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Aline et Valcour, ou Le Roman Philosophique. Tome 2

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Mon dessein étant de suivre le conseil de Zamé, nous réprimes la voûte que nous venions de faire, le vent servait mes intentions, et nous perdîmes bientôt Tamoé de vue.

Ma délicatesse souffrait de l'obligation d'emporter, comme malgré moi, de si puissans effets de la libéralité d'un ami. Quand je réfléchis pourtant que ce métal, si précieux pour nous, était nul aux yeux de ce peuple sage, je crus pouvoir apaiser mes regrets et ne plus m'occuper que des sentimens de reconnaissance que m'inspirait un bienfaiteur dont le souvenir ne s'éloignera jamais de ma pensée.

Notre voyage fut heureux, et nous revîmes Le Cap en assez peu de temps.

Je demandai à mes officiers, dès que nous l'aperçûmes, s'ils voulaient y prendre terre, ou s'ils aimaient autant me conduire tout de suite en France. Quoique le vaisseau fût à moi, je crus leur devoir cette politesse. Désirant tous de revoir leur patrie, ils préférèrent de me débarquer sur la côte de Bretagne, pour repasser de-là en Hollande, moyennant qu'une fois à Nantes, je leur laisserais le bâtiment pour retourner chez eux, où ils le vendraient à mon compte. Nous convînmes de tout de part et d'autre, et nous continuâmes de voguer; mais ma santé ne me permit pas de remplir la totalité du projet. A la hauteur du Cap-Vert, je me sentis dévoré d'une fièvre ardente, accompagnée de grands maux de coeur et d'estomac, qui me réduisirent bientôt à ne pouvoir plus sortir de mon lit. Cet accident me contraignît de relâcher à Cadix, où totalement dégoûté de la mer, je pris la résolution de regagner la France par terre, sitôt que je serois rétabli. Me voyant une fortune assez considérable pour pouvoir me passer de la faible somme que je pourrais retirer de mon navire, j'en fis présent à mes officiers; ils me comblèrent de remerciemens. Je n'avais eu qu'à me louer d'eux, ils devaient être contens de ma conduite à leur égard. Rien donc de ce qui détruit l'union entre les hommes ne s'étant élevé entre nous, il était tout simple que nous nous quittassions avec toutes les marques réciproques de la plus parfaite estime.

L'état dans lequel j'étais me retint huit à dix jours à Cadix; mais cet air ne me convenant point, je dirigeai mes pas vers Madrid, avec le projet d'y séjourner le temps nécessaire à reprendre totalement mes forces. Je me logeai, en arrivant, à l'hôtel Saint Sébastien, dans la rue de ce nom, chez des Milanais dont on m'avait vanté les soins envers les étrangers. J'y trouvai à la vérité une partie de ces soins, mais qu'ils devaient me coûter cher!

Hors d'état de vaquer à rien par moi-même, je priai l'hôte de me chercher deux domestiques; Français s'il était possible, et les plus honnêtes que faire se pourrait. Il m'amena, l'instant d'après, deux grands drôles bien tournés, dont l'un se dit de Paris et l'autre de Rouen, passés l'un et l'autre en Espagne avec des maîtres qui les avaient renvoyés, parce qu'ils avaient refusé de s'embarquer pour aller avec eux au Mexique, dont ils ne devaient pas revenir de long-tems, et dans ces tristes circonstances pour eux, ajoutaient-ils; ils cherchaient avec empressement quelqu'un qui voulût les ramener dans leur patrie. Me devenant impossible de prendre de plus grandes informations, je les crus, et les arrêtai sur-le-champ, bien résolu néanmoins à ne leur donner aucune confiance. Ils me servirent assez bien l'un et l'autre pendant ma convalescence, c'est-à-dire, environ quinze jours, au bout desquels mes forces revenant peu à peu, je commençai à m'occuper des petits détails de ma fortune. Mes yeux se tournèrent sur cette caisse de lingots, fruits précieux de l'amitié de Zamé, et s'inondèrent des larmes de ma reconnaissance, en examinant ces trésors. Comme ces lingots me parurent purs, entièrement dégagés des parties terreuses et fondus en barre, j'imaginai qu'ils ne pouvaient être le résultat d'une fouille faite pendant ma course dans l'intérieur des terres, mais bien plutôt le reste des trésors qui avaient servi à Zamé dans ses vingt années de voyage. Je n'avais point encore vidé la cassette; je le fis pour compter les lingots.... J'allais les estimer, lorsque je trouvai un papier au fond, où l'évaluation était faite, et qui m'apprit que j'en avais pour sept millions cinq cent soixante-dix mille livres, argent de France.... Juste Ciel, m'écriai-je, me voilà le plus riche particulier de l'Europe! O mon père! Je pourrai donc adoucir votre vieillesse! Je pourrai réparer le tort que je vous ai fait; je vous rendrai heureux, et je le serai de votre bonheur! Et toi! unique objet de mes voeux, ô Léonore! si le Ciel me permet de te retrouver un jour, voilà de quoi enrichir le faible don de ma main, de quoi satisfaire à tous tes désirs, de quoi me procurer le charme de les prévenir tous; mais que les calculs de l'homme sont incertains, quand il ne les soumet pas aux caprices du sort! O Léonore! Léonore, dit Sainville en s'interrompant et se jetant en pleurs sur le sein de sa chère femme, j'avais ce qu'il fallait pour ta fortune, tout ce qui pouvait te dédommager de tes souffrances, et je n'ai plus à t'offrir que mon coeur. Ciel, dit Madame de Blamont, cette grande richesse?...—Elle est perdue pour moi, Madame; différence essentielle entre les sentimens du coeur et les biens du hasard; ceux-ci se sont évanouis, et la tendresse, que je dois à celui de qui je les tenais, ne s'effacera jamais de mon âme; mais reprenons le fil des évènemens.

Quoiqu'il me restât encore près de vingt-cinq mille livres, dont moitié en or, heureusement cousus dans une ceinture qui ne me quitta jamais, j'eus la fantaisie de me faire échanger un de mes lingots en quadruples d'Espagne[27]; je me fis conduire à cet effet chez un directeur de la monnaie que m'avait indiqué mon hôte. Je lui présente mon or, il l'examine, et découvre bientôt qu'il n'est pas du Pérou. Sa curiosité s'en éveille; ses questions deviennent aussi nombreuses que pressantes; et sans qu'il me soit possible d'être maître de moi, un frémissement universel me saisit. Je vois que je viens de faire une sottise; et l'embarras, que ce mouvement imprime sur ma physionomie, redouble aussitôt la curiosité de mon homme; il prend un air sévère, et renouvelle ses questions du ton de l'insolence et de l'effronterie.... Ma figure se remet pourtant, elle reprend le calme que doit lui prêter celui de mon coeur, et je réponds sans me troubler, que je rapporte cet or d'Afrique; que je l'ai eu par des échanges avec les colonies portugaises. Ici mon questionneur m'examinant de plus prés encore, m'assure que les Portugais n'emploient en Afrique que de l'or du nouveau monde, et que celui que je lui présente n'en est sûrement pas. Pour le coup, la patience m'échappe: je déclare net que je suis las des interrogations, que le métal que je lui offre est bon ou mauvais, que s'il est bon, il ait à me l'échanger sans difficulté; que s'il le croit mauvais, il en fasse à l'instant l'épreuve devant moi; ce dernier parti fut celui qu'il prît, et l'expérience n'ayant que mieux confirmé la pureté au métal, il lui devînt impossible de ne me point satisfaire; il le fit avec un peu d'humeur, et en me demandant si j'avais beaucoup de lingots à changer ainsi: non, répondis-je sèchement, voilà tout; et faisant prendre mes sacs à mes gens, je regagnai mon hôtellerie, où je passai la journée, non sans un peu d'inquiétude sur la quantité des questions de ce directeur.

