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Angéline de Montbrun

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D'un bond Maurice fut à côté de moi. Par un singulier bonheur, j'étais tombée sur des broussailles qui avaient amorti ma chute. Je n'avais aucun mal. J'étais seulement un peu étourdie.

Mon père arrivait à toute bride, mortellement inquiet. Il comprit tout d'un coup d' oeil et, dans un muet transport, nous serra tous deux dans ses bras.

Ô mon Dieu, vous le savez, sa première parole fut pour vous remercier! Et la douceur de ce moment!

Brisée de fatigue et d'émotion j'étais absolument incapable de marcher. La pluie tombait toujours à torrents. Mon père m'enleva comme une plume et m'emporta à une maison voisine, où nous fûmes reçus avec un empressement charmant. J'étais mouillée jusqu'aux os; et dans la crainte d'un refroidissement, on me fit changer d'habits. Une jeune fille mit toutes ses robes à mon service. J'en pris une de flanelle blanche. Comme elle n'allait pas à ma taille, la maîtresse de céans ouvrit son coffre et en tira un joli petit châle bleu—son châle de noces—me dit-elle, en me l'ajustant avec beaucoup de soin.

«Vous l'avez parée belle, répétait sans cesse la digne femme, si vous étiez tombée sur les cailloux, vous étiez morte.»

—Oui défigurée pour la vie, ajoutait la jeune fille, qui avait l'air de trouver cela beaucoup plus terrible.

—Le monsieur qui a arrêté votre cheval est-il votre cavalier, me dit-elle à l'oreille?

Ma toilette finie, elle me présenta un petit miroir, et me demanda naïvement si je n'étais pas heureuse d'être si belle?—si j'aurais pu supporter le malheur d'être défigurée?

En sortant de la chambre, je trouvai mon père et Maurice. Oh! cette belle lumière qu'il y avait dans leurs regards. Malgré leurs habits dégoûtants d'eau, tous deux avaient l'air de bienheureux.

L'orage avait cessé. La campagne rafraîchie par la pluie resplendissait au soleil. La rosée scintillait sur chaque brin d'herbe, et pendait aux arbres en gouttes brillantes. L'air, délicieux à respirer, nous apportait en bouffées la saine odeur des foins fauchés, et la senteur aromatique des arbres. Jamais la nature ne m'avait paru si belle. Debout à la fenêtre, je regardais émue, éblouie. Ce lointain immense et magnifique, où la mer éblouissante se confondait avec le ciel, m'apparaissait comme l'image de l'avenir.

«Mon Dieu, pensais-je, qu'il fait bon de vivre!»

Assis sur un escabeau à mes pieds, Maurice me regardait, et bien bas, je lui dis: «Merci».

Une flamme de joie passa ardente sur son visage, mais il resta silencieux.

—Voyez donc comme c'est beau, lui dis-je.

Il sourit et répondit dans cette langue italienne qu'il affectionnait:

«Béatrice regardait le ciel, et moi je regardais Béatrice.»

7 août.

Près de la Pointe aux Cèdres, dans un ravin sans ombrage, sans verdure, sans eau, deux jeunes époux sont venus s'établir. Ils ont acheté et réparé, tant bien que mal, une chétive masure qui tombait en ruines, et y vivent heureux. Le bonheur est au dedans de nous, et qui sait si la magie de l'amour ne peut pas rendre, une pauvre cabane aussi agréable que la grotte de Calypso.

Il m'arrive souvent de passer par le ravin. Je porte à ces nouveaux mariés un intérêt dont ils ne se doutent guère. Cet après-midi, je voyais la jeune femme préparer son souper. Quand il fait beau, trois pierres disposées en trépied, auprès de sa porte, lui servent de foyer, et quelques branches sèches suffisent pour cuire le repas. Elle est attrayante, et porte ses cheveux blonds à la suissesse, en lourdes nattes sur le dos. C'est charmant de la voir assise sur une bûche devant son humble feu, et surveillant sa soupe, tout en tricotant activement. Je suppose qu'elle n'a pas d'horloge, car elle interroge souvent le soleil—ô charme de l'attente!—Je me sens plus triste encore quand je la vois. Voudrais-je donc qu'il n'y eût plus d'heureux sur la terre? Heureux! oui ils le sont, car ils ont l'amour et tout est là.

Je leur ai fait dire de venir cueillir des fruits et des fleurs, aussi souvent qu'il leur plaira.

8 août.

Chacun a regagné son lit, excepté ma bonne vieille Monique, qui s'obstine à croire que j'ai besoin de soins, et fait la sourde oreille quand je l'envoie se coucher. Mais elle ne fait pas plus de bruit qu'une ombre. Autour de moi tout est tranquille. Le parfum des grèves—ce parfum que Maurice aimant tant—m'arrive pénétrant et âpre. Là-bas, sur les ondes argentées, on voit courir des étincelles de feu. Mais la mer est calme, étrangement calme, et je n'entends rien que le murmure du ruisseau, à travers le jardin, et par-ci par-là, le bruissement des feuilles au passage de la brise.

Qui n'a senti ses yeux se mouiller devant le calme profond de la campagne à demi plongée dans l'ombre? qui n'a prêté une oreille charmée à ces divins silences, à ces vagues et flottantes rumeurs de la nuit?

Mon Dieu, j'aurais besoin d'oublier combien la terre est belle

Le jour distrait toujours un peu, mais la nuit, l'âme s'ouvre tout entière à la rêverie et quand le coeur est troublé, l'imagination répand partout, avec ses flammes des flots de tristesse. Vainement j'essaie de regarder le ciel. Il faut des eaux calmes pour en refléter la beauté et mon âme

«N'est plus qu'une onde obscure où le sable a monté.»

9 août.

Dans l'isolement, quand l'âme a encore sa sensibilité tout entière et toute vive, il y a une étrange volupté dans les souvenirs qui déchirent le coeur et font pleurer. Ces chers souvenirs de tendresse et de deuil, je m'en entoure, je m'en enveloppe, je m'en pénètre, ou plutôt ils sont l'âme même de ma vie.

Cette conduite n'est pas sage, je le sais; mais qui n'aime mieux la tempête que le calme plat—ce calme terrible qui abat, qui anéantit les plus fiers courages.

15 août.

J'ai honte de moi-même. Qu'ai-je fait de mon courage! qu'ai-je fait de ma volonté?

Jamais, non jamais, je n'aurais cru que l'âme pût se renverser ainsi dans les nerfs. Je ne saurais rester en repos. Je suis parfaitement incapable de tout travail, de toute application quelconque. Malgré moi, mon livre et mon ouvrage m'échappent des mains. Tout m'émeut, tout me trouble, et même en la présence de mes domestiques, des larmes brûlantes, s'échappent de mes yeux. Ô mon père! que penseriez-vous de moi? vous si noble! vous si fier!

Mais je n'y puis rien. À mesure que mes forces reviennent, le besoin de le revoir se réveille terrible dans mon coeur. La prière ne m'apporte plus qu'un soulagement momentané, ou plutôt je ne sais plus prier, je ne sais plus qu'écouter mon coeur désespéré.

Ô mon Dieu! pardonnez-moi. Ces regrets passionnés, ces dévorantes tristesses, ce sont les plaintes folles de la terre d'épreuve. Je ne saurais les empêcher de croître. Ô mon Dieu, arrachez et brûlez, je vous le demande, je vous en conjure. Ah, que de fois, pendant les jours terribles que je viens de passer, n'ai-je pas été me jeter à vos pieds. J'ai peur de moi-même, et je passe des heures entières dans l'église.

Ô Seigneur Jésus, vous le savez, ce n'est pas vous que je veux, ce n'est pas votre amour dont j'ai soif, et même en votre adorable présence, mes pensées s'égarent.

Hier, il faisait un vent furieux, une épouvantable tempête. À genoux dans l'église, le front caché dans mes mains j'écoutais le bruit de la mer moins troublée que mon coeur. Au plus profond de mon âme, d'étranges, de sauvages tristesses répondaient aux rugissements des vagues, sur la grève solitaire, et par moments des sanglots convulsifs déchiraient ma poitrine.

L'église était déserte. Une humble chandelle de suif, allumée par la femme d'un pauvre pêcheur, brûlait sur un long chandelier de bois, devant l'image de la Vierge.

Ô Marie! tendez votre douce main à ceux que l'abîme veut engloutir.
Ô vierge! ô Mère! ayez pitié.

17 août.

Si, une fois encore, je pouvais l'entendre, il me semble que j'aurais la force de tout supporter. Sa voix exerçait sur moi une délicieuse, une merveilleuse puissance; et, seule, elle put m'arracher à l'accablement si voisin de la mort où je restai plongée, après les funérailles de mon père.

Tant que j'avais eu sous les yeux son visage adoré, une force mystérieuse m'avait soutenue. Sa main, sa chère main, qui m'avait bénie, reposa jusqu'au dernier moment dans la mienne—elle était tiède encore quand je la joignis à sa main gauche qui tenait le crucifix. Dans une paix très amère, j'embrassais son visage si calme, si beau, et pour lui obéir même dans la mort, sans cesse je répétais: «Que la volonté de Dieu soit faite!»

Mais quand je ne vis plus rien de lui, pas même son cercueil, l'exaltation du sacrifice tomba. Sans pensées, sans paroles, sans larmes, incapable de comprendre aucune chose et de supporter même la lumière du jour, je passais les jours et les nuits, étendue sur mon lit, tous les volets de ma chambre fermés. Pendant que je gisais dans cet abattement qui résistait à tout, et ne laissait plus d'espoir, tout à coup une voix s'éleva douce comme celle d'un ange. Malgré mon état de prostration extrême, le chant m'arrivait, mais voilé, comme de très loin. Et le poids funèbre qui m'écrasait, se soulevait; je me ranimais à ce chant si tendre, si pénétrant.

Dans ma pensée enténébrée, c'était la voix du chrétien qui, du fond de la tombe, chantait ses immortelles tendresses et ses impérissables espérances; c'était la voix de l'élu qui, du haut du ciel, chantait les reconnaissances et les divines allégresses des consolés. Ce terrible silence de la mort, souffrance inexprimable de l'absence éternelle, il me semblait que l'amour de mon père l'avait vaincu et combien de fois j'ai désiré revivre cette heure. Cette heure inoubliable, si étrange et si douce, où je me repris à la vie, bercée par une mélodie divine.

Le chant se continuait toujours. J'écoutais comme si le ciel se fut entrouvert et il vint un moment où j'aurais succombé, sous l'excès de l'émotion, sans les larmes qui soulagèrent mon coeur. Elles coulèrent en abondance, et à mesure qu'elles coulaient, je sentais en moi un apaisement très doux.

—Maurice, Maurice, sanglota Mina, elle est sauvée.

Alors le jour se fit dans mon esprit; je compris, et ensuite je demandai à voir Maurice.

—Il viendra, dit le docteur, qui tenait ma main dans la sienne, il viendra, si vous consentez à boire ceci et à laisser donner de la lumière.

Malgré l'affreux dégoût, j'avalai ce qu'il me présentait. On ouvrit les volets, et je tenais ma figure cachée dans les oreillers, pour ne pas voir la lumière du soleil qui me faisait horreur, parce que mon père ne la verrait plus jamais.

