Aline et Valcour, ou Le Roman Philosophique. Tome 1
[10] Cette lettre-ci était incluse dans la suivante.
LETTRE XXX.
Madame de Blamont à Valcour.
Vertfeuille, ce 16 octobre.
Lisez et pleurez avec moi ..., ne le savais-je pas, que je ne retrouverais cette fille une minute, que pour la regretter éternellement.... Elle était malheureuse.... Ah comme je l'aurais aimé!... elle s'est tuée de désespoir.... Elle était haïe.... Funeste erreur!... Tout cela fut-il arrivé sans l'infamie de cette nourrice? sans l'affreux projet de mon époux? J'aurais voulu de plus grands détails, mais à quoi m'eussent-ils servis?... je l'ai perdu!... je ne la verrai jamais!... Il faut étouffer tous les mouvemens de mon coeur, ah! j'apprends depuis tant d'années à leur faire violence, qu'un sacrifice de plus ne devrait pas me coûter.... Valcour, écrivez-moi ...; calmez-moi, vous n'imaginez pas combien j'ai besoin de l'être, mon coeur toujours déçu, veut les secours de l'amitié, il lui faut un sentiment réel pour le consoler de toutes illusions qui l'égarent. En vérité, c'est un grand malheur d'être organisé moins grossièrement qu'un autre, pour une ou deux jouissances meilleures, on y trouve vingt tourmens de plus.
L'excès des précautions que nous sommes obligée de prendre, nous privera peut-être de vous écrire aussi souvent que nous le faisions; cet homme cruel se fait informer de tout, et il n'y a pas une de ces manoeuvres qui ne me fasse frémir. Cependant, ne vous inquiétez nullement, il ne se passera rien de sérieux que vous n'en soyez instruit aussitôt. Adieu, plaignez-moi et ne cessez jamais de m'aimer.
LETTRE XXXI.
Valcour à Madame de Blamont.
Paris, ce 22 octobre.
Oui, madame; je l'avoue, trop de sensibilité est un des plus cruels présens que nous ait fait la nature; en ce moment, cet exès fait votre malheur. Votre âme est d'une délicatesse qu'elle semble toujours voler au-devant de toutes les infortunes pour s'en composer des supplices. On dirait qu'elle aime à s'en nourrir, et que cette manière d'exister comme plus vive, devient celle qui lui va le mieux. Que vous importe cette fille que vous n'avez jamais connue? c'est bien assez de pleurer sur des maux réels, sans regretter les plaisirs qu'on n'a pu prendre. Avec cette façon de penser, on se ferait des peines de tout, et l'on s'y rendrait fort malheureux. Sans doute, notre amour pour nos enfans doit être en raison du leur pour nous; il me paraîtrait tout aussi déplacé d'aimer un enfant qui nous haïrait, qu'il est fou, (pardonnez-moi l'expression,) d'en aimer un que nous ne devons jamais voir. L'amour suppose des rapports, et quels sont ceux qui peuvent exister entre nous et un être inconnu? Peut-être trouverez-vous mes moyens de consolation un peu durs; mais il faut impitoyablement enlever à un coeur aussi sensible que le vôtre, la facilité perpétuelle qu'il a de s'affliger; retrouvez dans le sein de votre Aline;... de cette Aline qui vous adore, les jouissances que la mort de Claire vous dérobe; ah! votre santé m'inquiète bien plus que cette perte qui ne doit en vérité vous faire aucune impression! voilà une chose réelle à ménager et qu'il ne faut pas sacrifier à des chimères; songez que vous vous devez à ménager et qu'il ne faut pas sacrifier à des vous-même, à une fille qui ne respire que pour vous, à des amis, au nombre desquels j'ose me mettre, et que désolerait la plus petite altération d'une santé qui leur est si chère; j'apprends avec douleur que vous voulez être quelque tems sans me donner de vos nouvelles; je vous remercie de l'instant que vous avez choisi pour me le dire; mon coeur uniquement rempli de vos chagrins, sent bien moins ceux dont cette menace l'accable.... Ne vous occupez que de vous, madame, ne pensez qu'à vous, je vous en conjure; je serai consolé de tout, que dis-je, je serai toujours heureux, quand j'apprendrai que vous souffrez moins. C'est la seule chose que je vous supplie de ne me jamais laisser ignorer.