Je me couchai.... Mais quel épouvantable réveil! Il n'y avait pas deux heures que j'étais endormi, lorsque ma porte, s'ouvrant avec fracas, me fait voir ma chambre remplie d'une trentaine de crispins[28], tous familiers ou valets de l'inquisition[29]. Avec la permission de votre excellence, me dit un de ces illustres scélérats, vous plairait-il de vous lever, et de venir à l'instant parler au très-révérend père inquisiteur qui vous attend dans son appartement.... Je voulus, pour réponse, me jeter sur mon épée; mais on ne m'en laissa pas le tems.... On ne me lia point; c'est un des privilèges particuliers à ce tribunal, de n'employer, pour saisir leurs prisonniers, que la seule force du nombre, et jamais celle des liens; on ne me lia donc point; mais je fus tellement environné, tellement serré par-tout, qu'il me devint impossible de faire aucun mouvement; il fallut obéir: nous descendîmes; une voiture m'attendait au coin de la rue, et je fus transporté ainsi au milieu de ce tas de coquins dans le palais de l'inquisition: là, nous fûmes reçus par le secrétaire du saint-office, qui, sans dire une seule parole, me remit à l'alcaïde et à deux gardes, qui me conduisirent dans un cachot fermé de trois portes de fer, d'une obscurité et d'une humidité d'autant plus grandes, que jamais encore le soleil n'y avait pénétré. Ce fut là qu'on me déposa sans me dire un mot, et sans qu'il me fût permis, ni de parler, ni de me plaindre, ni de donner aucun ordre chez moi.

Anéanti, absorbé dans les plus douloureuses réflexions, vous imaginez facilement quelle fut la nuit que je passai: hélas! Me disais-je, j'ai parcouru le monde entier; je me suis trouvé au milieu d'un peuple d'antropophages; il a daigné respecter et ma vie et ma liberté; mon étoile me porte au sein des mers les plus reculées, j'y trouve une fortune immense et des amis.... J'arrive en Europe ... je touche à ma patrie ... c'est pour n'y rencontrer que des persécuteurs! Et comme si j'eusse pris plaisir à accroître l'horreur de mon sort, je ne me repaissais a chaque instant que de ces fatales idées, lorsqu'au bout d'une semaine de mon séjour dans cet horrible lieu, l'alcaïde parut escorté de ses deux mêmes gardes, et m'ayant ordonné de découvrir ma tête, il me conduisit ainsi à la salle d'audience. On me fit signe de m'asseoir; un siége étroit et dur se présentait â moi au bout d'une table auprès de laquelle étaient deux moines, dont l'un devait m'interroger, et l'autre écrire mes réponses; je me plaçai. En face était l'image de ce Dieu bon, de ce rédempteur de l'univers, exposé dans un lieu où l'on ne travaille qu'à perdre ceux qu'il est venu racheter. J'avais sous mes yeux un juge équitable, et des hommes méchans; le symbole de la douceur et de la vertu à côté de celui des crimes et de la férocité; j'étais devant un Dieu de paix et des hommes de sang, et c'était au nom du premier, que les seconds osaient me sacrifier à leur infâme cupidité.

Illustration: J'étais devant un dieu de paix et des Hommes méchans.

On m'interrogea d'abord sur mon nom, sur ma Patrie et sur ma profession; ayant satisfait à ces premières demandes, on exigea de moi des éclaircissemens sur les motifs de mes voyages.... Je ne les cachai point; lorsque je dis que je quittais une isle, où j'avais trouvé le plus grand des hommes pour législateur ... on me demanda s'il était chrétien? Il est bien plus, dis-je avec enthousiasme; il est juste, il est bon, il est libéral, il est hospitalier, et n'enferme pas les infortunés que le hasard jette sur ses côtes; cette réponse, traitée d'impie, fut aussitôt inscrite comme blasphématoire. L'inquisiteur me demanda si j'avais baptisé ce payen?—Pourquoi faire, répondis-je outré? Si le Ciel est destiné pour la vertu, il y sera plutôt placé que ceux qui, soumis à ces vains usages, n'en reçoivent que la caractère du crime et de l'atrocité.—Autre blasphème! le moine, me montrant le crucifix, me demanda si je songeais que mon Sauveur était là?—Oui, lui dis-je, et si quelque chose le révolte ici, croyez que c'est bien plutôt la conduite du tyran qui impose les fers, que celle de l'esclave qui les reçois. Le Dieu que vous m'offrez a été malheureux comme moi,... et comme moi, victime de la calomnie et de la scélératesse des hommes, il doit me plaindre et vous condamner. Sur cette réponse, l'inquisiteur, palpitant de rage, dit au greffier d'écrire que j'étais athée.—Vous écrivez un mensonge, m'écriai-je; j'affirme que je crois à un Dieu, que je le crains, que je l'adore, et que je ne hais que ceux qui abusent de son nom, pour accabler l'innocence. Le greffier arrêté par cette réponse, fixa inquisiteur....

Écrivez, dit celui-ci, qu'il invective les officiers du tribunal.... Que votre éminence réfléchisse, dit le greffier en espagnol, croyant que je ne l'entendais pas.... Écrivez donc, que c'est un calomniateur, dit le moine toujours furieux.—Je croyais, dis-je alors à ce juge atroce, qu'il s'agissait moins de constater ce qui se passe ainsi à huis-clos, que de m'interroger sur les faits qu'on me suppose, et de me confronter aux témoins.—Il n'y a jamais de telles confrontations dans un tribunal dirigé par l'esprit de Dieu; où règne cet esprit sacré, les formalités deviennent inutiles; à qui est l'or que vous changeâtes hier chez le directeur des monnaies?—A moi.—D'où vous vient-il?—Des bontés d'un ami qui craint Dieu, qui aime les hommes, qui leur rend service, et qui ne les tourmente jamais.—Il y a donc des mines d'or dans son isle?—Non, dis-je affirmativement, (aurais-je pu me pardonner, par une réponse contraire, d'attirer de tels ennemis au meilleur des humains.) Non, il a reçu des lingots en paiement des différens objets d'un commerce fait avec les Anglais.—Et il vous a fait un tel présent?—Il ne s'en sert plus, il a renoncé à tout négoce étranger, cet or lui devient inutile.—Inutile? Pour près de huit millions!... Et alors, je vis que toute ma fortune était déjà dans les mains de ces scélérats....

L'Inquisiteur redoubla ses questions, il y mit tout l'art qu'il put pour me faire contredire ou couper, art profond, qui n'est possédé nulle part comme par les ministres de ce tribunal de sang; mais je ne sortis jamais du cercle de mes réponses, toujours elles furent les mêmes, et son infâme talent échoua devant elles. Il voulut des détails géographiques sur Tamoé, je les embrouillai tellement, qu'il lui fut impossible de deviner dans quelle partie de la mer cette isle était située.

L'interrogatoire se rompit. Je demandai mon bien, on me dit qu'il fallait d'autres éclaircissemens avant que de savoir seulement s'il m'appartenait; que dons le cas où il deviendrait certain que je n'en imposais pas, il faudrait toujours défalquer de ces richesses les frais de la procédure; que le roi aimerait un navire pour vérifier la solidité de mes aveux; que je devais juger de la longueur et des sommes que coûteraient ces informations, et sentir combien, d'après cela, il devenait essentielle dire la vérité pour abréger toutes ces démarches; je me gardai bien de tomber dans ce piège, et changeant de propos pour ne plus même donner lieu d'y revenir une seconde fois, je me plaignis de la chambre où l'on m'avait mis, et demandai si pour les fonds que l'on avait à moi, on ne pouvait pas au moins me loger plus commodément. L'alcaïde interrogé par l'inquisiteur, répondit alors qu'il n'y avait de bonnes chambres vacantes pour le moment que dans le quartier des femmes;... qu'on lui en donne une, dit le révérend, et vous lui ferez, en l'y enfermant, les recommandations d'usage.

Cet appartement, situé dans la cour des femmes, était infiniment meilleur que le mien; c'est par un excès de faveur que l'on vous accorde cette chambre, me dit celui qui m'y conduisait, songez à vous y conduire avec toute la prudence et toute la circonspection imaginables; la plus légère indiscrétion vous ferait remettre dans un cachot, dont vous ne sortiriez jamais; au-dessus et à côté de cette chambre, continua l'alcaïde, sont les juives et des Bohémiennes; le plus grand silence, si elles vous interrogent, et gardez-vous de leur parler le premier; je promis tout ce qu'on voulut, et les portes se fermèrent.

J'avais déjà passé cinq jours dans cette nouvelle position, lorsqu'un de mes geôliers m'invita à demander une autre audience, tel est l'usage de ce tribunal plein de ruse et de fausseté, quand les juges veulent interroger une seconde fois le coupable, il faut que cette audience soit comme l'effet d'une pressante sollicitation de la part de ce malheureux, qui, sans cela, gémirait des siècles, et sans qu'on le soulageât, et sans qu'on l'entendit; je demandai donc à revoir mes juges ... je l'obtins.

