Amori et dolori sacrum: La mort de Venise
The Project Gutenberg eBook of Amori et dolori sacrum: La mort de Venise
Title: Amori et dolori sacrum: La mort de Venise
Author: Maurice Barrès
Release date: January 5, 2020 [eBook #61108]
Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
Credits: Produced by Clarity, Hans Pieterse and the Online
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AMORI ET DOLORI
SACRUM
ŒUVRES DE MAURICE BARRÈS
| LE CULTE DU MOI, trois romans idéologiques: | ||
| * | Sous l’Œil des Barbares. Nouvelle édition augmentée d’un examen des trois idéologies | 1 vol. |
| * * | Un Homme libre | 1 vol. |
| * * * | Le Jardin de Bérénice | 1 vol. |
| L’Ennemi des Lois | 1 vol. | |
| Du Sang, de la Volupté et de la Mort. Nouvelle éditionde 1903, revue et augmentée | 1 vol. | |
| Un Amateur d’Ames. Illustrations de L. Dunki, gravées sur bois | 1 vol. | |
| Amori et Dolori sacrum | 1 vol. | |
| LE ROMAN DE L’ÉNERGIE NATIONALE: | ||
| Livre premier: Les Déracinés | 1 vol. | |
| Livre deuxième: L’Appel au Soldat | 1 vol. | |
| Livre troisième: Leurs Figures | 1 vol. | |
| Scènes et Doctrines du Nationalisme | 1 vol. | |
| BROCHURES | ||
| Huit Jours chez M. Renan. Une brochure in-32 (Épuisé). | ||
| Trois Stations de Psychothérapie. Une brochure in-32. | 1 fr. | |
| Toute Licence sauf contre l’Amour. Une brochure in-32. | 1 fr. | |
| Le Culte du Moi. Tirage spécial de la préface de Sous l’Œil des Barbares. Une brochure in-18 jésus | 1 fr. | |
| Stanislas de Guaita. Une brochure in-8 (Épuisé). | ||
| Contre les Ouvriers étrangers (1893. Épuisé). | ||
| Assainissement et Fédéralisme. Discours prononcé à Bordeaux le 29 juin 1895 (Épuisé). | ||
| La Terre et les Morts: Sur quelles réalités fonder la Conscience française (1899. Épuisé). | ||
| L’Alsace et la Lorraine (1899. Épuisé). | ||
| UNE JOURNÉE PARLEMENTAIRE, comédie de mœurs en trois actes | 2 fr. | |
| POUR PARAITRE PROCHAINEMENT: | ||
| Greco ou le Secret de Tolède. | ||
| Le Voyage à Sparte. | ||
| LES BASTIONS DE L’EST: | ||
| * | La Discipline lorraine. | |
Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays,
y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark.
MAURICE BARRÈS
AMORI ET DOLORI
SACRUM
— La Mort de Venise —
PARIS
Félix JUVEN, Éditeur
122, Rue Réaumur, 122
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:
20 exemplaires, sur papier de la manufacture impériale
du Japon, numérotés à la presse de 1 à 20.
30 exemplaires, sur papier de Hollande à la forme de
Van Gelder Zonen, numérotés à la presse de 21 à 50.
AMORI ET DOLORI SACRUM
J’ai pris le titre de ce livre à Milan, sur la façade rococo de Santa Maria della Passione. Quel magnifique jeu ce serait de meubler, en esprit, cette église pour qu’elle devînt digne de sa double consécration! Amori et Dolori sacrum... Consacré à l’Amour et à la Douleur... Peut-être que, d’abord, on voudrait y grouper les toiles de Luini, car ce peintre est grave, voluptueux et attendrissant. Mais ses modèles ont été mêlés à si peu de choses! Ce sont des petites gens, d’une pensée trop pauvre. Amours et douleurs de cloîtrés.
Dieu me garde de mépriser aucune sincérité; mais, puisque la conscience la plus ouverte ne saurait tout accueillir et tout comprendre et puisqu’il faut faire un choix, je donne ma prédilection aux images qui sont chargées de riches expériences. Nul charme de jeune fille n’égale certaines figures de femmes âgées. On trouvera dans ce recueil un chapitre sur la vieillesse d’Élisabeth de Bavière, impératrice d’Autriche.
«Fille chérie, dit Antistius à Carmenta, l’Amour est la déesse myrionyme; on l’adore sous mille noms. Honte à qui tient pour impur l’acte suprême où l’homme le plus vulgaire et le plus coupable arrive à être jugé digne de continuer l’esprit de l’humanité. A tous les degrés de l’échelle infinie, l’amour se transfigure et lubrifie les joints de cet univers. Tout ce qui se fait de bien et de beau dans le monde se fait par le principe qui attire l’un vers l’autre deux enfants.» Je n’y contredis point, mais souvent les approches de la mort et l’usure affinent des hommes qui semblaient incapables de recueillement. A bout d’excitation, ils s’arrêtent; leur désir décidément mort leur permet enfin d’écouter. Ils entendent le bâillement universel, l’aveu d’impuissance, l’«à quoi bon» qui fait le dernier mot de toutes les activités. Cette connaissance ne décolore pas l’univers; il est plus richement diapré sous les yeux avertis d’un Faust que sous le regard impatient d’un jeune brutal. Quel beau livre, celui qui mériterait qu’on lui donnât pour titre les trois mots inscrits sur un monument de Pise Somno et Quieti sacrum!
Les pages que nous publions aujourd’hui appartiennent à la même veine que Du Sang, de la Volupté et de la Mort. La mort et la volupté, la douleur et l’amour s’appellent les unes les autres dans notre imagination. En Italie, les entremetteuses, dit-on, pour faire voir les jeunes filles dont elles disposent les assoient sur les tombes dans les églises. En Orient, les femmes prennent pour jardins les cimetières. A Paris, on n’est jamais mieux étourdi par l’odeur des roses que si l’on accompagne en juin les corbillards chargés de fleurs. Sainte Rose de Lima (j’ignore sa biographie, mais un nom si délicieux lui prête une grande autorité) pensait que les larmes sont la plus belle richesse de la création. Il n’y a pas de volupté profonde sans brisement du cœur. Et les physiologistes s’accordent avec les poètes et les philosophes pour reconnaître que, si l’amour continue l’espèce, la douleur la purifie.
Je ne souhaite pas qu’Amori et Dolori Sacrum élargisse beaucoup le cercle des sympathies que me valut Du Sang. Une société silencieuse et choisie convient à ces deux livres. Celui-ci toutefois me paraît plus lourd dans la main et plus savant pour l’oreille que mon recueil de 1895. J’ai mis de l’ordre dans toutes mes libertés; j’ai vu l’unité des émotions que je recueillais sur de longs espaces de temps et de pays.
Dans une chambre d’hôtel, auprès de deux bougies, si l’angoisse étreint un passant, il a peur d’être seul et cependant redoute qu’un importun l’oblige à sourire. La distance l’effraye qui le sépare de son chez soi. Ses tempes brûlent, le froid l’enveloppe. O nuit, puisses-tu bientôt passer! Mais elle est un pas vers la mort, dont je me fais, ce soir, une idée nette!... Cependant, le matin arrive, et voici que, sur le rempart de cette ville inconnue, le même voyageur goûte la lumière des champs, le son des cloches, l’insouciance des enfants. Il savoure la vie, il rirait de cet homme chagrin s’il se le rappelait.... Monotones balancements que nous portons sur tous les paysages!
Mais pourquoi cacher le pire? Pas plus que de livres, il n’est d’horizon qui demeure indéfiniment satisfaisant, car toute beauté que je m’assimile provoque en moi de plus grandes exigences. A l’user, je m’écrie d’une Venise, comme d’un Leconte de Lisle: «Encore un citron de pressé!»
Ce poète et cette ville ont beaucoup agi sur la première formation de mon goût. De voyage en voyage, j’ai vu Venise s’engraisser, elle si sèche, si pauvre autrefois. Des brasseries, d’innombrables boutiques, du confort; enfin une graisse germanique. Cependant j’y gardai toujours ma jeune puissance de sentir seulement ce qui pouvait exciter ma fièvre imaginative. On trouvera ici la cristallisation de quinze années. L’impératrice Joséphine, me dit le poète Robert de Montesquiou, possédait une opale fluide et fulgurante qu’elle nommait «l’Incendie de Troie». L’opale n’est point une pierre si rare qu’il me soit interdit de penser que j’offre à quelques amis un «Incendie de Venise». Je leur signale un certain embrasement sur l’eau.
Bien que ce soit ici très expressément un livre de solitude—et je rappelle que les Espagnols donnent le nom de soledad à certain petit poème elliptique,—on y rencontrera des idées et des images qui nourrissent notre action politique. C’est que l’auteur a vu peu à peu se former en lui-même une intime union de l’art et de la vie: toutes les réalités où s’appuient nos regrets, nos désirs, nos espérances, nos volontés, se transforment à notre insu en matière poétique. Il en va ainsi chez tout homme qui a trouvé, préservé, dégagé sa source, la source vive que chacun porte en soi-même.
Ces pages sont, à vrai dire, un hymne. Je n’ignore pas ce que suppose de romantisme une telle émotivité. Mais précisément nous voulons la régler. Engagés dans la voie que nous fit le dix-neuvième siècle, nous prétendons pourtant redresser notre sens de la vie. J’ai trouvé une discipline dans les cimetières où nos prédécesseurs divaguaient, et c’est grâce peut-être à l’hyperesthésie que nous transmirent ces grands poètes de la rêverie que nous dégagerons des vérités positives situées dans notre profond sous-conscient.
Ce qui fait les dessous de ma pensée, ma nappe inépuisable, c’est ma Lorraine. Encore devrai-je dire comment je la conçois. Pour l’instant, j’inscris son nom dans un chapitre de ce recueil.
La beauté des jeunes femmes est distribuée sur les diverses parties de leur corps; aussi, pour la goûter, faut-il beaucoup de soins et leur grande complaisance, mais cette beauté, quand elles vieillissent, se fixe toute sur leur visage. C’est ainsi que, dans ma jeunesse, j’ai cru la beauté dispersée à travers le monde et principalement sur les régions les plus mystérieuses, mais aujourd’hui j’en trouve l’essentiel sur le visage sans éclat de ma terre natale.
Janvier 1903.
LA MORT DE VENISE
LA MORT DE VENISE
Vous rappelez-vous l’Exposition des «Graveurs du Siècle» qu’il y eut à Paris, voici quelques années? Je parcourais ses salles désertes, quand soudain une lithographie d’Aimé de Lemud m’arrêta, me vivifia, fit jaillir en moi un flot de poésie.
L’Enfance de Callot! Cela plut vers 1839. Une belle fille bohémienne tient le petit Callot par la main. A grand pas ils marchent vers l’Italie. De toute mon âme je les accompagne. Ah! que ne puis je leur être utile!
Pourtant, ne cherchez pas aux cartons des étalagistes cette vieille image mi-romantique, mi-bourgeoise. Elle serait dans votre main déçue l’humble petite bête noiraude qui, la veille au soir, luisait mystérieusement sous l’herbe du fossé: car vous n’avez point vécu les destinées de la Lorraine, et cette lithographie ne vaut qu’à les réveiller dans nos âmes. C’est ainsi que tels pauvres vers d’un méchant livret italien emplissent de volupté et de mélancolie celui qui possède le souvenir éternellement fécond d’un air de Bellini, dont ils servent à désigner la passion ou les nuances de sentiment.
Lemud, enfant de Thionville, quand il fit à Metz son apprentissage d’art, dut méditer avec nostalgie l’aventure de Callot qui, gamin de douze ans, pour voir de la belle peinture, se sauva de Lorraine jusqu’à Rome, avec des bohémiens. De là ce dessin, qui exprime notre esprit de l’Est, bien que pour le styliser il se soit souvenu du délicieux mythe méditerranéen, du petit Tobie guidé par l’ange. Le jeune, l’heureux Callot! Les belles histoires dont le nourrit son guide! Qu’ils sont excités! C’est l’image aimable d’une forte vocation; mais voyez-y davantage: reconnaissez le rêve d’une race qui, depuis des siècles, se bat aux extrêmes avant-postes contre les puissances de la Germanie pour l’idéal latin. Une prédisposition transmise avec notre sang nous oriente vers le classicisme, nous détourne d’Allemagne.
Cette médiocre lithographie déclenche (je ne sais pas de mot plus direct) la chanson qu’a mise en moi ma race, et qui m’entraînait, belle comme un ange, romanesque comme une fille tzigane, quand, à vingt-trois ans, pour la première fois, j’allais de Nancy à Venise.
C’est à travers des cultures déjà méridionales, mais grasses, miroitant de rosée le matin et frissonnant sans trêve aux caresses fécondes du ciel, que du Gothard ou du Brenner on s’achemine vers Venise, éclatante et sèche sur un marécage. Dans ces plaines, on peut suivre, jour par jour, la mobilité des saisons, et je songe au visage de Virgile qui rougissait aisément. Au printemps, ces arbres me tendent leurs branches fleuries avec l’innocence infiniment civilisée des Luini, et, quand l’automne les charge de fruits, tout ce Veneto agricole se fait sociable et voluptueux comme un Concert du Giorgione. Je ne puis décider dans lequel de ses styles cette nature multiforme m’enchante davantage. Mais, au terme du voyage, on trouve une ville toujours pareille sur une eau prisonnière.
Étincelante fête figée de Saint-Marc et du Grand Canal! Venise a des caprices, mais n’a point de saisons, elle connaît seulement ce que lui en racontent les nuages quand ils montent sur le ciel pour épouser sa lagune.
Cette ville ma toujours donné la fièvre. En vain, le matin, avec son bleu si tendre et quand elle sonne ses clairs angélus, en vain l’après-midi sur la Piazza, quand une musique et des jolies filles en châles ajoutent au meilleur des cafés, faisait-elle l’anodine. «Menteuse, lui disais-je avec amour, je sais bien tes poisons.»
Où n’imaginais-je point d’en trouver? Pour les fiévreux tout est fièvre. Vers 1889, je distinguais une mélancolie déchirante dans la peinture en S de ce Tiepolo où je ne vois plus qu’un adorable maître de ballet et le peintre aux teintes claires qui nous révéla les plus délicieuses jambes. Combien d’heures je passai à la Bibliothèque de Saint-Marc ou bien à la Querini, cherchant des interprétations romanesques à ses recueils de «caprices!» Ils sont luxe, facilité, invention intarissable, faiblesse, volupté, désespoir. Tiepolo dessine de l’insaisissable: la tristesse physiologique, l’épuisement de Venise. Partout un air de fête, mais rien ne nourrit plus les puissances de la République. Splendide bouquet, dont les racines sont coupées à Candie, en Morée, sur la terre ferme même. Sa lagune où elle plonge la protège; elle s’y fane pourtant. L’opéra fait ses dernières, ses plus hautes roulades; on va baisser, éteindre la rampe. L’État meurt. Et Venise dont les forces tarissent ne dure que pour justifier nos regrets de ses prestiges. Ainsi quand la délicieuse Chypre vénitienne disparut sous le flot des Turcs, rien n’y survécut de la métropole qu’Henri Martinengo. Les vainqueurs le mutilèrent au lieu de le tuer; il demeura dans le sérail du grand vizir...
Voilà quelles sensations, quand j’avais vingt-quatre ans, je tirais des albums que Tiepolo a dessinés aux temps d’extrême carnaval où Venise adorait le brillant et léger Cimarosa. L’air fiévreux des lagunes se mêle à mes jugements. Et puis dans cette ville flotte un romantisme créé par nos pères, qui se précipite sur un visiteur prédisposé.
Nul lieu qui se prête davantage à l’analyse des nuances du sentiment, aux rêveries sur le Moi. Cette eau plate frissonne à peine sous la barque qui m’emprisonne; de fastueux palais m’isolent de l’immense nature et de l’océan mouvant des phénomènes; ici tout est d’humanité et d’une humanité figée, semble-t-il, fixée. «Les forêts futures se balancent imperceptiblement aux forêts vivantes,» dit avec une délicatesse puissante le malade Maurice de Guérin. Il faut tout le malaise où Venise nous met, et qui nous affine, pour que nous puissions sentir ce quelle dégage de ses extrêmes maturités?
Sur le vaste miroir que la lune pâlissait, Jean-Jacques, puis Gœthe, entendirent de l’une à l’autre rive deux chanteurs alternés se jeter les vers du Tasse ou bien de l’Arioste. Plainte sans tristesse. Ces voix lointaines ont quelque chose d’indéfinissable qui émeut jusqu’aux larmes. Une personne solitaire chante pour qu’une autre animée des mêmes sentiments l’entende et lui réponde. Le Tasse et l’Arioste se taisent aujourd’hui. Mais si je m’écarte des hôtels où des barques en feu débitent des couplets napolitains, l’eau balancée, qui dans la nuit s’écrase contre les vieilles pierres, m’intéresse à ses chuchotements, et puis, dans un flot gras, s’empresse de noyer son éternelle confidence.
Au printemps, en été, en automne surtout, j’ai cherché à déchiffrer ce soupir suspendu, cette tristesse voluptueuse dont Venise éternellement se pâme. Mon objet n’est point ici de peindre directement des pierres, de l’eau, des nuages, mais de rendre intelligibles les dispositions indéfinissables où nous met le paludisme de cette ruine romantique.
* *
La plupart des voyageurs qui décrivent Venise, et les artistes avec qui tant de fois je l’ai parcourue, ne cessent de se lamenter: «Ah! Venise, comme tu étais belle quand le Grand Canal reflétait les façades de tes maisons peintes à fresque, quand tes gondoles traînaient dans leurs sillages de fastueuses pièces de velours, et surtout durant ces pompes annuelles où la galère à la tête de bœuf paradait au large de San Giorgio Maggiore.»
Ces magnificences me parlent sans me conquérir. Tout comme un autre, je puis goûter un décor où je tiens un rôle; mais suis-je un marchand de curiosités, un collectionneur de bibelots, pour que des objets auxquels rien ne me lie m’occupent? «Fort bien, dis-je à la beauté qui n’est point ma parente, fort bien, mais on voudrait voir ton âme. Quand le poignard sortira-t-il de ce fourreau? Frappe donc, ô beauté!» Rien ne m’importe qui ne va pas fouiller en moi très profond, réveiller mes morts, éveiller mes futurs. Je ne dédaigne point les grandes courses de taureaux, car le péril et le meurtre troublent les jeunes femmes, ni certaines danses, car elles paraissent asservir la beauté à la force mâle qui se repose et qui regarde. Voilà des spectacles d’une valeur universelle. Ils agissent sur notre inconscient et par là, en tous lieux, à toutes les époques, ils intéressent la vaste humanité, ou, plus vaste encore, l’animalité chez l’homme. Les taureaux de Séville, les danseuses de Bénarès ou de Montmartre suscitent nécessairement un émoi vieux comme l’amour et la mort. Mais cette foire de la Piazzetta que regrettent les dévots de Venise, croyez-vous que, pour la visiter, je quitterais nos expositions universelles? Et même, que me dirait la pompe des rentrées victorieuses, le défilé devant San Giorgio des galéasses qui vont atterrir au môle de la Giudecca? Je ne suis point prédestiné pour les grandes cérémonies de cette religion municipale.