LETTRE XXXII.
Valcour à Aline.
Paris, ce 5 novembre.
Quel silence! je n'ai osé le troubler, mais en étais-je plus tranquille,... s'il m'était possible de vous voir! je souffrirais bien moins de ces privations de lettres ... mais vivre sans vous entendre et sans vous contempler, Aline!... concevez-vous la violence de ce supplice? et pourquoi ne vous verrais-je? pourquoi ne m'accorderiez-vous pas une minute? je sens toute l'étendue de la demande, je ne me rappelle qu'en tremblant qu'elle m'a déjà été refusée; mais je trouve dans la force de mon amour, le courage de la refaire encore.... Pendant ces longues soirées ... 'arriverais déguisé.... Le plus profond mystère ensevelirait cette démarche.... Je me jetterais un instant ... un seul instant aux pieds de votre respectable mère et aux vôtres, quel calme répandrait cette minute de bonheur sur le reste des jours malheureux que je dois passer encore loin de vous. Pouvez-vous exiger que ces jours,... ces jours infortunés qui vous sont consacrés, s'usent ainsi dans les larmes et la douleur?... Ah! qu'il me soit permis d'acheter au prix de mon sang cette faveur que j'ose implorer!... que je la paye de ma vie s'il le faut, je ne veux exister que ce seul intervalle, et j'abandonne, sans regrets, tous les momens qui doivent le suivre. Que me sont ceux où je suis condamné à vivre sans vous! en vain, Aline,... en vain fais-je tout ce que je peux pour éloigner de moi ce désir violent, il renaît sans cesse dans mon coeur, toutes mes idées me le ramènent, je dois mourir ou le satisfaire ... ce qui me distraisait autrefois, m'est à charge, je parcours les beautés de la nature;... je l'étudie, je cherche à la surprendre dans ses secrets, et elle ne me montre jamais que mon Aline. Ayez pitié de votre ouvrage, ne me punissez pas de mon amour!... ne cherchez pas surtout à me calmer par des raisons; mon coeur n'écoute plus que le sentiment qui l'entraîne, si vous ne le satisfaites pas Aline, vous allez le réduire au désespoir,... et vous n'échapperez pas à vos remords.... Votre excès de rigueur aura fait deux malheureux, sans que quelques bienséances où vous aurez inutilement sacrifié, vous donne une vertu de plus.
LETTRE XXXIII.
Madame de Blamont à Valcour.
Vertfeuille, ce 12 novembre.
