON,
D. CH-JARDIN SC.
ALBERT DURER SCULP.
FAC SIMILE DE A. DURAND.
BILIBALD PIRKEYMHER.
Gazette des Beaux Arts Imp A. Salmon, Paris
LETTRES CONFIDENTIELLES
D'ALBERT DÜRER
A BILIBALD PIRKEIMER
LETTRES CONFIDENTIELLES
D'ALBERT DÜRER
A BILIBALD PIRKEIMER [12]
LETTRE I.
Mon cher monsieur Pirkeimer, je vous offre mes services et j'espère que votre santé est meilleure que la mienne.—Je vous souhaite une bonne et heureuse année à vous et aux vôtres. Pour ce qui est des perles et des pierreries que vous m'avez chargé d'acheter, je vous annonce que je n'ai rien pu trouver, même pour bon argent. Les Allemands ont tout accaparé, et pour leur en racheter il faudrait les payer plus qu'elles ne valent, car ils sont très-peu accommodants. Ce sont du reste les plus vilaines gens que la terre ait portés [13]. Il ne faut pas compter sur eux pour le moindre service, et des amis sérieux m'ont assuré qu'il est prudent de se garer d'eux,—ils se moquent de tout, attendu qu'ils sont maîtres de la place.—Tout le monde est d'accord pour déclarer que l'on trouve à Francfort de plus beaux objets à meilleur prix qu'à Venise.
Les livres que vous m'avez demandés sont expédiés, vous les recevrez bientôt, et si vous avez besoin d'autres choses, faites-le moi savoir, je me ferai un plaisir de vous les envoyer. Fasse le ciel que je puisse vous rendre un jour un vrai service, car je reconnais que je vous dois beaucoup. Je vous en prie, ne vous impatientez pas trop, cette dette me préoccupe plus que vous, j'en suis certain. Si Dieu me vient en aide, je vous payerai prochainement en vous conservant une éternelle reconnaissance. Car les Allemands [14] m'ont commandé un tableau [15] qu'ils me payeront cent dix florins rhénans, et je n'aurai que cinq florins de frais.
Je me mettrai à l'ouvrage tout de suite, j'esquisserai mon tableau en huit jours, et dans un mois il pourra figurer sur l'autel. En épargnant tout cet argent, je serai en mesure de vous payer, car je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'envoyer rien en ce moment à ma mère et à ma femme. J'ai laissé à ma mère dix florins, elle en a reçu neuf ou dix pour des objets d'art, le marchand de fil d'archal lui en a payé douze. Je lui en ai encore envoyé neuf par l'entremise de Bastien Imhoff, et elle n'a dû payer que sept florins à Gartner pour ses gages. Quant à ma femme, je lui ai donné douze florins, elle en a reçu treize autres, ce qui fait vingt-cinq. Je pense donc également qu'elle n'a besoin de rien; et s'il lui manque quelque chose, le beau-frère n'a qu'à l'aider jusqu'à mon retour; alors je le rembourserais intégralement.
Sur ce, je me recommande instamment à votre bon souvenir.
Datée de Venise, le saint jour des Rois 1506.
Saluez de ma part Étienne Baumgartner et les autres personnes qui s'informeront de moi.
ALBERT DURER
LETTRE II.
Je vous présente mes respects, mon cher monsieur Pirkeimer, j'espère que vous jouissez d'une bonne santé, et je le souhaite aussi sincèrement que s'il s'agissait de la mienne propre.
Je vous ai écrit dernièrement, faites-moi savoir si ma lettre vous est parvenue. Ma mère m'a grondé parce que je ne vous envoyais pas de mes nouvelles, et elle m'a donné à entendre que vous étiez furieux contre moi.
Voici mon excuse: je suis paresseux quand il s'agit d'écrire, je croyais que ma lettre ne vous trouverait pas chez vous, et enfin j'avais recommandé à Castel, le messager, de vous présenter particulièrement mes hommages. Je vous prie donc humblement de me pardonner, car je n'ai pas d'autre ami que vous en ce monde.