Bien que mon amour de l’ordre, amour auquel je m’oblige, et un sentiment instinctif de reconnaissance, car il n’est point une civilisation dont je ne me déclare débiteur, me convainquent de respecter tous ceux qui présidèrent au développement des diverses nationalités, je ne trouve qu’un froid plaisir au musée municipal Correr et dans San Giovanni e Paolo, où l’on voit les effigies et les ossements des chefs vénitiens. Ceux-ci réunissent à l’ordinaire trois caractères de diplomate, de commerçant et de guerrier qui les différencient des chefs de ma race. Ils n’ont pas collaboré à ma notion de l’honneur. Quand je parcourais la Grèce et que les forteresses franques m’occupaient, faut-il l’avouer? plus que les vestiges de l’hellénisme, ce n’étaient pas les grands guerriers commerçants de Venise que j’évoquais, mais tout mon cœur rejoignait mes seigneurs naturels, les aventureux chevaliers de Bourgogne et de Champagne.
Au terme d’un livre fameux, Condorcet, qui vient de tracer le «tableau des progrès de l’esprit humain», déclare: «Cette contemplation est pour moi un asile où le souvenir de mes persécuteurs ne peut pas me poursuivre.» Cette phrase, qui me touche vivement, ne me vint jamais à l’esprit quand j’essayais de m’imaginer la Venise glorieuse, mais plusieurs fois elle exprima délicieusement ma pensée intime, tandis que j’errais aux solitudes de la Venise vaincue.
Le génie commercial de Venise, son gouvernement despotique et républicain, la grâce orientale de son gothique, ses inventions décoratives, voilà les solides pilotes de sa gloire: nulle de ces merveilles pourtant ne suffirait à fournir cette qualité de volupté mélancolique qui est proprement vénitienne. La puissance de cette ville sur les rêveurs, c’est que, dans ses canaux livides, des murailles byzantines, sarrasines, lombardes, gothiques, romanes, voire rococo, toutes trempées de mousse, atteignent sous l’action du soleil, de la pluie et de l’orage, le tournant équivoque où, plus abondantes de grâce artistique, elles commencent leur décomposition. Il en va ainsi des roses et des fleurs du magnolia qui n’offrent jamais d’odeur plus enivrante, ni de coloration plus forte qu’à l’instant où la mort y projette ses secrètes fusées et nous propose ses vertiges.
I
JUSQU’A MIDI DANS SES QUARTIERS PAUVRES...
Je plains Venise au point où les siècles l’abandonnèrent, mais je ne voudrais point que ma plainte la relevât. C’est une bizarrerie; s’il faut l’expliquer, je décrirai, entre mille impressions qui, selon moi, la justifient, ce que j’éprouvai quand M. Franchetti restaura la Cà d’Oro.
Pendant longtemps notre plaisir, devant ce chef-d’œuvre du gothique vénitien, eut la qualité douloureuse qu’inspire une beauté imprudente, si elle n’oppose aux fièvres que ses grâces. «Eh! quoi, se disait-on, avec sa galerie du bas et ses deux loges superposées, avec ses colonnes et ses arcs transparents au soleil qui les baigne, et si délicatement ouvragée que le courant d’air du canal devrait suffire à la déchirer comme une dentelle de femme, cette maison d’Ariel vit depuis le XIVe siècle? Comment ne pas s’attendrir d’une telle vaillance? Que n’ai-je la fortune d’intervenir dans les destinées de ce petit palais! Je voudrais le secourir.»
Le secours est venu. L’harmonieuse, l’aérienne demeure ne demande plus notre compassion, elle prétend à notre hommage admiratif. Avec plaisir, je le lui portai, mais tout de suite comme elle me parut luxueuse et d’un goût trop riche! Je me sentis froid pour un art qu’aucun mystère ne baignait plus.
En face de cet heureux joyau qu’admiraient de nombreuses barques, et sur ce Grand Canal inondé de soleil, l’image s’offrit à moi, avec une grâce irrésistible, des régions écartées de Venise.
A côté de cette voie pompeuse où l’on parvient à maintenir, tant bien que mal, quelques beaux instants de l’apogée vénitienne, tous les petits sentiers de pierre ou d’eau, rio, fondamenta, salizzada, calle, continuent lentement leur régression. Ce réseau solitaire nous invite au plaisir délicat du repliement. J’y désirai revoir, entre mille perles malades, l’humble et délaissée Sainte-Alvise.
Sur la droite de la Cà d’Oro, par le rio San Felice, mon gondolier s’engagea...
Le charme puissant de ces petits canaux, pleins d’ombre dans le bas et violemment illuminés au faîte, vient en partie du contraste de leur fraîcheur avec la réverbération du soleil sur les eaux plus larges. Jusqu’à midi, dans ses quartiers pauvres et resserrés, Venise a cette jeunesse étincelante qui, dès neuf heures, disparaît de la campagne avec la rosée. Et puis, que les cris sont jolis dans son grand silence! Ce silence, à bien l’observer, n’est pas absence de bruits, mais absence de rumeur sourde: tous les sons courent nets et intacts dans cet air limpide où les murailles les rejettent sur la surface de la lagune qui, elle-même, les réfléchit sans les mêler. C’est ainsi que, dans les solitudes forestières, les trilles des oiseaux, parce qu’ils gardent pour notre oreille une signification précise, font valoir le repos plutôt qu’ils ne le rompent.
Le mouvement des ondes sonores va sur Venise, comme l’ondulation perpétuelle de l’eau, sans heurts et sans fatigue. Les sons jamais ne nous y donnent de chocs; on les goûte, on connaît leurs qualités, leurs sens. Tandis que l’eau se déplace avec un frais murmure sous le poids de mon gondolier, j’entends au loin s’approcher, s’effacer les pas d’un promeneur invisible, dont je distingue la jeunesse légère ou l’âge alourdi, et dans ces quartiers solitaires la chaussure d’un étranger ne fait pas le claquement des sandales de bois d’une humble Vénitienne.
Inappréciable netteté de ces sensations qui viennent avec abondance émerger sur notre organisme délicieusement hyperesthésié! Une telle tension nerveuse serait intolérable dans un climat sec, mais Venise nous baigne et, sauf les jours de sirocco, ne nous laisse pas savoir que nos nerfs sont à vif.
Pour les yeux non plus, rien n’est incertain ou confus dans Venise. Nous y recueillons sans trêve des images distinctes, qui jamais ne se heurtent, et, de quelque point qu’on les embrasse, elles se disposent merveilleusement. La pauvre loque jaune, violette ou rouge, qui sèche sur une fenêtre, fait à elle seule une valeur somptueuse, en même temps qu’elle concourt au romantisme général du palazzo, rose et lumineux par en haut, vert et humide par en bas, et de tout le canal qui s’enfonce avec ses barques stationnaires, avec ses poteaux d’amarre, avec ses eaux miroitantes ou mornes. Dans ces paysages de pierre, si de quelque petit jardin un arbre élève ses hautes branches et par-dessus un mur les abaisse sur le sentier d’eau qui les reflète, cette rareté végétale ajoute un miracle de jeunesse aux prodigalités de l’invention architectonique.
Bien que les choses vénitiennes soient servies par des jeux de lumière, il ne faudrait pas aller jusqu’à dire: «Ce sont des artifices de théâtre, toutes les combinaisons des nuages et de l’eau», car au milieu d’une mise en scène assez savante pour que des torchons délavés semblent les voiles d’une sultane invisible et pour qu’un tilleul malingre chante, si j’ose dire, et devienne, au tournant d’un canal, une voix sublime, il y a des ingénuités déconcertantes: sur ses arrière-plans, cette Venise courtisane disperse des perfections qu’un musée exalterait dans sa salle d’honneur. Ce matin d’octobre, sur le chemin parcouru trente fois par où je gagne Sainte-Alvise, je fais encore des découvertes. Les feuilles rouges d’une vigne masquent au mur une Vierge de quelque Sansovino, une belle vierge réaliste qu’on entrevoit humble et belle comme un fruit et que l’artiste plein de goût posa lui-même dans cette place.
Mélancolie délicieuse de ces palais déshonorés par des fenêtres closes de planches, pillés par tous les marchands et plus dignes d’amour dans cette détresse que leurs frères du Grand Canal, réparés, irréparables, où je crois voir à la loggia le visage de Jézabel.
Auprès de Sainte-Marie-de-la-Miséricorde, ma barque franchit un des rares ponts de bois qui subsistent du moyen âge. Puis la porte de l’ancienne Scuola me présente, au-dessus d’un arc exquis, des figures touchantes d’humilité et d’élégance, cependant qu’à côté de ce précieux morceau gothique, l’Église de la Miséricorde ne veut pas que je néglige les moyens d’étonner dont la surchargèrent les Bolonais du XVIIe siècle. Deux mouvements encore de mon gondolier, et pour qu’ici toutes les puissances de Venise, sans se confondre, s’affirment, voici le palais délabré où vécut vingt années et mourut le Titan Tintoret, auteur de cette Crucifixion (à la Scuola San Rocco) dont je m’étonne que les innombrables personnages, si furieux de vie, aient pu tenir en même temps dans un cerveau.
Je regarde les balcons croulants d’où cet homme, lourd d’une œuvre qui déconcerte notre expérience des forces humaines, a puisé dans les pompes du levant et du couchant son incomparable tragique. C’était un dur vieillard, et qui devint farouche quand il perdit sa fille Maria, avec qui sa coutume était d’emplir de beaux concerts cette heureuse maison. Si le portrait que l’on appelle la fille du Greco (aujourd’hui dans la collection de sir Stirling Maxwell, à Londres) doit être restitué, comme certains pensent, au Tintoret, je voudrais que ce fût l’image de sa chère Maria...
Michel-Ange, Shakspeare, Beethoven, Balzac, et je penche à leur adjoindre ce Tintoret, veulent abattre à coups de front—front de béliers sublimes, comme celui du Moïse cornu—les parois qui emprisonnent l’intelligence humaine. Éternel Ignorabimus! Tous et toujours nous demeurerons emprisonnés dans notre ignorance. Mais à l’intérieur de ces hautes murailles qui cernent l’humanité, le génie subit une pire solitude: d’épaisses cloisons l’isolent de ses contemporains. Dans cette maison demi-éboulée qu’habitent encore, paraît-il, ses lointains héritiers, Tintoret subit l’abandon, puis la mort. On dit que les grands artistes, avant que tombe sur eux la nuit définitive, connaissent une suprême illumination, un jet plus haut de leur génie. Beethoven, dans son dernier moment, recouvra l’ouïe et la voix; il s’en servit pour répéter certains accords qu’il appelait ses «prières à Dieu». Par lesquels de leurs personnages Shakspeare et Balzac se virent-ils assister au seuil de la mort?
C’est une grande audace qu’un passant ose s’interroger sur les pensées d’agonie, sur les «prières à Dieu» du Tintoret; mais il y a dans Venise cette douce sociabilité, cette atmosphère exquise et simple dont un salon aristocratique enveloppe le plus insignifiant invité au point de lui donner la brève illusion qu’il est de la famille. Un étranger, que son aigre pays ne préparait point à s’associer à ces magnificences excessives, va tout naturellement dans l’église voisine, à la Madona del Orto, saluer avec sympathie la tombe du Tintoret.
Le lecteur excusera-t-il que, depuis la Cà d’Oro, nous naviguions si lentement vers la petite église Sainte-Alvise, située à la pointe nord-ouest de Venise, mais où, tout de même, nous pouvions arriver en vingt minutes? Je cherche à rendre sensibles les impressions d’une flânerie du matin. C’est une des cent promenades, en dehors des magnificences classées, dans la pleine et abondante vie vénitienne.
Les guides ignorent Sainte-Alvise, que Burckhardt se borne à mentionner, et le seul Ruskin la célèbre éperdument. L’abandon de tout ce quartier, son silence, l’herbe qui croît et la présence continuelle du passé collaborent à la physionomie d’une telle petite église, un peu en recul sur son perron de trois marches, dans une place déserte, usée lentement par le clapotis de l’eau, mais où la limpidité de l’air ne laisse pas déposer une poussière.
On trouve à Sainte-Alvise de belles œuvres de Tiepolo et des petits tableaux puérils, les premiers que peignit Carpaccio. Quelle virtuosité tendre et lyrique dans ces Tiepolo! S’il peignit alternativement, comme je le crois, des ballets et des opéras, ne cherchez point ici des jambes adorables, mais l’un de ses grands airs, une composition héroïque et romanesque que baigne l’atmosphère du Tasse ou de l’Arioste. Avec les mêmes qualités que sa Cléopâtre du palais Labbia, c’est une brillante variation sur le thème de Jésus entre les larrons. Pour prendre le bon point de vue sur cette toile, gravissez une tribune branlante parmi les toiles d’araignées: voici l’orgueil romain qui joue de la trompette, un fier cheval (auprès de qui celui d’Henri Regnault et du général Prim se donne bien du mal pour avoir des reins), et puis les deux bandits juifs. Cette trompette toujours et surtout! elle emplit les oreilles du spectateur: c’est elle qui précipite dans les airs ces fanfares de couleurs. Quant aux disciples, grands, élégants dans leur douleur, quel noble deuil de patriciens! La pompe de Tiepolo est très propre à désobliger les personnes qui ont de l’humilité d’âme. Elle contraste avec les huit tableautins que peignit Carpaccio dans sa première enfance. Sur de telles reliques, vous pensez si Ruskin s’excite! Les visiteurs que leur tempérament, leur sexe féminin, leur religion anglicane et surtout leur virginité, disposent à supporter les bavardages ruskiniens, goûteront un plaisir complet s’ils songent que Carpaccio, quand il s’exerçait à ces bégaiements, gentil enfant du peuple, avec un costume pittoresque, ressemblait certainement beaucoup à ces gamins qui, sur le campo de Sainte-Alvise, guettent l’approche d’une gondole et courent chercher le sacristain pour qu’il ouvre la porte de l’église...
C’est un précieux coffret, cette église défaillante qui cache dans un lointain quartier la maëstria du dernier des grands Vénitiens et les tâtonnements de leur initiateur; mais, fût-elle dépouillée de ses trésors par la brocante, elle n’en parlerait pas moins, car, plutôt qu’un objet, elle semble une personne, oui, vraiment, une créature modeste, exquise et sans défense.
Le soleil et l’humidité viendront à bout de Sainte-Alvise, où leurs deux puissances se combattent. Mais cette agonie prolongée, voilà le charme le plus fort de Venise pour me séduire. Et si l’on juge d’après une sensibilité que je ne prétends pas commune à toutes les âmes, mais que je voudrais rendre universellement intelligible, les magnificences des grandes époques vénitiennes et la Cà d’Oro restaurée ont moins de pointes pour nous toucher au vif que les mouvements d’une ville quand sa désagrégation libère des beautés et d’imprévues harmonies que contenaient ses premières perfections.
Jamais cette Venise moderne ne nous émeut davantage que dans les quartiers écartés de son cœur, d’où toute richesse se retire. Ah! bénissons sa pauvreté! Une administration qui jouirait d’excédents budgétaires ouvrirait certainement de larges voies, voudrait mener les trains jusqu’à la Dogana et jeter un pont sur le canal de la Giudecca. Se bornât-elle à soigner ses merveilles, que déjà je m’inquiéterais. Admirons et encourageons ceux qui consolident Venise, mais craignons les «restaurations», qui sont presque toujours des dévastations. Nous ne voulons pas qu’on paralyse rien, fût-ce une ville morte, fût-ce un ordre d’activité, que j’ose appeler la vie d’un cadavre. Il ne faudrait point qu’une discipline générale figeât ces canaux de fièvre et vînt étendre sur la beauté cette perfection convenue qui glace dans les musées.
Ces allées secondaires, étroites, obscures, mystérieuses, serpentantes, sont les réserves où Venise, sous l’action du soleil, de la pluie, du vent et de l’âge, continue ses combinaisons.
Acceptons qu’elle nous montre des états éloignés de ses magnifiques floraisons historiques dont nous avons, comme elle, perdu l’âme. Le soleil aussi passera de la phase éclatante, de la phase jaune, à cette phase rouge que les astronomes appellent de décrépitude. Le centre secret des plaisirs, tous mêlés de romanesque, que nous trouvons sur les lagunes, c’est que tant de beautés qui s’en vont à la mort nous excitent à jouir de la vie.
II
UNE SOIRÉE DANS LE SILENCE ET LE VENT
DE LA MORT
Le secret des puissances qu’a Venise sur les rêveurs, on le saisit mal tant que l’on étudie une à une ses perfections. Pour nous faire une philosophie des choses, il faut que notre barque s’éloigne du rivage et que nous embrassions l’ensemble. Sur la lagune on peut connaître les états extrêmes où parviendra la ville des doges si nulle intervention grossière ne contredit sa destinée, si les bandelettes des embaumeurs ne viennent pas entraver ses successives délivrances, ses mouvements vers le néant.
A quelques heures de gondole, visitons la brèche où le silence et le vent de la mort, déjà installés, prophétisent comment finira la civilisation vénitienne. Dans Saint-Michel, Murano, Mazzorbo, Burano, Torcello et Saint-François-du-Désert, îlots épars sur cet horizon désolé, les hommes de jadis essayèrent plusieurs Venises avant de réussir celle que nous aimons, et le chef-d’œuvre se défera comme aujourd’hui les maquettes où ils le cherchèrent.
Nulle ville mieux orientée que Venise. Les magnificences du Grand Canal ont le soleil pour coadjuteur. Si nous passons à la partie septentrionale, que n’atteignent plus ses rayons directs, déjà le frissonnement de l’eau, l’atmosphère tout accablée attristent nos sens. Dès les fondamente nuove où l’on embarque pour ces îles mortes, l’imagination qui n’est plus soutenue et concentrée par les monuments de l’art, accepte des impressions plus vagues, se disperse en rêveries et flotte sur l’horizon de deuil.
La première étape de ce pèlerinage, c’est, après vingt minutes, Saint-Michel, l’île de la Mort. Ce cimetière de Venise est clos par un grand mur rouge, et présente une cathédrale de marbre blanc, avec une maison basse, rouge elle aussi, dont les fenêtres ouvrent sur les eaux vertes et plates à l’infini de cette mer captive. Chateaubriand remarqua ces fenêtres, en 1831, quand il se rendait de Venise à Goritz auprès de Charles X. Chassé jadis du ministère par ses coreligionnaires, il leur avait dit: «Je vous montrerai que je ne suis pas de ces hommes qu’on peut offenser sans danger.» Il était de ceux (au dire de Guizot) envers qui l’ingratitude est périlleuse autant qu’injuste, car ils la ressentent avec passion et savent se venger sans trahir. Sa vengeance, maintenant, il la tenait; il allait s’incliner respectueusement devant le vieillard déchu: «Sire, n’avais-je pas raison?» Plaisir d’orgueil, satisfaction amère et qui ne rétablit rien. La gloire sans le pouvoir, c’est la fumée du rôti qu’un autre mange. Le brisement de la mer sur des pierres délitées qui protègent un charnier lui aurait donné un rythme large pour le psaume monotone de ses dégoûts.
Bœcklin a peint une «Ile de la Mort» fameuse en Allemagne. Il put prendre à San Michele son point de départ. Sa toile cherche le tragique par de longs peupliers lombards, par des cyprès, de lourdes dalles, par le silence et des eaux noires; mais la joie des gondoliers y manque qui conduisent ici les cadavres et qui, couchés dans leur barque mouvante, à la rive du cimetière, plaisantent en caressant un fiasque. Pour nous désespérer sur notre dernière demeure, il ne faut pas l’environner d’une horreur générale; c’est nous flatter, c’est un mensonge; faites-moi voir plutôt l’indifférence: seules pleurent deux ou trois personnes impuissantes et bientôt elles-mêmes balayées, pour qu’il en soit de nous et de notre petit clan exactement comme si nous n’avions pas existé[1].
