Anna Karénine, Tome I
XXII
Il était cinq heures passées. Pour ne pas manquer au rendez-vous, et surtout pour ne pas s'y rendre avec ses chevaux que tout le monde connaissait, Wronsky prit la voiture d'isvostchik de Yashvine et ordonna au cocher de marcher bon train; c'était une vieille voiture à quatre places; il s'y installa dans un coin, et étendit ses jambes sur la banquette.
L'ordre rétabli dans ses affaires, l'amitié de Serpouhowskoï et les paroles flatteuses par lesquelles celui-ci lui avait affirmé qu'il était un homme nécessaire, enfin l'attente d'une entrevue avec Anna, lui donnaient une joie de vivre si exubérante qu'un sourire lui vint aux lèvres; il passa la main sur la contusion de la veille, et respira à pleins poumons.
«Qu'il fait bon vivre», se dit-il en se rejetant au fond de la voiture, les jambes croisées. Jamais il n'avait éprouvé si vivement cette plénitude de vie, qui lui rendait même agréable la légère douleur qu'il ressentait de sa chute.
Cette froide et claire journée d'août, dont Anna avait été si péniblement impressionnée, le stimulait, l'excitait.
Ce qu'il apercevait aux dernières clartés du jour, dans cette atmosphère pure, lui paraissait frais, joyeux et sain comme lui-même. Les toits des maisons que doraient les rayons du soleil couchant, les contours des palissades bordant la route, les maisons se dessinant en vifs reliefs, les rares passants, la verdure des arbres et du gazon, qu'aucun souffle de vent n'agitait, les champs avec leurs sillons de pommes de terre, où se projetaient des ombres obliques: tout semblait composer un joli paysage fraîchement verni.
«Plus vite, plus vite,» dit-il au cocher en lui glissant par la glace de la voiture un billet de trois roubles. L'isvostchik raffermit de la main la lanterne de la voiture, fouetta ses chevaux, et l'équipage roula rapidement sur la chaussée unie.
«Il ne me faut rien, rien que ce bonheur!» pensa-t-il en fixant les yeux sur le bouton de la sonnette, placé entre les deux glaces de la voiture; et il se représenta Anna telle qu'il l'avait vue la dernière fois. «Plus je vais, plus je l'aime!.. Et voilà le jardin de la villa Wrede. Où peut-elle bien être? Pourquoi m'a-t-elle écrit un mot sur la lettre de Betsy?» C'était la première fois qu'il y songeait; mais il n'avait pas le temps de réfléchir. Il arrêta le cocher avant d'atteindre l'avenue, descendit tandis que la voiture marchait encore, et entra dans l'allée qui menait à la maison: il n'y vit personne; mais en regardant à droite dans le parc, il aperçut Anna, le visage couvert d'un voile épais; il la reconnut à sa démarche, à la forme de ses épaules, à l'attache de sa tête, et sentit comme un courant électrique. Sa joie de vivre se communiquait à ses mouvements et à sa respiration.
Quand ils furent près l'un de l'autre, elle lui prit vivement la main:
«Tu ne m'en veux pas de t'avoir fait venir? J'ai absolument besoin de te voir,—dit-elle, et le pli sévère de sa lèvre sous son voile changea subitement la disposition joyeuse de Wronsky.
—Moi, t'en vouloir? mais comment et pourquoi es-tu ici?
—Peu importe, dit-elle en passant le bras sous celui de Wronsky; viens, il faut que je te parle.»
Il comprit qu'un nouvel incident était survenu, et que leur entretien n'aurait rien de doux; aussi fut-il gagné par l'agitation d'Anna sans en connaître la cause.
«Qu'y a-t-il?» demanda-t-il en lui serrant le bras et cherchant à lire sur son visage.
Elle fit quelques pas en silence pour reprendre haleine, et s'arrêta tout à coup.
«Je ne t'ai pas dit hier, commença-t-elle en respirant avec effort et parlant rapidement, qu'en rentrant des courses avec Alexis Alexandrovitch, je lui ai tout avoué…, je lui ai dit que je ne pouvais plus être sa femme,…. enfin tout.»
Il l'écoutait, penché vers elle, comme s'il eût voulu adoucir l'amertume de cette confidence; mais aussitôt qu'elle eut parlé, il se redressa et son visage prit une expression fière et sévère.
«Oui, oui, cela valait mille fois mieux. Je comprends ce que tu as dû souffrir!» Mais elle n'écoutait pas et cherchait à deviner les pensées de son amant; pouvait-elle imaginer que l'expression de ses traits se rapportât à la première idée que lui avait suggérée le récit qu'il venait d'entendre; au duel, qu'il croyait dorénavant inévitable! jamais Anna n'y avait songé, et l'interprétation qu'elle donna au changement de physionomie de Wronsky fut très différente.
Depuis la lettre de son mari, elle sentait au fond de l'âme que tout resterait comme par le passé, qu'elle n'aurait pas la force de sacrifier sa position dans le monde, ni son fils, à son amant. La matinée passée chez la princesse Tverskoï l'avait confirmée dans cette conviction; néanmoins elle attachait une grande importance à son entrevue avec Wronsky, elle espérait que leur situation respective en serait changée. Si dès le premier moment il avait dit sans hésitation: «Quitte tout et viens avec moi», elle aurait même abandonné son fils; mais il n'eut aucun mouvement de ce genre, et lui sembla plutôt blessé et mécontent.
«Je n'ai pas souffert, cela s'est fait de soi-même, dit-elle avec une certaine irritation, et voilà…..» Elle retira de son gant la lettre de son mari.
«Je comprends, je comprends, interrompit Wronsky en prenant la lettre sans la lire, et en cherchant à calmer Anna. Je ne désirais que cette explication pour consacrer entièrement ma vie à ton bonheur.
—Pourquoi me dis-tu cela? puis-je en douter? dit-elle. Si j'en doutais…….
—Qui vient là? dit tout à coup Wronsky en désignant deux dames qui venaient à leur rencontre. Peut-être nous connaissent-elles…» Et il entraîna précipitamment Anna dans une allée de côté.
«Cela m'est si indifférent!—dit celle-ci; ses lèvres tremblaient, et il sembla à Wronsky qu'elle le regardait sous son voile avec une expression de haine étrange.—Je le répète: dans toute cette affaire, je ne doute pas de toi; mais lis ce qu'il m'écrit.» Et elle s'arrêta de nouveau.
Wronsky, tout en lisant la lettre, s'abandonna involontairement, comme il l'avait fait tout à l'heure en apprenant la rupture d'Anna avec son mari, à l'impression qu'éveillait en lui la pensée de ses rapports avec ce mari offensé; malgré lui il se représentait la provocation qu'il recevrait le lendemain, le duel, le moment où, toujours calme et froid, il serait en face de son adversaire, et, après avoir déchargé son arme en l'air, attendrait que celui-ci tirât sur lui;… et les paroles de Serpouhowskoï lui traversèrent l'esprit: «Mieux vaut ne pas s'enchaîner.» Comment faire entendre cela à Anna?
Après avoir lu la lettre, il leva sur son amie un regard qui manquait de décision; elle comprit qu'il avait réfléchi, et que, quelque chose qu'il dît, ce ne serait pas le fond de sa pensée. Il ne répondait pas à ce qu'elle avait attendu de lui; son dernier espoir s'évanouissait.
«Tu vois quel homme cela fait? dit-elle d'une voix tremblante.
—Pardonne-moi, interrompit Wronsky, mais je n'en suis pas fâché… Pour Dieu, laisse-moi achever, ajouta-t-il en la suppliant du regard de lui donner le temps d'expliquer sa pensée. Je n'en suis pas fâché parce qu'il est impossible d'en rester là, comme il le suppose.
—Pourquoi cela?» demanda Anna d'une voix altérée, n'attachant plus aucun sens à ses paroles, car elle sentait son sort décidé.
Wronsky voulait dire qu'après le duel, qu'il jugeait inévitable, cette situation changerait forcément, mais il dit tout autre chose:
«Cela ne peut durer ainsi. J'espère maintenant que tu le quitteras, et que tu me permettras—ici il rougit et se troubla—de songer à l'organisation de notre vie commune; demain……»
Elle ne le laissa pas achever:
«Et mon fils? Tu vois ce qu'il écrit: il faudrait le quitter. Je ne le puis, ni ne le veux.
—Mais, au nom du ciel, vaut-il mieux ne pas quitter ton fils, et continuer cette existence humiliante?
—Pour qui est-elle humiliante?
—Pour tous, mais pour toi surtout.
—Humiliante! ne dis pas cela, ce mot n'a pas de sens pour moi, murmura-t-elle d'une voix tremblante. Comprends donc que, du jour où je t'ai aimé, tout dans la vie s'est transformé pour moi: rien n'existe à mes yeux en dehors de ton amour; s'il m'appartient toujours, je me sens à une hauteur où rien ne peut m'atteindre. Je suis fière de ma situation parce que… je suis fière…..» Elle n'acheva pas, des larmes de honte et de désespoir étouffaient sa voix. Elle s'arrêta en sanglotant.
