Aphorismes sur la sagesse dans la vie
The Project Gutenberg eBook of Aphorismes sur la sagesse dans la vie
Title: Aphorismes sur la sagesse dans la vie
Author: Arthur Schopenhauer
Translator: J. A. Cantacuzène
Release date: March 1, 2011 [eBook #35444]
Most recently updated: January 7, 2021
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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PARERGA ET PARALIPOMENA
APHORISMES SUR LA SAGESSE DANS LA VIE
ARTHUR SCHOPENHAUER
TRADUIT EN FRANÇAIS POUR LA PREMIÈRE FOIS
Par J.-A. CANTACUZÈNE
«Le bonheur n'est pas chose aisée: il est très difficile de le trouver en nous, et impossible de le trouver ailleurs.»
CHAMFORT.
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
1887
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
CHAPITRE Ier.—Division fondamentale.
CHAPITRE II.—De ce que l'on est.
I.—La santé de l'esprit et du corps.
II.—La beauté.
III.—La douleur et l'ennui.—L'intelligence.
CHAPITRE III.—De ce que l'on a.
CHAPITRE IV.—De ce que l'on représente.
I.—De l'opinion d'autrui.
II.—Le rang.
III.—L'honneur.
IV.—La gloire.
CHAPITRE V.—Parénèses et maximes.
I.—Maximes générales.
II.—Concernant notre conduite envers nous même.
III.—Concernant notre conduite envers les autres.
IV.—Concernant notre conduite en face de la marche du monde et en face du sort.
CHAPITRE VI.—De la différence des âges de la vie.
INTRODUCTION
Je prends ici la notion de la sagesse dans la vie dans son acception immanente, c'est-à-dire que j'entends par là l'art de rendre la vie aussi agréable et aussi heureuse que possible. Cette étude pourrait s'appeler également l'Eudémonologie; ce serait donc un traité de la vie heureuse. Celle-ci pourrait à son tour être définie une existence qui, considérée au point de vue purement extérieur ou plutôt (comme il s'agit ici d'une appréciation subjective) qui, après froide et mûre réflexion, est préférable à la non-existence. La vie heureuse, ainsi définie, nous attacherait à elle par elle-même et pas seulement par la crainte de la mort; il en résulterait en outre que nous désirerions la voir durer indéfiniment. Si la vie humaine correspond ou peut seulement correspondre à la notion d'une pareille existence, c'est là une question à laquelle on sait que j'ai répondu par la négative dans ma Philosophie; l'eudémonologie, au contraire, présuppose une réponse affirmative. Celle-ci, en effet, repose sur cette erreur innée que j'ai combattue au commencement du chapitre XLIX, vol. II, de mon grand ouvrage[1]. Par conséquent, pour pouvoir néanmoins traiter la question, j'ai dû m'éloigner entièrement du point de vue élevé, métaphysique et moral auquel conduit ma véritable philosophie. Tous les développements qui vont suivre sont donc fondés, dans une certaine mesure, sur un accommodement, en ce sens qu'ils se placent au point de vue habituel, empirique et en conservent l'erreur. Leur valeur aussi ne peut être que conditionnelle, du moment que le mot d'eudémonologie n'est lui-même qu'un euphémisme. Ils n'ont en outre aucune prétention à être complets, soit parce que le thème est inépuisable, soit parce que j'aurais dû répéter ce que d'autres ont déjà dit.
Je ne me rappelle que le livre de Cardan: De utilitate ex adversis capienda, ouvrage digne d'être lu, qui traite de la même matière que les présents aphorismes; il pourra servir à compléter ce que j'offre ici. Aristote, il est vrai, a intercalé une courte eudémonologie dans le chapitre V du livre I de sa Rhétorique; mais il n'a produit qu'une œuvre bien maigre. Je n'ai pas eu recours à ces devanciers; compiler n'est pas mon fait; d'autant moins l'ai-je fait que l'on perd par là cette unité de vue qui est l'âme des œuvres de cette espèce. En somme, certainement les sages de tous les temps ont toujours dit la même chose, et les sots, c'est-à-dire l'incommensurable majorité de tous les temps, ont toujours fait la même chose, savoir le contraire, et il en sera toujours ainsi. Aussi Voltaire dit-il: Nous laisserons ce monde-ci aussi sot et aussi méchant que nous l'avons trouvé en y arrivant.
APHORISMES SUR LA SAGESSE DANS LA VIE
CHAPITRE PREMIER
DIVISION FONDAMENTALE
Aristote (Morale à Nicomaque, I, 8) a divisé les biens de la vie humaine en trois classes, les biens extérieurs, ceux de l'âme et ceux du corps. Ne conservant que la division en trois, je dis que ce qui différencie le sort des mortels peut être ramené à trois conditions fondamentales. Ce sont:
1° Ce qu'on est: donc la personnalité, dans son sens le plus étendu. Par conséquent, on comprend ici la santé, la force, la beauté, le tempérament, le caractère moral, l'intelligence et son développement.
2° Ce qu'on a: donc propriété et avoir de toute nature.
3° Ce qu'on représente: on sait que par cette expression l'on entend la manière dont les autres se représentent un individu, par conséquent ce qu'il est dans leur représentation. Cela consiste donc dans leur opinion à son égard et se divise en honneur, rang et gloire.
Les différences de la première catégorie dont nous avons à nous occuper sont celles que la nature elle-même a établies entre les hommes; d'où l'on peut déjà inférer que leur influence sur le bonheur ou le malheur sera plus essentielle et plus pénétrante que celle des différences provenant des règles humaines et que nous avons mentionnées sous les deux rubriques suivantes. Les vrais avantages personnels, tels qu'un grand esprit ou un grand cœur, sont par rapport à tous les avantages du rang, de la naissance, même royale, de la richesse et autres, ce que les rois véritables sont aux rois de théâtre. Déjà Métrodore, le premier élève d'Épicure, avait intitulé un chapitre: Περι του μειζονα ειναι την παρ‘ ημας αιτιαν προς ενδαιμονιαν της εχ των πραγματων (Les causes qui viennent de nous contribuent plus au bonheur que celles qui naissent des choses.—Cf. Clément d'Alex., Strom., II, 21, p. 362 dans l'édition de Wurtzbourg des Opp. polem.)
Et, sans contredit, pour le bien-être de l'individu, même pour toute sa manière d'être, le principal est évidemment ce qui se trouve ou se produit en lui. C'est là, en effet, que réside immédiatement son bien-être ou son malaise; c'est sous cette forme, en définitive, que se manifeste tout d'abord le résultat de sa sensibilité, de sa volonté et de sa pensée; tout ce qui se trouve en dehors n'a qu'une influence indirecte. Aussi les mêmes circonstances, les mêmes événements extérieurs, affectent-ils chaque individu tout différemment, et, quoique placés dans un même milieu, chacun vit dans un monde différent. Car il n'a directement affaire que de ses propres perceptions, de ses propres sensations et des mouvements de sa propre volonté: les choses extérieures n'ont d'influence sur lui qu'en tant qu'elles déterminent ces phénomènes intérieurs. Le monde dans lequel chacun vit dépend de la façon de le concevoir, laquelle diffère pour chaque tête; selon la nature des intelligences, il paraîtra pauvre, insipide et plat, ou riche, intéressant et important. Pendant que tel, par exemple, porte envie à tel autre pour les aventures intéressantes qui lui sont arrivées pendant sa vie, il devrait plutôt lui envier le don de conception qui a prêté à ces événements l'importance qu'ils ont dans sa description, car le même événement qui se présente d'une façon si intéressante dans la tête d'un homme d'esprit, n'offrirait plus, conçu par un cerveau plat et banal, qu'une scène insipide de la vie de tous les jours. Ceci se manifeste au plus haut degré dans plusieurs poésies de Gœthe et de Byron, dont le fond repose évidemment sur une donnée réelle; un sot, en les lisant, est capable d'envier au poète l'agréable aventure, au lieu de lui envier la puissante imagination qui, d'un événement passablement ordinaire, a su faire quelque chose d'aussi grand et d'aussi beau. Pareillement, le mélancolique verra une scène de tragédie là où le sanguin ne voit qu'un conflit intéressant, et le flegmatique un fait insignifiant.