[1] On trouvera les notes à la fin du volume.
Franchissons ce digne seuil de notre voyage, cherchons plus avant des images plus funèbres et plus rares.
Notre gondole oblique de San Michele vers sa voisine, Murano. Tous les étrangers y visitent les verreries, et les poètes commémorent les délices de ses jardins, fameux dans toute l’Europe avant que la République eût fait la conquête de Padoue et que les grands seigneurs peuplassent la Brenta. C’est ici qu’au milieu des fleurs de l’Orient, que la nuit faisait plus odorantes, et tandis que la vague balançait les gondoles à la rive, les voluptueux, les amants discrets et les politiques venaient s’attarder sous le masque. Mais à travers ces ruelles et ces sombres canaux, cinq siècles d’art sont trop contrariés dans leur décomposition pour que les amants eux-mêmes du romanesque, du douloureux et de l’extrême automne, y puissent séjourner. C’est bien que les puissants et délicats palais sarrasins, lombards, gothiques, reçoivent sur leurs marches déjointes l’eau que chasse en glissant notre barque; c’est bien qu’aux deux rives leurs façades perpétuent la galerie du rez-de-chaussée, la loge du premier étage, les gracieuses fenêtres en guipure de pierre et les marbres de couleur; mais pourquoi des planches, des briques, pourquoi de grossiers matériaux apportés par la misère sordide étançonnent-ils des œuvres de luxe qui se refusaient à persévérer dans la vie? Ces logis, abandonnés par l’intelligente aristocratie de marchands qui les édifia, n’épuiseront pas noblement leur destin. Dégradés par une appropriation industrielle, ils deviennent d’ignobles masures, quand ils pouvaient être un pathétique mémorial. La mort qui les couvre de ses sanies ne leur apporte ni le repos ni l’anonymat. Notre guide nous désigne des cloaques: «Ici furent les chambres consacrées à la musique, à la poésie, à l’amour, par de jeunes patriciennes et par des artistes.» Une telle exploitation de l’agonie passe en déplaisir le cimetière de San Michele. Puisse-t-il mentir, ce miroir présenté à Venise! Allons chercher, toujours plus loin, des précédents qui promettent à la beauté qu’elle mourra intacte. Sur l’extrême lagune, des îlots flottent, dit-on, où les plus précieux objets s’abîment sans mélange aux liquéfactions de la mort.
Notre gondole balancée longeait et tournait le mur qui ferme Murano. Sur ces eaux peu profondes et pâles, qui présentent parfois les couleurs excessives des fleurs d’automne, nous suivions un chenal entre des balises, tandis qu’affleurait çà et là un limon mal dissous. Une voile, violemment colorée d’ocre, coupait seule devant nous le frémissement brillant de l’air et la solitude de la plaine. Ces vastes espaces liquides, qui, vers le septentrion, bordent la ville des doges, sont aussi tristes que la campagne romaine: l’artiste et le philosophe aiment à peser cette désolation presque palpable et lourde comme la vraie beauté.
Mazzorbo, Burano au loin émergèrent pareilles à des nymphéas flottants. Mazzorbo eut jadis des couvents de Bénédictines. Nobles viviers pour le plaisir! Le doge André Contarini, au XVIe siècle, se faisait un mérite d’avoir résisté aux séductions des religieuses. Ces belles complaisantes, sans doute grasses comme des cailles, ont depuis longtemps augmenté de leur chair pécheresse la maigre terre végétale de l’îlot. Elles revivent dans les grenades, les figues et le lierre vigoureux qui composent une parure classique à des ruines informes. Comme on aime ces fruits, parmi ces décombres et cette misère, de n’avoir pas désespéré! Ils ont de la rosée le matin, et le soir des couleurs éclatantes, des parfums plus forts que la fièvre. Sur une chaussée marécageuse et déserte, ces bouquets espacés d’allègre végétation semblent l’effort de quelque magie. Les beaux bras des nonnes impénitentes se tendent encore du rivage sur la mer dans ces longs acacias.
Un pont de bois réunit Mazzorbo à Burano. Ce second îlot rappelle Martigues, en Provence, que Charles Maurras m’a fait aimer, mais qui ne montre ni ces tons roses, ni cette indigence.
Sur le seuil des maisons basses, le long du canal ou dans une rue pauvre, on voit les dentellières faire leur point fameux, non pas avec le fuseau, mais avec l’aiguille à coudre. Ces belles affamées se détruisent la vue pour créer des parures fragiles, dont c’est juste de dire qu’elles coûtent les yeux de la tête. Les hommes sont pêcheurs, mais l’Adriatique s’appauvrit de poissons en même temps que la vente devient moins rémunératrice. Misère nécessite saleté; ces pauvres pourrissent leur sol que pourrit aussi la lagune.
Dans ce nid de boue, j’ai souhaité que la désolation s’aggravât d’un degré, afin que l’humanité disparût d’un site où elle ne peut plus se nourrir. La mort ne rabattrait rien d’un spectacle dont elle fait la magnificence.
Quand notre gondole, après avoir navigué un quart d’heure dans cet éternel silence, toucha la boue du rivage, nous suivîmes un sentier, le long du canal de desséchement, entre deux haies de raisins, de grenades et de figues mêlés, pour atteindre l’unique place de Torcello, où l’on trouve la cathédrale de Santa-Maria, l’église de Santa-Fosca et le Baptistère.
La cathédrale est de cette sorte d’églises qui se rattachent aux basiliques romaines. Le Baptistère octogonal et le petit temple de Santa-Fosca appartiennent au noble système byzantin, qui ne donne pas de perspective longitudinale, mais a pour élément essentiel la coupole centrale. Quand cette petite place ne nous présenterait pas des beautés suivant notre goût, ces styles vénérables nous inviteraient du moins à rêver sur l’histoire. Les joyaux de Torcello ne cèdent à rien de Venise et sont figés dans une mort aussi forte que Ravenne.
Un vent tragique soufflait sur ces trois sépulcres, qu’une femme aux longs voiles vint rapidement nous ouvrir. Il semblait qu’elle fût pressée de retourner chez elle veiller un cadavre. Quand nous pénétrâmes à Santa-Maria, une moisissure d’eau et de siècles arrêta notre respiration: le bruit de la lourde porte qui retombait en s’opposant à l’air et au soleil nous parut le glissement d’une dalle sur un in-pace. Que ne puis-je lire les mosaïques qui tapissent la cathédrale! J’y trouverais tout un système dogmatique et poétique; j’entendrais la voix mystérieuse de l’an mil, car, autant qu’il décore, cet art explique: il est une écriture figurative. Je ne sais pas déchiffrer ces magnifiques rébus, et quand je comprendrais leurs lettres, leur esprit me deviendrait-il intelligible? Pourtant j’appréciai dix-sept têtes de morts enfilées par les yeux, auxquelles faisaient pendant dix-sept têtes vivantes avec des boucles d’oreilles. Élégante variation sur nos frivolités! Cette double brochette nous convainc mieux que les danses qui bouffonnent aux murs du cimetière à Bâle.
La pureté, la jeunesse, la grâce de ces trois monuments oubliés dans cet éternel novembre font la boue malsaine de Torcello voisine, dans mon amitié, de la prairie pisane, où le Dôme, le Baptistère, la Tour penchée et le Campo-Santo maintiennent un printemps plus doux que l’avril sicilien. Sous deux climats moraux différents, Pise et Torcello sont également excitateurs de l’âme. La prairie pisane et son trèfle architectural à quatre feuilles s’enorgueillissent d’une féconde invention artistique, car l’esprit renaissant y soumit la matière à des lois nouvelles; Torcello se borne à utiliser les fragments antiques suivant un système traditionnel: l’homme reçoit ses motifs d’action et des tombes et des berceaux.
La vénérable basilique, le Baptistère et Santa-Fosca furent construits avec les ruines d’Altina, édifiée, elle-même, par des fugitifs, alors qu’Attila venait d’anéantir la puissante Aquilée; et cette succession de désastres, qui tient dans un bref espace de siècles, donne à l’imagination une vaste perspective. J’eusse aimé de m’y attarder, mais comment passer plusieurs jours sur ce sol malade? Une fièvre apportée par l’air et par l’eau le corrompt, cependant que lui-même s’empoisonne de ses émanations.
De cette terre pourrie, des enfants avaient surgi et augmentaient à toute minute. On n’imagine pas de pauvres plus sympathiques et plus abandonnés. MM. Molmenti et Mantovani, historiens véridiques, virent une femme manger une tranche de polenta avec une galette de terre pressée en guise de pain. Le jeune troupeau de ces condamnés à la faim et à la fièvre me poursuivait en m’offrant des trèfles à quatre feuilles. Enchantés de ma crédulité, ils ravagèrent les ruines, et, ma gondole déjà loin, ces infortunés marchands de bonheur me tendaient encore des talismans à pleines poignées.
Au quitter de Torcello et revenant vers Venise, nous côtoyons des espaces où la pourriture s’est faite liquéfaction. Le gondolier nous désigne l’emplacement où fut l’Isola delle Donne, «l’île des Dames». Insalubre et battue de courants marins, cette île, qu’ornaient de nombreuses églises, devint un nid de serpents et de voleurs; en 1665, on y transporta les ossements exhumés des églises trop pleines. Confus amas que l’industrie moderne employe impudemment à raffiner ses sucres. On affirme que les restes du fameux doge romantique, Marino Faliero, échouèrent ici pour cet usage. Les poètes, dégoûtés par cette utilité industrielle, vont jeter par-dessus bord un héros qui pourtant leur a rendu bien des services. Finir dans la mélasse et dans les poèmes d’opéra, c’est trop de platitude. Il vaudrait mieux dans un charnier infâme rassasier les chiens de Jézabel.
Je me penchais vainement sur la lagune polie et homogène pour distinguer Anania, l’îlot qu’elle a submergé. Les plongeurs visitent, sous ces eaux mortes, des maisons englouties avec leurs richesses architecturales. Tandis que j’essayais dans le silence d’entrevoir ce passé, les minces sons d’une musique qui faisait danser, en l’honneur de Sainte-Marie-du-Rosaire, dans une salle basse de Burano, traversèrent ces vastes espaces éblouissants. Le désert donnait cette fête suave sans spectateurs, mais un peuple entier se fût retenu de respirer pour n’en pas ternir la délicatesse.
La journée s’avançait quand nous touchâmes à Saint-François-dans-le-Désert et aux parties les plus sublimes de désolation. L’heure tardive collaborait avec le paysage. C’est dans cet îlot que François d’Assise, au retour d’Égypte, débarqua. Il voulut prier; les oiseaux tapageaient; il leur dit la parole fameuse: «Petits oiseaux, mes frères, cessez de chanter, sans quoi je ne pourrais louer Dieu.» En Ombrie c’eût été une gentillesse, mais dans ce décor tragique cette parole a tout dévasté. Quand il eut fait oraison, le saint fut coupable de ne pas ranimer le ramage des oiseaux.
«Le soleil d’Assise, dit Dante, épousa une femme à qui, comme à la mort, personne n’ouvre la porte du plaisir.» Quels sont les amants que désignent ces paroles mystérieuses? François et la Pauvreté. Voilà un beau décor pour ce mariage mystique. Un chien aboyait derrière les hauts murs du couvent des Franciscains qui ne laisse libre sur l’îlot qu’une étroite bande de désert.
Nul sujet de rêverie ici que la préparation à la mort. Des lieux d’un tel caractère provoquent chez tous les hommes, moines catholiques ou passants sceptiques, quelques doctrines qu’ils professent, un ébranlement de même ordre. Les solitaires chrétiens appelaient vivre pour l’éternité ce que nous appelons s’observer, comprendre le néant de la vie. Plongés dans un même milieu, nous élaborons, tous, des raisonnements et des images analogues. De plus en plus dégoûté des individus, je penche à croire que nous sommes des automates. Nos élans les plus lyriques, nos pensées les plus délicates sont d’un ordre tout à fait grossier et général. Enchaînés les uns aux autres, soumis aux mêmes réflexes, nous repassons dans les pas et dans les pensées de nos prédécesseurs.
Je fus averti qu’un tel jour approchait de son terme par les torrents de sang qui se mêlèrent à la lagune. Le soleil, en la quittant, ne voulait-il laisser derrière lui qu’une belle assassinée? De monstrueuses araignées travaillaient à relier de leurs fils les chétifs arbustes de la rive. Les crabes se hissaient hors de l’eau. C’était l’heure de la plus active fermentation, et pour gagner Venise j’avais encore un long temps de gondole.
L’eau qui entoure San Francesco est plus morte que sur aucun point de cette mer esclave. Nous serpentions dans un chenal étroit, à travers des terres demi-noyées et faites d’herbes pourries, d’où se levaient de grands oiseaux. Tout auprès de nous, les perches dressées pour avertir les bateliers semblaient des tracés posés sur un tableau sublime pour guider d’inhabiles copistes. Là-bas, sur notre droite, Venise, au ras de la mer, s’étendait et devait faire une barre plus importante à mesure que le soleil s’anéantissait. Des colorations fantastiques se succédèrent qui eussent forcé à s’émouvoir l’âme la plus indigente. C’étaient tantôt des gammes sombres et ces verts profonds qui sont propres aux ruelles mystérieuses de Venise; tantôt ces jaunes, ces orangés, ces bleus avec lesquels jouent les décorateurs japonais. Tandis qu’à l’Occident le ciel se liquéfiait dans une mer ardente, sur nos têtes des nuages enivrants de magnificence renouvelaient perpétuellement leurs formes, et la lumière crépusculaire les pénétrait, les saturait de ses feux innombrables. Leurs couleurs tendres et déchirantes de lyrisme se réfléchissaient dans la lagune, de façon que nous glissions sur les cieux. Ils nous couvraient, ils nous portaient, ils nous enveloppaient d’une splendeur totale, et, si je puis dire, palpable. Vaincus par ces grandes magies, nous avions perdu toute notion du réel, quand des taches graves apparurent, grandirent sur l’eau, puis nous prirent dans leur ombre. C’étaient les monuments des doges.
Nous rentrâmes dans la ville avec un sentiment de stupeur et de regret, avec la courbature générale que dut avoir Lazare à sa résurrection. Au sortir des sépulcres de Burano, de Torcello et de Mazzorbo, nous venions d’être ravis, la fièvre aidant, jusqu’aux fulgurations que les croyants placent après la mort.
Au reste, il est impossible de rapporter l’agonie du soleil sur la lagune vénitienne. Après s’être prodigué jusqu’à nous contraindre à sortir de notre personnalité, il nous touche le front d’un dernier rayon pour nous dire: «Et maintenant, oublie; il ne faut pas que ces choses soient révélées.» C’est qu’alors nous atteignons aux points extrêmes de la sensibilité, quand le rare s’élargit et se défait dans l’universel, et que notre imagination, à poursuivre le but sans trêve reculé de nos désirs, s’abîme dans une lassitude ineffable. La nuit qui succède à ces aspects extraordinaires envahit aussi notre cerveau, et leur conjuration ne nous laisse que des souvenirs vacillants.
Je suis allé respirer un myrte du désert: comment prouver son parfum, dont la poésie provient de ce qu’il se dissipe stérilement et retombe aux miasmes d’un rivage décrié!
III
LES OMBRES QUI FLOTTENT SUR LES COUCHANTS
DE L’ADRIATIQUE[2].
Il faut pourtant faire un effort. Ne soyons pas si lâches que d’épeler Venise, ses pierres, ses eaux, ses rivages et de renoncer à lire sa pensée. Essayons de lui saisir l’âme. Si nous ne recueillons rien de la grande Venise commerçante et dominatrice, qu’est-ce donc que notre augmentation de poids sur ses lagunes? Au risque de laisser en chemin une partie des sentiments dont un séjour à Venise nous charge, essayons de les dénombrer. Révisons avec une volonté systématique ce que nous avons d’abord enregistré à notre insu. Le plaisir d’une longue réflexion méthodique n’est pas inférieur aux abandons de la rêverie.
Il y a, tout au bas, dans Venise, une population débonnaire, naïve, ignorante du mal: de vrais pigeons. Oui, des pigeons. Le mouvement de l’oiseau, son frisson qui monte jusqu’à son cou en soulevant un peu son duvet, c’est le geste de la Vénitienne écartant soudain les coudes pour rouler son châle sur la nuque, pour mieux en disposer les plis. Et puis, son regard si honnête, si doux, content de plaire à l’étranger sans mauvaise pensée, moins d’une femme qui connaît son prix que d’un bon animal qui promène et lustre, comme veut la nature, sa beauté!
Les gens du peuple, à Venise, sont pauvres, très pauvres. Aussi leurs frères, les pigeons de la place Saint-Marc, se méfient-ils. Les chats aussi se méfient. Parfois, me promenant le soir, j’ai vu un homme penché dans l’ombre, et puis une longue plainte; l’homme serrait avec ses deux mains.
Au-dessus de cette plèbe, l’antique aristocratie subsiste, qui habite toujours ses palais de famille. Désirez-vous y louer un étage, vous l’aurez tout meublé, et, si vous insistez pour acheter le palais même, je pense que pour cent mille francs vous obtiendrez une belle demeure historique (mais il faudra dépenser la même somme pour les réparations urgentes). Ce n’est point que ces descendants des Magnifiques manquent d’argent, mais leurs intérêts sont dans leurs propriétés du Veneto. Ils manquent encore moins d’esprit, mais ils ne sont plus reliés à rien dans Venise où le patriotisme municipal fut toujours leur vertu et le service de l’État leur emploi. Quand cette grande tâche qui les portait leur fut enlevée, ils glissèrent naturellement aux mœurs de leurs compatriotes, c’est-à-dire à l’indolence.
A travers les siècles, en effet, les Vénitiens, doucement et despotiquement gouvernés par une étroite oligarchie qui fit de l’espionnage son principal moyen intérieur, ont vécu dans une telle méfiance qu’ils se sont désintéressés de la chose publique. Quand la ville perdit son indépendance, elle ne devint pas triste. En 1824, Stendhal écrivait: «Les Vénitiens, les plus insouciants et les plus gais des hommes, se vengent de leurs maîtres et de leurs malheurs par d’excellentes épigrammes.» Aujourd’hui cette grande République semble tout bonnement la ville italienne moderne, aimable, cancanière, à peu près pareille aux autres (du moins pour nos yeux mal avertis d’étrangers).
La République de Saint-Marc est morte, aussi morte que l’Égypte des Pharaons. L’une comme l’autre ont laissé des témoignages fastueux, mais leurs efforts et leur grandeur ne se rattachent plus à rien de réel. L’activité et l’ordre de l’univers sont à cette heure comme si Venise la guerrière, la dominante, n’avait point guerroyé ni dominé. Nul de ceux qui poursuivent les aspects du soleil sur le Grand Canal et qui prennent des glaces sur la Piazza et qui disent: «Combien j’aime Venise!» ne signifie par là qu’il recueille l’héritage de volontés et d’aspirations que symbolise le lion de Saint-Marc. A proprement parler, pour nous, il n’est plus de Vénitiens. La population réelle de Venise semble faite de cosmopolites, millionnaires ou artistes, à peu près fixés dans les vieux palais historiques et sur lesquels passent d’incessantes caravanes de touristes.
