Anicet; ou, le panorama
The Project Gutenberg eBook of Anicet; ou, le panorama
Title: Anicet; ou, le panorama
Author: Aragon
Release date: March 21, 2018 [eBook #56801]
Language: French
Credits: Produced by Laura Natal Rodrigues & Marc D'Hooghe at Free
Literature (Images generously made available by the Internet
Archive.)
LOUIS ARAGON
ANICET
OU LE PANORAMA
ÉDITION ORIGINALE
PARIS
ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
35 ET 37, RUE MADAME. 1921
L'absence de système est encore un
système, mais le plus sympathique.
TRISTAN TZARA
CHAPITRE PREMIER
ARTHUR
Anicet n'avait retenu de ses études secondaires que la règle des trois unités, la relativité du temps et de l'espace; là se bornaient ses connaissances de l'art et de la vie. Il s'y tenait dur comme fer et y conformait sa conduite. Il en résulta quelques bizarreries qui n'alarmèrent guère sa famille jusqu'au jour qu'il se porta sur la voie publique à des extrémités peu décentes: on comprit alors qu'il était poète, révélation qui tout d'abord l'étonna mais qu'il accepta bonnement, par modestie, dans la persuasion de ne pouvoir lui-même en trancher aussi bien qu'autrui. Ses parents, sans doute, se rangèrent à l'avis universel puisqu'ils firent ce que tous les parents de poètes font: ils l'appelèrent fils ingrat et lui enjoignirent de voyager. Il n'eut garde de leur résister puisqu'il savait que ni les chemins de fer ni les paquebots ne modifieraient son noumène.
Un soir, dans une auberge d'un pays quelconque (Anicet ne se fiait pas à la géographie, basée comme toutes les sciences sur des données sensibles et non sur les intangibles réalités), il remarqua tandis qu'il dînait que son voisin de table d'hôte ne touchait à aucun des mets et semblait cependant passer par toutes les jubilations gastronomiques du gourmet. Anicet saisit immédiatement que ce convive étrange était un esprit libre qui se refusait à recourir aux formes a priori de la sensibilité et n'éprouvait pas le besoin de porter les aliments à ses lèvres pour en concevoir les qualités. «Je vois. Monsieur, lui dit-il, que vous ne tombez pas dans la crédulité où se tiennent généralement les hommes, et que, par mépris de leur sotte représentation de l'étendue, vous vous abstenez des simulacres par lesquels ils s'imaginent changer leurs rapports avec le monde. De même que certains peuples croient à la vertu des signes écrits, de même le commun attribue superstitieusement à ses gestes le pouvoir de bouleverser la nature. Je me gausse autant que vous-même d'une semblable prétention, laquelle dénote la légèreté d'esprit de nos contemporains (mot dénué de sens que j'emprunte, comme vous le pensez bien, à leur propre langage) et la facilité qu'éprouvent les apparences à les abuser de leur jeu. On me nomme Anicet, je suis poète et fais semblant de voyager pour complaire à ma famille. Je ne saurais vous dissimuler combien je brûle d'apprendre à côté de qui je suis assis. La distinction qui paraît sur votre visage et l'excellence des principes dont vous avez fait montre en cette occasion m'incitent à n'avoir pas de plus vif désir.» Anicet se tut, fort content de soi-même, de l'aménité qu'il avait mise en ses propos, de sa période et de la délicatesse des sentiments qu'il y avait exprimés, enfin des quelques archaïsmes par lesquels il avait si finement nargué l'idée de temps et la chronologie puérile et honnête des lourdauds qui présentement se pourléchaient de l'illusion d'un rapprochement de leur palais et d'une tarte à la crème.
L'inconnu ne se fit pas prier et commença le récit suivant: «Je m'appelle Arthur et je suis né dans les Ardennes, à ce qu'on m'a dit, mais rien ne me permet de l'affirmer, d'autant moins que je n'admets nullement, comme vous l'avez deviné, la dislocation de l'univers en lieux distincts et séparés. Je me contenterais de dire: je suis né, si même cette proposition n'avait le tort de présenter le fait qu'elle exprime comme une action passée au lieu de le présenter comme un état indépendant de la durée. Le verbe a été ainsi créé que tous ses modes sont fonctions du temps, et je m'assure que la seule syntaxe sacre l'homme esclave de ce concept, car il conçoit suivant elle, et son cerveau n'est au fond qu'une grammaire. Peut-être le participe naissant, rendrait-il approximativement ma pensée, mais vous voyez bien, Monsieur,» et ici Arthur frappa la table du poing, «que nous n'en finirons plus si nous voulons approprier nos discours à la réalité des choses, et que le maître d'auberge nous chassera de cette salle avant la fin de mon histoire, si nous ne consentons chemin faisant à des concessions purement formelles aux catégories que nous abominons comme de faux dieux, et dont nous nous servirons, si vous le voulez bien, à défaut de les servir.
«Je m'appelle Arthur et je suis né dans les Ardennes. De très bonne heure, on me donna un précepteur lequel devait m'enseigner le latin mais qui préféra m'entretenir de philosophie. Mal lui en prit, car très rapidement je remarquai que mon professeur démentait par sa conduite les principes mêmes qu'il avait démontrés. Il agissait comme si Dieu pour construire la terre avait préalablement calculé la dix-millionième partie du quart du méridien terrestre. Je fus outré de cette malhonnêteté. Aux reproches un peu véhéments que je lui fis, le philosophe improbe répondit par la délation. Mon père, homme simple et qui ignorait tout de l'impératif catégorique, me fustigea devant mes sœurs. Je décidai de quitter la maison car déjà je possédais ce sens aigu de la pudeur qui devait me dominer par la suite. Je voyageai d'abord par les routes, mendiant mon pain ou le dérobant de préférence. C'est pendant cette période de ma vie que j'appris à concevoir les eaux, les forêts, les fermes, les figurants des paysages indépendamment de leurs liens sensibles, à me libérer du mensonge de la perspective, à imaginer sur un plan ce que d'autres considèrent sur plusieurs comme les enfants qui épèlent, à ne plus me laisser berner de l'illusion des heures et embrasser simultanément la succession des siècles et des minutes. Un beau soir, un peu fatigué de ces panoramas champêtres, je me glissai dans un train et fis, caché sous une banquette pour ne pas payer mon billet, le chemin de C... à Paris. Cette position ne m'incommoda pas, dans la connaissance où j'étais qu'un préjugé seul amène les voyageurs à en préférer une autre. J'utilisai le trajet à m'accoutumer à regarder le monde du ras du sol, ce qui me permit de me faire une idée des représentations qu'en ont les animaux de basse taille. Puis je m'avisai qu'à l'inverse de mon passe-temps habituel rien n'était plus aisé que de reporter sur plusieurs plans ce que l'on voit sur un seul: il suffit de fixer obliquement ce qu'on veut dissocier au lieu de le regarder de champ. J'appliquai immédiatement ce procédé pour éloigner de ma figure les bottes du voyageur assis au-dessus de moi. Dans l'enthousiasme de ces exercices, je scandai mentalement, au bruit rythmé du train sur le ballast, des poèmes qui faisaient bon marché du principe d'identité lui-même.»
Anicet se permit de l'interrompre: «Vous êtes donc aussi poète, Monsieur?»
—À mes moments perdus, reprit le narrateur. J'arrivai à destination dans la plus heureuse disposition d'esprit. Songez à ce qu'est Paris pour un garçon de seize ans qui sait s'émerveiller de tout et de mille manières. Dès la gare, je me sentis transporté: ce mouvement, les maisons chargées de la perspective, cette façon orientale d'écrire CAFÉ au fronton des palais, les fêtes lumineuses du soir, et les murs couverts d'hyperboles, tout concourait à ma joie. Il y avait peu d'apparence que je me lassasse jamais d'un décor, varié sans cesse par les quelques méthodes de contemplation que je possédais, quand une aventure vint me donner les loisirs et la retraite nécessaires pour en élaborer d'autres.
Un matin que je croisais un convoi funéraire, je me représentai le mort, comme je m'étais assoupli à le faire, indépendamment de la durée. Simultanément je le perçus dans les poses les plus prétentieuses, les plus insignifiantes et les plus naturelles, accomplissant toutes les bassesses et toutes les sottises d'une vie sans intérêt, avec ses petits vices et ses petites vertus, si peu responsable que je ricanai assez haut de voir des passants se découvrir devant la boîte cirée qui renfermait ses restes. À cette époque, l'issue malheureuse d'une guerre encore récente, les dissensions politiques et le joug toujours sévère du romantisme portaient les esprits parisiens à des violences peu coutumières aux habitants de la ville la plus polie du monde. Un quidam m'arrêta et m'ordonna d'un ton emphatique de mettre chapeau bas devant je ne sais quelle image de notre humilité. Je caressai mon olibrius de quelques épithètes et n'en fis rien. Comme cet individu cherchait à m'y contraindre, je lui donnai une leçon pratique de philosophie. Cela se termina au poste de police et je fus jeté dans une pièce obscure où l'on m'oublia trois jours. Pour être plus libre que mes geôliers, il suffisait de m'abstraire du temps ou de l'étendue, mais je préférai mettre à profit cette réclusion pour des évasions nouvelles. Les mathématiciens ont inventé d'autres espaces que le nôtre, à n dimensions, disent-ils. Mais embarrassés par l'habitude de penser suivant trois dimensions, ils ne parviennent pas à se représenter leurs propres imaginations. Grâce à ses gymnastiques préalables, ce fut au contraire un amusement pour mon esprit que d'envisager le monde en donnant à n les valeurs les plus diverses; j'étais en train de concevoir l'étendue à un tiers de dimension quand on se souvint de ma présence pour me faire comparaître devant le commissaire. Comme mes réponses subissaient un léger trouble du fait de cet exercice, ce fonctionnaire, qui avait une idée puérile de la relativité des concepts, ne comprit rien à mes discours et, dans la persuasion de parler à un fou, me fit relâcher.
Paris devint pour moi un beau jeu de constructions. J'inventai une sorte d'Agence Cook bouffonne qui cherchait vainement à se reconnaître un guide en main dans ce dédale d'époques et de lieux où je me mouvais avec aisance. L'asphalte se remit à bouillir sous les pieds des promeneurs; des maisons s'effondrèrent; il y en eut qui grimpèrent sur leurs voisines. Les citadins portaient plusieurs costumes qu'on voyait à la fois, comme sur les planches des Histoires de l'Habillement. L'Obélisque fit pousser le Sahara Place de la Concorde, tandis que des galères voguaient sur les toits du Ministère de la Marine: c'étaient celles des écussons aux armes municipales. Des machines tournèrent à Grenelle; il y eut des Expositions où l'on distribua des médailles d'or aux millésimes différents sur l'avers et sur le revers; elles coïncidèrent avec des arrivées de Souverains et des délégations extraordinaires. On habita sans inquiétude dans des immeubles en flammes, dans des aquariums gigantesques. Une forêt surgit soudain près de l'Opéra, sous les arbres de fer de laquelle on vendait des étoffes bayadères. Je changeai de quartier les Abattoirs et le canal Saint-Martin; le bouleversement n'épargna pas les Musées, et tous les livres de la Bibliothèque Nationale submergèrent un jour la foule des badauds.
Vous parlerai-je des mille métiers que j'adoptai, tour à tour camelot et chantant comme des poèmes les titres des journaux que je vendais, homme-réclame par amour des chapeaux hauts de forme, porteur de bagages, débardeur à la Villette? L'étrangeté de ma vie m'attira des curiosités, des fréquentations, des amitiés. Je connus dans certains milieux une vogue égale à celle d'un prestidigitateur ou d'un danseur de cordes. Enfin quelques oisifs de la rive gauche me trouvèrent du génie. Je fus admis dans des cercles choisis, des académiciens m'hébergèrent, des femmes du monde voulurent me connaître. Le contact journalier de mes semblables avait fortement développé chez moi ce sentiment de la pudeur dont je vous ai déjà parlé et qui m'était inné. Je me dérobai aux sollicitations du monde pour éviter de me mettre à nu devant tous. C'est à cette époque que je connus Hortense. Elle ignorait tout de la vie, mais non de l'amour. Image de la passivité, elle supporta mes fantaisies sans les comprendre. Elle admit toutes les expériences, se plia à tous les caprices et me laissa pénétrer jusqu'au dégoût les secrets de la féminité. Devant elle je pouvais dépouiller tout masque, penser haut, dévoiler l'intime de moi-même, sans crainte qu'elle y entendît rien. Elle me fut un manuel précieux que j'abandonnai au bout de trois semaines: j'avais appris à connaître la vision féminine du monde, aussi distante de celle des hommes que l'est celle des souris valseuses du Japon, lesquelles n'imaginent que deux dimensions à l'espace.
Parmi les amis que m'avaient valus quelques dons naturels il en fut un qui s'attacha plus particulièrement à moi. Quand L*** parvenait à pénétrer ma pensée, je le battais jusqu'au sang. Il me suivait comme un chien. Ma pudeur était incommodée à l'excès de cette présence perpétuelle et mon seul recours était de m'évader dans un univers que je bâtissais et dans lequel L*** cherchait à m'atteindre avec des efforts si grotesques que parfois je riais de lui jusqu'à ce qu'il en pleurât. Cette honte qui me prenait quand on me devinait s'exagéra vers ce temps au point qu'une simple question, comme: quelle heure est-il?, si par hasard je l'allais moi-même prononcer, me faisait monter le rouge aux joues et me rendait la vie intolérable. Je devins agressif, méfiant, insolent. Je giflais à tous propos les indiscrets. Il y eut des scandales, dans des réunions, des banquets. Le comble fut qu'une aventure de cet ordre se trouva contée ironiquement dans un journal avec mon nom en toutes lettres. Je ne pus plus supporter le regard des gens dans la rue: je décidai de m'expatrier.
L*** m'accompagna à Londres où le brouillard nous permit quelques distractions nouvelles. Joli songe doré des bords de la Tamise, on se fatigue à la fin de comparer tes réverbères à des points d'orgue. La diversion survint heureusement sous les espèces d'une fille de comptoir dans une de ces maisons de picles et de picalilies qui parfument tout un quartier au vinaigre rose, encens d'un culte inconnu. Elle avait l'aspect de ces poupées anglaises, héroïnes des récits de Golliwog, et qui s'appellent inlassablement Peg, Meg ou Sarah Jane, les cheveux peints très noirs sur le crâne ovoïde, les pommettes carminées, les yeux faits au pinceau, pas de nez, le corps formé de pièces de bois apparentes articulées par des chevilles, les membres cylindriques. Dès quelle fut ma maîtresse je m'aperçus de mon erreur: rien de plus harmonieux que cette enfant potelée, rien de plus souple que ses gestes. Habitué à Hortense, je me laissai aller à penser haut devant Gertrud, à transposer la vie, à me montrer au naturel. Bien vite il fallut convenir qu'elle me pénétrait, que rien ne lui échappait de ce que je lui abandonnais et qu'il n'y avait pas de jeu si compliqué qu'elle n'en sût saisir la règle et la marche. Après m'être un instant révolté d'une perspicacité qui ne venait point sur commande, je ne pus me retenir d'un mouvement d'admiration pour cette Gertie si voisine de moi que je pensais déjà l'atteindre et me confondre avec elle. Elle apportait à me suivre une intelligence, une lucidité qui me déconcertaient. Elle me devançait dans ces courses spirituelles, devinait la direction que j'allais prendre, me surprenait par les bonds quelle exécutait de système en système et m'enseignait à son tour mille divertissements nouveaux. Parfois nous nous poursuivions à travers les espaces de notre invention, nous nous fuyions, nous cachions l'un à l'autre, et finalement nous rencontrions au détour d'un univers. Tout aboutissait à l'amour. Il devenait le but suprême de la vie: pas un geste, pas un rire qui n'y menât. Que je me sentais loin au-dessus de l'émotion goûtée aux premiers jours de Paris, maintenant que j'allais contempler avec Gertie de la coupole de St Paul Church cette autre métropole que les mêmes techniques accommodaient à mon gré, mais pour mener à une joie plus noble et plus complète, du sein de laquelle je regardais avec pitié ces pauvres astronomies passées et les enthousiasmes de mes seize ans! Suprême abolition des catégories, l'amour rendait tout aisé, tout docile, nous n'avions plus de limites à nous-mêmes au moment qu'il s'accomplissait. Nous admettions sans protestation qu'il fût notre maître, mais nous le lui rendions bien. Il se pliait à nos caprices, car nous savions le secret de l'éterniser, de le recommencer, de le suspendre. Nous le connûmes sous toutes ses formes, nous en inventâmes, et nous portâmes dans l'amour nos méthodes d'exaltation. Nous nous y adonnâmes aux confusions de plans, de lieux, d'instants et de durée. Tout prenait un sens érotique et tout devenait autel pour la religion de l'amour. Une factice rivalité d'imagination nous poussa aux fantaisies les plus folles. Nous nous aimâmes dans toutes les contrées, sous tous les toits, dans toutes les compagnies, sous tous les costumes, sous tous les noms. Ce fut un merveilleux voyage de noces. «Gertie, si nous allions aux lacs italiens?» Nous cherchions à nous décevoir, mais la déception même tournait à la volupté. Au temps précis où l'un de nous perdait le contrôle de soi-même, le second parfois se sauvait dans un autre monde. Le jeu consistait à forcer l'évadé au gîte. Que me fallait-il de plus? Par moments j'éprouvais le besoin d'être seul et Gertie intervenait, me tourmentait jusqu'à ce qu'un mensonge m'eût débarrassé d'elle. Par moments je me lassais d'être un lutteur à armes égales devant un autre lutteur. Par moments, cela me gênait de dire: nous toujours, jamais: je. Par moments il y avait un abîme entre nos lèvres réunies. Par moments je me sentais hostile, dur, avec la mâle envie de frapper cette fille trop clairvoyante dont les roueries m'agaçaient, dont les moqueries me blessaient, dont les provocations n'excitaient pas seulement mon désir mais aussi la haine noire de ma pudeur offensée. Bref le dialogue m'excédait, et le prétexte qui s'offrit (L*** voulait revenir sur le continent), fut accueilli comme un soulagement. Un jour, au lieu de prendre la voie lactée, je pris le vapeur à Douvres.
Quelques discussions avec L*** qui dégénérèrent en querelles, un voyage pendant lequel je pensai mourir, la certitude trouvée au cours de ma liaison dernière que l'art n'est pas la fin de cette vie, un scandale qui se fit vers la même époque autour de mon nom, la publicité qu'on lui donna et la calomnie qui s'en empara, enfin mille causes plus offensantes les unes que les autres m'engagèrent à changer d'existence. Je résolus de donner un but différent à mes jours et de tourner mon activité vers le commerce et l'acquisition des richesses. Après avoir liquidé ce qui restait de mon passé, je me munis d'un lot de verroteries et je partis en Afrique orientale, dans l'intention de pratiquer la traite des nègres.
