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Angelinette

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BÊTES EN CAGE ET BÊTES EN LIBERTÉ

Novembre 1914.

Au jardin zoologique, j’accoste un gardien :

— Les lions, les tigres et les ours que vous avez dû tuer pendant le bombardement, ont-ils au moins été tués sur le coup, et cela ne vous a-t-il pas fait de la peine ?

— Oui, ils ont été tués sur le coup, et j’ai pleuré toute la journée. Que pensez-vous ? On les a vus naître ; on les a élevés, on a joué avec eux, on les a vus grandir. Chacun avait son caractère, comme vous et moi ; puis c’est notre gagne-pain. Oh ! oui, j’ai eu du chagrin…

— Mais les loups, les hyènes et les autres bêtes également féroces, pourquoi ne les avez-vous pas tuées ?

— Celles-là ne grimpent pas sur les arbres, comme les ours, les lions et les tigres, qui d’un arbre sautent sur un mur, sur un toit, et se sauvent. Si elles ne couraient que dans le jardin, nous arriverions toujours à les maîtriser.

— Et les reptiles ?

— Les serpents et les lézards, voulez-vous dire ? Nous les avions mis en sûreté.

— Bonjour, gardien.

— Bonjour, madame.

Près de la sortie, vint vers moi un chat roux, avec des yeux d’or. Je le caresse. Il se frotte à moi en ronronnant bruyamment, puis se roule à mes pieds. Je lui caresse le ventre, en lui parlant « chat » :

— Pire, pare pire, pantje, ma mantje.

— Maw !

— Chichachouchatje, ma katje.

— Maw, maw !

— Miremaremiremous, ma jolie pousse.

Quand je dis « ma jolie pousse », il prit ma main dans ses quatre pattes, y enfonça ses ongles, la mordilla, sauta sur ses pieds et me donna un coup de patte, puis se refrotta à ma jupe en faisant : « Tja, tja ».

— Oui, ma jolie, oui, ma jolie ! Tu dois être une chatte : il n’y a qu’une chatte pour être aussi câline quand on l’appelle « ma jolie pousse ».

Je sortis. Elle s’assit sur le seuil à regarder la vie sur la place.

8 janvier 1915.

Hier nous sommes entrés dans le palais des singes. J’étais absorbée à regarder un chimpanzé qui se curait les dents, exactement comme j’ai vu faire ici à un grand dîner par un des hommes les plus distingués de la ville, quand tout d’un coup toute une rangée de singes se mirent à hurler et à sauter follement dans leurs cages. Sur la toiture de vitres, au-dessus, un homme nettoyait et, avec le torchon qu’il maniait des deux mains en marchant à quatre pattes, allait et venait. Les singes ne comprenaient pas ce qui se passait et leur terreur était indescriptible.

Un singe blanc du Congo sautait, en des cris fous, éperdument autour de sa cage, se cachant la figure de ses mains ; puis il allait s’enfoncer la tête dans une encoignure. Trois autres s’agrippaient, essayant de se cacher l’un sous l’autre, avec des cris et des regards d’épouvante vers le toit. Dès que l’homme fut passé, un des singes monta précautionneusement le long des barreaux pour inspecter le haut ; mais dès que la silhouette revint, maniant son torchon, il se laissa tomber de toute la hauteur sur ses compagnons ; et, accrochés l’un à l’autre, ils tremblaient et regardaient en l’air, exprimant la terreur la plus poignante. Ces singes-là étaient doux : je les caressai à travers les barreaux pour les calmer, mais rien n’y fit. D’autres encore se cachaient sous la banquette, se faisant le plus petits possible.

J’avais une profonde pitié de l’angoisse de ces âmes simples pendant ce mauvais quart d’heure. Un des gardiens nous dit que, pendant le bombardement, il avait dû rester près des singes, qu’ils étaient dans le même état de terreur qu’en ce moment ; qu’il entrait dans les cages pour les prendre dans ses bras et que, dans celles où il y en a beaucoup, ils s’étaient agrippés à son corps comme des chenilles à une branche ; que des jours et des jours après, ils étaient encore hors de leurs gonds.

— A midi, quand je suis rentré chez moi pour manger, continua l’homme, il n’y avait dans la rue que chiens et chats abandonnés : ils couraient également, comme chassés par le diable. Personne ici n’a abandonné son poste : nous avons continuellement traversé le jardin pour nourrir les bêtes, et sommes restés sous ces toits de verre pour les calmer.

7 février 1915.

Comme je ne voyais plus qu’une otarie et un phoque, au lieu des trois ou quatre qu’il y avait auparavant, je questionnai le gardien.

— Lors du bombardement, ils sont restés onze jours sans manger, me dit-il. L’homme de la glacière où nous déposons nos victuailles pour les animaux, s’était enfui en emportant la clef et il n’y avait pas de poisson en ville. Comme on était en automne, ils ont mangé les feuilles mortes tombées dans leur bassin ; ils sont morts un mois après d’une obstruction des intestins.


Dans une cage, deux condors. Le plus petit, la femelle, la tête penchée de côté et en arrière contre la poitrine de l’autre, fouillait de son bec les chiffons de chair qui pendent autour des mandibules du mâle ; son geste était celui d’une femme qui se câline contre l’homme et le caresse. Lui marchait à côté d’elle, un peu en retraite, les ailes déployées comme un manteau sous lequel il l’abritait, et des poum, poum, poum voluptueux s’entendaient à l’intérieur de son corps, à la base du cou. Elle retourna la tête et encore, de ses mandibules, fouilla les chiffons de chair. Et, ainsi enlacés, ils faisaient le tour de la cage : lui l’abritant de ses ailes et lui parlant son mystérieux langage : poum, poum, poum ; elle, câline, le caressant.

Un vieil officier allemand observait comme moi les condors enamourés. Nous nous regardâmes ; son regard, comme le mien, était triste de la jeunesse envolée, cette jeunesse qui se manifestait ici d’une manière si délicate. L’homme, à cet âge, se borne à se faire amener de temps en temps un fruit vert : mais cela ne remplace pas le joli ramage de la jeunesse.

27 février 1915.

Deux grands-ducs, chacun isolé dans une cage d’un mètre carré.

A mon approche sous le parapluie, ils hérissent leur plumage jaspé de toute la gamme des mordorés ; ils écarquillent comme des phares leurs yeux orange ; ils dressent leurs oreilles en plumet ; ils claquent leurs mandibules férocement ; puis ils m’observent.

Sous mon parapluie, ma tête était sans doute ombragée ; ils pouvaient ainsi mieux voir mes yeux, agrandis par l’action de la neige et du vent. De leur regard myope, ils me fixent, lèvent et abaissent le corps en le balançant à droite et à gauche, comme pour prendre leur élan vers ces deux points lumineux. Je me mis à mouvoir expressément les yeux : leurs yeux d’or foncé, avec un profond point noir au milieu, qui s’agrandissait et se rapetissait, se fermaient de temps en temps d’un battement des paupières, veloutées de petites plumes blanches. Ces yeux de lave brûlante et ces claquements de mandibules sont d’une férocité grandiose.

Les dromées, bêtes qui ressemblent à des autruches, m’étonnent par un battement de tambourin qu’on entend de l’intérieur de leur corps, sans que leurs bouches se meuvent. Le gardien me dit que c’est un son de contentement et de santé.

Dieu, que j’aime les bêtes ! Sans le jardin zoologique, Anvers me serait maintenant odieux. L’Escaut, cette autre beauté de la ville, est si tragiquement abandonné, il nous fait tant regretter la vie, le mouvement, le bruit qu’amenait sa richesse, que je n’ai plus le cœur d’y aller. Les premiers temps de la guerre, je l’aimais beaucoup, ainsi beau par lui-même ; mais maintenant que le pays agonise par l’absence de l’abondance qu’il nous amenait, j’y deviens trop triste.