En avril 1797, le général Bonaparte dit au commissaire de la République: «J’ai 80000 hommes... je ne veux plus d’inquisition, plus de Sénat... Je serai un Attila pour Venise.» Sur ces terribles menaces, dans un conseil hâtivement réuni par le doge épouvanté, le procurateur François Pezaro prononça une phrase qui, plus sûrement encore que l’épée de Bonaparte, déchire le vieux pacte et désagrège Venise: «C’en est fait, dit-il de ma patrie. Je ne puis la secourir, mais un galant homme se trouve toujours une patrie.»
Je vous propose de recueillir ces mots pour y voir dorénavant la devise de Venise, la formule de sa moralité nouvelle.
Aussi bien, depuis longtemps, elle était en formation, cette Venise cosmopolite. Il ne serait point malaisé de suivre à travers ses annales un élément qui l’a toute envahie aujourd’hui. Le seigneur Pococurante, noble Vénitien, chez qui Voltaire mène Candide, fait voir une belle satiété de dilettante. Les six rois, de qui le souper parut une mascarade de carnaval, précèdent dignement les singularités et les malheurs de don Carlos.
Des causes variées peuvent nous déterminer à un séjour habituel hors du pays natal; Madère, Cannes, Nice, Monaco, Florence, Rome, Corfou, attirent, chacune, des catégories différentes d’exilés volontaires. Les déracinés qui fréquentent Venise sont, plutôt que des amuseurs mondains, des mélancoliques naturels ou des attristés, des âmes ardentes et déçues. En effet, pourraient-ils habiter un tel lieu s’ils ne cherchaient les voluptés de la tristesse? Quelque composite que la fassent ses origines, la société qui se soumet à l’action d’un si rare climat doit nécessairement prendre des mœurs communes. Ce n’est point impunément qu’on s’approprie un même fonds d’images, qu’on enregistre continuellement des sensations si puissantes et si particulières. Toute réunion d’hommes, la supposât-on plus incohérente encore que les cosmopolites qui peuplent aujourd’hui Venise, tend à former une tradition. Elle travaille instinctivement à mettre debout un type sur lequel elle se réglera. Nulle société ne peut se passer de modèle: elle se donne toujours une aristocratie.
Bien des fois, quand la lumière horizontale du soir incendiant Venise magnifie la pointe de la Dogana et la Salute, qui est en somme une fort médiocre église, à l’heure où les magies du soleil descendent sur le canal cependant que les miasmes s’en exhalent, j’ai entendu les airs du carnaval de Venise, ces airs nostalgiques qui retentissent d’une génération à l’autre, et j’ai vu les grandes ombres qui chargent d’un sens riche ces espaces plats. Elles filaient comme les nuages, mais nuages elles-mêmes, à bien examiner, elles font ici l’essentiel et le solide, tout le poids dont Venise aggrave les prédispositions de ses dignes visiteurs.
Les ombres qui flottent sur les couchants de l’Adriatique, au bruit des angélus de Venise, tendent à soumettre les âmes.
Gœthe et Chateaubriand.
Un jour, errant sur les canaux, je trouvai près d’un pont, Ramo dei fuseri, une inscription allemande: «Gœthe habita ici du 28 septembre au 14 octobre 1786.» C’est l’auberge Victoria. Elle fait un bon et solide palais. Au rez-de-chaussée, il y a un marchand de tapis, Faust Carrara. Je me plus tout naturellement à chercher si Gœthe avait promené ici des sentiments qui fussent propres à renouveler ma curiosité.
En 1786, Gœthe ne donna de soins qu’aux édifices de Palladio qui s’est formé par l’étude de l’antique romain.
Avec des œillères, lui aussi, Chateaubriand parcourut Venise. Pour un véritable homme, la discipline, c’est toujours de se priver et de maintenir fortement sa pensée sur son objet. Rien de pire que des divertissements et des excitations de hasard, quand il faut veiller que toutes nos nourritures fortifient un dessein déjà formé. L’auteur du Génie du Christianisme allait quitter, le 28 juillet 1800, le môle de la Piazzetta pour quérir aux ruines d’Athènes, de Jérusalem, de Memphis et de Carthage, les émotions et les images qu’attendaient ses Martyrs. Il mentionne dédaigneusement qu’il a vu dans Venise «quelques bons tableaux». Comme c’était son génie d’enrichir la sensibilité catholique, il ne se plut qu’à s’attendrir près des tombes illustres, dans les églises, tandis que sonnaient les cloches des hospices et des lazarets...
Quelle opposition dans les deux domaines classique et romantique où s’enferment ces deux pèlerins! Mais c’est moins par leurs doctrines que par leur élan que les hommes nous entraînent. Gœthe qui voulait se former une conception sereine de l’univers, et Chateaubriand qui courait conquérir la gloire pour mériter à Grenade une jeune beauté, nous sortent l’un et l’autre des basses préoccupations. Avec l’Iphigénie en Tauride aussi bien qu’avec les Martyrs, nous prenons en dégoût les asservissements de la vie.
L’Iphigénie allemande, jeune bourgeoise ou princesse, ne dira pas tout ce que contient son cœur d’exilée. Mais cette captive se sent de grande race. Ses hautes et fortes pensées sont comprimées, prêtes à éclater. Iphigénie, sur la falaise barbare de Tauride, quand elle entend son frère Oreste, exhale une plainte qui nous émeut, comme fait aux landes bretonnes Lucile caressant René.
Magnifiques annonciateurs! Deux grands poètes, il y a cent ans, passèrent ici, qui cherchaient des formes pour incarner avec le plus de noblesse une même idée d’exil,—exil loin du sol natal et des ancêtres, exil des paradis rêvés. Le jeune Gœthe, si solide, un peu lourd, assuré envers et contre tout, et le vicomte de Chateaubriand, à la fois artificiel et le plus sincère des hommes, voilà deux cariatides, deux beaux pendants au seuil de la Venise cosmopolite.
Byron.
Sur le sable du Lido, quel est ce rassemblement d’ombres? Mickiewicz, Sand, Musset, Chateaubriand vieilli lui-même viennent chercher les traces des chevaux de Byron. On note ici certaine scène de magie. Au monticule le plus élevé de cette grève, en octobre 1829, par un soir de lune sans brise, tandis que la mer grondait doucement, Mickiewicz appuyé contre un arbre eut une belle vision mystique. Il arrivait de Weimar; l’atmosphère sereine de Gœthe l’avait influencé; elle le détournait des chemins rudes où l’engageait le sentiment de ses devoirs propres et de sa destinée. L’âme de Byron lui apparut; elle le soutint contre cette tentation bien connue de tous les héros. Ce fut sa transfiguration. Il se détermina irrévocablement à conformer sa vie extérieure à sa vie intérieure, et, laissant là toute humaine habileté, à se régler non point sur des calculs personnels, mais, comme il disait, sur la volonté divine.
Que de belles choses nous rencontrerions s’il nous était loisible de suivre ce prophète polonais, ce véritable inspiré, mais il ne fait que traverser Venise où Byron conquiert la place la plus en vue par trois années d’un séjour presque ininterrompu (de la fin de 1816 au début de 1820).
Souhaitez une occasion de remonter la Brenta sur ces barques lentes qui seules cheminent encore de Fusine à Padoue. Par un doux et magnifique automne, tandis qu’aucune lettre de France ne peut ici nous rejoindre, qu’il fait bon sur cette vieille eau désertée! Les deux rives en septembre-octobre ont la belle couleur des fruits mûrs. C’est par cette route que nos aïeux gagnaient Venise, devant une suite continue de maisons de plaisance que le XVIIIe siècle emplit de musique, d’amour et de douceur de vivre. Les guides n’en mentionnent même plus le souvenir. Vainement chercheriez-vous les ruines des villas palladiennes et le dessin des parcs de plaisir. Cependant après un long temps, quand le batelier qu’étonne votre caprice vous nomme Mira, accostez, errez dans cette petite bourgade, car voici l’instant favorable pour évoquer Byron. Ce n’est plus au Lido qui manque de solitude, ce n’est point au fort mauvais palais Mocenigo, dont il n’habita somme toute qu’un étage loué en garni, c’est sur cette rive solitaire, c’est à Mira où il reçut Shelley et sa chère Guiccioli, la comtesse de seize ans, qu’on peut trouver encore l’ombre insolente de l’Anglais.
Mais si, pour évoquer Byron, il n’est pas encore assez de tristesse ni de délaissement sur cette Brenta déchue, allez donc le chercher dans ses pages vénitiennes, dans le quatrième chant de Childe Harold et dans le premier du Don Juan.
Quand la gloire de Byron ne serait plus que la charpente dénudée qui survit au feu d’artifice, j’y porterais encore volontiers mes regards. C’est pour une raison singulière, mais qui ne sait la diversité des motifs sur quoi chacun de nous compose son Panthéon! J’aime Byron parce qu’il ressemble au plus fameux ennemi de mon pays, ennemi qui m’est cher pour ses puissances redoutables elles-mêmes, car nous l’avons glorieusement vaincu. Tous les portraits de Byron font voir cette expression énergique jusqu’à la fureur, impudente, avide de risques et de domination immédiate, magnifique parce qu’elle veut tout briser et qu’elle se brisera elle-même, qu’on voit au Charles le Téméraire peint par Hugues van der Goes (dans le Musée de Bruxelles). Ah! cette belle lèvre inférieure proéminente, chez l’un et l’autre si caractéristique!
Byron le Téméraire! si je parlais pour des hommes libres, je dirais qu’il fut un scélérat, un merveilleux poète et le plus haut philosophe. Oui, Don Juan où Venise secrètement collabore (et je ne dis point seulement par l’influence de l’Arioste, mais encore par une atmosphère de débauches) est la plus haute philosophie. «A Venise, disait Shelley, il s’est ruiné la santé. Sa faiblesse était telle qu’il ne pouvait plus digérer aucune nourriture et il était consumé par la fièvre.» A l’automne de 1819, Moore lui trouva une certaine bouffissure du visage. Avec son incomparable puissance cynique, lui-même écrit dans ses plus belles strophes de Venise: «L’ambition fut mon idole; elle a été brisée sur les autels de la douleur et du plaisir: ces deux déités m’ont laissé plus d’un gage où la réflexion peut s’exercer à plaisir.» Quand il eut trouvé le moyen de pousser sa destinée dans la voie où il suivait les aventuriers normands et les chevaliers errants, en même temps qu’il précédait Garibaldi, quand une mort précoce où l’on voit ses excès interrompit à Missolonghi sa lecture de Quentin Durward, son cerveau, un cerveau formidable, supérieur, dit-on, à celui de Cuvier, était une masse affreuse, mise en bouillie par l’alcool, l’opium, certaine tare et tous les abus destructeurs: un cloaque. Il avait une émotivité formidable: il était perméable à toutes les puissances qu’a la vie pour nous affecter. Il a fait souffrir, torturé tout le monde autour de lui; il a aussi exprimé les plus nobles idées. C’était très naturel qu’il y fût sensible. Dans chacune de nos tourmentes françaises, n’avons-nous pas vu des personnages qui étaient, en même temps que des bandits, les êtres les plus accessibles aux grandes causes généreuses et capables de se faire tuer pour elles? Il a toujours voulu se détruire, ce Byron.
Musset et George Sand.
Auprès de ce lord bruyant et de son immense scandale, quel petit personnage que ce jeune Français de vingt-trois ans, presque un gamin, et qui, pour venir à Venise, dut obtenir la permission de sa maman. Ah! la maigre aventure! Une banale histoire d’étudiants et pas très propre de détails. Mais, prestige des grands écrivains, madame Sand, dans sa trentième année, svelte, brune, si souple et si nerveuse, nous dispose à la volupté, et du jeune Musset le nom sonne et craque comme les bottes vernies d’un dandy fringant et confiant jusqu’à la naïveté dans les luttes de la vie. Les anciens avaient de belles anecdotes, familières au menu peuple, où leurs poètes, tour à tour s’essayaient et que les philosophes eux-mêmes employaient pour donner un corps à des idées très subtiles. La caravane que deux poètes firent à Venise en 1834, et dont ils continuent par-delà la mort mille récriminations, pourrait devenir pour nous quelque chose d’équivalent: leurs fureurs, largement étalées, rappellent la brouille mémorable de Didon et d’Énée.
De Venise,—où Byron venait de vivre comme un Anglais et n’avait rêvé que d’un acte qui lui rouvrît l’Angleterre—que connut exactement Musset? Dans cette saison triste et glacée d’hiver, il errait «à Saint-Blaise, à la Zuecca». Il y a peu, j’ai suivi la Giudecca jusqu’à San Biagio, où les coquelicots flamboyaient sous le soleil couchant, au ras de la lagune; j’ai tourné, puis longé l’ancien cimetière juif par une rivière dont on fauchait les rives. «Comme elle frissonne!» me disait un jeune Italien en me montrant la végétation des tombes courbée par un vent humide; et c’est le mot dont se servait, à Paris, une jeune femme pour me vanter la Duse: «Elle frissonne si bien!» et c’est encore l’accent des jeunes Athéniens qui disent de leurs montagnes: «Elles sont si sereines!» Quel désert et quel ennui pour ceux que leurs nerfs impatientent! Je croyais voir le jeune Musset—fin, moqueur avec d’immenses réserves sentimentales, mais que protège une coquille de sécheresse—vaguer, chercher partout le boulevard de Gand, se distraire en petites débauches.
Elle était fort misérable, vers 1834, la vie de Venise que moi-même j’ai connue bien pauvre, il y a vingt années, et que les badauds de tous rangs sont en train de faire confortable (et allemande), mais inhabitable, car ils en chassent la solitude. «Me trouvant mal à l’auberge, a dit Musset, je cherchais vainement un logement. Je ne rencontrais partout que désert ou une misère épouvantable. A peine si, quand je sortais le soir pour aller à la Fenice, sur quatre palais du Grand Canal, j’en voyais un où, au troisième étage, tremblait une faible lueur; c’était la lampe d’un portier qui ne répondait qu’en secouant la tête, ou de pauvres diables qu’on y oubliait. J’avais essayé de louer le premier étage de l’un des palais Mocenigo, les seuls garnis de toute la ville, et où avait demeuré lord Byron[3]; le loyer n’en coûtait pas cher, mais nous étions alors en hiver, et le soleil n’y pénètre jamais. Je frappai un jour à la porte d’un casin de modeste apparence qui appartenait à une française nommée, je crois, Adèle; elle tenait maison garnie. Sur ma demande, elle m’introduisit dans un appartement délabré, chauffé par un seul poêle et meublé de vieux canapés. C’était pourtant le plus propre que j’eusse vu, et je l’arrêtai pour un mois; mais je tombai malade peu de temps après, et je ne pus venir l’habiter.»
Favorable maladie qui sort l’enfant Musset de toute cette médiocrité. Nous ne remercierons jamais assez quelques bulles de gaz malsain qui vinrent crever à la surface de l’eau autour de la gondole de Musset. La malaria de Venise met nécessairement dans l’organisme une certaine excitation qui le force à produire des images exaltées. En février et mars 1834, elle alla chercher, dans le fond de ce jeune homme un peu sec, des puissances qu’il ignorait. Nul doute qu’elle n’y ait aggravé la tare physiologique, je veux dire ce trouble nerveux, cette puissance de voir son double, auxquels nous devons les grandes incantations d’un poète, qui, en dehors de ces délires, est à peu près négligeable.
Les analystes ou, pour parler net, les aliénistes connaissent parfaitement une sorte d’hallucination qui est la vision de sa propre image. On trouve des traces nombreuses de ce phénomène dans la haute littérature. Nulle part on ne le rencontre plus précis, plus authentique que chez Musset. La sublime Nuit de décembre: «Sur ma route est venu s’asseoir—un malheureux vêtu de noir—qui me ressemblait comme un frère...» n’est pas une froide invention. Tout me crie qu’elle est faite de choses vues. Au cours de sa brève carrière, le génie de ce poète ne se témoigna jamais mieux que lorsqu’il subissait des reprises de la malaria vénitienne. Dans ces états fiévreux, les vieilles images de sa catastrophe d’amour, contemporaines de sa première infection, émergeaient nécessairement sur sa conscience. Le paludisme de Venise a collaboré activement à toute cette série d’excitations et de dépressions que nous admirons dans la prose et dans les vers de ce charmant énergumène.
Le soir, avant de s’endormir, quand il entr’ouvre ses fenêtres sur le golfe de Saint-Marc, le voyageur descendu à l’hôtel Danieli doit se dire avec reconnaissance, avec effroi aussi, en un mot avec piété: «Voici donc le décor où cet enfant subit les malaxations du climat vénitien.» Mais vingt fois nous traverserons le quartier de San Fantin et nous ne chercherons pas dans une arrière-cour fort humble, dans la corte Minelli, la casa Mesani où George Sand, auprès de son beau taureau Pagello, écrivait diligemment ses Lettres d’un voyageur. N’allons point déranger cette dame!... On sourit et l’on passe.
La justesse d’esprit est une si belle chose que nous l’exigeons des grands écrivains et ne leur pardonnons point de la gâter chez le lecteur. Nous réprouvons dans George Sand un symbole glorifié du désordre. Elle parut telle à Venise, mais, par la suite, nous pouvons saluer la fécondité, la puissance, la maîtrise de la châtelaine de Nohant. Tout ce qu’il y a de mauvais et d’irritant chez George Sand, c’est son romantisme de désorbitée, de désencadrée. Tout ce qu’elle a de santé, c’est le régionalisme. Tant qu’elle n’eut point trouvé son terrain, sa pente et son cours, elle faisait une force de destruction. Cette protestante qui avait des sens se querellait elle-même et nous obligeait à prendre parti dans son éloquente anarchie intérieure. Enfin, avec beaucoup d’énergie et une rare sûreté d’instinct, elle sut se conquérir un milieu, une tradition. A la prendre au total, ses années d’expérience, loin de nous scandaliser, peuvent nous édifier. J’admire dans la romancière apaisée du Berry une racinée qui, des déracinements même dont elle pâtit, sut faire sortir une démonstration très forte que l’acceptation d’une discipline est moins dure, au demeurant, que l’entière liberté.
Léopold Robert.
A vingt-cinq kilomètres de Venise, la vieille petite ville de Chioggia baigne et s’allonge dans la lagune. Nulle architecture, mais toutes les barques, toutes les variétés d’engins pour la pêche, et vingt mille habitants qui vivent de la silencieuse Adriatique. C’est le bon endroit pour évoquer Léopold Robert qui, pendant ses trois dernières années, de 1832 à 1835, étudia sur cette plage son fameux tableau Le départ des pêcheurs de Chioggia pour l’Adriatique. Il y maria tout naturellement la misère des Chiojotes avec ses dispositions intérieures.
«Il y a une pensée qui me plaît dans ce Départ, écrivait-il; il annonce la fin de tout.» Après les Moissonneurs, chant de confiance dans la vie, les Pêcheurs, c’est le testament qu’un suicidé laisse sur sa table. Son tableau terminé, Léopold Robert se tua dans le palazzo Pizani, à San Paolo, dont il occupait un étage. Année 1835.