L'aisance que j'apportais à m'adapter à n'importe quelle manière de concevoir, l'absence de tous les liens qui enchaînent les Européens en exil, me mirent rapidement en lumière aux yeux des indigènes, peu accoutumés de voir un blanc se soucier d'eux avec autant de clairvoyance, et à ceux des colons qui durent bientôt en passer par moi pour toute tractation avec les gens du pays. Il n'y eut plus un échange, une affaire que je n'y fusse intéressé ou que je n'y intervinsse. Je m'enrichis impudemment aux dépens de tout le monde, et tout le monde en retour m'en exprima sa gratitude. Je devenais une sorte de potentat économique, aussi indispensable à la vie que le soleil aux cultures. Je me grisais de ces succès rapides, mes seules préoccupations désormais. Toute la poésie pour moi se bornait aux colonnes de chiffres sous les rubriques DOIT et AVOIR de mes registres. Je m'enivrais de nombres, je me saoulais de mesures. Tout ce qui concernait les évaluations de la durée, de l'espace, des quantités, me paraissait subitement la plus merveilleuse création humaine. L'assurance qu'aucune réalité ne les légitimait me poussait à l'admiration de ces unités que l'homme a méticuleusement choisies de façon arbitraire pour servir de point d'appui à ses emprises sur la nature. Rien de plus pur, de plus exempt d'éléments étrangers que les idées mathématiques. Ce sont des vues de l'esprit, qui n'existent que si quelqu'un les imagine et qui n'ont ni fondement ni existence en dehors de celui qui les conçoit. Les plus beaux poèmes furent éclipsés à mes yeux par les épures, par les machines. La pendule, étonnante réalisation d'hypothèse, qui continue, quand son propriétaire n'est plus là, à calculer une quantité qui n'a de réalité qu'en présence de lui, me bouleversait plus qu elle ne faisait les peuplades auxquelles j'en montrais une pour la première fois. J'étudiais les sciences exactes comme j'eusse cherché à pénétrer les secrets du lyrisme. Un grand orgueil me naissait, que seul peut-être j'en sentisse la beauté. J'essayais parfois de la divulguer parmi quelques-uns de ces sorciers de tribus, hommes éminents et sages, mieux ouverts à la spéculation que ces Messieurs de Paris. Ils ne parvenaient point à me comprendre, hochaient la tête, et l'un d'eux disait: «Voici une datte, une deuxième datte, une troisième datte. Il y en a trois. Je les vois, donc le nombre trois n'est pas seulement une vue de l'esprit mais aussi des yeux.» Ainsi raisonnent faussement les plus experts des hommes, sans saisir que les dattes existent mais non le rapport qu'eux seuls établissent entre elles. Les rares relations épistolaires que je conservais avec l'Europe m'apprirent qu'on y déplorait ma disparition et mon silence, que la gloire m'y attendait pour peu que je consentisse à y revenir. Cette nouvelle ne m'émut pas; je préférais à ces lauriers vulgaires la situation de despote et de sage que je m'étais faite dans ces pays africains. Tout le monde reconnaissait ma supériorité intellectuelle, matériellement je n'avais plus rien à désirer. Quelques prodigalités me sacrèrent dieu, j'eus un nom dans les dialectes de la région, je devins légendaire. Je fus de tous les débats religieux; la casuistique dépendit de moi; je traitai des dogmes solaires, du culte des idoles; on me mit à contribution pour expliquer les phénomènes naturels, les cataclysmes, les signes célestes.
C'est ainsi qu'un jour on m'amena en grande pompe dans un village où j'avais affaire, une fille, folle, me dit-on, que la population considérait comme sacrée. Un Européen qui s'était fixé aux environs et qui pratiquait la médecine dans ces parages, m'expliqua: «Cette jeune négresse, sans doute sourde, mais non pas muette, est affligée depuis sa naissance d'une maladie nerveuse assez complexe. Elle n'a jamais pu apprendre à communiquer avec ses semblables ni par la voix ni par la mimique. Ses gestes, incordonnés, ne semblent pas appropriés à une fin. Elle ne peut se mouvoir, même pour l'accomplissement de ses fonctions naturelles qu'il faut bien que des servantes préviennent pour elle. Par bonheur elle ne résiste jamais à une impulsion quelconque qu'un étranger donne à l'un de ses membres. Elle semble demeurée dans l'état du nouveau-né, et ces gens naïfs la respectent comme un prodige.» Dès quelle se trouva devant moi, je fus frappé de la grande beauté de cette fille. Elle possédait visiblement la virginité la plus rare, celle que jamais un désir d'homme n'effleura, tant la crainte et la vénération tenait chacun éloigné d'elle. Je remarquais tout d'abord cette apparente incoordination des mouvements, signalée par l'officier de santé; on eût dit, quand elle cherchait à saisir un objet, que ses regards, séparément commandés, partaient d'un être différent de celui qui tendait la main. Il n'y avait aucun rapport entre l'étendue de son geste et la distance à franchir; parfois un objet qui passait devant elle la tentait plusieurs minutes après sa disparition et elle faisait mine de l'atteindre vers l'emplacement depuis longtemps vide ou dans toute autre direction. Aucun doute pour moi ne subsista quand j'eus pensé au mot: synchronisme qui désigne admirablement cela qui faisait défaut à ses actes: cette fille n'était ainsi isolée de ses semblables que parce quelle n'avait pas l'idée de temps, et vraisemblablement pas celle de l'espace. Gertrud quand elle s'abstrayait des modes de la sensibilité avait de ces attitudes, inexplicables pour un tiers, mais que je ne pouvais méconnaître. L'idée me vint qu'en appelant à mon aide mes anciens talents, je parviendrais à m'entendre avec la folle-par-philosophie. Cela ne manqua pas, et, après quelques jours d'éducation, j'arrivai à communiquer avec elle à l'aide de monosyllabes, de gestes qui semblaient incoordonnés aux assistants, de contacts. Ma réputation de sorcier déjà établie fut confirmée du coup et l'on me confia la vierge noire qui manifestait de mon caractère magique en correspondant avec moi. Je l'emmenai dans une habitation où je m'appliquai à parfaire son instruction. Elle me fit tout d'abord comprendre que, parvenue à l'âge nubile, elle entendait prendre un amant, ce qui lui semblait un mal nécessaire, et que, puisque je l'avais conquise comme nul autre, il était normal que ce fût moi. Je n'eus garde de lui refuser ce service, et, l'amour aidant, ma tâche se trouva simplifiée. Je lui donnai bien des noms par la suite, mais si je veux encore aujourd'hui penser à mon Africaine, je l'appelle de celui qu'elle préférait, quoiqu'il ne soit pas sur le calendrier, Viagère, que je ne puis, après bien des années et à un âge moins ardent, prononcer sans une certaine émotion. Viagère, trop intelligente, s'était mentalement développée avec une précocité rare alors qu'elle n'avait pas encore acquis de ceux qui étaient chargés de sa petite enfance la science de considérer l'univers suivant les modes généralement adoptés. Aussi vivait-elle au milieu des siens comme une étrangère, laquelle ne comprend pas la langue que l'on parle autour d'elle. Mais son esprit, déjà formé quand j'en commençai l'éducation, exempt de toute idée préconçue, apprit aisément les divers systèmes que je lui proposai, sut les appliquer rapidement, non point comme Gertrud qui était embarrassée par la vision commune du monde, mais d'un point de vue général, large, philosophique, auquel je n'avais atteint qu'au prix d'incessants efforts. Elle put se mettre en liaison avec les hommes et ne retint de leurs discours qu'une admiration sans borne à mon égard, et le juste sentiment de ma supériorité sur eux. Tout ce qu elle savait lui venait de moi, je l'avais façonnée à mon image: elle n'eut qu'une religion, m'aimer. Mais cet amour fut d'autre sorte que celui rencontré à Paris ou à Londres. Le calme y régnait, et non cette inquiétude de connaître qui me talonnait aux bras d'Hortense, ni cette pudeur d'être connu qui me faisait quitter ceux de Gertie. Je n'avais pas besoin de sonder son âme, œuvre de mon génie, et le mot pudeur perdait pour moi tout sens devant elle, puisqu'elle était un reflet de moi-même. Je songeais avec orgueil de combien j'avais dépassé, en modelant cet être, les faibles imaginations des hommes: s'éprendre d'une statue au point de l'animer n'était pas un exploit pareil à celui de dissiper les ténèbres qui entouraient Viagère et d'appeler cette larve à la vie. L'existence avec elle n'avait pas l'amour pour but, elle était l'amour même. Rien ne me choquait chez ma maîtresse puisque tout en elle venait de moi. Pas un instant je ne pouvais cesser de l'aimer ni elle de m'adorer, par simple instinct de conservation. Ce n'est que dans le récit que j'emploie, en parlant de nous deux, le pronom personnel à la première personne du pluriel. Nous n'étions qu'une seule personne, une seule volonté, un seul amour. Aussi la volupté ne s'épuisait-elle jamais pour nous, et grâce à la science que j'avais de me soustraire aux lois physiques inventées par les hommes, je trouvais sans cesse en moi les ressources qui la perpétuait. Toutes les variations que j'avais fait subir à mes amies passées devenaient superflues, où l'acte se suffisait, sans que nos fantaisies demandassent d'autres décors. Néanmoins du nœud de cette étreinte sans fin qui nous unissait nous associions le monde à nos ébats. Mais au lieu de nous explorer nous-mêmes à l'occasion d'un spectacle donné, ainsi que je l'avais fait au cours de mes aventures antérieures, nous ne portions nul intérêt à nos réactions affectives, mais nous souciions de la seule ambiance où nous nous trouvions. Ainsi nous n'étions curieux que d'autrui et pas de nous-mêmes, parce que nous échangions à tout instant le meilleur de notre énergie, et que chacun donnait à l'autre l'image de son propre don. Sans jamais interrompre le commerce de nos corps, nos esprits s'appliquèrent à connaître la substance réelle des choses et la conception que l'univers avait de nous. C'est dans la poursuite de ces expériences que nous apprîmes que le lion ne mange les hommes que parce qu'il les prend pour des plantes qui courent; que nous sûmes des grandes fourmis rouges quelles croient à l'immortalité de l'âme; que nous discutâmes avec des sensitives des théories qui assimilent la lumière à des vibrations, à des émanations; que les serpents nous enseignèrent la véritable explication de l'hypnotisme, basée sur la grande vitesse de la lumière, l'impossibilité pour l'homme d'évaluer des fractions infinitésimales de la durée et de l'espace, et la confusion de temps et de lieu que le regard fait naître en lui par sa soudaineté et qui, artificiellement, abolit les formes de sa sensibilité. Nous transposions le plaisir de nos sens à chacune de ces découvertes, de telle sorte que par un doux mensonge nous feignions de le croire purement intellectuel et intimement attaché à la satisfaction du travail accompli. Ainsi notre joie avait mille visages sans que la source en fût modifiée. Cela dura toute une éternité.
Mais c'est en France que je suis mort, voici plus de vingt ans. Dans le mépris où je me tiens de la façon humaine de regarder la vie, je n'hésite pas à n'en point tenir compte et à dîner anachroniquement ce soir à vos côtés. Il n'y a rien d'étonnant, Monsieur, à ce que mes traits vous aient incité à entamer la conversation, car ce sont ceux d'un homme, lequel a délaissé la poésie où il excella, paraît-il, au-dessus de tout autre, qui a connu l'amour comme personne ici-bas, mais qui sait aujourd'hui se suffire, qui a dédaigné une gloire offerte, délaissé une popularité dont il se passe fort bien, abandonné des richesses dont il ignore le compte, qui est revenu de la vie dont il peut sortir à son gré et de la mort qu'il connaît trop bien pour y croire et qui, tout solde fait de tant de qualités naturelles et de connaissances amassées, n'a gardé que l'affabilité bavarde d'un vieillard, petit fonctionnaire retraité de province qui s'entretient à l'issue d'un repas de table d'hôte, en buvant le café trop chaud à petites lampées, avec un Monsieur Anicet, poète, et qui fait semblant de voyager pour complaire à sa famille.»
CHAPITRE DEUXIÈME
RÉCIT D'ANICET
«Monsieur, dit Anicet, je dînerais tous les soirs chez les aubergistes pour peu que je fusse assuré d'y trouver toujours un voisinage qui valût le vôtre. Par un miracle assez inexplicable, votre récit était précisément celui que j'attendais à cette heure de ma vie, et vous avez bien vu qu'il m'a tenu sous le charme. Mais permettez-moi quelques critiques sur la façon dont vous avez usé pour le faire. Il m'y a paru un certain désordre qui porte assez la marque de l'époque où vous êtes censé avoir vécu, une certaine anarchie, conséquence de la tempête romantique dont les meilleurs esprits se ressentaient encore à la fin du siècle dernier, une certaine complexité que la raison déplore et de laquelle un homme, aussi libéré que vous l'êtes des préjugés en cours, pourrait aisément se défaire. Vous vous êtes peint dans l'enfance, l'adolescence et la maturité; vous m'avez promené par les contrées les plus diverses; vous m'avez conté au moins trois romans amoureux. Il eût été très simple et bien plus démonstratif de vous soumettre dans cet exposé à la règle des trois unités, qui présente l'avantage de réduire au minimum l'importance des concepts humains et de permettre une clarté narrative qu'on n'atteindrait pas sans elle. Ainsi vous eussiez présenté dans un seul décor, sans sacrifier à l'exotisme, vos amours avec une seule femme qui prît successivement les diverses attitudes de vos maîtresses successives dans une unité de temps à votre choix, le jour par exemple. N'objectez pas que vous auriez altéré la réalité, je sais que cela vous indiffère, et si vous y voulez réfléchir, vous conviendrez que cela n'eût rien changé à la portée de votre récit mais aurait conféré à celui-ci la composition et la pureté qui lui manquent. Ne vous froissez pas d'une observation qui prouve seulement l'intérêt que suscite en moi votre narration et qui part tout naturellement d'un jeune homme de ce temps-ci, accoutumé par tempérament et par souci du style à se soumettre toujours à une règle, non pas par conviction, mais dans la certitude que peu importe à quelle discipline on se plie pourvu qu'on en reconnaisse une. Cette époque-ci n'est point à la révolte, elle sourit facilement des incartades mais ne pense pas détenir la vérité. Voici pourquoi, en bon fils de mon siècle, je conforme mes actes et mes oeuvres à une loi, probablement sans fondement, mais qui revêt à mes yeux le prestige d'être tombée en désuétude, de sembler intolérable à autrui, et de ne me peser guère à moi qui ne crois ni au temps, ni au lieu, ni à l'action. En illustration à ce préambule, et pour répondre à votre confiance et à vos confidences, je vous ferai le récit suivant dans lequel je vais m'efforcer d'appliquer les principes qui me sont personnels comme ceux qui nous sont communs. Remarquez bien, Monsieur, que leur strict usage entraîne d'une façon constante l'emploi du présent de l'indicatif qui vient ainsi se substituer au passé défini bien pompeux pour le goût actuel, embarrassant dans l'expression des sentiments familiers et trop souvent escorté dans les propositions relatives du disgracieux imparfait du subjonctif. Excusez de si longs prolégomènes de n'introduire que le bref: Conte de la Parfumeuse et des Bonnes Mœurs.
Souffrez qu'il débute, puisque j'emprunte au théâtre la règle à laquelle je le ploie, comme ferait un texte dramatique, par la description du décor unique dans lequel il va se dérouler. Le lieu impersonnel, neutre, où tout peut advenir, où à toute heure du jour les divers acteurs ont accès, où d'anciens amis pourront se retrouver, des amoureux se réunir, la cour et la ville défiler, n'est, je vous en fais grâce, ni le vestibule à colonnes de la tragédie, ni la place publique de la comédie, mais participe de ces deux cadres comme l'action suivante fait de ces deux genres. Elle se déroule à Paris de nos jours, dans un des passages vivants qui mènent des plaisirs aux affaires, des boulevards aux quartiers commerciaux. C'est la route que prend quotidiennement Anicet, fils de famille, pour se rendre de la maison paternelle aux domaines plaisants de la galanterie, et celui que Monsieur son père, agent de change, suit également quand il va de son bureau à la Bourse, la tête bourrée de chiffres et sans prendre garde aux tentations du chemin. Mille appâts pour la curiosité d'un garçon de vingt ans arrêtent aux devantures les regards d'Anicet junior. Il y a l'étalage d'un marchand de papiers peints, celui d'un épicier qui vend des produits exotiques, mandarines du Cambodge, noix de galles, jujubes, au milieu desquels trône un œuf de verre rempli de graines de cacao; l'étalage d'un tailleur auquel moulés sur des fonds blancs obliques des pantalons rayés et des vestons cintrés frappent de stupeur les âmes sensibles à ce prodige qu un vêtement suffise à soi-même; l'étalage d'un second tailleur constitué de pièces de draps de trois ou quatre gris, du fer à la perle, de chinés beige, rouge et vert, à carreaux petits et grands, obliques ou droits et pointillés de tous acabits; l'étalage d'un orthopédiste, mains coupées, corsets barbares, chaussures chinoises avec les affreux plâtres des diverses sortes de pieds contrefaits, béquilles évocatrices des sorcières, et bandages hideux qui déshonorent des Vénus de Milo de plomb doré; l'étalage d'une fabrique de machines à coudre, bêtes féroces au milieu desquelles se hasardent des ouvrières dompteuses (si seulement j'avais la chance d'en voir dévorer une); l'étalage d'un coiffeur-parfumeur avec ses cires blousées de soie rose, ses fers à friser, ses flacons d'essences aux noms entièrement créés, le buste du Monsieur décoré dont les cheveux, la barbe sont blancs du côté droit et noirs du côté gauche. Enfin il y a là l'entrée de l'Hôtel Meublé, entre des plantes vertes, où vient aboutir directement l'escalier au tapis gris à marges rouges, aux tringles de cuivre; sous le titre bleu et blanc qu'une lampe à gaz éclaire, ce seuil s'ouvre avec une discrétion professionnelle sans que le visage d'aucun portier retienne le passant de le franchir. Sous le toit de verre qui garde ce lieu des intempéries, le promeneur sentimental se trouve assez retranché du monde pour se laisser aller à ses fantaisies, assez voisin de lui pour emprunter à son activité industrielle les éléments d'un enthousiasme singulier.