Lui aussi sentit quelque chose le prendre au gosier, et pour la première fois de sa vie il se vit prêt à pleurer, sans savoir ce qui l'attendrissait le plus: sa pitié pour celle qu'il était impuissant à aider et dont il avait causé le malheur, ou le sentiment d'avoir commis une mauvaise action.
«Un divorce serait-il donc impossible?» dit-il doucement. Elle secoua la tête sans répondre. «Ne pourrais-tu le quitter en emmenant l'enfant?
—Oui, mais tout dépend de lui maintenant; il faut que j'aille le rejoindre», dit-elle sèchement; son pressentiment s'était vérifié: tout restait comme par le passé.
«Je serai mardi à Pétersbourg et nous déciderons.
—Oui, répondit-elle, mais ne parlons plus de tout cela.»
La voiture d'Anna, qu'elle avait renvoyée avec l'ordre de venir la reprendre à la grille du jardin Wrede, approchait.
Anna dit adieu à Wronsky et partit.
XXIII
La commission du 2 juin siégeait généralement le lundi. Alexis Alexandrovitch entra dans la salle, salua, comme d'ordinaire, le président et les membres de la commission, et s'assit à sa place, posant la main sur les papiers préparés devant lui, parmi lesquels se trouvaient ses documents particuliers et ses notes sur la proposition qu'il comptait soumettre à ses collègues. Au reste, les notes était superflues, car non seulement rien ne lui échappait de ce qu'il avait préparé, mais il se croyait encore tenu de repasser au dernier moment dans sa mémoire les sujets qu'il voulait traiter. Il savait d'ailleurs que l'instant venu, lorsqu'il se verrait en face de son adversaire qui chercherait à prendre une physionomie indifférente, la parole lui viendrait d'elle-même, avec toute la netteté nécessaire, et que chaque mot porterait. En attendant, il écoutait la lecture du rapport habituel de l'air le plus innocent, le plus inoffensif. Personne n'aurait pensé, en voyant cet homme à la tête penchée, à l'aspect fatigué, palpant doucement de ses mains blanches, aux veines légèrement gonflées, aux doigts longs et maigres, les bords du papier blanc posé devant lui, que, quelques minutes après, ce même homme allait prononcer un discours qui soulèverait une véritable tempête, obligerait les membres de la commission à crier plus fort les uns que les autres, en s'interrompant mutuellement, et forcerait le président à les rappeler à l'ordre. Quand le rapport fut terminé, Alexis Alexandrovitch, d'une voix faible, déclara qu'il avait quelques observations à présenter au sujet de la question à l'ordre du jour. L'attention générale se porta sur lui. Alexis Alexandrovitch éclaircit sa voix, toussa légèrement, et, sans regarder son adversaire, comme il le faisait toujours quand il débitait un discours, s'adressa au premier venu, assis devant lui, qui se trouva être un petit vieillard modeste, sans la moindre importance dans la commission. Quand il en vint au point capital, aux lois organiques, son adversaire sauta de son siège et lui répondit; Strémof, qui faisait aussi partie de la commission et qu'il piquait au vif, se défendit également. La séance fut des plus orageuses; mais Alexis Alexandrovitch triompha, et sa proposition fut acceptée; on nomma trois nouvelles commissions, et le lendemain, dans certain milieu pétersbourgeois, il ne fut question que de cette séance. Le succès d'Alexis Alexandrovitch dépassa même son attente.
Le lendemain matin, le mardi, Karénine, en s'éveillant, se rappela avec plaisir son triomphe de la veille, et ne put réprimer un sourire, malgré son désir de paraître indifférent, quand son chef de cabinet, pour lui être agréable, lui parla des rumeurs qu'excitait la réunion de la veille.
Alexis Alexandrovitch, absorbé par le travail, oublia complètement que ce mardi était le jour fixé pour le retour de sa femme; aussi fut-il désagréablement impressionné quand un domestique vint lui annoncer qu'elle était arrivée.
Anna était rentrée à Pétersbourg le matin de bonne heure; son mari ne l'ignorait pas, puisqu'elle avait demandé une voiture par dépêche; mais il ne vint pas la recevoir, et elle fut prévenue qu'il était occupé avec son chef de cabinet. Après l'avoir fait avertir de son retour, Anna alla dans son appartement, et y fit déballer ses effets, attendant toujours qu'Alexis Alexandrovitch parût; mais une heure se passa, et il ne parut pas; sous prétexte d'ordres à donner, elle entra dans la salle à manger, parla au domestique à voix haute, avec intention, toujours sans succès; elle entendit son mari reconduire jusqu'à la porte son chef de cabinet; d'habitude, il sortait après cette conférence, elle le savait et voulait absolument le voir pour régler leurs rapports futurs; il fallut se décider à entrer dans le cabinet de travail d'Alexis Alexandrovitch. Celui-ci en uniforme, prêt à sortir, était accoudé à une petite table et regardait tristement devant lui. Anna le vit avant qu'il l'aperçût, et comprit qu'il pensait à elle. Karénine, à sa vue, voulut se lever, hésita, rougit, ce qui ne lui arrivait guère, puis, se levant enfin brusquement, il fit quelques pas vers elle, en fixant les yeux sur son front et sa coiffure, pour éviter son regard. Quand il fut près de sa femme, il lui prit la main et l'invita à s'asseoir.
«Je suis très content de vous savoir rentrée,» dit-il en s'asseyant près d'elle avec le désir évident de parler, mais en s'arrêtant chaque fois qu'il ouvrait la bouche. Quoique préparée à cette entrevue, et disposée à l'accuser et à le mépriser, Anna ne trouvait rien à dire et avait pitié de lui. Leur silence se prolongea assez longtemps.
«Serge va bien?—dit-il enfin; et, sans attendre de réponse, il ajouta:
—Je ne dînerai pas à la maison: il faut que je sorte tout de suite.
—Je voulais partir pour Moscou, dit Anna.
—Non, vous avez très, très bien fait de rentrer,» répondit-il. Et le silence recommença.
Le voyant incapable d'aborder la question, Anna prit la parole elle-même.
«Alexis Alexandrovitch, dit-elle en le regardant sans baisser les yeux sous ce regard fixé sur sa coiffure. Je suis une femme mauvaise et coupable; mais je reste ce que j'étais, ce que je vous ai avoué être, et je suis venue vous dire que je ne pouvais changer.
—Je ne vous demande pas cela,—répondit-il aussitôt d'un ton décidé, la colère lui rendant toutes ses facultés et, cette fois, regardant Anna en face, avec une expression de haine:—Je le supposais, mais ainsi que je vous l'ait dit et écrit, continua-t-il d'une voix brève et perçante, ainsi que je vous le répète encore, je ne suis pas tenu de le savoir, je veux l'ignorer; toutes les femmes n'ont pas comme vous la bonté de se hâter de donner à leurs maris cette agréable nouvelle. (Il insista sur le mot «agréable».) J'ignore tout tant que le monde n'en sera pas averti, ni mon nom déshonoré. C'est pourquoi je vous préviens que nos relations doivent rester ce qu'elles ont toujours été; je ne chercherai à mettre mon honneur à l'abri que dans le cas où vous vous compromettriez.
—Mais nos relations ne peuvent rester ce qu'elles étaient,» dit Anna timidement en le regardant avec frayeur.
En le retrouvant avec ses gestes calmes, sa voix railleuse, aiguë et un peu enfantine, toute la pitié qu'elle avait d'abord éprouvée disparut devant la répulsion qu'il lui inspirait; elle n'eut qu'une crainte, celle de ne pas s'expliquer d'une façon assez précise sur ce que devaient être leurs relations.
«Je ne puis être votre femme, quand je….»
Karénine eut un rire froid et mauvais.
«Le genre de vie qu'il vous a plu de choisir se reflète jusque dans votre manière de comprendre, mais je méprise et respecte trop, je veux dire que je respecte trop votre passé et méprise trop le présent pour que mes paroles prêtent à l'interprétation que vous leur donnez.»
Anna soupira et baissa la tête.
«Au reste, continua-t-il en s'échauffant, j'ai peine à comprendre que, n'ayant rien trouvé de blâmable à prévenir votre mari de votre infidélité, vous ayez des scrupules sur l'accomplissement de vos devoirs d'épouse.
—Alexis Alexandrovitch, qu'exigez-vous de moi?
—J'exige de ne jamais rencontrer cet homme. J'exige que vous vous comportiez de telle sorte que ni le monde ni nos gens ne puissent vous accuser; j'exige, en un mot, que vous ne le receviez plus. Il me semble que ce n'est pas beaucoup demander. Je n'ai rien de plus à vous dire; je dois sortir et ne dînerai pas à la maison.»
Il se leva et se dirigea vers la porte. Anna se leva aussi; il la salua sans parler, et la laissa sortir la première.