Si j’aime ce peintre malheureux et sec, c’est qu’il eut dans les herbages du Jura, au milieu des pâtres et des vaches, l’enfance virgilienne de Claude Gellée qui, sur ma Moselle, s’imprégnait de sentiments simples. L’Italie ne détruisit point l’âme extensible de mon compatriote; comme un beau fruit se nourrit de soleil, harmonieusement il s’augmenta de beauté. La sécheresse lorraine (de Callot, de Grandville) n’est point irrémédiable, elle devient aisément force et souplesse, toscane et romaine. Mais le Suisse Robert écrivait de Venise: «Je me sens malade du mal de ceux qui désirent trop.»
Suis-je le seul aujourd’hui, dans les salles du Louvre, à chercher l’Arrivée des Moissonneurs dans les marais Pontins et le Retour du pèlerinage à la Madone de l’Arc? Il ne faut point souhaiter que nos experts révisent cette gloire pré-romantique. Mais si l’on veut connaître les raisons qui la justifiaient, on les démêlera aisément dans l’apologie que Musset fit des Pêcheurs en 1836: Robert a montré «dans six personnages tout un peuple et tout un pays»; avec puissance, sagesse, patience (c’est ce que nous appelons sa sécheresse, sa difficulté), il s’est révélé capable de «renouveler les arts et de ramener la vérité»; il ne retraçait «de la nature que ce qui est beau, noble, immortel»; il peignait «le peuple»; il cherchait «la route de l’avenir là où elle est, dans l’humanité». Les heureux artistes qui, par la suite et en se divisant la tâche, trouvèrent ce que cherchait Léopold Robert, ne nous laissent plus sentir dans son œuvre que des tâtonnements, des efforts, et que le théâtral d’où il voulait s’évader. Toutefois à Chioggia, son chef-d’œuvre, aujourd’hui rebuté, revit, reprend un sens et, comment dirais-je?... un parfum. C’est l’anneau que nul n’essuie à la montre de l’antiquaire, mais que tous voudront baiser s’il retrouve la jolie main qu’un amoureux jadis bagua. Je rapporte à la sirène des lagunes cette relique tachée de sang.
Léopold Robert fut un jeune homme timide, hanté de mélancolie héréditaire (un frère suicidé), sujet à des découragements et que ce fiévreux climat devait à la fois attirer et détruire. En février 1832, quand il vint travailler à Venise, il souffrait d’un accident de jeunesse: une jeune femme, de qui le nom fait un excitant pour l’imagination, l’avait accueilli à Rome avec une douceur, une simplicité très puissantes sur un jeune Suisse. Cette princesse, Charlotte Bonaparte, fille de Joseph Bonaparte et belle-sœur de celui qui devint Napoléon III, se trouva subitement veuve en 1831, à l’âge de vingt-neuf ans; elle se retira chez sa mère à Florence où le jeune Léopold Robert continua ses assiduités. Il la plaignait; on s’accorde à dire qu’elle n’était pas belle; il l’aimait. Un mariage si disproportionné semblait impossible. L’honnête jeune homme, peu fait pour dompter une Napoléonide, s’enfuit à Venise. Depuis longtemps il projetait d’y peindre un brillant carnaval.
C’est quand Venise met son masque de satin noir qu’elle multiplie ses puissances de tristesse. D’ailleurs, les parties fastueuses de la ville des Doges ne pouvaient plaire à ce plébéien sentimental. On le vit errer dans les régions les plus misérables, à Pellestrina, à Chioggia. «Il faut que je te dise, écrivait-il à un ami, ce qui m’est arrivé à Chioggia; j’ai eu de ces moments que je ne sais à quoi attribuer. J’étais dans une mauvaise petite auberge, fatigué d’avoir couru toute la journée et de n’avoir pas dormi la nuit précédente, enfin je voyais tout en noir; je prends mon petit carton à lettres pour en commencer une; impossible de mettre deux mots, je ne pensais qu’à la mort. Je voyais sous mes yeux les débris d’une jetée battue par les vagues; enfin j’avais la fièvre, car je souffrais assez. Puis, au moment où je me sentais arrivé au dernier point, une sainte colère me prend contre moi de ma faiblesse; je jette tout par terre avec rage, je commence à me dire les injures les plus mortifiantes; mon amour-propre s’en est choqué et mon énergie est revenue. Je me suis dit: nous verrons si je suis une poule mouillée. Je tapais des poings sur la table pour exciter ma force morale par ma force physique; et dès ce moment je suis tout remis et je ris de mon aventure.»
Ho, ho! qu’il a tort de rire! Ces excitations et ces dépressions ne me disent rien qui vaille. La terre étroite de cette extrême lagune, un ciel d’hiver, des eaux mélancoliques, des types graves et nobles se marièrent à ses sentiments. Il décida de peindre le Départ des pêcheurs de Chioggia pour l’Adriatique. «Je n’aurais point fait mon tableau si mon cœur n’eût été plein d’affections. Elles donnent à mon énergie du ressort. Elles sont pour moi, dans la vie, les degrés qui me font monter...» Les degrés qui le font monter! Je pense à ces pontons qu’il y a dans les bains et que l’on gravit pour se jeter à l’eau.
Léopold Robert demandait-il à son travail ce que Le Tasse espéra du VIIIe chant de la Jérusalem? Prétendait-il par la gloire se hausser jusqu’à son idole? La divinité des lagunes l’entraînait. La Sirène ne fut jamais que cette fièvre délicieuse qui nous chante et nous convainc de ne plus vouloir vivre. En vain nos compagnons nous supplient. Leur activité nous fait horreur. «C’est drôle comme Venise m’a rendu, disait Léopold Robert: je ne souhaite que la tranquillité. Pouvoir m’occuper de ma peinture et rendre mes inspirations.» Comme il définit agréablement son mal! «Toute remplie qu’en soit mon âme, je trouve cet état moins pénible que le vide du cœur... La raison, le devoir, le caractère de mon attachement peut-être ne permettent pas à une tristesse violente de s’emparer de moi; c’est seulement une mélancolie qui ne peut nuire à mes travaux.» Sans doute, il a raison: un certain paludisme est très propre à la sensibilité artistique, mais si son infection réveille des germes héréditaires, c’est la destinée de notre race qu’il nous faut accomplir.
Pendant de longues semaines, Léopold Robert fut malade d’une fièvre cérébrale analogue à celle que, dans la même année et dans la même Venise, à quelque cent mètres, madame Sand et le docteur Pagello penchés sur le lit de Musset observaient avec l’involontaire mépris des gens solides pour les délirants. Toutefois le frère d’un suicidé fait un terrain plus dangereux qu’un simple épileptique.
En 1835, peu avant le dénouement qu’il n’avait pas encore décidé mais qui commençait à se développer en lui, Robert écrivit à son neveu des conseils où manque assurément le point de vue du déterminisme physiologique, mais qui sont admirables de clairvoyance. «J’ai cru remarquer chez toi, lui dit-il en substance, le goût de l’isolement, une pente à philosopher sur les choses et puis à mépriser la société; ne cède pas à ces dispositions pernicieuses.» On voudrait savoir ce qu’il advint de ce jeune averti. En mars 1835, Léopold Robert écrivit à ses sœurs: «Il me semble que je ferais bien d’entreprendre un voyage, et je ne sais ce qui me retient ici. Je suis comme un paralytique, moralement parlant: je ne suis plus capable de prendre par moi-même un parti; il faut donc écouter les autres. Dieu veuille que cette détermination soit avantageuse à tous! Le bonheur de vous revoir, mes bien-aimées, sera toujours senti par moi, mais l’idée que j’en ai maintenant est accompagnée d’un sentiment pénible. Je me figure que je ne puis plus donner de plaisir à ceux mêmes que j’aime le plus, à cause de la mélancolie profonde qui semble me suivre partout.» Le 29 mars 1835, il reçut des nouvelles de la princesse Charlotte qui venait d’accueillir, il n’en fallait pas douter, les tendres hommages d’un brillant Polonais. Il se fit chanter par deux musiciens allemands le Requiem de Mozart. Le lendemain, échappant à la surveillance de son frère, il s’enferma dans son atelier du palais Pizani et se coupa la gorge devant le Départ des Pêcheurs.
Ce printemps de 1835 est magnifique de sentimentalité romantique. C’est le suicide de Léopold Robert qui brûle avant de mourir les lettres de sa princesse; c’est la rupture de Vigny avec madame Dorval; c’est le conflit de Musset avec madame Sand. Et l’on remarque qu’à deux de ces fièvres le paludisme de Venise collabore activement.
Théophile Gautier.
Après un tel chuchotement d’intimités, c’est un délice d’écouter le noble son de violoncelle que met un pur artiste dans cette ville, et d’entendre sur le vieux thème du Carnaval de Venise la variation de Gautier:
Ce pauvre et bon Théophile Gautier, si honnête! il écrit plutôt lourdement, sans éclairs, sans frissons, mais il se campe avec solidité devant le fait, devant la pensée, devant la sensation qu’il veut exprimer, en sorte qu’il parvient toujours à nous les faire toucher et palper. En 1850, il passa deux mois place Saint-Marc. Il se proposait d’écrire une série de livres sur Florence, Rome, Naples: il nous donna du moins une Venise. Dans le minutieux inventaire qu’il a dressé de cette ville, vous chercheriez vainement une note sur le mal qu’avec son charme elle lui fit. Depuis Fortunio (1838), dernier livre où il exprima sa pensée véritable, l’invasion du cant, comme il disait, et la nécessité de se soumettre aux convenances des journaux l’avaient jeté dans la description purement physique; il n’énonçait plus sa doctrine, il gardait son idée secrète.
Devrons-nous donc ignorer à jamais les sentiments qu’il promenait sur les lagunes et ce regret, «ramier qu’on étouffe...»? Un lecteur superficiel considère peut-être la Venise de Gautier comme une suite de photographies prises à toutes les heures d’un voyage, mais d’où naturellement le photographe est absent. Nous ne partageons point cette manière de voir. Cette riche collection de camées, gravés dans l’isolement et loin de nos passions, nous renseigne mieux sur l’histoire morale du XIXe siècle que tant de confessions oratoires et vaniteuses. Dans la Venise de Gautier, vous prétendez chercher vainement l’âme; vous dites que ce sont des coquilles sans l’animal, des pierres dures ciselées en creux. Eh bien! que votre esprit se prête à la pression de ces intailles: comme autant de cachets, elles vous imposeront leur empreinte. Et si, les ayant lues, vous entonnez un hymne esthétique, si vous déclarez: «Je crois à la richesse, à la beauté et au bonheur», ne vous y trompez pas, c’est le cachet qui se décrit lui-même: le Credo de Gautier s’est imprimé sur votre âme.
Avec ses yeux nets, Gautier catalogue tous les détails de Venise. Dans toutes les formes qu’il excelle à saisir, il note avec une obstination inlassable et tranquille les dégradations modernes. Chacune de ses pages lentes et précises a un arrière-plan. Derrière les villes et les paysages qu’il peint et déroule sous nos regards, il se réserve un royaume de nostalgie, un vaste Eldorado où il réfugie ses dégoûts d’exilé.
Si j’étais chargé de rédiger un guide-âne, comme on en distribue dans les concerts pour aider à la compréhension des grandes symphonies, je dirais à peu près ceci à ceux qui veulent suivre Gautier à Venise:
Un homme s’imagine qu’il serait mieux où il n’est pas. Il s’occupe à feuilleter des albums en attendant de pouvoir jouir des beautés qu’ils représentent.
Il se berce dans quelque inexprimable rêverie orientale toute pleine de reflets d’or, imprégnée de parfums étranges et retentissante de bruits joyeux; il y développe des sentiments d’élégance, de fierté et de sensualité, et, au lieu de se dire que par leur nature même de tels états demeurent intérieurs, il pense qu’il les trouvera réalisés dans d’autres lieux.
Mais peu à peu il se convainc que toute la terre est gâtée, et sans cesser de poursuivre les parties excellentes qu’elle conserve, il éprouve un dégoût fait de saturation et d’exigence, parce qu’il voudrait participer à la civilisation totale dont il croit que ces parties sont des survivances fragmentaires.
Cela produit une satiété particulière: non pas l’ennui que connaissent les gens qui ont abusé de tout, mais cette nostalgie, cette grande fatigue que cause une perpétuelle et vaine tension de l’âme.
Avec quel amer retour sur lui-même Théophile Gautier écrit de son Fortunio: «Jamais un désir inassouvi ne rentra dans son cœur pour le dévorer avec des dents de rat!» Chassez l’image d’un matérialiste lourd, endormi, indifférent. Bien au contraire, c’est un idéaliste dévasté par sa puissance à concevoir nettement des objets qui le fuient. Mais cette activité unique et profonde, où Gautier absorbe toutes ses forces, livre son corps, sa vie, aux circonstances.
Taine.
Dans ma jeunesse, je fis un long séjour à Venise. D’abord je passai mon temps à lire sur les palais l’histoire magnifique de la République,—à contrôler dans les musées et les églises écrasées d’or les catalogues,—à me réjouir, matin et soir, de la mer, du soleil et de l’air pur qui égaient la vie,—et sur les petits ponts imprévus à regarder la tristesse des canaux immobiles entre des murs écussonnés.
Après trois semaines, quand mes nerfs furent moins sensibles à cette délicate cité, je quittai la Piazza trop envahie de touristes choquants pour me confiner dans une Venise plus vénitienne. J’écrivis Un Homme Libre. «Pauvre petit livre où ma jeunesse se vantait de son isolement! J’échappais à l’étouffement du collège, je me libérais, me délivrais l’âme; je prenais conscience de ma volonté. Ceux qui connaissent la littérature française déclareront que ce livre eut des suites. Je me suis étendu, mais il demeure mon expression centrale. Si ma vue embrasse plus de choses, c’est pourtant du même point de vue que je regarde[4].» J’habitais Fondamenta Bragadin, ce qui me plaisait, car le noble Bragadin fut écorché vif et parfois il me sembla que, toute proportion gardée, j’avais reçu un sort analogue.
Je voudrais ramasser en une dizaine de tableaux très brefs les sensations de mes vagabondages vénitiens. Ces bonheurs légers, c’est sur la minute qu’il eût fallu les fixer.—Je vois un matin où j’étais assis, dans la basilique de Saint-Marc, sur les marbres antiques et frais, tandis que le bon chien muselé de ma propriétaire allongeait sur mes genoux sa vieille tête de serpent honnête. Et l’un et l’autre nous regardions avec une parfaite volupté le cabossement des mosaïques, leurs teintes sombres et fastueuses. Satiété et nostalgie, voilà les deux mots contradictoires qui rendent le mieux ce qu’il y avait de sommaire dans ma contemplation. J’étais saturé d’un rêve asiatique où manquaient toutefois les parfums, les danses et la monotone cithare.—Je vois au quai des Esclavons le vapeur du Lido chargé de misses froides. Une barque sous le plein soleil s’approche. Une fille de dix-sept ans, debout, avec aisance y chantait une chanson éclatante comme ces vagues qui nous brûlaient les yeux. Ces palais, cette mer, cet horizon, cette chanteuse et cette voix nerveuse qui frappait un ciel bleu et or me firent cruellement ressentir la morne hébétude de ces curieux sans âme. O mouvements de désespoir qu’il y a dans l’excès du plaisir! Nos mains vides nous déchireront-elles pour trouver dans notre cœur quelque chose qui nous rassasie, ou vont-elles continuer de battre le soleil, le vent et la vague? Une odeur fade s’élève des lagunes.
Dans cette ville de l’inquiétude, je connus toutes les délices sensuelles. Jamais pourtant, oserai-je le dire? je n’oubliai de sentir couler lentement les heures. Aux meilleurs détours de cette Venise si variée et dans une telle surabondance d’imprévu, toujours j’attendais quelque chose.
Vers le crépuscule, après une journée de travail, quand je débouchais de mes Fondamenta Bragadin en face de la Giudecca, soudain je voyais le soleil comme une bête énorme flamboyer au versant d’un ciel délicat, par-dessus une mer élégante et de tendresse vaporeuse. L’admiration m’envahissait. «Je suis certainement, pensais-je, devant un des beaux paysages du monde.» Puis, avec une vitesse singulière de réaction, mon âme désœuvrée me disait: «Quoi donc! es-tu certain que cela t’intéresse?»
Un jour je m’étendis sur un banc de marbre, quai des Esclavons, au ras de la mer; c’était le banc de M. Taine, le banc où il se plut dans son voyage à Venise, du 20 avril au 2 mai 1864. «Là, dans l’ombre qui est fraîche, on contemple les merveilleux épanchements du soleil, la mer encore plus éclatante que le ciel, les longues vagues qui se suivent apportant sur leur dos des éclairs innombrables et pacifiques, les petits flots, les remous frétillants sous leurs écailles d’or; plus loin les églises, les maisons rougeâtres qui s’élèvent comme du milieu d’une glace polie, et cet éternel ruissellement de splendeur qui semble un beau sourire... Le seul moyen efficace de supporter la vie, c’est d’oublier la vie.» Une telle phrase joint M. Taine à la foule des ombres qui vaguent sur Venise; il n’y vécut aucune aventure; seulement quelques heures il rêva sur un banc.
Encore qu’elles fassent un bon abécédaire pour débrouiller le jeune voyageur, on peut négliger les rédactions de Taine sur Venise, mais ses rêveries qui flottent sur cette ville n’en sont pas les moins riches nuages. Il se plut à se disperser l’âme sur la lagune, comme il la dispersait dans la nature.
Ce fils des puissantes Ardennes fut l’amant du Tintoret, de la même manière que l’amant des forêts. Certes, il ne permettait point à ces désordres de la rêverie qu’ils commandassent son activité. Contre la vie réelle, si pleine de dégoûts et de souffrances, il s’abritait dans une tâche, dans ses massives constructions. Il se contraignait à un travail systématique: analyser, classer. Mais sa détente était de courir la campagne, de s’abîmer dans la contemplation. Ainsi fit-il sur ce banc de marbre, en face de San Giorgio Maggiore.
Taine eût donné toute son œuvre pour la Chartreuse de Parme; sa peur de la vie ne lui permit jamais les expériences préalables, la cueillette des fruits d’or trompeurs, nécessaires pour cet âcre breuvage. Il aima comme des frères Byron et ce Musset dont il avait la ressemblance[5]; mais la perfection qu’ils poursuivirent, il savait qu’elle n’existe pas. «Si quelque chose approche de la perfection, ce n’est pas la femme, c’est l’homme, de sorte que mon idéal serait bien plutôt une amitié qu’un amour. Il y a plus: j’y ai renoncé. Cette tristesse calme, ce découragement raisonné qui m’a pris à l’endroit de la pensée me prend aussi à l’endroit de l’amour; je n’espère pas. Nul homme réfléchi ne peut espérer.»
Acceptation de l’échec, connaissance que toute vie, nécessairement, implique un échec: voilà qui enrichit le sens de cette Venise considérée comme le refuge des vaincus. Dans la formule du découragement raisonné, elle leur offre un nouvel abri.
Encore une nuance, et, dans ce beau ciel des orages vénitiens, nous aurons tout l’arc complet.
Wagner.