Maurice vint, et à genoux à côté de mon lit, il me parla, il me dit de ces paroles qu'aujourd'hui il chercherait en vain. Il me supplia de le regarder, et je ne pus résister à son désir.

—Ô ma pauvre enfant! ô ma chère aimée! gémit-il en apercevant mon visage.

Le sien était brûlé de larmes. Mina me parut aussi bien changée. Ils étaient tous deux en grand deuil, et je ne puis me reporter à cette heure, sans un attendrissement qui me fait tout oublier. Alors je sentais nos âmes inexprimablement unies. Je me sentais aimée—aimée avec cette infinie tendresse qui fait que le coeur tout entier s'émeut, se livre et s'écoule. Alors je croyais que la douleur partagée c'était une force vive qui mêlait à jamais les âmes.

Combien de fois, pour soulager mes tristesses, Maurice n'a-t-il pas chanté!

Maintenant, jamais plus je n'entendrai ce chant ravissant qui faisait oublier la terre—ce chant céleste qui consolait en faisant pleurer.

18 août.

J'ai rêvé que je l'entendais chanter: «Ton souvenir est toujours là» et depuis.. ô folie! folie!

Je ne suis rien pour lui. Il ne m'aime plus; il ne m'aimera plus jamais.

Pourtant, au moment de partir, de me quitter pour toujours, il m'a dit: «Angéline, si vous revenez sur cette injuste, sur cette folle décision, vous n'aurez qu'à me l'écrire. Souvenez-vous-en.»

Non, je ne le rappellerai pas! Sans doute il viendrait, mais on ne va pas à l'autel couronnée de roses flétries.

Être aimée comme devant ou malheureuse à jamais.

18 août.

On me répète toujours qu'il faudrait me distraire. Me distraire! Et comment? Ah! on comprend bien peu l'excès de ma misère. La vie ne peut plus être pour moi qu'une solitude affreuse, qu'un désert effroyable. Que me fait le monde entier puisque je ne le verrai plus jamais?

20 août.

Comme un sentiment puissant nous dépouille, nous enlève à tout!
Voilà pourquoi l'amour bien dirigé fait les saints.

Que Dieu ait pitié de moi! Il m'est bien peu de chose, et c'est à peine si la pensée de son amour dissipe un instant ma tristesse. Pour moi, cette pensée, c'est l'éclair fugitif dans la nuit noire.

21 août.

Je suis restée longtemps à regarder mon portrait, et cela m'a laissée dans un état violent qui m'humilie.

Quand j'avais la beauté, je m'en occupais très peu. L'éloignement du monde, l'éducation virile que j'avais reçue, m'avaient préservée de la vanité.

Mon père disait qu'aimer une personne pour son extérieur, c'est comme aimer un livre pour sa reliure. Lorsqu'il y avait quelque mort dans le voisinage: «Viens, me disait-il, viens voir ce qu'on aime, quand on aime son corps!»

Mais si fragile, si passagère qu'elle soit, la beauté n'est-elle pas un grand don?

23 août.

Ah! la tristesse de ces murs. Par moments, il me semble qu'ils suintent la tristesse et le froid. Et pourtant, j'aime cette maison où j'ai été si heureuse—chère maison où le deuil est entré pour jamais!

«Mais malheur à qui, dans le calme de son coeur, peut désirer mourir tant qu'il lui reste un sacrifice à faire, des besoins à prévenir, des larmes à essuyer!»

24 août.

Il fait un grand vent accompagné de pluie. Toutes les fenêtres sont fermées et seule devant la cheminée,

  «Je regarde le feu qui brûle à petit bruit,
  Et j'écoute mugir l'aquilon de la nuit.»

La voix de la mer domine toutes les autres. Les grandes vagues qui retentissent et qui approchent m'inondent de tristesse.

25 août.

En mettant quelques papiers en ordre, j'ai trouvé un affreux croquis de Maurice, qui m'a rappelé au vif une des heures les plus gaies de ma vie.

Comme c'est loin! Ces souvenirs gais, lorsqu'il m'en vient, me font l'effet de ces pauvres feuilles décolorées qui pendent aux arbres, oubliées par les vents d'automne.

26 août.

Que veut dire Mina! Je n'ose approfondir ses paroles, ou plutôt j'ai toujours sa lettre sous les yeux, et j'y pense sans cesse. Songe-t-il? Non, je ne saurais l'écrire! Et ne 'devais-je pas m'y attendre! N'est-il pas libre? Ne lui ai-je pas rendu malgré lui sa parole!

Qui sait jusqu'à quel point un homme peut pousser l'indifférence et l'oubli?

(Angéline de Montbrun à Mina Darville)

Chère Mina,

Je voulais attendre une heure de sérénité pour vous répondre mais cela me mènerait trop loin. Et d'ailleurs, Marc, malade depuis quelque temps, désire que vous en soyez informée. «Je lui ai sellé son cheval bien des fois, me disait-il tantôt, et j'avais tant de plaisir à faire ses commissions.»

Il aime à parler de vous, et finit toujours par dire philosophiquement: «Qui est-ce qui aurait pensé ça, qu'une si jolie mondaine ferait une religieuse?»

J'incline à croire qu'il se représentait les religieuses comme ayant toujours marché les yeux baissés, et toujours porté de grands châles, en toute saison. Votre vocation a bouleversé ses idées.

Chère amie, vous me conseillez les voyages puisque ma santé le permet. J'y pense un peu parfois, mais vraiment, je ne saurais m'arracher d'ici. Mon coeur y a toutes ses racines. D'ailleurs, il me semble que le travail régulier, sérieux, soutenu, est un plus sûr refuge que les distractions. Malheureusement, se faire des occupations attachantes c'est parfois terriblement difficile. Mais comme disait mon père, une volonté ferme peut bien des choses. Moi, je veux rester digne de lui. Ai-je besoin de vous dire que je m'occupe beaucoup des malheureux. Et, grand Dieu! que deviendrais-je si le malheur ne faisait pas aimer ceux qui souffrent? mais il y a ce superflu de tendresse dont je ne sais que faire.

La solitude du coeur est la souveraine épreuve.

Vous avez raison, la position de votre frère est bien triste. Ne songe-t-il pas à la changer? et qui pourrait l'en blâmer? Chère soeur de mes larmes, veuillez croire que dans le meilleur de mon coeur, je souhaite qu'il oublie et qu'il soit heureux.

28 août.

Pourquoi la pensée qu'il en aime une autre me bouleverse-t-elle à ce point? Voudrais-je donc qu'il se condamnât à une vie d'isolement et de tristesse? Ne suis-je pas injuste, déraisonnable, de le tenir responsable de l'involontaire changement de son coeur? changement qu'il eût voulu cacher à tous les yeux—qu'il eût voulu se cacher à lui-même.

Pauvre Maurice! Et pourtant qu'il m'a aimée! Ne serait-ce pas la preuve d'une grande pauvreté de coeur, d'oublier toujours ce que j'en ai reçu, pour songer à ce qu'il aurait pu me donner de plus?

29 août.

Rien n'est impossible à Dieu. Il pourrait m'arracher à cet amour qui fait mon tourment.

Montalembert raconte que sa chère sainte Elisabeth pria Dieu de la débarrasser de son extrême tendresse pour ses enfants. Elle fut exaucée et disait: «Mes petits enfants me sont devenus comme étrangers.»

Mais je ne ferai jamais une si généreuse prière. Quand j'en devrais mourir—je veux l'aimer.

30 août.

Oui, c'étaient de beaux jours. Jamais l'ombre d'un doute, jamais le moindre sentiment de jalousie n'approchait de nous, et, quoi qu'on en dise, la sécurité est essentielle au bonheur. Beaucoup, je le sais, n'en jugent pas ainsi; mais un amour inquiet et troublé me paraît un sentiment misérable. Du moins, c'est une source féconde de douleurs et d'angoisses. Je hais les dépits, les soupçons, les coquetteries, et tout ce qui tourmente le coeur.

Maurice pensait comme moi. La veille de son départ pour l'Europe, il me dit—et avec quelle noblesse:

«Je ne redoute de votre part ni inconstance, ni soupçons. Je crois en vous, et je sais que vous croyez en moi.»

Oui, je croyais en lui. Que n'y ai-je toujours cru? Sa parole donnée, c'était la servitude fière et profonde; mais il est triste de n'avoir que des cendres dans son foyer.

31 août.

  «Tu m'appelles ta vie, appelle-moi ton âme,
  Je veux un nom de toi qui dure plus d'un jour.
  La vie est peu de chose, un souffle éteint sa flamme.
  Mais l'âme est immortelle, ainsi que notre amour.»

Alors, il croyait en son coeur comme au mien; il ne comprenait pas que l'amour pût finir. Mais cette tendresse, qui se croyait immortelle, s'est changée en pitié,—et la pitié d'un homme,—qui en voudrait?

D'ailleurs, ce triste reste ne m'est pas assuré. Bientôt, que serai-je pour lui? Une pensée importune, un souvenir pénible, qui viendra le troubler dans son bonheur. Son bonheur! Non, il ne saurait être heureux. Il est libre comme un forçat qui traînerait partout les débris de sa chaîne. L'ombre du passé se lèvera sur toutes ses joies, ou plutôt, il ne saurait en avoir qui méritent ce nom. Quand on a reçu ce grand don de la sensibilité profonde, on ne peut guère s'étourdir, encore moins oublier. N'arrache pas qui veut le passé dans son coeur. On ne dépouille pas ses souvenirs comme un vêtement fané. Non, c'est la robe sanglante de Déjanire, qui s'attache à la chair et qui brûle.

1er septembre.

Que je voudrais voir Mina!

Il est huit heures. Pour elle, l'office du soir vient de finir et voici l'heure du repos. Que cette vie est calme! Quelle est douce comparée à la mienne! Autrefois, gâtée par le bonheur, je ne comprenais pas la vie religieuse, je ne m'expliquais pas qu'on pût vivre ainsi, l'âme au ciel et le corps dans la tombe. Maintenant, je crois la vocation religieuse un grand bonheur.

Sa dernière journée dans le monde, Mina voulut la passer seule avec lui et avec moi. Quelle journée! Nous étions tous les trois parfaitement incapables de parler. Quand l'heure de son départ approcha, nous prîmes notre dernier repas ensemble ou plutôt nous nous mîmes à table, car nul de nous ne mangea. Ensuite, Mina fit toute seule le tour de sa chère maison des Remparts, puis nous partîmes. Elle désira entrer à la Basilique. L'orgue jouait, et l'on chantait le Benedicite, sur un petit cercueil orné de fleurs. Ce chant me fit du bien. Je sentis que l'entrée en religion est comme la mort des petits enfants; déchirante à la nature mais, aux yeux de la foi, pleine d'ineffables consolations et de saintes allégresses.

À notre arrivée aux Ursulines, il n'y avait personne. Mina me fit avancer sous le porche, releva mon voile de deuil, et me regarda longtemps avec une attention profonde.

—Comme vous lui ressemblez! dit-elle douloureusement.

Elle s'éloigna un peu, et tournée vers la muraille, elle pleura.
Cette faiblesse fut courte. Elle revint à nous, pâle, mais ferme.

—J'aurais voulu rester avec vous jusqu'à votre mariage, dit-elle avec effort; mais c'est au-dessus de mes forces.

Elle réunit nos mains dans les siennes et continua tendrement.