XXIV
Jamais, malgré l'abondance de la récolte, Levine n'éprouva autant de déboires que cette année et ne constata plus clairement ses mauvais rapports avec les paysans. Lui-même n'envisageait plus ses affaires au même point de vue, et n'y prenait plus le même intérêt. De toutes les améliorations introduites par lui avec tant de peine, il ne résultait qu'une lutte incessante, dans laquelle lui, le maître, défendait son bien, tandis que les ouvriers défendaient leur travail. Combien de fois n'eut-il pas à le remarquer cet été? Tantôt c'était le trèfle réservé pour les semences qu'on lui fauchait comme fourrage prétextant un ordre de l'intendant, mais uniquement parce que ce trèfle semblait plus facile à faucher; le lendemain, c'était une nouvelle machine à faner qu'on brisait, parce que celui qui la conduisait trouvait ennuyeux de sentir une paire d'ailes battre au-dessus de sa tête. Puis c'étaient les charrues perfectionnées qu'on ne se décidait pas à employer, les chevaux qu'on laissait paître un champ de froment, parce qu'au lieu de les veiller la nuit on dormait autour du feu allumé dans la prairie; enfin trois belles génisses, oubliées sur le regain de trèfle, moururent et jamais il ne fut possible de convaincre le berger que le trèfle en était cause. On consola le maître en lui racontant que douze vaches avaient péri en trois jours chez le voisin.
Levine n'attribuait pas ces ennuis à des rancunes personnelles de la part des paysans; il constatait seulement avec chagrin que ses intérêts resteraient forcément opposés à ceux des travailleurs.
Depuis longtemps il sentait sa barque sombrer, sans qu'il s'expliquât comment l'eau y pénétrait; il avait cherché à se faire illusion, mais maintenant le découragement l'envahissait; la campagne lui devenait antipathique, il n'avait plus goût à rien.
La présence de Kitty dans le voisinage aggravait ce malaise moral; il aurait voulu la voir, et ne pouvait se résoudre à aller chez sa soeur. Quoiqu'il eût senti en la revoyant sur la grand'route qu'il l'aimait toujours, le refus de la jeune fille mettait entre eux une barrière infranchissable. «Je ne saurais lui pardonner de m'accepter parce qu'elle n'a pas réussi à en épouser un autre», se disait-il, et cette pensée la lui rendait presque odieuse. «Ah! si Daria Alexandrovna ne m'avait pas parlé….., j'aurais pu la rencontrer par hasard, et tout se serait peut-être arrangé, mais désormais c'est impossible,….. impossible!»
Dolly lui écrivit un jour pour lui demander une selle de dame pour Kitty, l'invitant à l'apporter lui-même. Ce fut le coup de grâce; comment une femme de sentiments délicats pouvait-elle ainsi abaisser sa soeur?
Il déchira successivement dix réponses.
Il ne pouvait venir et ne pouvait pas davantage se retrancher derrière des empêchements invraisemblables, ou, qui pis est, prétexter un départ. Il envoya donc la selle sans un mot de réponse, et le lendemain, sentant qu'il avait commis une grossièreté, il partit pour faire une visite lointaine, laissant son intendant chargé des affaires qui lui étaient devenues si pesantes. Swiagesky, un de ses amis, lui avait récemment rappelé sa promesse de venir chasser la bécasse; jusqu'ici, au milieu des occupations qui le retenaient, cette chasse, qui le tentait beaucoup, n'avait pu lui faire entreprendre ce petit voyage. Maintenant il fut content de s'éloigner de la maison, du voisinage des Cherbatzky, et d'aller chasser, remède auquel il avait recours dans ses jours de tristesse.
XXV
Il n'y avait dans le district de Sourof ni chemins de fer ni routes postales, et Levine partit en tarantass avec ses chevaux. À mi-chemin, il fit halte chez un riche paysan; celui-ci, un vieillard chauve, bien conservé, avec une grande barbe rousse grisonnant près des joues, ouvrit la porte cochère en se serrant contre le mur pour faire place à la troïka; il pria Levine d'entrer dans la maison.
Une jeune femme proprement vêtue, des galoches à ses pieds nus, lavait le plancher à l'entrée de l'izba; elle s'effraya en apercevant le chien de Levine et poussa un cri, mais elle se rassura quand on lui dit qu'il ne mordait pas. De son bras à la manche retroussée elle indiqua la porte de la chambre d'honneur, et cacha son visage en se remettant à laver, courbée en deux.
«Vous faut-il le samovar?
—Oui, je te prie.»
Dans la grande chambre, chauffée par un poêle hollandais, et divisée en deux par une cloison, se trouvaient en fait de meubles: une table ornée de dessins coloriés, au-dessus de laquelle étaient suspendues les images saintes, un banc, deux chaises, et près de la porte une petite armoire contenant la vaisselle. Les volets, soigneusement fermés, ne laissaient pas pénétrer de mouches, et tout était si propre, que Levine fit coucher Laska dans un coin près de la porte, de crainte qu'elle ne salît le plancher, après les nombreux bains qu'elle avait pris dans toutes les mares de la route.
«Bien sûr, vous allez chez Nicolas Ivanitch Swiagesky, dit le vieux paysan en s'approchant de Levine, lorsque celui-ci sortit de la chambre pour examiner la cour et les dépendances. Il s'arrête aussi chez nous en passant.»
Pendant qu'il parlait, la porte cochère cria une seconde fois sur ses gonds, et des ouvriers entrèrent dans la cour, revenant des champs avec les herses et les charrues.
Le vieillard quitta Levine, s'approcha des chevaux, vigoureux et bien nourris, et aida à dételer.
«Qu'a-t-on labouré?
—Les champs de pommes de terre. Hé! Fédor, laisse là ton cheval près de l'abreuvoir, tu en attelleras un autre.»
La belle jeune femme en galoches rentra en ce moment dans la maison avec deux seaux pleins d'eau, et d'autres femmes, jeunes, belles, laides ou vieilles, avec ou sans enfants, apparurent.
Le samovar se mit à chanter; les ouvriers, ayant dételé leurs chevaux, allèrent dîner, et Levine, faisant retirer ses provisions de la calèche, invita le vieillard à prendre le thé. Le paysan, visiblement flatté, accepta, tout en se défendant.
Levine, en buvant le thé, le fit jaser.
Dix ans auparavant ce paysan avait pris en ferme d'une dame 120 déciatines, et l'année précédente les avait achetées; il louait en même temps 300 déciatines à un autre voisin: une portion de cette terre était sous-louée; le reste, une quarantaine de déciatines, était exploité par lui avec ses enfants et deux ouvriers.
Le vieux se lamentait, assurait que tout allait mal, mais c'était par convenance, car il cachait difficilement l'orgueil que lui inspiraient son bien-être, ses beaux enfants, son bétail et, par-dessus tout, la prospérité de son exploitation. Dans le courant de la conversation il prouva qu'il ne repoussait pas les innovations, cultivait les pommes de terre en grand, labourait avec des charrues, qu'il nommait «charrues de propriétaire», semait du froment et le sarclait, ce que Levine n'avait jamais pu obtenir chez lui.
«Cela occupe les femmes, dit-il.
—Eh bien, nous autres propriétaires n'en venons pas à bout.
—Comment peut-on mener les choses à bien avec des ouvriers? c'est la ruine. Voilà Swiagesky par exemple, dont nous connaissons bien la terre: faute de surveillance, il est rare que sa récolte soit bonne.
—Mais comment fais-tu, toi, avec tes ouvriers?
—Oh! nous sommes entre paysans; nous travaillons nous-mêmes, et si l'ouvrier est mauvais, il est vite chassé: on s'arrange toujours avec les siens.
—Père, on demande du goudron», vint dire à la porte la jeune femme aux galoches.
Le vieux se leva, remercia Levine, et, après s'être longuement signé devant les saintes images, il sortit.
Lorsque Levine entra dans la chambre commune pour appeler son cocher, il vit toute la famille à table; les femmes servaient debout. Un grand beau garçon, la bouche pleine, racontait une histoire qui faisait rire tout le monde, mais principalement la jeune femme, occupée à remplir de soupe une grande écuelle où chacun puisait.
Levine emporta de cet intérieur de paysans aisés une impression douce et durable, qu'il garda pendant le reste de son voyage.
XXVI
Swiagesky était maréchal de son district; plus âgé que Levine de cinq ans, il était marié depuis longtemps; sa belle-soeur, une jeune fille très sympathique, vivait chez lui, et Levine savait, comme les jeunes gens à marier savent ces choses-là, qu'on désirait la lui voir épouser. Quoiqu'il songeât au mariage, et qu'il fût persuadé que cette aimable personne ferait une charmante femme, il aurait trouvé aussi vraisemblable de voler dans les airs que de l'épouser. La crainte d'être pris pour un prétendant lui gâtait le plaisir qu'il se proposait de sa visite, et l'avait fait réfléchir en recevant l'invitation de son ami.