En 1853, Wagner, exilé d’Allemagne, écrivait à Liszt que, s’il n’obtenait pas de rentrer à Weimar, il abandonnerait l’art «pour aller courir le vaste monde et pour voir s’il ne lui serait pas possible de trouver encore quelque plaisir à vivre». Liszt lui répondit: «Tu voudrais vaguer à travers le vaste monde dans l’espoir d’y trouver vie, jouissances et délices! Ah! comme de tout cœur je souhaiterais qu’il en pût être ainsi! Mais ne sais-tu donc pas que l’aiguillon de la blessure dont tu souffres est dans ton propre cœur, que partout tu le porteras avec toi et que rien ne peut t’en guérir? C’est ta grandeur qui fait ta misère. L’une et l’autre sont inséparables et doivent te martyriser, jusqu’à ce que, te reposant dans la foi, tu trouves ta délivrance... C’est dans le Christ, c’est dans la souffrance résignée en Dieu qu’est seulement le salut.»
Wagner croyait encore qu’il est quelque part sur la terre un Eldorado et qu’on y atteint par l’amour. Optimisme à peine digne d’un berger de romance! Mais qui de nous n’a point, quelque jour, rêvé que la force d’attraction organiserait naturellement le bonheur, dès l’instant qu’on abolirait les lois?
En 1854,—fallait-il donc qu’il eût doublé la quarantaine pour qu’un sang trop chaud cessât d’envoyer à sa cervelle de si épaisses illusions?—sa philosophie s’épura. Il en vint à s’assurer que le salut résidait dans le renoncement: «J’ai aujourd’hui un calmant qui m’aide à trouver le sommeil: c’est le désir ardent et profond de la mort. Pleine inconscience, évanouissement de tous les rêves, non-être absolu: telle est la libération finale.»
Wagner était prêt à épandre les ondes infinies, les suaves harmonies où Tristan et Isolde aspirent à se perdre. En 1857, malheureux de son impuissance à développer publiquement ses véritables destinées artistiques, malheureux d’un amour impossible, il se rendit à Venise pour composer le deuxième acte de Tristan.
Je ne souhaite à personne de se soumettre aux influences de cette sublime tragédie, car ce qu’elle met dans notre sang, c’est une irritation mortelle, le besoin d’aller au delà, plus outre que l’humanité. Si les ivresses de la possession ne nous apaisent pas, si dans une folie d’amour nous continuons à nous déchirer contre la vie, notre aspiration normale à nous confondre dans l’objet de notre amour se mue en une sorte de désespoir au bout de quoi il n’est plus rien, qu’un anéantissement volontaire dans la mort. Vertige, ivresse des hauts lieux et des sentiments extrêmes! A la cime des vagues où nous mène Tristan, reconnaissons les fièvres qui, la nuit, montent des lagunes.
Bien souvent, aux fenêtres du palais Giustiniani, aujourd’hui hôtel de l’Europe, et que Wagner habitait durant l’hiver de 1857, j’ai vu flotter sur la Venise nocturne les fascinations qui le déterminèrent et qui furent les moyens mystérieux de son génie. Quand la pire obscurité pèse sur les canaux, qu’il n’est plus de couleur ni d’architecture, et que la puissante et claire Salute semble elle-même un fantôme, quand c’est à peine si le passage d’une barque silencieuse force l’eau à miroiter, et si les nuages, en glissant dans le ciel, découvrent çà et là une très faible étoile, la ville enchanteresse trouve moyen tout de même de percer cette nuit accumulée, et de ce secret solennel elle s’exhale comme un hymne écrasant d’aridité et de nostalgie... Voilà les heures, j’en suis assuré, qui de la profonde conscience de ce Germain surent extraire les déchirantes incantations de Tristan et d’Isolde.
Au reste nous tenons de Wagner lui-même, un texte où l’on voit la génération du deuxième acte.
Venise, qui s’en étonnera? avait donné à son hôte les insomnies habituelles, le subtil, le délicieux malaise qu’elle insinue toujours dans nos veines: «Une nuit, ne pouvant pas dormir, je m’accoudai sur mon balcon, et comme je contemplais la vieille ville romanesque des lagunes, qui gisait devant moi, enveloppée d’ombre, soudain du silence profond un chant s’éleva[6]...» Chacune de ces touches, vieille, romanesque, gisante, enveloppée d’ombre, silencieuse, que Wagner emploie spontanément ici pour qualifier Venise, est très caractéristique des forces de rêverie qu’il accepte de cette ville. De ce silence profond, un chant s’élève. Comment le poète va-t-il le comprendre?
«C’était l’appel puissant et rude d’un gondolier veillant sur sa barque, auquel les échos du canal répondirent jusque dans le plus grand éloignement; et j’y reconnus la primitive mélopée sur laquelle, au temps du Tasse, ses vers bien connus ont été adaptés, mais qui est certainement aussi ancienne que les canaux de Venise et leur population...» Merveilleuse décision du génie! Voilà donc que cette chanson de gondolier devient par la volonté instinctive du poète un chant puissant et rude de population primitive, mais chargé dans la suite de toute la mollesse, de toute la volupté, de tout le faste que symbolise ce nom, le plus grand du Midi, le Tasse. Toute puissance et toute rudesse enrichies de toute volupté et venant du fond des siècles!
«Après une pause solennelle, le dialogue retentissant dans le lointain s’anima, au point de se fondre en une seule harmonie, puis au loin, comme auprès, le son s’éteignit dans un nouveau sommeil...» Le chant de Venise se tait, c’est Wagner qui se charge de le continuer. Toutes les puissances de ce grand Allemand sont déchaînées par cet appel; il se raccorde à cette barbarie primitive, à cette volupté déchirante, et du silence qui leur succède il fait son domaine.
«Après cela, que pouvait bien la Venise ondoyante et bariolée m’apprendre d’elle-même sous les rayons du soleil, que ce rêve sonore de la nuit ne m’eût pas révélé d’une façon plus profonde et plus directe?»
Il n’a fallu que deux temps pour que cet Allemand substituât à cette ville latine sa Germanie intérieure. Dès la première pause, cette Venise magnifique par son manque de symétrie, par sa diversité même, il la réduit à l’unité. Sur la seconde reprise, il la renie, la dit inutile. Elle est la barque qu’il repousse après qu’il a touché la rive. Efface-toi, Venise ondoyante et bariolée. Par toi, nous avons atteint le point de vue indéfiniment fécond. Nous savons que les mouvements de l’âme façonnent le monde extérieur, font éclater les actes et les faits comme la tulipe s’exhale du magnolier et comme de la tulipe son parfum. Dès lors, Venise, tu nous deviens inutile; tu n’es que conséquence et nous sommes l’essentiel, le principe. Tu nous gênes, tu nous retiens dans un monde inférieur et qu’il faut dépasser. Effondre-toi sous ta lagune. Que les grandes ondes de l’océan musical s’épandent, que les vagues sonores noient et anéantissent tous les accidents! Plus de lumière: la nuit. La nuit fait pour Tristan le domaine de l’amour, pour le Germain Wagner, le domaine de la vie intérieure, et, pour Venise, le domaine de la fièvre. Le jour est dispersion, contrariété, amoindrissement. Sur la route immémoriale qui va du Nord par-dessus les Alpes, l’Allemagne entendit Juliette à sa fenêtre de Vérone se désoler du jour que les cris de l’alouette annoncent et qui la sépare de son tendre jeune homme. Un tel chant ne saurait s’oublier. La nuit plus belle que le jour! Ce thème empoisonne notre sang, s’il se développe indéfiniment, avec une ampleur grandissante, de la passion contenue à la volupté débordante, jusqu’à la transfiguration dans la mort. Après l’alouette matinale, après Juliette et Roméo, voici, dans le brouillard, les chants de Tristan et d’Isolde: «Haine au jour implacable et hostile! O jour perfide, anathème! Mais toi, nuit, vie sainte d’amour, auguste création de volupté, désir délicieux de l’éternel sommeil, sans apparence et sans réveil, recueille-nous dans ton sein, affranchis-moi de l’univers!... Le monde pâlit, le monde, spectre décevant que le jour place devant moi, et c’est moi-même qui suis le monde.»
Ces harmonies où Tristan aspire à se perdre et qui flottent autour du Saint-Graal, Wagner, en 1883, revint les solliciter des bercements et des fièvres de la lagune. Il travaillait à son opéra des Pénitents sur la légende de Bouddha... Apothéose de Venise, dernier terme de la série dont nous vîmes les numéros successifs... Avec ses moyens brutaux, il eût fixé dans ce suprême opéra les sensations que nous effleurâmes un soir de Venise que nous nous livrions au silence de ses lagunes et au vent de ses sépulcres. C’est ici que nous aurions touché les points extrêmes de la sensibilité, quand le rare s’élargit et se défait dans l’universel et que notre imagination, à poursuivre le but sans cesse reculé de nos désirs, s’abîme dans une lassitude ineffable. La musique seule—car nous sommes convaincu qu’il n’y a point discontinuité entre les arts divers—peut intervenir à cet instant où la littérature et la peinture depuis longtemps confessent leur échec.
Wagner est mort dans l’entresol du palais Vendramin Calergi, le 13 février 1883, d’une maladie de cœur. Auprès de lui se tenait celle qu’il obtint de Hans de Bulow par un héroïsme romantique. L’intendant qui conduit le visiteur de salle en salle dit: «Oh non! ce n’est pas ici (dans les beaux appartements) qu’il est mort; ici habite la propriétaire (Madame la duchesse della Grazia); Wagner logeait au-dessous, dans un appartement plus bas de plafond.» Ce serviteur sincère, par son accent légèrement dédaigneux, force le passant à se remémorer des banalités, qui sont d’ailleurs des vérités, sur la position subalterne d’un aristocrate sans pouvoir réel auprès d’une puissance de fait comme le grand Allemand.
Que sont les «grandeurs d’établissement», c’est-à-dire les grands que la coutume installe, auprès de ces magiciens que nous venons de surprendre dans leur activité obscure quand ils relèvent la domination de cette Venise abolie et qu’avec ses couleurs et ses odeurs de mort ils font tout simplement de l’âme! Le Don Juan, la Confession d’un Enfant du Siècle, les Pêcheurs, l’Italia, Tristan demeurent en suspens sur la ville des lagunes et s’ajoutent, quand nous la visitons, à nos âmes inertes. Venise au XIXe siècle fait encore des conquêtes. Le politique l’abandonne à sa décadence, mais Wagner, Taine, Gautier, Léopold Robert, Sand, Musset, Byron, Chateaubriand et Gœthe forment son «Conseil des Dix».
—Ils ne sont que neuf, me dit un lecteur.
—Qu’on réserve le dixième siège. Je connais telle candidature.
L’Europe, qui se complut toute dans les images romantiques où les fièvres de Venise avaient collaboré, cherche aujourd’hui la raison, l’équilibre, et se vante d’échapper à de tels désordres... Mais aux canaux de Venise, le sillage des Byron, comme l’ornière d’un char, maîtrise toujours les gondoles. Ici, l’on ne peut sentir que selon les poètes. Qu’ils nous enseignent la révolte ou la soumission, cette ville privée de son sens historique, et qui n’agit plus que par sa régression, nous enveloppe d’une atmosphère d’irrémédiable échec. Ville vaincue, convenable aux vaincus. Comme un amant abandonné, au lit de sa maîtresse, glisse toujours vers le centre où leurs corps réunis d’un poids plus lourd ont pesé, le véritable voluptueux dans Venise revient toujours à quelques psaumes monotones... Tel un sultan dépossédé, dans les veilles bleuâtres d’Asie, des femmes que la nuit embellit, des roses que la nuit parfume, du jet d’eau que le sérail endormi fait plus secret, ne reçoit que des confidences sur l’insolence de ses ennemis triomphants.
IV
LE CHANT D’UNE BEAUTÉ QUI S’EN VA
VERS LA MORT
Avec ses palais d’Orient, ses vastes décors lumineux, ses ruelles, ses places, ses traghets qui surprennent, avec ses poteaux d’amarre, ses dômes, ses mâts tendus vers les cieux, avec ses navires aux quais, Venise chante à l’Adriatique qui la baise d’un flot débile un éternel opéra.
Désespoir d’une beauté qui s’en va vers la mort. Est-ce le chant d’une vieille corruptrice ou d’une vierge sacrifiée? Au matin, parfois, dans Venise, j’entendis Iphigénie, mais les rougeurs du soir ramenaient Jézabel. De tels enchantements, où l’éternelle jeunesse des nuages et de l’eau se mêle aux artifices composites des ruines, savent mettre en activité nos plus profondes réserves.
A chacune de mes visites, j’ai mieux compris, subi la domination d’une ville qui fait sa splendeur, comme une fusée au bout de sa course, des forces qu’elle laisse retomber.
En même temps qu’une magnificence écroulée, Venise me paraît ma jeunesse écoulée: ses influences sont à la racine d’un grand nombre de mes sentiments. Depuis un siècle, elle n’a plus vécu qu’en une dizaine de rêveurs qui firent ma nourriture. Putridini dixi: pater meus es; mater mea et soror mea vermibus. «J’ai dit à ce sépulcre qu’il est mon père; au ver, vous êtes ma mère et ma sœur.»
A chaque fois que je descends les escaliers de sa gare vers ses gondoles, et dès cette première minute où sa lagune fraîchit sur mon visage, en vain me suis-je prémuni de quinine, je crois sentir en moi qui renaissent des millions de bactéries. Tout un poison qui sommeillait reprend sa virulence. L’orchestre attaque le prélude. Un chant qu’à peine je soupçonnais commence à s’élever du fond de ma Lorraine intérieure.
Ceux qui ont besoin de se faire mal contre la vie, de se déchirer sur leurs pensées, se plaisent dans une ville où nulle beauté n’est sans tare. On y voit partout les conquêtes de la mort. Comment appliquer son âme sur la Venise moderne et garder une part ingénue? «Un galant homme se trouve toujours une patrie.» Mais de celle-ci ceux-là seuls s’accommodent qui s’acceptent comme diminués, touchés dans leur force, leur orgueil, leur confiance. Ils ne sont plus des jeunes héros intacts.
Plainte fiévreuse éclaboussant l’espace comme du sang sur le sable, silence tragique comme une dalle sur un tombeau, peu importe la manière de réagir contre le premier soufflet de la vie. Il n’appartient à personne que ce qui est n’ait pas été. Nul homme ne s’est jamais guéri. Le regard perd sa clarté droite, le cœur son innocente confiance, le courage sa sécurité. Celui que trahirent une fois des amis n’est plus un beau fruit sans meurtrissure, celui qui subit un échec, une offense, ne partira plus jamais comme un beau trait, spontanément à l’appel qui l’émeut. Je le vois qui tâtonne, hésite. Le son n’a plus sa pureté exquise.
Que cette lente mort,—comme elle met aux yeux de la biche des larmes qui l’introduisent dans notre Panthéon intime—soit un principe de beauté, j’y consens. Un homme qui se défait, c’est tout le pathétique. Mais qui ne préférerait périr sur le coup? Je ne passe pas une journée sans que se présente à mon esprit, pour l’empoisonner, ce que m’a raconté un jour Alphonse Daudet d’un père assis au chevet de son petit garçon de dix ans, très malade, et qu’il entendit soudain dans le silence: «Père, cela m’ennuie de mourir.» Un nuage tombe sur la vie. Levez-vous vite, orages suprêmes!
Orages, levez-vous, accourez. Je marche à toutes les lueurs qui s’enflamment sur l’horizon. Hélas! à chaque fois, la vague de tristesse qui s’enfle nous ébranle: on croit qu’elle va nous jeter bas; mais elle s’éloigne, sitôt que nous sommes couverts de son écume. Venise laisse tomber sous la vase de sa lagune quelques fragments dessinés par Sammichele, Tremigiane, les Lombardi, Sansovino ou Palladio. Les fièvres de Byron, de Musset, de Robert, de Wagner remontent à la surface des canaux. Je demeure, et la tourmente m’a seulement dénudé les nerfs.
Pensées fiévreuses du soir, intolérables quand les exagère encore notre insomnie; pensées mornes du matin debout à notre chevet; images constantes de notre échec qu’une ville elle-même dégradée nous met constamment sous les yeux. Un esprit capable d’humilité céderait. Que de fois, dans Venise, n’ai-je pas médité comme un des plus autorisés testaments de la gloire la phrase qu’inscrit Lamartine au front de son œuvre complet: «Si j’avais à recommencer ma vie, je n’y chercherais pas le bonheur, parce que je sais qu’il n’y est pas, mais j’y chercherais soigneusement l’obscurité et le silence, ces deux divinités domestiques qui gardent le seuil des moins malheureux.» Le vaincu de Saint-Point—noble cygne avec une âme d’ange et tel qu’aucun de nous ne peut prétendre à ses vertus—ne cesse pourtant d’avoir soif de la vie qu’après que ses puissances se sont épuisées dans toutes les ivresses. Nous qui manquons d’humilité de cœur, et qui ne voyons pas derrière notre épaule un chemin de gloire où consoler notre souvenir, comment pourrions-nous retenir un cri de révolte contre la nécessité qui ferme à nos rêves leurs routes?
Les églises délitées, les vastes palais ruineux, les îlots de plaisir où seules la misère et la fièvre se courtisent, les poètes romantiques qui scandent leurs imprécations font dans Venise un concert plus haut, mais non pas plus poignant que la musique monotone de chambre close qui berce un vaincu quand, sur les lagunes, il se gorge de solitude.
De plus en plus, si je suis seul, je ne sais plus me soustraire au roman vaporeux de la mort. Durant des jours et des semaines, un philtre d’insensibilité m’isole de la vie. Durci par l’indifférence, je me sens tout glacé de morne, cependant qu’au secret de mon âme tournoient dix souvenirs les plus aigus, les dominantes de mon mécontentement. De la profondeur sous une surface calme. Brillante lagune qui reflétez deux rives de palais, sous ce miroir mensonger que faites-vous de la Venise écroulée? Je m’abandonne avec jouissance à la plus stérile mélancolie, en éprouvant tout ce que ma situation offre de poignant ou d’amer. Rêveries douloureuses, mais inépuisables, enivrantes. Cilices sous les brocarts; mais quelles étoffes d’or et d’argent, quelle musique, quelles combinaisons harmonieuses!
A Bénarès, sous les feux d’un lustre, tandis que les vapeurs bleues montent des cassolettes, quatre femmes à la ceinture nue, la gorge, les reins et les jambes enveloppés de soies où tremblent des mouchetures d’or et d’argent, dansent durant les longues nuits brûlantes. Elles élèvent, jettent en arrière, laissent retomber languissament leurs bras; les corps frissonnent, les hanches ondulent, les petits pieds nus piétinent sourdement les planches, les têtes se renversent pâmées. Quelle nostalgie immobilise alors les chefs les plus actifs et les plus fiers? Les heures s’écoulent. Deux cymbales, un chalumeau, un tambourin, parfois une seule cithare, répètent indéfiniment la phrase mélancolique et grêle qui se dévide toujours pareille, et toujours demeure en suspens. Désir qui revient heurter sans trêve et qui ne trouvera pas à s’assouvir. Flot qui monte et descend l’escalier des palais de Venise sans laver leur affront, ni consommer leur ruine.
Ces quatre bayadères qui tournoient dans les parfums d’une chambre close par une nuit accablée d’Orient, ces beautés fières et tristes qui me rassasient des rêves de la mort et dont je n’ai jamais satiété, sont-ce des fantômes, une chimère de mon cœur, une pure idée métaphysique? Je sais leurs noms. L’une murmure: «Tout désirer»; l’autre réplique: «Tout mépriser»; une troisième renverse la tête et, belle comme un pur sanglot, me dit: «Je fus offensée»; mais la dernière signifie: «Vieillir». Ces quatre idées aux mille facettes, ces danseuses dont nous mourons, en se mêlant, allument tous leurs feux, et ceux-ci, comment me lasser de les accueillir, de m’y brûler, de les réfléchir?