—Vous vous aimez, et le sang du Christ vous unira. Puis, s'adressant à moi:

—N'exigez pas de lui une perfection que l'humanité ne comporte guère. Promettez-moi de l'aimer toujours et de le rendre heureux.

—Chère soeur, répondis-je fermement je vous le promets.

—Et toi, Maurice, reprit-elle, aie pour elle tous les dévouements, toutes les tendresses. Souviens-toi qu'il te l'a confiée!—Et sa voix s'éteignit dans un sanglot.

—Malheur à moi, si je l'oubliais jamais, dit Maurice, avec une émotion profonde.

Elle sonna. Bientôt les clefs grincèrent dans la serrure, et la porte s'ouvrit à deux battants. Mina, pâle comme une morte, m'embrassa fortement sans prononcer une parole. Son frère pleura sur elle, et la retint longtemps dans ses bras.

—Maurice, dit-elle enfin, il le faut. Et s'arrachant à son étreinte, elle franchit le seuil du cloître et sans détourner la tête, disparut dans le corridor.

Les religieuses nous dirent quelques mots d'encouragement que je ne compris guère. Puis la porte roula sur ses gonds, et se referma avec un bruit que je trouvai sinistre. Le coeur horriblement serré, nous restions là.

—Ô mon amie, me dit enfin Maurice, je n'ai plus que vous

Cette séparation l'avait terriblement affecté. Mieux que personne, je comprenais la grandeur de son sacrifice, et mon coeur saignait pour lui. Je lui proposai une promenade à pied, croyant que l'exercice lui ferait du bien. Il renvoya sa voiture, et nous prîmes la Grande-Allée. Le froid était intense, la neige criait sous nos pas, mais le ciel était admirablement pur. Ni l'un ni l'autre, nous n'étions en état de parler. Seulement, de temps à autre, Maurice me demandait si je voulais retourner, si je n'avais pas froid… Et il mettait dans les attentions les plus banales, quelque chose de si doux, une sollicitude si tendre, que j'en restais toujours charmée.

En revenant, nous arrêtâmes aux Ursulines, pour voir Mina déjà habillée en postulante, et restée charmante, malgré la coiffe blanche et la queue de poêlon. Elle pleura comme nous. Les grilles me firent une impression bien pénible, et pourtant, que cette demi-séparation me semblait douce, quand je pensais à mon père que je ne verrais plus, que je n'entendrais plus jamais qui était là tout près, couché sous la terre. Plusieurs années auparavant, dans ce même parloir des Ursulines, avec quelle douleur, avec quelles larmes, je lui avais dit adieu pour quelques mois. Tous ces souvenirs me revenaient et me déchiraient le coeur. «Maintenant pensais-je, je sais ce que c'est que la séparation.»

Ce soir-là, je fis un grand effort, pour surmonter ma tristesse et réconforter Maurice. Assis sur l'ottomane, qu'on nous laissait toujours dans le salon de ma tante, nous causâmes longtemps. L'expression si triste et si tendre de ses yeux m'est encore présente.

Alors, je savais que mon existence était profondément modifiée—que je ne pourrais plus être heureuse—parce qu'au plus profond du coeur, j'avais une plaie qui ne se guérirait jamais. Mais je croyais à son amour, et c'était encore si doux!

2 septembre.

Mon vieux Marc est toujours faible. Je l'ai trouvé assis devant sa fenêtre, et regardant le cimetière dont les hautes herbes ondoyaient au vent:

«Mes parents sont là, m'a-t-il dit, et bien vite, j'y serai couché moi-même.»

Ces paroles m'ont émue. Lorsqu'on y a mis ce qu'on aimait le plus, le coeur s'incline si naturellement vers la terre. Tous nous irons habiter la maison étroite, et, en attendant, ne saurait-on avoir patience? La vie la plus longue ne dure guère. Hier enfant et demain vieillard! disait Silvio Pellico. Cette fuite effrayante de nos joies et de nos douleurs devrait rendre la résignation bien facile. Ô mes dix années de chaînes, comme vous avez passé vite! disait encore l'immortel prisonnier.

Pauvre Silvio! qui n'a pleuré sur lui? Son livre si simple et si vrai laisse une de ces impressions que rien n'efface, car le plus irrésistible de nos sentiments c'est l'admiration jointe à la pitié.

En me mettant Mio Pigrioni entre les mains, mon père me dit «Livre admirable qui apprend à souffrir.» Apprendre à souffrir, c'est ce qui me reste.

Suivant Charles Sainte-Foi, un bon livre devrait toujours former un véritable lien entre celui qui l'écrit et celui qui le lit. J'aime cette parole dont j'avais senti la vérité, bien avant de pouvoir m'en rendre compte, et, des écrivains dignes de ce nom, ce n'est pas la gloire que j'envierais, mais les sympathies qu'ils inspirent.

3 septembre.

Quand je passe par les champs, je ne puis m'empêcher d'envier les faucheurs courbés sous le poids du jour et de la chaleur. J'en vois, oublieux de leurs fatigues affiler leurs faux, en chantant. Que cette rude vie est saine! J'aime cette forte race de travailleurs que mon père aimait.

Souvent, je pense avec admiration à sa vie si active, si laborieuse. Riche comme il l'était, quel autre que lui se fût assujetti à un si énergique travail! Mais il avait toute mollesse en horreur, et croyait qu'une vie dure est utile à la santé de l'âme et du corps.

D'ailleurs, il jouissait en artiste des beautés de la campagne. «Non, disait-il parfois, on ne saurait entretenir des pensées basses, lorsqu'on travaille sous ce ciel si beau.»

Ô mon père, je suis votre bien indigne fille, mais faites qu'au moins je sache dire: «Non, je n'entretiendrai pas des pensées de désespoir sous ce ciel si beau.»

4 septembre.

C'est là dans cette délicieuse solitude, qu'il m'a dit pour la première fois: «Je vous aime».

Je vous aime! cri involontaire de son coeur, qui vint troubler le mien.

Mon père, Mina, Maurice et moi, tous nous avions un faible pour cet endroit solitaire et charmant. Que de fois nous y sommes allés ensemble. Ces beaux noyers ont entendu bien des éclats de rire. Maintenant mon père est dans sa tombe, Mina dans son cloître, et moi vivante, Maurice n'y reviendra jamais! Il disait de cette belle mousse qu'on devrait se reprocher d'y marcher, que fouler les fleurs qui s'y cachent, c'est une insulte à la beauté.

Ce soir, tout était délicieusement frais et calme autour de l'étang. Pas le moindre vent dans les arbres; pas une ride sur ces eaux transparentes, glacées de rose. Couchée sur la mousse, je laissais flotter mes pensées, mais je ne sentais rien, rien que lassitude profonde de l'âme.

5 septembre.

Pauvre folie que je suis! J'ai relu ses lettres, et tout cela sur mon âme c'est la flamme vive sur l'herbe desséchée.

6 septembre.

Pourquoi tant regretter son amour? «Ma fille, disait le vieux missionnaire à Atala, il vaudrait autant pleurer un songe. Connaissez-vous le coeur de l'homme, et pourriez-vous compter les inconstances de son désir? Vous calculeriez plutôt le nombre des vagues que la mer route dans une tempête?»

8 septembre.

Comme on reste enfant! Depuis hier je suis folle de regrets, folle de chagrin. Et pourquoi? Parce que le vent a renversé le frêne sous lequel Maurice avait coutume d'aller s'asseoir avec ses livres. J'aimais cet arbre qui l'avait abrité si souvent, alors qu'il m'aimait comme une femme rêve d'être aimée. Que de fois n'y a-t-il pas appuyé sa tête brune et pâle! «De sa nature, l'amour est rêveur», me disait-il parfois.

Cet endroit de la côte, d'où l'on domine la mer, lui plaisait infiniment, et le bruit des vagues l'enchantait. Aussi il y passait souvent de longues heures. Il avait enlevé quelques pouces de l'écorce du frêne, et gravé sur le bois, entre nos initiales, ce vers de Dante:

Amor chi a nullo amato amar perdona.

Amère dérision maintenant! et pourtant ces mots gardaient pour moi un parfum du passé. J'aurais donné bien des choses pour conserver cet arbre consacré par son souvenir. La dernière fois que j'en approchai, une grosse araignée filait sa toile, sur les caractères que sa main a gravés, et cela me fit pleurer. Je crus voir l'indifférence hideuse travaillant au voile de l'oubli. J'enlevai la toile, mais qui relèvera l'arbre tombé,—renversé dans toute sa force, dans toute sa sève?

Le coeur se prend à tout, et je ne puis dire ce que j'éprouve, en regardant la côte où je n'aperçois plus ce bel arbre, ce témoin du passé. J'ai fait enlever l'inscription. Lâcheté, mais qu'y faire?

Pendant ce temps, il est peut-être très occupé d'une autre.

10 septembre.

Ma tante m'écrit qu'il est en voie de se distraire.

Ces paroles m'ont rendue parfaitement misérable. Pourquoi ne pas me dire toute la vérité? Pourquoi m'obliger de la demander? Non, je ne supporterai pas cette incertitude.

Mon Dieu, qu'est devenu le temps où je vous servais dans la joie de mon coeur? Beaux jours de mon enfance qu'êtes-vous devenus?

Alors le travail et les jeux prenaient toutes mes heures. Alors je n'aimais que Dieu et mon père. C'étaient vraiment les jours heureux.

Ô paix de l'âme! ô bienheureuse ignorance des troubles du coeur, où vous n'êtes plus le bonheur n'est pas.

11 septembre.

Je travaille beaucoup pour les pauvres. Quand mes mains sont ainsi occupées, il me semble que Dieu me pardonne l'amertume de mes pensées, et je maîtrise mieux mes tristesses.

Mais aujourd'hui, je me suis oubliée sur la grève. Debout dans l'angle d'un rocher, le front appuyé sur mes mains, j'ai pleuré librement, sans contrainte, et j'aurais pleuré longtemps sans ce bruit des vagues qui semblait me dire: La vie s'écoule. Chaque flot en emporte un moment.

Misère profonde! il me faut la pensée de la mort pour supporter la vie. Et suis-je plus à plaindre que beaucoup d'autres? J'ai passé par des chemins si beaux, si doux, et sur la terre, il y en a tant qui n'ont jamais connu le bonheur, qui n'ont jamais senti une joie vive.

Que d'existences affreusement accablées, horriblement manquées.

Combien qui végètent sans sympathies, sans affection, sans souvenirs! Parmi ceux-là, il y en a qui auraient aimé avec ravissement, mais les circonstances leur ont été contraires. Il leur a fallu vivre avec des natures vulgaires, médiocres, également incapables d'inspirer et de ressentir l'amour.

Combien y en a-t-il qui aiment comme ils voudraient aimer, qui sont aimés comme ils le voudraient être? Infiniment peu. Moi, j'ai eu ce bonheur si rare, si grand, j'ai vécu d'une vie idéale, intense. Et cette joie divine, je l'expie par d'épouvantables tristesses, par d'inexprimables douleurs.

13 septembre.

Une hémorragie des poumons a mis tout à coup ce pauvre Marc dans un grand danger.

Je l'ai trouvé étendu sur son lit, très faible, très pâle, mais ne paraissant pas beaucoup souffrir. «Je m'en vas, ma chère petite maîtresse,» m'a-t-il dit tristement.