28 février 1915.

Je suis encore allée, aujourd’hui dimanche, faire ma promenade hygiénique au jardin zoologique. J’ai vu une pariade de vautours. La femelle crie lamentablement ; le mâle la chevauche avec énergie en la maintenant de ses mandibules, par la peau du cou, comme les fauves. Le plus beau est le battement fébrile et précipité des ailes.

Pas de bourgeois, mais d’innombrables soldats allemands. Il y en avait beaucoup qui doivent être fraîchement arrivés : en bonnet rond, blanc à bord rouge, la tunique blanche, les bottes à éperons. Malgré ce costume prestigieux, beaucoup avaient l’air de pauvres bougres, dans les cinquante ans, courbaturés par un travail trop continu et trop lourd, une épaule plus haute que l’autre, marchant sur leurs belles bottes comme si leurs cors les tourmentaient. Ils regardaient les bêtes, comme tous les ouvriers, avec un ébahissement qui ne cherche pas plus loin. Ils ne songent pas que ce sont des êtres qui pensent et qui sentent. Ils ne songent pas qu’elles rêvent de liberté et souffrent d’être ainsi en cage. Non, les bêtes en cage sont créées pour leur ébahissement.

5 mars 1915.

Hier, une dizaine de soldats allemands s’amusaient devant l’éléphant. La bête jetait tout le temps sa trompe en avant, mais aucun des soldats ne savait ce que cela voulait dire. Je fis un clin d’œil au gardien, pris une pièce de deux centimes dans mon porte-monnaie et la jetai à l’éléphant. Il la ramassa et frappa violemment contre les barreaux. Le gardien approcha ; il lui donna la pièce et reçut en échange un morceau de pain dans sa gueule ouverte. La joie des soldats ! Maintenant tous cherchaient des piécettes et les lui jetaient. Le gardien eut une bonne récolte. Quand je partis, il me salua gentiment. Nous étions de connivence, et je me promets de lui servir encore souvent d’amorce.

La seule otarie qui reste crie affreusement toute la journée, en s’étalant devant les deux cormorans, ses camarades, mais, quand elle en approche trop près, ils lui donnent des coups de bec, et alors l’otarie de crier. Le gardien me dit qu’elle se lamente ainsi parce qu’elle est seule et que les cormorans ne veulent pas jouer avec elle.

Quelle adorable créature d’avoir ainsi besoin d’affection !

8 avril 1915.

Ce sacré merle ! il vous en a une sérénité !

— Cher, tu m’enchantes !

Il est perché là, sur cette cheminée d’une maison abandonnée, dominant les jardins en fleurs gaiement ensoleillés. Si on pouvait annoter cette musique, quelle fraîcheur ! ou faire une grammaire de cette langue naïve, quel imprévu !

Ah ! le voilà parti. Enfin on ne peut tout de même pas nous priver de ce soleil, ni du chant de ces chéris, mais moi personnellement, je n’arrive pas non plus à m’ôter la vision des étouffements des tranchées, des cadavres, la bouche pleine de terre de l’avoir mordue dans leur agonie, des yeux des morts ouverts, comme regardant le ciel bleu au-dessus d’eux, des désespoirs dans les familles à l’annonce de la mort, et j’entends l’exclamation : « Onze Robe ! », « Notre Marcel ! », « Unser Hans ! », « Our Dick ! ». Et les odeurs, les odeurs… Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu ! J’ai bien à écouter le chant du merle !

28 avril 1915.

Journée radieuse. Depuis le premier avril, le directeur du jardin zoologique a obtenu de la commandanture que les militaires allemands doivent payer une entrée de vingt-cinq centimes. Le jardin est envahi de soldats.

Il est en boutons, en bourgeons et en fleurs. Des parterres de tulipes — l’harmonie des couleurs n’est pas toujours bien choisie — des plates-bandes de pensées, de narcisses, et un gazouillement adorable de tous les oiseaux dans les arbres. Ils trouvent dans ce jardin libre pâture ; ils passent par les mailles des cages de leurs confrères captifs et se gorgent.

Des chaises sont disposées autour du kiosque. Le chalet Louis XVI est ouvert : sur ses terrasses, des chaises et des tables. Les bébés jouent, mettant des notes gaies dans leurs cris et dans le jardin. Des dames prennent du thé, du café, des gâteaux, et l’on cause en brodant, en crochetant. Les figures sont graves et les propos n’ont rien de la frivolité insipide des temps heureux.

— Oh ! maintenant qu’ils ont passé l’Yser ! fait une jeune dame, en levant la tête de sa broderie.

Un monsieur et une dame âgés s’approchent d’une dame seule qui crochète une dentelle de store. Doucement ils lui demandent quelque chose.

— Non, toujours pas de nouvelles, crie-t-elle, comme ne pouvant se dominer ; depuis cinq mois pas de nouvelles.

Ils restent assis, silencieux.

Arrive un groupe de messieurs que je connais. L’un a un fils de dix-huit ans qui est en Hollande avec sa mère : c’est leur unique enfant, idolâtré comme un dieu. Le père et la mère se sont rendus malades à vouloir empêcher leur fils de s’engager : enfin ils y sont parvenus, et le père, là devant moi, a l’air heureux. Un autre, un avocat, a ses trois fils à la guerre : l’un est déjà estropié, il a un bras ankylosé par une fracture. Mais, par ce printemps, ce père aussi a l’air content : en somme, ils vivent tous les trois !

Je me promène en m’asseyant de temps en temps pour m’étirer au soleil. Dans l’allée des perroquets, tous sont sur leurs perchoirs. C’est une débauche de couleurs merveilleuses et de cris discordants. N’importe, la beauté domine. Je m’arrête à leur gratter la tête.

Les bébés jouent.

L’otarie veut jouer avec les deux cormorans qui partagent son domicile ; elle nage, en criant, autour de la dalle au milieu du bassin, sur laquelle ils sont installés. Ils la piquent de leurs becs quand elle veut monter ; lorsqu’elle a réussi tout de même, elle crie en se tournant vers l’un et l’autre, les implorant de jouer avec elle ; mais les cormorans ne veulent pas et continuent à piquer jusqu’à ce qu’elle se laisse glisser dans l’eau comme un sac rempli d’huile. Elle recommence alors à nager autour de la dalle, en criant désespérément. Les deux oiseaux restent féroces et implacables dans leur antipathie.

Les paons brillent, scintillent de mille couleurs au soleil. Un paon blanc à hérissé sa queue. Tout son être est tendu dans cet effort. La croupe, aux plumes ébouriffées, levée, les ailes écartées, les jarrets tendus, il tourne lentement vers le soleil et la brise et fait strider ses plumes : c’est, au travers des mailles de la cage, un miroitement nacré, où tout le prisme évolue en des reflets moelleux.

Dans une grande cage, plantée d’arbres, des oiseaux granivores du pays. Quel est ce petit bougre qui fait tutututûûût ? Je voudrais le voir. C’est un chant que j’entends toujours dans les bois à Genck ; mais je ne parviens pas à l’apercevoir.

Le faisan doré, élégant et prestigieux de couleur, fait des passes devant sa faisane, en étalant vers elle son collier rayé orange et bleu. Elle lui échappe constamment, et lui de recommencer ardemment sa poursuite à travers la cage ensoleillée, d’où jaillit comme une coulée d’or et de pierres précieuses en fusion.

Le faisan de Lady Amherts, lui, mince et aristocratique, en sa parure blanche chamarrée de vert, de bleu, d’or, piétine sa faisane qui est douillettement nichée dans la terre chaude et poudreuse.