L'inquisiteur me demanda ce que je voulais.—Mon bien et ma liberté, répondis-je.—Avez-vous réfléchi, me dit-il en éludant ma réponse, sur l'extrême importance dont il est pour vous de donner les lumières qu'on désire.—J'ai satisfait à ce qu'on exigeait de moi, satisfaites de même à ce que j'attens de vous.—Tout est enfermé maintenant dans les coffres du saint office, et rien n'en peut plus sortir qu'au retour du vaisseau d'information que sa majesté va faire partir; pressez-vous donc de donner les éclaircissemens qu'on vous demande, votre liberté tient à leur promptitude, vos jours à leur sincérité.—Mais, dès qu'on vit que mes réponses étaient toujours les mêmes, on me dit alors avec humeur, que quand on n'avait rien à dire, il ne fallait pas faire demander des audiences, que le tribunal accablé d'affaires, ne pouvait pas être journellement importuné pour de telles minuties; que j'eusse à retourner dans ma prison, et à ne pas demander d'en sortir, si je n'étais pas décidé à plus de vérité et de soumission.

Je rentrai ... ce fut alors, je l'avoue, que je me sentis bien près du désespoir.... Eh! qu'ai-je donc fait, me dis-je, en quoi puis-je mériter une punition si sévère? J'étais né honnête et sensible, et me voilà traité comme un scélérat!... Je possédai quelques vertus, et me voilà confondu avec le crime!... A quoi m'ont servi les qualités de mon coeur?... En suis-je moins devenu la victime des hommes?... Hélas! quelque mérite de plus m'a attiré toute leur haine; avec des vices et de la médiocrité, je n'aurais trouvé que du bonheur; il ne faut qu'être bas et rampant pour être sûr de leur estime.... Mais si des talens vous décorent, si la fortune vous rit, si la nature vous sert, leur orgueil humilié ne vous préparé plus que des pièges; et la méchanceté qu'il arme, et la calomnie qu'il envenime, toujours prêtes à vous écraser, vous puniront bientôt d'être bon et vous feront repentir de vos vertus. Puis revenant sur la première origine de mes erreurs, mon plus grand crime, ajouté-je, est d'avoir aimé Léonore; à cette première faiblesse tient la chaîne de toutes mes infortunes; sans cela, je n'aurais pas quitté la France: que de maux ont suivi cette première faute! Que dis je, hélas! Plus malheureuse que moi, que fait-elle isolée sur la terre? En l'enlevant à sa famille, n'ai-je pas détruit son bonheur? En l'arrachant à son devoir, n'ai-je pas flétri ses beaux jours? Ne lui ai-je pas ravi, par cette coupable imprudence, toute la félicité qu'elle avait droit d'attendre? Ce n'est donc que sur elle que mes larmes doivent couler, ce n'est donc qu'elle que je dois plaindre; mon malheur est mérité dès qu'il put attirer le sien.... O Léonore, Léonore! tes revers sont mon seul ouvrage, et les étincelles de plaisir, que mon amour fit naître en toi, ressemblaient à ces lueurs mensongères, qui, trompant le voyageur égaré, l'engloutissent à jamais dans l'abyme!... Et toi, mon bienfaiteur, continue-je en larmes, pourquoi t'ai-je quitté? Pourquoi n'ai-je pas retrouvé Léonore dans ton isle, et pourquoi ce séjour enchanteur n'est-il pas devenu notre patrie à tous les deux?... Tribunal odieux, nation subjuguée par l'imposture et la superstition, quels droits avez-vous sur moi! qui vous donne ceux de me retenir et de me rendre le plus malheureux des hommes!

Huit jours se passèrent encore ainsi, lorsqu'on vint me chercher pour une troisième audience; mais on ne m'avait pas fait solliciter celle-là: les scélérats commençaient à voir que je soupçonnais leur piège; ils désespéraient de m'y prendre, et ne pouvant plus avoir recours qu'à l'effroi et à la calomnie, ils espéraient, en usant de ces deux moyens, obtenir le moi quelques aveux, qui, me rendant imaginairement coupable, apaisassent au moins les remords qu'ils commençaient, sans doute, à sentir, de me voler aussi impunément.

Je fus reçu cette fois-ci dans ce qu'on appelle le lieu des tourmens; c'est un souterrain effroyable, dans lequel on descend par un nombre infini de marches, et tellement reculé, qu'aucun cri n'en peut être entendu.... C'est là que, sans respect, ni pour la pudeur, ni pour l'humanité; que, sans distinction d'âge, de condition ou de sexe, ces infernaux vautours viennent se repaître de barbaries et d'atrocités: c'est là que la jeune fille timide et honnête, mise nue sous les yeux de ces monstres, pincée, brûlée, tenaillée, vit éveiller dans ces coeurs pervers le sentiment de la luxure par l'aiguillon de la férocité; et c'est pour y multiplier les victimes de leur exécrable infamie, qu'ils corrompent annuellement cinquante mille âmes dans le royaume, afin d'obtenir plus de coupables. Là tous les instrumens de la torture se présentèrent à mes yeux effrayés, il n'y manquait que les bourreaux. Les mêmes moines assis dans de vastes fauteuils, m'ordonnèrent de me placer sur une escabelle de bois, posée en face d'eux.

Vous voyez, me dit celui qui m'avait interrogé jusqu'alors, quels sont les moyens dont nous allons nous servir pour obtenir de vous la vérité.—Ces moyens sont inutiles, répondis-je avec courage; ils peuvent effrayer le coupable, mais l'innocent les voit sans frémir: que vos bourreaux paraissent, je saurai à-la-fois soutenir leurs tortures, vous plaindre et me consoler.

Cette fierté, hors de saison, cet entêtement à nous cacher la vérité va peut-être vous coûter bien cher, reprit l'inquisiteur; est-il besoin de feindre lorsque nous avons tout appris: votre hôte, vos gens emprisonnés, comme vous, (cette circonstance était fausse) tout ce qui vous entourait enfin, vient de déposer contre vous. On a surpris vos opérations; on vous a vu invoquer le Diable.... En un mois, vous êtes chymiste et sorcier, ce que nous regardons comme synonyme[30].

Par-tout ailleurs, j'avoue que le rire eût été ma seule réponse à des balourdises de cette espèce; on n'imagine pas le mépris qu'inspire un juge quelconque, quand renonçant à la sage austérité de son ministère, il en descend par libertinage ou bêtise, pour s'occuper de détails ou déshonnêtes, ou hors de bon sens; on ne voit plus dès-lors en lui qu'un crapuleux ou qu'un imbécile, conduit par la débauche ou l'absurdité, et qui n'est plus digue que de la rigueur des loix et de l'indignation publique.

Quoi qu'il en fût, je me contins; mais les mouvemens de pitié que m'inspiraient de pareils fourbes, éclatèrent si énergiquement sur mon visage, qu'ils se regardèrent tous deux, sans trop savoir que dire, pour appuyer leur stupide accusation. Leur adressant la parole enfin: si j'avais, dis-je, la puissance du Diable, croyez que le premier emploi que j'en ferais, serait assurément de me sortir de la main de ses satellites.—Mais s'il est certain, dit l'inquisiteur en ne prenant pas garde à ma réponse, s'il est évident que cet or est composé par vous, il ne peut l'être que par la chymie; or, la chymie est un art diabolique que nous regardons....—On ne fait de l'or par aucuns procédés chymiques, dis-je en interrompant cet imbécile avec vivacité, ceux qui répandent ces sottises sont aussi bêtes que ceux qui les croient; la seule matrice de l'or est la terre, et on ne l'imite point: je vous ai dit d'où venaient ces lingots; je ne les ai acquis par aucune voie qui puisse alarmer ma conscience; vous m'arracheriez la vie, que je ne vous en dirais pas davantage. Gardez mon or, si c'est lui qui vous tente; je vivais avant de l'avoir, je ne mourrai pas pour l'avoir perdu; mais rendez-moi la liberté que vous m'avez ravie sans droits, et que votre seule cupidité vous force à m'enlever.—Vous reconnaissez donc, ajouta ce suborneur, que cet or est le fruit de vos oeuvres?—Je reconnais qu'il m'a été donné, qu'il m'appartient, et que vous voulez me faire mourir pour me le voler.—On ne porta jamais l'impudence plus loin, dit le moine en se levant furieux, et sonnant une petite clochette d'argent qu'il avait près de lui, nous allons voir si elle se soutiendra aux portes du tombeau. Quatre assassins masqués comme le sont les pénitens dans nos provinces du Midi, parurent alors, et s'apprêtèrent à me saisir; ô Dieu! m'écriai-je, pardonnez à mes bourreaux, et donnez-moi la force d'endurer les tourmens que leur stupide rage apprête à l'innocence.