Dans cette débauche, aurai-je un compagnon? Je ne me propose point ici de discipliner mes idées pour que ces belles danseuses fassent un raisonnement. Je me déchire sur leur beauté. Volupté, douleur? Je ne sais. Morne insensibilité, exquise émotivité? Je ne veux dire, je ne puis distinguer.
Qui pourrait être pleinement malheureux s’il trouve dans la souffrance une suite indéfinie de régions où s’enfoncer et s’enrichir! Tel le chalut, au soir d’un dragage, remonte à bord du navire le butin phosphorescent des grandes profondeurs.
J’aime à perdre pied, à lâcher les joncs de la rive, à m’abandonner au fort courant qui me violente pour me faire son jouet, m’engloutir à demi et m’entraîner en peu de semaines sur de longs espaces de vie. Après certaines de ces absences, je me retrouve vieilli de dix ans. De là mon grand âge. Dans ces courses immenses, et tandis que le fleuve de tristesse, gravissant ses berges et s’élargissant comme la mer, me faisait franchir les limites normales d’une destinée, j’étais baigné, recouvert, envahi, saturé par des ondes ténébreuses dont notre maigre langage ne peut rendre les puissantes répétitions. Toute cette tristesse se développait et me portait sans bruit sur des espaces immenses auxquels je servais de conscience. Où suis-je? Est-ce la nuit des lagunes? Aurais-je quitté Venise? Eh! que m’importe cette ville périssable? Elle n’était qu’un quai de marbre où j’attachai quelques minutes mon embarcation. J’ai rompu toutes les amarres; je me suis détaché du rivage et des cieux que je connaissais. Que vaut devant une telle heure l’agonie du plus beau soleil incendiant Venise! C’est ici vraiment que nous atteignons aux points extrêmes de la sensibilité, quand le rare s’élargit et se défait dans l’universel, et que notre imagination, à poursuivre le but sans trêve reculé de nos désirs, s’abîme dans une lassitude ineffable.
La fièvre était dans Venise comme la cartouche de dynamite obscure dans la roche. Tout est brisé, vole dans les airs; puis c’est l’anéantissement. Couche-toi, Venise, sous ta lagune. La plainte chante encore, mais la belle bouche est morte. L’Océan roule dans la nuit. Et ses vagues en déferlant orchestrent l’éternel motif de la mort par excès d’amour de la vie.
STANISLAS DE GUAITA
(1861-1898)
STANISLAS DE GUAITA
(1861-1898)
Si l’on ignore la platitude, l’anarchie et le vague d’une vie d’interne dans un collège français, on ne comprendra pas la puissance que prit, sur l’auteur de cette notice, la beauté lyrique, quand elle lui fut proposée par un de ses camarades du lycée de Nancy, Stanislas de Guaita. En 1878, il avait dix-sept ans et moi seize. Il était externe; il m’apporta en cachette les Émaux et Camées, les Fleurs du Mal, Salammbô. Après tant d’années, je ne me suis pas soustrait au prestige de ces pages, sur lesquelles se cristallisa soudain toute une sensibilité que je ne me connaissais pas. Et comme les simples portent sur le marbre ou le bois dont est faite l’idole leur sentiment religieux, l’aspect de ces volumes, leur odeur, la pâte du papier et l’œil des caractères, tout cela m’est présent et demeure mêlé au bloc de mes jeunes impressions. Il n’est de vrai Baudelaire pour moi qu’un certain exemplaire disparu à couverture verte et saturé de musc. M’inquiétais-je beaucoup d’avoir une intelligence exacte de ces poètes? Leur rythme et leur désolation me parlaient, me perdaient d’ardeur et de dégoût. Une belle messe de minuit bouleverse des fidèles, qui sont loin d’en comprendre le symbolisme. La demi-obscurité de ces œuvres ajoutait, je me le rappelle, à leur plénitude. Je voyais qu’après cent lectures je ne les aurais pas épuisées; je les travaillais et je les écoutais sans qu’elles cessassent de m’être fécondes. Force des livres sur un organisme jeune, délicat et avide!
Dans une règle monotone, parmi des camaraderies qui fournissent peu et un enseignement qui éveille sans exciter[7], voilà des voix enfin qui conçoivent la tristesse, le désir non rassasié, les sensations vagues et pénibles, bien connues dans les vies incomplètes. Et celui qui m’ouvre ces livres les interprète comme moi. Quel noble compagnon, éblouissant de loyauté et de dons imaginatifs! Nous le vîmes plus tard corpulent, un peu cérémonieux, avec un regard autoritaire; c’était alors le plus aimable des enfants, ivre de sympathie pour tous les êtres et pour la vie, d’une mobilité incroyable, de taille moyenne, avec un teint et des cheveux de blond, avec des mains remarquables de beauté. Dès 1878, je ne suis plus seul dans l’univers; mon ami et ses maîtres s’installent dans mon isolement qu’ils ennoblissent. Telle est l’origine du sentiment qui me liait à Stanislas de Guaita, lequel vient de mourir, âgé de trente-six ans. Nous nous sommes aimés et nous avons agi l’un sur l’autre dans l’âge où l’on fait ses premiers choix libres.
L’année suivante, un autre bonheur m’arriva: la liberté. J’étais malade de neuf années d’emprisonnement; on dut m’ouvrir les portes, et, tout en suivant les cours de philosophie au lycée, je vivais en chambre à la manière d’un étudiant. En été, la mère de mon ami (il avait déjà perdu son père), s’installait à Alteville, dans la plaine de l’étang de Lindre; il demeura seul: c’est ainsi que nous avons passé en pleine indépendance les mois de mai, juin, juillet, août 1880. Ce temps demeure le plus beau de ma vie.
La musique que faisait le monde, toute neuve pour des garçons de dix-sept ans, aurait pu nous attirer; en vérité, nous ne l’écoutions guère. Même notre professeur, ce fameux Burdeau, nous déplaisait, parce qu’il entr’ouvrait sur la rue les fenêtres de notre classe: nous le trouvions intéressé! Je veux dire qu’il nous semblait attaché à trop de choses. Je croyais voir le creux de ses déclarations civiques et des affaires de ce monde auxquelles il prétendait nous initier. Si je cherche à m’expliquer les images qu’ont laissées dans mes yeux mes condisciples, tels que je les vis au moment où, dans ses prêcheries, ce singulier professeur quittait l’ordre purement scolaire pour le champ de l’action, je crois comprendre que nous étions trois ou quatre dans un état en quelque sorte mystique, et disposés à lui trouver des manières électorales.
Ainsi nous avions atteint aux extrémités de la culture idéaliste, quand nous pensions être sur le seuil. Absolument étrangers aux controverses qui passionnaient l’opinion, nous les jugions faites pour nous amoindrir. En revanche, nous n’admettions pas qu’un romantique ou que le moindre parnassien nous demeurât fermé. Toute la journée, et je pourrais dire toute la nuit, nous lisions à haute voix des poètes. Guaita, qui avait une santé magnifique et qui en abusait, m’ayant quitté fort avant dans la nuit, allait voir les vapeurs se lever sur les collines qui entourent Nancy. Quand il avait réveillé la nature, il venait me tirer du sommeil en me lisant des vers de son invention ou quelque pièce fameuse qu’il venait de découvrir.
Combien de fois nous sommes-nous récité l’Invitation au Voyage, de Baudelaire! C’était le coup d’archet des tziganes, un flot de parfums qui nous bouleversait le cœur, non par des ressouvenirs, mais en chargeant l’avenir de promesses. «Mon enfant, ma sœur,—songe à la douceur—d’aller là-bas vivre ensemble!—Aimer à loisir,—aimer et mourir—au pays qui te ressemble...» Guaita s’arrêtait au tableau d’une vie d’ordre et de beauté: «Des meubles luisants,—polis par les ans,—décoreraient notre chambre;—les plus rares fleurs—mêlant leurs odeurs—aux vagues senteurs de l’ambre...» Mais le point névralgique de l’âme, le poète chez moi le touchait, quand il dit: «Vois sur ces canaux—dormir ces vaisseaux—dont l’humeur est vagabonde;—c’est pour assouvir ton moindre désir...» Mon moindre désir! j’entendais bien que la vie le comblerait.
En même temps que les chefs-d’œuvre, nous découvrions le tabac, le café et tout ce qui convient à la jeunesse. La température, cette année-là, fut particulièrement chaude, et, dans notre aigre climat de Lorraine, des fenêtres ouvertes sur un ciel étoilé que zébraient des éclairs de chaleur, la splendeur et le bien-être d’un vigoureux soleil qui accablait les gens d’âge, ce sont des sensations qui dorent ma dix-huitième année. Voilà le temps d’où je date ma naissance. Oui, cette magnificence de la nature, notre jeune liberté, ce monde de sensations soulevées autour de nous, la chambre de Guaita où deux cents poètes pressés sur une table ronde supportaient avec nos premières cigarettes des tasses de café, voilà un tableau bien simple; et pourtant rien de ce que j’ai aimé ensuite à travers le monde, dans les cathédrales, dans les mosquées, dans les musées, dans les jardins, ni dans les assemblées publiques, n’a pénétré aussi profondément mon être. Certainement Guaita avait, lui aussi, conservé de cette époque des images éternellement agissantes. Nos années de formation nous furent communes; c’est en ce sens que nous étions autorisés à qualifier notre amitié de fraternelle.
Mon ami était poète. Déjà du lycée il adressait des vers à une petite revue parisienne, et j’avais lu avec frémissement mon nom dans la dédicace d’un sonnet. Quand nous fûmes inscrits à la Faculté de Droit, je rêvai d’avoir du talent littéraire. J’employai le moyen recommandé aux élèves qui veulent devenir des latinistes élégants. Je possède encore les cahiers d’expressions où j’ai dépouillé Flaubert, Montesquieu et Agrippa d’Aubigné pour m’enrichir de mots et de tournures expressives. Après tout, ce travail absurde ne m’a pas été inutile. Ma familiarité avec les poètes, non plus. Un des secrets du bon prosateur n’est-il pas de trouver le rythme convenable à l’expression d’une idée? Ces soucis de rhétorique détruisent, je sais bien, le goût de la vérité, et l’on perd de vue sa pensée si l’on se préoccupe trop de moduler et de nuancer. Mais comment eussions-nous touché le fond des choses, quand nous ne connaissions que les brouillards divins qui flottent sur les cimes? On nous disait beaucoup que nous suivions une mauvaise méthode, mais on nous le disait d’une mauvaise manière. Quand on attaque l’esprit religieux avec l’esprit plaisantin, on se fait mépriser par toute âme un peu délicate; les arguments vulgaires de ceux qui méprisaient notre direction poétique ne pouvaient nous toucher.
Tout l’univers pour nous, je le vois maintenant, était désossé, en quelque sorte, sans charpente, privé de ce qui fait sa stabilité dans ses changements. A cette époque me suis-je jamais demandé: «Quelle est cette population, quelle est sa terre, le genre de ses travaux, son passé historique? Les sommes déposées dans ses caisses d’épargne augmentent-elles ou non? Et le nombre des élèves dans ses collèges, et la consommation de la houille?» Ces curiosités étaient au-dessus de ma raison, qui, si elle en avait eu quelque éveil, aurait mis sa fierté à les écarter. Et pourtant cet ordre réel que je croyais le domaine des hommes sans âme, des fonctionnaires ou des financiers, m’eût apparu magnifique si d’un mot l’on m’avait mis au point pour le voir en poète et en philosophe.
Puisque nous vivions chétivement de notre moi tout rétréci, nous aurions pu du moins examiner à quel rang social nous étions nés, avec quelles ressources, étudier les forces du passé en nous, enfin évaluer notre fatalité. Nous sommes les prolongements, la suite de nos parents. Ce sont leurs concepts fondamentaux qui seuls sauront, avec un accent sincère, chanter en nous. Dans ma maison de famille ai-je écouté végéter ma vérité propre? Frivole ou plutôt perverti par les professeurs et leurs humanités, j’ignorais le grand rythme que l’on donne à son cœur si l’on remet à ses morts de le régler. L’un et l’autre, au lieu de connaître, pour les accepter, nos conditions sociales, notre conditionnement (comme on dit des marchandises et encore des athlètes), nous évoquions en nous les sensations les plus singulières des individus d’exception qui s’isolèrent de l’Humanité pour être le modèle de toutes les exaltations.
Bien que nous fussions fort différents, Guaita, aimable, heureux de la vie, sociable, ouvert à toutes les impressions, et moi, trop fermé, qu’on froissait aisément, nous n’étions pas faits pour calmer notre pensée. Je crains que je ne l’aie détourné des études chimiques pour lesquelles il était doué et préparé. En ce cas, j’aurai nui à nous deux. S’il avait suivi son impulsion naturelle et son premier projet de travailler avec M. Sainte-Claire Deville, un peu de sciences exactes nous aurait rattachés aux réalités.
Certes, nous n’étions pas de ces petits esthètes, comme on en voit à Paris, qui collectionnent chez les poètes des beautés de colifichet et qui en rimaillant se préparent à être des vaudevillistes ou des mondains. La littérature n’était pas pour nous lectulus florulus, un petit lit de repos tout fleuri. Nous étions prodigieusement agités; je n’aurais pas passé les nuits de ma vingtième année avec des poètes s’ils eussent été incapables de me donner la fièvre. Guaita, dont les puissances alors intactes étaient avides de sensations, voyait dans les volumes de vers sur lesquels il passait sa jeunesse autre chose qu’un bassin d’eau claire où frissonnent des carpes baguées. Mais précisément les incantations des lyriques ont mis dans nos veines un ferment si fort que ce fut un poison.
Les poètes vivent sur un petit nombre de lieux communs; chacun d’eux les reprend, les rafraîchit, les renouvelle et les fortifie avec sa magie propre: aussi un être en formation, s’il se soumet à cette action constante et presque monotone de leur génie, verra forcément leurs thèmes se mêler à sa substance. L’indifférence de la nature aux joies et aux souffrances de l’humanité, notre incapacité de diriger notre destin, la vanité des succès et des échecs devant la fosse terminale, voilà quelques-uns de leurs principes, et, chevillés à notre âme, transformés en sensibilité, ils nous prédisposent à l’impuissance.
Je suis très frappé de ce que m’a dit un médecin sur la fameuse question des sœurs dans les hôpitaux. Après m’avoir expliqué comment ces nobles femmes valent pour créer une atmosphère, combien elles sont excellentes près du lit d’un mourant, où la coquetterie d’une jeune femme laïque pourrait être abominable, cet homme compétent ajoutait: «... Dans les services de chirurgie et quand il s’agit qu’un fil ne soit pas contaminé, quand il faut prendre des précautions extrêmement minutieuses, on ne peut pas compter sur des créatures qui croient à l’intervention d’en haut et qui disent: si Dieu veut le sauver, il le sauvera bien!... Nulle bonne volonté d’obéir n’y supplée: elles possèdent au plus profond de leur être une loi, une foi, qui les prédispose à ne pas tenir un compte suffisant de nos méthodes antiseptiques.»
Selon moi, ce raisonnement s’applique à ceux qui ont laissé le romantisme et ses grands thèmes lyriques descendre au fond d’eux-mêmes et les constituer. Qu’est-ce qu’un homme d’action qui s’est habitué à méditer sur la mort? Mettriez-vous votre enjeu sur un individu assez philosophe pour sourire des précautions minutieuses d’un ambitieux, sous prétexte qu’on ne peut guère prévoir utilement plus de cinq ou six accidents et que le nombre des possibles est illimité? Et comme c’est agréable de s’embarquer avec un sage qui nous déclare au moment critique: «Après tout, les choses n’ont que l’importance que nous leur donnons, et tourne qui tourne, il n’y aura rien de changé dans l’univers.» Je reconnais que dans certaines circonstances de ma vie active, je me serais évité des échecs, si j’avais pu écraser cette petite manie raisonneuse et dégoûtée qui fait si bon effet dans les grands ramages littéraires. Vivent le bon sens tout plat, la raison prosaïque, quand leur tour est venu! Dans un plan où seul le succès compte, les vérités supérieures ne sont plus qu’une cause de chute, et s’y élever, c’est précisément le fait d’un esprit subalterne.
Grande inconséquence de notre éducation française, qu’elle nous donne le goût de l’activité héroïque, la passion du pouvoir ou de la gloire, qu’elle l’excite chaque jour par la lecture des belles biographies et par la recherche des cris les plus passionnés, et qu’en même temps elle nous permette de considérer l’univers et la vie sous un angle d’où trois cents millions d’Asiatiques ont conclu au Nirvana, la Russie au nihilisme et l’Allemagne au pessimisme scientifique! Cette contradiction ne serait-elle pas le secret essentiel de cette élégante impuissance de nos jeunes bacheliers qu’on a signalée, qu’on n’a pas comprise et qu’on a appelée décadence?
De 1879 à 1882, toutefois, cette hygiène détestable nous avait fait heureux. Nous vivions de nos nerfs, sans connaître que nos réserves s’épuisaient. Comment fûmes-nous un jour placés en face de notre vide et de quel côté avons-nous cherché une nourriture et un terrain où prendre racine?
Je suis excusable d’avoir jusqu’à ce moment de mes souvenirs parlé autant de moi que de mon ami. Je ne pouvais démêler, sans en arracher des parties essentielles, nos jeunesses et nos sentiments qui se développèrent en s’enchevêtrant. En 1882, nous quittons Nancy et dès lors nos vies vont se différencier. Si je suis passé de la rêverie sur le moi au goût de la psychologie sociale, c’est par des voyages, par la poésie de l’histoire, c’est surtout par la nécessité de me soustraire au vague mortel et décidément insoutenable de la contemplation nihiliste. Mais Guaita, ayant cette originalité de n’être pas un analyste dans une époque où nous le sommes tous, évolua d’une façon autrement rare; il sortit de la situation morale un peu critique où nous nous trouvions par une porte magnifique et singulière que nous franchirons avec lui d’un élan impétueux, en ligne droite jusqu’à la tombe, où il repose, réconcilié par la mort avec les conditions générales de l’humanité.
Guaita avait peu d’analogie avec Paris; il ne sut guère en prendre l’esprit. Nous y débarquâmes vers le même temps (novembre 1882, janvier 1883); je courus au canon; après quelques excursions de reconnaissance, il se cantonna dans sa bibliothèque et dans ses tentatives poétiques.
De naissance il possédait un magnifique sens religieux. On ne peut s’en faire une idée complète sur ses recueils de vers, parce qu’il trouva un éditeur avant de s’être trouvé lui-même. Pourtant Mater dolorosa[8], Pueri dum sumus, A la dédaignée, A Maurice Barrès, Hymne à Cybèle[9], d’autres pièces flottantes encore marquent une direction significative. Quelque chose à définir, le sentiment du divin prenait possession de Guaita. Peu à peu il perdit le goût de la création pour s’abîmer dans la recherche des lois. Nous avons vu de même un Sully-Prudhomme se stériliser ou s’égarer dans les régions de la pensée spéculative. Celui-ci, pourtant, ancien candidat à l’École Polytechnique, possédait une préparation spéciale et puis il inclinait au positivisme où répugnait nettement mon ami. Schiller parle d’une certaine tendance philosophique qui caractérise les natures sentimentales; il ajoute fort justement que ce n’est qu’avec le secours de la philosophie qu’on peut philosopher et que, privé de cette base, on tombe infailliblement dans le mysticisme.