Je ne crois pourtant pas que vous soyez sérieusement irrité contre moi, car je vous considère comme un second père.
Je voudrais que vous fussiez à Venise auprès de moi, vous trouveriez une quantité de joyeux compagnons parmi les Italiens qui s'attachent de plus en plus à moi. Ce sont des gens de cœur, d'un commerce agréable, instruits, honorables, et bons musiciens. Ils m'ont en grande estime et me témoignent beaucoup d'amitié. Par contre, il y en a parmi eux qui sont les plus fieffés coquins du monde, mais des coquins bien séduisants, et celui qui ne verrait que superficiellement les choses serait tenté d'avoir d'eux la meilleure opinion. Je ris souvent dans ma barbe quand ils me parlent; ils n'ignorent pas qu'on sait de belles méchancetés d'eux, mais ils s'en moquent.
J'ai beaucoup d'excellents amis parmi les Italiens, qui m'engagent à ne pas vivre trop familièrement avec leurs peintres.—Il est vrai que j'ai aussi beaucoup d'ennemis qui critiquent mes ouvrages dans les églises et partout où ils les trouvent. Ils disent qu'ils ne valent rien parce que je ne peins pas à la manière antique, ce qui ne les empêche pas de les copier. Giovani Bellini [16] a fait les plus grands éloges de mon talent devant beaucoup de gentilshommes; il désire avoir une de mes œuvres, il est venu me voir et il a insisté pour que je lui fisse une composition, promettant de la bien payer. Plusieurs personnes considérables m'ont assuré que c'est un homme excellent, et qu'il m'est très-favorable. Il est vieux, excessivement vieux même; cependant aucun des peintres de Venise ne peut se vanter d'être aussi vert que lui. Ce qui me plaisait il y a onze ans ne me plaît plus aujourd'hui, je l'avoue franchement, bien que cela paraisse extraordinaire.
Il y a ici des artistes qui ont beaucoup plus de talent que maître Jacob [17]; Antoine Kolb seul jure ses grands dieux qu'il n'y a pas de meilleur peintre au monde que Jacob. Ici on se moque de lui, et cependant il reste de son opinion.
J'ai commencé à travailler à mon tableau, c'est-à-dire que je l'ai esquissé, mais mes mains ont été si malades qu'il m'a été impossible de travailler sérieusement. J'ai laissé passer cette mauvaise disposition; ne m'en veuillez pas et devenez rangé comme moi, mais vous ne voulez jamais suivre mes conseils.
Mon cher, il me serait agréable de savoir si aucune des personnes
que vous aimez n'est morte, celle qui habite près de l'eau, ou celle qui
ressemble à ceci
ou celle qui ressemble à cela
ou
la fille
.
Écrite à Venise, à 9 heures [18] du soir, le samedi après la Chandeleur, 1506.
Présentez mes services à Étienne Baumgartner, à Harstorfer et à Falkamer.
ALBERT DURER.
LETTRE III.
Mes salutations empressées à mon cher monsieur Pirkeimer.
Je vous expédie en même temps que cette lettre la bague ornée d'un saphir que vous m'avez demandée; il m'a été impossible de vous l'envoyer plus tôt. Pendant deux jours j'ai couru chez tous les orfévres allemands et italiens de Venise dans la compagnie d'un habile homme que j'ai défrayé; nous avons longtemps cherché avant de trouver ce qu'il nous fallait, et à la fin, en marchandant beaucoup, j'en ai acheté une pour dix-huit ducats et quatre martzels à un particulier qui ne fait pas le commerce de bijoux et qui la portait lui-même; il me l'a vendue pour me rendre service. Je lui ai dit que c'était une acquisition que je faisais pour mon usage. Je l'avais à peine payée qu'un orfévre allemand m'en a offert trois ducats de bénéfice; j'espère donc que vous la trouverez à votre gré, car tous ceux à qui je la montre prétendent que c'est une pierre trouvée, et qu'en Allemagne on la payerait cinquante florins. Mais vous verrez bien s'ils disent vrai ou s'ils mentent; quant à moi, je n'y connais rien.