Quelle tristesse de voir les cages des lions, des tigres et des ours vides !

Les bébés jouent.

Un vautour à calotte brune, foncée et veloutée ; le cou nu, rose strié de bleu et de noir ; face nue, rose ; yeux noirs changeants, perçants, fixes, mobiles, féroces ; bec orange, encastré dans du gris tendre ; goître en boule couvert de plumes ; pattes puissantes ; des plumes lui font collier. Il est sur son perchoir, secoue désespérément ses larges ailes en se soulevant sur ses pattes ; mais l’élan est impossible dans cette cage, et lourdement, une à une, il les laisse retomber pour recommencer, le moment d’après, ses efforts inutiles vers la liberté… à moins que ce ne soit pour se dégourdir les membres.

A côté, le vautour de Kolbe, gris beige, au long cou nu, se couche, la tête hors les barreaux de la cage, pour se faire caresser et gratter. Il veut prendre, de ses mandibules puissantes, le bloc-notes avec lequel je le chatouille. Puis tout doucement, quand je lui ai enlevé toute méfiance, il se laisse faire, et j’avance ma main jusque sur son crâne que je gratte et la peau du cou que je triture. Il ferme, d’une paupière bleue remontante, à moitié les yeux, la tête et le cou abandonnés à la volupté de la caresse. Ah ! le bougre, comme il aime cela ! Mais je viendrai souvent te caresser, tu es exquis… Oui, un vautour exquis, doux et grand comme une brebis, avec de fortes pattes gris argent. Ah ! pauvre créature dégénérée, déviée de ta vraie nature, tu es peut-être née au jardin ? Tu ne sais pas ce que c’est que la féroce, l’enivrante liberté ; tu ignores la force de tes ailes toujours repliées, le coupant de tes mandibules. Tu prends les bénéfices de la captivité et de ton impuissance. Ah flûte ! tout est triste, je vais rentrer…

Les bébés jouent.

En longeant les avenues, des enfants du quartier de l’Ancien Canal viennent du Parc en chantant. Un garçonnet de sept ans a, aux bras, deux chaînes de fillettes de cinq, quatre et trois ans. Elles dansent en frétillant de la croupe et brandissent un bras en l’air. Elles chantent : lala, lalalaaa, lalalaa, avec les voix canailles et les gestes crapuleux des femmes en ribote de leur quartier. Ah zut ! tout est triste… Et là-bas, on s’empuantit, on s’asphyxie, on se démolit, on se déchire, on se pulvérise, on se calomnie et l’on se hait, et tout pourrit…

4 mai 1915.

Les trams circulent presque vides ; les rues sont de plus en plus désertes. Avec cela, un printemps adorable. Sur les branches des arbres fruitiers, les fleurs grimpent les unes sur les autres ; les branches ont de grosses touffes d’un blanc exquis et parfumé, et il y a tant, tant d’oiseaux qui chantent sur les arbres des avenues et dans les jardins, derrière les maisons brûlées et abandonnées ! Comme leurs propriétaires, à l’étranger, doivent y penser maintenant ! Je crois qu’on entend mieux les oiseaux parce que les rues sont plus silencieuses, et peut-être aussi parce que nous n’avons pas encore entendu une note de musique depuis l’invasion et que le moindre son harmonieux, après les discussions sur la guerre par ces voix rudes et âpres des Flamands, caresse notre oreille charmée et surprise.

Derrière chez nous, il y a un merle qui a le langage le plus spirituel, le plus expressif, en même temps que le plus délicieusement modulé. Ah ! la chère créature ! si je pouvais la prendre dans le creux de la main et lui gratter doucement la tête, en signe de reconnaissance ! Toutes les bêtes aiment qu’on leur gratte la tête : si le merle se laissait faire une fois, il y reviendrait, et pour moi ce serait une grande joie.


Au jardin zoologique, des dames viennent avec des jeux de cartes et, sous un grand arbre, elles jouent à trois sur une petite table pendant toute une après-midi, sans échanger d’autres mots que ceux nécessaires pour le jeu. Il y a plusieurs groupes. On n’entend plus le français : seulement le flamand et l’allemand. La société qui parle le français est à l’étranger, les Allemands se sont implantés mieux que jamais et parlent à plus haute voix qu’avant. Ils sont chez eux, quoi ! Des officiers allemands goûtent avec du café et des gâteaux, beaucoup de gâteaux.

Le directeur du jardin est maintenant toujours assis à l’entrée pour voir si le public arrive. Il est aux abois : presque tous les abonnés sont partis avant d’avoir payé leurs cotisations de l’année. Il a réduit l’abonnement de cinquante-cinq à quarante francs : beaucoup d’abonnés ont écrit que malgré les temps durs, ils continueront à payer cinquante-cinq francs. Heureusement, car que deviendraient les dames et les bébés de la ville sans le jardin zoologique ?

Il vient de passer une jeune dame habillée d’une jupe kaki, d’un paletot de satin vert d’eau, coiffée d’un chapeau bleu marine avec une couronne de fleurs rouges. C’est à hurler ! Si j’étais un homme, pareille femme me serait odieuse. J’en vois souvent une autre qui porte une jupe beige, un paletot demi-long noir, un chapeau bleu marine, des gants blancs, une ombrelle verte et un sac en cuir violet : si je l’aperçois à temps, je change vite de trottoir.

Celles que je viens de décrire sont celles qui choisissent elles-mêmes leurs toilettes ; d’autres, qui laissent faire leurs bonnes couturières de Bruxelles, sont tolérables ; mais, en ce moment, les dames qui se font habiller à Bruxelles sont parties et l’on ne voit plus que les autres. Les femmes, ici, ne se préoccupent pas de regarder si la couleur ou le genre d’étoffe va à leur teint ou à leur type, et encore moins d’un ensemble harmonieux dans leur toilette.

Encore une qui passe : les pieds blancs, la jupe à damiers noirs et blancs, le paletot vert épinard, le chapeau bleu marine, des gants jaunes. Cependant les perroquets sont aussi parés des couleurs les plus folles : je ne sais comment ils s’arrangent pour être merveilleux.

Chez les créatures parées par la nature, on constate aussi des gaffes de goût. Le faisan noble a pour moi deux tares qui l’empêchent d’être complètement noble : bleu nuit miroitant ; joues bleu pervenche ; yeux rouges à point noir ; huppe bleu nuit droite sur la tête ; sur le dos, une plaque de petites plumes cuivre en fusion ; ailes bleu sombre lustrées ; les côtés, en avant vers l’épaule, jaspés bleu et jaune clair ; pattes roses ; queue raide, bleu sombre et blanc à peine teinté de jaune. Eh bien la tare — outre qu’il est trop lourd de corps — sont ces plumes, d’un blanc jaunâtre trop clair et trop criard, des ailes et de la queue, dans cet ensemble sombre, sobre et vraiment noble : pour être impeccable d’harmonie et d’aristocratie, il faudrait que la jaspure des ailes et les plumes claires de la queue fussent comme la plaque du dos, couleur cuivre en fusion.

Donc, mesdames, allez-y de vos couleurs disparates : la nature ne fait pas mieux que vous quand elle veut trop bien faire, et y va aussi naïvement.

Voilà, je rentre. J’ai fait une promenade solitaire délicieuse, en m’asseyant à chaque instant pour écrire, soit sur les bancs des avenues, soit à l’église, ou chez Van de Laer en buvant mon lait chaud, et au jardin zoologique.