Le docteur intervint pour l'empêcher de parler. «C'est bon, dit-il, je ne dirai plus rien, mais qu'on me lise la Passion de Notre-Seigneur.»

Il ferma les yeux et joignit les mains pour écouter la lecture. L'état de ce fidèle serviteur me touchait sensiblement, mais je ne pouvais m'empêcher d'envier son calme.

Tout en préparant la table qui allait servir d'autel, je le regardais souvent, et je pensais à ce que mon père me contait du formidable effroi que ma mère ressentit lorsqu'elle se vit, toute jeune et toute vive, entre les mains de la mort. Son amour, son bonheur lui pesait comme un remords.

«J'ai été trop heureuse, disait-elle en pleurant, le ciel n'est pas pour ceux-là.»

Mais lorsqu'elle eut communié, ses frayeurs s'évanouirent. «Il a souffert pour moi, répétait-elle, en baisant son crucifix.»

Mon père s'attendrissait toujours à ce souvenir. Il me recommandait de remercier Notre-Seigneur de ce qu'il avait si parfaitement rassuré, si tendrement consolé ma pauvre jeune mère à son heure dernière. «Moi, disait-il, je ne pouvais plus rien pour elle.»

Horrible impuissance, que j'ai sentie à mon tour. Quand il agonisait sous mes yeux, que pouvais-je? Rien… qu'ajouter à ses accablements et à ses angoisses. Mais en apprenant que son heure était venue, il demanda son viatique, et le vainqueur de la mort vint lui adoucir le passage terrible. Il vint l'endormir avec les paroles de la vie éternelle. Qu'il en soit béni, à jamais, éternellement béni!

Paix, dit le prêtre quand il entre avec le Saint-Sacrement, paix à cette maison et à tous ceux qui l'habitent!

Je suis donc comprise dans ce souhait divin que l'église a retenu de Jésus-Christ. Ah! la paix! j'irais la chercher dans le désert le plus profond, dans la plus aride solitude.

Ce matin, à demi cachée dans l'ombre, j'ai assisté à tout, et comme je me prosternais pour adorer le Saint-Sacrement, il se répandit dans mon coeur une foi si vive, si sensible. Il me semblait sentir sur moi le regard de Notre-Seigneur et depuis…

Ô maître du sacrifice sanglant! je vous ai compris. Vous voulez que les idoles tombent en poudre devant vous. Mais ne suis-je pas assez malheureuse? N'ai-je pas assez souffert? Oh! laissez-moi l'aimer dans les larmes, dans la douleur. Ne commandez pas l'impossible sacrifice, ou plutôt Seigneur tout-puissant, Sauveur de l'homme tout entier, ce sentiment où j'avais tout mis, sanctifiez-le qu'il s'élève en haut comme la flamme, et n'y laissez rien qui soit du domaine de la mort.

15 septembre.

Marc est mort hier. La veille il semblait mieux. Nous avons eu un assez long entretien ensemble. Il me rappelait mon enfance, mon beau poney dont il était aussi fier que moi.

Son vieux coeur de cocher se ranimait à ces souvenirs. Nous étions presque gais,—du moins j'essayais de le paraître,—mais quand je lui ai parlé de son rétablissement, il m'a arrêtée avec un triste sourire, et m'a demandé naïvement: «Avez-vous quelque chose à lui faire dire?»

Cette parole m'a fait pleurer, et j'ai répondu avec élan: «Dites-lui que je l'aime plus qu'autrefois. Dites-lui qu'il ait pitié de sa pauvre fille!»

Il serra mes mains entre ses mains calleuses, et reprit avec calme: «Ma chère petite maîtresse, je sais que la terre vous paraît aussi vide qu'une coquille d'oeuf, je sais que la vie vous semble bien dure. Mais croyez-moi, c'est l'affaire d'un moment. La vie passe comme un rêve.»

Pauvre Marc! la sienne est finie. Je l'ai assisté jusqu'à la fin. Non, Dieu n'a point fait la mort—la mort qui sépare—la mort si terrible même à ceux qui espèrent et qui croient.

18 septembre.

C'est fini. Je ne verrai plus cet humble ami, cet honnête visage que je retrouve dans la brume de mes souvenirs. Je l'ai veillé religieusement, comme il l'avait fait pour mes parents, comme il l'eût fait pour moi-même, et maintenant je dis de tout mon coeur avec l'église: Qu'il repose en paix!

Oh! qu'elle est profonde cette paix du cercueil; comme elle attire les coeurs fatigués de souffrir. Et pourtant, la mort reste terrible à voir en face!

Ces angoisses de l'agonie, cette séparation pleine d'horreur

«C'est la mort qui nous revêt de toutes choses, mais, comme ajoute saint Paul, «nous voudrions être revêtus par dessus,» et le dépouillement de notre mortalité, cette dissolution d'une partie de nous-mêmes reste le grand châtiment du péché.

Ah! quand même l'Église n'en dirait rien, mon coeur m'apprendrait que Jésus-Christ n'a pas abandonné sa mère, à la corruption du tombeau.

Ô Dieu, que n'aurais-je pas fait pour en préserver mon père! Mais il faut que la sentence s'exécute, il faut retourner en poussière. Et pourtant malgré les tristesses de la tombe, c'est là que ma pensée se réfugie et se repose—là sur le «lit préparé dans les ténèbres»—où chacun prend place à son tour.

«Patrie de mes frères et de mes proches, mes paroles sur toi sont des paroles de paix.»

(Angéline de Montbrun à Mina Darville)

Chère Mina,

Encore la grande leçon de la mort. Ce pauvre Marc nous a quittés. C'est un vide. Il était de la maison avant moi. J'aimais à voir cette bonne tête respectable qui avait blanchi au service de mon père.

Vous vous rappelez qu'à sa mort, il ne voulut jamais prendre aucun repos. J'y songeais en l'assistant; je le revoyais les yeux rouges de larmes, et le chapelet dans sa rude main.

Vous ne sauriez croire, comme ces cierges qui brûlaient, ces prières récitées autour de moi, me reportaient à notre veille si douloureuse, si sacrée. Chère soeur, on m'accuse de m'être refusée à toute distraction, et pourtant j'ai fait de grands efforts. Mais quand j'essayais de me reprendre à la vie, de m'intéresser à quelque chose, ce murmure des prières récitées autour de son cercueil me revenait infailliblement et me rendait sourde à tout.

Qu'est-ce que je pouvais pour soulever le poids de tristesse qui m'écrasait? J'aurais tout aussi bien reculé une montagne avec la main.

Non, je ne crois pas avoir de grands reproches à me faire. Dieu M'a fait cette grâce de ne jamais murmurer contre sa volonté sainte. Qu'il en soit béni!

Un jour, je l'espère du plus profond de mon coeur, je le remercierai de tout. Sur son lit de mort, mon fidèle serviteur remerciait Dieu de l'avoir fait naître et vivre pauvre.

Et n'y a-t-il pas aussi une bienheureuse pauvreté de coeur, n'y a-t-il pas aussi un détachement qui vaut mieux que toutes les tendresses? Mais c'est la mort de la nature; et, devant celle-là comme devant l'autre, tout, en nous, se révolte.

Sûrement, Mina, vous n'avez pas oublié le pauvre Gris dont Marc était si fier. Avons-nous ri, quand vous recommenciez toujours à l'interroger, sur le fameux voyage qu'il contait si volontiers et avec tant d'art! Le Gris est bien infirme maintenant, ce qui n'avait pas diminué la tendresse de Marc. Le jour de sa mort, il se le fit amener devant la fenêtre, et c'était touchant de le voir s'attendrir sur le pauvre cheval, qu'il nommait «son vieux compagnon».

Mon amie, je ne saurais blâmer votre frère de chercher à se distraire. Il doit en avoir grand besoin. Pauvre Maurice! Mais au vent les nuages se dissipent.

Vous ai-je dit que Marc s'est recommandé à votre souvenir. Je vous avoue qu'en l'accompagnant au cimetière, j'aurais voulu voir s'ouvrir pour moi les portes de cet asile de la paix, mais ce n'est pas ici que je dormirai mon sommeil. C'est dans votre église, tout près de vous et à côté de lui.

En attendant, il faut vivre, et je n'en suis pas peu en peine. Mes repas solitaires me sont une rude pénitence. Les vôtres me paraîtraient aussi bien longs. Être rangées sur une ligne, tout autour d'un grand réfectoire, c'est terriblement monastique. Qu'il est loin le temps où nous mangions ensemble le pain béni de la gaieté!

Votre soeur,

Angéline.

19 septembre.

Demain… le troisième anniversaire de sa mort.

Je crois à la communion des saints, je crois à la résurrection de la chair, je crois à la vie éternelle. Je crois, mais ces ténèbres qui couvrent l'autre vie sont bien profondes.

Quand je revins ici, quand je franchis ce seuil où son corps venait de passer, je sentais bien que le deuil était entré ici pour jamais. Mais alors une force merveilleuse me soutenait.

Oh! la grâce, la puissante grâce de Dieu.

Sans doute, la douleur de la séparation était là terrible et toute vive. Cette robe noire que Mina me fit mettre… Jamais je n'avais porté de noir, et un frisson terrible me secoua toute. Ce froid de la mort et du sépulcre, qui courait dans toutes mes veines, m'a laissé un souvenir horrible. Mais au fond de mon âme, j'étais forte, j'étais calme, et avec quelle ardeur je m'offrais à souffrir tout ce qu'il devait à la justice divine!…

Combien de fois, ensuite, n'ai-je pas renouvelé cette prière! Quand l'ennui me rendait folle, j'éprouvais une sorte de consolation à m'offrir pour que lui fût heureux.

Mais nos sacrifices sont toujours misérables, et bien indignes de
Dieu. Bénie soit la divine condescendance de Jésus-Christ qui
supplée par le sien à toutes nos insuffisances. Adorable bonté!
Comment daigne-t-il m'entendre quand je dis: Pour lui! pour lui!

Ô mon Dieu, soyez béni! Tous les jours de ma vie je prierai pour mon père. Mieux que personne, pourtant je connaissais son âme. Je sais que sous des dehors charmants il cachait d'admirables vertus et des renoncements austères. Je sais que sa fière conscience ne transigeait point avec le devoir. Pour lui, l'ensorcellement de la bagatelle n'existait pas; il n'avait rien de cet esprit du monde que Jésus-Christ a maudit, et il avait toutes les fiertés, toutes les délicatesses d'un chrétien. Mais que savons-nous de l'adorable pureté de Dieu?

Si réglé qu'il soit, un coeur ardent reste bien immodéré. Il est si facile d'aller trop loin, par entraînement, par enivrement. Ne m'a-t-il pas trop aimée? Bien des fois, je me le suis demandé avec tristesse.

Mais je sais avec quelle soumission profonde il a accepté la volonté de Dieu qui nous séparait. Puis—ô consolation suprême!—il est mort entre les bras de la sainte Église, et c'est avec cette mère immortelle que je dis chaque jour:

«Remettez-lui les peines qu'il a pu mériter, et comme la vraie foi l'a associé à vos fidèles sur la terre, que votre divine clémence l'associe aux choeurs des anges. Par Jésus-Christ Notre-Seigneur.»

22 septembre.