J'ai acheté une améthyste à un ami intime pour douze ducats; il m'a volé comme dans un bois, car elle n'en vaut pas sept. Mes camarades et moi nous avons tant fait qu'il a consenti à rompre le marché, et je lui ai payé un dîner au poisson. J'ai repris mon argent et je suis fort satisfait de cet arrangement. De bons amis ont estimé la bague, et s'ils ne se sont pas trompés, la pierre ne revient pas à plus de dix-neuf florins rhénans, car elle pèse environ cinq florins d'or. Je n'ai donc pas dépassé vos ordres, puisque vous m'avez écrit de ne pas dépenser plus de quinze ou vingt florins.
Quant à l'autre pierre que vous m'avez demandée, je n'ai pas encore pu me la procurer, mais je déploierai tout mon zèle à ce travail.
On me dit qu'en Allemagne on ne pourrait pas avoir ces pierres, même à la foire de Francfort, car les Italiens les accaparent toutes aussitôt qu'il y en a quelque part. Les marchands se sont moqués de moi lorsque je LVII LVIII LIX leur ai offert deux ducats pour des jacinthes; écrivez-moi donc le plus tôt possible, et dites-moi ce que j'ai à faire. J'ai vu un beau diamant, je ne sais pas encore ce que l'on en demande; je vous l'achèterai, si votre lettre m'en donne l'ordre.
Les émeraudes sont excessivement chères, mais on peut avoir une améthyste de moyenne grandeur pour vingt ou vingt-cinq ducats.
D'après toutes les commissions que vous m'avez données, je présume que vous avez pris une maîtresse. Prenez garde que ce ne soit un maître! Du reste vous êtes assez grand et assez sage pour vous conduire.
Endres Künhoffer vous présente ses respects; il vous écrira sous peu de jours; en attendant, il vous prie de l'excuser auprès de son maître s'il ne reste pas à Padoue; il n'y a rien à apprendre là pour lui. Ne m'en veuillez pas, je vous en prie, si je ne vous expédie pas toutes vos commandes à la fois; malgré mon zèle il m'a été impossible de les rassembler pour le départ du messager.
Mes amis vous conseillent de faire remonter la pierre: ils prétendent qu'elle est belle et que la bague est vieille et démodée. Je vous prie d'engager ma mère à m'écrire et à continuer ses bons rapports avec vous. Sur ce, je me recommande à votre bonne amitié.
Venise, le deuxième dimanche du Carême 1506.
Rappelez-moi au souvenir de votre servante.
LETTRE IV.
Avant tout j'offre mes services à mon cher ami Pirkeimer. J'ai reçu le jeudi avant la semaine des Rameaux une lettre de vous, et la bague avec l'émeraude. Je me suis rendu à l'instant chez l'homme de qui je la tenais: il consent à me rendre mon argent, bien qu'il ne le fasse pas volontiers; il prétend qu'il a été trompé lui-même par le bijoutier.
Mes amis m'ont assuré qu'une des deux autres bagues vaut bien six ducats et qu'elles sont bien conditionnées et d'un or pur; ils ajoutent que vous ne vous repentirez pas de l'affaire. Je ne me suis donc trompé que de deux ducats sur les trois bagues. Du reste Bernard Holdtzbock voulait me les prendre pour le prix d'achat.
Depuis je vous ai envoyé un saphir par Hans Imhoff. J'espère que vous l'avez reçu. Je crois que j'ai fait une bonne affaire. On m'a offert un bénéfice; c'est bien un hasard, car vous savez que personnellement je ne connais pas la valeur de ces objets et que je suis obligé de me fier à ceux qui me conseillent.
Décidément les peintres ne me veulent pas de bien; ils m'ont déjà fait venir trois fois devant le magistrat, et cependant j'ai donné trois beaux florins pour leur caisse.
J'aurais pu gagner beaucoup d'argent, si je n'avais pas entrepris le tableau pour les Allemands. Cet ouvrage demande beaucoup de soin, et je ne pourrai pas l'achever avant la Pentecôte; on ne m'en donnera pourtant pas plus de quatre-vingt-cinq ducats, et cela se dépense vite.