Un orage éclate avec de gros coups de tonnerre : ils sont cependant moins secs que les coups de canon. Eh bien, Caroline et moi n’arrivons pas à cacher notre nervosité : cela nous rappelle trop le bombardement. Mon mari trouve aussi que le tonnerre est plus énervant qu’avant le bombardement.

5 mai 1915.

Le merle, après chaque phrase bien articulée, fait : Hihihirurutiti, comme s’il riait de lui-même ou des autres, car il parle, il explique, c’est certain, il blague ses voisins : ses intonations sont trop railleuses pour être mécaniques. Quel délice d’avoir ces candides créatures autour de soi ! Maintenant il y en a cinq, six, qui s’égosillent, chacun penché sur une éminence des ruines.

10 mai 1915.

Je n’ai sans doute pas de cœur de m’occuper du merle qui vole dans les jardins des maisons en ruines. Mais c’est la seule voix harmonieuse, à inflexions civilisées, que j’entende.

Tururûtû, tuturûtu, titiriti.

Turlutute, turlutute, pirewirewite.

Le son est plein, velouté, et les phrases articulées avec une rare logique. Enfin il me charme. Tant pis si je manque de cœur ou de sérieux : ce doit être de cœur plutôt.

22 mai 1915.

Je n’ai pas osé aller m’installer à la campagne cette année, et, comme je ne sais où aller tous les jours pour faire ma promenade — on ne peut traverser l’Escaut sans passeport — je retourne toujours au jardin zoologique. Hier, j’ai observé longuement la grue couronnée du Sénégal. Peu de bêtes sont plus aristocratiques qu’elle, en ses couleurs sobres, discrète en ses mouvements et gestes et en son allure futile et spirituelle. Elle est gris fer, le plumage long et effilé, pas tassé ; haute sur de fines pattes sèches, ciselées ; un cou qu’elle allonge et raccourcit à volonté et dans tous les sens, en des ondulations souples, et qu’elle penche de côté, avec sa tête comme piquée au bout, pour regarder de son œil latéral le ciel, quand il tonne ou qu’un aéroplane passe. Elle écoute et observe, en ce même mouvement, les feuilles qui bruissent sur les arbres, les moineaux qui passent. Elle abaisse le cou, et son œil de nacre mouvant suit les mouches par terre. Comme elle a dû tendre le cou et plonger son œil scrutateur vers le ciel pendant le bombardement, quand les obus fendaient l’air en mugissant ; elle est cependant habituée à des cris étranges dans ce jardin zoologique, mais ça…

La tête est fine, à bec noir ; deux plaques de chair nue en forme d’écusson, la moitié du haut rose pâle, celle du bas rose vif, lui encadrent la figure comme deux bijoux d’émail rose ; sous le menton un médaillon de même ; une huppe courte de peluche noire descendant jusque sur le bec ; sur l’arrière du crâne, une touffe hérissée et éparpillée en un goupillon de brindilles d’or. Le corps ovale, la poitrine grise, les ailes grises, les sous-ailes de côté blanc ivoire, les plumes extrêmes brun roux profond : le tout s’harmonisant délicatement. Dans une cour de grues, je me la représente grande d’Espagne. Elle s’ébroue en étendant les ailes, fait des bonds, puis des pas comme de contre-danse, se becquète en tortillant son cou sous les plumes pour s’ôter la vermine ; elle se lisse, se secoue, s’ébouriffe en des grâces et des gestes de toute élégance.

Ces bêtes n’ont rien d’humain : le public, la galerie, n’existent pas pour elle ; tous les appels et « pst, pst » pour attirer son attention sont inutiles. Elle ne connaît que son gardien et, quand elle daigne s’occuper d’autre chose que de se bichonner, de faire des grâces ou de fureter le ciel autour d’elle, c’est pour tendre le cou obstinément dans la direction d’où il doit venir lui apporter sa pitance.

Tout d’un coup, le bec droit, les ailes étendues, les deux plaques d’émail se gonflant et s’abaissant comme des soufflets, elle clame, en des sons cuivrés, des appels de ralliement, dirait-on, et je m’étonne de ne pas voir toutes les grues du jardin voler au rendez-vous pour se rendre à un sabbat, loin dans les airs. Elle se tait, recommence sa toilette, retire une patte sous elle, tourne son cou en torsade sur le dos, fourre son bec sous les plumes d’une aile, et posée sur une patte, comme sur un socle de fer forgé, elle reste immobile, isolée de ce qui se passe autour d’elle, sa couronne d’or scintillant, son œil latéral scrutant le ciel.

30 mai 1915.

La ville est très peu animée : de plus en plus de magasins fermés. Tous ceux qui, en revenant d’exil à Anvers, se promenaient désœuvrés, et aussi pour voir les allemands, ne sortent plus : ils restent mornes et toujours désœuvrés, dans leur quartier. Je retourne voir les bêtes. Le jardin aux beaux arbres remplis de fleurs, avec les animaux à l’air heureux, à l’exception des oiseaux de proie, bien entretenu et d’un goût parfait, est comme un lieu enchanté où tous les chants, tous les cris, tous les bourdonnements, susurements, chuchotements, vagissements des créatures vous deviennent familiers, où leurs gestes, leurs attitudes, leurs habitudes vous charment, vous repoussent ou vous attirent. Moi, quand j’en ai assez d’être assise au milieu des dames qui brodent, crochètent, bavardent, médisent, goûtent trop copieusement et préparent, en gavant leurs enfants, la perpétuation du diabète qui les attend comme un patrimoine de famille, quand je suis bien horripilée de tout cela et choquée que les animaux étalent en pure perte leur beauté et leur vie intéressante et que jamais les abonnés ne se donnent la peine d’aller les regarder, je fais le tour du jardin et toujours mon spleen fait place à une curiosité qui me prend toute.

Aujourd’hui, par exemple, c’est une horreur qui m’a arrêtée, car, s’il y a une bête immonde entre toutes, c’est bien l’hippopotame, avec son mufle carré, plus large que son crâne défoncé, et dont la bave coule, avec ses mâchoires comme des meules à broyer des pierres, — il ne mange cependant que de l’herbe, — ses petits yeux observateurs, libidineux, à fleur de tête, encastrés dans des orbites protubérantes, ses toutes petites oreilles qui pointent au moindre bruit, ses narines en fente remplies de boue. Son corps bas, sur des pattes naïves à peine équarries, et qui tient du porc et de lui-même, est recouvert d’une peau en fonte… Hou ! Il est étalé là dans le soleil, les yeux à demi fermés, m’observant et se demandant ce que je lui veux à le détailler ainsi. « Je voudrais que tu ouvres ton groin pour que je puisse voir là-dedans ; puis, je ne te voudrais pas comme voisin de table, tu m’offusques ! »

Ce qu’il s’en fiche ! Jamais créature ne fut plus heureuse de ses habitudes fangeuses. « Du moment qu’il y a du soleil, et que je puisse m’y étaler loin de vos simagrées ! Jamais, dans votre vie, vous n’avez eu un moment de bien-être comme moi j’en ai, des jours entiers, à me laisser roussir, à baver, à fienter et à vous considérer comme une quantité inexistante. L’opinion publique !… Peuh ! »

30 mai 1915.

Le dindon domestique, tout blanc, se pavane, la queue en éventail, les plumes ébouriffées, tout son être hérissé, devant le treillage derrière lequel se trouve, le cou tendu, la femelle de son congénère, autre dindon domestique. Il a les yeux entourés de bleu ; le cou, la tête et le chiffon qui lui pend par-dessus le bec, sanguinolents. Le chiffon est fripé comme un lambeau d’entrailles ; à volonté, il injecte de sang, ou fait bleuir en bleu de ciel, ou laisse pâlir en un blanc violacé cette masse amorphe qui pendille de droite et de gauche. Il va et vient, apoplectique ou anémique, dément de désir. Il est magnifique, antipathique, plein de morgue et d’acariâtreté. Il tend le cou et fait kloukoulou ! kloukoulou ! Kwole, kwole, kwole !