Il fait un vent fou. La mer est blanche d'écume. J'aime à la voir troublée jusqu'au plus profond de ses abîmes. Et pourquoi? Est-ce parce que la mer est la plus belle des oeuvres de Dieu? N'est-ce pas plutôt parce qu'elle est l'image vivante de notre coeur? L'un et l'autre ont la profondeur redoutable, la puissance terrible des orages, et si troublés qu'ils soient…

Qu'est-ce que la tempête arrache aux profondeurs de la mer? qu'est-ce que la passion révèle de notre coeur?

La mer garde ses richesses, et le coeur garde ses trésors. Il ne sait pas dire la parole de la vie; il ne sait pas dire la parole de l'amour, et tous les efforts de la passion sont semblables à ceux de la tempête qui n'arrache à l'abîme, que ces faibles débris, ces algues légères que l'on aperçoit sur les sables et sur les rochers, mêlés avec un peu d'écume.

25 septembre.

J'ai repris l'habitude de faire lire. Quand je lis moi-même, je m'arrête trop souvent, ce qui ne vaut rien.

L'histoire me distrait plus efficacement que toutes les autres lectures. Je m'oublie devant ce rapide fleuve des âges qui roule tant de douleurs.

Aujourd'hui j'ai fait lire Garneau. Souvent mon père et moi nous le lisions ensemble. «Ô ma fille, me disait-il parfois, quels misérables nous serions, si nous n'étions pas fiers de nos ancêtres!» Il s'enthousiasmait devant ces beaux faits d'armes, et son enthousiasme me gagnait.

Maintenant, je connais le néant de bien des choses. Que d'ardeurs éteintes dans mon coeur très mort!

Mais l'amour de la patrie vit toujours au plus vif, au plus profond de mes entrailles. Heureux ceux qui peuvent se dévouer, se sacrifier pour une grande cause. C'est un beau lit pour mourir que le sol sacré de la patrie.

L'arrière-grand-père de ma mère fut mortellement blessé sur les
Plaines, et celui de mon père resta sur le champ de bataille de
Sainte-Foy avec ses deux fils, dont l'aîné n'avait pas seize ans.

Ceux-là, je ne les ai jamais plaints. Mais j'ai plaint le chevaleresque Lévis (mon cousin d'un peu loin). Bien des fois, je l'ai vu, sombre et fier, ordonnant de détruire les drapeaux. Cette ville de Québec, qu'il voulait brûler s'il ne la pouvait conserver à la France, je ne la revois jamais sans songer à lui, et devant la rade si belle, j'ai souvent pensé à sa mortelle angoisse quand, au lendemain de la victoire de Sainte-Foy, on signala l'approche des vaisseaux. Mais le drapeau blanc ne devait plus flotter sur le Saint-Laurent, et, pour nos pères, tout était perdu fors l'honneur.

Ce printemps de 1760, Mme de Montbrun laboura elle-même sa terre, pour pouvoir donner du pain à ses petits orphelins. Vaillante femme!

J'aime me la représenter soupant fièrement d'un morceau de pain noir, sa rude journée finie. J'ai d'elle une lettre écrite après la cession, et trouvée parmi de vieux papiers de famille, sur lesquels mon père avait réussi à mettre la main lors de son voyage en France. C'est une fière lettre.

«Ils ont donné tout le sang de leurs veines, dit-elle, en parlant de son mari et de ses fils, moi, j'ai donné celui de mon coeur; j'ai versé toutes mes larmes. Mais ce qui est triste, c'est de savoir le pays perdu.»

La noble femme se trompait. Comme disait le chevalier de Lorimier, à la veille de monter sur l'échafaud: «Le sang et les larmes versés sur l'autel de la patrie sont une source de vie pour les peuples», et le Canada vivra. Ah! j'espère.

Malgré tout, nos ancêtres n'ont-ils pas gardé de leur noble mère, la langue, l'honneur et la foi.

Mon père aimait à revenir sur nos souvenirs de deuil et de gloire. Il avait pour Garneau, qui a mis tant d'héroïsme en lumière, une reconnaissance profonde, et il aurait voulu voir son portrait dans toutes les familles canadiennes.

Ce portrait respecté, il est là à son ancienne place. Parfois, je m'arrête à le considérer. Qui sait, disait Crémazie, de combien de douleurs se compose une gloire? Pensée touchante, et, quant à Garneau si vraie!

Pour faire ce qu'il a fait, il faut aller au bout de ses forces, ce qui demande bien des efforts sanglants. Ah! je comprends cela. Sans doute, je n'y puis rien, mais j'aime mon pays, et je voudrais que mon pays aimât celui qui a tant fait pour l'honneur de notre nom. J'espère qu'au lieu de plonger dans l'ombre, la gloire de Garneau ira s'élevant. Et ne l'a-t-il pas mérité? Étranger aux plaisirs, sans ambition personnelle, cet homme admirable n'a songé qu'à sa patrie.

Il l'aimait d'un amour sans bornes, et cet amour rempli de craintes, empreint de tristesse, m'a toujours singulièrement touchée. D'ailleurs, il l'a prouvé jusqu'à l'héroïsme. Dans ce siècle d'abaissement, Garneau avait la grandeur antique.

C'est l'un de mes regrets de ne l'avoir pas connu, de ne l'avoir jamais vu. Mais j'ai beaucoup pensé à lui, à ses difficultés si grandes, à son éducation solitaire et avec respect je verrais cette mansarde où, sans maîtres et presque sans livres, notre historien travaillait à se former.

Oh! qu'il a été courageux! qu'il a été persévérant! et combien de fois je me suis attendrie, en songeant à cette faible lumière qui veillait si tard, et allait éclairer notre glorieux passé.

Mais il a fini sa tâche laborieuse. Maintenant longue est sa nuit. J'ai visité sa tombe au cimetière Belmont. Alors, je n'avais jamais versé de larmes amères, et ma vive jeunesse s'étonnait et se troublait du calme des tombeaux; mais devant le monument de notre historien, le généreux sang de mes ancêtres coula plus chaud dans mes veines.

Je me souviens que j'y restai longtemps. Enfant encore par bien des côtés, je n'étais cependant pas sans avoir profité de l'éducation que j'avais reçue. Déjà, j'avais le sentiment profond de l'honneur national, et, comme celui qui dit à Garneau l'adieu suprême au nom de la patrie, j'aurais voulu lui assurer la reconnaissance immortelle de tous les Canadiens.

  Il a effacé pour toujours les mois de race conquise,
    de peuple vaincu.
  Il a été un homme de courage, de persévérance héroïque,
    de désintéressement, de sacrifice.
  Qu'il repose sur le champ de bataille qu'il a célébré,
    non loin des héros qu'il a tirés de l'oubli!

Et nous, Dieu veille nous donner comme à nos pères, avec le sentiment si français de l'honneur, l'exaltation du dévouement, la folie du sacrifice, qui font les héros et les saints.

28 septembre.

Soirée délicieuse. J'aime ces

«……. nuits qui ressemblent au jour, Avec moins de clarté, mais avec plus d'amour,»

et si une joie de la terre devait encore faire battre mon coeur, je voudrais que ce fût par une nuit comme celle-ci, dans ce beau jardin où dort la lumière paisible de la lune.

J'ai passé la soirée presque entière sur le balcon, et volontiers j'y serais encore.

Mais ces contemplations ne me sont pas bonnes. Ma jeunesse s'y réveille ardente et toute vive. La nature n'est jamais pour nous qu'un reflet, qu'un écho de notre vie intime, et cette moite transparence des belles nuits, ces parfums, ces murmures qui s'élèvent de toutes parts m'apportent le trouble.

Mais tantôt, comme si elle eût deviné mes folles pensées, ma petite lectrice, qui filait seule dans sa chambre, s'est mise à chanter:

«Ce bas séjour n'est qu'un pèlerinage.»

Ce doux chant d'une simple enfant m'a rafraîchi l'âme.

  «Je crois. Au fond du coeur l'espérance me reste:
  «Je ne suis ici-bas que l'hôte d'un instant.
  «Aux désirs de mon coeur si la terre est funeste,
  «J'aurai moins de regrets, demain, en la quittant.»

Parmi les livres de Mlle Désileux, j'ai trouvé un livret dont presque toutes les feuilles sont arrachées, et qui porte à l'intérieur: «Mon Dieu, que votre amour consume mes fautes, comme le feu vient de consumer l'expression de mes lâches regrets.»

Pauvre fille! elle aussi avait un confident. Je ferai comme elle avant de mourir.

Que pense-t-elle de son long martyre, maintenant que Dieu lui-même a essuyé ses larmes? J'aime ces tendres paroles de l'Écriture, et tant d'autres pleines de mystère.

Qu'est-ce que cette lumière, cette paix que nous demandons pour ceux qui nous ont précédés?

Qu'est-ce que cette joie du Seigneur, où nous entrerons tous, et que l'âme humaine, si grande pourtant, ne saurait contenir?

Qu'est-ce que cet amour dont nos plus ardentes tendresses ne sont qu'une ombre si pâle?

Il est certain que malgré l'infini de nos désirs et les ravissantes perspectives que la foi nous découvre, nous n'avons aucune idée du ciel. Et en cela nos efforts ne nous servent pas à grand chose. Nous sommes comme quelqu'un qui, n'ayant jamais vu qu'une feuille, voudrait se représenter une forêt, ou qui, n'ayant jamais vu qu'une goutte d'eau, voudrait s'imaginer l'océan.

1er octobre.

«Seigneur, disait la pauvre Samaritaine, donnez-moi de cette eau, afin que je n'aie plus soif.»

Profonde parole! mes larmes ont coulé chaudes et abondantes sur le livre sacré. Quelle soif de naufragé peut se comparer à mon besoin d'aimer?

Depuis ce matin, j'ai toujours présente à l'esprit cette délicieuse scène de l'Évangile. Tantôt j'ai pris la bible illustrée pour y chercher Jésus et la Samaritaine.

Et comme cela m'a reportée aux jours bénis de mon enfance, alors que sur les genoux de mon père, je regardais ces belles gravures que j'aimais tant! Je me souviens que j'en voulais à la Samaritaine qui ne donnait pas à boire à Notre-Seigneur.

«Si vous connaissiez le don de Dieu et celui qui vous demande à boire!»

Et, mon Dieu, ce besoin d'aimer qui s'accroît de tous nos mécomptes, de toutes nos tristesses, de toutes nos douleurs, est-il donc si difficile de comprendre qu'il n'aura jamais sa satisfaction sur la terre?

Non, Dieu n'a pas fait en vain sa place dans notre âme. La puissante grâce du baptême n'y séjourne pas si longtemps sans y creuser des abîmes. De là viennent ces aspirations auxquelles rien ne répond ici-bas et ces mystérieuses tristesses que le bonheur lui-même réveille au fond de notre coeur.

Maurice disait: «De sa nature l'amour est rêveur.» C'est très vrai Mais pourquoi rêve-t-il, sinon parce que le présent, le réel ne lui suffit jamais?

2 octobre.

Cependant comme le charme de sentir entraîne.

Il ne m'aime plus, je le sais, mais insensée que je suis, je me dis toujours: «Il m'a aimée.»

Oui, il m'a aimée, et comme il n'aimera jamais.

Ordinairement peu causeur, Maurice avait presque toujours sur le front, comme sur l'esprit, une légère brume de tristesse. Même avant mon malheur, souvent en me regardant, ses yeux se remplissaient de larmes.