Tout cela vient de ce que toute réalité, c'est-à-dire toute «actualité remplie» se compose de deux moitiés, le sujet et l'objet, mais aussi nécessairement et aussi étroitement unies que l'oxygène et l'hydrogène dans l'eau. À moitié objective identique, la subjective étant différente, ou réciproquement, la réalité actuelle sera tout autre; la plus belle et la meilleure moitié objective, quand la subjective est obtuse, de mauvaise qualité, ne fournira jamais qu'une méchante réalité et actualité, semblable à une belle contrée vue par un mauvais temps ou réfléchie par une mauvaise chambre obscure. Pour parler plus vulgairement, chacun est fourré dans sa conscience comme dans sa peau et ne vit immédiatement qu'en elle; aussi y a-t-il peu de secours à lui apporter du dehors. À la scène, tel joue les princes, tel les conseillers, tel autre les laquais, ou les soldats ou les généraux, et ainsi de suite. Mais ces différences n'existent qu'à l'extérieur; à l'intérieur, comme noyau du personnage, le même être est fourré chez tous, savoir un pauvre comédien avec ses misères et ses soucis.
Dans la vie, il en est de même. Les différences de rang et de richesses donnent à chacun son rôle à jouer, auquel ne correspond nullement une différence intérieure de bonheur et de bien-être; ici aussi est logé dans chacun le même pauvre hère, avec ses soucis et ses misères, qui peuvent différer chez chacun pour ce qui est du fond, mais qui, pour ce qui est de la forme, c'est-à-dire par rapport à l'être propre, sont à peu près les mêmes chez tous; il y a certes des différences de degré, mais elles ne dépendent pas du tout de la condition ou de la richesse, c'est-à-dire du rôle.
Comme tout ce qui se passe, tout ce qui existe pour l'homme ne se passe et n'existe immédiatement que dans sa conscience; c'est évidemment la qualité de la conscience qui sera le prochainement essentiel, et dans la plupart des cas tout dépendra de celle-là bien plus que des images qui s'y représentent. Toute splendeur, toutes jouissances sont pauvres, réfléchies dans la conscience terne d'un benêt, en regard de la conscience d'un Cervantès, lorsque, dans une prison incommode, il écrivait son Don Quijote.
La moitié objective de l'actualité et de la réalité est entre les mains du sort et, par suite, changeante; la moitié subjective, c'est nous-mêmes, elle est par conséquent immuable dans sa partie essentielle. Aussi, malgré tous les changements extérieurs, la vie de chaque homme porte-t-elle d'un bout à l'autre le même caractère; on peut la comparer à une suite de variations sur un même thème. Personne ne peut sortir de son individualité. Il en est de l'homme comme de l'animal; celui-ci, quelles que soient les conditions dans lesquelles on le place, demeure confiné dans le cercle étroit que la nature a irrévocablement tracé autour de son être, ce qui explique pourquoi, par exemple, tous nos efforts pour faire le bonheur d'un animal que nous aimons doivent se maintenir forcément dans des limites très restreintes, précisément à cause de ces bornes de son être et de sa conscience; pareillement, l'individualité de l'homme a fixé par avance la mesure de son bonheur possible. Ce sont spécialement les limites de ses forces intellectuelles qui ont déterminé une fois pour toutes son aptitude aux jouissances élevées. Si elles sont étroites, tous les efforts extérieurs, tout ce que les hommes ou la fortune feront pour lui, tout cela sera impuissant à le transporter par delà la mesure du bonheur et du bien-être humain ordinaire, à demi animal: il devra se contenter des jouissances sensuelles, d'une vie intime et gaie dans sa famille, d'une société de bas aloi ou de passe-temps vulgaires. L'instruction même, quoiqu'elle ait une certaine action, ne saurait en somme élargir de beaucoup ce cercle, car les jouissances les plus élevées, les plus variées et les plus durables sont celles de l'esprit, quelque fausse que puisse être pendant la jeunesse notre opinion à cet égard; et ces jouissances dépendent surtout de la force intellectuelle. Il est donc facile de voir clairement combien notre bonheur dépend de ce que nous sommes, de notre individualité, tandis qu'on ne tient compte le plus souvent que de ce que nous avons ou de ce que nous représentons. Mais le sort peut s'améliorer; en outre, celui qui possède la richesse intérieure ne lui demandera pas grand'chose; mais un benêt restera benêt, un lourdaud restera lourdaud, jusqu'à sa fin, fût-il en paradis et entouré de houris. Gœthe dit:
Volk und Knecht und Ueberwinder,
Sie gestehn, zu jeder Zeit,
Höchstes Glück der Erdenkinder
Sei nur die Persönlichkeit.
(Peuple et laquais et conquérant,—en tout temps reconnaissent—que le suprême bien des fils de la terre—est seulement la personnalité. Gœthe, Divan Or. Occ., ZULECKA).
Que le subjectif soit incomparablement plus essentiel à notre bonheur et à nos jouissances que l'objectif, cela se confirme en tout, par la faim, qui est le meilleur cuisinier, jusqu'au vieillard regardant avec indifférence la déesse que le jeune homme idolâtre, et tout au sommet, nous trouvons la vie de l'homme de génie et du saint. La santé par-dessus tout l'emporte tellement sur les biens extérieurs qu'en vérité un mendiant bien portant est plus heureux qu'un roi malade. Un tempérament calme et enjoué, provenant d'une santé parfaite et d'une heureuse organisation, une raison lucide, vive, pénétrante et concevant juste, une volonté modérée et douce, et comme résultat une bonne conscience, voilà des avantages que nul rang, nulle richesse ne sauraient remplacer. Ce qu'un homme est en soi-même, ce qui l'accompagne dans la solitude et ce que nul ne saurait lui donner ni lui prendre, est évidemment plus essentiel pour lui que tout ce qu'il peut posséder ou ce qu'il peut être aux yeux d'autrui. Un homme d'esprit, dans la solitude la plus absolue, trouve dans ses propres pensées et dans sa propre fantaisie de quoi se divertir agréablement, tandis que l'être borné aura beau varier sans cesse les fêtes, les spectacles, les promenades et les amusements, il ne parviendra pas à écarter l'ennui qui le torture. Un bon caractère, modéré et doux, pourra être content dans l'indigence, pendant que toutes les richesses ne sauraient satisfaire un caractère avide, envieux et méchant. Quant à l'homme doué en permanence d'une individualité extraordinaire, intellectuellement supérieure, celui-là alors peut se passer de la plupart de ces jouissances auxquelles le monde aspire généralement; bien plus, elles ne sont pour lui qu'un dérangement et un fardeau. Horace dit en parlant de lui-même:
Gemmas, marmor, ebur, Tyrrhena sigilla, tabellas,
Argentum, vestes Gaetulo murice tinctas,
Sunt qui habeant, est qui non curat habere.