Oui, c'est moi qui réponds; votre Aline est trop faible pour s'en charger, vous la faites pleurer;... vous me faites du chagrin, vous vous en faites à vous-même, et voilà ce me semble, tout ce qui résulte de ce petit moment d'effervescence que vous n'avez pu contenir. Ne sentez-vous donc pas l'impossibilité de votre proposition, et dans la circonstance où nous sommes, pouvez-vous exiger une telle chose? vous dites que vous m'aimez, si cela est, ne cherchez donc pas à me rendre plus malheureuse que je ne le suis; doutez-vous que ce ne fut sur moi que retomberait l'orage si la démarche était découverte? Ah mon ami! appelez ici au secours de votre raison cette délicatesse qui caractérise si bien le coeur qui m'a séduit.... Consultez-là, vous verrez si elle vous permet de vouloir acheter un moment de bonheur, au prix de celui des gens qui vous aiment le mieux dans le monde. Croyez-vous que cela put être ignoré, je suppose que cela fut, serais-je moins coupable d'y avoir consenti, malgré la promesse que j'ai faite de m'y opposer. Je sais bien que je n'ai rien à craindre de vous. Votre honnêteté, vos vertus me rassurent et l'amant assez délicat pour n'exiger un rendez-vous de sa maîtresse qu'en présence même de sa mère, ne deviendra jamais le séducteur de celle qu'il aime, ainsi ce n'est pas sur elle que tombent mes craintes ... c'est sur vous seul ... vous éloignerez votre bonheur.... Que dis-je, vous le détruiriez à jamais. Travaillons plutôt à l'obtenir un jour sans mélange, qu'à le goûter ainsi par portion, qu'à hasarder pour un moment heureux qui, peut-être, ne réussirait pas, la certitude de le savourer bientôt tout entier.... Non , je m'oppose à cette fantaisie, je fais plus, j'exige qu'au moins d'ici à quelque temps vous ne m'en parliez plus,... vous qui invitez les autres au courage,... est-ce ainsi que vous en faites paraître?... Je vous pardonnerais si vous aviez quelques motifs de jalousie, mais vous êtes aimé, vous l'êtes uniquement, rien ne peut agiter votre âme, rien ne doit la porter au désespoir; songez que c'est moi,... moi qui vous aime peut-être autant qu'elle, que c'est moi qui vous défends de vous désespérer, et que c'est moi que vous affligerez, si vous ne me mandez pas que vous êtes plus sage. Oh pauvre philosophie! est-ce donc de cette manière que tu captives le coeur de l'homme, est-ce donc ainsi que tu te rends maître de ses passions!... La voilà cette chère Aline, la voilà près de moi, qui pleure comme un enfant,... mais maman, dit-elle, avec ses deux grands yeux tout en larmes,... il me semble qu'un petit quart d'heure,... eh bien! vous le voyez,... ne la grondez donc pas, elle le désire autant que vous, que cette certitude vous calme;... ruais cela ne se peut pas, soyez bien sûr que si je n'y voyais pas moi-même les plus grands dangers, je l'aurais peut-être imaginé la première, croyez-vous que je ne sache pas ce qui peut convenir à l'amour. Je n'ai jamais connu, dieu merci, cet espèce de délire, mais je le conçois, rassurez-vous donc, vous êtes aimé, oui, j'ai voulu que ce mot fut tracé par celle même qui l'écrit d'après son coeur, on vous aime, on s'occupe de vous, on travaille pour vous, mais ne détruisez pas l'effet de nos soins, et ne cherchez pas à tout perdre pour un instant de satisfaction, qui ne servirait peut-être qu'à nous replonger dans un abyme de tourmens et de maux.... Oh mon ami! pardonnez-moi.... Je sens bien que je vous rends malheureux, aimez-moi assez pour me dire que non,... pour m'assurer que vous avez déjà fait le sacrifice de cette extravagance.... Oui, dites le moi, j'aime mieux que la victoire soit le fruit de votre raison que de mes argumens, à côté du bien que je fais, je n'aurais pas du moins le chagrin d'imaginer que je vous tourmente, ma jouissance sera toute entière, je serai sûre que vous avez été raisonnable par le seul effet de vos réflexions, et je n'ai pas la douleur de déchirer votre âme en vous écrivant les miennes.
LETTRE XXXIV.
Déterville à Valcour.
Vertfeuille, ce 15 novembre.