J'ai acheté une foule d'objets et j'ai envoyé beaucoup d'argent chez moi, de sorte qu'il ne m'en reste guère. Je vois bien que je ne pourrai pas encore m'acquitter envers vous. Sans cette commande, j'aurais pu facilement gagner cent florins, car, excepté les peintres, tout le monde ici est excellent pour moi.
Quant à ce qui concerne mon frère, dites à ma mère qu'elle parle à mon vieux maître Wohlgemuth; s'il a besoin de lui, qu'il soit assez bon pour lui donner de l'ouvrage jusqu'à mon retour, ou qu'il aille en chercher chez les autres. J'aurais bien voulu le prendre avec moi à Venise; voyager lui aurait été très-utile, il aurait pu y apprendre la langue du pays. Mais ma mère eût craint que le ciel ne tombât sur nous deux. Je vous en prie, veillez à ce qu'il ne se perde pas avec les femmes. Causez avec le gaillard et tâchez qu'il reste sage et raisonnable au moins jusqu'à ma rentrée. Qu'il ne tombe pas à la charge de ma mère. Je ne peux pas tout faire pour les miens, mais je suis prêt à faire ce qui dépend de moi.
Pour ce qui est de moi personnellement, je ne suis pas inquiet; cependant il n'est pas absolument facile de gagner sa vie ici, car personne n'aime à jeter son argent par les fenêtres.
Dites, je vous prie, à ma mère, qu'elle veille à la vente des œufs de Pâques [19]. Je pense du reste que ma femme aura eu soin de lui transmettre toutes mes instructions, car je lui ai écrit à ce sujet.
Je n'achèterai pas le diamant avant que vous ne m'ayez répondu à son sujet. Je ne compte pas retourner à Nuremberg avant l'automne, même si mon tableau était fini à la Pentecôte.
J'espère conserver une grande partie de ce que je gagnerai.
Comme je suis indécis sur le jour de mon départ, n'en dites rien à ma femme, je lui écrirai de temps en temps: je reviens...
Ayez la bonté de répondre quelques mots à cette lettre.
Venise, le jeudi avant la semaine des Rameaux 1506.
LETTRE V.
Mes services à mon cher ami Pirkeimer.
Si votre santé est bonne, j'en suis fort aise; moi je me porte bien aussi, et je travaille ferme; cependant je n'espère pas être prêt avant la Pentecôte.
J'ai vendu toutes mes esquisses, sauf une seule. J'en ai donné deux pour vingt-quatre ducats, et les trois autres pour trois bagues qui ont été évaluées à vingt-quatre ducats, mais je les ai fait voir à mes amis qui disent qu'elles n'en valent que vingt-deux. Comme vous m'avez écrit de vous acheter des pierreries, j'ai cru vous être agréable en vous les expédiant par Frantz. Faites-les estimer chez vous par des gens qui s'y entendent, et conservez-les pour leur prix d'estimation. Si cependant elles ne vous conviennent pas, retournez-les-moi par le prochain messager. Car à Venise on m'offre douze ducats pour l'émeraude et dix pour le diamant. Seulement, comme je ne désire pas perdre deux ducats, je ne veux pas les donner. Je voudrais bien que vous pussiez venir en Italie, mais je sais tout le prix de vos instants.
Le temps s'envole rapidement ici; il y a beaucoup de gens fort aimables qui viennent me distraire dans mon atelier. Je puis consacrer si peu d'heures à la peinture, que je suis parfois obligé de me cacher. Les gentilshommes me veulent tous du bien; je n'en dirai pas autant des peintres depuis qu'ils savent que je sais peindre.
Endres Künhoffer vous présente ses civilités; il vous écrira par le prochain courrier.
Je me recommande à votre bon souvenir et je vous prie de dire à ma mère que je suis très-étonné de rester si longtemps sans recevoir de ses nouvelles; ma femme non plus ne m'écrit pas, je crois l'avoir perdue.... Je suis aussi très-chagrin de ne pas recevoir de lettres de vous, cher monsieur. J'ai lu le billet que vous avez écrit à Bastien Imhoff, où vous lui parlez de moi.