Cette expression de tendresse et de mélancolie était son grand charme. Sa sensibilité si vive était beaucoup plus communicative qu'expansive. Il disait qu'il lui fallait la musique pour laisser parler son âme. Mais alors, avec quelle puissance son âme se révélait.

C'est fini! je n'entendrai plus sa voix! Sa voix si douce, si pénétrante, si expressive!

4 octobre.

«Le lépreux ferma la porte et en poussa les verrous.»

Épouvantable solitude! ce qu'on sent profondément est toujours nouveau, et la lecture du Lépreux m'a encore laissé une impression terrible. Mais j'y reviendrai. Puisqu'il faut que je pleure, je voudrais pleurer sur d'autres que sur moi.

Ô l'égoïsme! la personnalité!

Quand l'avenir apparaît trop horrible il faut songer à ceux qui sont plus malheureux que soi. Depuis quelques jours, j'interroge souvent la carte de la Sibérie, et je laisse ma pensée s'en aller vers ces solitudes glacées.

Combien de Polonais coupables d'avoir aimé leur patrie sont là. Et qui dira leurs tristesses? les tristesses du patriote! les tristesses de l'exilé! les tristesses de l'homme au dernier degré de malheur!

Ah! ces misérables, traités plus mal que des bêtes de somme, ce serait à eux de maudire la vie. Pourtant ils ne le peuvent sans crime et cette existence, dont aucune parole ne saurait dire l'horreur, reste un bienfait immense parce qu'elle peut leur mériter le ciel. Qu'est-ce donc que le ciel!

Mon Dieu! donnez-moi la foi, la foi à mon bonheur futur; et ces infortunés! Seigneur, innocents ou coupables, ne sont-ils pas vos enfants? Ah! gardez-les du blasphème, gardez-les du désespoir, ce suprême malheur.

Qu'aucune pensée de haine, qu'aucun doute de votre justice, qu'aucune défiance de votre adorable bonté n'atteigne jamais leurs coeurs. Envoyez la divine espérance! qu'elle soulève leurs chaînes, qu'elle entr'ouvre les voûtes de leur enfer.

6 octobre.

Tantôt, j'entendais un passant fredonner:

  «Que le jour me dure,
  Passé loin de toi! etc.»

C'est Maurice qui a popularisé par ici ce chant mélancolique auquel sa voix donnait un charme si pénétrant.

Tous nos échos l'ont redit. Alors, il ne savait pas vivre loin de moi. Et moi—pauvre folle—je viens de compter les jours écoulés depuis notre séparation.

Qu'il est déjà loin ce soir, où décidée de ne plus le revoir, je lui dis avant d'aborder l'explication inévitable:

«Maurice, chantez-moi quelque chose comme aux jours du bonheur.»

Il rougit, et je souffrais de son embarras. Ah! les jours du bonheur étaient loin.

Sans rien dire, il alla prendre une guitare (son accompagnement de prédilection), et revint s'asseoir près de moi. Puis, après avoir un peu rêvé, il commença:

«Fier Océan, vallons, etc.»

Nous étions seuls, je laissai tomber l'ouvrage que j'avais pris par contenance, et j'écoutai.

Ce chant, mon père l'aimait et le lui demandait souvent. La dernière fois que je l'avais entendu, c'était dans notre délicieux jardin de Valriant.

Comme le passé revient à certains moments, comme le passé, comme la terre rendent ce qu'ils ont pris!

Mais la douleur de la séparation était là présente, déchirante.

J'avais été trop malade pour n'être pas encore bien faible, et voilà peut-être pourquoi jusque-là, la pensée de son indifférence ne m'avait pas causé de douleur violente. Sans doute cette pensée ne me quittait pas, mais ce que j'éprouvais d'ordinaire, c'était plutôt le sentiment du découragement profond, de la misère complète—ce que doit éprouver le malade incurable qui sait qu'en réunissant toutes ses forces, il ne pourra plus que se retourner sur son lit de peine.

Mais pour me décider à rompre avec lui, il m'avait fallu un effort terrible qui m'avait ranimée—et cette étrange émotion que me causa sa voix.

Je savais que je l'entendais pour la dernière fois. Pourtant je restai calme.

J'étais bien au-dessous des larmes, et après qu'il eut cessé de chanter, je me souviens que nous échangeâmes quelques paroles indifférentes sur le vent, sur la pluie qui battait les vitres. Il resta ensuite silencieux à regarder le feu qui brûlait dans la cheminée; je lui trouvais l'air ennuyé. Ah! le coeur si riche d'amour, d'ardente flamme, était bien mort.

J'avais pris l'habitude de l'observer sans cesse, et je voyais parfaitement comme la vie lui apparaissait aride, décolorée. Je voyais tout cela, mais dans mon coeur il n'y avait plus d'amertume contre lui. Jamais il n'avait été pour moi ce qu'il m'était en ce moment. Comme je sentais la profondeur de mon attachement comme je voyais bien ce que la vie me serait sans lui!

Cependant il fallait bien en finir, et d'une main ferme, je tenais cet anneau de la foi qui me brûlait depuis qu'il ne m'aimait plus, et que j'étais bien résolue de le forcer à le reprendre.

Oh! comment ai-je pu survivre à cette heure-là! comment aije pu résister à ses reproches, à ses supplications? il avait si bien l'accent d'autrefois. Un moment, je me crus encore aimée: l'émotion de la surprise avait réchauffé son coeur. «Qu'ai-je donc fait?» sanglotait-il.

Le grand crime contre l'amour, c'est de ne plus le rendre.

Non, il ne m'aimait plus; mais la flamme se ranime un instant avant de s'éteindre tout à fait. Puis il était humilié dans sa loyauté, et n'avait pas ce féroce égoïsme qui rend la plupart des hommes si indifférents au malheur des autres.

7 octobre.

Seule!… Seule… pour toujours

Ah! je voudrais penser au ciel. Mais je ne puis. Je suis comme cette femme malade dont parle l'Évangile qui était toute courbée et ne pouvait regarder en haut.

9 octobre.

Le poids de la vie! Maintenant je comprends cette parole.

Je ne sais rien de plus difficile à supporter que l'ennui très lourd qui s'empare si souvent de moi. C'est une lassitude terrible, c'est un accablement, un dégoût sans nom, une insensibilité sauvage. Ma pauvre âme se voit seule dans un vide affreux.

Mais je ne me laisse plus dominer complètement par l'ennui. J'ai repris l'habitude du travail et je la garderai.

Que deviendrai-je sans le saint travail des mains, comme disent les constitutions monastiques, le seul qui me soit possible bien souvent.

11 octobre.

Temps délicieux. Je me suis promenée longtemps sur la grève.

Ces feux des pêcheurs sont charmants à voir d'un peu loin, mais je ne puis supporter la vue de la grève à mer basse. Comme c'est gris! comme c'est terne! comme c'est triste! Il me semble voir cet ennui qui fait le fond de la vie, ou plutôt il me semble voir une vie d'où l'amour s'est retiré.

Toujours cette pensée!

Que Dieu me pardonne cette folie qui croit tout perdu quand Lui me reste.

Je voudrais oublier les semblants d'amour je voudrais oublier les semblants de bonheur, et n'y penser pas plus que la plupart des hommes ne pensent au ciel et à l'amour infini qui les attend. Mais, ô misère! Je ne puis.

Et pourtant, Seigneur Jésus, je crois à votre amour adorablement inexprimable. Je crois aux preuves sanglantes que vous m'en avez données; je sais que votre grâce donne la force de tous les sacrifices qu'elle demande, et au fond de mon coeur… Est-ce le poids de la croix pleinement acceptée qui m'a laissé cette délicieuse meurtrissure?

Je crois aux joies du sacrifice, je crois aux joies de la douleur.

(Le P.S.*** missionnaire, à Angéline de Montbrun)

Mademoiselle,

Votre généreuse offrande est arrivée bien à propos. Suivant votre désir, nous et nos néophytes, nous prierons pour monsieur votre père. Quant à moi, je ne saurais oublier, qu'après Dieu, je lui dois l'honneur du sacerdoce, mais depuis longtemps, c'est l'action de grâces qui domine dans le souvenir que je lui donne chaque jour à l'autel.

La pensée de son bonheur ne saurait-elle vous adoucir votre tristesse? Pourquoi toujours regarder la tombe au lieu de regarder le ciel? Pourquoi le voir où il n'est pas?

  «Poussière, tu n'es rien! cendre, tu n'es pas l'être
  Que nous avons chéri;
  Tu n'es qu'un vêtement dédaigné par son maître,
  Et qu'un lambeau flétri.»

Dites-moi, aimer quelqu'un n'est-ce pas mettre sa félicité dans la sienne? Pourquoi le pleurez-vous?

Pauvre enfant! je comprends votre faiblesse. Moi, qui n'étais que son protégé, je ne pouvais m'empêcher de l'admirer et de le chérir.

Vous savez qu'en apprenant le fatal accident, je fis voeu, s'il vivait, de me consacrer aux rudes missions du nord. Et j'aime à vous le dire, ce même soir du 20 septembre, à genoux dans l'église de Valriant, je me plaignais à Dieu qui n'avait pas accepté mon sacrifice.

Je me plaignais et je pleurais, en attendant que l'aurore me permît de commencer la messe que je voulais offrir pour lui mon bienfaiteur.—Alors que se passa-t-il dans mon âme? Quelle lumière céleste m'enveloppa soudain dans cette demi-obscurité du sanctuaire, où quelques jours auparavant j'avais reçu l'onction sacerdotale? Je ne saurais le dire; mais consolé, je fis à Notre-Seigneur le serment solennel d'user ma vie parmi les pauvres sauvages.

Vous me demandez comment je supporte cette terrible vie. La nature souffre; mais à côté des sacrifices il y a les joies de l'apostolat. En arrivant ici, je parlais déjà couramment deux langues sauvages et je fus envoyé chez les Chippeways.

Là, je vous l'avoue, bien des lâches regrets me vinrent assaillir. Mais Notre-Seigneur eut pitié de son indigne prêtre. Il me conduisit auprès d'une jeune malade qui attendait le baptême pour mourir.

Je dis attendait et c'est le mot, car depuis plusieurs semaines, sa vie semblait un miracle; et il n'est pas possible de dire avec quelle facilité cette âme très simple entendit la parole du salut. Bienheureux, oui bienheureux les coeurs purs. Si vous aviez vu l'expression de son visage mourant quand elle aperçut le crucifix!

Je la baptisai avec une de ces joies qui laissent le coeur meurtri. Ô froides allégresses de la chair! ô pauvres bonheurs de la terre, que le prêtre est heureux de vous avoir sacrifiés! Quelles larmes j'ai versées dans cette misérable cabane! Si vous l'aviez vue, comme elle était après sa mort, couchée sur quelques branches de sapin, son front virginal encore humide de l'eau du baptême, et le crucifix entre ses mains jointes!

Je m'assure que cette heureuse prédestinée vous sera une protectrice dans le ciel, car elle me l'a promis et même je lui ai donné votre nom.

Et maintenant, Mademoiselle, voulez-vous permettre, non pas à l'homme, mais au prêtre, au pauvre missionnaire de vous dire ce que vous avez besoin d'entendre?

Dans votre lettre j'ai vu bien des choses qui n'y sont pas. Dites-moi, pourquoi êtes-vous si triste, si malheureuse et surtout si troublée? N'est-ce pas parce que vous allez sans cesse pleurer sur ces traces ardentes que l'amour a laissées dans votre vie?