8 juin 1915.

Les paons en fureur d’amour.

Hier, en m’arrêtant devant la cage des paons, je vis trois ou quatre mâles en parade devant les paonnes. Leurs queues étaient en éventail ; leurs plumes, debout, s’entrechoquaient en un bruit stridulé ; le cou des bêtes, contre cet écran, était raidi ; l’œil hypnotique ; les ailes pendaient à terre, battaient convulsivement ; les plumes du croupion étaient hérissées ; des pattes, ils grattaient la terre. Ils scintillaient au soleil comme des idoles d’émail.

Une femelle s’avance. Un mâle fait demi-tour, se précipite et l’étreint en des soubresauts, pendant que l’éventail s’abaisse sur eux : ce fut saccadé et bref. Il se relève, chancelle, redresse son éventail, bat, désemparé, des ailes qui traînent énervées à terre ; puis il se jette sur d’autres mâles qui paradent également.

L’un d’eux poursuit une paonne en criant : Cawauw, tandis que son écran, en fendant l’air, fait fffreûeût. Elle lui échappe ; il s’avance encore doucement, grattant la terre et vibrant de l’éventail, et essaie de l’encercler, de l’acculer, mais encore une fois elle fuit, se picote, fait sa toilette, insensible à tant d’amour et de beauté offerts comme appât. Tous poussent des Gawauwauw ! et se pavanent frénétiquement devant les indifférentes. Puis, doucement, ils se calment, rabattent leurs éventails, et se promènent. Ils ont la gorge gonflée, le cou bosselé, tant l’émotion a été grande. C’est une des plus belles, des plus passionnées scènes d’amour que j’ai jamais vues.

13 juin 1915.

L’aigle ravisseur, brun pâle mordoré : les jambes emplumées, le bec noir, l’œil fulgurant. Il est dans une cage d’un mètre cinquante carrés ; un unique bâton comme perchoir. Il s’y démène, bat des ailes furieusement ; il regarde, désespéré, autour de lui, cherchant une issue ou quelque chose à quoi s’agripper dans ses efforts pour voler. Il scrute le ciel bleu, se jette contre les barreaux, s’y ensanglante les épaules et retombe à terre ; après ces efforts inutiles recommencés toute la journée, il finit par se blottir sur son perchoir, l’œil haineux, les griffes incrustées autour du bâton.

Ah ! cette impuissance devant la force brutale, implacable, qui anéantit ses efforts, l’avilit, mais ne le terrasse que pour un instant : car il recommencera tantôt son travail de révolte et de libération, et qui sait ? une barre peut céder… Ah ! quelle douleur que celle de l’aigle ravisseur…

25 août 1915.

Dans les ruines autour de moi, il y a constamment de petits et de grands voleurs. Je les menace ordinairement de la police. Mais hier, parmi ces maraudeurs, il y avait une voix de fillette si fraîche, si joyeuse, que je l’ai écoutée, craignant même qu’elle partît trop vite.

— Oh ! une rose, une rose, bégayait-elle, ivre de joie.

J’entendais grimper sur le tas de décombres posé contre le mur, et une petite main délicate et sale s’étendait vers une de nos roses qui penchait au-dessus. Avec beaucoup de peine, elle l’attira à elle et un bonheur gourmand éclata dans sa voix. Elle continua à fureter dans les jardins.

— Oh ! deux pommes ! J’ai deux pommes !

Un petit gloussement sensuel suivait.

— Oh ! qu’il fait beau ici ! qu’on s’amuse ici !

Et des rires, comme des boules de cristal dévalant sur du marbre, suivaient toutes ces exclamations de bonheur. Dieu, qu’il y a des créatures limpides, et elle se trouvait parmi des maraudeurs !…

9 novembre 1915.

C’est insupportable. Nous avions un adorable petit matou de six mois, gris tigré, à larges rayures noires. Il ronronnait toute la journée et fouillait le ventre de sa mère pour téter encore et, quand il avait trouvé le téton, il ronronnait plus goulument, bien qu’il n’en tirât plus une goutte de lait. Il se hérissait devant les chiens et, sur la pointe des pieds, le dos en ogive déjeté de côté, la queue droite, ébouriffée, avec l’extrême bout seul qui remuait, il leur faisait face, les oreilles couchées, tout son être arqué, sifflant ghauw, ghauw vers eux, de sa gueule ouverte, en laissant passer entre les dents pointues une adorable languette rose, également en pointe. Il sortait par les fenêtres de la cuisine de cave et jouait sur le trottoir, où ne passe plus personne, à attraper les feuilles mortes ; il les tapotait ou, la tête entre les épaules, le corps frétillant, il bondissait dessus, les prenait par tas entre les pattes et se roulait sur le dos, toujours ronronnant, et même férocement, comme s’il se livrait à un délicieux massacre. Puis il grimpait sur ce qui reste de la façade de la maison d’à côté et disparaissait dans les décombres.

Eh bien, voilà cinq jours qu’il n’en est pas revenu, des décombres. Je craignais, comme il se laissait caresser et prendre par tout le monde, que quelqu’un ne l’eût ramassé pour en faire une gibelotte. Pensez donc, par ce temps de quasi famine, quelle délicieuse gibelotte qu’un petit chat grassouillet, nourri de lait et de pâtés préparés avec amour par Caroline.

Mais voilà que nous entendons, depuis le jour de sa disparition, des miaulements de petit chat dans les décombres. Caroline monte par une échelle sur le mur du jardin, tire l’échelle à elle, la pose de l’autre côté pour descendre. Ainsi, de mur en mur, elle a fait tous les jardins, a visité toutes les ruines, appelant Kobeke, Kobeke, au risque de tomber dans les trous de cave masqués par des briques.

Moi, je regardais par les fenêtres du grenier, inspectant les lieux pour pouvoir crier à Caroline : « Il est là », si je le voyais. Eh bien, nous ne le trouvons pas ; il se tait pendant que nous cherchons. Caroline et moi, nous y pensons toute la journée et ce miaulement qui s’affaiblit nous affole. Pensez donc, cette créature pleine de joie va mourir tout doucement de faim : cette pensée nous est bien plus odieuse que la supposition qu’on en aurait fait un lapin sauté.

12 novembre 1915.

La pluie, la pluie, la pluie, et atmosphère tiède.

Les grandes avenues sont désertes, les feuilles mortes jonchent le pavé, les terre-pleins et les trottoirs. C’est joli, joli ! Il faut prendre garde de glisser : on ferait comme un rien le grand écart.

Ici et là un Landsturm-man mélancolique. La lumière est comme si on la regardait à travers un verre d’eau. Moi, je me sens alors une bête aquatique et j’aime à me mouvoir dans cette atmosphère d’aquarium.

Les trams marchent à vide. A l’avenue de Keyser, les vendeurs de journaux, saturés d’eau, la figure lavée par la pluie, bleuie par le froid, car l’atmosphère tiède, c’est pour nous les bien couverts et les bien nourris et qui en prenons ce que nous voulons. Mais eux, qui sont là depuis le matin à clamer, à piétiner, à se faire macérer dans la saumure de leurs sales vêtements imbibés, eux grelottent et leurs pauvres cris discordants me donnent de l’angoisse.

Au jardin zoologique, personne, si ce n’est encore, de ci de là, deux soldats regardant tout de même les bêtes. Dame, ceux-là, après les tranchées et les obus, doivent se sentir dans le paradis de se balader sous cette eau tiède, certains qu’en ce moment aucun engin ne va les aplatir ou les écarteler. Aussi ne s’occupent-ils pas du temps : ils jouissent visiblement du moment de répit.