Soyez assez bon pour donner les deux lettres ci-incluses à ma mère. Oubliez un peu ma dette, et soyez sûr que j'y penserai, moi, pour vous payer honorablement.
Saluez de ma part Étienne Baumgartner et d'autres bons amis. Faites-moi savoir si vos amours sont toujours de ce monde, et tâchez de pouvoir lire mon écriture, car j'ai affreusement griffonné.
Faite à Venise le samedi avant le dimanche blanc [20]. Demain il est bon de se confesser.
LETTRE VI.
Magnifique seigneur Pirkeimer, très-grand et premier homme du monde, votre serviteur et esclave Albert Dürer vous donne le salut [21]. Il est enchanté et honoré d'apprendre que votre santé est excellente, mais il s'étonne qu'un homme de votre sorte ne trouve que la grâce de Dieu pour combattre le savant Trasibul [22] d'après ce que me dit votre lettre de ce monstre étrange. J'ai eu peur, car cela me paraît en effet une grande affaire.
Vous n'êtes donc pas devenu plus raisonnable. Vous faites toujours l'aimable, mais y songez-vous donc, mon cher, l'amabilité vous sied comme la civette aux lansquenets. Vous vous habillez de satin et vous vous pavoisez de rubans pour courir les ruelles comme un étourdi; décidément vous voulez devenir irrésistible, et vous croyez que tout est dit lorsque vous êtes parvenu à plaire à quelques femmes de mœurs faciles. Si encore vous étiez un homme comme moi, mais vous avez beaucoup de maîtresses, et lorsque vous leur avez embrassé le bout des doigts, vous êtes sur les dents pour un mois et plus. C'est vraiment bien la peine d'en changer si souvent.
ALBERT DURER.
AH CABASSON DEL.
L. DUJARDIN SC.
Je vous remercie de la façon dont vous avez traité mes affaires avec ma femme, et j'avoue que vous êtes plein de sagesse. Si seulement vous LXV LXVI LXVII étiez aussi calme que moi, vous auriez toutes les vertus. Vous méritez aussi des remercîments pour la loyauté que vous avez montrée à propos des bagues. Après tout, si elles ne vous conviennent pas, cassez-leur la tête et les jetez sur le fumier, comme dit Peter Weisbeker.
Petit à petit je deviens un véritable gentilhomme de Venise, et j'ai appris avec plaisir que vous composez de beaux vers. Vous seriez bien ici, avec nos violons qui jouent si tendrement qu'ils en pleurent eux-mêmes. Plût à Dieu que notre maîtresse de calcul [23] pût les entendre, elle s'attendrirait peut-être un peu.
Du reste je suivrai votre conseil, j'apaiserai ma colère et resterai indifférent aux ennuis qu'elle me cause, comme je l'ai toujours fait jusqu'à présent.
Comme je ne pourrai pas songer au retour avant deux mois, car rien n'est encore prêt, je vous prie de prêter à ma mère une dizaine de florins, jusqu'au moment où Dieu me tirera de la gêne. Je vous payerai honnêtement le tout ensemble. Je vous envoie la glace de Venise par le courrier. Quant aux deux tapis, Antony Kolb me prêtera son expérience pour les acheter, et aussitôt que je les aurai je les remettrai au commis du messager qui vous les fera parvenir. Je n'ai pas encore pu trouver les plumes de grue que vous m'avez demandées; mais il y a ici beaucoup de plumes de cygne avec lesquelles on écrit et que vous pouvez mettre à votre chapeau en attendant. J'ai causé avec un imprimeur qui m'a assuré qu'aucun nouvel ouvrage grec n'avait paru récemment; si par hasard on édite quelque chose d'intéressant dans ce genre, il me le dira, et je vous le ferai savoir.
Dites-moi combien de papier vous voulez. Vous avez bien fait de me donner cette commission, car jamais je n'en ai vu de plus beau que celui que l'on vend ici.