Vous dites que la consolation ne fera jamais qu'effleurer votre coeur; vous dites qu'il n'y a plus de paix pour vous. Mon enfant, la consolation vous presse de toutes parts puisque vous êtes chrétienne, et Notre-Seigneur a apporté la paix à toutes les âmes de bonne volonté. Ah! si vous étiez généreuse! Si vous aviez le courage de sacrifier toutes les amollissantes rêveries, tous les dangereux souvenirs! Bientôt vous auriez la paix, et, malgré vos tristesses, vous verriez les consolations de la foi se lever dans votre âme, radieuses et sans nombre, comme les étoiles dans les nuits sereines.

Soyez-en sûre, la délicatesse d'une passion n'en ôte pas le danger; au contraire, c'est une séduction de plus pour l'âme malheureuse qui s'y abandonne. Vous me direz qu'on est faible contre son coeur. Oui, c'est vrai. Mais suivant saint Augustin, la vertu c'est l'ordre dans l'amour. Songez-y, et demandez à Dieu d'attirer votre coeur.

Non, il ne vous a pas faite pour souffrir. S'il a détruit votre bonheur, c'est que le bonheur ne vous était pas bon; s'il a anéanti vos espérances, c'est que vous espériez trop peu.

Dites-moi, malgré, ou plutôt à cause de sa profonde tendresse, votre père n'était-il pas au besoin sévère pour vous? Laissons Dieu faire notre éducation pour l'éternité. Quand elle s'ouvrira pour nous dans son infinie profondeur, que nous sembleront les années passées sur la terre…

Vous le savez, les heures douloureuses comme les heures d'ivresse, tout passe—et avec quelle merveilleuse rapidité!—Il me semble que c'est hier, que bien embarrassé, j'attendais monsieur votre père sur la route de Valriant, pour le prier de me mettre au collège parce que je voulais être prêtre.

L'avenir disparaîtra comme le passé. L'avenir, le véritable avenir, c'est le ciel. Ah! si nous avions de la foi.

Dans les beaux jours de l'Église, être chrétien, c'était savoir souffrir. Parmi les martyrs, combien de jeunes filles! Vous les représentez-vous pleurant le bonheur de la terre et les douceurs de la vie? Nous aussi, nous sommes chrétiens, mais comme disait Notre-Seigneur: «Quand le Fils de l'homme reviendra sur la terre, croyez-vous qu'il y trouve encore de la foi?» Ô douloureuse parole! Et pourquoi, si dégénérés que nous soyons, nous comprenons que le martyre est la grâce suprême, et nous n'oserions comparer aucune volupté de la terre à celle du chrétien qui pour Jésus-Christ, s'abandonne aux tourments.

Mon enfant, vous le savez, il y a aussi un martyre du coeur. Oui, Dieu en soit béni, il y a des vies qui sont une mort continuelle. Sans doute, vous êtes faible, épuisée, fatiguée de souffrir, mais savez-vous quel nom nos pauvres sauvages donnent à l'Eucharistie? ils l'appellent ce qui rend le coeur fort.

Mon Dieu! qu'est-ce qui soutient le missionnaire contre la puissance des regrets et des souvenirs? Dans son isolement terrible, au milieu de misères et d'incommodités sans nombre, qu'estce qui le défend contre les visions de la patrie et du foyer?

Nous aussi, nous sommes faibles, et, si nous demeurons fermes, c'est, comme dit saint Paul, à cause de Celui qui nous a aimés. Soyez-en sûre, la communion console de tout. Que dis-je? «Mon ami, écrivait un missionnaire, qui a reçu depuis la couronne du martyre, communier c'est toujours un grand bonheur; mais communier dans un cachot, quand on porte le collier de fer avec la lourde chaîne, et qu'on a vu déchirer son corps de boue, c'est un bonheur qui ne peut s'exprimer.»

N'en doutez pas. Jésus-Christ peut tout adoucir; c'est un enchanteur! Il est venu apporter le feu sur la terre. Puisse-t-il l'allumer dans votre coeur! L'amour est la grande joie, et je vous veux heureuse.

Oui, Dieu nous exaucera. Tous les jours nos néophytes prient pour vous avec la ferveur de la virginité de la foi, et votre père vous a emportée dans son coeur au paradis.

Réjouissez-vous, et ne plaignez pas le pauvre missionnaire. À mesure qu'il s'éloigne des consolations humaines, Jésus-Christ se rapproche de lui. Je suis heureux, mais parfois j'éprouve un étrange besoin d'entendre la chère cloche de Valriant. Vous allez dire que j'ai le mal du pays. Je ne le crois pas. J'aurais plutôt la nostalgie du ciel. Mais il faut le mériter.

Voudriez-vous accepter cette pauvre médaille de l'Immaculée. Souvent j'en attache aux arbres pour parfumer les solitudes. Priez pour moi, et que Dieu vous fasse la grâce d'accomplir parfaitement ce grand commandement de l'amour, dans lequel est toute justice, toute grandeur, toute consolation, toute paix et toute joie.

15 octobre.

Depuis plusieurs jours, je n'ai pas ouvert mon journal où je me suis promis de ne plus écrire son nom. L'amour de Dieu est une grâce, la plus grande de toutes les grâces, et il faut travailler à la mériter. Puis, est-ce l'élan donné par une main puissante?—il y a en moi une force étrange qui me pousse au renoncement, au sacrifice. En recevant la lettre du P. S.*** (âme généreuse, celle-là), j'ai joint son humble médaille au médaillon que je porte nuit et jour, et qui contenait, avec le portrait de mon père, le sien à lui. Ensuite, j'ai ôté celui-ci et par un effort dont je ne suis pas encore remise, je l'ai jeté au feu avec ses lettres.

16 octobre.

Je ne regrette pas ce que j'ai fait, seulement j'en frémis encore, et sans cesse je pleure parce que son portrait et ses lettres sont en cendres.

Je me demandais avec tristesse si ces larmes ne rendaient pas mon sacrifice indigne de Dieu, mais aujourd'hui j'ai été consolée en lisant que lorsque nous revenons du combat des passions mutilés et sanglants, mais victorieux, nous pouvons pleurer sur ce qu'il nous en a coûté—que Dieu ne s'offensera pas de nos larmes pas plus que Rome ne s'offensa quand le premier des Brutus, rentrant chez lui après avoir sacrifié ses deux fils à la république, s'assit à son foyer désert et pleura.

18 octobre.

Je pense souvent avec attendrissement à cette jeune fille qui attendait son baptême pour mourir! Ô grâce! bonheur de la pureté!

Il y a quelques années, traversant un soir l'église du Gésu, je passai devant un autel sous lequel un jeune saint (saint Louis de Gonzague, je crois) est représenté couché sur son lit funèbre.

Je ne suis qu'une pauvre ignorante, mais je suis bien sûre que cette statue n'est pas une oeuvre remarquable. Qu'est-ce donc qui fit tressaillir mon âme?

Pourquoi restai-je là si longtemps émue, absorbée comme devant une toute aimable réalité.

Alors, je n'en savais trop rien, mais aujourd'hui il me semble que ce charme profond qui m'avait tout à coup pénétrée, et que je ne savais pas définir, c'était la beauté céleste de la pureté sans tache.

Longtemps après que je fus sortie de l'église, cette figure si virginale et si paisible était encore devant mes yeux, et malgré moi mes larmes coulaient un peu.

Pourtant l'impression reçue avait été douce. Mais on ne touche jamais fortement le coeur sans faire jaillir les larmes.

Depuis, bien des jours ont passé, et n'est-il pas étrange que la pensée de cette jeune fille, qui a promis d'être ma protectrice, me rappelle toujours au vif ce souvenir presque oublié? Non, elle n'oubliera pas la promesse faite à l'ange qui lui a ouvert le ciel qui lui a donné mon nom.

22 octobre.

C'est un grand malheur d'avoir laissé ma volonté s'affaiblir, mais je travaille de toutes mes forces à le réparer. Comme le reste, et plus que le reste, la volonté se fortifie par l'exercice: on n'obtient rien sur soi-même que par de pénibles et continuels combats.

M'abstenir de ces rêveries où mon âme s'amollit et s'égare, ce m'est un renoncement de tous les instants.

Et pourtant, je le sais, si doux qu'ils soient, les souvenirs de l'amour ne consolent pas—pas plus que les rayons de la lune ne réchauffent. Mais enfin, j'ai pris une résolution et j'y suis fidèle.

La communion me fait du bien, m'apaise jusqu'à un certain point.

Parfois, un éclair de joie traverse mon âme, à la pensée que mon père est au ciel, mais ce rayon de lumière s'éteint bientôt dans les obscurités de la foi, et je retombe dans mes tristesses, tristesses calmes, mais profondes.

5 novembre.

Me voici de retour chez moi après une absence de quinze jours.

Je voulais revoir sa tombe, je voulais revoir Mina, et il est une personne que je n'avais jamais vue et dont la réputation m'attirait.

Je n'ai fait que passer à Québec, et, à mon extrême regret, je n'ai pu voir Mina, malade à garder le lit depuis quelque temps; mais j'ai pleuré sur sa tombe, cette tombe où il n'est pas, et je ne saurais dire si c'étaient des larmes de joie ou de tristesse, tant je m'y suis sentie consolée. Puis, j'ai pris le train de… qui me conduisait au monastère de…

C'est un grand bonheur d'approcher une sainte. Entre la vertu ordinaire et la sainteté il y a un abîme.

Devant elle, je l'ai senti, et j'oubliais de m'étonner de cette confiance très humble, de cette tendresse sacrée qui lui ouvrait son âme.

Où les anges prennent-ils cette adorable indulgence, cette ineffable compassion pour des faiblesses qu'ils ne sauraient comprendre?

Ma propre mère n'eût pas été si tendre. Je le sentais, et appuyée sur la grille qui nous séparait, je fondis en larmes. Elle aussi pleurait avec une pitié céleste. Mais sa figure restait sereine.

Comme elle est profonde, la paix de ce coeur livré à l'amour Cette paix divine, je la sentais m'envelopper, me pénétrer pendant que je lui parlais.

Ô radieux visages des saints! ô lumineux regards qui plongez si avant dans l'éternité, et dans cet autre abîme qui s'appelle notre coeur! qui vous a vus ne vous oubliera jamais.

Mais devant elle, je n'éprouvais ni gêne, ni embarras. Au contraire, son regard si calme et si pur répandait dans mon coeur je ne sais quelle délicieuse sérénité.

Oui, je suis heureuse d'avoir été là. J'en ai emporté une force, une lumière, un parfum, j'espère y avoir compris le but de la vie. Dans cette chère église, devant la croix sanglante qui domine le tabernacle, j'ai accepté ma vie telle qu'elle est, j'ai promis d'accomplir le grand commandement de l'amour. Ô cher asile de la prière et de la paix!

C'est avec regret que j'ai quitté ma chambre où d'autres âmes faibles sont venues chercher la force—où la Fleur du carmel a passé.—Là, je n'entendais rien que le murmure de l'Yarnaska coulant tout auprès. Ce bruit mélancolique me fournissait mille pensées tristes et douces.

Les vagues de la mer s'éloignent pour revenir bientôt, mais les eaux d'une rivière sont comme le temps qui passe, et ne revient jamais.