(Il en est qui n'ont ni pierres précieuses, ni marbre, ni ivoire, ni statuettes tyrrhéniennes, ni tableaux, ni argent, ni robes teintes de pourpre gaétulienne; il en est un qui ne se soucie pas d'en avoir.—Horace, Ep. II, L. II, vers 180 et suiv.)
Et Socrate, à la vue d'objets de luxe exposés pour la vente, s'écriait:
«Combien il y a de choses dont je n'ai pas besoin!»
Ainsi, la condition première et la plus essentielle pour le bonheur de la vie, c'est ce que nous sommes, c'est notre personnalité; quand ce ne serait déjà que parce qu'elle agit constamment et en toutes circonstances, cela suffirait à l'expliquer, mais en outre, elle n'est pas soumise à la chance comme les biens des deux autres catégories, et ne peut pas nous être ravie. En ce sens, sa valeur peut passer pour absolue, par opposition à la valeur seulement relative des deux autres. Il en résulte que l'homme est bien moins susceptible d'être modifié par le monde extérieur qu'on ne le suppose volontiers. Seul le temps, dans son pouvoir souverain, exerce également ici son droit; les qualités physiques et intellectuelles succombent insensiblement sous ses atteintes; le caractère moral seul lui demeure inaccessible.
Sous ce rapport, les biens des deux dernières catégories auraient un avantage sur ceux de la première, comme étant de ceux que le temps n'emporte pas directement. Un second avantage serait que, étant placés en dehors de nous, ils sont accessibles de leur nature, et que chacun a pour le moins la possibilité de les acquérir, tandis que ce qui est en nous, le subjectif, est soustrait à notre pouvoir établi jure divino, il se maintient invariable pendant toute la vie. Aussi les vers suivants contiennent-ils une inexorable vérité:
Wie an dem Tag, der dich der Welt verliehen,
Die Sonne stand zum Grusze der Planeten,
Bist alsobald und fort und fort gedichen,
Nach dem Gesetz, wonach du angetreten.
So muszt du seyn, dir kannst du nicht entfliehen,
So sagten schon Svbillen, so Propheten;
Und keine Zeit und keine Macht zerstückelt
Geprügte Form, die lebend sien entwickelt.
(Gœthe.)
(Comme, dans le jour qui t'a donné au monde, le soleil était là pour saluer les planètes, tu as aussi grandi sans cesse, d'après la loi selon laquelle tu as commencé. Telle est ta destinée; tu ne peux t'échapper à toi-même; ainsi parlaient déjà les sibylles; ainsi les prophètes; aucun temps, aucune puissance ne brise la forme empreinte qui se développe dans le cours de la vie.—Poésies, trad. Porchat, vol. I, p. 312.)
Tout ce que nous pouvons faire à cet égard, c'est d'employer cette personnalité, telle qu'elle nous a été donnée, à notre plus grand profit; par suite, ne poursuivre que les aspirations qui lui correspondent, ne rechercher que le développement qui lui est approprié en évitant tout autre, ne choisir, par conséquent, que l'état, l'occupation, le genre de vie qui lui conviennent.
Un homme herculéen, doué d'une force musculaire extraordinaire, astreint par des circonstances extérieures à s'adonner à une occupation sédentaire, à un travail manuel, méticuleux et pénible, ou bien encore à l'étude et à des travaux de tête, occupations réclamant des forces toutes différentes, non développées chez lui et laissant précisément sans emploi les forces par lesquelles il se distingue, un tel homme se sentira malheureux toute sa vie; bien plus malheureux encore sera celui chez lequel les forces intellectuelles l'emportent de beaucoup et qui est obligé de les laisser sans développement et sans emploi pour s'occuper d'une affaire vulgaire qui n'en réclame pas, ou bien encore et surtout d'un travail corporel pour lequel sa force physique n'est pas suffisante. Ici toutefois, principalement pendant la jeunesse, il faut éviter recueil de la présomption et ne pas s'attribuer un excès de forces que l'on n'a pas.
De la prépondérance bien établie de notre première catégorie sur les deux autres, il résulte encore qu'il est plus sage de travailler à conserver sa santé et à développer ses facultés qu'à acquérir des richesses, ce qu'il ne faut pas interpréter en ce sens qu'il faille négliger l'acquisition du nécessaire et du convenable. Mais la richesse proprement dite, c'est-à-dire un grand superflu, contribue peu à notre bonheur; aussi beaucoup de riches se sentent-ils malheureux, parce qu'ils sont dépourvus de culture réelle de l'esprit, de connaissances et, par suite, de tout intérêt objectif qui pourrait les rendre aptes à une occupation intellectuelle. Car ce que la richesse peut fournir au delà, de la satisfaction des besoins réels et naturels a une minime influence sur notre véritable bien-être; celui-ci est plutôt troublé par les nombreux et inévitables soucis qu'amène après soi la conservation d'une grande fortune. Cependant les hommes sont mille fois plus occupés à acquérir la richesse que la culture intellectuelle, quoique certainement ce qu'on est contribue bien plus à notre bonheur que ce qu'on a.
Combien n'en voyons-nous pas, diligents comme des fourmis et occupés du matin au soir à accroître une richesse déjà acquise! Ils ne connaissent rien par delà l'étroit horizon qui renferme les moyens d'y parvenir; leur esprit est vide et par suite inaccessible à toute autre occupation. Les jouissances les plus élevées, les jouissances intellectuelles sont inabordables pour eux; c'est en vain qu'ils cherchent à les remplacer par des jouissances fugitives, sensuelles, promptes, mais coûteuses à acquérir, qu'ils se permettent entre temps. Au terme de leur vie, ils se trouvent avoir comme résultat, quand la fortune leur a été favorable, un gros monceau d'argent devant eux, qu'ils laissent alors à leurs héritiers le soin d'augmenter ou aussi de dissiper. Une pareille existence, bien que menée avec apparence très sérieuse et très importante, est donc tout aussi insensée que telle autre qui arborerait carrément pour symbole une marotte.
Ainsi, l'essentiel pour le bonheur de la vie, c'est ce que l'on a en soi-même. C'est uniquement parce que la dose en est d'ordinaire si petite que la plupart de ceux qui sont sortis déjà victorieux de la lutte contre le besoin se sentent au fond tout aussi malheureux que ceux qui sont encore dans la mêlée. Le vide de leur intérieur, l'insipidité de leur intelligence, la pauvreté de leur esprit les poussent à rechercher la compagnie, mais une compagnie composée de leurs pareils, car similis simili gaudet. Alors commence en commun la chasse au passe-temps et à l'amusement, qu'ils cherchent d'abord dans les jouissances sensuelles, dans les plaisirs de toute espèce et finalement dans la débauche. La source de cette funeste dissipation, qui, en un temps souvent incroyablement court, fait dépenser de gros héritages à tant de fils de famille entrés riches dans la vie, n'est autre en vérité que l'ennui résultant de cette pauvreté et de ce vide de l'esprit que nous venons de dépeindre. Un jeune homme ainsi lancé dans le monde, riche en dehors, mais pauvre en dedans, s'efforce vainement de remplacer la richesse intérieure par l'extérieure; il veut tout recevoir du dehors, semblable à ces vieillards qui cherchent à puiser de nouvelles forces dans l'haleine des jeunes filles. De cette façon, la pauvreté intérieure a fini par amener aussi la pauvreté extérieure.