Pour ce qui est des travaux historiques, les Italiens n'ont rien fait de bien remarquable et qui soit digne d'être lu par un homme comme vous. Il y a toujours quelque chose à critiquer dans leurs ouvrages sur l'histoire, vous le savez vous-même mieux que moi.
Je vous ai écrit brièvement par le messager Kantengysserle. Je voudrais savoir si vous êtes toujours d'accord avec le messager Kuntz.
Je me recommande à votre bon souvenir; présentez aussi mes amitiés à notre bon prieur [24], et dites-lui de m'accorder quelques prières; qu'il fasse que le bon Dieu me préserve de toute maladie et surtout du mal français; il n'y a rien sur la terre que je craigne davantage, presque tout le monde ici en est infecté et beaucoup de gens en meurent.
Saluez aussi de ma part Étienne Baumgartner, Lorentz et tous ceux qui demandent amicalement de mes nouvelles.
Écrit à Venise 1506, le 18 août.
ALBERTUS DURER.
Noricorius Sivus (textuel).
Post-scriptum.—Andreas est ici et il me prie de vous offrir ses amitiés, il n'est pas encore bien fort; il a eu et il a des embarras d'argent à cause de la longue maladie qu'il a faite. Je vous dirai même, entre nous, que je lui ai prêté huit ducats; mais n'en parlez à personne, il pourrait croire que je n'ai pas confiance en lui; du reste, il saura se procurer de quoi me rembourser, car il se conduit très-honorablement, et tout le monde lui veut du bien.
Si le roi vient en Italie, j'ai le projet d'aller avec lui à Rome.
LETTRE VII.
Savant, sage, instruit en beaucoup de langues, homme habile à discerner la vérité du mensonge, honorable et honoré Bilibald Pirkeimer, votre humble serviteur Albert Dürer vous souhaite toutes sortes de prospérités. Cependant, avec cette belle diable de chance qui le tient, il semble qu'il veuille renoncer à votre cœur [25], vous allez croire que lui aussi est un orateur à cent finesses comme vous. La chambre qu'il habite devrait avoir plus de quatre coins où il pourrait placer les dieux de la mémoire....; mais je ne veux pas me casser la tête à m'excuser plus longtemps, je me contenterai de me recommander à votre indulgence. Pour me souvenir de toutes vos commandes, il faudrait que mon cerveau eût autant de cases différentes que vous avez de pois chiches dans votre jardin; mais en voilà assez sur ce sujet. Le margrave [26] lui-même ne donnerait pas une si longue audience. J'ai calculé que cent articles, en ne mettant que cent mots par article, demandent un travail de neuf jours, sept heures, cinquante-deux minutes, et notez que je n'ai pas encore compté les soupirs. Voilà pourquoi on ne s'improvise pas orateur, comme dit Tettels.
Je déploie tout mon zèle, et cependant je ne peux pas mettre la main sur des tapis larges; ils sont tous étroits et longs. Je continue mes explorations avec l'aide d'Antony Kolb. Bernard Hirsffogel vous salue et vous offre de nouveau ses services; il est très-triste, car il a perdu son fils, l'enfant le plus amusant que j'aie vu de la vie. Je ne peux pas trouver les plumes de fou que vous demandez. Oh! si vous étiez ici, vous verriez de crânes lansquenets italiens. Je pense souvent à vous et à l'intérêt que vous prendriez à examiner leurs armes. Ils ont des roncani avec deux cent dix-huit pointes; lorsqu'ils touchent un homme avec cette arme, il est mort, car toutes les pointes sont empoisonnées. Les Vénitiens mettent beaucoup de soldats sous les armes, le pape et le roi de France aussi; je ne sais pas ce qui en résultera.
On se moque beaucoup ici de notre roi.
Bonne chance à Étienne Baumgartner (je ne suis pas étonné qu'il ait pris femme). Rappelez-moi au souvenir de Borcht, de M. Lorentz, et même de notre maîtresse de comptes. Remerciez votre fille de chambre de m'avoir souhaité le bonjour, mais dites-lui qu'elle est un monstre.
J'ai expédié du bois de palmier de Venise à Augsbourg, où je le laisse en dépôt; il pèse dix quintaux.