Swiagesky était un type intéressant de propriétaire adonné aux affaires du pays; mais il y avait peu de rapports entre les opinions qu'il professait et sa façon de vivre et d'agir. Il méprisait la noblesse, qu'il accusait d'être hostile à l'émancipation, traitait la Russie de pays pourri, dont le détestable gouvernement ne valait guère mieux que celui de la Turquie; et cependant il avait accepté la charge de maréchal de district, charge dont il s'acquittait consciencieusement; jamais il ne voyageait sans arborer la casquette officielle, bordée de rouge et ornée d'une cocarde. Le paysan russe représentait pour lui un intermédiaire entre l'homme et le singe, mais c'était aux paysans qu'il serrait de préférence la main pendant les élections, et eux qu'il écoutait avec le plus d'attention. Il ne croyait ni à Dieu ni au diable, mais se préoccupait beaucoup d'améliorer le sort du clergé, et tenait à garder l'église paroissiale dans sa terre. Dans la question de l'émancipation des femmes, il se prononçait pour les théories les plus radicales, mais, vivant en parfaite harmonie avec sa femme, il ne lui laissait aucune initiative, et ne lui confiait d'autre soin que celui d'organiser aussi agréablement que possible leur vie commune sous sa propre direction. Il affirmait qu'on ne pouvait vivre qu'à l'étranger, mais il avait en Russie des terres qu'il exploitait par les procédés les plus perfectionnés, et il suivait soigneusement les progrès qui s'accomplissaient dans le pays.
Malgré ces contradictions, Levine essayait de le comprendre, le considérant comme une énigme vivante, et grâce à leurs relations amicales il cherchait à dépasser ce qu'il appelait le «seuil» de cet esprit.
La chasse à laquelle son hôte l'emmena fut médiocre; les marais étaient à sec, et les bécasses rares; Levine marcha toute la journée pour rapporter trois pièces; en revanche, il revint avec un excellent appétit, une humeur parfaite, et une certaine excitation intellectuelle, qui résultait toujours pour lui d'un exercice physique violent.
Le soir, auprès de la table à thé, Levine se trouva assis près de la maîtresse de la maison, une blonde de taille moyenne, au visage rond embelli de jolies fossettes. Obligé de causer avec elle et sa soeur placée en face de lui, il se sentait troublé par le voisinage de cette jeune fille, dont la robe, ouverte en coeur, semblait avoir été revêtue à son intention. Cette toilette, découvrant une poitrine blanche, le déconcertait; il n'osait tourner la tête de ce côté, rougissait, se sentait mal à l'aise, et sa gêne se communiquait à la jolie belle-soeur. La maîtresse de la maison avait l'air de ne rien remarquer, et soutenait de son mieux la conversation.
«Vous croyez que mon mari ne s'intéresse pas à ce qui est russe? disait-elle. Bien au contraire; il est plus heureux ici que partout ailleurs; il a tant à faire à la campagne! vous n'avez pas vu notre école?
—Si fait; c'est cette maisonnette couverte de lierre?
—Oui, c'est l'oeuvre de Nastia, dit-elle en désignant sa soeur.
—Vous y donnez vous-même des leçons? demanda Levine en regardant comme un coupable du côté du corsage ouvert.
—J'en ai donné et j'en donne encore, mais nous avons une maîtresse excellente.
—Non merci, je ne prendrai plus de thé; j'entends là-bas une conversation qui m'intéresse beaucoup», dit Levine se sentant impoli, mais incapable de continuer la conversation.
Et il se leva en rougissant.
Le maître de la maison causait à un bout de la table avec deux propriétaires; ses yeux noirs et brillants étaient fixés sur un homme à moustaches grises, qui l'amusait de ses plaintes contre les paysans. Swiagesky paraissait avoir une réponse toute prête aux lamentations comiques du bonhomme, et pouvoir d'un mot les réduire en poudre, si sa position officielle ne l'eût obligé à des ménagements.
Le vieux propriétaire, campagnard encroûté et agronome passionné, était visiblement un adversaire convaincu de l'émancipation; cela se lisait dans la forme de ses vêtements démodés, dans la façon dont il portait sa redingote, dans ses sourcils froncés et sa manière de parler sur un ton d'autorité étudiée; il joignait à ses paroles des gestes impérieux de ses grandes belles mains hâlées et ornées d'un vieil anneau de mariage.
XXVII
«N'était l'argent dépensé et le mal qu'on s'est donné, mieux vaudrait abandonner ses terres, et s'en aller, comme Nicolas Ivanitch, entendre la «Belle Hélène» à l'étranger, dit le vieux propriétaire, dont la figure intelligente s'éclaira d'un sourire.
—Ce qui ne vous empêche pas de rester, dit Swiagesky; par conséquent vous y trouvez votre compte.
—J'y trouve mon compte parce que je suis logé et nourri, et parce qu'on espère toujours, malgré tout, réformer le monde; mais c'est une ivrognerie, un désordre incroyables! les malheureux ont si bien partagé, que beaucoup d'entre eux n'ont plus ni cheval ni vache; ils crèvent de faim. Essayez cependant, pour les sortir de peine, de les prendre comme ouvriers,….. ils gâcheront tout, et trouveront encore moyen de vous traduire devant le juge de paix.
—Mais, vous aussi, vous pouvez vous plaindre au juge de paix, dit
Swiagesky.
—Moi, me plaindre? pour rien au monde! Vous savez bien l'histoire de la fabrique? Les ouvriers, après avoir touché des arrhes, ont tout planté là et sont partis. On a eu recours au juge de paix… Qu'a-t-il fait? Il les a acquittés. Notre seule ressource est encore le tribunal de la commune; là on vous rosse votre homme, comme dans le bon vieux temps. N'était le starchina[12], ce serait à fuir au bout du monde.
[Note 12: L'ancien, élu tous les trois ans par la commune dont il est le chef.]
—Il me semble cependant qu'aucun de nous n'en vient là: ni moi, ni Levine, ni monsieur, dit Swiagesky en désignant le second propriétaire.
—Oui, mais demandez à Michel Pétrovitch comment il s'y prend pour faire marcher ses affaires; est-ce là vraiment une administration rationnelle? dit le vieux en ayant l'air de se faire gloire du mot rationnel.
—Dieu merci, je fais mes affaires très simplement, dit Michel Pétrovitch; toute la question est d'aider les paysans à payer les impôts en automne; ils viennent d'eux-mêmes: «Aide-nous, petit père», et comme ce sont des voisins, on prend pitié d'eux: j'avance le premier tiers de l'impôt en disant: «Attention, enfants: je vous aide, il faut que vous m'aidiez à votre tour, pour semer, faucher ou moissonner», et nous convenons de tout en famille. On rencontre, il est vrai, parfois des gens sans conscience…»
Levine connaissait de longue date ces traditions patriarcales; il échangea un regard avec Swiagesky, et, interrompant Michel Pétrovitch, s'adressa au propriétaire à moustaches grises:
«Et comment faut-il faire maintenant, selon vous?
—Mais comme Michel Pétrovitch, à moins d'affermer la terre aux paysans ou de partager le produit avec eux; tout cela est possible, mais il n'en est pas moins certain que la richesse du pays s'en va, avec ces moyens-là. Dans les endroits où, du temps du servage, la terre rendait neuf grains pour un, elle en rend trois maintenant. L'émancipation a ruiné la Russie.»
Swiagesky regarda Levine avec un geste moqueur; mais celui-ci écoutait attentivement les paroles du vieillard, trouvant qu'elles résultaient de réflexions personnelles, mûries par une longue expérience de la vie de campagne.
«Tout progrès se fait par la force, continua le vieux propriétaire: Prenez les réformes de Pierre, de Catherine, d'Alexandre. Prenez l'histoire européenne elle-même… Et c'est dans la question agronomique surtout qu'il a fallu user d'autorité. Croyez-vous que la pomme de terre ait été introduite autrement que par la force? A-t-on toujours labouré avec la charrue? Nous autres, propriétaires du temps du servage, avons pu améliorer nos modes de culture, introduire des séchoirs, des batteuses, des instruments perfectionnés, parce que nous le faisions d'autorité, et que les paysans, d'abord réfractaires, obéissaient et finissaient par nous imiter. Maintenant que nos droits n'existent plus, où trouverons-nous cette autorité? Aussi rien ne se soutient plus, et, après une période de progrès, nous retomberons fatalement dans la barbarie primitive. Voilà comment je comprends les choses.
—Je ne les comprends pas du tout ainsi, dit Swiagesky; pourquoi donc ne continuez-vous pas vos perfectionnements en vous aidant d'ouvriers payés?
—Permettez-moi de vous demander par quel moyen je continuerais, manquant de toute autorité?
«La voilà, cette force élémentaire», pensa Levine.
—Mais avec vos ouvriers.