Ce promeneur, c'est Anicet fils, qui parle, mentalement et non pas frappant les parois de sa bouche avec sa langue, en soufflant l'air de ses poumons sur ses cordes vocales et en agitant ses lèvres comme font puérilement les acteurs dans les pièces de théâtre: «Décor où se complaît ma sensibilité, je te baptise Passage des Cosmoramas. J'ai parmi mes vieux jouets une boîte de prestidigitation où, sur des étagères garnies de miroirs de métal, sont rangés les gobelets, les muscades, la baguette jaune et noire, les mouchoirs de couleur, les pièces de cinq francs à l'effigie de Napoléon III multipliables à volonté, tout l'attirail d'un transfigurateur des mondes. Ce lieu en est l'image, et tout s'offre à ma guise pour y transposer la vie. Aux devantures, les inscriptions ne demandent qu'à changer de sens, et si je lis: ici on parle anglais, l'humble boutique devient pour moi un endroit mystérieux où l'on s'assemble pour se croire en Grande-Bretagne: merveilleux subterfuge dont je demeure saisi. Les majuscules sur les glaces des magasins se muent en troublants hiéroglyphes. Les noms propres des fabricants prennent des significations menaçantes. Le faux-jour qui naît du conflit des lampes aux vitrines et de la clarté blafarde du plafond, permet toutes les erreurs et toutes les interprétations. Quel étrange aspect revêtent chez l'orthopédiste ces appareils trop bien faits, sinistres imitations de la nature même, démons qui attendent un amputé pour le posséder en s'interposant entre sa volonté et la vie. Écris, main de bois, dit le manchot, mais elle continue à se déplacer suivant son grand axe, avec une précision mécanique, sans tenir compte des observations. Tout à coup le malheureux infirme s'aperçoit que ce qui bouge au bout de son bras mutilé, c'est un horrible scorpion qui tourne lentement sur soi-même. Pour qu'il m'épargne, je lui offre les fruits des îles à l'étalage de l'épicier. Du rose au rouge et au violet, ils prennent l'apparence de viandes bleues, et les figues fendues saignent comme de jolis cancers. Les racines d'ignames se multiplient, rampent, courent, montent et toute une forêt vierge éclot de l'œuf de verre où les graines de cacao gardaient les parfums des Indes et des Amériques. De la boutique du naturaliste, qui jusqu'ici me passait inaperçue, s'échappe la faune qui peuple les branches, les taillis, les lianes, en tout point semblable à celle des figures dans les livres de prix. Mais, rat musqué, casoar, loutre, eider, petit gris ou carabe doré, tous conservent en recouvrant la vie ce caractère poussiéreux des animaux empaillés. La végétation se développe tellement, les bêtes deviennent si nombreuses, que je me sens enserré, étouffé, étranglé et que des êtres vermiculaires me frôlent le visage, que des pattes d'insectes s'insinuent sous mes vêtements, que la nature m'envahit. J'ai beau me dire que l'illusion me tient, que ces ramages n'existent qu'à la devanture du marchand de papiers peints, que le crissement des ongles des chacals sur les feuilles mortes, le hurlement des loups blancs, le sifflement des boas constricteurs se réduisent au bruit des machines à coudre, que l'homme mangé par le tigre qui n'en a laissé que le buste est une réclame de teinture pour les cheveux, j'ai beau me dire que je ne cours aucun danger, l'épouvante me gagne à force d'imaginations. Comment sortir de la forêt? Je ne sais pas les mots magiques qui feraient évanouir le charme. Avec angoisse je regarde autour de moi sans rien apprendre. Tout à coup une inscription me saute aux yeux. Je la lis tout haut: VÊTEMENTS TOUT FAITS ET SUR MESURE. Le sort est rompu, merci mon Dieu, je suis sauvé. Je n'ai pas cessé de me trouver dans le Passage où se complaît ma sensibilité. Seulement il fait nuit dans le monde et les magasins ont gagné la bataille de l'électricité contre le jour. Parce que je reviens d'un long voyage, je contemple le paysage avec des yeux d'étranger, sans bien comprendre sa signification ni me faire une idée nette du point de l'espace et du moment des siècles où je vis. Sans doute, à ma droite, à ma gauche, les mannequins des deux tailleurs, les corps qui animent ces habits visibles, n'en ont pas non plus notion. Leurs têtes, leurs jambes, leurs mains sont vraisemblablement restées dans une autre époque. Je m'y transporte, et par un curieux renversement des valeurs je n'aperçois plus autour de moi que des mains, des jambes, des têtes, des chapeaux, des gants, des pantalons démodés. Mais quel style adoptent donc ces êtres fragmentaires? Aux gibus, aux escarpins, je reconnais le Second Empire. Je suis entre deux haies de boursiers et gandins: l'un en habit de nankin bleu barbeau revient de conduire en tilbury dans l'Allée de l'Impératrice; l'autre, les favoris à l'autrichienne, cravaté jusqu'au menton, la serviette de chagrin sous le bras, siffle un quadrille que ses pieds scandent déjà; celui-ci est un milord; ce quatrième porte un pantalon collant cuisse de nymphe émue, un gilet de velours et des bagues à tous les doigts; on reconnaît à la presse qui l'entoure que ce beau merle-ci est un couturier; ce cavalier un peu trop brun appartient à la suite de l'Empereur du Brésil; ce joli cœur, ce cocodès... mais place aux dames! Voilà les partageuses, qui se mettent de la partie. On ne les distingue pas au visage: elles sont uniformément coiffées en bandeaux comme la divine Eugénie. On les classe d'après leurs robes dont les noms sont au goût du jour: Lady Rowena, Stéphanie, Rendez-vous bourgeois, Desdémone, L'Absence, Camille, Les Repentirs, Sans-Souci, Pensez-y toujours, Le Torrent. Qu'arrive-t-il donc? Toutes les femmes se précipitent vers un nouvel arrivant. Qui me dira son nom? La rumeur le murmure: Palikao, Palikao, c'est le futur ministre de la guerre, le plus charmant homme de l'État. Il semble qu'on n'attendait que lui pour tirer les ficelles. Voici toute la foule qui se met à danser. Les couples se font vis-à-vis, sautent, saluent, chahutent. On saisit subitement pourquoi le bas des pantalons épouse les mollets des hommes à voir ceux-ci passer le pied par-dessus la tête de leur danseuse. Quelle musique joue-t-on là, elle a le diable au corps. Les entrechats s'accélèrent. Le bal devient général. Il n'y a que moi qui fais cavalier seul. Bousculé par tout le monde, je ne sais plus où me garer; cet air de bastringue me trotte par la tête, il faut bien que je danse aussi. Vite, une femme. Toutes sont prises, je reste désemparé. Justement de la Parfumerie sort celle que j'attendais: elle a seize ans et un costume à la Moresque. Tout de suite, je l'engage pour la mazourke à cause de son ingénuité. Mais nous dansons le cancan. Quelle fougue elle y apporte. Je ne m'imaginais pas qu'on pût lever si haut la jambe. La Parfumeuse naïve replie la cuisse et la détend d'un seul coup comme un ressort, le pied pointé en avant, qui vient donner contre ma poitrine et m'envoie de surprise à quelques pas. Dès que je suis remis de mon émotion, nous renouons le motif et nous rapprochons corps à corps. Par exemple, je me demande un peu ce que ce petit démon me fait danser là. Il n'y a pas de nom pour ces cabrioles, ces tours de force, ces voltiges. Comment puis-je suivre ces pas que j'ignore? Toute la société fait cercle autour de nous. Je ne sais quelle force me pousse, on jurerait que j'ai dansé ce charivari-là toute ma vie. Exaltante gymnastique, chaque passage me permet de mieux connaître une des merveilles de ma partenaire. La fermeté de ses seins ne peut plus m'échapper, maintenant que je soulève ce corps par la taille et qu'ensuite je le ramène contre moi. Comment ne pas apprécier ses bras, noués autour de mon cou pour la figure suivante? Je ne parle pas des intimes contacts. L'assemblée applaudit, et, fort de son approbation, ivre de la beauté qui s'abandonne à moi, je continue cet exercice. Cependant ma danseuse demeure mon guide, et quand les mouvements nous rapprochent, elle m'enseigne en ces termes l'art et la volupté:
«Le sentiment qui t'anime, qui te porte, qui te possède, sans que tu le puisses définir, s'appelle désir en français, mot dont la traduction latine est précisément le nom même de l'amour. Par ce trait ingénieux, les anciens marquaient que ce mouvement-là fait tout le prix de cette passion-ci. Le désir se réduit à l'attente de la volupté, accompagnée de la représentation anticipée de l'objet de notre transport. Sa puissance est seule infinie, et non celle de l'amour; elle transforme à son gré les imperfections en beautés, interprète les données des sens suivant l'idéal que nous nous proposons, de telle sorte que nous le réalisons toujours à coup sûr, anéantit en nous les préoccupations étrangères à l'idée qui nous domine et simplifie cette psychologie trop complexe, obstacle à la grandeur de nos actions. Ainsi, par un double travail dont l'effet paraît immanquablement, le désir modifie l'univers et nous-mêmes, qu'il embellit d'un même élan. Sans que je m'étende autrement sur des détails difficiles à pousser à la lumière dans la situation où nous sommes, tu sauras apercevoir ici quelle méthode d'exaltation je viens de mettre à ta portée en te dotant de quelques principes généraux. Le désir seul, n'en doute pas, me fait si belle et te transfigure à ce point que tu devines une danse dont tu ignorais tout, et que les hommes font cercle pour t'admirer, encore que le plus souvent tu passasses pour peu plaisant à voir. Ne te sens-tu pas confondu par l'élégance concertée de nos mouvements. Les figures que nous dessinons ici gardent ce caractère hautain des conceptions les plus pures de l'homme, bien que l'unique sensualité nous guide vers un point final, facile à prévoir[1]. Le souci de la composition ne saurait mieux balancer nos attitudes respectives, car tout naturellement le désir nous conduit à la beauté. L'accord qui paraît entre nous mène graduellement chacun à ne plus contempler que l'autre. Ainsi sur ces peintures de la comédie italienne, deux danseurs très grands et tenant la toile presque entière compensent leurs gestes respectifs, tandis que tout au bas du tableau on aperçoit minuscule et lointaine, la place de la ville avec ses maisons à colonnades et les passants perdus dans cette petitesse. Remarque encore, ô bel amant, qu'au cours de ce morceau d'éloquence, ce qui nous entoure a pris l'aspect que lui prêtaient nos paroles. Le décor où se meut notre sensibilité commune se croit dans l'obligation de se plier à notre vision du monde. Voici que nous nous trouvons, comme des partenaires, perdus dans l'île de Robinson. Les autres hommes et les villes et les palais sont à de telles distances qu'il ne vient pas à l'esprit d'y songer. Il ne reste plus à nos pieds qu'une palmeraie géante que la perspective atténue à n'en faire qu'un bouquet d'herbe. Pour simplifier le paysage, il suffit de nous rapprocher. Mais à ce moment de la danse, un nouveau sens intervient dans l'imagination que nous nous faisons de l'autre. Le divin toucher bouleverse nos représentations. Laissons durer ce point extrême du désir. Nous commençons à nous connaître, avec lenteur, immobiles, craignant de perdre le pouvoir d'éterniser nos jeux, d'analyser nos corps et de damner nos âmes. Tremblant émoi de cet arrêt mutuellement consenti qui nous épuise sans nous vaincre. Un instant semble nous suspendre. Mais dans la courbe de mon bras, au pli du coude, à peine bleue, tu aperçois une étoile tatouée, signe mystérieux qui t'attire vers moi. Tu as bougé, le charme est rompu, je ne peux plus attendre, ni toi-même. Appuie tes lèvres sur le signe, rouges sur bleu, et serre-moi. Murmure encore avant de me saisir le nom que j'aime dans l'amour: Lulu. Mais qu'attends-tu maintenant que ma tête est renversée, et mes cheveux. Ah prends tes aises.»
Docilement je me conforme aux enseignements de cette tendre beauté, si semblables à ceux de la nature qu'elle la personnifie à mes yeux. Je sens des points de moi-même naître à une vie de laquelle je ne les eusse pas cru capables. Le plaisir s'étire doucement, se propage, se précise, se prolonge avec toute la fantaisie géographique d'un fleuve sinueux. Je puis dire tout à coup que la volupté débute, et plein de la leçon que je viens d'écouter j'annonce en ces termes la nouvelle à ma camarade: «Lulu». Elle n'hésite pas à frissonner, je cours après son souffle et tandis qu'elle s'échappe des dimensions coutumières, je me perds sans m'en rendre compte au centre des sensations.»
Anicet junior se tait au moment même qu'il passe du désir à sa satisfaction. Tout d'abord sa pensée trop faible l'abandonne au sein de la matière. Puis il parvient à un paroxysme fugitif, auquel il demeure comme une machine au point mort, comme un navire au sommet de la vague. Et brusquement tout s'écroule sous lui. Il sent ce petit trouble qu'on éprouve en ascenseur à la descente. Il pense avec à-propos qu'il a faim, que les petits pains au beurre sont des objets de délectation, et qu'il se trouve dans une situation ridicule dont il ne se croit pas l'énergie de sortir. Un certain agacement lui vient de sacrifier banalement à une tristesse proverbiale, et pour racheter la vulgarité dans laquelle il est tombé, notre héros se tourne vers le monde extérieur et le regarde. Justement voici Monsieur son père, dont l'entrée était dès longtemps préparée, qui lève les bras au ciel et ne peut plus ignorer la polissonnerie de sa progéniture. Voici le rassemblement classique, avec ses figurants habituels. Voici les vieilles filles qui contemplent l'inconduite du jeune homme, qu'elles décorent, à l'instar des journaux du lendemain, de noms sylvestres et mythologiques. Voici dans l'indignation la plus vive tous les autres personnages de Guignol: le Commissaire ceint de son écharpe et qui représente ici l'ordre, la loi, la Société; le gendarme qui se fait une haute idée de sa mission; le propriétaire qui s'en prend à Tolstoï de l'immoralité de ses contemporains; le brigand calabrais lui-même qui ponctue d'un Diavolo traditionnel l'affirmation qu'on ne devrait offenser la pudeur qu'à huis-clos ou dans la campagne. Il n'est pas jusqu'au crocodile qui ne verse un pleur sur la perversion de la jeunesse. Au milieu de la réprobation générale, Anicet fils ne perd pas le sentiment de sa dignité. Il se rajuste d'un geste plein de noblesse qui ramène un instant son attention sur la parfumeuse endormie. À vrai dire, il manifeste quelque étonnement, sans néanmoins se laisser aller à une mimique de mauvais goût, lorsqu'il constate qu'en retournant à l'époque actuelle sa séductrice a repris cinquante années d'âge quelle avait omis d'accuser. Ses cheveux sont teints au henné, le fard ne masque pas ses rides, il ne faut pas être grand clerc pour juger ses dents trop parfaites, ni ses charmes trop avantageux. Anicet trouve ce spectacle écœurant, d'autant plus qu'il ne peut douter qu'on l'ait trompé à bon escient. Il s'en veut d'avoir prêté une attention quelque peu soutenue à des ruines, belles encore, mais qu'on se vexe d'avoir pris pour un palais confortable. Ainsi elle lui ment effrontément, profite du désarroi dans lequel le met le décor, et, sous prétexte de lui enseigner à considérer l'univers, surprend sournoisement son innocence. Une perfidie si noire mérite un châtiment immédiat: Anicet soulève la tête de la vieille impudique, et sans autre procès lui tord proprement le cou. Ce dernier point n'émeut pas tant la population présente que ne l'a fait l'attentat scandaleux à la morale sociale. Certains fantoches soulignent avec horreur le raffinement particulier qu'il existe à outrager les bonnes mœurs sur la voie publique, précisément devant la porte d'un Hôtel Meublé où pour la somme infime de deux francs l'on eût trouvé les moyens de dissimuler à l'honnête peuple de Paris des intempérances tolérables seulement à moins de trois spectateurs. Poussés aussi bien par les exigences de la conscience publique que par celles de leurs fonctions, le Commissaire et le gendarme s'avancent et procèdent à l'arrestation du jeune libertin. Celui-ci, avec toute la réserve qu'une telle éventualité comporte, les assure de sa parfaite soumission. À ce moment, la scène est envahie par les machinistes qui la transforment en tribunal à l'aide de quelques bancs, de quelques greffiers et de quelques municipaux. Les juges font leur apparition, avec la toge, la toque et l'hermine, mais sans se porter à d'autres excentricités. La foule prend place dans les devantures des boutiques tandis qu'Anicet se félicite d'un jugement rendu au lieu même du crime, et, si l'on peut dire, au milieu de ses circonstances atténuantes. Le cérémonial de la procédure l'enchante: il ne sait comment remercier les juges du spectacle gratuit qu'ils lui donnent. Il goûte comme un morceau du plus délicieux humour le discours en trois points de son avocat qui plaide la folie. Il apprécie h sa juste valeur l'énergie du procureur qui requiert contre lui avec une fougue cicéronienne. Enfin quand on lui demande sacramentellement son avis personnel, Anicet se lève, et sur le ton d'urbanité que nous lui connaissons, expose à la cour la véritable version d'un incident déplorable, où lui-même fut le premier lésé, le premier leurré, le premier désabusé. Il prend à témoins les divers étalages qui l'entourent, et qui sont tous légèrement fautifs dans cette aventure, pour expliquer au tribunal d'une façon primesautière et pittoresque la marche des événements. Il ne dédaigne dans son brillant exposé ni quelques redondances rhétoriques, ni cet esprit un peu mordant qui lui vaut le plus souvent des succès d'estime. Mais l'auditoire ne semble pas se laisser convaincre, et sur l'assurance du Docteur qu'Anicet est fou, mais inoffensif, on rend notre jeune orateur à sa famille avec des conseils hydrothérapiques que celle-ci met à profit en lui intimant l'ordre de voyager. Au finale, tandis que la foule massée à gauche entonne un chant injurieux pour le voyageur et que ses parents au premier plan à droite baissent tristement la tête de honte, on voit Anicet s'éloigner dans le fond d'un air allègre, un bâton sur l'épaule et toute sa fortune dans un mouchoir noué au bout de ce bâton: une montre en or, cadeau maternel, un centimètre en ivoire, don de son père, le mépris général et quelques principes de philosophie. Et comme il n'y a pas de rideau pour clore le spectacle, on se contente d'un manque opportun d'électricité qui vient rappeler bien à propos à l'honorable société qu'il n'est comédie si légère ni badinage si superficiel qui ne nous doive faire souvenir de ce que la lumière n'appartient que passagèrement aux hommes et de ce que les plaisirs dont nous nous croyons le mieux assurés sont précisément les plus illusoires et les plus éphémères.»
«Je n'ai point goûté comme vous faites, dit Arthur, l'ordonnance un peu trop théorique de votre récit. Mais si j'ai quelques fois bâillé durant sa préface et son exposition, vous conviendrez que j'ai marqué l'attention la plus vive à toute la dernière partie, qui m'a particulièrement touché pour une raison que vous ignorez et dont il faut que je vous éclaircisse. À l'étoile bleue de son bras, au diminutif intime qu'elle aimait, et surtout à la nature de ses propos, je n'ai pu méconnaître en la personne de votre parfumeuse cette même Gertrud dont je vous ai tout à l'heure entretenu. Elle ne possédait plus, d'après la fin de votre histoire, cet éclat incomparable et cette fraîcheur qui la mettaient au-dessus de toutes les femmes et de toutes les louanges au temps déjà lointain de nos amours. Je ne pourrais, m'étant toujours tenu au courant de ses aventures, m'étonner qu'une fille aussi galante ait pu vous faire illusion avec si peu d'atouts dans son jeu. Mais je vous sais gré de l'avoir fait disparaître: elle commençait à encanailler ma mémoire et à rouler avec le premier venu dans les lieux les moins propices au respect que j'eusse aimé qu'on lui portât. Elle enseignait, vous l'expérimentâtes, Monsieur, à tort et à travers à tous les croquants les méthodes quelle tenait de moi et qu'elle galvaudait sans scrupule pour se tailler auprès des jeunes gens une façon de popularité. Aussi ne me reste-t-il plus qu'à vous remercier de ce service involontaire et du compte rendu que vous m'en avez fait avec tout l'art désirable, malgré ce petit ton pédant dont vous ne savez pas assez vous défendre, qui ne vous passera qu'avec l'âge et qui n'est au demeurant qu'un travers bien minime que vous pardonnerez sans peine à un barbon de relever.»
«Je n'aurais garde de m'en formaliser, répondit en souriant Anicet, mais ce qui me tient assez désagréablement à cœur pour la minute, c'est d'apercevoir à notre rencontre et aux propos que nous avons échangés un sens caché, prétentieux, ambitieux, qui dépasse sans le moindre souci des proportions le cadre, somme toute un peu mesquin, des conversations de tables d'hôte, en un mot, pour parler grec et clairement m'exprimer: un symbole. Je le dégagerai, si vous y consentez, dans le désir d'en faire prompte justice. Nous représentons ici l'un et l'autre aussi bien que nous le pouvons deux générations différentes. Si la vôtre avait besoin pour se développer de passer tout d'abord par les bras d'une Hortense, qui figurera selon votre fantaisie la conception commune de l'univers ou la poésie romantique, la mienne qui dès le collège fut initiée à ces Hortenses-là, débuta dans la vie par l'amour de Gertrud. Cette dame, la plus belle de votre époque et l'idéal de vos contemporains, quand vous l'avez abandonnée pour réaliser votre destinée personnelle, s'est graduellement mise à la portée de tous au fur et à mesure que ses charmes se flétrissaient. Un moment elle a pu me retenir comme Hortense fit de vous-même, et me berner de quelques fantasmagories d'un autre âge. Cela ne sut que m'attirer la haine des épiciers de ce temps et un sort assez semblable à celui qui vous échut après l'aventure de l'enterrement. Mais, quand je m'aperçus de quels philtres démodés je faisais usage, je ne persistai pas dans mon erreur et partis à la recherche de l'idée moderne de la vie, de la ligne même qui marquait l'horizon de vos contemporains. Après avoir comparé le cycle révolu de vos jours à celui commençant des miens, il ne nous reste plus, Monsieur, à ce que je crois, qu'à nous séparer, emportant de cette rencontre, moi la leçon de votre exemple et le désir de trouver dans l'avenir ma Gertrud et ma Viagère (c'est là tout le sujet de cette histoire), vous le souvenir de vos seules amours et l'incompréhension totale d'une jeunesse qui n'est plus la vôtre.»
[1]Plaisanterie un peu lourde (Note des Éditeurs).