Mon tableau est enfin terminé; je gage un ducat que si vous le voyiez vous le trouveriez bien composé et d'un bon coloris. Cet ouvrage m'a valu beaucoup d'honneur, mais peu de profit. Pendant le temps que j'ai mis à le peindre j'aurais bien pu gagner deux cents ducats, car j'ai refusé beaucoup de commandes pour pouvoir m'en occuper exclusivement. Ma seule consolation est d'avoir fermé la bouche aux peintres qui disaient: C'est un habile graveur, mais il n'entend rien au maniement des couleurs. Maintenant tout le monde s'accorde à dire que l'on n'a jamais vu plus beau coloris.
Mon manteau français vous présente ses respects, et mon habit italien vous tire sa révérence.
Vous passez toujours votre vie chez les femmes légères. Vous êtes en si mauvaise odeur à Nuremberg, que je vous sens d'ici. On me dit que lorsque vous courez à vos amours, on ne vous donnerait pas plus de vingt-cinq ans. Oui-da! multipliez-les par un chiffre quelconque, et alors je vous croirai. Il y a ici beaucoup d'italiens qui vous ressemblent sous ce rapport; je ne sais pas comment cela se fait.
Le doge [27] et le patriarche de Venise [28] sont venus voir mon tableau.
Maintenant je suis votre serviteur, il faut que j'aille me coucher, il sonne sept heures de la nuit. Je vous ai écrit, j'ai écrit au prieur des Augustins, à ma belle-sœur la marchande de couleur et à ma femme; donc j'ai déjà barbouillé une belle quantité de papier, et je pense qu'il est plus amusant pour vous de causer avec des princes qu'avec moi.
Venise, le jour de la sainte Vierge en septembre.
A propos, ne prêtez pas un sou à ma mère et à ma femme; elles ont assez d'argent.
ALBERT DURER.
LETTRE VIII.
Comme je sais que vous êtes convaincu de mon attachement pour vous, je me dispense de vous en parler. Cependant je ne puis vous dissimuler combien je suis heureux de la grande réputation dont vous jouissez et que vous avez su acquérir par votre sagesse et votre instruction. C'est chose vraiment surprenante et rare de voir tant d'esprit dans un corps si chétif. C'est une grâce particulière que Dieu vous a faite comme à moi.
Nous sommes donc deux personnages remarquables, vous par votre esprit et moi par mon talent. Combien de fois ne nous est-il pas arrivé pourtant, lorsque nous y réfléchissons bien, de nous être retournés et d'avoir vu des gens qui se moquaient de nous pendant que d'autres nous comblaient d'éloges! Ne croyez donc pas aveuglément tous ceux qui vous complimentent; mais peut-être êtes-vous trop peu modeste pour ne pas les croire. Il me semble que je vous vois en présence du margrave, et que vous mettez autant d'élégance dans vos discours que dans votre manière de toucher vos thalers.
J'ai bien vu dans votre neuvième lettre que vous êtes encore une fois très-occupé de femmes; vous devriez avoir honte de n'être pas plus raisonnable à votre âge. Sachez que vous avez autant de grâce à faire toutes ces fredaines qu'un gros bouledogue à jouer avec un petit chat. Je voudrais apprendre que vous êtes devenu aussi rangé que moi. Si j'étais bourgmestre, je vous ferais mettre en prison et j'enfermerais avec vous la Rech..., la Ros..., la Gart..., la Ech..., et d'autres encore que je ne veux pas nommer: elles sauraient bien vous mettre à la raison. Vous me dites finement que beaucoup de femmes honnêtes ou légères demandent de mes nouvelles: cet intérêt ne prouve rien contre ma vertu.
Si Dieu me ramène à Nuremberg, je ne sais vraiment pas comment je ferai pour vivre avec vous qui êtes illustre maintenant. Je me réjouis cependant de votre gloire et de votre nouvelle dignité. Vous ne battrez LXXIII LXXIV LXXV plus vos chiens jusqu'à ce qu'ils en soient perclus; mais peut-être ne voudrez-vous plus vous montrer dans les rues avec un pauvre barbouilleur comme Albert Dürer; vous trouverez peut-être que c'est une honte pour un seigneur de votre importance.