Je n'ai pas besoin de relever l'importance des deux autres catégories de biens de la vie humaine, car la fortune est aujourd'hui trop universellement appréciée pour avoir besoin d'être recommandée. La troisième catégorie est même d'une nature très éthérée, comparée à la seconde, vu qu'elle ne consiste que dans l'opinion des autres. Toutefois chacun est tenu d'aspirer à l'honneur, c'est-à-dire à un bon renom; à un rang, ne peuvent y aspirer, uniquement, que ceux qui servent l'État, et, pour ce qui est de la gloire, il n'y en a qu'infiniment peu qui puissent y prétendre. L'honneur est considéré comme un bien inappréciable, et la gloire comme la chose la plus exquise que l'homme puisse acquérir; c'est la Toison d'or des élus; par contre, les sots seuls préféreront le rang à la richesse. La seconde et la troisième catégorie ont en outre l'une sur l'autre ce qu'on appelle une action réciproque; aussi l'adage de Pétrone: Habes, habeberis est-il vrai, et, en sens inverse, la bonne opinion d'autrui, sous toutes ses formes, nous aide souvent à acquérir la richesse.
CHAPITRE II
DE CE QUE L'ON EST
Nous avons déjà reconnu d'une manière générale que ce que l'on est contribue plus au bonheur que ce que l'on a ou ce que l'on représente. Le principal est toujours ce qu'un homme est, par conséquent ce qu'il possède en lui-même; car son individualité l'accompagne en tout temps et en tout lieu et teinte de sa nuance tous les événements de sa vie. En toute chose et à toute occasion, ce qui l'affecte tout d'abord, c'est lui-même. Ceci est vrai déjà pour les jouissances matérielles, et, à plus forte raison, pour celles de l'âme. Aussi l'expression anglaise: To enjoy one's self, est-elle très bien trouvée; on ne dit pas en anglais: «Paris lui plaît,» on dit: «Il se plaît à Paris (He enjoys himself at Paris).»
I.—La santé de l'esprit et du corps.
Mais, si l'individualité est de mauvaise qualité, toutes les jouissances seront comme un vin exquis dans une bouche imprégnée de fiel. Ainsi donc, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, et sauf l'éventualité de quelque grand malheur, ce qui arrive à un homme dans sa vie est de moindre importance que la manière dont il le sent, c'est-à-dire la nature et le degré de sa sensibilité sous tous les rapports. Ce que nous avons en nous-mêmes et par nous-mêmes, en un mot la personnalité et sa valeur, voilà le seul facteur immédiat de notre bonheur et de notre bien-être. Tous les autres agissent indirectement; aussi leur action peut-elle être annulée, mais celle de la personnalité jamais. De là vient que l'envie la plus irréconciliable et en même temps la plus soigneusement dissimulée est celle qui a pour objet les avantages personnels. En outre, la qualité de la conscience est la seule chose permanente et persistante; l'individualité agit constamment, continuellement, et, plus ou moins, à tout instant; toutes les autres conditions n'influent que temporairement, occasionnellement, passagèrement, et peuvent aussi changer ou disparaître. Aristote dit: η γαρ φυσις βεβαια, ου τα χρηματα (La nature est éternelle, non les choses. Mor. à Eudème, VII, 2). C'est pourquoi nous supportons avec plus de résignation un malheur dont la cause est tout extérieure que celui dont nous sommes nous-mêmes coupables; car le destin peut changer, mais notre propre qualité est immuable. Par suite, les biens subjectifs, tels qu'un caractère noble, une tête capable, une humeur gaie, un corps bien organisé et en parfaite santé, ou, d'une manière générale, mens sana in corpore sano (Juvénal, sat. X, 356), voilà les biens suprêmes et les plus importants pour notre bonheur; aussi devrions-nous nous appliquer bien plus à leur développement et à leur conservation qu'à la possession des biens extérieurs et de l'honneur extérieur.
Mais ce qui, par-dessus tout, contribue le plus directement à notre bonheur, c'est une humeur enjouée, car cette bonne qualité trouve tout de suite sa récompense en elle-même. En effet, celui qui est gai a toujours motif de l'être par cela même qu'il l'est. Rien ne peut remplacer aussi complètement tous les autres biens que cette qualité, pendant qu'elle-même ne peut être remplacée par rien. Qu'un homme soit jeune, beau, riche et considéré; pour pouvoir juger de son bonheur, la question sera de savoir si, en outre, il est gai; en revanche, est-il gai, alors peu importe qu'il soit jeune ou vieux, bien fait ou bossu, pauvre ou riche; il est heureux. Dans ma première jeunesse, j'ai lu un jour dans un vieux livre la phrase suivante: Qui rit beaucoup est heureux et qui pleure beaucoup est malheureux; la remarque est bien niaise; mais, à cause de sa vérité si simple, je n'ai pu l'oublier, quoiqu'elle soit le superlatif d'un truism (en anglais, vérité triviale). Aussi devons-nous, toutes les fois qu'elle se présente, ouvrir à la gaieté portes et fenêtres, car elle n'arrive jamais à contre-temps, au lieu d'hésiter, comme nous le faisons souvent, à l'admettre, voulant nous rendre compte d'abord si nous avons bien, à tous égards, sujet d'être contents, ou encore de peur qu'elle ne nous dérange de méditations sérieuses ou de graves préoccupations; et cependant il est bien incertain que celles-ci puissent améliorer notre condition, tandis que la gaieté est un bénéfice immédiat. Elle seule est, pour ainsi dire, l'argent comptant du bonheur; tout le reste n'en est que le billet de banque; car seule elle nous donne le bonheur dans un présent immédiat; aussi est-elle le bien suprême pour des êtres dont la réalité a la forme d'une actualité indivisible entre deux temps infinis. Nous devrions donc aspirer avant tout à acquérir et à conserver ce bien. Il est certain d'ailleurs que rien ne contribue moins à la gaieté que la richesse et que rien n'y contribue davantage que la santé: c'est dans les classes inférieures, parmi les travailleurs et particulièrement parmi les travailleurs de la terre, que l'on trouve les visages gais et contents; chez les riches et les grands dominent les figures chagrines. Nous devrions, par conséquent, nous attacher avant tout à conserver cet état parfait de santé dont la gaieté apparaît comme la floraison. Pour cela, on sait qu'il faut fuir tous excès et toutes débauches, éviter toute émotion violente et pénible, ainsi que toute contention d'esprit excessive ou trop prolongée; il faut encore prendre, chaque jour, deux heures au moins d'exercice rapide au grand air, des bains fréquents d'eau froide, et d'autres mesures diététiques de même genre. Point de santé si l'on ne se donne tous les jours suffisamment de mouvement; toutes les fonctions de la vie, pour s'effectuer convenablement, demandent le mouvement des organes dans lesquels elles s'accomplissent et de l'ensemble du corps. Aristote a dit avec raison: «Ο βιος εν τη κινησει εστι» (La vie est dans le mouvement). La vie consiste essentiellement dans le mouvement. À l'intérieur de tout l'organisme règne un mouvement incessant et rapide: le cœur, dans son double mouvement si compliqué de systole et de diastole, bat impétueusement et infatigablement; 28 pulsations lui suffisent pour envoyer la masse entière du sang dans le torrent de la grande et de la petite circulation; le poumon pompe sans discontinuer comme une machine à vapeur; les entrailles se contractent sans cesse d'un mouvement péristaltique; toutes les glandes absorbent et sécrètent sans interruption; le cerveau lui-même a un double mouvement pour chaque battement du cœur et pour chaque aspiration du poumon. Si, comme il arrive dans le genre de vie entièrement sédentaire de tant d'individus, le mouvement extérieur manque presque totalement, il en résulte une disproportion criante et pernicieuse entre le repos externe et le tumulte interne. Car ce perpétuel mouvement à l'intérieur demande même à être aidé quelque peu par celui de l'extérieur; cet état disproportionné est analogue à celui où nous sommes tenus de ne rien laisser paraître au dehors pendant qu'une émotion quelconque nous, fait bouillonner intérieurement. Les arbres même, pour prospérer, ont besoin d'être agités par le vent. C'est là une règle absolue que l'on peut énoncer de la manière la plus concise en latin: Omnis motus, quo celerior, eo magis motus (Plus il est accéléré, plus tout mouvement est mouvement).