6 novembre.

«Malheur à qui laisse son amour s'égarer et croupir dans ce monde qui passe; car lorsque tout à l'heure il sera passé, que restera-t-il à cette âme misérable, qu'un vide infini, et dans une éternelle séparation de Dieu, une impuissance éternelle d'aimer.»

7 novembre.

J'ai passé l'après-midi à l'entrée du bois. Le soleil dorait les champs dépouillés, les grillons chantaient dans l'herbe flétrie; toutefois l'automne a bien fait son oeuvre, et l'on sent la tristesse partout. Mais quelle sérénité profonde s'y mêle.

Et pourquoi, dans mon calme funèbre, n'aurais-je pas aussi de la sérénité?

Je me disais cela, et, la tête cachée dans mes mains, je pensais à cet adieu qu'il faut finir par dire à tout—à ce grand et languissant adieu comme parle saint François de Sales.

Puisqu'il faut mourir, ce sont les heureux qu'il faut plaindre.

(Maurice Darville à Angéline de Montbrun)

Ainsi vous persistez à vous tenir renfermée, à refuser de me recevoir, et pour vous je ne suis plus qu'un étranger, qu'un importun.

Angéline, cela se peut-il?

Ô ma toujours aimée, j'aurais dû écarter vos domestiques et entrer chez vous malgré vos ordres. Mais je ne viens pas vous faire des reproches. Je viens vous supplier d'avoir pitié de moi. Si vous saviez comme il est amer de se mépriser soi-même!

Ô ma pauvre enfant, votre image vient me ressaisir partout, votre vie si triste m'est un remords continuel.

Et pourtant suis-je coupable? est-ce ma faute si vous m'avez jeté mon coeur au visage?

Angéline, vous m'avez fait manquer à ma parole. Oui, vous m'avez réduit à cette abjection. Mais sur mon honneur, je n'aurai jamais d'autre femme que vous.

Ah! soyez en sûre, on ne se donne pas deux fois avec ce qu'il y a de plus tendre et de plus profond dans mon âme, ou plutôt quand on s'est donné ainsi, on ne se reprend plus jamais. Si mon coeur a paru se refroidir. Ma pauvre enfant, au fond du coeur de l'homme, il y a bien des misères, mais pardon, pardon pour l'amour de lui qui m'aimait, qui m'avait choisi.

Quoi! ne sauriez-vous pardonner un tort involontaire? Ah vous avez bien oublié la promesse faite à Mina, cette solennelle promesse de m'aimer toujours et de me rendre heureux.

Si vous saviez ce que j'ai souffert depuis le soir terrible de notre séparation! Oh! comment avez-vous pu m'humilier ainsi? Suis-je donc si vil à vos yeux?

Mon Dieu! qui nous rendra la confiance, ce bien unique en sa douceur? Vous dites que vous n'accepterez jamais un sacrifice. Un sacrifice

Angéline, il est une chose que je voudrais taire à jamais. Mais puisque vous me forcez d'en parler, je vais le faire. Tôt ou tard, vous le savez, on ne jouit plus que des âmes. Et d'ailleurs, les traces de ce mal cruel vont s'effaçant chaque jour. Tout le monde le dit ici et pouvez-vous l'ignorer?

Mon amie, c'est moi qui vous conjure d'avoir pitié de ma vie si triste, de mon avenir désolé. Que deviendrai-je si vous m'abandonnez?

Seul je suis et seul je serai; je vous l'avoue, je suis au bout de mes forces. La tristesse est une mauvaise conseillère, et j'entrevois des abîmes. Angéline, votre coeur est-il donc tout entier dans son cercueil?

Non, ma chère orpheline, je ne vous reproche ni l'excès, ni la durée de vos regrets. Sait-on combien de temps une grande douleur doit durer? Mais votre douleur je la comprends, je la partage. Vous le savez, vous n'en pouvez douter.

Mon Dieu, que n'ai-je pensé à vous faire ordonner de ne pas différer notre mariage! Le malheur a voulu que ni lui ni moi n'y ayons songé, mais croyez-vous qu'il approuve votre résolution?

Angéline, c'est moi qui vous emportai comme morte d'auprès de son corps. Ô Dieu! de quel amour je vous aimais, et combien j'ai souffert de cette horrible impuissance à vous consoler.

Mais aujourd'hui, ne puis-je rien? Je vous assure que je ne vous aimais pas plus quand mon amour vous arracha à la mort; et je vous en supplie, par la fraternité de nos larmes, par cette divine espérance que nous avons de le revoir, consentez à m'entendre. Oh! laissez-moi vous voir! laissez-moi vous parler! Pourriez-vous refuser toujours de m'admettre chez vous, dans sa maison à lui, qui me nommait son fils?

La nuit dernière, je suis resté longtemps appuyé sur le mur du jardin. Je vous avoue que je finis par m'y glisser.

Une fois entré, j'en fis le tour. La froide clarté du ciel m'y montrait tout bien triste, bien désolé. Un vent glacé chassait les feuilles flétries. Mais le passé était là, et qui pourrait dire la tristesse et la douceur de mes pensées!

D'abord, la maison m'avait paru dans une obscurité complète, mais en approchant je vis qu'une faible lumière passait entre les volets de votre chambre. Ô chère lumière! longtemps je restai à la regarder.

Angéline, la vie ne doit pas être une veille troublée. Non, vous ne sauriez persévérer dans une résolution pareille, et bientôt, comme Mina disait: Le sang du Christ nous unira. Chrétienne, avez-vous compris la force et la suavité de cette union? Doutez-vous que dans son sang nous ne trouvions avec l'immortalité de l'amour, les joies profondes du mutuel pardon.

Non, vous n'aurez pas ce triste courage de me renvoyer désespéré.
J'ai foi en votre coeur si tendre, si profond.

Vôtre, à jamais.

Maurice.

(Angéline de Montbrun à Maurice Darville)

Maurice, pardonnez-moi.

Cette résolution de ne pas vous recevoir, vous pouvez me la rendre encore plus difficile, encore plus douloureuse à tenir, mais vous ne la changerez pas.

Et faut-il vous dire que le ressentiment n'y est pour rien.

Cher ami, je n'en eus jamais contre vous. Non, vous n'avez pas trompé sa noble confiance, non, vous n'avez pas manqué à votre parole, et moi aussi je tiendrai la mienne.

Mais croyez-moi, ce n'est pas avec un sentiment dont vous avez déjà éprouvé le néant, que vous rempliriez le vide de votre coeur et de vos jours.

Je le dis sans reproche. Ô mon loyal, je n'ai rien, absolument rien à vous pardonner.

Pourquoi m'avez-vous aimée? Pourquoi ai-je tant assombri votre jeunesse? Et pourtant, nous avons été heureux ensemble. Vous rappelez-vous comme la vie nous apparaissait belle? Mais il n'est pas de main qui prenne l'ombre, ni qui garde l'onde.

Mon cher ami, nous l'avions bien oublié. Dites-moi, si cet enchantement de l'amour et du bonheur se fût continué, que serions-nous devenus? Comment aurions-nous pu nous résigner à mourir? Mais le prestige s'est vite dissipé, et nous savons maintenant que la vie est une douleur.

Sans doute, la bonté divine, n'a pas voulu qu'elle fût sans consolations, et nos pauvres tendresses restent le meilleur adoucissement à nos peines. Mais nul ne choisit sa voie et les adoucissements ne sont pas pour moi.

Non, si le Dieu de toute bonté m'a fait passer par de si cruelles douleurs, ce n'est pas pour que je me reprenne aux affections et aux joies de ce monde. Je le vois clairement depuis que je vous sais ici; et une force étrange me reporte à ce moment où mon père mourant m'attira à lui, après sa communion suprême: «Amour sauveur, répétait-il, serrant faiblement ma tête contre sa poitrine, Amour Sauveur, je vous la donne, Ô Seigneur Jésus, prenez-la, Ô Seigneur Jésus, consolez-la, fortifiez-la». Et à cette heure d'agonie, une force, une douceur surnaturelle se répandit en mon âme. Toutes mes révoltes se fondirent en adorations. J'acceptai la séparation. Je me prosternai devant la croix, je la reçus comme des mains du Christ lui-même. Et aujourd'hui encore, il me la présente. Je vois et je sens qu'il me demande le renoncement complet, que je dois être à Lui seul.

Maurice, c'est Lui qui a tout conduit, c'est sa volonté qui nous sépare. Cette parole, mon père me l'a dite à l'heure de son angoisse, et je vous la répète. Ah! j'ai bien senti ma faiblesse.

Être désillusionnée ce n'est pas être détachée. Mon ami, vous le savez, l'arbre dépouillé tient toujours à la terre.

Oh! comme nous sommes faits! mais la volonté divine donne la force des sacrifices qu'elle commande. Je vous en prie, ne vous mettez pas en peine de mon avenir. C'est à Dieu d'en disposer: le bonheur et la tristesse m'ont bien débilitée; mais si je suis courageuse, si je suis fidèle, avant qu'il soit longtemps j'aurai la paix.

Et vous aussi vous serez bientôt consolé.

Pourquoi pleurer? Ce bonheur de la terre, n'en connaissons-nous pas la pauvreté, même quand nous pourrions l'avoir dans sa richesse—ce qui n'est pas. Non, le rêve enchanté ne saurait se reprendre. Et pourtant que la vie avec vous me serait douce encore! Malgré le trouble de mon coeur, ce m'est une joie profonde que vous soyez venu. Le sentiment que vous me conservez, pour moi, c'est une fleur sur des ruines, c'est un écho attendrissant du passé. Le passé!

Vous rappelez-vous cette romance que vous chantiez sur le souvenir, qui n'est rien et qui est tout? Ah! quoi qu'il arrive, n'oubliez pas. Et soyez béni de ce que vous avez fait pour lui. Jamais je n'oublierai avec quel respect vous avez porté son deuil, ni vos regrets si vifs, si sincères. Oh, comme vous étiez bon! comme vous étiez tendre! Je le sais, vous le seriez encore. Mais il en est qui n'arrivent au ciel qu'ensanglantés, et ceux-là n'ont pas droit de se plaindre.

Maurice, je vous donne à Jésus-Christ qui seul nous aime comme nous avons besoin d'être aimés. Partout et sans cesse, je le prierai pour vous.

Et, puisqu'il faut le dire, adieu, mon cher, mon intimement cher, adieu!

Quand j'étais enfant, mon père, pour m'encourager aux renoncements de chaque jour, me disait que pour Dieu il n'est pas de sacrifice trop petit; et aujourd'hui, je le sens, il me dit que pour Dieu, il n'est pas de sacrifice trop grand.

Après tout, mon ami, en sacrifiant tout, on sacrifie bien peu de chose. Ai-je besoin de vous dire que rien sur la terre, ne nous satisfera jamais? Ah! soyez-en sûr, en consacrant l'union des époux, le sang du Christ ne leur assure pas l'immortalité de l'amour, et quoi qu'on fasse, la résignation reste toujours la grande difficulté, comme elle est le grand devoir.

Sans doute, tout cela est triste, et la tristesse a ses dangers.
Qui le sait mieux que moi? Mais, Maurice, pas de lâches faiblesses.
Épargnez-moi cette suprême douleur; que je ne rougisse jamais de
vous avoir aimé!

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