CHAPITRE TROISIÈME
AVENTURE DE LA CHAMBRE
Au moment même qu'ils n'eurent plus rien à se dire, l'aubergiste, avec ce tact traditionnel qu'on voit toujours aux aubergistes, s'approcha des causeurs, demeurés seuls dans la salle en raison de l'heure avancée et, mettant le bonnet à la main, leur assura que bien qu'il fût à la douleur de les déranger, il se trouvait dans l'obligation de leur apprendre que les ordonnances de police exigeaient la fermeture des hôtelleries, débits et restaurants à neuf heures du soir et que son établissement qui participait de ces trois catégories tombait triplement sous le coup de cet arrêté, qu'en conséquence il priait ces Messieurs aussi poliment que possible mais avec toute la fermeté désirable, en leur faisant comprendre que c'était là une mesure générale dont ils n'avaient point à s'offenser, de se retirer dans leurs appartements. Arthur prit aussitôt congé de son voisin pour se faire conduire à la chambre qu'il avait retenue. Anicet qui, moins prudent, avait omis de s'en faire réserver une, demanda à l'aubergiste la plus belle qu'il lui restât. Celui-ci parut affligé du plus violent désespoir: «Monsieur, dit-il, je vous eusse donné la chambre qu'habita plusieurs années avant la guerre le futur roi du Hedjaz, alors simple étudiant qui nous faisait l'honneur de courtiser une fille de vaisselle que nous avions embauchée pour les extras, malheureusement j'ai dû la céder à un marchand de Halifax, fort riche mais assez épais, que d'ici même vous pouvez entendre ronfler.
—Tant pis, dit Anicet, je me contenterai d'une chambre moins illustre.
—Je vous eusse bien encore fait préparer la chambre où coucha, dans un but resté mystérieux, cette ballerine malaise qu'on a depuis fusillée comme espionne, mais un homme de mauvaise mine auquel j'ai fait payer comptant s'y est installé sur les six heures.
—Je me contenterai, dit Anicet, de ce que vous avez.
—Mais je n'ai plus rien, mon bon Monsieur.
—D'un cabinet, d'une mansarde.
—Les derniers arrivés dorment dans le grenier à foin, et bien que certaine distinction qui paraît en vos traits m'ait attiré dès l'abord vers vous, je me vois forcé de vous inviter à chercher ailleurs un logement pour la nuit.
Anicet ne crut pas la partie perdue pour si peu et ne douta pas un instant qu'il se trouvât parmi les voyageurs un homme assez aimable pour partager sa chambre avec lui, comme il est de règle en pareille occurrence. Il en fit part à l'aubergiste et le pria de découvrir parmi ses clients le complaisant étranger qui ne demandait qu'à lui donner asile. Tout s'accomplit suivant les rites et l'aubergiste invita notre héros à le suivre jusqu'à l'appartement dans lequel il était attendu. À la lueur dansante de la bougie qui fausse, il est vrai, les valeurs, Anicet crut apercevoir sur le visage de l'hôte, tandis qu'ils montaient les escaliers et traversaient les corridors, un air de mystère sur lequel il fut tenté d'interroger son guide. Mais celui-ci s'effaça soudain, ouvrit une porte devant Anicet, et disparut.
Le jeune homme se trouva dans une pièce à peine éclairée en son centre par une lampe à pétrole; un abat-jour opaque rejetait toute la lumière sur une table ovale, qui ne portait, outre la lampe et sa clarté, qu'un seul fardeau légèrement posé sur son bord: une main transparente et propre à inspirer de l'amour. Quand il fut mieux accoutumé à l'ombre, Anicet découvrit au bout de cette main le plus beau bras du monde, puis au bout de ce bras-là précisément la seule femme pour laquelle son cœur n'ait jamais battu. Sa première idée l'incitait à se réjouir à haute voix de cette rencontre inattendue, de la bizarre coïncidence, de l'heureux hasard, et même, pour ne rien céler des vulgarités de pensée auxquelles mon héros se laissait parfois entraîner, de la bonté du vent et de la queue du loup; mais il la repoussa comme grossière et déplacée. La seconde, la bonne à ce qu'on assure, le poussait à détailler à voix basse les charmes dont le spectacle se proposait à ses yeux. Le pressentiment injustifié l'en détourna qu'il en aurait en plein jour tout le loisir et toute la facilité. Il nota seulement que la dame était grande, belle et brune, et n'avait pas l'air farouche. À cet endroit de ses réflexions il se rappela qu'il ne venait pas dans cette chambre pour y chercher fortune, y compter fleurettes, ou tout autre euphémisme qu'il vous plaira, mais pour y dormir; ce qu'il exprima fort bien en ces termes:
«Excusez-moi, Madame, de me présenter ainsi, mais Monsieur votre mari sans doute ou Monsieur votre frère avait eu la bonté.»
La dame eut celle de comprendre qu'Anicet ne désirait pas continuer plus longtemps sa phrase, aussi ne peut-on dire proprement quelle l'interrompit pour répondre:
«Je n'ai ni frère ni mari, Monsieur, et c'est moi-même qui vous ai fait offrir de vous reposer ici.»
Le ton de correction parfaite avec lequel elle avait prononcé ces paroles en imposa pendant quelques secondes au jeune homme, au point que la proposition lui en parut toute naturelle. Mais la troublante beauté de la main posée sur le bord de la table le ramena vite à un sentiment plus rigoureux des convenances. Il ne put lui échapper plus longtemps qu'on lui faisait des avances, il se formula même cette pensée au moyen d'expressions assez cavalières. Le croira-t-on? Ce jeune bachelier, plein de sang et prompt à son ordinaire à saisir l'occasion de le prouver fut plus irrité que flatté de la façon dont on en usait avec lui, il se répéta qu'il ne désirait que dormir, se tint ferme à cette idée et se mit de mauvaise humeur à celle qu'on l'avait traité comme une c., car il n'eut point songé à donner un nom pareil à la personne qui l'avait ainsi convoqué et qui commandait par son maintien le respect autant que l'admiration. Il se crut attaqué, se mit en état de défense, devint rébarbatif et ne rêva plus que de battre en retraite.
«Je ne saurais, Madame, dit-il, accepter un bienfait qui vous pourrait compromettre, et je redouterais d'abuser de vous en l'acceptant.
—Fi, Monsieur, comment osez-vous étaler de ces petits préjugés après avoir analysé votre belle âme sur le ton de la liberté la plus grande en compagnie de ce vieux homme un peu gras avec lequel vous parliez si haut qu'il fallait bien que vos voisines vous entendissent, alors même que la décence ne l'exigeait pas. Oui, Monsieur Anicet, nous vous avons mandé en tout état de cause, et non point comme nous eussions fait Monsieur, le premier venu. Votre vanité juvénile est-elle enfin satisfaite, que vous nous dispensiez de vous implorer davantage?
—Madame, dit Anicet auquel le piège parut enfantin et qui se sut bon gré de l'avoir éventé, vous concevrez aisément que quelle que soit l'excellence des principes qu'il a reçu de sa famille, un jeune homme ne puisse répondre du respect qu'il portera toute une nuit à une jolie femme, qu'il ait par ailleurs envie de dormir et qu'en troisième lieu il cherche à fuir une aventure que quelqu'un d'autre a suscitée pour lui».
La dernière proposition relative était concertée de telle sorte que notre héros pût la dire du seuil, en s'inclinant et sur le point de sortir; mais un petit éclat de rire sec et insolent lui coupa la retraite.
—Eh, Monsieur le fat, qu'imaginez-vous donc, je vous prie, dans votre simplicité? Sans doute avez-vous cru qu'une femme qui n'est ni vieille ni à faire peur, et encore ces deux points d'après vos récits ne vous embarrasseraient-ils peut-être guère, ne peut offrir bon gîte à un jeune homme sans le reste, et que de la bonté aux bontés il n'est qu'un S qui ne se prononce pas. Jugement téméraire qui plaide en faveur de votre innocence. Mais puisque vous craignez pour ma vertu, j'espère au moins autant que pour la vôtre, allez, Monsieur, je ne vous retiens plus.»
Anicet avait lu partout qu'une honnête femme n'est ni spirituelle ni loquace, que rien n'approche la passion comme le dépit, et que rien ne présage mieux la chute d'une beauté que de la voir congédier le galant qu elle agace, et, comme on ne saurait avoir impunément vingt ans, il remarqua que la belle méprisante possédait de longues jambes à son goût, ce qui ne manqua pas d'altérer sa complexion. Quand un homme se laisse aller à de telles observations, on peut bien affirmer qu'il ne dira plus rien de sensé qu'il ne se soit trempé la tête dans l'eau froide ou qu'il n'ait satisfait aux exigences de son tempérament; aussi Anicet n'eut-il pas plus tôt évalué la distance de ces hanches souples à ces pieds perdus dans l'ombre, qu'il se sentit aussi décidé à demeurer dans la place qu'il l'avait été à coucher à la belle étoile pour conserver l'équilibre de ses facultés.
«N'accusez, dit-il, que l'excessive timidité d'un jeune homme qui tremble de s'avancer à tort et non pas la présomption dont le langage serait autre. Mais souffrez que je me justifie à vos yeux.» Tout en disant ces mots, Anicet progressait d'un pas vers son interlocutrice.
«Tout beau, s'écria-t-elle, vous faites bien la girouette pour un altéré de sommeil.
—Ah c'est que vous m'avez tourné la tête.
—Outre que ce trait est de la dernière platitude, de la banalité suivante et du goût le moins douteux, votre phrase. Monsieur, s'explique assez d'elle-même sans que vous ayez à éprouver le besoin de la commenter d'une main indiscrète.
—L'amour seul. Madame, m'égare auprès de ce lieu redoutable.
—Finissez donc, dit-elle en s'écartant avec vivacité, vous comprenez l'amour à la façon la plus grossière.
—Il n'en est qu'une.
—Tenez, voilà précisément une répartie de calicot qui est à écœurer. Je vous prie encore une fois de m'épargner le spectacle de votre intempérance.
—Tu n'as qu'à fermer les yeux.
—Hé là. Monsieur, j'eusse pu souffrir l'inconvenance de votre conduite, mais je ne tolérerai pas vos écarts de langage. Nous allons y mettre bon ordre.»
Elle fit un bond en arrière, et, laissant à ses pieds le soupirant désajusté, elle frappa trois fois dans ses mains.
Aussitôt on entendit grincer les gonds de plusieurs portes entièrement dissimulées par l'ombre qu'Anicet put juger au nombre de sept et par lesquelles pour confirmer cette arithmétique auditive pénétrèrent sept formes d'hommes qui s'avancèrent avec ensemble de manière à encercler les personnages de la scène précédente. Quand ils furent assez près de la lumière pour que l'on vît qu'ils étaient masqués, ils ne semblèrent pas croire utile de se porter à d'autres extrémités. Néanmoins Anicet, qui sentait fortement le ridicule de sa position, ne s'expliqua pas leurs intentions et se lança mentalement parmi ses souvenirs à la recherche d'une situation semblable qui lui donnât la clef de toute cette mise en scène; mais comme il n'en trouvait l'équivalent que dans les romans historiques, qu'il fallait faire appel à Marguerite de Bourgogne ou à Lucrèce Borgia, et que d'autre part les habitudes de ces dames ne permettaient à pareille aventure qu'une issue plutôt désagréable, Anicet repoussa la solution qu'il eût puisée dans leur exemple comme romantique et hors de propos.
«Vous n'avez rien à redouter de ces Messieurs, dit la dame, mais veuillez seulement vous remettre et considérer qu'il y avait quelque prétention à craindre pour une femme aussi bien gardée les inconséquences de votre conduite, et qu'à supposer que vous consentiez encore à passer ici votre nuit, il faudrait que je vous voulusse beaucoup de bien pour que vous réussissiez à me mettre à mal.»
Anicet prit pour réparer le désordre de sa toilette tout le temps nécessaire à calmer une fougue, inutile à présent, et le désordre de ses esprits. Puis, quand il eut recouvré le sentiment de sa dignité personnelle et le sens de l'attitude, il fit un salut profond, qui exprimait d'une façon correcte et non équivoque le regret dans lequel il était d'avoir offensé une si belle personne sans avoir pu l'offenser davantage et la ferme résolution à laquelle il se tenait de quitter les lieux, témoins sans doute de son insuccès, mais aussi de l'élégance qu'il apportait à les déserter, encore qu'il regrettât de les abandonner sans connaître le pourquoi d'une mascarade qu'un souci décoratif ne suffisait pas à expliquer complètement. Mais la beauté singulière qui dirigeait cette scène l'arrêta dans sa retraite en devinant ce désir:
«Ne croyez pas, Monsieur, que je sois femme à me fâcher d'un hommage tout au moins naïf. Pour vous montrer ceux que j'aime recevoir de mes amis, et vous marquer par là l'étendue de l'erreur que vous avez commise, je veux que vous demeuriez ici, le temps au moins que ces Messieurs me présenteront les leurs.»
Les charmes de la dame, la bonne grâce de cet ordre et la curiosité le convainquirent aisément qu'il ne pouvait se soustraire à une volonté si nettement exprimée. Il se compara d'instinct à Michel Strogoff quand l'Émir de Tatarie, au moment qu'il lui va faire brûler les yeux, offre à cet intéressant personnage un ballet réglé par Madame Stichel, et se prépara du mieux qu'il put à jouir de la cérémonie promise. Faites entrer les filles du lac Baïkal, dit l'Émir, c'est-à-dire que la belle inconnue se tourna vers les masques et leur demanda sur le ton de la coquetterie mondaine s'ils ne lui avaient point apporté quelque bouquet de violettes ou ces petits pots de réséda qui ont le parfum modeste de l'amitié.
L'un des sept hommes s'avança le premier, s'inclina, tendit à la dame une boule de verre argenté comme on en voit dans les jardins, et dit: «Chère Mirabelle, voici le globe dans lequel les astronomes contemplent l'univers, aussi voient-ils tout rond, circulaire, sphérique, ce qui est bien commode pour établir des systèmes ou effectuer des calculs. Quand vous y regarderez le monde, vous l'apercevrez simplifié, facile à embrasser, joliment théorique et rehaussé de quelques reflets d'agrément. Votre image y paraîtra le centre de toutes choses, non sans subir les déformations dues à l'esthétique particulière des miroirs sphériques. Ainsi vous aurez toujours à votre portée pour les jours de tristesse une façon de considérer la vie, aisée et consolante qui vous permettra de tout ramener à vous-même et d'introduire sans difficulté l'ordre et la raison dans vos conceptions des phénomènes. Quand vous serez fatiguée d'y chercher des idées générales, cette boule vous pourra servir encore à jouer sans arrière-pensée avec les rayons du soleil. Je l'ai cueillie dans un parc des environs de Paris».
Mirabelle la prit et se mit à la lancer comme une balle vers le plafond. Elle prenait un plaisir évident à ce jeu, rendu délicieux par la peur que le fragile objet ne vînt se briser à terre et la représentation que les assistants se faisaient du fracas produit par un tel accident. Anicet regardait la lumière croître et décroître dans le globe au fur et à mesure qu'il montait ou descendait. Il y devinait son propre visage, au pôle inférieur, comme le nœud d'où partent tous les fils d'une toile d'araignée. Tout le reste de la scène avec ses sept hommes, la table, la lampe et Mirabelle, s'y réfléchissait tant bien que mal suivant la hauteur à laquelle le projectile se trouvait. L'importance de certaines parties du paysage s'y exagérait, tandis que d'autres se resserraient à l'envie. Anicet comparaît cette vision du monde à la sienne, sans pouvoir préférer l'une à l'autre: «Nous croyons, pensait-il, que ce que nous voyons existe tel que notre œil nous l'affirme, mais si la boule était notre œil nous la croirions aussi dur. Elle ne juge d'ailleurs la nature différemment de nous que parce qu elle place au point de rencontre de deux de ses rayons le point infini de la perspective que nous plaçons au point de rencontre hypothétique de deux parallèles.» Tout à coup, à voir jouer Mirabelle, il se sentit profondément humilié de l'inutilité de ses remarques, dont il eût été fier autrefois, et que cette beauté sereine semblait bien éloignée de faire, occupée quelle était de la seule joie de rattraper sa balle et de la renvoyer comme un petit satellite de sa propre révolution.
Le deuxième masque à son tour parut dans le cercle lumineux; Anicet nota seulement qu'il avait la lèvre hautaine. Il posa sur la table un polygone de taffetas changeant rose et gris. Suivant qu'on la regardait d'aplomb ou à frise-lumière, l'étoffe prenait l'une de ses couleurs, et l'on se sentait triste ou gai. «J'ai volé ceci dans un grand magasin de Nouveautés, dit le donateur, à titre d'échantillon. Les coupons, jolis monstres enchaînés, me suppliaient avec tant de douceur de leur rendre la liberté, que je n'ai pas osé leur résister. Un pan qui traînait m'a tenté d'y découper l'image de la beauté pure, et j'ai saisi les ciseaux du chef de rayon, Lucifer barbu. Admirable sacrifice des rognures perdues! Je tremblais au massacre de cette chair, qui va de la volupté à la mélancolie, que les commis me demandassent compte de la pièce endommagée à plaisir. Le moment le plus pathétique fut celui que l'acier se trompa et fit une entaille cruelle au visage de la beauté. Le crissement des fils sous la morsure m'enivrait jusqu'à l'alarme et quand je vis la fin prochaine de ce délicieux carnage, j'en prolongeai la durée et restai un instant immobile, avec, entre les doigts, ce lambeau surhumain qui ne tenait plus qu'à peine à la pièce, qui semblait vivre à la façon des statues ébauchées et qui me paraissait la merveille du jour. Le voici, détaché, mort et sans charme pour moi, qui ne doit la gaucherie de ses contours qu'à l'émotion que j'éprouvai à les tailler et que je n'arrive plus à comprendre.» Tous les regards convergèrent vers le polygonel que le second masque avait posé sur la table, et le double enchantement du gris et du rose les posséda, les fit osciller pour contempler l'étoffe de face et de biais; les assistants connurent à les parcourir des yeux le trouble du tailleur improvisé de ces bords hésitants, ils s'exaltèrent tout à coup à concevoir clairement cette forme comme celle de la beauté, puis, comme ils étaient un peu penchés et sous l'impression du gris, ils se laissèrent aller à l'abattement qui suit la jouissance. Alors Mirabelle qui fit décrire à ses bras ronds une ellipse trop parfaite posa sur le taffetas inconstant le présent du premier donateur; sur ce tapis, la boule apparut sans éclat, timide et naïve, et ne refléta plus que le duel égal des deux teintes du sol.