Depuis assez long-temps, tu dois t'être aperçu, mon cher Valcour, que quand les lettres sont de moi, il s'agit toujours de quelques nouvelles catastrophes.... Eh bien! voilà déjà la tête en l'air.... La philosophie hors de ses gonds, comme disait l'autre jour une certaine dame de ta connaissance, à propos de ton ridicule projet ... plus de tranquillité,... plus de principes,... plus de bon sens!.... Qu'il faut peu de choses pourtant pour faire un fou d'un homme raisonnable, et souvent un être très-sensé de la plus extravagante des créatures. Il me prend envie de t'impatienter,... voyons, calculons d'un côté tous les événemens que tu dois regarder comme heureux. Secondement, tous ceux qui peuvent t'être contraintes; troisièmement, enfin, tous ceux qui ne te sont qu'indifférens. Il est bien certain que ce que j'ai à t'apprendre est dans l'une de ces trois classes, formons-les; il serait possible d'abord que le président fut revenu; qu'Aline fut enlevée,... possible qu'il se fut mis à la raison, qu'on t'attendit pour un mariage ... extrêmement simple, que des inconnus fussent fortuitement arrivés à Vertfeuille, et nous eussent appris des choses très-extraordinaires; n'est-il pas vrai, mon cher, que tous ces incidens sont dans la classe des choses possibles? eh bien! calme tes craintes sur le premier; ne te livre pas tout-à-fait au doux espoir du second, et écoute pacifiquement le troisième.
Le soir que madame de Blamont t'écrivit, nous étions, elle, Aline, Eugénie et moi, à raisonner sur ta folie; M. de Beaulé jouait aux échecs avec madame de Senneval, il était environ huit heures du soir, le ciel très-obscur se remettait à peine d'un ouragan épouvantable, lorsque tout-à-coup nous entendîmes un homme à cheval, faire retenir la cour de son fouet ... de ses cris, et appeler à lui de toutes ses forces.... On ouvre les portes, les valets courent.—On éclaire, madame de Blamont frémit, Aline et elle s'imaginent revoir encore le terrible objet de leurs craintes, le comte lui-même tout échec et mât qu'il est, vole avec moi à la suite des valets, et nous amenons enfin dans le premier anti-chambre, un malheureux domestique mouillé jusqu'aux os, crotté par-dessus la tête, qui nous demande s'il est dans la route d'Orléans? et s'il lui reste bien du chemin à faire pour arriver dans cette ville?—Beaucoup, et d'où venez-vous?—de Lyon, nous allons à petite journée à Paris, mon maître qui me suit avec sa femme a voulu passer par la route d'Orléans, et ce maudit caprice est cause que nous voilà perdus. Je connais l'autre chemin, point du tout celui-ci.... La nuit est venue.... Un temps du diable, marchant en tête de la voiture, j'ai égaré le postillon qui me suivait, parce que je m'égarais moi-même, et nous voilà à présent je ne sais où;—chez d'honnêtes gens.—Je le vois bien, mais nous aimerions mieux être à l'auberge; parce que mon maître qui voyage incognito, entendez-vous, ne veut gêner personne, et il n'acceptera sûrement jamais l'asyle que vous allez avoir la politesse de lui offrir.—Et où est-il votre maître?—A deux cents pas d'ici, au coin de l'avenue, s'il y avait eu seulement une chaumière, il s'y serait arrêté; mais il n'y a que des arbres, il m'a envoyé devant pour tacher d'obtenir quelqu'éclaircissemens sur la route qu'il nous faut prendre.—Allez le chercher, lui a dit le comte, et dites-lui que madame la présidente de Blamont, dans la terre de laquelle il est, serait très-fâchée qu'il ne lui fit pas l'honneur de venir souper chez elle.—Ma foi, monsieur, vous nous rendez la vie, vive les honnêtes gens morbleu, si j'étais tombé dans une caverne de voleurs, on ne m'aurait pas tant fait de politesse, et l'écuyer fidèle revole vers son maître, pendant que le comte s'empresse d'apprendre à madame de Blamont la liberté qu'il vient de se permettre, en offrant sa maison à ces voyageurs égarés. Cette femme charmante que l'on sert quand on lui prépare le plaisir de faire une bonne oeuvre, a comme tu crois, sonné bien vite pour donner des ordres, on a allumé des flambeaux, et on a couru au-devant de la voiture pour la conduire plus sûrement à la maison; un quart-d'heure après, les portes du salon se sont ouvertes, et nous avons vus paraître un jeune homme d'environ 27 ans, nous présentant comme lui appartenant une femme de 17 à 18 ans, et nous offrant l'un et l'autre à côté des traits les plus doux et les plus réguliers, le ton le meilleur et le plus honnête.