Notre cher ami Baumgartner est aussi enchanté que moi de votre bonne réputation.
Pendant que je suis en train de vous écrire allégrement, un incendie dévore six maisons chez Petre Pender; j'y perds une pièce de laine que j'avais achetée hier pour huit ducats: de cette façon j'éprouve du dommage par suite de ce désastre.
Il est beaucoup question d'incendies ici. J'attends que vous m'écriviez pour rentrer à Nuremberg; je partirai le plus tôt possible, car je dépense beaucoup d'argent pour ma nourriture. J'ai donné environ cent ducats pour des couleurs et d'autres objets. J'ai commandé pour vous deux tapis que je payerai demain, mais je n'ai pas pu les avoir à bon marché. Je les emballerai avec mes hardes, et aussitôt que vous m'écrirez je reviendrai.
Vous tourmentez vraiment trop ma femme. Je vous fais savoir aussi que je m'étais mis dans la tête d'apprendre à danser; j'ai été deux fois à l'école, et il m'a fallu payer un ducat au maître; après cela vous me connaissez assez pour savoir qu'il n'y a de force humaine qui pourrait m'y faire retourner. Je dépenserais lestement tout l'argent que j'ai gagné et je ne saurais rien par-dessus le marché.
Le messager Ferbre vous apportera la glace de Venise. Je n'ai pu découvrir aucun ouvrage grec nouvellement paru, mais je vous rapporterai une rame de votre papier; pour les plumes, je n'ai pas pu me procurer celles que vous m'avez demandées, j'en ai acheté de blanches, et si j'en trouve de vertes je les rapporterai également. Étienne Baumgartner m'a écrit de lui envoyer cinquante grains de cornaline pour un rosaire; je les ai achetés, mais cher, et je n'ai pas pu les avoir gros: je les lui expédierai par le plus prochain messager.
Je vous ferai savoir au juste, d'après votre désir, le jour de mon départ, pour que mes maîtres puissent prendre des dispositions en conséquence.
J'irai avant à Bologne pour une raison d'art: quelqu'un m'a promis de m'apprendre le secret d'une perspective; je resterai huit ou dix jours dans cette ville, je retournerai à Venise et je reviendrai à Nuremberg par le prochain messager.
Hélas! j'ai mangé mon pain blanc avant mon pain noir. Que je regretterai le soleil de Venise! Ici je suis un grand seigneur, chez moi je ne serais plus qu'un pauvre diable!
J'aurais encore beaucoup de choses à vous écrire, mais je vous verrai prochainement.
Écrite à Venise, je ne sais pas la date du mois, mais environ quinze jours après la Saint-Michel, 1506.
ALBERT DURER.
Post-scriptum.—Faites-moi savoir si aucun de vos enfants n'est mort. Vous m'avez écrit une fois que Joseph Rumell a épousé votre fille, et vous ne dites rien de plus; comment voulez-vous que je sache à laquelle vous faites allusion.
Ah! si j'avais seulement ma pièce de laine! Mais je crains maintenant que mon manteau ne soit aussi brûlé; si cela est, j'en deviendrai fou. J'ai vraiment du malheur, car il y a trois semaines un de mes débiteurs s'est sauvé emportant huit ducats qu'il me devait.
Ces lettres portent l'empreinte du cachet d'Albert Dürer et la suscription suivante:
A l'honorable et savant Bilibald Pirkeimer, bourgeois de Nuremberg, mon gracieux seigneur.
Voici le cachet d'Albert Dürer:
Ses principaux monogrammes,
Son écriture
et sa signature,
Traduction:
Écrite à Venise, à 9 heures du soir, le samedi après la Chandeleur.
ALBERT DURER.
C'est la fin de la deuxième lettre à Pirkeimer. LXXVIII
JOURNAL DU VOYAGE
D'ALBERT DÜRER
DANS LES PAYS-BAS
ÉCRIT PAR LUI-MÊME PENDANT LES ANNÉES 1520 ET 1521.