Le troisième masque obéit au désir de Mirabelle quand on eut l'intuition qu'elle l'allait formuler, et s'avança. Tout dans sa démarche était mécanique, il y paraissait plusieurs volontés qui mouvaient séparément les parties de son corps de façon à les faire valoir chacune, et l'on devinait qu'il ne s'en trouvait point que n'animât le souci de plaire à la belle hôtesse. Le sens aigu du ridicule et l'impossibilité d'y échapper rendaient en lui le moindre mouvement dramatique, et si, au premier coup d'œil, Anicet avait éprouvé l'envie de se moquer de cette marionnette, il dut très vite s'avouer qu'un émoi singulier l'étreignait à la vue de ce personnage toujours angoissé, qui se battait à tel point contre le monde matériel qu'il lui fallait inventer jusqu'au plus petit geste alors même qu'il le répétait. Le loup laissait apercevoir sur la lèvre une courte moustache en brosse, brune et drue. Le fantoche tendit à Mirabelle une mandarine enveloppée dans son papier transparent à inscriptions rouges, mais, emporté par le sentiment et si désireux de la satisfaire qu'il lui donnait le fruit le plus délicieux de sa connaissance à mordre directement, il porta d'un geste spontané son présent au niveau de la bouche de la belle qui le saisit avec les dents par la queue tortillée du papier de soie et s'amusa à le balancer ainsi de droite et de gauche comme une fleur un peu lourde et qu'on laissera sans doute choir. Cette perspective parut inquiéter violemment le masque; il suivit avec sollicitude les oscillations de son cadeau puis en expliqua la valeur en ces termes: «Je ne sais plus le nom du théâtre où j'étais quand vint à passer la marchande: Bonbons, berlingots, fruits glacés, drops, pastilles de menthe. Les acteurs se taisaient pour qu'on l'entendît mieux. Elle me présenta son panier, et je sentis peser sur moi tous les regards. Je n'avais pas d'argent, mais je craignis l'impolitesse et pris cette mandarine. La dame me sourit, je crus bon de lui sourire, puis elle fit mine d'attendre et je compris bien qu'il fallait sortir mon porte-monnaie, vide, je le savais, pour sauver l'apparence. Le rouge aux joues, la gêne, la peur et les regards braqués sur moi me firent prendre une décision subite: je bousculai la marchande dont le panier sauta du balcon dans l'orchestre, et je me mis à courir les reins cambrés, les coudes au corps, enjambant les banquettes pour gagner la sortie. Tous les spectateurs hurlaient désagréablement, je me retournai le doigt sur la bouche pour leur signifier de parler moins fort, et je vis qu'on me poursuivait. Alors je me jetai avec hâte vers la porte, quand surgit devant moi un nègre colossal et hideux qui me barra la route. J'ôtai mon melon pour laisser se dresser mes cheveux sur ma tête et je ne le reposai qu après mûre réflexion. Je fis rapidement demi-tour en me frayant un chemin à travers les gens assis et j'arrivai ainsi à la balustrade du balcon. Je songeai à me jeter en bas, mais l'eau me parut trop froide; je montai sur la balustrade et courus aussi vite que je le pus tout autour de la salle; le nègre me talonnait de près, mais comme il n'y avait de la place que pour un sur le rebord, il se servait des genoux des assistants comme d'une piste et je pus ainsi le distancer. Quand je fus au bout du théâtre, je repris la même route en sens inverse jusqu'à l'autre bout; j'arrivai en plusieurs parcours à gagner deux ou trois tours sur mon poursuivant. Mais tout à coup je tombai sur le parterre. Les clameurs redoublèrent, et je n'eus que le temps de gagner la porte en marchant sur la tête des femmes et des enfants et en piétinant les vieillards. Le dernier obstacle fut l'ouvreuse que je renversai en passant. Soudain je me trouvai dehors, libre et tenant toujours dans le poing gauche la précieuse mandarine dont je ne sus plus que faire.» Mirabelle cueillit le fruit sur ses propres lèvres et le tira de son enveloppe de papier. Au moment qu'elle sortit de sa pelure, la pomme dorée sembla luire étrangement. Tous les personnages de la scène respirèrent son parfum qui les persuada de considérer ce bizarre petit soleil odorant comme le cœur de celui qui l'offrait. L'on comprit le prix inestimable de ce don quand Mirabelle l'eut pelé et qu elle en dévora les quartiers en souriant. Ce sourire fit rentrer dans le rang le troisième masque et en sortit le quatrième, dont Anicet remarqua seulement le grand air de distinction et, quand il parla, cet accent un peu grasseyant mais mesuré qui ne permet pas de reconnaître un Italien de bonne maison d'un Slave de mauvaise.
«Ce papier, belle Mire, dit-il en lui présentant une page couverte de chiffres, a le pouvoir de bouleverser l'Europe, et serait entre vos mains la plus dangereuse des armes si vous en connaissiez le mode d'emploi. Mais jamais vous ne pourrez lire ce cryptogramme, document diplomatique de la plus haute importance dont je me suis emparé en pénétrant au deuxième étage du Ministère des Affaires Étrangères, au moyen d'un bambou élastique haut de plusieurs mètres, au bout duquel je me cramponnai et auquel le complice qui le tenait sur le trottoir imprima des mouvements pendulaires. Projeté dans la salle aux secrets, ce me fut un jeu de me saisir de ce papier, enfermé dans un coffre-fort dont le chiffre m'avait été révélé par la maîtresse du ministre, personne dévouée, et de revenir dans la rue par le chemin emprunté à l'aller. Sitôt dans mon automobile, je troquai mon maillot collant noir contre un habit de la même teinte et du meilleur faiseur, je serrai le précieux papier dans mon porte-feuille, je piquai deux gros rubis à mon plastron, je passai à mon médius gauche un diamant de la plus belle eau, et j'allumai un londrès au bout d'un fume-cigare en corindon du plus bel effet. À la lueur de ma lampe électrique, je m'assurai dans le miroir de l'impecabilité de ma coiffure et de la séduction qui émanait de toute ma personne, et quand j'eus corrigé d'un geste ce léger rien qui manquait encore à ma toilette pour en établir la distinction, je souris à mon image et je prononçai à voix haute: «Et maintenant Gonzalve, au Palais de l'Élysée!» Gonzalve, c'est mon chauffeur. Ah qu'il eût été surpris, le Ministre des Affaires Étrangères si quelqu'un lui avait dit que ce gentleman correct, ce mondain futile, que lui avait présenté le Vice-président du Conseil et Garde des Sceaux, et qui l'interrogeait sur les vols diplomatiques, possédait depuis un quart d'heure dans la poche intérieure de gauche de son habit ce document capable de mettre le globe à feu et à sang, qu'il croyait en train de dormir dans son coffre-fort! Mais il ne pensait qu'à briller en contant des anecdotes sur les détrousseurs de la Valise, et quand cet exercice fut terminé il ne se soucia plus que du buffet. Je saisis l'occasion de lui fausser compagnie et me voici.»
Mirabelle prit le papier lentement: on put s'imaginer quelle l'allait brûler à la lampe, ou froisser, ou jeter à terre, mais elle le plia soigneusement et l'abrita dans son corsage, puis avec amitié s'adressa au cinquième masque en ces termes: «Omme, mon ami, que m'as-tu donc apporté?» Omme, dont le plus qu'Anicet pensa fut qu'il n'en pensait rien du tout, avança lentement et dit d'une voix blanche: «Voici l'Ohm-étalon que j'ai ravi pour vous dans les caves de l'Institut des Arts et Métiers, où sont recelées toutes les unités du monde. Comme nous ne connaissons pas de moindre objet qui ne nous ait été révélé par la résistance même qu'il nous a opposée et que par suite on peut dire que la notion de résistance se trouve à la base de l'idée de connaissance, et que la physique nous permet d'affirmer sans craindre de nous prononcer à l'aveuglette que la notion de résistance suppose les notions de longueur, de section et de résistivité, ce qui revient à avancer que pour évaluer la résistance d'un conducteur il faut en connaître le coefficient de nature ou résistivité et les dimensions et que d'autre part quand on connaît les dimensions et la nature d'un objet on peut assurer sans forfanterie qu'on le connaît lui-même, on conçoit aisément qu'un conservateur des Poids et Mesures ait été amené à proclamer que l'Ohm-étalon est à l'origine des idées claires de toute philosophie. Ainsi cette colonne de mercure dont la longueur et la section furent calculées de manière qu'une force électromotrice de un volt y développât un courant d'intensité de un ampère vous apparaîtra véritablement pour peu que vous y réfléchissiez, Madame, comme le présent le plus utile, le plus pressant et le plus digne de votre caractère et du mien.»
Mirabelle contempla ce cinquième hommage le temps qu'il lui parut décent quelle le contemplât. Puis elle adoucit sa voix pour interroger le sixième doryphore: «Et toi, mon peintre de paradis, quel jouet as-tu su découvrir?
—Voici, dit le peintre, le grand signal de la bifurcation de la voie de chemin de fer de P* à M* et de celle de Pontarlier à N*. J'ai profité d'un moment d'inattention du garde-voie pour le dérober, de telle sorte que tandis que je vous remets cette belle fleur rouge cerclée de blanc, l'express de 24 heures 30 et le rapide de 0 heure 29 entrent précisément en collision, faute de l'avertisseur coutumier.»
Anicet ne put se retenir de comparer ce dernier don successivement à une tache de sang, à un œil, à un sexe, à un chapeau de conte de fée, mais il dut convenir que le peintre l'avait excellemment comparé à une fleur, et il admira l'élégance géométrique de sa tige de fer. Comme le septième et dernier masque s'était approché à son tour, Anicet ne prit garde qu'à la pauvreté visible de ce nouvel arrivant.
«Cette photographie, dit ce dernier en mettant dans la main de Mirabelle un cartouche de petite dimension, représente Isabelle R* à l'époque des manches à gigot. Au piano elle jouait avec expression le Beau Danube Bleu. Elle pleurait en lisant Pêcheurs d'Islande. Elle allait au Bal de l'Hôtel de Ville en grand décolleté, pour y trouver une âme sœur. Une fois, un Monsieur très bien mis lui avait assuré dans la rue qu'il la connaissait de longue date. Comme elle ne savait pas en apprécier la beauté, la grande Roue et la Galerie des Machines hantaient ses rêves. Elle portait un collier de corail napolitain et était abonnée au cabinet de lecture de la rue Saint-Placide. Elle avait donné son portrait à un jeune homme qui l'avait perdu sur un boulevard dont j'ignore le nom mais dont les arbres en été ont un feuillage sombre et funèbre, et c'est là que ce poète sans talent avec lequel je déjeunais tous les jours dans une crémerie où l'on mourrait de faim pour pas cher, l'avait trouvé sur le bitume, et, l'ayant ramassé, s'était amouraché de cette fille insignifiante qu'il ne rencontrerait jamais, au point que cette passion occupait toute sa vie et qu'il a fallu que je le tue pour lui arracher cette photo sans cadre, jaunie, passée et sans valeur.»
Anicet se tourmentait vainement l'esprit pour trouver un sens à cette scène. Il ne pouvait imaginer que cette cérémonie ne cachât point de symbole, et, ne négligeant aucun détail pour arriver à son intelligence, il se répétait tout bas le nombre de masques, sept, qui lui paraissait fatidique mais qui ne lui donna pas la clef du mystère.
«Vous voilà, lui dit Mirabelle, au chevalet de la curiosité. Vous cherchez bien loin l'explication toute naturelle d'une réunion qui n'est rien de plus que ce qu'elle montre et qui ne dissimule aucune arrière-pensée derrière ces simulacres que vous feriez passer pour ténébreux si l'on vous consultait à leur sujet. Ces Messieurs ont quelque inclination pour moi, et la manifestent par de petits dons, susceptibles de me plaire. Mais comme je vois qu'il est encore ici des points pour vous inquiéter, je vous engage à interroger ces Messieurs qui vous éclaireront mieux que je ne ferais et vous rassureront tout à fait. Marchesino, ajouta-t-elle, en se tournant vers le quatrième masque, parlez, je vous prie, à notre invité de votre association, de son but, de ses statuts, de son histoire. Ce jeune homme a besoin qu'on le mette à son aise.
—Madame, dit Anicet quand on l'eut fait asseoir, je ne voudrais pas que vous me crussiez affecté à l'excès de cette mascarade-ci. Si vous m'avez vu tout d'abord plus décontenancé que d'usage, votre beauté seule en saurait être accusée. Mais par ailleurs le loup ne fait pas le diable, l'on trouve à bon marché sur les quais des boules de jardin, les coupons se soldent à la fin du mois, une mandarine volée ne se reconnaîtrait pas d'une autre, je n'ai aucune compétence en diplomatie secrète, cet ohm-étalon-ci ressemble à un baromètre, la foire à la ferraille peut fournir bien des peintres en signaux, et nous avons tous chez nous un album de photographies du temps de notre enfance. Je n'aurais donc guère besoin d'être mis à mon aise si la nudité de mon visage ne m'offusquait quand je contemple les masques de ces Messieurs vos amis. Si vous voulez me délivrer de tout souci, dites-leur de retirer ces loups ou de m'en donner un, que je revête l'uniforme.
—Madame, gronda le voleur de documents, votre jeune homme ne semble guère gêné, et le petit air insolent qu'il croit décent de prendre n'est pas pour m'inciter à des confidences.
—Laissez, Marchesino, dit Mirabelle, cette assurance n'est que de surface. Et vous, Monsieur l'ironiste, quittez un ton voltairien qui n'est pas de saison et me déplaît fort. Votre incrédulité, les railleries quelle affecte, sont ici totalement déplacées et marquent un esprit trop mesquin pour que vous ne rougissiez pas de l'avoir montré.»
L'effet de ces paroles sur Anicet fut si grand qu'il se sentit honteux de sa conduite. Il en éprouva un tel dépit qu'il lui fallut bien s'avouer amoureux de la belle qui le lui faisait ressentir. Cette idée nouvelle le surprit et l'engagea à plus d'aménité envers ces hommes masqués affligés d'une faiblesse semblable à la sienne. «Pardonnez, Messieurs, dit-il, mon incorrection, mais la curiosité l'emporte sur ma mauvaise éducation et je n'ai plus d'autre envie que d'apprendre de vous-même ce que j'ignore de vous et qu'il vous semblera bon de m'en confier. Mais ne prenez pas en mauvaise part ma prière réitérée d'enlever vos masques, qui me causent, je vous le jure, un réel malaise. D'autre part il est d'habitude immémoriale qu'en pareille occurrence le personnage au visage nu objurgue ses compagnons masqués de quitter leur anonymat, et reconnaissez que ce serait méconnaître toutes les traditions que de ne pas accéder à cette demande.
—Monsieur, dit le Marchesino, nous portons masque surtout dans la crainte qu'on nous juge sur la face et non point d'après l'esprit. Aussi pour vous satisfaire, nous vous dirons chacun notre histoire, afin que nos traits n'influent pas sur l'idée que vous vous ferez de nous. Comme je ne vois pour ma part aucun motif de vous refuser une si minime satisfaction, je vous raconterai ma vie. Je suis né dans les Abruzzes...
—Ah cher Monsieur, je vous arrête là. Si vous me narrez vos aventures, l'honnêteté voudra que vos six compagnons en agissent de même et que je les écoute avec la même attention. Cet exercice me paraît un peu fatigant et vous semblera tel si vous voulez bien considérer que je viens d'essuyer un récit de belles dimensions et d'en commettre un autre, que j'ai assisté au défilé de vos présents et que vous êtes sept en vous comptant. Je puis donc sans trop préjuger penser que quand ce sera le tour à ce Monsieur qui donne des photographies de nous fournir une notice autobiographique, le lecteur et moi-même nous laisserons aller à une douce somnolence dont vous serez le premier offensé. Pour éviter un tel inconvénient, restez couverts, Messieurs, je ne m'en formaliserai plus, et dites-moi seulement pourquoi vous êtes sept à offrir des présents singuliers à une dame que vous appelez d'un bien beau nom.
—Nous l'appelons Mire ou Mirabelle suivant notre humeur, sans attacher un sens à ces vocables qui nous semblent aussi doux à l'ouïe que Madame est plaisante à la vue. Si nous nous trouvons ici sept à la courtiser, le hasard seul l'a fait et non la préméditation. Nous avons été plus ou moins nombreux suivant les années à nous empresser autour d'elle, nous variâmes de deux à cent, et cependant notre culte n'a point changé.
—Excusez-moi de vous interrompre, dit Anicet en constatant soudain la disparition de la beauté dont ils étaient occupés, mais je ne vois plus cette aimable personne, malgré l'insistance que je mets à sonder l'ombre qui nous entoure, non plus que les présents que vous lui offrîtes et qui ont déserté bien mystérieusement cette table.
—Ne vous émerveillez pas outre mesure d'une promptitude de départ assez familière à Mirabelle. On ne saurait la voir longtemps. Elle échappe soudain au moment le moins attendu aux regards de ceux qui voudraient détailler sa beauté, mais qui, par un charme inexplicable, en furent arrêtés tout le temps de sa présence. Elle garde ainsi ce prestige des formes entr'aperçues. On ne sait jamais, alors quelle vient de disparaître, quand elle daignera se laisser approcher à nouveau. Son apparition semble le plus souvent la récompense de certains actes, de certaines paroles. On croirait que Mire suit ses adorateurs, les épie, les écoute et que, lorsqu'ils parlent ou agissent à son gré, cette beauté se montre à eux pour reconnaître leurs mérites. Nous n'avons pas été sans nous apercevoir du pouvoir évocateur qu'exercent sur elle des mots, des phrases, des attitudes. Chacun de nous possède deux ou trois procédés susceptibles d'attirer Mire, mais nous les manions sans sûreté, par routine un peu, rarement avec efficacité. Un de nos anciens compagnons doué du don d'émouvoir ses auditeurs chaque fois qu'il parlait de ponts suspendus, avait remarqué qu'elle accourait sitôt qu'il effleurait ce sujet. Épris comme nous le sommes tous, il abusa tellement de cette méthode que Mire se lassa de l'entendre et ne se montra plus qu'en son absence. Il en mourut de rage, c'est-à-dire qu'il se fit commis-voyageur et quitta notre compagnie. Car le seul prix à notre fidélité, à notre attachement, à nos travaux est de contempler Mirabelle aussi souvent qu'il lui plaît. Peut-être un jour quelqu'un de nous gagnera-t-il assez son estime pour qu'elle se donne à lui, mais encore, que nous l'espérions chacun pour nous-même, cette éventualité paraît si lointaine qu'il n'existe entre nous que de l'émulation sans jalousie. Si par aventure elle distinguait deux ou plusieurs d'entre nous, ils vivraient en paix, car elle est faite si généreusement qu'elle peut dispenser de l'amour à beaucoup sans frustrer personne. On ne lui a connu que deux amants heureux lesquels sont morts assez rapidement pour donner à réfléchir. Le dernier avait gagné ses bonnes grâces en transfigurant pour elle les horreurs de la guerre, aussi trépassa-t-il le jour même que la guerre se termina. Dans l'espoir de lui succéder, nous nous efforçons tous de découvrir ce qui peut embellir la vie, rien dans cette recherche ne saurait nous arrêter. Nous avons mis de côté tous les préjugés, mais, cartésiens bien entendus qui ne pouvons vivre sans règle de conduite, nous avons pris notre esthétique pour morale, ce qui est d'une commodité très grande et d'une ingéniosité que vous apprécierez sans doute. Grâce à ce subterfuge nous sommes devenus une compagnie policée qui collabore toute entière à l'avènement des aspects nouveaux du monde. Parmi nous vous ne compterez plus que des artistes, deux poètes, un peintre, un criminel, un acteur, un dandy, un physicien; bref, nous sommes précisément ce que l'Académie Française n'eût jamais dû cesser d'être. Mais aussi ne choisissons-nous pas nous-mêmes parmi ceux qui veulent entrer dans notre cercle. La beauté que nous servons assume cette tâche, et le cérémonial de réception, variable et fantaisiste, suit néanmoins toujours le schéma de la scène à laquelle vous participez ce soir. Car je ne pourrai vous cacher plus longtemps que Mire aux yeux d'argent vous a désigné pour être l'un des nôtres, et m'a chargé de vous en faire proposition.» Le masque se tut, et l'on comprit bien qu'il était content d'avoir ménagé son effet de si longue main. Anicet qui de toute cette aventure n'avait retenu que la fugitive Mirabelle et auquel on offrait les moyens de la revoir fut transporté de gratitude. Il s'était dit mentalement amoureux d'elle quand cette beauté l'avait réprimandé, il ne lui vint pas à l'esprit de contrôler cette affirmation. Ainsi quand une fois on s'est laissé aller sans réfléchir à certaines pensées, celles-ci revêtent l'apparence de vérités établies, lesquelles il faut combattre plus longtemps pour les chasser que les certitudes patentes, toujours à la merci de l'imagination. Le jeune homme ne laissa pas le temps à l'auteur de faire preuve de pénétration psychologique et tendit les mains vers les hommes masqués, d'une façon un peu dramatique à mon goût.