A ces mots, l'inquisiteur sonna une seconde fois, et l'alcaïde parut.... Remettez cet homme en prison, lui dit le moine, il y finira ses jours, puisqu'il ne veut rien avouer; qu'il entende bien que sa liberté tient à ses aveux, et qu'il les fasse maintenant quand il voudra.

Je sortis, et vous laisse à penser dans quels sentimens j'étais contre d'infâmes coquins, dont il était clair que le vol et le meurtre étaient les seules intentions.

Mon trouble seul me soutint cette première journée; mais je tombai le lendemain dans des réflexions sombres, dans une mélancolie, qui me firent naître le dessein de finir mon sort.

Un accès de douleur effroyable qui survint peu après, en mettant mon âme dans une situation plus violente, la sortît de ces funestes projets.

Oui, me dis-je dans l'excès de mon désespoir, un tribunal qui ne pardonne jamais, qui corrompt la probité des citoyens, la vertu des femmes, l'innocence des enfans; qui, comme ces tyrans de l'ancienne Rome, ose faire un crime de la compassion et des larmes ... aux yeux duquel le soupçon est un tort, la délation une preuve, la richesse un délit;... qui, foulant aux pieds toutes les loix divines et humaines, couvre son impudence, sa luxure et sa cupidité du voile hypocrite de l'amour divin et des bonnes moeurs; qui pardonne tous les forfaits de ceux qui le servent; qui assure l'impunité à ses satellites; qui, pour comble d'horreur et d'impudence, condamne et flétrit des héros[31], immole des ministres d'État[32], fait perdre à la nation ses plus brillans domaines[33], dépeuple le gouvernement: un tel tribunal, dis-je, est la preuve la plus authentique de la faiblesse de l'État qui le souffre, le signe le plus certain du danger de la religion qui le protège, et l'avertissement le plus sûr de la vengeance de Dieu[34].

Malheur aux rois, ou qui le tolèreront dans leurs États, ou qui, même en le rejetant, consentiront à souiller les tribunaux de la nation des atroces maximes de cette assemblée de brigands; le citoyen barbare, inepte et frénétique, qui abuserait de sa place pour introduire de telles opinions, serait l'instrument infernal qu'emploierait la colère céleste pour ébranler la puissance de cet empire, et si ce scélérat, moins imaginaire qu'on ne le croira peut-être, parvenait à force de bassesses à s'élever un instant au-dessus de l'état vil où la nature le réduit, le ciel ne l'aurait permis que pour lui préparer la honte d'avoir à tomber de plus haut[35].

Ce fiel lancé, de nouvelles idées m'occupèrent: mes 25,000 liv. en or placées dans ma ceinture, me restaient intactes; comme cette ceinture était extrêmement serrée sur mes reins, j'étais assez heureux pour qu'elle eût échappé à ceux qui m'avaient fouillé en entrant; cette circonstance heureuse me fit voir que je n'étais pas tout-à-fait abandonné de la fortune, et qu'elle me tendait encore la main pour m'affranchir de mon malheureux sort.... L'espoir se ranima; si peu de chose le sourient dans le coeur navré du misérable! Je ne vis plus les murs de ma prison comme les parois de mon sépulcre; l'oeil qui me les fit mesurer de nouveau, n'était plus dirigé que par l'idée de les franchir; je les examinai avec exactitude ... j'en sondai l'épaisseur ... j'observai la fenêtre; moins élevée qu'elles ne le sont dans les autres chambres, je crus qu'avec un peu de patience et du travail, il me deviendrait peut-être possible d'échapper par-là: sa clôture, ou plutôt ses grillages étaient doubles et très-épais, je ne m'en effrayai point; je regardai où donnait cette fenêtre; il me parut que c'était dans une petite cour isolée, n'ayant plus qu'un mur de vingt pieds devant elle, qui la séparait de la rue; je résolus de me mettre à l'ouvrage dès l'instant même; le fer d'un briquet, meuble d'usage dans ces sortes d'endroits, me parut devoir servir au mieux mes desseins; à force de l'ébrécher contre une pierre, j'en fis une sorte de lime, et dès le même soir, j'avais déjà mordu un de mes barreaux de plus de trois lignes de profondeur.... Courage, me dis-je.... O Léonore! j'embrasserai encore tes genoux.... Non, ce n'est point ici que la mort est préparée pour moi, elle ne peut me frapper qu'à tes pieds.... Travaillons....

Afin que mes geôliers ne se doutassent de rien, j'affectai devant eux la plus profonde douleur; je portai la ruse au point de refuser même les alimens qui m'étaient présentés, et les contraignant ainsi à un peu de pitié, j'éloignai tout soupçon de leur esprit. Cependant leurs consolations furent médiocres: l'art, de répandre du baume sur les plaies d'une âme désolée, n'est jamais connu d'êtres assez vils, pour accepter l'emploi déshonorant de fermer des portes de prison. Quoi qu'il en soit, je les trompai, et c'était tout ce que je désirais; leur aveuglement m'était plus utile que leurs larmes, et j'avais bien plus envie de fasciner leurs yeux, que d'attendrir leurs coeurs.

Mon ouvrage se perfectionnait; déjà ma tête passait entièrement par les ouvertures que j'avais pratiquées; j'avais soin de remettre les choses en ordre le soir, pour qu'on ne s'aperçût de rien; tout répondait enfin au gré de mes désirs, lorsqu'un jour, vers les trois heures après-midi, j'entendis frapper au-dessus de ma tête en un endroit de la voûte qui me parut plus faible que le comble, et qui l'était suffisamment pour laisser pénétrer la voix.

J'écoutai: on refrappa.—Pouvez-vous m'entendre? me dit une voix de femme en mauvais français.—Au mieux, répondis-je; que désirez-vous d'un malheureux compagnon d'infortune?—Le plaindre et me consoler avec lui, me répondit-on; je suis prisonnière et innocente comme vous: depuis 8 jours je vous écoute, et crois deviner vos projets.—Je n'en ai aucun, répondis-je, craignant que ce ne fût ici quelque piège, et connaissant cette ruse basse et vile qui place à côté d'un malheureux un espion déguisé sous la même chaîne, dont le but est d'entrouvrir le coeur de son infortuné camarade, afin d'en arracher un secret qu'il trahit dans le même instant; artifice exécrable, prouvant bien plutôt l'affreux désir de trouver des criminels, que l'envie honnête et légitime de ne supposer que l'innocence[36]. Vous me trompez, reprit la compagne de mon sort, je démêle au mieux vos soupçons; ils sont déplacés vis-à-vis de moi: si nous pouvions nous voir, je vous convaincrais de ma franchise: voulez-vous m'aider, continua-t-on, perçons chacun de notre côté à cet endroit où je vous parle, nous nous entendrons mieux, nous nous verrons, et j'ose croire qu'après un peu plus d'entretien, nous nous convaincrons qu'il n'est rien à craindre à nous confier l'un à l'autre.

Ici ma position devenait très embarrassante: j'étais découvert, cela était évident, et dans une telle circonstance peut-être il y avait moins de danger à accorder à cette femme ce qu'elle désirait, qu'à l'irriter par des refus. Si elle était fausse, elle me trahissait assurément; si elle ne l'était pas, mon impolitesse la déterminait à le devenir. J'acceptai donc sans balancer; mais comme nous approchions de l'heure où les geôliers faisaient leur ronde, je conseillai à ma voisine de remettre le travail au lendemain ... elle y consentit.—Ah! dit-elle encore en me souhaitant le bonsoir, que d'obligations nous allons vous avoir.—Que veut dire ce nous, répartis-je au plus vite, n'êtes-vous donc pas seule?—Je suis seule, me répondit-on; mais j'ai près de moi une compagne, avec laquelle je cause très à l'aise par une ouverture que nous avons faite, et qui va lui faciliter le moyen de se rendre dans ma chambre, pour passer ensuite toutes les deux dans la vôtre, quand le travail, que nous allons entreprendre vous et moi, sera fait; ce service que j'implore, j'en conviens, c'est bien plutôt pour cette infortunée, que pour moi: si vous la connaissiez, elle vous intéresserait assurément; elle est jeune, innocente et belle; elle est de votre patrie; il est impossible de la voir sans l'aimer. Ah! si la pitié ne vous parle pas en ma faveur, qu'elle se fasse entendre au moins pour elle!...—Quoi! celle dont vous me parlez est française, répliquai-je avec empressement, et par quel hasard?... Mais nous n'eûmes pas le tems d'en dire davantage, et le bruit que nous entendîmes nous força de cesser notre entretien.