Pour bien nous rendre compte combien notre bonheur dépend d'une disposition gaie et celle-ci de l'état de santé, nous n'avons qu'à comparer l'impression que produisent sur nous les mêmes circonstances extérieures ou les mêmes événements pendant les jours de santé et de vigueur, avec celle qui est produite lorsqu'un état de maladie nous dispose à être maussade et inquiet. Ce n'est pas ce que sont objectivement et en réalité les choses, c'est ce qu'elles sont pour nous, dans notre perception, qui nous rend heureux ou malheureux. C'est ce qu'énonce bien cette sentence d'Épictète: «Ταρατσει τους ανθωπους ου τα πραγματα, αλλα τα περι των πραγματων δογματα. (Ce qui émeut les hommes, ce ne sont pas les choses, mais l'opinion sur les choses).» En thèse générale, les neuf dixièmes de notre bonheur reposent exclusivement sur la santé. Avec elle, tout devient source de plaisir; sans elle, au contraire, nous ne saurions goûter un bien extérieur, de quelque nature qu'il soit; même les autres biens subjectifs, tels que les qualités de l'intelligence, du cœur, du caractère, sont amoindris et gâtés par l'état de maladie. Aussi n'est-ce pas sans raison que nous nous informons mutuellement de l'état de notre santé et que nous nous souhaitons réciproquement de nous bien porter, car c'est bien là en réalité ce qu'il y a de plus essentiellement important pour le bonheur humain. Il s'ensuit donc qu'il est de la plus insigne folie de sacrifier sa santé à quoi que ce soit, richesse, carrière, études, gloire, et surtout à la volupté et aux jouissances fugitives. Au contraire, tout doit céder le pas à la santé.
Quelque grande que soit l'influence de la santé sur cette gaieté si essentielle à notre bonheur, néanmoins celle-ci ne dépend pas uniquement de la première, car, avec une santé parfaite, on peut avoir un tempérament mélancolique et une disposition prédominante à la tristesse. La cause en réside certainement dans la constitution originaire, par conséquent immuable de l'organisme, et plus spécialement dans le rapport plus ou moins normal de la sensibilité à l'irritabilité et à la reproductivité. Une prépondérance anormale de la sensibilité produira l'inégalité d'humeur, une gaieté périodiquement exagérée et une prédominance de la mélancolie. Comme le génie est déterminé par un excès de la force nerveuse, c'est-à-dire de la sensibilité, Aristote a observé avec raison que tous les hommes illustres et éminents sont mélancoliques: «Παντες οσοι περιττοι γεγονασιν ανδρες, η κατα φιλοσοφιαν, η πολιτιχην, η ποιηοην, η τεχνας, φαινονται μελαγχολικοι οντες.» (Probl. 30, 1.) C'est ce passage que Cicéron a eu sans doute en vue dans ce rapport tant cité: «Aristoteles ait, omnes ingeniosos melancholicos esse.» (Tusc. I, 33) Shakspeare a très plaisamment dépeint cette grande diversité du tempérament général:
Nature has fram'd strange fellows in her time:
Some that will evermore peep through their eyes,
And laugh, like parrots, at a bag-piper;
And others of such vinegar aspect,
That they'll not show their teeth in way of smile,
Tough Nestor swear the jest he laughable.
(Merch. of Ven. Scène I.)
(La nature s'amuse parfois à former de drôles de corps. Il y en a qui sont perpétuellement à faire leurs petits yeux et qui vont rire comme un perroquet devant un simple joueur de cornemuse; et d'autres qui ont une telle physionomie de vinaigre qu'ils ne découvriraient pas leurs dents, même pour sourire, quand bien même le grave Nestor jurerait qu'il vient d'entendre une plaisanterie désopilante).—(Trad. française de Montégut.)
C'est cette même diversité que Platon désigne par les mots de «δυσκολος» (d'humeur difficile) et «ευκολος» (d'humeur facile). Elle peut se ramener à la susceptibilité, très différente chez les individus différents, pour les impressions agréables ou désagréables, par suite de laquelle tel rit encore de ce qui met tel autre presque au désespoir. Et même la susceptibilité pour les impressions agréables est d'ordinaire d'autant moindre que celle pour les impressions désagréables est plus forte, et vice versa. À chances égales de réussite ou d'insuccès pour une affaire, le δυσκολος se fâchera ou se chagrinera de l'insuccès et ne se réjouira pas de la réussite; l'ευκολος au contraire ne sera ni fâché ni chagriné par le mauvais succès, et se réjouira du bon. Si, neuf fois sur dix, le δυσκολος réussit dans ses projets, il ne se réjouira pas au sujet des neuf fois où il a réussi, mais il se fâchera pour le dixième qui a échoué; dans le cas inverse, l'ευκολος sera consolé et réjoui par cet unique succès. Mais il n'est pas facile de trouver un mal sans compensation aucune; aussi arrive-t-il que les δυσκολος, c'est-à-dire les caractères sombres et inquiets, auront, à la vérité, à supporter en somme plus de malheurs et de souffrances imaginaires, mais, en revanche, moins de réels que les caractères gais et insouciants, car celui qui voit tout en noir, qui appréhende toujours le pire et qui, par suite, prend ses mesures en conséquence, n'aura pas des mécomptes aussi fréquents que celui qui prête à toutes choses des couleurs et des perspectives riantes.—Néanmoins, quand une affection morbide du système nerveux ou de l'appareil digestif vient prêter la main à une δυσκολια innée, alors celle-ci peut atteindre ce haut degré où un malaise permanent produit le dégoût de la vie, d'où résulte le penchant au suicide. Celui-ci peut alors être provoqué par les plus minimes contrariétés; à un degré supérieur du mal, il n'est même plus besoin de motif, la seule permanence du malaise suffit pour y déterminer. Le suicide s'accomplit alors avec une réflexion si froide et une si inflexible résolution que le malade à ce stade, placé déjà d'ordinaire sous surveillance, l'esprit constamment fixé sur cette idée, profite du premier moment où la surveillance se sera relâchée pour recourir, sans hésitation, sans lutte et sans effroi, à ce moyen de soulagement pour lui si naturel en ce moment et si bien veau. Esquirol a décrit très au long cet état dans son Traité des maladies mentales. Il est certain que l'homme le mieux portant, peut-être même le plus gai, pourra aussi, le cas échéant, se déterminer au suicide; cela arrivera quand l'intensité des souffrances ou d'un malheur prochain et inévitable sera plus forte que les terreurs de la mort. Il n'y a de différence que dans la puissance plus ou moins grande du motif déterminant, laquelle est en rapport inverse avec la δυσκολια. Plus celle-ci est grande, plus le motif pourra être petit, jusqu'à devenir même nul; plus, au contraire, l'ευκολια, ainsi que la santé qui en est la base, est grande, plus il devra être grave. Il y aura donc des degrés innombrables entre ces deux cas extrêmes de suicide, entre celui provoqué purement par une recrudescence maladive de la δυσκολια innée, et celui de l'homme bien portant et gai provenant de causes tout objectives.