«J'accepte avec enthousiasme, s écria-t-il, car au moment que Madame Mire m'a fait monter chez elle, je cherchais justement un but à ma vie. Je ne m'étonnerai pas de l'avoir trouvé si vite, cette rapidité me prouve surabondamment que ma destinée me range à vos côtés. Que faut-il faire? Je suis prêt à donner n'importe quel gage, la prunelle même de mes yeux, de J ardeur que j'apporte à concourir avec vous dans les épreuves les plus périlleuses. Je renonce ici pompeusement à tout ce qui n'est pas Mirabelle, et cependant j'avais devant moi pour peu que je voulusse bien succéder à mon père un bel avenir d'agent de change. Rien ne me semble plus beau que le sort que j'adopte à cette heure: ainsi, tard dans la nuit, après le théâtre, quand je me promenais par les rues avec mes amis, les projets que nous faisions dans l'ivresse de l'ombre et des paroles nous paraissaient si grands et si généreux que nous nous égalions sans peine aux plus hauts génies de l'humanité. Dans le transport de cet instant, je me comparerai volontiers sans craindre les moqueries à Buffalo Bill abandonnant l'empire des prairies pour accepter l'engagement de Barnum and Bailey. Enfin, puisque j'appartiens à votre compagnie, il ne me reste plus qu'à vous demander le nom que vous lui avez donné selon l'usage.
—Notre association est anonyme, dit quelqu'un, et sa force réside en son anonymat. Le monde sent obscurément qu'elle existe mais n'ayant pas de vocable pour la cataloguer n'a aucune prise sur elle et n est jamais rassuré à son sujet. L'histoire des récentes écoles littéraires nous a appris à nous défier des étiquettes. Les classiques n'avaient pas de nom et nous sommes les classiques de demain.»
Les instants qui suivirent furent consacrés à la présentation d'Anicet par lui-même à ses nouveaux collègues. Il leur raconta ce que nous savions déjà de lui, puis à la prière universelle il récita en y mettant le ton le poème suivant, pour donner une idée de sa veine:
J'endosse un habit de gala
Beaux sentiments que de chevalerie
Je pose pour la galerie
Dans la gloire d'un col de chinchilla
Que par pure galanterie
Je compare aux bras de Marie.
Mais il vit bien que cela n'était pas fait pour plaire à ses compagnons. Aussi lui annonça-t-on avec quelque brusquerie l'intention de la bande de tenter sur l'heure une expédition dont le but importait peu, mais qui devait servir d'épreuve à son jeune courage et lui fournir l'occasion de montrer le cas qu'il faisait des préjugés du commun.
—Ne vous étonnez de rien, lui dit le quatrième masque, et agissez suivant que le souci de la beauté vous l'ordonnera; ainsi par vos actions nous pourrons juger de votre esthétique mieux que nous ne faisons par le médiocre sixain que vous nous avez débité.
—Je vous suis, Messieurs, répondit Anicet, et vais m'efforcer de ne rien faire qui ne plaise à Mire. Dans cet instant que derrière vous je quitte cette pièce, que je cache mes traits sous le loup de velours noir dont vous m'avez pourvu, je me retourne sur le seuil et je regarde la chambre pour y voir, comme i! se doit, dans un éclair, toute ma vie passée. Elle surgit de l'ombre périphérique et se ramasse dans la clarté nue de la lampe sur la table. Adieu, belle vie du monde, je pars et te sacrifie à l'idéal plus pur de l'art et de l'amour, adieu, flamme joyeuse, adieu, feu de mes jours.»
Comme il disait ces mots, le vent du dehors qui s'engouffrait dans son manteau l'emporta comme une feuille et pénétra dans la pièce où ne vivait plus que la lampe, qu'il souffla. Anicet ne vit plus rien, que la nuit.
CHAPITRE QUATRIÈME
ANICET CHEZ L'HOMME PAUVRE
Depuis six mois qu'il ne vivait plus que pour elle, Anicet n'avait fait qu'entrevoir Mirabelle de temps en temps au prix des plus périlleux exploits. Quelques minutes d'entretien l'avaient payé de la formidable machination du vol des Musées: dans la même journée disparurent de tous les Musées de Paris, grâce à la complicité des gardiens, tous les Greuze, les Boucher, les Meissonnier, les Millet, les Harpignies, les Pissarro, les Carolus Durand, les Antonin Mercier, les Bartholomé, les Dalou. Les conservateurs sur les dents lancèrent en vain la police à la recherche des œuvres disparues. Les plus fins policiers échouèrent, et l'affaire allait être classée lorsqu'un soir, en sortant du théâtre, Paris vit avec stupéfaction un immense brasier au sommet de l'Arc de Triomphe. Le produit des vols brûlait et brûla si bien que rien n'en resta, que les statues retrouvées en miettes. La presse ne parla plus d'autre chose pendant quinze jours. Il n'y en eut pas un que quelque journal n'étalât sur sa manchette le titre: LES VANDALES. Les conjectures saugrenues furent toutes faites. On accusa les franc-maçons, les jésuites et les bandits en auto. Les apologies surgirent, comme l'herbe entre les pavés, des peintres et des sculpteurs dont l'œuvre était détruite. On ressortit à toutes les devantures pour que les âmes sensibles et les natures artistes se lamentassent à ce spectacle sur la perte éprouvée par la France et par l'Art toutes les reproductions qu'on put trouver, et l'on en trouva à revendre, de la Cruche cassée, des Glaneuses et du Gloria Victis. On cita avec attendrissement un millionnaire américain qui sacrifia une fortune pour faire reconstituer avec exactitude, d'après des cartes postales en couleurs, le Rêve de Détaillé. La France entière et le monde avec elle pleurèrent à qui mieux mieux ce massacre de la Beauté. «On sait, annonça un soir le Temps, la légitime indignation, la réprobation universelle et le cri d'horreur unanime que provoqua le mois dernier l'hécatombe inexpliquée encore des chefs-d'œuvre de l'art plastique français. Nos lecteurs seront, nous n'en doutons pas, heureux d'apprendre que le sous-secrétariat des Beaux-Arts, devant l'incurie et l'incapacité de la police, n'a pas hésité au prix de gros sacrifices à attirer sur le continent le célèbre détective américain Nick Carter qui consent à s'occuper de cette mystérieuse et troublante affaire et qu'on attendrait prochainement au Havre. Nous formons tous les vœux pour que ce remarquable limier découvre les criminels, parvienne à les dépister, à livrer à la justice ces noirs scélérats qui n'ont pas craint de s'attaquer aux plus belles et aux plus nobles visions que l'homme ait eues de la nature.» Quand Anicet eut suffisamment goûté le style de cette information, il replia son journal et brisa le cachet de la lettre qu'il venait de recevoir. Il lut:
«Mon fils bien-aimé,
«Depuis ton départ, la maison est si morte, la vie est si morne que je ne sais ce qui me retient dans l'une et dans l'autre si ce n'est l'espoir de ton retour. Hélas, ton père m'apprend cette fatale résolution que tu prétends avoir prise, de ne plus jamais revenir. Mon enfant, mon enfant, je ne peux pas y croire. Tu avais les yeux d'un petit qui aime sa mère, et je ne saurais m'habituer à me passer de ces yeux-là. On dit que tu te montres en public avec de vilaines gens, que tu te conduis mal, mais je n'écoute pas ces propos. Tu n'agis jamais, je te connais bien, que pour obéir à une conviction profonde. Ton père, furieux, me charge de te dire que si tu ne rentres pas d'ici huit jours. il te coupera les vivres et te défendra de te présenter jamais devant lui. Cela me fend lame d'écrire de pareilles duretés, mais il ne veut pas s'en dédire. Mon Agnelet, je t'en conjure, ne le tente pas, cède et reviens-nous. Pense que je n'aime que toi, que je touche à l'âge irréparable où rien n'existe que le passé. J'ai vingt ans à vivre encore peut-être si tu me restes, mais si tu me fais défaut, tout s'écroule. Songe à notre vie en commun, à ton enfance, à tout ce que tu me dois, à cet amour de ce qui est beau que je t'ai communiqué. Rappelle-toi ces jours de soleil, quand tu me faisais mettre devant la croisée pour que la lumière joue à travers mes cheveux blonds. Rappelle-toi les grands tournesols que tu cueillais pour fleurir ma chambre. Rappelle-toi les dimanches passés à lire ensemble... et cætera et cætera... les soirées... Ffffft... Mon chéri, se peut-il que tant de douceur calme soit finie? Ne me laisse pas mourir seule, Anicet, ne me laisse pas sans amour. La vieillesse est une perspective si terrible pour ceux qui n'ont pas d'enfant... Heu... Heu... On est une jeune femme, puis un matin on a l'idée qu'on devrait se teindre. Oh ça passe, ça passe. Nulle tristesse n'atteint celle-là... Tutt... Tutt... Ne m'abandonne pas à cette nuit. Mon petit, si, comme on le raconte, c'est pour une femme que tu veux nous quitter, épouse-là quelle qu'elle soit: j'obtiendrai ton pardon; ou vis avec elle, je fermerai les yeux, je serai même ta complice; j'accepte tout, mais reviens-moi. Ne désole pas à jamais ta pauvre maman toute grise.
«Hélène.»
—Le temps est clair aujourd'hui, dit le Marchesino quand il vit qu'Anicet avait achevé sa lecture, et ce petit froid de janvier est d'une lucidité à faire peur.»
Sans répondre Anicet tournait la lettre entre ses doigts avec des précautions infinies; il la roulait délicatement, avec un air appliqué. Quand il eut achevé d'en faire un cornet. qu'il l'eut parfait, qu'il l'eut perlé, il sortit de sa poche un briquet à essence. Puis il alluma le papier par le bord; la flamme se propagea en cercle, vacilla, comme un mouchoir pour l'adieu, brilla trop vivement, puis mourut près du sommet, en se restreignant peu à peu à un cercle bleuâtre qui alla diminuant, qui pâlit, se détacha de la feuille un instant, flotta comme un nimbe miraculeux, puis disparut avec plus de précipitation qu'on n'en attendait. Il ne resta plus entre les doigts d'Anicet que quelques cendres qu'il secoua, qui s'envolèrent, dansèrent dans le soleil et se dispersèrent.
Alors le Marchesino vit des larmes sur le visage d'Anicet:
«Vous pleurez, dit-il?
—N'avez-vous jamais versé des pleurs au moment de la volupté? Elle atteint parfois des régions si intimes qu'elle exige ce tribut des yeux. Et certes j'avais ressenti une joie profonde à ce feu de la Saint-Jean l'autre jour sur l'Arc de Triomphe. Mais je brûlais alors des objets d'exécration, tandis que je viens de regarder consumer ce qui fut jadis tout mon amour. Doux renoncement de ce qui ne me tient plus au cœur, mais au souvenir, comment ne pas pleurer en me reniant moi-même? Je trahis l'enfant que je fus, avec décision, et je ne crains pas de m'avouer la mort des affections anciennes. Les fers tombent: je cesse d'être esclave de mon passé.»
À ce moment on s'aperçut que les interlocuteurs se trouvaient dans un Biard près de Saint-Philippe-du-Roule. La laveuse de vaisselle regarda le jeune Anicet avec des yeux si ronds qu'on ne put ignorer plus longtemps qu elle était sa maîtresse et qu'il l'appelait Traînée. Le masque voleur de mandarine qui, pour l'instant, portait au lieu de loup le visage de la naïveté, un chapeau melon, une canne d'osier et un nœud-papillon tout fait, se penchait par-dessus le zinc éclatant pour embrasser Traînée que son travail portait alternativement de chaque côté de la pile d'assiettes qui la séparait avec précision du poursuivant malheureux. Le patron du café (Boulard aîné), colosse obèse en bras de chemise, surgit entre les réservoirs nickelés, fit glisser la peau de son front chauve de bas en haut sur son crâne de telle sorte que ses yeux sortirent de ses orbites et que ses moustaches noires remontèrent vers ses yeux; il roula ses pupilles de droite à gauche, puis de gauche à droite et mugit d'une voix rauque: «Un malt Kneipp, Monsieur Pol?»
Monsieur Pol recula d'effroi jusqu'aux portes vitrées, ballantes, chargées de lettres blanches, qui cédèrent sous ce supplément de poids et laissèrent sortir le galant effaré.
«On sacrifie plus aisément, reprit Anicet, l'avenir incertain que le souvenir assuré. L'homme redoute le risque. Et moi, je joue contre une possibilité vague tout ce que je possède encore aujourd'hui. Voici mon dernier billet de mille francs, ma famille ne m'en donnera point d'autres et je ne sais aucun métier. À travers le jour, je regarde encore une fois les figures du filigrane dans le médaillon blanc. L'art. 130 du Code Pénal punit des travaux forcés ceux qui auront contrefait ou falsifié les billets de banque autorisés par la loi, ainsi que ceux qui auront fait usage de ces billets contrefaits ou falsifiés.»
Sa main droite tenait le précieux papier en l'air, sa main gauche s'efforçait malhabilement d'allumer le briquet. Un consommateur auquel on n'avait tout d'abord pas pris garde, rasé, coiffé d'une casquette à carreaux noirs et blancs et doué d'un accent américain indubitable, se précipita pour arrêter le geste incendiaire: «Un instant, gentleman, si vous ne voulez plus de cette banknote, je la prends.» Il fit mine de la saisir. Mais au même moment, Pol qui venait de rentrer dans le café vit aux regards que Traînée fixait sur le papier magique que cette belle personne, ses robustes biceps, le pouf volumineux de ses cheveux blonds, ses joues rouges, le bouffant de tulle qui lui engonçait le menton, appartiendraient à celui qui lui donnerait les mille francs en litige. Il lança violemment les battants des portes de façon à provoquer un courant d'air brutal lequel arracha le billet des doigts d'Anicet, l'entraîna hors de portée de l'Américain, l'enleva au-dessus de la tête de Pol et l'emporta dans la rue en tourbillonnant. Pol s'élança derrière lui, l'Américain derrière Pol, Traînée éperdue à leur suite, retroussant ses jupes, puis levant les bras au ciel, puis portant avec effroi ses mains à ses joues, enfin le tenancier du café pour rattraper Traînée. À travers les vitres on vit tournoyer la bande comme un essaim de mouches. On la vit osciller, courir, revenir puis s'éloigner si bien que la perspective permit de croire quelle montait en zig-zag sur la façade des maisons.
«Sans doute, ma mère imagine-t-elle d'après les rapports qu'on lui en a fait que je veux épouser cette fille-là, dit Anicet en montrant au; loin Traînée que son patron attrapait par un pied, mais je sacrifierai aussi l'amour charnel au but que je veux atteindre. Je lègue ma maîtresse à Pol sans le moindre regret. Je vous laisse, cher Marquis, le soin de régler les consommations.»
Sur ces mots Anicet sortit du Café et s'éloigna. Quand il fut hors de vue, il sortit d'une poche un autre billet de mille francs et le mit soigneusement dans son portefeuille. Mais il ne vit pas l'Américain, qui le suivait à distance sous un déguisement hâtif.
«La pauvreté, pensait Anicet, s'appelle aussi la misère. A priori je ne sais pas si je pourrai la supporter. Car pour moi qu'est-ce qu'un homme pauvre hors un mendiant ou un camelot? Sans doute est-ce aussi, comme mon ami le peintre M. l'homme marié qui vit dans un petit appartement de trois pièces au sixième d'une maison de sept étages, dont les chambres sont meublées de sièges de jardin et tapissées de papier modern-style. On compte trois portes sur le palier, et il n'y a l'électricité que jusqu'au cinquième. Mais ce manque de confort lui coûte encore six heures de présence quotidienne dans un bureau, et trois visites au jour de l'an. Autant se faire agent de change et gagner des cent mille francs. Les travaux dont je me sens capable entraînent une pauvreté plus absolue: l'Homme Pauvre seul peut me renseigner sur elle.» Il appelait ainsi le septième masque, nommé Chipre, qui demeurait dans une chambre si vide qu'il fallait compter le lit pour y trouver trois sièges. Une chaise, une planche fixée au mur en guise de table et surchargée de pots de colle, de papiers et de bouteilles d'encres de couleur, une seconde planche en guise de bibliothèque où dormait le Tome XIV de Fantômas, le Tome III des Confessions de Saint-Augustin, et l'Almanach Vermot, un petit homme sans âge et sans faux-col, une fenêtre sans rideaux par laquelle on apercevait les enfants des ouvriers des trois corps de bâtiment, un tabouret boiteux sur lequel se maintenait Anicet, un éventail «Petit vent du Nord» sur la table, formaient tout le décor. «On se fait à cette vie-là comme à celle des cours, dit Chipre, quand il n'y a pas moyen de l'éviter. Vous ne pouvez pas très bien comprendre le sel de cette plaisanterie parce que vous avez toujours eu une famille. «Jean, disait ma mère, donne un sou au pauvre.» À votre âge je ne savais rien d autre de la misère. Mais quand j'eus quitté les miens, je connus de dures journées. La première fois que je sentis mon malheur, j'étais dans la rue avec une femme... oui. Jeunesse. Elle admira les violettes d'une marchande de quatre-saisons. Quand je voulus payer le bouquet, je n'avais qu'un sou dans la poche. Ce n'est que plus tard que cela commença avec la faim. Un jour, avec un ami, nous avons pleuré en lisant la Chute d'un Ange. C'est que le matin même en regardant par la fenêtre de notre mansarde le trottoir du boulevard Bonne-Nouvelle, nous nous étions demandé si nous ne nous jetterions pas sur lui. Mais quelle liberté: échapper à toute classification, n'être ni le fruitier du coin, ni le sous-chef de bureau de la Direction du Service des Chemins Vicinaux. Dialogue entre les conjoints qui passent: «Poulot, que fait donc ce Monsieur?
—Mais rien, ma biche, c'est un poète.» À quoi ne s'habituerait-on pas à la longue? Ne pas avoir d'argent empêche de fréquenter ceux qui en possèdent. Aussi les gens riches ne voient-ils que leurs semblables, et il n'y a pas de quoi les envier. Ceux qui viennent me voir, comme vous, ne viennent que pour moi-même et me suffisent. Je n'ai pas besoin de tous les luxes des hommes, j'ai assez d'imagination pour y suppléer et je ne peux pas sentir les œuvres d'art, ni les livres. Aussi mes amis ne m'envoient-ils plus les leurs, parce qu'ils savent que je les porte aussitôt chez le bouquiniste. Cela ne me gêne nullement. Voyez-vous bien, jeune homme, le grand bienfait de la pauvreté, c'est de donner le droit de rester seul.» L'ombre descendait, le froid aussi.
«On n'a pas besoin de se voir pour parler, reprit Chipre, cela permet de mentir à son aise. Comme cela serait gênant une lampe qui ferait voir la pensée! Ces journées d'hiver si courtes engagent à la somnolence. Dans cet état j'entends les bruits extérieurs et les voix des prophètes. Je reste les yeux clos, comme sur une mer, et j'écoute la maison toute entière, les cris de la concierge, les racontars de la dame du second qui fait des ménages chez des gens qui ne sont pas mariés, figurez-vous, les jeux des enfants, l'écho de la politique. Tout se décale avec facilité sans que j'y prenne garde, et pour peu que je remue légèrement et que les idées remontent vers le haut, tout d'un coup suspendues au-dessus du sol, un poème de plus peuple la terre. Attendez, je vais allumer, si, si, vous n'êtes pas accoutumé à la nuit.»
Dès que la lampe à pétrole brilla sous son abat-jour de carton dessiné sans compas, il fit plus noir dans la pièce; Anicet ne distingua même plus Jean Chipre qui disait: «Pauvreté, pureté. La richesse dans l'art s'appelle mauvais goût. Un poème n'est pas une devanture de bijouterie, les créateurs sont ceux qui forment la beauté de matériaux sans valeur. J'admirerais sans réserve les sculpteurs qui nous donneraient les statues de carton. Bleu, le génie de cette époque, se sert pour ses tableaux de papiers peints, de journaux, de sable, d'étiquettes. La richesse me paraît encore détestable de ces gens qui pour dire une chose trouvent toujours trois mots. Soyons plus pauvres.»