J’espère que nos petits mannekes, également, reçoivent ainsi quelques jours de congé pour aller se refaire dans l’une ou l’autre ville de la belle France et pouvoir penser à autre chose qu’à tuer et à être tués.

Je parle à un gardien des fauves que l’on a dû abattre.

— Heureusement qu’ils sont morts. Où aurions-nous cherché les chevaux pour les nourrir ? Un tigre, un lion, un ours mangent bien, chacun, cinq kilogrammes de viande par jour. Nous n’aurions pu les donner. Alors quoi ? nous les aurions vus maigrir et entendus gémir de faim, se mettre à mugir d’aussi loin qu’ils auraient aperçu l’un d’entre nous, qui les nourrissons. Non, il vaut mieux qu’ils soient morts : je n’aurais pu les voir souffrir, car ils deviennent pour nous comme nos enfants.

Puis je suis retournée lentement chez moi, l’eau me dégoulinant des jupes.

5 avril 1916.

Depuis le commencement de la guerre, dit le Hannover Kurier, on a fait rentrer tous les bateaux-phares de la côte de la Frise occidentale et les phares ont été éteints. Cela a conservé la vie à des milliers d’oiseaux de toutes espèces. Attirés et aveuglés par la lumière des phares, des centaines et des centaines de ces bêtes allaient chaque nuit se jeter contre les vitres et les barreaux et tombaient morts. Habituellement, en automne et au printemps, des multitudes d’oiseaux chanteurs, des alouettes, des sansonnets, des grives, des canards, des mouettes, etc., venaient se tuer sur les bateaux-phares de Borkum et Héligoland. Près du phare de Héligoland, on trouvait, il y a quelques années, trois mille oiseaux morts par semaine. Maintenant il y vit des milliers de mouettes, des canards sauvages et beaucoup d’autres oiseaux aquatiques.

7 avril 1916.

Quelle effervescence parmi les bêtes du jardin zoologique ! Le printemps les émeut. Dans la cage des tourterelles, les mâles suivent, en roucoulant et s’inclinant bas, les femelles indifférentes, qui picotent tranquillement les graines dans la terre, ne se souciant pas de ce concert d’amour. De guerre lasse, ils les abandonnent un instant pour picoter un grain de maïs, puis ils recommencent leurs salamalecs de convoitise.

Les paons blancs sont isolés cette année. Quel blanc chaud, moelleux, ouaté, à ombres ivoirées ! Ils commencent par étendre leur queue en rayons devant la paonne impassible. Ils virent lentement en abaissant l’écran vers elle en des frémissements passionnés ; ils trémoussent leurs ailes et leurs croupions et grattent la terre de leurs pattes. Ceux qui sont sur le bâton font leur toilette, s’ébouriffent, secouent la queue, se gonflent le goître et poussent des appels, répétés par les paons bleus de l’autre côté du jardin. Le plumage de tous les oiseaux est renouvelé : il brille, reluit, miroite, rayonne en une joie de couleurs et de teintes merveilleuses. Quand j’en fais la remarque aux gardiens, ils me regardent étonnés :

— Les oiseaux sont toujours ainsi, répondent-ils.

Le faisan de Lady Amherst a les plumes posées en écailles de poisson. En quelques jours, son collier blanc, bordé de noir, a envahi toute la tête, ne laissant que le bec libre à nu. Il est là à virevolter devant sa femelle havane qu’il veut acculer dans un coin : elle s’échappe. Il fait frrut… en ébouriffant ce collier devant elle, en une pose de côté : elle s’évade. Petite cruche, ne vois-tu pas sa beauté, ni son émoi ? Que te faut-il pour t’impressionner ?

Le faisan doré pirouette devant la sienne, il l’encercle en faisant ruisseler l’or de son collier ; elle aussi s’évade, effarouchée.

Il y a de grandes corbeilles de narcisses, de rhododendrons en fleurs ; les tulipes commencent à dérouler leurs calices ; tout redevient beau et attrayant. Il n’y a que cette guerre infâme qui s’envenime et devient de plus en plus hideuse. Rien qu’en y pensant, des bouffées pestilentielles vous prennent à la gorge et on croit entendre la chute brutale des obus.

La paix !… pas avant que le dernier homme valide ne soit estropié ou pulvérisé…

19 septembre 1916.

Dans des bassins, des canards étrangers, couleur ocre, la tête plus pâle, la queue noire, tournent comme des toupies autour des femelles, plus grandes, plus épaisses qu’eux ; ils « coincoinent », ils jacassent, puis font des bonds agressifs, qu’elles évitent adroitement. Alors ils allongent le cou vers elles, et soufflent et reniflent comme des créatures aux abois.

Elles voguent tranquillement à deux, tournent de temps en temps le bec l’une vers l’autre en se caquetant dans la figure quelque chose qui fait : « rwanerwanewaw ». Cela veut dire évidemment : « Que ces mâles sont embêtants ! il va encore falloir s’exécuter », ou peut-être : « Quel bonheur d’être femelle dans la création : quand l’heure est venue, avec quelle tendresse nous disons oui ! mais au moins, nous ne sommes pas affligées de cette obsession malséante qui s’étale devant tout le monde. »

30 novembre 1916.

Je crois que l’œil le plus beau au monde est l’œil du hibou grand-duc : une grande boule noire comme liquéfiée, bordée d’une bande de feu liquide, mais adoucie par la myopie et la souffrance de la captivité. Je me trouve devant la cage. Il fait un Chchinit effarouché et suit peureusement les mouvements de mes yeux, seule chose qu’il semble voir dans ma figure. Oh ! qu’il est beau, qu’il est beau, et que je l’aime, surtout maintenant que nous sommes nous-mêmes pris dans une trappe d’où nous ne pouvons bouger.

Par le froid qui commence, les bonnes avec les enfants se réfugient dans le palais des éléphants, où il n’y a plus que des zèbres, des chameaux, des girafes et le rhinocéros. Il y fait chaud et les enfants que les mamans envoient, bien emmitouflés, prendre de l’air frais et pur, ne respirent pendant des heures que l’odeur du fumier de ces animaux.

Le jardin zoologique est lamentablement triste : la moitié des bêtes ont disparu, elles sont mortes et on ne peut les remplacer ; d’autres ont été envoyées en Hollande parce qu’on ne pouvait plus les nourrir ; celles qui restent ont l’air lonely. Moi, je me promène dans ce jardin, bien désemparée aussi.

Les grues font un tour de valse quand elles voient arriver leur gardien ; nous, quand nous voyons arriver un de nos gardes-chiourmes, nous avons envie de nous fourrer dans un petit trou, tant ils nous épouvantent.

5 juin 1917.

Je me promenais au soleil couchant dans les pinières. J’allais passer entre deux arbres quand j’aperçus une toile d’araignée accrochée à quatre fils. Heureusement que je la vis : je l’aurais détruite en passant. Je me baissai et la regardai : la toile était fine et achevée ; l’araignée se tenait au centre, elle avait le corps doré, les pattes noires. Je touchai un des fils, elle fut tout de suite en émoi, mais, comme elle n’aperçut pas de proie, elle se remit au centre. La toile et l’insecte, scintillants au soleil, l’une comme des fils d’argent, l’autre comme une goutte d’or, formaient un chef-d’œuvre. Dieu qu’il y a des choses exquises !

Oui, mais voilà, des avions de combat survolent les pinières, s’exercent aux massacres, et le canon tonne au loin et, à chaque coup, de jeunes membres se dispersent aux quatre vents. On ne peut pas oublier un instant la calamité qui pèse sur le monde sans qu’on vous la rappelle brutalement.