Quand des hasards de lecture mirent Guaita en présence des vieux mythes qui déjà par leur pittoresque baroque devaient échauffer ses instincts imaginatifs de poète, il s’éprit de systèmes où étaient traduits les efforts de pures énergies spirituelles pour s’affranchir de la matière qui les emprisonne, pour s’élargir dans l’espace et le temps, pour se désincarner. Il donna son adhésion immédiate à une doctrine affirmant la liaison de tous les phénomènes qui nous semblent séparés. Le chimiste qui connaissait l’hypothèse moderne de l’unité de la matière, le rêveur qui avait toujours usé instinctivement des procédés de l’intuition et de l’analogie pour embrasser les ensembles, trouva dans l’antique sentier des mages les matériaux pour se dresser un abri à sa mesure et selon ses besoins. Guaita était prédestiné; la grâce lui vint, je me le rappelle, sur une lecture du Vice suprême. Il lut Eliphas Lévy et visita M. Saint-Yves d’Alveydre. Dès lors ce fut fini de la versification; il devint l’historien des sciences occultes. Et ces vieilles momies dont il déroulait les bandelettes lui donnèrent leur sagesse en échange de sa santé dont il les ranima.
Dans les croyances de nos modernes Rose-Croix, que reste-t-il des cultes primitifs de l’Orphisme, des mystères antiques sur lesquels se greffèrent les doctrines néo-platoniciennes et les systèmes du moyen âge?... J’essayerai au moins de donner une impression des études que mon ami venait d’aborder et qui disciplinèrent sa vie.
La mosquée, aujourd’hui cathédrale de Cordoue, est une forêt de colonnes précieuses, marbres rares, jaspe, porphyre, brèche verte et violette. Jadis on en comptait quatorze cent dix-neuf; sept cent cinquante subsistent. Pour les accumuler, le calife Abderrhaman razzia d’immenses espaces. De Raya, de Constantinople, de Rome et sans doute des ruines de Carthage, elles furent apportées. Quelquefois leurs chapiteaux sont aussi barbares que ceux des temples primitifs de l’Arabie, et, tout à côté, on retrouve la délicatesse des mosquées du Caire, de Damas et de Ceifa. Dans la demi-lumière de cette incomparable Djamy, l’imagination s’enivre à s’associer au voyage de ces belles indifférentes qui, vers l’an 786, après avoir soutenu et paré durant des siècles les palais asiatiques et africains, vinrent, ballottées par les flots, dans cette Cordoue où notre main les caresse, et qui, par un nouveau détour des destins, issues des temples d’Astarté et de Janus, ayant cessé de glorifier Allah, collaborent aujourd’hui au prestige catholique.
La beauté de ces courtisanes nous attire, et, prolongée si tard dans la vieillesse, elle nous trouble. Quand tous les dieux dont elles portèrent les toits seraient vaincus, elles verraient encore des fidèles—artistes, archéologues, tous ceux dont les cordes de l’imagination s’ébranlent sous les doigts de la mort—baiser leurs marbres polis par une suite immense d’actes de foi...
A chacun des Essais de Sciences maudites qu’il me faisait parvenir, mon ami me pressait d’adhérer à ses croyances; je ne pus jamais les prendre que pour de magnifiques invitations au voyage. Ces rêveries naquirent jadis dans les vallées de l’Euphrate et du Tigre, ou plus avant encore dans les siècles où notre regard se perd; après avoir nourri Pythagore et ses émules, après avoir fourni des notions à Platon et retrouvé pour disciples les critiques et les philosophes érudits d’Alexandrie, après avoir apporté une part dans l’œuvre de Spinoza, de Hegel, et par là, si l’on veut, imprégné la conception de l’univers dont vit notre siècle, elles luisent doucement—comme les porphyres et les jaspes de Cordoue—dans un canton délaissé de l’esprit moderne, où Guaita trouva son contentement.
Des doctrines qui ont été les colonnes des temples les plus importants de l’humanité s’imposent à notre vénération. Et, pesant l’œuvre du compagnon de ma jeunesse, je dis: «Sa part fut noble, puisqu’il nous a donné l’expression la plus récente de la plus antique des littératures ecclésiastiques!»
Il paraît qu’à la fin du siècle dernier la tradition de l’occultisme se trouva fort compromise; une terrible lutte venait d’éclater entre les sociétés blanches (illuminés et martinistes) et les sociétés rouges (jacobins); la Révolution de 1789 fut un épisode de ces querelles. (Je parle d’après le Dr Encausse; je n’ai pas besoin d’avertir que je suis loin d’attacher à ces versions une valeur historique; mais pour faire connaître superficiellement ces doctrines, il faut indiquer leur partie légendaire aussi bien que leur partie dogmatique.) Les sociétés spiritualistes, diminuées, mais non écrasées, s’attachèrent à conquérir les intellectuels; la masse fut abandonnée aux philosophes et aux athées. Fabre d’Olivet, Eliphas Lévy, Lucas Wronski, Vaillant et Alcide Morin gardaient et augmentaient le trésor de l’occultisme. De 1880 à 1887, les initiés s’émurent, car des sociétés étrangères intriguaient pour dépouiller la France et pour porter à Londres la direction de l’occultisme européen. Peut-être même voulait-on anéantir l’œuvre des véritables maîtres de l’Occident! C’est alors qu’intervint Guaita. Il se proposait une triple tâche: l’étude des classiques de l’occulte, la méditation ou effort pour entrer en communion spirituelle avec l’unité divine, enfin la propagande. Pour mener à bonne fin cette reconstitution, cette «réforme», comme disent ses disciples, il sortit des ténèbres l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix qui comprend trois grades, le baccalauréat, la licence et le doctorat en Kabbale, accessibles par des examens. Il en fut le grand maître et il l’administrait avec le concours d’un conseil suprême, composé de trois chambres.
«L’école matérialiste officielle, nous dit le Dr Encausse, menaçait de faire disparaître à jamais les hauts enseignements des Hermétistes et des Kabbalistes chrétiens. A côté des classiques du positivisme, la Rose-Croix créa les classiques de la Kabbale, Eliphas Lévy, Wronski, Fabre d’Olivet, et mit à l’étude les œuvres des véritables théosophes, Jacob Boehm, Swedenborg, Martinez Pasqualis, Saint-Martin, qui sont les seuls que la théosophie, digne de ce véritable nom, connaîtra plus tard, comme ce sont les seuls qui furent connus du XVe au XIXe siècle. Bientôt des élèves nombreux et déjà versés dans les sciences et les lettres profanes, ingénieurs, médecins, professeurs, littérateurs, accoururent. Cette floraison d’intellectualité s’imposa vite à toutes les sociétés initiatiques de l’étranger par la publication d’une belle série de thèses de doctorat en Kabbale. C’est Guaita qui la dirigeait. Sa prodigieuse érudition lui permettait d’indiquer en toute sûreté les sujets de thèse pour la grande gloire de l’ordre et de la vieille réputation des écoles initiatiques françaises. Grâce à cet ordre de la Rose-Croix, une véritable aristocratie d’intellectuels était créée dans l’initiation, un Collège de France de l’ésotérisme était constitué et son influence s’étendait vite au loin.»
Telle est l’œuvre que les occultistes ont vu Guaita accomplir. Il a réformé leur petite communauté; ils sont juges de l’accroissement de forces qu’ils reçurent de son intervention. Il laisse trois gros volumes: Essais de Sciences maudites, qui semblent devoir se placer auprès des grands classiques de l’Occulte, respectés et consultés comme des Bibles[10].
Chacun a ses limites. Un ouvrage qui peut transformer tel être ne saura rien dire à tel autre. Qu’en conclure? Tout livre a pour collaborateur son lecteur. On l’accorde des traités de science et de philosophie où il faut que l’étudiant apporte des aptitudes et aussi une instruction préalable. C’est vrai d’une façon plus absolue encore pour des œuvres d’une qualité religieuse qu’on ne peut aborder qu’avec un état d’esprit spécial. Moi qui ne distingue qu’une poussière dont je suis tout incommodé sur la route royale des Boehm et des Swedenborg, je suis indigne de décrire les vastes espaces où mon ami avait installé ses tentes et recevait l’hommage de ses émules. Si je trouve à ses Essais une forme très déterminée et un sens peu arrêté, c’est que je ne me suis pas conformé à la maxime hermétique: «Lege, lege, lege et relege, labora, ora et invenies.» Mais quoi! je l’ai aimé, je me représente les états successifs de sa sensibilité. Je sais qu’il fut un philosophe, si, comme je le crois, la philosophie, c’est devant la vie le sentiment et l’obsession de l’universel, et devant la mort l’acceptation. J’avais pour devoir de fixer quelques-uns des traits de cette noble et chère figure. Quant à son œuvre d’occultisme, je la confie aux élèves qu’il a formés. Précisément, dans une étude sur Guaita, et parlant de leurs maîtres communs, les Guillaume Postel, les Reuchlin, les Klunrath, les Nicolas Flamel et les Saint-Martin, le Dr Marc Haven a écrit une phrase forte: «Ces hommes furent d’âpres conquérants, en quête de la toison d’or, refusant tout titre, toute sanction de leurs contemporains, parlant de haut, parce qu’ils étaient haut situés et ne comptant que sur les titres qu’on obtient de ses propres descendants[11].»
Nous avions gardé de notre jeunesse, Guaita et moi, l’habitude de lire à haute voix, quand nous passions une soirée ensemble. Une année avant sa mort et comme il m’avait lu une des autorités de l’Occulte, je pris l’incomparable conversation de Pascal avec M. de Sacy, qui avec ses deux pentes contrastées et fécondes est, pour mon goût, le sommet le plus solide à l’œil, le plus fier et le plus caractéristique du grand massif littéraire français. Mon ami, familier des nuages, se trouvait là, je crois bien, sur des coteaux trop modérés. Nous discutions, et je lui répétais après Pascal: «Il faut être pyrrhonien, géomètre, chrétien, c’est-à-dire qu’il faut d’abord une analyse aiguë, puis un raisonnement puissant, et, seulement après une dévotion passionnée, l’enthousiasme, le stade religieux.» A bien y réfléchir, ma critique ne portait pas complètement: Guaita n’était point un enthousiaste sans assises. Dans les croyances de nos modernes Rose-Croix une proportion notable d’éléments scientifiques se mêlent à ces monstrueux amalgames auxquels les superstitions de l’Orient et celles de l’Occident, les excès du sentiment religieux et de la pensée philosophique, l’astrologie, la magie, la théurgie et l’extase donnent une couleur propre à enchanter un ancien poète parnassien. Des vérités scientifiques forment le canevas sur lequel se plaisent à broder l’imagination, l’esprit de système et une érudition peu critique. Guaita aimait à s’autoriser d’une phrase de M. Berthelot: «La philosophie de la nature qui a servi de guide aux alchimistes est fondée sur l’hypothèse de l’unité de la matière; elle est aussi plausible au fond que les théories modernes les plus réputées aujourd’hui. Les opinions auxquelles les savants tendent à revenir sur la constitution de la matière ne sont pas sans analogie avec les vues profondes des premiers alchimistes.»
Le Dr Paul Hartenberg, qui fut un des familiers de Guaita dans les dernières années, nous donne son témoignage: «Guaita aimait à m’interroger sur le mécanisme psychologique des idées fixes, des obsessions, des hallucinations, qui ont une si grande part dans les préoccupations des occultistes. C’est qu’il avait la conviction que le merveilleux et le surnaturel ne présentent que des modalités, encore inexpliquées, du phénoménisme naturel et n’infirment en rien les grandes lois qui régissent la vie universelle. Il savait que sous les voiles complaisants des symboles se cachent quelques vérités simples et éternelles. Parfois même il regrettait toute cette terminologie mystérieuse, tous ces attributs déconcertants et surtout la rhétorique sonore dont certains entourent les doctrines ésotériques.»
Mais ne prendrais-je pas un souci superflu et un peu puéril en voulant faire rentrer Guaita dans les gros bataillons de la science? Ceux qui essaient de définir l’infini et d’exprimer l’ineffable sont entraînés à tracer des figures insuffisantes et un peu ridicules. Il serait injuste de s’arrêter à ce que les études des occultistes semblent avoir de bistourné, de confus et de verbal, puisque pour un groupe d’hommes de valeur elles sont un langage clair et un lien de haute moralité. Il serait criminel de chercher à extirper ce qui nous semble un peu charlatanesque dans ces doctrines, car on risquerait avec ce faux purisme d’atteindre leurs parties essentielles, les organes de vie par lesquels elles adhèrent si profondément à l’âme de leurs fidèles. Il me semble que si l’on veut se placer juste au point convenable pour apprécier un penseur comme Guaita, il faut d’abord méditer et accepter la belle formule gœthienne: «Ne rien gâter, ne rien détruire.» C’est entendu, mon ami ne marchait pas d’accord avec les idées à la mode de son temps. C’est entendu encore, ce mouvement général qui met aujourd’hui chaque génération à la suite des livres de classes arrêtés par M. le ministre de l’Instruction publique ne laisse pas d’avoir du grandiose, et un tel accord peut être interprété comme un hommage à la Vérité. Cependant, les types fortement accusés, s’ils n’ont plus d’emploi dans une société où tout tend à les réduire et qui marche en rang de collégiens, doivent être recueillis par les gens de culture. Les esprits vulgaires veulent que leur état propre soit le type de l’intégrité intellectuelle. Ils traitent d’aliénation la mélancolie si raisonnable des Rousseau, des Byron. Ces grands hommes, en effet, ne possédèrent jamais le magnifique équilibre des imbéciles. La bizarre indépendance de mon ami, chez qui il y avait du sang allemand, est un beau legs du Nord à notre discipline latine.
Si nous maintenons notre regard sur la biographie de Guaita et si nous la fixons avec ce sentiment généreux qui laisse les images prendre dans l’esprit toute leur importance, elle nous permettra de nous représenter ce que furent dans le passé certaines vies religieuses. J’ai lu de pitoyables notices sur Guaita. Pour mettre des couleurs exactes dans son portrait, nous devons marquer comme ses dominantes sa parfaite simplicité de manières et une sorte de beauté morale qui, ne cherchant aucun effet, conquérait d’autant plus fortement.
Osons le mot dans une notice sur un théosophe: Guaita s’enfermait dans la catégorie de l’Idéal. Son effort continuel était de s’en faire une image plus épurée et pour cela de se perfectionner. Lui qui écrivit des livres où la science de Dieu est tout abstraite et desséchée, il mêlait à tous les actes de sa vie le sentiment religieux le plus noble, le plus facile, le plus libre dans son développement. Nous avons le droit de considérer comme un culte permanent—peu arrêté, peu clair, mais par là d’autant moins critiquable—sa délicatesse de conscience, l’enthousiasme de ses veilles, les scrupules qu’il apportait avec les rares amis de sa solitude. Hors la beauté morale, tout lui était étranger.
Cette inaptitude à tout ce qui n’est pas la vie la plus hautement noble concordait d’une façon excellente avec ses manières d’homme parfaitement courtois. Ses amis l’ont vu dans deux cadres fort inégaux en agréments, mais l’un et l’autre appropriés à un solitaire mystique. Il passait cinq mois de l’année dans un petit rez-de-chaussée de l’avenue Trudaine, où il recevait quelques occultistes. Il demeurait parfois des semaines sans sortir. Il avait amassé là toute une bibliothèque étrange et précieuse; des textes latins du moyen âge, des vieux grimoires chargés de pantacles, des parchemins enluminés de miniatures, les éditions les plus estimées des Van Helmont, Paracelse, Raymond Lulle, Saint-Martin, Martinez Pasqualis, Corneille Agrippa, Pierre de Lancre, Knorr de Rosenroth, des manuscrits d’Eliphas, des reliures signées Derome, Capé, Trautz-Bauzonnet, Chambolle-Duru, des ouvrages de science contemporaine. «Dans cette atmosphère, habitée par les plus audacieuses intuitions de l’esprit humain, dit un de ses visiteurs, semblaient flotter des pensées et on respirait de l’intelligence.» On y était hors du temps. Guaita, qui lisait rarement les journaux, classait les hommes de notre époque, non d’après leur personnalité ou leur situation acquise, mais selon le profit qu’il tirait de leurs œuvres. Cette manière faite d’équité et d’égoïsme intellectuel l’amenait à contredire nos raisons, nos modes et aussi le sens commun. Dans cette faculté que garda Guaita de vivre et de penser en dehors des conditions générales de l’époque, je reconnais les habitudes que nous avions prises au beau temps de notre jeunesse et quand nous nous donnions nos fièvres cérébrales à Nancy. De telles conceptions comportent bien de la naïveté; on y reconnaît l’influence des poètes qui nous formèrent le jugement et qui pour la plupart ont écrit leur chef-d’œuvre quand ils étaient tout jeunes, tout inexpérimentés. Mais enfin, c’est une avoine, cette illusion, et qui aide à trotter. Tout un petit monde de travailleurs respirait de la force dans cet air raréfié où Guaita se confinait avenue Trudaine. J’y étais aimé sans variation à craindre, puisque c’était pour notre passé. Les amis de notre jeunesse qui meurent, ce sont des témoins dont l’absence peut nous faire perdre les plus graves procès: eux, voyaient les racines et reconnaissaient la nécessité de certains de nos actes, que les étrangers dorénavant jugeront en bien ou en mal, selon les convenances de leur politique.
Les sept mois qu’il passait hors de Paris, Guaita les vivait à la campagne, auprès d’une mère admirable, dans une intimité de sentiments religieux qui correspondaient à sa conception morale de l’univers. Le château d’Alteville est situé dans la partie la plus solitaire de la Lorraine allemande, parmi les vastes paysages de l’étang de Lindre. Un ciel le plus souvent bas, un horizon immobile, un silence jamais troublé que par le cri des paons, des bois de chênes toujours déserts, un vieux parc avec quelques bancs bien placés, des appartements où demeure le calme des vies qui s’y développèrent, tout ce décor immuable de son enfance favorisait ses méditations larges et monotones. Il les poursuivait durant toutes les nuits. En prolongeant ainsi ses réflexions voulait-il compenser la brièveté de sa vie? Il lui plaisait au terme de ses veilles de voir poindre le jour: aurore triomphant des épais rideaux, promesse que la nature faisait à ce chercheur d’absolu et que la mort vient d’acquitter! C’est auprès d’Alteville, contre l’église de Tarquimpol, que Guaita est enterré, le dernier, tout au moins pour la branche française, d’un nom estimé depuis des générations[12].
Si j’essaie de me rappeler le temps que j’ai vécu depuis ma jeunesse, je n’y retrouve que mes rêves. En remontant leur pente insensible, je m’enfonce dans une demi-obscurité qui leur est facile comme les nuits d’Orient. Elle me laisse apercevoir seulement des ruines et des feuillages; ce sont quelques images illustres et des temples, que jadis j’ai interrogés, et puis les lauriers, les chênes verts d’Italie, les jardins parfumés d’Espagne, qui m’ont excité à jouir de la vie. Sur ce petit chemin et dans cette atmosphère romanesque, il ne manquait rien qu’un tombeau. Celui qui dans un terme si court vient d’être élevé au compagnon de ces grandes débauches de poésie, pendant lesquelles nous avions presque effacé la vie réelle, m’avertit de l’unique réalité.
Juin 1898.