Machinalement il feuilletait le cahier qu'Anicet portait pour se donner une contenance, et qui renfermait les poèmes du jeune homme. Comme il les parcourait des yeux tout en parlant, il prit à témoin le sixain qu'Anicet avait récité le soir de sa première entrevue avec Mire:
«Tel est ce sixain, dit-il, charmant, mais qui le serait davantage habillé en quatrain. Comparez, je le transpose à mon idée, grossièrement, votre version mieux faite et la mienne plus gauche.
J'endosse un habit de gala Beaux sentiments; mon habit de gala. Beaux sentiments que de chevalerie Tout pour la galerie. Je pose pour la galerie La gloire: col de chinchilla. Dans la gloire d'un col de chinchilla Plus galamment: bras de Marie. Que par pure galanterie Je compare aux bras de Marie Vous voyez quelles redondances cela supprime. Après tout, c'est vous qui avez raison, je bafouille et votre poème est délicieux:
Dans la gloire d'un col, de chinchilla.
C'est bien dit, c'est élégant, c'est distingué. Il n'y a que vous pour la distinction: la fine fleur de la poésie moderne. Cela vous plaît-il: la fine fleur de la poésie moderne; l'œillet du poète et le désespoir du peintre. Croyez-moi cependant et faites vœu de pauvreté. Il faut savoir se garder de tous les développements faciles, se borner à exprimer une image sans la poursuivre. L'abondance nuit. Surtout évitez la description, fastidieuse et trop aisée, richesse de mauvais aloi. Il y a bien longtemps que nous savons tous les arbres verts. Tuez la description. Le souci de briller ne doit pas vous conduire. Il faut que vous soyez animé d'un véritable esprit de sacrifice, que vous risquiez de n'être pas entendu plutôt que d'exploiter une image ou une situation. Ayez en toute chose l'esprit de pauvreté. Le christianisme a compris admirablement l'importance de cet esprit en l'exigeant des prêtres, qui ne restent chastes que grâce à lui. Heureux les pauvres en esprit.»
Anicet avait froid. Ce qui faisait à ses yeux l'autorité de Chipre c'était que son esthétique s'adaptait si merveilleusement à sa vie, qu'il passait sans s'en apercevoir des considérations sur l'existence aux considérations sur l'art. Véritablement on pouvait assurer qu'il avait son esthétique pour morale. Mais Anicet, plus sensible au froid qu'aux paroles, grelottait à ne pouvoir se résoudre à la pauvreté. Le seul fait d'avoir une esthétique différente lui permettrait une vie sans misère. Croyez-vous d'ailleurs l'esthétique un organe aussi indispensable que le cœur ou les poumons? Venu pour chercher la résignation, il trouvait à l'exemple de Chipre la force de se décider à la lutte. Il la concevait, non comme une révolte romantique, mais comme une expédition clandestine sans déclarations préalables par crainte du gendarme et de l'opinion. On tient le vol et le plagiat en discrédit pour des raisons sensiblement analogues et sensiblement aussi fragiles.
«...Ce saint personnage, poursuivait Chipre, avait commencé comme tous les bienheureux par être l'amant d'une femme de mauvaise vie.»
La porte l'interrompit avec fracas et l'on vit entrer, suivi d'un homme d'aspect sordide et raisonneur, le peintre Bleu qu'on n'aurait pas eu de peine à reconnaître pour le masque donateur du disque rouge si l'on eût jamais aperçu son visage nu, tout simplement céleste. Bleu tourna sa bouche violette vers Chipre, qui la regarda s'ouvrir comme un astre. «Je viens, dit-il, te contempler, vie de nos souffrances, cher Pauvre, avec la délicieuse pitié de ce passé commun hors duquel j'ai pu seul m'évader. Dans ma pelisse à col d'astrakan, je m'approche de toi, Jean la Misère, aimable compagnon de ma jeunesse gelée, hiver sans charbon de l'atelier sans meubles, à cette heure où les becs de gaz, gardiens de la paix des rues, oublient la tristesse du jour, Arlequins efflanqués des trottoirs, pour danser dans l'ombre joyeuse. Douceur de participer un peu à ce froid dans lequel tu vis! Regarde-moi: je suis la gloire. J'ai réalisé tous nos rêves, et j'ai donné mes papiers de couleur contre des billets de ciel. Maintenant l'Homme Arrivé regarde avec émotion l'image vieillie de ses années de lutte et son vêtement élimé, en se remémorant avec ivresse le prix fabuleux qu'il a payé la casquette de drap fin qu'il porte tous les jours. Tu m'apparais comme au fond d'une glace, ami modèle qui n'as pas trahi la première idée que je me faisais de moi-même. Mais tes yeux ne me renvoient pas que le regard fidèle des miroirs: ils s'étonnent de ma grandeur et de ma richesse. Créateur de la faune du fantastique nouveau, hippogriffes et sirènes, je me suis peint un sort magnifique en forme de chimère moderne, circulaire et dorée. Admire le cigare coûteux que je vais allumer: nous sommes trois dans le monde à en fumer de semblables, un milliardaire, un convict et moi.» Le point de braise devint intense aux lèvres du peintre, et dès les premières bouffées de fumée, il se répandit dans la pièce une douce chaleur et l'odeur même de la richesse, qui pénétrèrent les assistants, les transformèrent, les transportèrent, si bien que, quand la lumière du cigare éclaira le spectacle avec la puissance d'un arc électrique, Anicet se trouva dans un fumoir confortable de style anglais: il était assis dans un fauteuil de cuir, au milieu des personnages précédents, revêtus ainsi que lui-même d'un smoking de bonne coupe. L'éclairage semblait émané de partout et l'on entendait dans un probable salon voisin le bruit assourdi d'un orchestre tzigane, et parfois le rire mondain d'une femme décolletée. Sur une table de bois rouge sombre, luisante, propre et sans linge, en bonne place, une bouteille au col trop long et quatre verres de cristal aux pieds trop minces attendaient justement Bleu, Chipre, Anicet et l'Inconnu. Pour la première fois l'attention se porta sur ce dernier: «Maintenant que nous voici dans un décor banal, reprit Bleu, je vous présente le Bolonais critique d'art et représentant des journaux d'Amérique.
—Monsieur, dit Jean Chipre, est critique d'art? Que Monsieur me permette de regarder Monsieur. Critique d'art! Je n'avais jamais vu de si près un critique d'art. Quelle bonne fortune: je tourne autour d'un critique d'art, et il ne me mord pas. Mais si vous n'avez pas de plumes de couleur comme un perroquet comment faites-vous pour être critique d'art? Est-ce par vocation qu'on devient critique d'art? Ou bien faut-il avoir des protections dans l'administration? Est-ce qu'il y a de l'avancement dans la critique d'art? Nourrit-elle son homme? En quoi consiste au juste le métier des critiques d'art? Font-ils vœu de chasteté? Ne jamais procréer, ce doit être bien dur. L'alcool ne vous est pas défendu? Critique d'art, oh vraiment critique d'art?» Le ton que Chipre mit dans ces derniers mots décela qu'il portait monocle. Il remplit les verres, qu'il choqua légèrement au passage, de telle sorte qu'on entendit le cristal souffrir à voix haute et que les vibrations donnèrent d'une façon aiguë aux quatre convives la notion du cubage d'air de la pièce.
«Dans soixante-treize papiers, dit le Bolonais avec un accent yankee sans retenue, je prépare les jugements de la postérité. Dans quatre-vingt-dix-sept papiers, je rends les jugements de la postérité. Mais, bien que je fasse partie d'une société de tempérance, je reprendrai volontiers de cette liqueur.» Il se versa une deuxième rasade, la but comme la précédente et continua: «Ma profession s'exerce facilement pourvu qu'on sache se servir de petits appareils, sortes de manomètres appelés critères, nom qui vient du mot américain critérium. De plus le critique d'art possède un certain nombre de clichés. L'aiguille du critère lui indique le numéro d'ordre du cliché à employer. Rien de plus simple. Enfin la mission du critique d'art est de rechercher les artistes qui par leurs théories et leurs œuvres pourraient troubler la paix publique et de les dénoncer à la vindicte des gens de bien et de goût. Dès que l'ordre est menacé, il doit le rétablir en rendant la fraude et l'anarchie manifestes. Il ne recule pas devant le scandale, mais ne le provoque que pour le condamner. C'est, somme toute, une façon de détective, un policier de l'art.» La troisième rasade suivit cette belle comparaison; il y en eut une quatrième, puis le Bolonais prit un air spirituel.
«Monsieur, dit Anicet, puisque c'est votre partie, dites-moi si un véritable amant de la beauté doit être pauvre ou riche (je ne sais si je me fais bien comprendre).
—Jeune homme, répondit le Bolonais, auquel des deux critiques vous adressez-vous? à celui des contemporains? ou à celui qui représente la postérité? Pour le second, les vrais artistes sont ceux qui meurent de faim, mais pour le premier, ce sont ceux qui se mettent dans leurs meubles.»
Du salon voisin vint une valse lente. Le Bolonais vida pour la cinquième fois son verre et tout se mit à tourner au rythme de la musique, la petite bibliothèque sur son pivot, les aiguilles sur la pendule, les idées dans les esprits. Les quatre interlocuteurs n'envisagèrent plus le paysage du même point de vue, de telle façon qu'un spectateur impartial qui n'aurait pas su choisir entre leurs quatre visions, n'eut plus obtenu de la scène qu'une photographie brouillée par la superposition des clichés. Cette dislocation était l'image du trouble même apporté dans la conversation par la musique. Les pensées des personnages, portées à hue et à dia suivant le gré de leur sensibilité auditive, ne coïncidaient plus, ne se coupaient même plus en aucun point, et filaient dans des plans mentaux différents. Pendant quelque temps encore Chipre et Bleu gardèrent quelque contact en évoquant simultanément des souvenirs communs, puis ils ne furent plus que parallèles, se perdirent de vue, et divergèrent à leur tour. Le coq-à-l'âne régna sans conteste.
«L'homme, disait Bleu les yeux noyés, c'est un être maigre qui tient les enfants pendant que la femme se peigne.
ANICET.
L'amour ne saurait se passer de fourrures ni de petits chiens.
JEAN CHIPRE.
La petite fille enfilait inlassablement toute la journée des perles d'une couleur merveilleuse dont elle ignorait le nom: «Elles sont opalines», dit la mère. Aussitôt l'enfant interrompit son jeu.
LE BOLONAIS.
Le temps c'est de l'argent, comme vous dites en France.
ANICET.
L'amour, le seul but de la vie.
QUELQU'UN.
Tu changes de but comme de chemise. Quelle rage ont-ils tous avec l'art et les buts?
JEAN CHIPRE.
Le marchand ne possédait plus que des bas dépareillés, l'un jaune, l'autre noir: son épouse alla les jambes nues et comme elles étaient belles, la mode s'en répandit. Mais toutes les autres femmes étaient cagneuses.
BLEU.
Je ne saurai jamais imiter les cheveux.
LE BOLONAIS.
La célébrité...
BLEU.
Chevelure, ô naufrage.
La musique s'arrêta. Les applaudissements firent la transition du silence. Quand il fut rétabli, l'équilibre renaquit, comme entre les cristaux d'un kaléidoscope qu'on cesse d'agiter. Les lumières et les ombres se séparèrent et l'air du fumoir fut à nouveau traversé de traînées bleuâtres. L'incohérence des propos prit fin quand Anicet réussit à se faire écouter en interrogeant le Bolonais qui reposait sur la table un verre à peine vidé.
«À quoi reconnaît-on la présence de l'art dans une œuvre? demanda-t-il. La plaque de la cheminée, en écho à cette phrase, fut secouée d'un rire convulsif.
—À ce qu'on ne trouve pour en parler, répondit le critique, que des expressions toutes faites.
—Non, dit Chipre, à ce que l'on éprouve devant l'œuvre la persuasion qu'on aurait pu la réaliser soi-même.»
Mais Bleu: «Au trouble des joues sous le fard.»
Anicet résuma: «Si je vous comprends bien tous trois, l'œuvre d'art est celle devant qui l'on perd le sens critique. Par suite, la critique est une ineptie ou un sacrilège.
—Permettez, cria le Bolonais.
—La valeur d'une œuvre, poursuivit Anicet, dépend donc de l'émotion qu'elle provoque.
—Qu'est-ce que cela peut bien vous faire? dit Bleu.
—Je vous vois venir, interrompit le critique, vous voulez démontrer la relativité de la valeur esthétique. Mais d'abord qu'est-ce que l'émotion?
—L'émotion, assura Bleu, c'est l'amour qui ne se connaît pas, quand la femme ouvre ses yeux ou son âme à l'improviste, ou l'instant que la tête se renverse.»
Anicet, respectueusement, questionna: «Pour vous, le sentiment du Beau[1] reste le même dans l'art que dans l'amour?
—L'art n'est qu'une forme de l'amour: cela paraît évident dans la danse, d'où découlent les arts plastiques, et dans le chant, d'où découlent la musique et les arts littéraires. Je n'ai jamais peint que pour séduire.»
Anicet pensa tendrement à Mire. Quelle œuvre créerait-il pour mériter son amour? Il songea sans le vouloir à l'attrait de la robe du faisan, et craignit que le peintre, maître des couleurs, ne gagnât avant lui le prix qu'il enviait. Pour légitimer cette angoisse, le Bolonais dit à Bleu:
«On dit. Monsieur et cher Maître, que vous préparez un tableau qui pour ainsi dire couronnera vos travaux passés. Doit-on croire la renommée et ajouter foi à des allégations que pour ma part...
—Malgré le style stupide de ta question, frelon, je daignerai répondre. Las de toujours décrire les objets familiers, désireux de m'exprimer de façon définitive, je me suis attaqué à l'objet même de l'art et de l'amour: le corps humain. Depuis un an, je travaille à ma toile. Il s'agit de représenter le corps avec toutes ses attributions. Je ne veux pas comme d'autres faire un homme qui marche ou une baigneuse, je veux peindre le corps humain. Sujet vaste et tragique, document à laisser du passage de l'homme sur la terre. Il faut qu'à la vue de mon œuvre on puisse concevoir toutes les facultés de notre race et simultanément saisir quelle splendeur particulière elle revêt pour moi. Car je m'attèle à ce labeur pour conquérir sans partage Madame Mirabelle. Mon tableau sera pour elle la caresse décisive qui lui apprendra sans nul doute ma supériorité sur l'univers en lui montrant que j'ai su voir comme personne le délicieux mensonge des apparences. Tous les moyens auxquels j'en aurai appelé lui prouveront à crier l'évidence que je suis le maître des jeux de l'amour. Aucun des procédés connus des peintres n'y paraîtra. Pour parvenir à mes fins, j'ai sévèrement répudié tous les charmes faciles, toutes les qualités séductrices que je possédais. J'ai sacrifié le meilleur de moi-même, ce dont j'étais le plus fier, le plus sûr, pour atteindre la pureté. Je me suis astreint à la discipline la plus dure: mais telle sera mon œuvre que Mire ouvrira pour moi seul sa robe de soirée.»
Anicet écoutait avec étonnement: ainsi Bleu pensait à l'encontre de Chipre qu'on pouvait sans vœu de pauvreté posséder la pureté[2]. Lui, l'Homme Arrivé, faisait encore figure devant l'Homme Pauvre. Et si l'art naissait de l'amour, ne devait-il pas vivre dans le luxe? «Petit imbécile, tout cela n'est qu'une immense rigolade», dit quelqu'un à l'oreille d'Anicet. Celui-ci se retourna et ne vit personne. Tout le portait à fuir la misère par n'importe quelle voie, jusqu'à l'indolence de l'heure, la haute laine des tapis et le mol abandon des bas fauteuils de cuir. Il se leva pour échapper à l'ambiance et ne devoir sa décision qu'à sa propre conviction. Quand il fut debout, il se trouva face à face avec Jean Chipre. L'Homme Pauvre le regardait avec des yeux semblables à des ampoules électriques. Tout en sa personne rayonnait de la magie étrange de la pauvreté. Déjà il ne paraissait plus vêtu que du misérable complet de tous les jours dont les coudes luisaient comme des soleils. Anicet sentit le mirage de la misère lui monter à la tête d'inquiétante manière. Il comprit subitement que Chipre devenait le protagoniste de la scène. Les objets inanimés semblèrent s'en apercevoir et s'ordonnèrent suivant les règles de la composition autour de cette figure centrale comme si on allait écrire en dessous: Portrait de Monsieur Jean Chipre, poète. Tout se subordonnait à lui et Anicet craignit de succomber à la tentation et de renier les principes qu'il venait d'acquérir. Déjà le cigare de Bleu pâlissait, l'enchantement de sa fumée se dissipait et l'odeur des pommes de terre frites de la concierge de l'immeuble revenait au milieu du parfum du tabac. Anicet redouta que tout le décor de luxe ne s'écroulât autour de lui. Il eut peur de se retrouver dans la fumée froide de la chambre de Jean Chipre et pour échapper au danger il se précipita vers la porte du fumoir et l'ouvrit.
Alors il se passa le phénomène qui se produit au théâtre quand un acteur ouvre la porte du fond, sur les salons des fêtes. Les figurants qui faisaient en sourdine le bruit des conversations clamèrent à tue-tête les réparties inscrites au texte: «Vous êtes la plus jolie femme de Paris—Il n'y a de chance que pour les vauriens—L'exactitude est la politesse des rois—Mon mari—Le mantelet de soie cramoisie.» Parmi le bruit des sourires, on entendit la voix des propos galants. Anicet hésita sur le seuil du monde, il avança d'un pas, puis regarda en arrière. Mais il vit Jean Chipre comme un fantôme à la tête oscillante qui le contemplait en ricanant. Il laissa retomber la porte et se trouva dans le salon de réception.
À peiné était-il sorti que l'expression niaise s'effaça sur le visage du Bolonais; les yeux du critique lançaient des flammes et le lecteur devina sans peine en lui l'Américain du Café Biard que, par un trait de génie, il assimila sur l'heure au grand détective Nick Carter dont la venue dans cette histoire n'avait pourtant été qu'occasionnellement pressentie. On comprit aussi au vide créé par son absence que le véritable personnage de premier plan de l'aventure précédente était Anicet lui-même.
Ce jeune homme, tout pâle de sa résolution subite, écoutait cependant avec angoisse, dans la pièce voisine, debout contre la porte fermée, un rag-time enivrant qu'on jouait chez les gens du monde.
[1]En même temps qu'Anicet parlait, le téléphone posé à côté de lui demanda: «Vous avez donc le sentiment du beau, cher Monsieur?»
[2]Ici le téléphone se mit à sonner. Anicet décrocha le récepteur avec impatience et continua à penser.
CHAPITRE CINQUIÈME
LA CARTE DU MONDE
Du seuil Anicet regardait les allées et venues des élus de la terre sous la lumière électrique; il ne pouvait se retenir de penser à des mots qui avaient charmé son enfance:
«Des animaux d'une élégance fabuleuse circulaient.»