II.—La beauté.
La beauté est analogue en partie à la santé. Cette qualité subjective, bien que ne contribuant qu'indirectement au bonheur par l'impression qu'elle produit sur les autres, a néanmoins une grande importance, même pour le sexe masculin. La beauté est une lettre ouverte de recommandation, qui nous gagne les cœurs à l'avance; c'est à elle surtout que s'appliquent ces vers d'Homère:
Ουτοι αποβλητ' εστι Θεων εριχυδεα δωρχ,
'Οσσχ χεν αυτοι δωσι, εχων δ'ουχ αν τις ελοιτο.
(Il. III, 65.)
(Il ne faut pas dédaigner les dons glorieux des immortels, que seuls ils peuvent donner et que personne ne peut accepter ou refuser à son gré).
III.—La douleur et l'ennui.—L'intelligence.
Un simple coup d'œil nous fait découvrir deux ennemis du bonheur humain: ce sont la douleur et l'ennui. En outre, nous pouvons observer que, dans la mesure où nous réussissons à nous éloigner de l'un, nous nous rapprochons de l'autre, et réciproquement; de façon que notre vie représente en réalité une oscillation plus ou moins forte entre les deux. Cela provient du double antagonisme dans lequel chacun des deux se trouve envers l'autre, un antagonisme extérieur ou objectif et un antagonisme intérieur ou subjectif. En effet, extérieurement, le besoin et la privation engendrent la douleur; en revanche, l'aise et l'abondance font naître l'ennui. C'est pourquoi nous voyons la classe inférieure du peuple luttant incessamment contre le besoin, donc contre la douleur, et par contre la classe riche et élevée dans une lutte permanente, souvent désespérée, contre l'ennui.
Intérieurement, ou subjectivement, l'antagonisme se fonde sur ce que dans tout individu la facilité à être impressionné par l'un de ces maux est en rapport inverse avec celle d'être impressionné par l'autre; car cette susceptibilité est déterminée par la mesure des forces intellectuelles. En effet, un esprit obtus est toujours accompagné d'impressions obtuses et d'un manque d'irritabilité, ce qui rend l'individu peu accessible aux douleurs et aux chagrins de toute espèce et de tout degré; mais cette même qualité obtuse de l'intelligence produit, d'autre part, ce vide intérieur qui se peint sur tant de visages et qui se trahit par une attention toujours en éveil sur tous les événements, même les plus insignifiants, du monde extérieur; c'est ce vide qui est la véritable source de l'ennui et celui qui en souffre aspire avec avidité à des excitations extérieures, afin de parvenir à mettre en mouvement son esprit et son cœur par n'importe quel moyen. Aussi n'est-il pas difficile dans le choix des moyens; on le voit assez à la piteuse mesquinerie des distractions auxquelles se livrent les hommes, au genre de sociétés et de conversations qu'ils recherchent, non moins qu'au grand nombre de flâneurs et de badauds qui courent le monde. C'est principalement ce vide intérieur qui les pousse à la poursuite de toute espèce de réunions, de divertissements, de plaisirs et de luxe, poursuite qui conduit tant de gens à la dissipation et finalement à la misère.
Rien ne met plus sûrement en garde contre ces égarements que la richesse intérieure, la richesse de l'esprit car celui-ci laisse d'autant moins de place à l'ennui qu'il approche davantage de la supériorité. L'activité incessante des pensées, leur jeu toujours renouvelé en présence des manifestations diverses du monde interne et externe, la puissance et la capacité de combinaisons toujours variées, placent une tête éminente, sauf les moments de fatigue, tout à fait en dehors de la portée de l'ennui. Mais, d'autre part, une intelligence supérieure a pour condition immédiate une sensibilité plus vive, et pour racine une plus grande impétuosité de la volonté et, par suite, de la passion; de l'union de ces deux conditions résulte alors une intensité plus considérable de toutes les émotions et une sensibilité exagérée pour les douleurs morales et même pour les douleurs physiques, comme aussi une plus grande impatience en face de tout obstacle, d'un simple dérangement même.
Ce qui contribue encore puissamment à tous ces effets, c'est la vivacité produite par la force de l'imagination. Ce que nous venons de dire s'applique, toute proportion gardée, à tous les degrés intermédiaires qui comblent le vaste intervalle compris entre l'imbécile le plus obtus et le plus grand génie. Par suite, objectivement aussi bien que subjectivement, tout être se trouve d'autant plus rapproché de l'une des sources de malheurs humains qu'il est plus éloigné de l'autre. Son penchant naturel le portera donc, sous ce rapport, à accommoder aussi bien que possible l'objectif avec le subjectif, c'est-à-dire à se prémunir du mieux qu'il pourra contre celle des sources de souffrances qui l'affecte le plus facilement. L'homme intelligent aspirera avant tout à fuir toute douleur, toute tracasserie et à trouver le repos et les loisirs; il recherchera donc une vie tranquille, modeste, abritée autant que possible contre les importuns; après avoir entretenu pendant quelque temps des relations avec ce que l'on appelle les hommes, il préférera une existence retirée, et, si c'est un esprit tout à fait supérieur, il choisira la solitude. Car plus un homme possède en lui-même, moins il a besoin du monde extérieur et moins les autres peuvent lui être utiles. Aussi la supériorité de l'intelligence conduit-elle à l'insociabilité. Ah! si la qualité de la société pouvait être remplacée par la quantité, cela vaudrait alors la peine de vivre même dans le grand monde: mais, hélas! cent fous mis en un tas ne font pas encore un homme raisonnable.—L'individu placé à l'extrême opposé, dès que le besoin lui donne le temps de reprendre haleine, cherchera à tout prix des passe-temps et de la société; il s'accommodera de tout, ne fuyant rien que lui-même. C'est dans la solitude, là où chacun est réduit à ses propres ressources, que se montre ce qu'il a par lui-même; là, l'imbécile, sous la pourpre, soupire écrasé par le fardeau éternel de sa misérable individualité, pendant que l'homme hautement doué, peuple et anime de ses pensées la contrée la plus déserte. Sénèque (Ép. 9) a dit avec raison: «omnis stultitia laborat fastidio sui (La sottise se déplaît à elle-même);» de même Jésus, fils de Sirach: «La vie du fou est pire que la mort.» Aussi voit-on en somme que tout individu est d'autant plus sociable qu'il est plus pauvre d'esprit et, en général, plus vulgaire. Car dans le monde on n'a guère le choix qu'entre l'isolement et la communauté. On prétend que les nègres sont de tous les hommes les plus sociables, comme ils en sont aussi sans contredit les plus arriérés intellectuellement; des rapports envoyés de l'Amérique du Nord et publiés par des journaux français (Le Commerce, 19 oct. 1837) racontent que les nègres, sans distinction de libres ou d'esclaves, se réunissent en grand nombre dans le local le plus étroit, car ils ne sauraient voir leurs faces noires et camardes assez souvent répétées.