—Mes ouvriers ne veulent pas travailler convenablement en employant de bons instruments. Notre ouvrier ne comprend bien qu'une chose, se soûler comme une brute, et gâter tout ce qu'il touche: le cheval qu'on lui confie, le harnais neuf de son cheval; il trouvera moyen de boire au cabaret jusqu'aux cercles de fer de ses roues, et d'introduire une cheville dans la batteuse pour la mettre hors d'usage. Tout ce qui ne se fait pas selon ses idées lui fait mal au coeur. Aussi l'agriculture baisse-t-elle visiblement; la terre est négligée et reste en friche, à moins qu'on ne la cède aux paysans; au lieu de produire des millions de tchetverts de blé, elle n'en produit plus que des centaines de mille. La richesse publique diminue. On aurait pu faire l'émancipation, mais progressivement.»
Et il développa son plan personnel, où toutes les difficultés auraient été évitées. Ce plan n'intéressait pas Levine, et il en revint à sa première question avec l'espoir d'amener Swiagesky à s'expliquer.
«Il est très certain que le niveau de notre agriculture baisse, et que dans nos rapports actuels avec les paysans il est impossible d'obtenir une exploitation rationnelle.
—Je ne suis pas de cet avis, répondit sérieusement Swiagesky. Que l'agriculture soit en décadence depuis le servage, je le nie, et je prétends qu'elle était alors dans un état fort misérable. Nous n'avons jamais eu ni machine, ni bétail convenables, ni bonne administration; nous ne savons pas même compter. Interrogez un propriétaire, il ne sait pas plus ce qui lui coûte que ce qui lui rapporte.
—La tenue de livres italienne, n'est-ce pas? dit ironiquement le vieux propriétaire. Vous aurez beau compter et tout embrouiller, vous n'y trouverez pas de bénéfice.
—Pourquoi embrouiller tout? Votre misérable batteuse russe ne vaudra certes rien et se brisera vite, mais une batteuse à vapeur durera. Votre mauvaise rosse qui se laisse traîner par la queue ne vaudra rien, mais des percherons, ou simplement une race de chevaux vigoureux, réussiront. Il en sera de tout ainsi. Notre agriculture a toujours eu besoin d'être poussée en avant.
—Encore faudrait-il en avoir le moyen, Nicolas Ivanitch. Vous en parlez à votre aise; mais lorsqu'on a comme moi un fils à l'Université et d'autres au Gymnase, on n'a pas de quoi acheter des percherons.
—Il y a des banques.
—Pour voir ma terre vendue aux enchères? Merci.»
Levine intervint dans le débat.
«Cette question de progrès agricole m'occupe beaucoup; j'ai le moyen de risquer de l'argent en améliorations, mais jusqu'ici elles ne me représentent que des pertes. Quant aux banques, je ne sais à quoi elles peuvent servir.
—Voilà qui est vrai! confirma le vieux propriétaire avec un rire satisfait.
—Et je ne suis pas le seul, continua Levine; j'en appelle à tous ceux qui ont fait des essais comme moi: à de rares exceptions près, ils sont tous en perte. Mais, vous-même, êtes-vous content?» demanda-t-il en remarquant sur le visage de Swiagesky l'embarras que lui causait cette tentative de sonder le fond de sa pensée.
Ce n'était pas de bonne guerre; Mme Swiagesky avait avoué pendant le thé à Levine qu'un comptable allemand, mandé exprès de Moscou, qui, pour 500 roubles, s'était chargé d'établir les comptes de leur exploitation, avait constaté une perte de 3000 roubles.
Le vieux propriétaire sourit en entendant Levine; il savait évidemment à quoi s'en tenir sur le rendement des terres de son voisin.
«Le résultat peut n'être pas brillant, répondit Swiagesky, mais cela prouve tout au plus que je suis un agronome médiocre, ou que mon capital rentre dans la terre afin d'augmenter la rente.
—La rente! s'écria Levine avec effroi. Elle existe peut-être en Europe, où le capital qu'on met dans la terre se paye, mais chez nous il n'en est rien.
—La rente doit exister cependant. C'est une loi.
—Alors c'est que nous sommes hors la loi; pour nous, ce mot de rente n'explique et n'éclaircit rien; au contraire, il embrouille tout; dites-moi comment la rente…..
—Ne prendriez-vous pas du lait caillé? Macha, envoie-nous du lait caillé ou des framboises, dit Swiagesky en se tournant vers sa femme; les framboises durent longtemps cette année.»
Et il se leva enchanté, et probablement persuadé qu'il venait de clore la discussion, tandis que Levine supposait qu'elle commençait seulement.
Levine continua à causer avec le vieux propriétaire; il chercha à lui prouver que tout le mal venait de ce qu'on ne tenait aucun compte du tempérament même de l'ouvrier, de ses usages, de ses tendances traditionnelles; mais le vieillard, comme tous ceux qui sont habitués à réfléchir seuls, entrait difficilement dans la pensée d'un autre, et tenait passionnément à ses opinions personnelles. Pour lui, le paysan russe était une brute qu'on ne pouvait faire agir qu'avec le bâton, et le libéralisme de l'époque avait eu le tort d'échanger cet instrument utile contre une nuée d'avocats.
«Pourquoi pensez-vous qu'on ne puisse pas arriver à un équilibre qui utilise les forces du travailleur et les rende réellement productives? lui demanda Levine en cherchant à revenir à la première question.
—Avec le Russe, cela ne sera jamais: il faut l'autorité, s'obstina à répéter le vieux propriétaire.
—Mais où voulez-vous qu'on aille découvrir de nouvelles conditions de travail? dit Swiagesky se rapprochant des causeurs, après avoir mangé du lait caillé et fumé une cigarette. N'avons-nous pas la commune avec la caution solidaire, ce reste de barbarie, qui d'ailleurs tombe peu à peu de lui-même? Et maintenant que le servage est aboli, n'avons-nous pas toutes les formes du travail libre, l'ouvrier à l'année ou à la tâche, le journalier, le fermier, le métayer, sortez donc de là?
—Mais l'Europe elle-même est mécontente de ces formes!
—Oui, elle en cherche d'autres et peut-être en trouvera-t-elle.
—Alors pourquoi ne chercherions-nous pas de notre côté?
—Parce que c'est tout comme si nous prétendions inventer de nouveaux procédés pour construire des chemins de fer. Ces procédés sont inventés, nous n'avons qu'à les appliquer.
—Mais s'ils ne conviennent pas à notre pays, s'ils lui sont nuisibles?» dit Levine.
Swiagesky reprit son air effrayé.
«Aurions-nous donc la prétention de trouver ce que cherche l'Europe? Connaissez-vous tous les travaux qu'on a faits en Europe sur la question ouvrière?
—Peu.
—C'est une question qui occupe les meilleurs esprits; elle a produit une littérature considérable, Schulze-Delitzsch et son école, Lassalle, le plus avancé de tous, Mulhausen…., vous connaissez tout cela.
—J'en ai une idée très vague.
—C'est une manière de dire, vous en savez certainement aussi long que moi. Je ne suis pas un professeur de science sociale, mais ces questions m'ont intéressé, et puisqu'elles vous intéressent aussi, vous devriez vous en occuper.
—À quoi ont-ils tous abouti?
—Pardon…..» les propriétaires s'étaient levés, et Swiagesky arrêta encore Levine sur la pente fatale où il s'obstinait en voulant sonder le fond de la pensée de son hôte. Celui-ci reconduisit ses convives.
XXVIII
Levine prit congé des dames en promettant de passer avec elles la journée du lendemain pour faire, tous ensemble, une promenade à cheval.
Avant de se coucher, il entra dans le cabinet de son hôte afin d'y chercher des livres relatifs à la discussion de la soirée.
Le cabinet de Swiagesky était une grande pièce, tout entourée de bibliothèques, avec deux tables, dont l'une, massive, tenait le milieu de la chambre, et l'autre était chargée de journaux et de revues en plusieurs langues, rangés autour d'une lampe. Près de la table à écrire, une espèce d'étagère contenait des cartons étiquetés de lettres dorées renfermant des papiers.
Swiagesky prit les volumes, puis s'installa dans un fauteuil à bascule.
«Que regardez-vous là? demanda-t-il à Levine qui, arrêté devant la table ronde, y feuilletait des journaux. Il y a, dans le journal que vous tenez, un article très bien fait. Il paraît, ajouta-t-il gaiement, que le principal auteur du partage de la Pologne n'est pas du tout Frédéric.»
Et il raconta, avec la clarté qui lui était propre, le sujet de ces nouvelles publications. Levine l'écoutait en se demandant ce qu'il pouvait bien y avoir au fond de cet homme. En quoi le partage de la Pologne l'intéressait-il? Quand Swiagesky eut fini de parler, il demanda involontairement: «Et après?» Il n'y avait rien après, la publication était curieuse et Swiagesky jugea inutile d'expliquer en quoi elle l'intéressait spécialement.
«Ce qui m'a intéressé, moi, c'est votre vieux grognon, dit Levine en soupirant. Il est plein de bon sens et dit des choses vraies.
—Laissez donc! c'est un vieil ennemi de l'émancipation, comme ils le sont du reste tous.
—Vous êtes à leur tête cependant?
—Oui, mais pour les diriger en sens inverse, dit en riant Swiagesky.