En rentrant, je me suis assise dans une chaise longue au milieu d’une pelouse. L’approche de la nuit est délicieuse, je veux me délecter de ce qui m’entoure.

Le canon fait : Boum, boum ! berbereboum.

21 août 1917.

Stupide comme une vache !

Dans la prairie, à côté de mon jardin, on avait oublié une vache. Elle s’impatientait, marchait le long de la clôture en fil de fer ; puis, la tête vers le village, et exactement dans la direction de sa maison, elle meuglait. Elle allait bien de temps en temps vers l’autre bout de l’enclos, où se trouve la sortie, mais elle revenait meugler du côté d’où l’on pouvait venir la délivrer. Accourt une fille qui lui crie de loin :

— Oui, j’arrive.

La vache répond en une vraie clameur d’impatience et de joie. La fille hâte le pas.

— Oui, j’arrive, j’arrive.

La vache va vers la sortie en poussant des « Heun, heun » de satisfaction.

— Tu t’es embêtée seule ? J’ai eu à faire, mais je ne t’oubliais pas.

La vache sortit de la barrière, faisant toujours : « Heun, heun » et, à pas pressés, se hâta vers l’étable, comme nous tous, nous nous hâtons vers notre foyer quand nous avons été absents trop longtemps à notre goût.

Stupide comme une vache !

29 novembre 1917.

Le vieux condor, la figure pelée et ridée, le nez surmonté d’une crête molle, enfonce frileusement sa tête dans un collier de duvet blanc qui lui fait capuchon. Il est tout recroquevillé par le froid et me regarde, quand j’approche, d’un doux regard de bête matée. Puis il rejette le capuchon, allonge le cou, secoue sa bavette et, d’un pas lent, fait le tour de sa cage. Il se secoue encore une fois, étend ses ailes noires aux pennes grises, les laisse retomber pesamment, fait toc, toc toc, tac, tac, de l’estomac, puis se recroqueville et, la tête enfouie dans son collier, le regard vers les nues, il ne bouge plus.

Le gardien s’approche pour fermer les cages, mais lui, le condor, a le privilège de ne pas être enfermé la nuit.

1917.

La grue du Sénégal claironne sa musique à soufflet, puis fait quelques tours sur le gravier humide de sa cage. Elle se picote, et, lasse du froid et d’être seule, elle tourne son cou en forme de S sur le dos, fourre sa tête sous ses ailes, puis replie une patte sous son ventre et reste, tremblotante de froid, en équilibre sur l’autre pied. Elle me fait pitié, l’adorable grue couronnée du Sénégal.

6 février 1918.

Je me suis arrêtée devant la cage du rat Guypu ou rat castor de l’Amérique du Sud. Il est grand comme un lapin sauvage, mais plus gros : gris, à moustaches, avec deux dents énormes et courbées, de l’orange le plus vif, qui lui sortent de la bouche.

Ils étaient deux. L’un était assis au bord de son bassin d’eau, et buvait et mangeait. L’autre nageait, mais il sortit de l’eau et, avec les pattes de devant, exactement comme nous nous servons de nos mains, commença à se nettoyer le museau, la tête, puis la gorge, l’estomac et le ventre. Après, de ses doigts écartés, il se gratta les bras et, des pattes de derrière, nettoya son arrière-train ; puis de nouveau, avec celles de devant, il se lissa, comme pour donner un dernier coup de peigne et de brosse. Tout cela avec adresse, délicatement, comme un être accomplissant une tâche qui doit être nettement faite et non bâclée.

Après être venus me regarder, tous deux se remirent, au bord de leur bassin, à boire et à manger. J’eus la sensation de deux créatures raffinées et sachant bien comment et pourquoi elles faisaient tel ou tel geste.

Je me serais très bien entendue avec ces rats castors.

16 avril 1918.

Je me promenais tristement dans le jardin zoologique, d’où le manque de nourriture a fait disparaître presque toutes les bêtes. Mais bientôt je m’arrêtai, la vue charmée, devant une cage où cinq paons blancs, la queue en éventail, tournaient lentement, les pennes frémissantes, les jarrets tendus, les ailes et la croupe en mouvement. Et quel blanc que le leur : chaud, velouté, immaculé !

Puis j’allai vers un enclos où cent vingt poules blanches, à l’adorable crête rouge, picotaient. Une quantité de coqs s’en donnaient dans ce sérail : ils violaient, violentaient, harcelaient les poulettes qui s’encouraient éperdues ; mais, prises au vol, elles y passaient. Sous un arbre, des groupes nichaient par terre, le ventre dans un creux, d’autres picotaient sans répit, sans souci, celles-là, des coqs ardents qui les harcelaient toutes. Sur le vert tendre du printemps, elles se détachaient si fraîches, si pimpantes que mon spleen me quitta du coup.

— Vous devez avoir beaucoup d’œufs ? dis-je au gardien.

— Nous pas : le directeur.

— Si le directeur a les œufs, il doit les vendre pour arriver à nouer les deux bouts, car le jardin périclite et s’est déjà fortement endetté.

Puis j’allai voir les singes.

Plus de la moitié sont morts de privations et on ne peut les remplacer.

— Ils n’ont pas ce qu’il leur faut, me dit le gardien.

Il est vrai que je les vis grignoter des fèves, et du maïs, au lieu des figues, des oranges et autres bonnes choses qu’on leur donnait avant. Des figues ! des oranges ! Oh ! que je voudrais en manger moi-même !

Dans la salle des singes, on a installé les perroquets sur leurs perchoirs. Ces bêtes au plumage magnifique me donnaient envie de les étrangler : l’une après l’autre, elles s’étaient mises à crier en chœur, avec des voix si discordantes et perçantes que les vitres tintaient comme si elles allaient se briser. Hou, les sales bêtes ! elles suent la stupidité et leur beau plumage en devient discordant lui-même !

17 juillet 1918.

C’est adorable, mais gênant. Je lis au lit ; une nuée de papillons de nuit, fauves, velus, à grosse tête ornée de panaches, voltigent lourdement autour de ma tête, sur mon oreiller, en laissant derrière eux une poudre jaune comme du pollen. Je ne puis dormir : nuit d’orage, de pluie battante, de chaleur moite. Je dépose le Journal des de Goncourt et vais au balcon pour me rafraîchir. Il fait un noir opaque, fouetté par des émanations qui illuminent tout le pays, et en bas, dans le jardin, j’aperçois un ver luisant qui brille, même quand les éclairs embrasent tout : il s’occupe bien des intempéries, celui-là… Je scrute la nuit, mais je ne vois pas voltiger l’amoureux phosphorescent, incandescent, qu’elle appelle, et elle luit, luit, dans le gazon inondé…

Quant à mes oreillers, ils sont couverts de papillons : rien n’égale leur beauté, leur variété de formes, de couleurs, et le précieux des tissus : jamais manteau de déesse n’a pu approcher de cette délicate opulence. Mais, mes chéris, où voulez-vous que je pose ma tête ? Vous me préparez une nuit blanche… Voilà, ils se fourrent dans mes cheveux, mon cou… Je vais chercher mon verre agrandissant… Ah ! ce sont des monstres merveilleux, à tête énorme, au crâne bossué, à cornes, à trompes, à suçoirs, à pattes barbelées… Seulement, mes trésors, je voudrais dormir et, maintenant que je vous ai vus, je voudrais bien me débarrasser de vous, et vous êtes là d’une familiarité… vous descendez le long de mon dos, sous mon vêtement, et vous glissez, toutes ailes déployées, le long de mes draps…

Ça va finir : je vais éteindre, et ils se colleront tous au plafond…

1918.