Dès que j'eus soupé, je m'enfonçai dans les plus sérieuses réflexions sur le parti à prendre dans cette circonstance. Ma délicatesse était flattée, sans doute, d'arracher au joug des scélérats qui nous retenaient, deux infortunées comme moi; mais, d'un autre côté, que de risque à me charger d'elles, et comment entreprendre, avec deux femmes, une opération si dangereuse, et dont le succès était aussi incertain: si elle manquait, je redoublais leurs chaînes, et me précipitais avec elles dans de plus grands malheurs, peut-être, que ceux qui nous attendaient. Seul, tout me semblait possible; tout me paraissait échouer avec elles ... Je ne balançai donc plus; je fermai mon coeur à toute considération, et me déterminai à partir sur-le-champ, afin de ne plus même entendre les regrets intérieurs que j'éprouvais à refuser aussi cruellement mes services à ces deux malheureuses compagnes de mon sort.

J'attendis minuit: visitant alors mes ouvertures, et les trouvant suffisamment élargies pour y passer le corps, je liai un de mes draps aux barreaux qui n'étaient point endommagés, et me laissai par leur moyen glisser dans la cour ... nouvel embarras dès que j'y fus; je tombais dans une espèce de gouffre dont l'obscurité était d'autant plus affreuse, que l'enceinte en était étroite et haute; j'avais vingt pieds de mur à franchir, sans qu'aucun moyen s'offrît à moi pour m'en faciliter l'entreprise; alors, je me repentis vivement de ce que je venais de faire; la mort, sous mille formes, s'offrit à moi pour punition de mon imprudence; un regret amer de tromper aussi durement l'espoir des deux femmes que j'abandonnais, vint achever de déchirer mon coeur; et j'étais prêt à remonter, lorsqu'en tâtonnant dans cette cour, une échelle vint s'offrir à moi. O ciel! me dis-je, je suis sauvé, n'en doutons pas, la Providence me sert mieux que moi-même, elle veut absolument m'arracher de ces lieux; suivons sa voix, et reprenons courage: je saisis cette échelle précieuse, je l'appliquai au mur, mais il s'en fallait bien qu'elle en atteignît le haut, à peine arrivait-elle a la moitié; quelle nouvelle détresse!... Mon heureuse étoile ne m'abandonna pourtant point encore; à force d'examiner, je découvre un petit toit dans cette cour, dont l'élévation est semblable à celle de mon échelle; je l'y applique, je monte; une fois sur ce parapet, je rapporte l'échelle à moi, et la repose contre le mur, me voilà sur la crête; mais en étais-je plus avancé: il fallait descendre d'aussi haut que je m'étais élevé, et nul moyen de ce côté ne se présentait pour y réussir; le mur étant assez large pour me permettre de marcher dessus, j'en fis le tour, observant avec le plus grand soin tout ce qui pouvait l'environner, et me permettre d'en descendre avec un peu plus de facilité; enfin, j'aperçois au coin d'une petite rue aboutissant à ce mur, un tas de fumier appuyé contre lui à la hauteur de près d'une toise; je me précipite sans réfléchir davantage, je m'élance dans la rue, et assez heureux pour ne m'être fait aucun mal dans toutes ces diverses opérations, me voilà, comme vous l'imaginez bien, à faire de mes jambes le plus prompt et le meilleur usage possible.

Un fuyard de l'inquisition ne trouve de ressources nulle part en Espagne: le royaume est rempli des satellites de ce tribunal, toujours prêts à vous ressaisir en quelques lieux que vous puissiez être. Rien de plus vigilans que les soins de la Sainte-Hermandad; c'est une chaîne de fripons qui se donnent la main d'un bout de l'Espagne à l'autre, et qui n'épargnent ni frais, ni tromperies, ni soins, ou pour arrêter celui que le tribunal poursuit, ou pour lui rendre celui qui s'en échappe; je le savais, et je sentais parfaitement, d'après cela, que le seul parti qui me restait à prendre, était de m'éloigner à l'instant d'Espagne, et de gagner si je pouvais, sans aucun repos, les frontières de France.

Je me mis donc à fuir.... A fuir! qui, grand Dieu! quel était donc l'objet dont je venais de tromper la confiance!... quelle était cette fille charmante pour laquelle une tendre amie venait d'intéresser ma pitié!... qui trahissai-je, qui fuyai-je, en un mot!... Léonore, ma chère Léonore: c'était-elle que la fortune venait de mettre une troisième fois dans mes mains; elle dont je refusais de briser les fers, et que je laissais au pouvoir d'un monstre bien plus dangereux encore que les Vénitiens et que les antropophages; elle, enfin, dont je m'éloignais tant que mes forces pouvaient me le permettre.

Oh! pour le coup, dit Madame de Blamont, c'est être aussi par trop malheureux, et je crois qu'après ceci on ne doit plus croire aux, pressentimens de l'amour. O Madame! continua-t-elle en embrassant cette aimable personne, combien tout ceci redouble l'envie que nous avons tous d'apprendre vos aventures, et de quel intérêt elles doivent être!

Au moins, laissons finir celle de Mr. De Sainville, dit le comte de Beaulé; c'est une terrible chose que d'avoir affaire à des femmes: on s'imagine que la curiosité est leur démangeaison la plus cuisante ... vous le voyez, Mr., on se trompe, c'est l'envie de parler.—Mais qui nous retarde à présent, dit Aline avec gentillesse en s'adressant au comté ... il me semble que ce n'est que vous seul.—Soit, reprit Mr. De Beaulé; mais si vous interrompez encore une fois, ou l'une, ou l'autre, j'emmène Sainville et Léonore à Paris, et vous prive de savoir le reste de leur histoire. Allons, allons, dit Madame de Senneval, il faut écouter et se taire: notre général le ferait comme il le dit; continuez, Mr. De Sainville, continuez, je vous en supplie, car j'ai bien envie de savoir comment vous vous réunirez à ce cher objet de tous vos soins.

Hélas! Madame, reprit Sainville, il me reste peu de choses intéressantes à vous dire entre cette dernière circonstance de mon histoire et notre heureuse réunion; et l'impatience que je lis en vous d'écouter à présent plutôt Léonore que moi, va me faire abréger les détails.

Je marchai avec la plus grande vitesse; j'évitais les villes et les bourgs, je couchais en rase campagne: si je rencontrais quelqu'un, je me faisais passer pour déserteur français, et six jours de marche excessive me rendirent enfin au-delà des monts: j'arrivai à Pau dans un état qui vous eût attendri; j'y trouvai au moins de la tranquillité, et il me restait assez d'argent pour m'y mettre à mon aise. Mais le calme décida la maladie que tant d'agitations faisaient germer dans mon sang; à peine fus-je dans une maison bourgeoise, que j'avais louée pour quelque tems à dessein de m'y refaire, qu'une fièvre ardente se déclara, et me mit en huit jours aux portes du tombeau. J'étais pour mon bonheur, chez d'honnêtes gens; ils eurent pour moi des soins que je n'oublierai jamais; mais ma convalescence ayant duré quatre mois, je ne pensai plus à me rendre dans ma patrie. Vers la fin de l'Été, j'achetai une voiture, je pris des domestiques, et je fus en poste à Bayonne; ne me trouvant pas encore assez bien pour soutenir cette fatigante manière de voyager, j'y renonçai, et vins à petites journées à Bordeaux, où je résolus de me rafraîchir une quinzaine de jours; j'y étais aussi tranquille que l'état de mon coeur pouvait me le permettre, lorsqu'un soir, ne cherchant qu'à me distraire ou à me dissiper, je fus à la comédie attiré par le Père de Famille, que j'ai toujours aimé, et plus encore par l'annonce d'une jeune débutante aux rôles de Sophie dans la première pièce, et de Julie dans la Pupille, qui devait suivre: c'était, assurait-on, ne fille pleine de grâces, de talens, et qui venait de faire les délices de Bayonne, où elle avait passé pour se rendre à Bordeaux, lieu de son engagement. Il était d'usage alors qu'un peu avant le pièce, les jeunes gens se rendissent sur le théâtre pour y causer avec les actrices, j'y fus dans le dessein d'examiner d'un peu plus près si cette jeune personne, dont la figure s'exaltait autant, méritait les éloges qu'on lui prodiguait; ayant rencontré là par hasard un nommé Sainclair, que j'avais vu autrefois tenant le premier emploi à Metz et qui le remplissant de même à Bordeaux allait représenter le tendre et fougueux Saint-Albin; je le priai de me montrer la déesse qu'il allait adorer.—Elle s'habille, me dit-il, elle va descendre à l'instant; je vous la ferai voir dès qu'elle paraîtra; c'est la première fois que je joue avec elle; je ne l'ai vue qu'un moment ce matin ... elle n'est ici que d'hier ... nous avons répété les situations; elle est en vérité du dernier intérêt. Une jolie taille, un son de voix flatteur, et je lui crois de l'âme.—Eh vous n'en êtes pas amoureux, dis-je en plaisantant?—Oh bon! me répondit Sainclair, ne savez-vous donc pas que nous sommes comme les confesseurs, nous autres, nous ne chassons jamais sur nos terres; cela nuit au talent; l'illusion est au diable quand on a couché avec une femme, et pour l'adorer sur la scène, ne faut-il pas que cette illusion soit entière. Cette fille est d'ailleurs aussi sage que belle.... En vérité, tous nos camarades le disent.... Mais tenez, parbleu, la voilà, vos yeux vont vous servir infiniment mieux que mes tableaux.... Hein! comment la trouvez-vous?... Ciel! étais-je en état de répondre!... Mes membres frémissent ... une angoisse cruelle enchaîne à l'instant tous mes sens, et revenant comme un trait de cette situation, je vole aux genoux de cette fille chérie.... O Léonore! m'écriai-je, et je tombe à ses pieds sans connaissance.