—Je suis frappé, moi, de la justesse de ses arguments, lorsqu'il prétend qu'en fait de systèmes d'administration, les seuls qui aient chance de réussir chez nous sont les plus simples.
—Quoi d'étonnant? Notre peuple est si peu développé, moralement et matériellement, qu'il doit s'opposer à tout progrès. Si les choses marchent en Europe, c'est grâce à la civilisation qui y règne: par conséquent l'essentiel pour nous est de civiliser nos paysans.
—Comment?
—En fondant des écoles, des écoles et encore des écoles.
—Mais vous convenez vous-même que le peuple manque de tout développement matériel: en quoi les écoles y obvieront-elles?
—Vous me rappelez une anecdote sur des conseils donnés à un malade: Vous feriez bien de vous purger.—J'ai essayé, cela m'a fait mal.—Mettez des sangsues.—J'ai essayé, cela m'a fait mal.—Alors priez Dieu.—J'ai essayé, cela m'a fait mal.—Vous repoussez de même tous les remèdes.
—C'est que je ne vois pas du tout le bien que peuvent faire les écoles!
—Elles créeront de nouveaux besoins.
—Tant pis si le peuple n'est pas en état de les satisfaire. Et en quoi sa situation matérielle s'améliorera-t-elle parce qu'il saura l'addition, la soustraction et le catéchisme? Avant-hier soir je rencontrai une paysanne portant son enfant à la mamelle; je lui demandai d'où elle venait: «De chez la sage-femme; l'enfant crie, je le lui ai mené pour le guérir». Et qu'a fait la sage-femme?—«Elle a porté le petit aux poules, sur le perchoir, et a marmotté des paroles.»
—Vous voyez bien, dit en souriant Swiagesky, pour croire à de pareilles sottises…..
—Non, interrompit Levine contrarié, ce sont vos écoles, comme remède pour le peuple, que je compare à celui de la sage-femme. L'essentiel ne serait-il pas de guérir d'abord la misère?
—Vous arrivez aux mêmes conclusions qu'un homme que vous n'aimez guère, Spencer. Il prétend que la civilisation peut résulter d'une augmentation de bien-être, d'ablutions plus fréquentes, mais que l'alphabet et les chiffres n'y peuvent rien.
—Tant mieux ou tant pis pour moi, si je me trouve d'accord avec Spencer; mais croyez bien que ce ne seront jamais les écoles qui civiliseront notre peuple.
—Vous voyez cependant que l'instruction devient obligatoire dans toute l'Europe.
—Mais comment vous entendez-vous sur ce chapitre avec Spencer?»
Les yeux de Swiagesky se troublèrent et il dit en souriant:
«L'histoire de votre paysanne est excellente.—Vous l'avez entendue vous-même?—Vraiment?»
Décidément ce qui amusait cet homme était le procédé du raisonnement, le but lui était indifférent.
Cette journée avait profondément troublé Levine. Swiagesky et ses inconséquences, le vieux propriétaire qui, malgré ses idées justes, méconnaissait une partie de la population, la meilleure peut-être,….. ses propres déceptions, tant d'impressions diverses produisaient dans son âme une sorte d'agitation et d'attente inquiète. Il se coucha, et passa une partie de la nuit sans dormir, poursuivi par les réflexions du vieillard. Des idées nouvelles, des projets de réforme germaient dans sa tête; il résolut de partir dès le lendemain, pressé de mettre ses nouveaux plans à exécution. D'ailleurs, le souvenir de la belle-soeur et de sa robe ouverte le troublait: il valait mieux partir sans retard, s'arranger avec les paysans avant les semailles d'automne, et réformer son système d'administration en le basant sur une association entre maître et ouvriers.
XXIX
Le nouveau plan de Levine offrait des difficultés qu'il ne se dissimulait pas; mais il persévéra, tout en reconnaissant que les résultats obtenus n'étaient pas proportionnés à ses peines. Un des principaux obstacles auxquels il se heurta fut l'impossibilité d'arrêter en pleine marche une exploitation tout organisée; il reconnut la nécessité de faire ses réformes peu à peu.
En rentrant chez lui le soir, Levine fit venir son intendant, et lui exposa ses nouveaux projets. Celui-ci accueillit avec une satisfaction non dissimulée toutes les parties de ce plan qui prouvaient que ce qu'on avait fait jusque-là était absurde et improductif. L'intendant assura l'avoir souvent répété sans être écouté; mais lorsque Levine en vint à une proposition d'association avec les paysans, il prit un air mélancolique, et représenta la nécessité de rentrer au plus tôt les dernières gerbes et de commencer le second labour. L'heure n'était pas propice aux longues discussions, et Levine s'aperçut que tous les travailleurs étaient trop occupés pour avoir le temps de comprendre ses projets.
Celui qui sembla le mieux entrer dans les idées du maître fut le berger Ivan, un paysan naïf, auquel Levine proposa de prendre part, comme associé, à l'exploitation de la bergerie; mais, tout en l'écoutant parler, la figure d'Ivan exprimait l'inquiétude et le regret; il remettait du foin dans les crèches, nettoyait le fumier, s'en allait puiser de l'eau, comme s'il eût été impossible de retarder cette besogne, et qu'il n'eût pas le loisir de comprendre.
L'obstacle principal auquel se heurta Levine fut le scepticisme enraciné des paysans; ils ne pouvaient admettre que le propriétaire ne cherchât pas à les exploiter: quelque raisonnement qu'il leur tînt, ils étaient convaincus que son véritable but restait caché. De leur côté, ils parlaient beaucoup, mais ils se gardaient bien d'exprimer le fond de leur pensée.
Levine songea au propriétaire bilieux lorsqu'ils posèrent pour condition première de leurs nouveaux arrangements qu'ils ne seraient jamais forcés d'employer les instruments agricoles perfectionnés, et qu'ils n'entreraient pour rien dans les procédés introduits par le maître. Ils convenaient que ses charrues labouraient mieux et que l'extirpateur avait du bon; mais ils trouvaient cent raisons pour ne pas s'en servir. Quelque regret qu'éprouvât Levine à renoncer ainsi à des procédés dont l'avantage était évident, il y consentit, et dès l'automne une partie de ses réformes fut mise en pratique.
Après avoir voulu étendre l'association à l'ensemble de son exploitation, Levine se convainquit de la nécessité de la restreindre à la bergerie, au potager et à un champ éloigné, resté depuis huit ans en friche. Le berger Ivan se forma un artel composé des membres de sa famille et se chargea de la bergerie. Le nouveau champ fut confié à Fédor Résounof, un charpentier intelligent, qui s'adjoignit six familles de paysans; et Chouraef, un garçon adroit, eut en partage le potager.
Levine dut bientôt s'avouer que les étables n'étaient pas mieux soignées, qu'Ivan s'entêtait aux mêmes errements quant à la façon de nourrir les vaches et de battre le beurre; il ne parvint même pas à lui faire comprendre que ses gages représentaient dorénavant un acompte sur ses bénéfices.
Il eut à constater d'autres faits regrettables: Résounof ne donna qu'un labour à son champ, fit traîner en longueur la construction de la grange qu'il s'était engagé à bâtir avant l'hiver; Chouraef chercha à partager le potager avec d'autres paysans, contrairement à ses engagements; mais Levine n'en persévéra pas moins, espérant démontrer à ses associés, à la fin de l'année, que le nouvel ordre de choses pouvait donner d'excellents résultats.
Vers la fin d'août, Dolly renvoya la selle, et Levine apprit par le messager qui la rapporta, que les Oblonsky étaient rentrés à Moscou. Le souvenir de sa grossièreté envers ces dames le fit rougir; sa conduite avec les Swiagesky n'avait pas été meilleure; mais il était trop occupé pour avoir le loisir de s'appesantir sur ses remords. Ses lectures l'absorbaient; il avait lu les livres prêtés par Swiagesky et d'autres qu'il s'était fait envoyer. Mill, qu'il étudia le premier, l'intéressa sans lui rien offrir d'applicable à la situation agraire en Russie. Le socialisme moderne ne le satisfit pas davantage. Le moyen de rendre le travail des propriétaires et des paysans russes rémunérateur ne lui apparaissait nulle part. À force de lire, il en vint à projeter d'aller étudier sur place certaines questions spéciales, afin de ne pas toujours être renvoyé aux autorités, comme Mill, Schulze-Delitzsch et autres. Au fond, il savait ce qu'il tenait à savoir: la Russie possédait un sol admirable qui, en certains cas, comme chez le paysan sur la route, rapportait largement, mais qui, traité à l'européenne, ne produisait guère. Ce contraste n'était pas un effet du hasard.
«Le peuple russe, pensait-il, destiné à coloniser des espaces immenses, se tient à ses traditions, à ses procédés propres; qui nous dit qu'il ait tort?» Le livre qu'il projetait devait démontrer cette théorie, et les procédés populaires devaient être mis en pratique sur sa terre.