On lance des mines dans les bruyères. C’est une chute brutale, pesante, sans écho, qui doit réduire en bouillie ou vous incruster en terre. Mon Dieu, comme cela m’ébranle le système nerveux !

Dans les pinières où je me promène, il fait délicieux : la pluie d’hier a rendu le tapis d’aiguilles moelleux ; une légère brise fait onduler les cimes de pins ; le soleil filtre, le parfum de résine ressemble à de l’encens : exquis, exquis ! Mes chiens courent et aboient après un écureuil qui, de terreur, saute d’une haute pinière dans une basse ; il tombe, ils l’ont ! Non, d’un bond il est de nouveau en haut ; la chienne, de frénésie, bondit à une hauteur de deux mètres et embrasse l’arbre ; aïe, elle se déchire le ventre et hurle ; l’écureuil voltige déjà au loin, poursuivi par les deux chiens.

Rien dans la nature n’est ami ou bienveillant. Voilà des aéroplanes de guerre qui s’exercent au-dessus des pinières… Encore des mines, han ! han !… Les merles chantent… Je continue ma promenade, l’esprit dispersé et ne pouvant se fixer sur rien par l’agitation que me donne ce bruit.

Voilà encore un joli écureuil, au ventre blanc, que mes chiens ont découvert ; il veut se mettre en sûreté dans des pins plus élevés ; il voltige jusque sur le bord d’un chemin. Voyant qu’il ne pourra atteindre la branche qui avance de l’autre côté, il ricoche à droite, où une autre s’étend au-dessus du chemin ; il y saute, file en coin, puis, d’un bond plané, atteint une branche de la plus haute pinière. Alors il fait tant de méandres que mes chiens perdent sa piste.

Eh bien, il n’y avait pas que de l’instinct dans les agissements de l’écureuil : il y avait certainement de la réflexion et de la combinaison.

Au loin le canon ! les mines ! le carnage et le massacre !

1918.

Un gros rhume m’oblige de garder le lit. A portée de la main, je puis ouvrir et fermer la fenêtre. Entre par le balcon une hirondelle. Elle se débat contre le carreau, les ailes déployées, la queue étalée, la respiration haletante. Ah ! la belle créature ! Bleu profond, miroitant comme du satin. Je ne puis voir la poitrine. Sur chaque penne de la queue en éventail, une tache blanche, les deux pennes de chaque côté allongées en pinceau. Dieu, si je pouvais la tenir en main, la garder un peu, la caresser ! mais elle est déjà affolée, me sentant derrière elle : il serait cruel de la prendre. Attends, ma chérie. J’ouvre la fenêtre. Houp ! Elle est partie !

5 mai 1922.

Je soupe chez la petite femme, avec du lait chaud et du pain de corinthes.

Mitje et Remi reviennent avec les vaches et nous racontent comment la génisse rousse, qui n’est encore sortie que quelquefois, s’est mise à courir et à sauter quand la pluie, qu’elle ne connaissait pas, est tombée sur elle :

— Nous avons eu toutes les peines du monde à la rattraper, elle était folle.

Puis Remi dit :

— Quand elle ne sait pas que je la laisse aller sans longe, elle reste tranquillement à brouter à côté de moi, mais, si elle s’aperçoit qu’elle est en liberté, elle court vers la bleue, se frotte à elle et lui lèche le mufle : c’est une curieuse bête.

— Mais, fait Mitje, les vaches s’aiment et se détestent comme les gens. Si je ne mettais pas, à l’étable, la bleue entre la blanche et la tachée, elles se démoliraient. C’est la bleue qui arrange tout : le soir, elle lèche à droite et à gauche, et il faut voir la jalousie de celle qui doit attendre et comme elle gémit… Et le matin, la bleue est toujours couchée contre l’une ou l’autre, qui lui lèche à son tour le dos ou le mufle… Et le long des routes, quand une vache étrangère s’approche de la bleue, elle la regarde une fois de côté, puis continue son chemin, tandis que les autres se rapprochent et sont prêtes à jouer des cornes.

— Oui, ce sont de curieuses bêtes, répéta Remi, mais le moindre homme vaut mieux que toutes les bêtes.

Je saute sur mes pieds avec une telle violence que Remi en est tout effrayé.

— Parce qu’elles n’ont pas d’âme, bégaye-t-il.

Ame ! âme ! quelle âme ? et la bleue n’en aurait pas ! Et je cherche une comparaison.

— Voyons, Triene, qui se dispute avec tout le monde et ne cherche qu’à nuire, de fureur de ce qu’elle est laide… Voyons !…

Mais, devant ces six yeux incrédules, je cours vers la porte et leur crie :

— La bleue, pas d’âme ! Moi, vous savez, je donnerais douze Triene pour une bleue !

8 mai 1922.

Chez le boucher du village.

Il est planté au milieu de la rue, le col de sa chemise ouvert, la poitrine nue, les manches retroussées, les bras et le tablier maculés de sang. Il respire un instant entre deux tueries.

Un porc qui fume encore est, coupé en deux, pendu dans la boucherie ; un bol est posé à terre sous les moitiés de la tête, pour recueillir les dernières gouttes de sang. Un autre porc est encore sur la charrette, étendu en plein soleil dans une caisse en lattes qui l’immobilise, et un troisième a une corde nouée à une patte de derrière, qui le retient au garde-fou du pont du petit ruisseau, où tout à l’heure son sang coulera, car le boucher a bâti expressément au bord pour y laisser écouler le sang inutile : ce ruisseau alimente d’eau potable la ville voisine.

Le chien du boucher, un jeune de ma Loulotte, joue autour du porc attaché par la patte, qui ne demande pas mieux que de se familiariser et le suit de son pied engourdi, en grognant de manière amicale.

— Mais, boucher, comme votre chien engraisse !

— C’est parce qu’il est châtré.

— Châtré ! pourquoi ? Un mâle ne vous reviendrait pas plein de jeunes.

— Non, mais il en ferait partout, et tout le monde aurait un beau chien comme moi, et ils vendraient les jeunes un gros prix sans que j’en aie rien. Je ne voulais pas ça.

— Mais, boucher, une des beautés du berger de Malines est son tempérament fougueux et féroce, et maintenant c’est une moule. Je m’étonnais déjà de son air indolent.

— Indolent, lui, ha ! Quand je tue une bête, il m’aide. Pour saigner un porc, je le couche, n’est-ce pas, je mets un genou sur sa panse, je tiens un pied d’une main, et de l’autre j’enfonce le couteau. Eh bien, lorsqu’il gigote, le chien, sans que je le lui aie appris, prend l’autre pied dans sa gueule et ne le lâche que si le porc ne bouge plus.

« J’achète mes veaux chez le paysan ; quand je les emmène, ils refusent de marcher ; alors le chien leur mord la queue, et les veaux marchent. Et tout cela, je ne le lui ai pas appris : il a compris qu’il doit m’aider. »

Mais comme je me sens agacée de la mutilation de la belle créature, je veux lui dire une chose antipathique.

— Eh bien, boucher, si vous ne l’aviez pas émasculé, il vous aiderait peut-être davantage. Quant aux jeunes qu’il ferait ailleurs, ce ne seraient que des bâtards, puisqu’il n’y a que le vôtre de vraie race au village. Et tout le monde vous envierait votre beau chien, tandis que maintenant…

Et je fais une moue méprisante.

— Oui, on me l’envierait ? et il m’aiderait peut-être encore mieux ?…

Et une ombre de regret passe dans ses yeux.

Je pars contente.

Le chien mutilé va tout de même flairer les autres chiens.

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