De même que le cerveau apparaît comme étant le parasite ou le pensionnaire de l'organisme entier, de même les loisirs acquis par chacun, en lui donnant la libre jouissance de sa conscience et de son individualité, sont à ce titre le fruit et le revenu de toute son existence, qui, pour le reste, n'est que peine et labeur. Mais voyons un peu ce que produisent les loisirs de la plupart des hommes! Ennui et maussaderie, toutes les fois qu'il ne se trouve pas des jouissances sensuelles ou des niaiseries pour les remplir. Ce qui démontre bien que ces loisirs-là n'ont aucune valeur, c'est la manière dont on les occupe; ils ne sont à la lettre que le ozio lungo d'uomini ignoranti dont parle l'Arioste.
L'homme ordinaire ne se préoccupe que de passer le temps, l'homme de talent que de l'employer. La raison pour laquelle les têtes bornées sont tellement exposées à l'ennui, c'est que leur intellect n'est absolument pas autre chose que l'intermédiaire des motifs pour leur volonté. Si, à un moment donné, il n'y a pas de motifs à saisir, alors la volonté se repose et l'intellect chôme, car la première, pas plus que l'autre, ne peut entrer en activité par sa propre impulsion; le résultat est une effroyable stagnation de toutes les forces dans l'individu entier,—l'ennui. Pour le combattre, on insinue sournoisement à la volonté des motifs petits, provisoires, choisis indifféremment, afin de la stimuler et de mettre par là également en activité l'intellect qui doit les saisir: ces motifs sont donc par rapport aux motifs réels et naturels ce que le papier-monnaie est par rapport à l'argent, puisque leur valeur n'est que conventionnelle. De tels motifs sont les jeux de cartes ou autres, inventés précisément dans le but que nous venons d'indiquer. À leur défaut, l'homme borné se mettra à tambouriner sur les vitres ou à tapoter avec tout ce qui lui tombe sous la main. Le cigare lui aussi fournit volontiers de quoi suppléer aux pensées.
C'est pourquoi dans tous les pays les jeux de cartes sont arrivés à être l'occupation principale dans toute société; ceci donne la mesure de ce que valent ces réunions et constitue la banqueroute déclarée de toute pensée. N'ayant pas d'idées à échanger, on échange des cartes et l'on cherche à se soutirer mutuellement des florins. Ô pitoyable espèce! Toutefois, pour ne pas être injuste même ici, je ne veux pas omettre l'argument qu'on peut invoquer pour justifier le jeu de cartes: on peut dire qu'il est une préparation à la vie du monde et des affaires, en ce sens que l'on y apprend à profiter avec sagesse des circonstances immuables, établies par le hasard (les cartes), pour en tirer tout le parti possible; dans ce but, l'on s'habitue à garder sa contenance en faisant bonne mine en mauvais jeu. Mais, par là même, d'autre part les jeux de cartes exercent une influence démoralisatrice. En effet, l'esprit du jeu consiste à soutirer à autrui ce qu'il possède, par n'importe quel tour ou n'importe quelle ruse. Mais l'habitude de procéder ainsi, contractée au jeu, s'enracine, empiète sur la vie pratique, et l'on arrive insensiblement à procéder de même quand il s'agit du tien et du mien, et à considérer comme permis tout avantage que l'on a actuellement en main, dès qu'on peut le faire légalement, La vie ordinaire en fournit des preuves chaque jour.
Puisque les loisirs sont, ainsi que nous l'avons dit, la fleur ou plutôt le fruit de l'existence de chacun, en ce que, seuls, ils le mettent en possession de son moi propre, nous devons estimer heureux ceux-là qui, en se gagnant, gagnent quelque chose qui ait du prix, pendant que les loisirs ne rapportent à la plupart des hommes qu'un drôle dont il n'y a rien à faire, qui s'ennuie à périr et qui est à charge à lui-même. Félicitons-nous donc, «ô mes frères, d'être des enfants non d'esclaves, mais de mères libres.» (Ép. aux Galath., 4, 31.)
En outre, de même que ce pays-là est le plus heureux qui a le moins, ou n'a pas du tout besoin d'importation, de même est heureux l'homme à qui suffit sa richesse intérieure et qui pour son amusement ne demande que peu, ou même rien, au monde extérieur, attendu que pareille importation est chère, assujettissante, dangereuse; elle expose à des désagréments et, en définitive, n'est toujours qu'un mauvais succédané pour les productions du sol propre. Car nous ne devons, à aucun égard, attendre grand'chose d'autrui, et du dehors en général. Ce qu'un individu peut être pour un autre est chose très étroitement limitée; chacun finit par rester seul, et qui est seul? devient alors la grande question. Gœthe a dit à ce sujet, parlant d'une manière générale, qu'en toutes choses chacun en définitive est réduit à soi-même (Poésie et vérité, vol. III). Oliver Goldsmith dit également:
Still to ourselves in ev'ry place consign'd,
Our own felicity we make or find.
(The traveller, v. 431 et suiv.)
(Cependant, en tout lieu, réduits à nous-mêmes, c'est nous qui faisons ou trouvons notre propre bonheur.)
Chacun doit donc être et fournir à soi-même ce qu'il y a de meilleur et de plus important. Plus il en sera ainsi, plus, par suite, l'individu trouvera en lui-même les sources de ses plaisirs, et plus il sera heureux. C'est donc avec raison qu'Aristote a dit: η ευδαμονια των αυταρχων εστι (Mor. à Eud., VII, 2) (Le bonheur appartient à ceux qui se suffisent à eux-mêmes). En effet, toutes les sources extérieures du bonheur et du plaisir sont, de leur nature, éminemment incertaines, équivoques, fugitives, aléatoires, partant sujettes à s'arrêter facilement même dans les circonstances les plus favorables, et c'est même inévitable, attendu que nous ne pouvons pas les avoir toujours sous la main. Bien plus, avec l'âge, presque toutes tarissent fatalement; car alors amour, badinage, plaisir des voyages et de l'équitation, aptitude à figurer dans le monde, tout cela nous abandonne; la mort nous enlève jusqu'aux amis et parents. C'est à ce moment, plus que jamais, qu'il est important de savoir ce qu'on a par soi-même. Il n'y a que cela, on effet, qui résistera le plus longtemps. Cependant, à tout âge, sans distinction, cela est et demeure la source vraie et la seule permanente du bonheur. Car il n'y a pas beaucoup à gagner dans ce monde: la misère et la douleur le remplissent, et, quant à ceux qui leur ont échappé, l'ennui est là qui les guette de tous les coins. En outre, c'est d'ordinaire la perversité qui y gouverne et la sottise qui y parle haut. Le destin est cruel, et les hommes sont pitoyables. Dans un monde ainsi fait, celui qui a beaucoup en lui-même est pareil à une chambre d'arbre de Noël, éclairée, chaude, gaie, au milieu des neiges et des glaces d'une nuit de décembre. Par conséquent, avoir une individualité riche et supérieure et surtout beaucoup d'intelligence constitue indubitablement sur terre le sort le plus heureux, quelque différent qu'il puisse être du sort le plus brillant. Aussi que de sagesse dans cette opinion émise sur Descartes par la reine Christine de Suède, âgée alors de dix-neuf ans à peine: «M. Descartes est le plus heureux de tous les mortels, et sa condition me semble digne d'envie» (Vie de Desc., par Baillet, l. VII, ch. 10). Descartes vivait à cette époque depuis vingt ans en Hollande, dans la plus profonde solitude, et la reine ne le connaissait que par ce qu'on lui en avait raconté et pour avoir lu un seul de ses ouvrages. Il faut seulement, et c'était précisément le cas chez Descartes, que les circonstances extérieures soient assez favorables pour permettre de se posséder et d'être content de soi-même; c'est pourquoi l'Ecclésiaste (7, 12) disait déjà: «La sagesse est bonne avec un patrimoine et nous aide à nous réjouir de la vue du soleil.»