XXX
Levine songeait à partir, lorsque des pluies torrentielles vinrent l'enfermer chez lui. Une partie de la moisson et toute la récolte de pommes de terre n'avaient pu être emmagasinées; deux moulins furent emportés et les routes devinrent impraticables. Mais, le 30 septembre au matin, le soleil parut, et Levine, espérant un changement de temps, envoya son intendant chez le marchand, pour négocier la vente de son blé. Lui-même résolut de faire une dernière tournée d'inspection, et rentra le soir, mouillé en dépit de ses bottes et de son bashlik, mais d'excellente humeur; il avait causé avec plusieurs paysans qui approuvaient ses plans, et un vieux garde, chez lequel il était entré pour se sécher, lui avait spontanément demandé de faire partie d'une des nouvelles associations.
«Il ne s'agit que de persévérer, pensait-il, et ma peine n'aura pas été inutile; je ne travaille pas pour moi seulement ce que je tente peut avoir une influence considérable sur la condition du peuple. Au lieu de la misère, nous verrons le bien-être; au lieu d'une hostilité sourde, une entente cordiale et la solidarité de tous les intérêts. Et qu'importe que l'auteur de cette révolution, sans effusion de sang, soit Constantin Levine, celui qui est venu en cravate blanche se faire refuser par Mlle Cherbatzky!»
Lorsque Levine, livré à ses pensées, rentra chez lui, il faisait nuit noire. L'intendant avait rapporté un acompte sur la vente de la récolte, et raconta qu'on voyait sur la route des quantités de blé non rentré.
Après le thé, Levine s'installa dans un fauteuil avec son livre, et continua ses méditations sur le voyage projeté et le fruit qu'il en tirerait. Il se sentait l'esprit lucide, et ses idées se traduisaient en phrases qui rendaient l'essence de sa pensée; il voulut profiter de cette disposition favorable pour écrire; mais des paysans l'attendaient dans l'antichambre, demandant des instructions relatives aux travaux du lendemain. Quand il les eut tous entendus, Levine rentra dans son cabinet et se mit à l'ouvrage. Agathe Mikhaïlowna, avec son tricot, vint y prendre sa place habituelle.
Après avoir écrit pendant quelque temps, Levine se leva, et se mit à arpenter la chambre. Le souvenir de Kitty et de son refus venait de lui traverser l'esprit avec une vivacité cruelle.
«Vous avez tort de vous faire du souci, lui dit Agathe Mikhaïlowna. Pourquoi restez-vous à la maison? Vous feriez bien mieux de partir pour les pays chauds, puisque vous y êtes décidé.
—Aussi ai-je l'intention de partir après-demain; mais il me faut terminer mes affaires.
—Quelles affaires? N'avez-vous pas assez donné aux paysans? Aussi ils disent: «Votre Barine compte sans doute sur une grâce de l'Empereur!» Quel besoin avez-vous de tant vous préoccuper d'eux?
—Ce n'est pas d'eux que je me préoccupe, mais de moi-même.»
Agathe Mikhaïlowna connaissait en détail tous les projets de son maître, car il les lui avait expliqués, et s'était souvent disputé avec elle; mais en ce moment elle interpréta ses paroles dans un sens différent de celui qu'il leur donnait.
«On doit certainement penser à son âme avant tout, dit-elle en soupirant. Parfene Denisitch, par exemple, avait beau être ignorant, ne savoir ni lire ni écrire, Dieu veuille nous faire à tous la grâce de mourir comme lui, confessé, administré!
—Je ne l'entends pas ainsi, répondit Levine; ce que je fais est dans mon intérêt: si les paysans travaillent mieux, j'y gagnerai.
—Vous aurez beau faire, le paresseux restera toujours paresseux, et celui qui aura de la conscience travaillera; vous ne changerez rien à cela.
—Cependant vous êtes d'avis vous-même qu'Ivan soigne mieux les vaches?
—Ce que je dis et ce que je sais, répondit la vieille bonne, suivant évidemment une idée qui chez elle n'était pas nouvelle, c'est qu'il faut vous marier: voilà ce qu'il vous faut.»
Cette observation, venant à l'appui des pensées qui s'étaient emparées de lui, froissa Levine; il fronça le sourcil, et, sans répondre, se remit à travailler; de temps en temps, il écoutait le petit tintement des aiguilles à tricoter d'Agathe Mikhaïlowna, et faisait la grimace en se reprenant à retomber dans les idées qu'il voulait chasser.
Des clochettes et le bruit sourd d'une voiture sur la route boueuse interrompirent son travail.
«Voilà une visite qui vous arrive: vous n'allez plus vous ennuyer,» dit Agathe Mikhaïlowna en se dirigeant vers la porte, mais Levine la prévint; sentant qu'il ne pouvait plus travailler, il était content de voir arriver quelqu'un.
XXXI
Levine entendit, en descendant l'escalier, le son d'une toux bien connue; quelqu'un entrait dans le vestibule; mais, le bruit de ses pas l'empêchant d'entendre distinctement, il espéra un moment s'être trompé; il conserva même cet espoir en voyant un individu de haute taille se débarrasser, en toussant, d'une fourrure. Quoiqu'il aimât son frère, il ne supportait pas l'idée de vivre avec lui; sous l'influence des pensées réveillées dans son coeur par Agathe Mikhaïlowna, il aurait désiré un visiteur gai et bien portant, étranger à ses préoccupations, et capable de l'en distraire. Son frère, qui le connaissait à fond, allait l'obliger à lui confesser ses rêves les plus intimes, ce qu'il redoutait par-dessus tout.
Tout en se reprochant ses mauvais sentiments, Levine accourut dans le vestibule, et lorsqu'il reconnut son frère, épuisé et semblable à un squelette, il n'éprouva plus qu'une profonde pitié. Debout dans l'antichambre, Nicolas cherchait à ôter le cache-nez qui entourait son long cou maigre, et souriait d'un sourire étrange et douloureux. Constantin sentit son gosier se serrer.
«Hé bien! me voilà arrivé jusqu'à toi, dit Nicolas d'une voix sourde, en ne quittant pas son frère des yeux; depuis longtemps je désirais venir sans en avoir la force. Maintenant cela va beaucoup mieux,» dit-il en essuyant sa barbe de ses grandes mains osseuses.
—Oui, oui,» répondit Levine en touchant de ses lèvres le visage desséché de son frère et en remarquant, presque avec effroi, l'étrangeté de son regard brillant.
Constantin lui avait écrit, quelques semaines auparavant, qu'ayant réalisé la petite portion de leur fortune mobilière commune, il avait une somme d'environ 2000 roubles à lui remettre. C'était cet argent que Nicolas venait toucher; il désirait revoir par la même occasion le vieux nid paternel, et poser le pied sur la terre natale pour y puiser des forces, comme les héros de l'ancien temps. Malgré sa taille voûtée et son effrayante maigreur, il avait encore des mouvements vifs et brusques: Levine le mena dans son cabinet.
Nicolas s'habilla avec soin, ce qui ne lui arrivait pas autrefois, peigna ses cheveux rudes et rares, et monta en souriant. Il était d'une humeur douce et caressante; son frère l'avait connu ainsi dans son enfance; il parla même de Serge Ivanitch sans amertume. En voyant Agathe Mikhaïlowna, il plaisanta avec elle, et la questionna sur tous les anciens serviteurs de la maison; la mort de Parfene Denisitch parut l'impressionner vivement, sa figure prit une expression d'effroi; mais il se remit aussitôt.
«Il était très vieux, n'est-ce pas?» dit-il, et changeant aussitôt de conversation: «Eh bien, je vais rester un mois ou deux chez toi, puis j'irai à Moscou, où Miagkof m'a promis une place, et j'entrerai en fonctions. Je compte vivre tout autrement, ajouta-t-il. Tu sais, j'ai éloigné cette femme.
—Marie Nicolaevna. Pourquoi donc?
—C'était une vilaine femme qui m'a causé tous les ennuis imaginables.»
Il se garda de dire qu'il avait chassé Marie Nicolaevna parce qu'il trouvait le thé qu'elle faisait trop faible; au fond, il lui en voulait de le traiter en malade.
«Je veux, du reste, changer tout mon genre de vie; j'ai fait des bêtises comme tout le monde, mais je ne regrette pas la dernière. Pourvu que je reprenne des forces, tout ira bien; et, Dieu merci, je me sens beaucoup mieux.»
Levine écoutait et cherchait une réponse qu'il ne pouvait trouver. Nicolas se mit alors à le questionner sur ses affaires, et Constantin, heureux de pouvoir parler sans dissimulation, raconta ses plans et ses essais de réforme. Nicolas écoutait sans témoigner le moindre intérêt. Ces deux hommes se tenaient de si près, qu'ils se devinaient rien qu'au son de la voix; la même pensée les abordait en ce moment, et primait tout: la maladie de Nicolas et sa mort prochaine. Ni l'un ni l'autre n'osait y faire la moindre allusion, et ce qu'ils disaient n'exprimait nullement ce qu'ils éprouvaient.