Quelles grâces ne dois-je pas rendre à la fortune, madame, a dit le jeune homme à la maîtresse du logis, de l'accident qui nous arrive, puisqu'à lui seul est dû le bonheur inespéré pour moi de vous offrir mon respect; je ne vous demanderais qu'un guide, madame, si mes chevaux n'étaient pas rendus, et si j'osais ravir à votre coeur le charme que je lui vois goûter à l'hospitalité qu'il nous donne; et pendant ce tems là, la jeune femme s'exprimait avec encore plus d'agrément et de facilité. Elle était habillée à l'anglaise, un élégant chapeau de paille sur les yeux, la taille mince et bien prise, de très-beaux cheveux noirs, négligemment attachés par un ruban rose, une vivacité extraordinaire dans les yeux; le nez un peu aquilin, de belles dents, de très-jolis détails, et une finesse étonnante dans les traits.... On s'est assis, on a jasé un instant, et on s'est mis à table.... Vous alliez à Paris, monsieur, a dit madame de Blamont, au jeune homme?—Non, madame, je ramène ma femme au sein de sa famille, dans la province du Mans, et je rejoins mon corps après l'y avoir laissée; êtes-vous des nôtres, a dit le général Beaulé, servez-vous dans la cavalerie?—Non, monsieur, je suis capitaine au régiment de Navarre, et je vais le retrouver à Calais, après avoir remis ma femme entre les mains de sa mère; nous venons de voir, en Dauphiné, un vieil oncle à moi, qui voulait nous embrasser avant que de mourir, et qui nous a laissé douze mille livres de rente.—Voilà le voyage bien-payé, a dit madame de Senneval.—Oui, madame, si quelque chose pouvait payer la mort des gens qu'on aime et qui nous tiennent d'aussi près. Au dessert, Léonore, c'est le nom de cette charmante aventurière, a eu un petit moment de vapeur; Sainville, son époux, a volé à elle.... Ne vous alarmez pas, madame, a-t-il dit à madame de Blamont, ce sont des accidens de jeune femme, qui doivent peu surprendre dans les premières années d'un mariage; nous vous demandons la permission de nous retirer.... Et ils sont montés tous les deux dans l'appartement qui leur était destiné. Comme Léonore n'a point de femme avec elle, madame de Blamont lui a envoyé les siennes; elle les a remercié très honnêtement, et ne s'en est point servi.
Revenus tous du premier étonnement de cette aventure, il nous a été impossible de ne pas entrevoir des contradictions dans le récit de nos voyageurs; d'abord le valet nous dit qu'ils viennent de Lyon, et qu'ils vont à Paris.—Le maître, ou qu'il oublie l'ordre donné à son valet, ou qui a peut-être négligé de lui en donner un, nous assure, au contraire, que c'est du Dauphiné qu'il vient, et que c'est vers le Maine que leurs pas se dirigent. La tournure de la jeune personne nous parut d'ailleurs un peu suspecte. Elle a le ton gracieux et poli, sans doute, l'air de l'excellente éducation. Mais en l'examinant un peu mieux, on voit qu'il y a plus d'art que de nature dans ce qui lui donne les dehors de la bonne compagnie. Ses manières sont étudiées, ses gestes arrangés, sa prononciation belle, mais affectée; elle est compassée dans ses mouvemens, et au travers de tout cela, cependant on trouve de la candeur et de la modestie. Le jeune homme est d'une très-jolie figure, brun, un peu hâlé, lestement fait, de très-beaux yeux, les cheveux superbes, son ton est moins maniéré que celui de la personne qui l'accompagne, mais on voit qu'il connaît celui du monde, et qu'il a tout ce qu'il faut pour y réussir. Au milieu de nos combinaisons, le comte chercha le nom de Sainville dans l'état du régiment de Navarre, et ne le trouva point. Nos soupçons redoublèrent.... Nous demandâmes l'ordre qu'ils avaient donné à leurs gens. Ils leur avaient dit de s'informer de l'instant où madame de Blamont serait visible le lendemain matin, d'entrer chez eux une heure avant, et qu'ils partiraient immédiatement après avoir pris congé de la maîtresse du château.—Parbleu, dit le comte de Beaulé, ce sont-la deux aventuriers, je le parie, il faut qu'ils nous payent l'hospitalité par le récit de leur histoire.