Avant de se mêler aux hommes, il s'appuya contre le battant de la porte et mit de l'ordre dans ses idées. Si tout à coup nous faisons halte, notre existence repasse devant nos yeux et nous regrettons les joies passées. Mais Anicet apportait à cet exercice la froideur résolue qui lui était contemporaine, et ses prunelles ne reflétaient que le désir de systématiser la vie: «Cet idéal où se complurent nos aînés, songeait-il, je l'ai examiné trop attentivement pour n'en pas ressentir la niaiserie, et c'est parce que je suis assuré d'y découvrir la même paille, que je lui ai opposé cette autre conception de l'univers sans vouloir la contrôler au préalable. Il n'y a pas de duperie à consentir à la sottise qui nous guette, si on conserve le soin de l'ignorer. Nous ne substituons sans doute qu'une médiocrité à l'autre, mais qu'importe: celle-ci seule nous est patiente. Voici donc tous les liens rompus avec ce que je traînais derrière moi. Désormais, mon ombre marchera la première. Que le but soit ceci ou cela, je ne m'attacherai qu'au risque couru, et peut-être n'irai-je nulle part. J'ai sacrifié toutes les féeries anciennes pour m'adonner à la conquête de Mirabelle dont je ne connais pas même la figure. Enfin je viens de résister à la séduction romantique de la misère, l'un des serpents les plus redoutables pour la jeunesse, facilement fascinée par ces animaux qu'on jurerait purs tant ils se montrent dépouillés. La voie de la réussite s'ouvre seule devant moi; je répéterai pour en rire la formule avec laquelle un homme d'un autre âge a cru stigmatiser le nôtre: De mon temps on n arrivait pas. Je vais, moi, m'efforcer d'arriver. Y parvenir par ces bassesses seules qui ne marquent, ne déforment pas, c'est tout le problème (simple souci d'aisance, propreté physique). Programme: commettre en application de mes principes les actions mêmes qui sont défendues aux autres hommes parce que ces faibles en esprit ne savent pas les ériger en systèmes. Le monde s'offre à moi, le siècle (mais je ne suis qu'un bon apôtre), il faut me confondre à lui, qui seul me donnera le triomphe cherché. Le voici à mes pieds à l'instant que je veux m'y jeter. Comme ses parquets sont inclinés et luisants; étincelants ses lustres, et vertigineux à regarder, et comme à les voir on croirait autant de soleils si l'on ne connaissait pas la lumière extérieure! Pareil au plongeur qui calcule son élan, lève les bras et les balance, mains jointes, je rajuste en bombant la poitrine le gilet de soie grise qui est tout ce qu'on connaît de moi et je m'assure qu'un œillet moral tient bien à ma boutonnière: une, deux, la tête la première, me voici dans le torrent.»
Il éprouva un choc sur la nuque, se sentit entraîné par la foule, louvoya entre deux eaux, ouvrit enfin les yeux: la plus désirable de toutes les femmes qui s'intéressent à l'art, la princesse Marina Mérov lui apparut dans sa robe couleur de nuit, peinte de constellations symboliques. Ses épaules étaient nues parce que Marina les savait belles, mais son cou qui n'était pas parfait disparaissait dans un collier ébouriffé de renard bleu. Ses yeux semblaient si profonds qu'on ne s'apercevait pas qu elle était blonde.
«Eh bien, poète adamantin, dit-elle, vous faites-vous sauvage qu'on ne vous rencontre plus? Allons, un poème tout de suite.»
La princesse Mérov, qui jouissait de quelque autorité dans trois ou quatre salons, grasseyait agréablement. Encore qu'elle l'eût traité d'un ton assez cavalier, Anicet s'assura que si l'éthique des symbolistes exigeait qu'il se dérobât, la complaisance envers cette personne influente ne porterait aucun préjudice à sa dignité de commande, et peut-être inclinerait Marina à vanter ses talents auprès de ces gens mêmes dont il briguait désormais les suffrages. Aussi s'empressa-t-il de satisfaire cette femme de laquelle il pensait précisément qu elle n'était qu'un portrait très ressemblant. Cet effort d'imagination lui ôta les ressources nécessaires au choix d'un poème approprié aux circonstances (un poème d'amour, par exemple) et, comme il en avait parlé récemment avec Chipre, Anicet récita le sixain 31 auquel il n'attachait pas grande importance malgré cette insistance à l'infliger à tout venant. Il mit à le dire un lyrisme involontaire; entendez qu'on eût pu croire à son émotion qu'Anicet le créait à l'instant même. En énonçant le titre, il balbutia, pâlit, puis rougit. Quand la teinte écarlate fut uniforme, elle ne quitta plus le visage du récitant jusqu'au delà du sixième vers. Après le titre, l'auteur hésita un long moment comme s'il ne retrouvait plus le premier mot, partit trop vite, s'embrouilla, prononça le second vers tout d'une haleine et sans y mettre le ton, dit le troisième d'un air niais, s'embarrassa dans le col de chinchilla, marqua un blanc beaucoup trop long avant le dernier distique qu'il débita comme un enfant sa leçon, en scandant les pieds sans poser sa voix sur la dernière syllabe qui demeura comme un doigt levé, de telle aorte qu'on attendit vainement un septième vers et qu'Anicet eut l'air, l'étourdi, d'avoir oublié la fin.
Un temps un peu prolongé s'écoula donc entre le dernier son émis et le moment exact où s'établit la certitude que c'était bien là le dernier. Un second, sensiblement aussi pénible, sépara cet instant-là de celui où la princesse effaça l'expression d'attention et de compréhension polies qu'elle, avait soigneusement gardée depuis le premier hm!
On vit alors nettement qu elle cessait d'écouter, puis commençait à penser, pensait, et, à un froncement de sourcil, qu'elle cherchait les mots un à un pour traduire ses réflexions, qu'elle trouvait, qu'elle allait parler, qu elle parlait: «Lapidaire, cher ami, disait-elle, lapidaire. Un véritable pendentif. Une émeraude. Mais laissez-moi inventer des défauts à cette perfection, une veine défectueuse, un rien si facile à masquer.»
Malgré l'agacement qui le gagnait, Anicet acquiesça, pria même de ne pas se gêner.
«Tout d'abord, reprit Marina, le titre, pour délicieux qu'il soit, provient d'une expression triviale et l'image qu'il contient se trouve rendue dans les deux premiers vers sous forme de comparaison. Cette comparaison, d'ailleurs elliptique, n'est pas établie avec une clarté suffisante par suite de la suppression arbitraire de la conjonction comme. Pour être complet et compris, vous eussiez dû écrire: j'endosse un habit de gala comme je revêtirais de beaux sentiments. Ou l'inverse, n'est-ce pas? Le second membre du deuxième vers: Que de chevalerie est une fausse naïveté qui n'apporte aucune idée nouvelle, fait pléonasme avec le premier membre, et ne semble, à vrai dire, placée là que pour la rime. Le troisième vers me paraît une vulgarité. Je ne vous chicanerai point sur la façon dont vous faites rimer les octosyllabes avec les décasyllabes, et les décasyllabes avec les octopodes, tout en observant qu'il n'y a là rien de plus neuf que dans la rime entre vers de même acabit. Je me gendarmerai davantage pour le chinchilla du col, peu vraisemblable, appelé par gala et ne survenant qu'au moyen d'un tour de phrase compliqué qui force à compter pour une syllabe la muette terminale de gloire. Mes préférences vont à la fin du morceau, qui, par l'heureuse reprise de la rime en rie, donne à l'ensemble une petite allure mallarméenne. Toutefois je signalerai dans le cinquième vers une épithète suspecte et dans le sixième l'emploi abusif d'un nom propre, injustifié dans les prémices, qui n'est ni celui d'une femme célèbre, ni celui d'une déesse. Ainsi pour être charmants ces deux derniers vers auraient dû se contenter de dire: Que par galanterie je compare aux bras de ma maîtresse ou de mon amante. Ou encore de la Vierge Marie. Dans l'ensemble vous manifestez vraiment une exquise sensibilité.»
Anicet regarda longuement la princesse puis: «Madame, dit-il, un poème qui ne vous plaît pas entièrement n'est pas digne de voir le jour. Ce sixain ne paraîtra jamais, vous l'avez condamné à mort.» L'émotion, le plaisir et la crainte sont de la même couleur. Marina n'en crut pas ses oreilles. Elle se mit à aimer follement ce qu elle venait de tuer, cette chenille sacrée, une parole écrite. Quelle importance le sacrifice d'Anicet donnait à Marina! Elle trouva du génie au jeune homme et tout de suite éprouva la démangeaison de le quitter pour aller chanter ailleurs les mérites d'Anicet. «Il m'adore», pensait-elle, et elle profita pour s'enfuir de la venue d'Ange Miracle, dandy en qui, à son seul accent de sincérité, on a reconnu le premier masque, l'homme à la boule de verre.
«Que faites-vous, ami, dit ce dernier, parmi ces mondains bègues et stupides?
—Et vous-même?
—Je n'y cours plus aucun risque. C'est une vieille histoire un peu longue. J'ai passé par là, voilà tout. Mais vous, prenez garde.
—Que les autres prennent garde, ce sera plus sûr. Je viens ici pour réussir.
—Réussir ici? Mais vos succès n'y dureront pas vingt-quatre heures, après lesquelles les gens devront consulter leurs carnets de bal pour se rappeler le nom de ce poète si maigre qui n'est pas si drôle que le prestidigitateur H* ou la belle Mélinda. Dans ce monde, seuls les snobs qui s'habillent tous les matins en gens de goût, sont tolérables de temps en temps: encore ne faut-il pas les surprendre au petit lever. Quant aux gens comme il faut, n'en parlons pas: leur psychologie est simple comme bonjour, soumise à ces principes mêmes pour lesquels on a inventé le mot préjugé. On ne les distinguerait pas les uns des autres s'ils n'avaient la précaution d'y aider, comme on fait dans les familles au moyen du nom de baptême, en se pourvoyant chacun d'une seule occupation, d'un seul goût qui ne soit pas celui de tous les autres. Aussi dans leurs réunions ne montrent-ils chacun que ce trait particulier, toujours le même, et c'est là ce qu'on appelle être bien personnel. Cela fait un sujet de conversation par tête et pour permettre à tout le monde de briller à son tour, ils ont inventé la politesse. Celui-ci restera toute sa vie l'homme qui n'en revient pas d'avoir été au diable vert; cet autre, en forme de notaire, n'est au fond qu'une fourchette à huîtres; ce troisième a serré la main à je ne sais plus qui. Le charme de la vie se résume à peu de choses. À côté de la politesse, règlement de police intérieure, les gens du monde ont imaginé une institution de défense contre ceux qui n'en sont pas: c'est le bon ton. Il y a aussi la bienséance et les convenances, qu'on lèse, qu'on blesse, dont on franchit les limites. Enfin, comme tous les sentiments tendent à créer des états d'exception, il est défendu d'aimer, de haïr et, pour régler les rapports des hommes et des femmes, on a inventé la galanterie, sorte de repas pour rire; vous pensez bien qu'une fois dans leurs armoires ces mannequins se déshabillent et font l'amour. Mais ils le font en se dépêchant de peur que cela ne se sache, qu'il n'y ait scandale. Il y a scandale toutes les fois que les convenances ne sont pas respectées; ici le ridicule ne tue personne, mais le scandale assomme. Celui qui a causé un scandale est jeté ignominieusement à la porte du monde.
—Mais, dit Anicet, je ne peux pas me passer du scandale. Du moment que je me manifeste, je crée un scandale: si j'étends les bras, si j'éternue, si je pense. C'est une erreur de croire que les hommes inventèrent le complet jaquette le jour qu'ils conçurent l'idée de nudité, car cette idée présuppose celle de vêtement, et celle-ci celles de maladie et de froid. Ce n'est que plus tard qu'on expliqua la coutume de se couvrir de peaux de bêtes et de feuilles sèches au moyen de la morale et de la pudeur publique. Quand l'idée en fut ancrée dans le peuple, l'idée de scandale naquit la première fois qu'un homme ou une femme se montra publiquement, car il ou elle n'en éprouvait pas de honte s'il savait ne pas choquer la vue. Notre nudité mentale révolte aussi les spectateurs et si nous écrivons, nous nous écrivons. La poésie est un scandale comme un autre.
—Comment vivrait-elle ici? dit Ange, et tant mieux si elle en meurt.»
Comme il mettait sa tête de biais en clignant des yeux ainsi que quelqu'un qui va citer Virgile, une masse le bouscula, sépara les deux interlocuteurs sans songer à s'en excuser, rompit le fil de leurs pensées, obnubila leur attention, et, rapidement, se réduisit là-bas, près du buffet, à un gros homme trop brun, en veston trop clair, le cou pris dans une cravate de dentiste. Ça, c'est invraisemblable: jamais les domestiques n'auraient laissé entrer un personnage pareillement accoutré dans un salon de réception. «Comprenez, expliqua Miracle, que ce bonhomme est vêtu comme vous et moi; mais sa vulgarité est telle que même dans ses habits du soir il reste pour nous en veston par simple artifice poétique et qu'il vous paraît incroyable dans ce monde-ci malgré les efforts qu'il fait pour lui appartenir. Puisque vous désirez le savoir, il s'appelle, vous l'aviez deviné, Pedro Gonzalès; archimillionnaire, il pourrait bien être Mexicain, ne connaît guère de porte qui lui résiste ni de main qui se refuse à lui, encore qu'on ignore son origine et qu'on se doute un peu trop de sa destinée. D'ailleurs si cette société qui se croit tout l'univers ne se composait que de Gonzalès incapables de dépouiller le veston, elle vaudrait mille fois encore la réalité. Sous tous les déguisements possibles, ces pantins restent le plus souvent dans un costume moins désinvolte et plus répugnant: il leur est défendu de quitter l'habit de sottise et de laideur qui leur colle à la peau comme une tunique empoisonnée.»
Miracle se laissa emporter par l'éloquence et bientôt Anicet le perdit de vue. Il se trouva dans une assemblée de messieurs mûrs et de dames entre deux âges qui ne se préoccupaient que de parler:
«Moi, on dira ce qu'on voudra, mais c'est.
—Oh! comment pouvez-vous dire?
—On n'avait jamais vu ça. En quel temps vivons-nous! Si moi j'avais, ah bien!
—Heu, comme ci, comme ça. Ça va et ça vient. J'ai une mauvaise circulation.
—Il n'y a plus moyen de circuler dans Paris.
—Oui, croyez-vous? à quoi pense le gouvernement?
—Je voudrais bien vous voir à leur place.
—Les domestiques ne tiennent plus en place. Ma femme de chambre m'a dit:
—C'est la révolution, la fin du monde.
—Quel monde on reçoit chez Madame Six! c'est un peu mêlé, ne trouvez-vous pas?
—J'ai mis deux sous à saint Antoine de Padoue et je n'ai pas retrouvé mon Aberdeen.
—La superstition.
—Je ne crois à rien de tout ça, mais j'ai un ami qui tire les cartes et qui m'a dit des choses impressionnantes.
—Il y a eu échange de cartes entre Monsieur Bahut, le petit blond, et Wertheimer, le journaliste.
—Racontez-nous ça.
—Du reste je m'en lave les mains. Il arrivera ce qui pourra. Je l'ai prévenue.
—Si c'était tous les jours, je ne dis pas. Ce n'est plus pareil, mais une fois par hasard.
—Avouez que c'est pour rien.
—Monsieur de Poutre, le père, que j'ai beaucoup connu, était tout à fait de votre avis. Il avait épousé une fille Janina, vous savez, Janina les banquiers? ceux qui ont été compromis dans le krach de l'Union. Ces gens-là avaient un pied partout. Ainsi, Mme Janina, Eugène Janina, était une demoiselle de Conteau de Léry, des Conteau de Léry qui ont organisé pendant dix ans les fêtes des Tuileries. Ils avaient ajouté le nom de Léry au leur à la mort du vieux Biaise de Léry qui a eu une vie très mouvementée et a, dit-on, été l'amant de cette petite actrice... Thérèse voyons... enfin son nom m'échappe, qui a plus tard été épousée par le baron Brizot, le député, dont le petit-fils est justement notre vieil ami Damour. Et ces jours-ci comme je rencontrais le petit Poutre, le plus jeûné, celui qui a dix-huit ans, chez les... mais le nom ne fait rien à l'affaire, et que je lui rappelais tout ce passé, qui, hélas! ne nous rajeunit pas, il m'apprit le mariage de sa cousine Poutre, la fille d'Antoine, avec un Brizot d'Amérique, un de ceux qui par leurs spéculations hardies faillirent compromettre la dernière élection du vieux baron. Ce jeune homme m'a raconté que les Janina n ont plus de quoi vivre et que leur fille, croyez-vous, joue dans des orchestres.
—Étiez-vous l'autre soir au dîner chez le marquis della Robbia? On dit, mais que ne dit-on pas?
—Plus j'y pense.
—À proprement parler.
—Le vrai du vrai, on ne le saura jamais. Mais ce qui est sûr.
—Ces gens-là ne sont rien, moins que rien. Je ne comprends même pas comment on peut s'abaisser à les regarder.
—Dette de jeu, dette d'honneur.
—On ne transige pas avec les principes.
—Comme on dit.
—Il faut être abandonné de Dieu et des hommes pour.
—Combien?
—Peut-être.
—Plus... plus...
—Ce...
ANICET (il pense).
Oh, Mirabelle, Mirabelle, Mirabelle.»
Puis Anicet cessa de penser à Mirabelle et la désira. Un rire métallique, strident, prolongé, retentit derrière lui et le jeune homme en se retournant aperçut Mire au milieu d'un cercle d'admirateurs. L'excès de son trouble empêcha Anicet de voir Pedro Gonzalès qui s'empressait auprès de l'apparition. C'était bien Mirabelle: comment s'y serait-il trompé?
«Qui est cette femme? demanda-t-il à son voisin.
—Mais c'est Mme de B*. Vous ne la connaissez pas? Je parlais justement des Conteau de Léry. Eh bien, ils se trouvent légèrement apparentés par les femmes avec les de Monthérault. Exactement comment, je ne pourrais pas vous le dire. Un de Monthérault, Guy, je crois, s'est tué il y a trois ou quatre ans, il n'y a là aucun mystère, à cause de cette charmante de B* qui est bien la tigresse la plus intraitable de tout Paris. Les armoiries de la famille de B* méritent une mention spéciale. Voici.»
Anicet n'en revenait pas. Ainsi la mystérieuse beauté qu'il servait s'appelait Madame de B*. Ainsi elle appartenait au monde, elle avait une maison, des domestiques, une automobile, son nom était dans l'annuaire des téléphones, elle vivait comme toutes les femmes et plutôt que d'attendre quelle se manifestât, on pouvait lui rendre visite à son jour, à l'heure du thé. Sa divinité tombait-elle ou naissait-elle à une existence insoupçonnée et pathétique? Anicet[1] ne savait plus où il était, ni ce qui faisait autour de lui cette atmosphère lumineuse et musicale. Il perdait pied. Dans le petit salon voisin Mirabelle parlait très fort avec de jolis rires secs. Était-ce pour cette femme qu'il avait renié son passé, rompu tout lien avec les siens, renoncé à la vie facile? qu'il s'était mis en marge de la société? Pour elle ou à cause d'elle? Il saisit subitement que Mire n'était apparue cette fois encore que parce que l'intensité de son désir l'avait appelée à la vie. Mais elle s'était faite telle qu'elle pouvait se montrer dans ce décor et c'était autour de son idéal, il n'y a pas d'autre mot, qu'Anicet voyait la foule des invités se presser maintenant. À cet instant il eut la notion nette que dans toutes conditions d'existence, dans tout milieu qu'il fût, il saurait évoquer la beauté qu'il désirait. Exaltante constatation. Maintenant il pouvait, confiant en soi-même, dévisager les gens de l'entourage. Pour les dominer il est inutile de se soumettre à leur mesure, et pas plus qu'à l'esclavage de la pauvreté, il n'est besoin de se plier aux exigences du monde. Il sentit sa vie traverser les salons et déborder dans l'univers, il comprit qu elle dépassait ce cadre mesquin et le contenait; mais avant de le quitter, il voulut voir enfin le visage inconnu de Mirabelle. Il franchit les parquets luisants et vides comme des océans, gagna le seuil de la pièce où la voix de Mire s'attachait précieusement à n'être que frivole.
L'émulation des galants admirateurs l'empêcha d'avancer davantage: au-dessous de la masse sombre des hommes en smokings, l'Homme-en-veston-clair pareil au dragon des contes se dressait, gardien, aux côtés de la forme confusément aperçue de l'objet de tant de zèle. Malgré tous ses efforts Anicet ne parvint pas à briser la barrière des snobs: leurs noirs ébats lui cachèrent irrémédiablement le visage de la beauté. Petit symbole pour esprits simples. Et poussé par une force inconsciente, le jeune homme dont les narines semblaient aspirer à l'air libre du dehors se fraya un chemin vers la sortie.
Sur le trottoir il fut ébloui par l'aveuglante clarté des réverbères. Un mendiant lui demanda du feu. «Je vous remercie, dit Anicet distraitement, je ne fume pas.»