Je ne sais ce que je devins, ce qu'on fit, ce qui se passa; mais je ne repris connaissance que dans les foyers, et quand mes yeux se rouvrirent, je me retrouvai soigné par Sainclair, plusieurs femmes de la comédie, et Léonore à genoux devant moi, une main appuyée sur mon coeur,m'appelant et fondant en larmes.... Nos embrassemens ... notre délire ... nos questions coupées, reprises cent et cent fois, et jamais répondues, l'excès de notre tendresse mutuelle, et du bonheur que nous sentions à nous retrouver enfin après tant de traverses, arrachaient des larmes à tout ce qui nous entourait. On avait annoncé la débutante évanouie; l'impossibilité de donner le Père de Famille, et toute la troupe s'était renfermée avec nous dans les foyers. Léonore

avait déclaré qui j'étais; elle avait dit par quels noeuds nous étions liés l'un à l'autre, et l'impossibilité où elle se trouvait de jouer dorénavant la comédie. Je m'offris de payer les frais... les comédiens ne voulurent jamais l'accepter. Peu de gens savent combien on trouve de procédés et de délicatesse dans les personnes de ce talent. Eh! comment ne seraient pas honnêtes et sensibles, ceux qui doivent être ainsi, par état, la moitié de leur vie ! On rend mal ce qu'on ne sent point, et n'eût-on pas même un certain penchant à la vertu, l'habitude des sentimens qu'on emprunte, accoutume insensiblement l'âme à ne se plus mouvoir que par eux[37]. On revint annoncer l'indisposition totale de la débutante, et prendre en même-tems les ordres du public; il exigea les _Trois Fermiers_, et tout fut calme; je ne voulus quitter la salle qu'après cette décision... Partons maintenant, dis-je à Léonore, allons nous livrer en paix au doux charme de nous être réunis. O ma chère âme, allons célébrer le plus heureux jour de notre vie.--Un moment, je ne le puis sans témoigner ma reconnaissance aux deux personnes que vous voyez, dit cette fille adorable, en me montrant un homme et une femme de la troupe, dont nous avions également reçu des soins dans cette circonstance; leurs bontés me les rendent aussi chers que mes propres parens, ils m'en ont tenu lieu.... El fut les embrasser, elle en reçut les [37] Ceci, sans doute, doit s'entendre avec quelques exceptions; car sans les supposer, les comédiens qui remplissent les rôles faux et traîtres, devraient donc ressembler aux personnages qu'ils peignent, c'est ce qui n'est pourtant pas; mais ces rôles sont rares. Il y a en général plus d'honnêtes gens dans les personnages d'une pièce, que de scélérats; et voilà ce qui peut seul étayer l'assertion de Sainville.

plus tendres caresses; je me joignis à elle pour donner à ces deux honnêtes personnes les marques de l'effusion de mon coeur, et tous nos adieux faits, nous quittâmes Bordeaux dès le même soir, pour Aller coucher à Livourne, où nous nous établîmes pour quelques jours.... Après avoir témoigné à cette chère épouse l'ivresse où j'étais de retrouver après avoir passé vingt-quatre heures à ne nous occuper que de notre amour et du bonheur dont nous jouissions de pouvoir nous en donner mille preuves, je la suppliai de me faire part des évènemens de sa vie, depuis l'instant fatal qui nous avait séparés.

Mais ces aventures, Mesdames, dit Sainville en finissant les siennes, auront je crois plus d'agrémens racontées par elle, que par moi; permettez-vous que nous lui en laissions le soin.—Assurément, dit Madame de Blamont au nom de toute la société, nous serons ravis de l'entendre, et....

Juste ciel! qui m'empêche moi-même de poursuivre; quel bruit affreux vient ébranler soudain jusqu'aux fondemens de la maison; ô Valcour! les cieux seront-ils toujours conjurés contre nous?... On enfonce les portes, les fenêtres se hérissent de bayonnettes.... Les femmes s'évanouissent.... Adieu, adieu, trop malheureux ami.... Ah!... N'aurais-je donc jamais que des malheurs à t'apprendre!


FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE.

Notes:

[1] N'oublions jamais que cet ouvrage est fait un an avant la révolution française.

[2] Le plus gourmand et le plus débauché des romains; intempérant dans tout, il avait long-tems entretenu Séjau comme une maîtresse; il avait dépensé la valeur de plus de quinze millions à ses seules débauches de lit et de table; on lui annonça enfin qu'il était ruiné; il fit ses comptes, ce ne se trouvant plus que cent mille livres de rentes, il s'empoisonna de désespoir.

[3] Un grand empire et une grande population (dit M. Raynal, tome VI) peuvent être deux grands maux; peu d'hommes, mais heureux; peu d'espace, mais bien gouverné.

[4] On s'est battu en Bohême pendant vingt ans, et il en a coûté la vie à plus de deux millions d'hommes pour décider s'il fallait communier sous les deux espèces, ou simplement sous une. Les animaux qui se battent pour leurs femelles ont une excuse au moins dans la nature; mais quelle peut être celle des hommes qui s'égorgent pour un peu de farine et quelques gouttes de vin.

[5] On compte en France 23 millions d'habitans; il s'y recueille 50 millions de septiers de bleds, c'est-à-dire, environ par an de quoi nourrir 13 mois, tous les habitans, et c'est avec cette richesse; que la nation, sans fléaux de la nature, est quelque fois à la veille de mourir de faim!

[6] Conviens, lecteur, qu'il fallait les grâces d'état d'un homme embastillé, pour faire en 1788 une telle prédiction.

[7] Cette vérité est d'autant plus grande, qu'il est assurément peu de plus mauvaises écoles que celles des garnisons, peu; ou un jeune homme corrompe plutôt et son ton, et ses moeurs.

[8] Un philosophe français qui voyage, trouve, il en faut convenir, dans les individus de sa Nation qu'il rencontre, des sujets d'étude pour le moins aussi intéressans que ceux que lui offre les étrangers chez lesquels il est. On ne rend point l'excès de la fatuité, de l'impertinence avec lequel nos élégans voyagent; ce ton de dénigrement avec lequel ils parlent de tout ce qu'ils ne conçoivent pas, ou de tout ce qu'ils ne trouvent pas chez eux; cet air insultant et plein de mépris, dont ils considèrent tout ce qui n'a pas leur sotte légèreté, le ridicule, en un mot, dont ils se couvrent universellement, est sans contredit un des plus certains motifs de l'antipathie qu'ont pour nous les autres peuples; il en devrait résulter, ce me semble, une attention plus particulière aux ministres, à n'accorder l'agrément de voyager qu'à des gens faits pour ne pas achever de dégrader la Nation dans l'esprit de l'Europe, pour ne pas étendre et porter au-delà des frontières les vices qui nous sont si familiers.—Une voiture arrivant fort tard dans une auberge d'Italie qui se trouvait pleine, on balança à ouvrir les portes, l'hôte se montre à une fenêtre, et demande au voyageur quelle est sa Nation? Français, répondent insolemment quelques domestiques.—Allez plus loin, dit l'hôte, je n'ai point de place.—Mes gens se trompent, reprend le maître adroitement, ce sont des valets de louage qui ne sont à moi que d'hier; je suis Anglais, Monsieur l'hôte, ouvre-moi, et dans l'instant tout accourt, tout reçoit le voyageur avec empressement. N'est-il donc pas affreux que le discrédit de la Nation ait été tel, qu'il ait fallu la déguiser, la renier pour s'introduire chez l'étranger, non pas seulement dans le monde, mais même dans un cabaret: eh! pourquoi donc ne pas se faire aimer, quand il n'en coûterait pour y réussir, que d'abjurer des torts qui nous déshonorent même chez nous au yeux du sage qui nous examine de sang-froid; mais la révolution en changeant nos moeurs, élaguera nos ridicules. Croyons-le au moins pour notre bonheur.