Un moment, par délicatesse, madame de Blamont s'oppose à ce projet; elle craignait que cela ne les fâchât; plus il y a de contradictions dans ce qu'ils disent, plus il est clair, objectait-elle, que leur intention est de se cacher, le valet en est convenu, il nous a dit que son maître voyageait mystérieusement, ne les contraignons pas à nous avouer leur secret. Cette hospitalité que nous leur accordons, ne nous oblige qu'à des égards;... nous y manquerions, ce me semble, en les forçant à se dévoiler.—Mais il ne s'agit que de leur proposer, a dit madame de Senneval; si cela les afflige, nous les laisserons partir sans leur en parler davantage: et si, dans un cas contraire, ils viennent à y consentir, pourquoi nous priver de cet amusement? Eugénie proposa de faire questionner leurs gens, madame de Blamont ne le voulut pas, et définitivement la résolution prise fut, que la maîtresse du logis irait elle-même voir la jeune femme le lendemain matin; qu'elle commencerait par l'inviter a se reposer quelques jours à Vertfeuille; qu'insensiblement elle lui laisserait apercevoir l'intérêt qu'elle prenait à cette belle voyageuse, et le désir qu'elle aurait de la connaître plus particulièrement.... Mais timide, comme tu la sais, elle n'osa jamais faire cette visite seule, et je fus choisi pour l'y accompagner. Comme elle avait fait dire exprès qu'il ferait jour chez elle à neuf heures, afin d'être sûre de les trouver levés à huit et demies; nous y passâmes à cette heure, leur toilette était achevée, et ils se préparaient à descendre.... Ils témoignèrent combien ils étaient honteux d'être prévenus. Les politesses furent réciproques de part et d'autres. Madame de Blamont engagea la conversation avec beaucoup d'adresse; le mari et la femme, tous deux remplis d'esprit, la le vinèrent, et loin de se refuser à ce qu'on paraissait désirer d'eux, ils témoignèrent, sans la moindre contrainte, qu'ils étaient trop heureux de pouvoir reconnaître, par une aussi faible marque d'obéissance, toutes les attentions dont on les comblait:—n'imaginant pas que nous pouvions vous intéresser à ce point, madame, dit Sainville, vous nous pardonnerez d'avoir un peu déguisé le vrai en arrivant hier chez-vous. Il est des choses que l'on peut cacher, sans offenser en rien ceux avec qui l'on les déguise, en ne nous refusant point aujourd'hui aux éclaircissemens que vous exigez, peut-être serons-nous même encore, contrains à quelques restrictions; mais comme elles ne diminueront en rien la singularité de nos récits; vous nous, les pardonnerez, madame, bien sûr que l'exactitude la plus entière guidera tous nos autres détails.... Contente de ce qu'elle obtenait, madame de Blamont n'osa pas appuyer d'avantage; et il fut convenu que l'on ferait un déjeuner dînatoire, qui, nous formant une plus grande journée, nous donnerait le temps de prêter toute notre attention aux aventures que nous devions entendre. On se mit donc à table de très-bonne heure, et dès que l'on fut rentrés dans le sallon, la compagnie s'étant rangée en demi-cercle, autour de ces deux jeunes personnes, Sainville commença son récit dans les termes suivans.
Le courier part, l'heure presse, tu permettras, mon cher Valcour, que ce long détail fasse le sujet de ma prochaine lettre, et je t'embrasse.
Fin de la seconde partie.