Jamais Levine ne vit approcher avec autant de soulagement le moment de se coucher. Jamais il ne s'était senti aussi faux, aussi peu naturel, aussi mal à l'aise. Tandis que son coeur se brisait à la vue de ce frère mourant, il fallait entretenir une conversation mensongère sur la vie que Nicolas comptait mener.
La maison n'ayant encore qu'une chambre chauffée, Levine, pour éviter toute humidité à son frère, lui offrit de partager la sienne.
Nicolas se coucha, dormit comme un malade, se retournant à chaque instant dans son lit, et Constantin l'entendit soupirer en disant: «Ah! mon Dieu!». Quelquefois, ne parvenant pas à cracher, il se fâchait, et disait alors: «Au diable!» Longtemps son frère l'écouta sans pouvoir dormir, agité qu'il était de pensées qui le ramenaient toujours à l'idée de la mort.
C'était la première fois que la mort le frappait ainsi par son inexorable puissance, et elle était là, dans ce frère aimé qui geignait en dormant, invoquant indistinctement Dieu ou le diable; elle était en lui aussi, et si cette fin inévitable ne venait pas aujourd'hui, elle viendrait demain, dans trente ans, qu'importe le moment! Comment n'avait-il jamais songé à cela?
«Je travaille, je poursuis un but, et j'ai oublié que tout finissait et que la mort était là, près de moi!»
Accroupi sur son lit, dans l'obscurité, entourant ses genoux de ses bras, il retenait sa respiration dans la tension de son esprit. Plus il pensait, plus il voyait clairement que dans sa conception de la vie il n'avait omis que ce léger détail, la mort, qui viendrait couper court à tout, et que rien ne pouvait empêcher! C'était terrible!
«Mais je vis encore. Que faut-il donc que je fasse maintenant?» se demanda-t-il avec désespoir. Et, allumant une bougie, il se leva doucement, s'approcha du miroir et y examina sa figure et ses cheveux; quelques cheveux gris se montraient déjà aux tempes, ses dents commençaient à se gâter; il découvrit ses bras musculeux, ils étaient pleins de force. Mais ce pauvre Nicolas, qui respirait péniblement avec le peu de poumons qui lui restait, avait eu aussi un corps vigoureux. Et tout à coup il se souvint qu'étant enfants, le soir, lorsqu'on les avait couchés, leur bonheur était d'attendre que Fedor Bogdanowitch, leur précepteur, eût quitté la chambre pour se battre à coups d'oreiller, et rire, rire de si bon coeur, que la crainte du précepteur elle-même ne pouvait arrêter cette exubérance de gaieté. «Et maintenant le voilà couché, avec sa pauvre poitrine creuse et voûtée, et moi je me demande ce que je deviendrai, et je ne sais rien, rien!»
«Kha, Kha! que diable fais-tu là et pourquoi ne dors-tu pas? demanda la voix de Nicolas.
—Je n'en sais rien, une insomnie.
—Moi, j'ai bien dormi, je ne transpire plus: viens me toucher, plus rien.»
Levine obéit, puis se recoucha, éteignit la bougie, mais ne s'endormit pas encore et continua à réfléchir.
«Oui, il se meurt! il mourra au printemps; que puis-je faire pour l'aider? que puis-je lui dire? que sais-je? J'avais même oublié qu'il fallait mourir!»
XXXII
Levine avait souvent remarqué combien la politesse et l'excessive humilité de certaines gens se transforment subitement en exigences et en tracasseries, et il prévoyait que la douceur de son frère ne serait pas de longue durée. Il ne se trompait pas; dès le lendemain, Nicolas s'irrita des moindres choses, et s'attacha à froisser son frère dans tous ses points les plus sensibles.
Constantin se sentait coupable d'hypocrisie; mais il ne pouvait exprimer ouvertement sa pensée. Si ces deux frères avaient été sincères, ils se seraient regardés en face et Constantin n'aurait su que répéter: «Tu vas mourir, tu vas mourir!» À quoi Nicolas aurait répondu: «Je le sais, et j'ai peur, terriblement peur!» Ils n'avaient pas d'autres préoccupations dans l'âme. Mais, cette sincérité n'étant pas possible, Constantin tentait, ce qu'il faisait toujours sans succès, de parler de sujets indifférents, et son frère, qui le devinait, s'irritait et relevait chacune de ses paroles.
Le surlendemain, Nicolas entama une fois de plus la question des réformes de son frère qu'il critiqua et confondit, par taquinerie, avec le communisme.
«Tu as pris les idées d'autrui, pour les défigurer et les appliquer là où elles ne sont pas applicables.
—Mais je ne veux en rien copier le communisme qui nie le droit à la propriété, au capital, à l'héritage. Je suis loin de nier des stimulants aussi importants. Je cherche seulement à les régulariser.
—En un mot, tu prends une idée étrangère, tu lui ôtes ce qui en fait la force, et tu prétends la faire passer pour neuve, dit Nicolas en tiraillant sa cravate.
—Mais puisque mes idées n'ont aucun rapport…..
—Ces doctrines, continua Nicolas en souriant ironiquement avec un regard étincelant d'irritation, ont du moins l'attrait que j'appellerai géométrique, d'être claires et logiques. Ce sont peut-être des utopies, mais on comprend qu'il puisse se produire une forme nouvelle de travail si on parvient à faire table rase du passé, s'il n'y a plus ni propriété ni famille; mais tu n'admets pas cela?
—Pourquoi veux-tu toujours confondre? Je n'ai jamais été communiste.
—Je l'ai été, moi, et je trouve que si le communisme est prématuré, il a de l'avenir, de la logique, comme le christianisme des premiers siècles.
—Et moi, je crois que le travail est une force élémentaire, qu'il faut étudier du même point de vue qu'une science naturelle, dont il faut reconnaître les propriétés et…..
—C'est absolument inutile; cette force agit d'elle-même et, selon le degré de civilisation, prend des formes différentes. Partout il y a eu des esclaves, puis des métayers, des fermiers, des ouvriers libres. Que cherches-tu de plus?»
Levine prit feu à ces derniers mots, d'autant plus qu'il craignait que son frère n'eût raison en lui reprochant de vouloir découvrir un terme moyen entre les formes du travail existantes et le communisme.
«Je cherche une forme de travail qui profite à tous, à moi comme à mes ouvriers, répondit-il en s'animant.
—Ce n'est pas cela, tu as cherché l'originalité toute ta vie, et tu veux prouver maintenant que tu n'exploites pas tes ouvriers tout bonnement, mais que tu y mets des principes.
—Puisque tu le comprends ainsi, quittons ce sujet, répondit Levine, qui sentait le muscle de sa joue droite tressaillir involontairement.
—Tu n'as jamais eu de convictions, tu ne cherches qu'à flatter ton amour-propre.
—Très bien, mais alors laisse-moi tranquille.
—Certes oui, je te laisserai tranquille! j'aurais déjà dû le faire. Que le diable t'emporte! Je regrette fort d'être venu.»
Levine eut beau chercher à le calmer, Nicolas ne voulut rien entendre, et persista à dire qu'il valait mieux se séparer: Constantin dut s'avouer que la vie en commun n'était pas possible. Il vint cependant trouver son frère, lorsque celui-ci se prépara au départ, pour lui faire d'un ton un peu forcé des excuses, et le prier de lui pardonner s'il l'avait offensé.
—Ah! ah! de la magnanimité maintenant! dit Nicolas en souriant. Si tu es tourmenté du besoin d'avoir raison, mettons que tu es dans le vrai, mais je pars tout de même.»
Au dernier moment, cependant, Nicolas eut, en embrassant son frère, un regard étrangement grave.
«Kostia, ne me garde pas rancune!» dit-il d'une voix tremblante.
Ce furent les seules paroles sincères échangées entre les deux frères. Levine comprit que ces mots signifiaient: «Tu le vois, tu le sais, je m'en vais, nous ne nous reverrons peut-être plus!» Et les larmes jaillirent de ses yeux. Il embrassa encore son frère sans trouver rien à lui répondre.
Le surlendemain Levine partit à son tour. Il rencontra à la gare le jeune
Cherbatzky, cousin de Kitty, et l'étonna par sa tristesse.
«Qu'as-tu? demanda le jeune homme.
—Rien, si ce n'est que la vie n'est pas gaie.
—Pas gaie? Viens donc à Paris avec moi au lieu d'aller dans un endroit comme Mulhouse; tu verras si l'existence y est amusante!
—Non, c'est fini pour moi: il est temps de mourir.
—Voilà une idée! dit en riant Cherbatzky. Je m'apprête à commencer la vie, moi.
—Je pensais de même il y a peu de temps, mais je sais maintenant que je mourrai bientôt.»
Levine disait ce qu'il pensait; il ne voyait devant lui que la mort, ce qui ne l'empêchait pas de s'intéresser à ses projets de réforme; il fallait bien occuper sa vie jusqu'au bout. Tout lui semblait ténèbres, mais ses projets lui servaient de fil conducteur et il s'y rattachait de toutes ses forces.
FIN DU PREMIER VOLUME
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Coulommiers.—Imp. PAUL BRODARD.—696-96.
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