[9] Ne dit-on pas pour excuse de la tolérance de ces maisons, que c'est pour empêcher de plus grands maux, et que l'homme intempérant, au lieu de séduire la femme de son voisin, va se satisfaire dans ces cloaques infects? N'est-ce pas une chose extrêmement singulière, qu'un Gouvernement ne soit pas honteux de rester quinze cents ans dans une erreur aussi lourde, que celle d'imaginer qu'il vaut mieux tolérer le débordement le plus infâme, que de changer les loix? Mais, qui compose les victimes de ces lieux horribles, les sujets qu'on y trouve ne sont-ils pas des femmes ou des filles primitivement séduites par l'avarice ou l'intempérance? Ainsi, l'État permet donc qu'une partie des femmes ou des filles de sa Nation se corrompe pour conserver l'autre; il faut l'avouer, voilà un grand profit, un calcul singulièrement sage! Lecteur philosophe et calme, avoue-le, Zamé ne raisonne-t-il pas beaucoup mieux quand il ne veut rien perdre, quand par la belle disposition de ses loix, aucune portion ne se trouve sacrifiée à l'autre, et que toutes se conservent également pures?

[10] Excepté cependant pour le meurtre, plus sévèrement puni, et dont Zamé parlera plus bas.

[11] Heureux Français, vous l'avez senti en pulvérisant ces monumens d'horreur, ces bastilles infâmes d'où la philosophie dans les fers vous criait ceci, avant que de se douter de l'énergie qui vous ferait briser les chaînes par lesquelles sa voix était étouffée.

[12] On ne peut présumer de qui l'auteur veut parler ici, mais il ne faut chercher que dans les annales du commencement de ce siècle.

[13] Ces lettres s'écrivaient alors, leurs date le prouvent, et voilà ce qui fait que Zamé se trompe sur les Anglais.

[14] On attendait quelque chose d'humain sur cette partie de notre première législature, et elle ne nous a offert que des hommes de sang, se disputant seulement sur la manière d'égorger leurs semblables. Plus féroces que des cannibales, un d'eux a osé offrir une machine infernale pour trancher des têtes et plus vite et plus cruellement. Voilà les hommes que la nation a payé, qu'elle a admiré, et qu'elle a cru.

[15] Il est vrai que pour éviter l'incertitude, cette foule de scélérats absurdes qui se sont mêlés d'interpréter ce qu'ils ne comprenaient pas eux-mêmes, ont décidé que dans les délits les moins probables, les plus légères conjectures suffisent; et, continuent ces bourreaux de légistes, il est permis alors aux juges d'outrepasser la loi, c'est-à-dire que moins une chose est probable, et plus il faut la croire. Peut-on ne pas voir dans des décisions de cette atrocité, que ces misérables poliçons dont on devrait brûler les inepties, n'ont eu en vue que de soulager le juge aux dépends de la vie des hommes: et on suit encore ces infernales maximes dans ce siècle de philosophie, et tous les jours le sang coule en vertu de ce précepte dangereux.

[16] «Pourquoi voit-on le peuple si souvent impatient du joug des loix? c'est que la rigueur est toute du côté des loix qui le gêne, la mollesse et la négligence du côté des loix qui le favorisent et qui devraient le protéger.» Bélisaire.

[17] C'est une chose vraiment singulière que l'extravagante manie qui a fait louer par plusieurs écrivains, depuis quelque tems, ce roi cruel et imbécile, dont toutes les démarches sont fausses, ridicules ou barbares; qu'on lise avec attention l'histoire de son règne, et on verra si ce n'est pas avec justice que l'on peut affirmer que la France eut peu de souverains plus faits pour le mépris et l'indignation, quels que soient les efforts du marguillier Darnaud, pour faire révérer à ses compatriotes un fou, un fanatique qui, non content de faire des loix absurdes et intolérantes, abandonne le soin de diriger ses états pour aller conquérir sur les Turcs, au prix du sang de ses sujets, un tombeau qu'il faudrait se presser de faire abattre s'il était malheureusement dans notre pays.

[18] Il serait à souhaiter, dit quelque part un homme de génie, que les loix eussent plus de simplicité, qu'elles pussent parler au coeur que, liées davantage à la morale, elles eussent de la douceur et de l'onction; que leur objet, en un mot, fût de nous rendre meilleurs, sans employer la crainte, et par le seul charme attaché à l'amour de l'ordre et du bien public: tel est l'esprit dans lequel il faudrait que toutes les loix fussent composées, et alors, ce ne serait plus un despote, un juge sévère qui ordonnerait, ce serait un père tendre qui représenterait; et combien les loix envisagées sous cet aspect auraient-elles moins à punir! Le précepte aurait tout l'intérêt du sentiment.

Croirait-on que le même homme qui parle ainsi, soit le panégyriste de Saint-Louis, c'est-à-dire du Dacon de la France, de celui qui a rempli le code du royaume d'un fatras d'inepties et de cruautés.

[19] De toutes les injustices des suppôts de Thémis, celle-là est une des plus criantes, sans doute: «Un tribunal qui commet des injustices, disait le feu roi de Prusse dans sa sentence portée contre les juges prévaricateurs du meunier Arnold, est plus dangereux qu'une bande de voleurs; l'on peur se mettre en défense contre ceux-ci; mais personne ne saurait se garantir de coquins qui emploient le manteau de la justice pour lâcher la bride à leurs mauvaises passions; ils sont plus méchans que les brigands les plus infâmes qui soient au monde, et méritent une double punition.»

[20] Les loix des Francs et des Germains taxent le meurtre à raison de la victime: on tuait un cerf pour 30 liv. tournois, un évêque pour 400; l'individu qui coûtait le moins était une fille publique, tant à cause de l'abjection, que de l'inutilité de son état.

[21] Zamé pèche ici contre l'ordre du tems, nous sommes nécessairement obligés d'en prévenir nos lecteurs; il ne peut parler que des évènemens du commencement de ce siècle, et ceci est (c'est-à-dire la retraite de l'homme) de 1778 à 1780. Peut-être exigerait-on de nous de le nommer; mais qui ne nous devine? et dès qu'on parle d'un scélérat, qui ne voit aussi-tôt qu'il ne peut s'agir que de Sartine? C'est à lui qu'est bien sûrement arrivée l'exécrable histoire que nous raconte ici Zamé. (Note ajoutée.)

[22] Français, pénétrez-vous de cette grande vérité; sentez donc que votre culte catholique plein de ridicules et d'absurdités, que ce culte atroce, dont vos ennemis profitent avec tant d'art contre vous, ne peut être celui d'un peuple libre; non, jamais les adorateurs d'un esclave crucifié n'atteindront aux vertus de Brucus. (Note ajoutée.)

[23] O vous qui punissez, dit un homme d'esprit, prenez garde de ne pas réduire l'amour-propre au désespoir en l'humiliant, car autrement vous briserez le grand ressort des vertus, au lieu de le tendre.

[24] Une raison purement physique devint sans doute la cause de cette loi singulière. On croyait les célibataires impuissans, et l'on lâchait de leur faire retrouver, par cette cérémonie, les forces dont ils paraissaient manquer; mais la chose était mal vue: l'impuissance, qui souvent même ne se restaure point par ce moyen violent, n'est pas toujours la raison majeure du célibat. Si des goûts ou des habitudes différentes éloignent invinciblement un individu quelconque des chaînes du mariage, les moyens de restauration agiront au profit des caprices irréguliers de cet individu, sans le rapprocher davantage de ce qui lui répugne; donc le remède était mal trouve. Mais cette citation, tirée de l'histoire des moeurs antiques, qu'on pourrait étayer de beaucoup d'autres, s'il s'agissait d'une dissertation, sert à nous prouver que de tous temps l'homme eut recours à ces véhicules puissans pour rétablir sa vigueur endormie, et que ce que beaucoup de sots blâment ou persiflent, était article de religion chez des peuples qui valaient bien autant que ces sots. On n'ignore plus aujourd'hui que l'âme tirée de la langueur, agitée, dit Saint-Lambert, mise en mouvement par des douleurs factices ou réelles, est plus sensibles de toutes les manières de l'être, et jouit mieux du plaisir des sensations agréables.—Le célèbre Cardan nous dit, dans l'histoire de sa vie, que si la nature ne lui faisait pas sentir quelques douleurs, il s'en procurerait à lui-même, en se mordant les lèvres, en se tiraillant les doigts jusqu'à ce qu'il en pleurât.

[25] On demandait à M. Bertin pourquoi tant de mauvais sujets lui étaient nécessaires à la police de Paris. Trouvez-moi, répondit-il, un honnête-homme qui veuille faire ce métier-là.—Soit, mais un honnête homme prend la liberté de répliquer à cela: 1°. S'il est bien nécessaire de corrompre une moitié des citoyens pour policer l'autre? 2°. S'il est bien démontré que ce ne soit qu'en faisant le mal qu'on puisse réussir au bien? 3°. Ce que gagne l'État et la vertu, à multiplier le nombre des coquins, pour un total très-inférieur de conversions? 4°. S'il n'y a pas à craindre que cette partie gangrenée ne corrompe l'autre, au lieu de la redresser? 5°. Si les moyens que prennent ces gens infâmes en tendant des embûches à l'innocence, la confondant avec le crime pour la démêler; si ces moyens, dis-je, ne sont pas d'autant plus dangereux, que cette innocence alors ne se trouve plus corrompue que par ces gens-là, et que tous les crimes où elle peut tomber après, instruite à cette école, ne sont plus l'ouvrage que de ces suborneurs: est-il donc permis de corrompre, de suborner pour corriger et pour punir? 6°. Enfin, s'il n'y a pas, de la part de ceux qui régissent cette partie, un intérêt puissant à vouloir persuader au roi et à la nation, qu'il est essentiel qu'un million se dépense à soudoyer cent mille fripons qui ne méritent que la corde et les galères. Jusqu'à ce que ces questions soient résolues, il sera permis de former des doutes sur l'excellence de l'ancienne police française.

[26] L'instant de calme, où se trouve maintenant le lecteur, nous permet de lui communiquer des réflexions par lesquelles nous n'avons pas voulu l'interrompre.

On a objecté que le peuple, qui vient d'être peint, n'avait qu'un bonheur illusoire; que foncièrement il était esclave, puisqu'il ne possédait rien en propre. Cette objection nous a parue fausse; il vaudrait alors autant dire que le père de famille, propriétaire d'un bien substitué, est esclave, parce qu'il n'est qu'usufruitier de son bien, et que le fonds appartient à ses enfans. On appelle esclave celui qui dépend d'un maître qui a tout, et qui ne fournit à cet homme servile que ce qu'il faut à peine pour sa subsistance; mais ici il n'y a point d'autre maître que l'État, le chef en dépend comme les autres; c'est à l'État que sont tous les biens, ce n'est pas au chef.—Mais le citoyen, continue-t-on, ne peut ni vendre, ni engager Eh! qu'a-t-il besoin de l'un ou de l'autre? C'est pour vivre ou pour changer, qu'on vend ou qu'on engage; si ces choses sont prouvées inutiles ici, quel regret peut avoir celui qui ne peut les faire? Ce n'est pas être esclave, que de ne pouvoir pas faire une chose inutile; on n'est tel, que quand on ne peut pas faire une chose utile ou agréable. A quoi servirait ici de vendre ou d'acheter, puisque chacun possède ce qu'il lui faut pour vivre, et que c'est tout ce qui est nécessaire au bonheur.—Mais on ne peut rien laisser à ses enfans.—Dès que l'État pourvoit à leur subsistance et leur donne un bien égal au vôtre, qu'avez-vous besoin de leur laisser? C'est assurément un grand bonheur pour les époux, d'être sûrs que leur postérité, destinée à être aussi riche qu'eux, ne peut jamais leur être à charge et ne désirera jamais leur mort pour devenir riche à son tour. Non, certes, ce peuple n'est point esclave; il est le plus heureux, le plus riche et le plus libre de la terre, puisqu'il est toujours sûr d'une subsistance égale, ce qui n'existe dans aucune nation. Il est donc plus heureux qu'aucune de celles qu'on puisse lui comparer. Il faudrait plutôt dire que c'est l'État qui se rend volontairement esclave, afin d'assurer la plus grande liberté à ses membres et c'est dans ce cas le plus beau modèle de gouvernement qu'il soit possible de méditer.

[27] A-peu-près 84 livres de France: la pistole simple vaut 21 livres; il y en a des doubles et des quadruples.

[28] L'habit du personnage de ce nom est l'uniforme de ces drôles-là.

[29] Innocent III, à dessein de mettre l'inquisition en faveur, accorda des privilèges et des indulgences à ceux qui prêteraient main-forte au tribunal pour chercher et punir les coupables: il est aisé de voir, d'après une aussi sage institution, combien leur nombre dut augmenter; ce sont ces infâmes délateurs que l'on appelle familiers, comme s'ils étaient en quelque sorte de la famille de l'inquisiteur. Les plus grands seigneurs acquérant l'impunité de leurs crimes au moyen de cette fonction, s'empressent tous d'entrer dans ce noble corps. Le tribunal de l'inquisition n'est pas le seul qui ait des familiers, et l'Espagne n'est pas la seule partie de l'Europe où l'administration soit viciée au point de corrompre ou de tolérer la corruption de la moitié des citoyens pour tourmenter inutilement l'autre.

[30] Il ne faut pas que l'accusation de sorcellerie, de chymie, étonne dans le siècle où fut fait le fameux procès du curé de Blenac: ce malheureux prêtre fut accusé au parlement de Toulouse, en 1712 ou 1715, d'avoir commerce avec le Diable; en conséquence, il fut scandaleusement dépouillé en pleine salle, pour voir s'il ne portait pas sur le corps des marques de ce commerce; et comme on lui trouva plusieurs seings, on ne douta plus du fait: on le piqua, on le brûla sur chacun de ces seings, pour voir s'ils étaient l'ouvrage du Démon ou de la nature; telle était la spirituelle école où se formaient les meurtriers de Calas & de Labarre.

[31] Charles-Quint.

[32] Le comte d'Olivarès: il avait fait la fortune de plus de 4.000 personnes, quand ce tribunal atroce le somma de comparaître devant lui; il ne trouva pas un seul ami qui osa lui donner du secours.

[33] Les Provinces-Unies, & c.

[34] La maxime de ce tribunal est: nous te ferons plutôt brûler comme coupable, que de laisser croire au public que nous t'ayons enfermé comme innocent.

[35] On peut et on doit reprocher à l'ancien ministre dont il s'agit ici, d'avoir dans tous les tems écouté les soupçons, la commune renommée, et favorisé les délations secrètes: or, voilà ce qui s'appelle agir inquisitoirement. Il vaut mieux se tromper en pensant avantageusement de celui qui ne le mérite pas, que de concevoir des soupçons défavorable de l'homme de bien, parce qu'on ne fait aucun tort au premier en le soupçonnant meilleur qu'il n'est, et qu'on fait injure au second en le soupçonnant mal-à-propos. Saint-Augustin consent qu'on présume le bien tant qu'on n'a point de preuves du mal; mais pour appuyer un jugement désavantageux, il demande des preuves indubitables.

[36] C'est cette affreuse habitude où sont les juges, de ne jamais regarder qu'un coupable dans l'accusé, qui leur font commettre de si sanglantes méprises: tant de causes, pourtant, peuvent avoir attiré des ennemis à un homme; la médisance, la calomnie sont si fort en usage, qu'il paraîtrait que dans toute âme honnête, le premier mouvement devrait toujours être à la décharge de l'accusé; mais où y a-t-il aujourd'hui des juges de cette vertu! et la morgue, et la sévérité, et l'insolent et stupide rigorisme, que deviendrait tout cela, si au lieu de pendre et rouer, on passait sa vie à innocenter ou absoudre; un coupable, tel ou non, un homme à pendre, enfin, est un être aussi essentiel à des robins, que la mouche à l'araignée, la brebis au lion féroce, et la fièvre aux médecins.

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