L'homme à qui, par une faveur de la nature et du destin, ce sort a été accordé, veillera avec un soin jaloux à ce que la source intérieure de son bonheur lui demeure toujours accessible; il faut pour cela indépendance et loisirs. Il les acquerra donc volontiers par la modération et l'épargne; et d'autant plus facilement qu'il n'en est pas réduit, comme les autres hommes, aux sources extérieures des jouissances. C'est pourquoi la perspective des fonctions, de l'or, de la faveur, et l'approbation du monde ne l'induiront pas à renoncer à lui-même pour s'accommoder aux vues mesquines ou au mauvais goût des hommes. Le cas échéant, il fera comme Horace dans son épître à Mécène (livre I, ép. 7). C'est une grande folie que de perdre à l'intérieur pour gagner à l'extérieur, en d'autres termes, de livrer, en totalité ou en partie, son repos, son loisir et son indépendance contre l'éclat, le sang, la pompe, les titres et les honneurs. Gœthe l'a fait cependant. Quant à moi, mon génie m'a entraîné énergiquement dans la voie opposée.
Cette vérité, examinée ici, que la source principale du bonheur humain vient de l'intérieur, se trouve confirmée par la juste remarque d'Aristote dans sa Morale à Nicomaque (I, 7; et VII, 13, 14); il dit que toute jouissance suppose une activité, par conséquent l'emploi d'une force, et ne peut exister sans elle. Cette doctrine aristotélicienne de faire consister le bonheur de l'homme dans le libre exercice de ses facultés saillantes est reproduite également par Stobée dans son Exposé de la morale péripatéticienne (Ecl. éth. II, ch. 7); en voici un passage: Ενεργειαν ειναι την ευδαιμονιαν χατ' αρετην, εν πραξεσι προηγουμεναις χατ' ευχην (Le bonheur consiste à exercer ses facultés par des travaux capables de résultat); il explique aussi que αρετη désigne toute faculté hors ligne. Or la destination primitive des forces dont la nature a muni l'homme, c'est la lutte contre la nécessité qui l'opprime de toutes parts. Quand la lutte fait trêve un moment, les forces sans emploi deviennent un fardeau pour lui; il doit alors jouer avec elles, c'est-à-dire les employer sans but; sinon il s'expose à l'autre source des malheurs humains, à l'ennui. Aussi est-ce l'ennui qui torture les grands et les riches avant tous autres, et Lucrèce a fait de leur misère un tableau dont on a chaque jour, dans les grandes villes, l'occasion de reconnaître la frappante vérité:
Exit sæpe foras magnis ex ædibus ille,
Esse domi quem pertæsum est, subitaque reventat;
Quippe foris nihilo melius qui sentiat esse
Currit, agens mannos, ad villam præcipitanter,
Auxilium tectis quasi ferre ardentibus instans:
Oscitat exemplo, tetigit quum limina villæ;
Aut abit in somnum gravis, atque oblivia quærit;
Aut etiam properana urbem petit, atque revisit.
(L. III, v. 1073 et suiv.).
(Celui-ci quitte son riche palais pour se dérober à l'ennui; mais il y rentre un moment après, ne se trouvant pas plus heureux ailleurs. Cet autre se sauve à toute bride dans ses terres, on dirait qu'il court éteindre un incendie; mais, à peine en a-t-il touché les limites, qu'il y trouve l'ennui; il succombe au sommeil et cherche à s'oublier lui-même: dans un moment, vous allez le voir regagner la ville avec la même promptitude.) (Traduction de La Grange, 1821.)
Chez ces messieurs, tant qu'ils sont jeunes, les forces musculaires et génitales doivent faire les frais. Mais plus tard il ne reste plus que les forces intellectuelles; en leur absence ou à défaut de développement ou de matériaux approvisionnés pour servir leur activité, la misère est grande. La volonté étant la seule force inépuisable, on cherche alors à la stimuler en excitant les passions; on recourt, par exemple, aux gros jeux de hasard, à ce vice dégradant en vérité.—Du reste, tout individu désœuvré choisira, selon la nature des forces prédominantes en lui, un amusement qui les occupe, tel que le jeu de boule ou d'échecs, la chasse ou la peinture, les courses de chevaux ou la musique, les jeux de cartes ou la poésie, l'héraldique ou la philosophie, etc.
Nous pouvons même traiter cette matière avec méthode, en nous reportant à la racine des trois forces physiologiques fondamentales: nous avons donc à les étudier ici dans leur jeu sans but; elles se présentent alors à nous comme la source de trois espèces de jouissances possibles, parmi lesquelles chaque homme choisira celles, qui lui sont proportionnées selon que l'une ou l'autre de ces forces prédomine en lui.
Ainsi nous trouvons, premièrement, les jouissances de la force reproductive: elles consistent dans le manger, le boire, la digestion, le repos et le sommeil. Il existe des peuples entiers à qui l'on attribue de faire glorieusement de ces jouissances des plaisirs nationaux. Secondement, les jouissances de l'irritabilité: ce sont les voyages, la lutte, le saut, la danse, l'escrime, l'équitation et les jeux athlétiques de toute espèce, comme aussi la chasse, voire même les combats et la guerre. Troisièmement, les jouissances de la sensibilité: telles que contempler, penser, sentir, faire de la poésie, de l'art plastique, de la musique, étudier, lire, méditer, inventer, philosopher, etc. Il y aurait à faire bien des observations sur la valeur, le degré et la durée de ces différentes espèces de jouissances; nous en abandonnons le soin au lecteur. Mais tout le monde comprendra que notre plaisir, motivé constamment par l'emploi de nos forces propres, comme aussi notre bonheur, résultat du retour fréquent de ce plaisir, seront d'autant plus grands que la force productrice est de plus noble espèce. Personne ne pourra nier non plus que le premier rang, sous ce rapport, revient à la sensibilité, dont la prédominance décidée établit la distinction entre l'homme et les autres espèces animales; les deux autres forces physiologiques fondamentales, qui existent dans l'animal au même degré ou à un degré plus énergique même que chez l'homme, ne viennent qu'en seconde ligne. À la sensibilité appartiennent nos forces intellectuelles. C'est pourquoi sa prédominance nous rend aptes à goûter les jouissances qui résident dans l'entendement, ce qu'on appelle les plaisirs de l'esprit; ces plaisirs sont d'autant plus grands que la prédominance est plus accentuée[2]. L'homme normal, l'homme ordinaire ne peut prendre un vif intérêt à une chose que si elle excite sa volonté, donc si elle lui offre un intérêt personnel. Or toute excitation persistante de la volonté est, pour le moins, d'une nature mixte, par conséquent combinée avec de la-douleur. Les jeux de cartes, cette occupation habituelle de la «bonne société» dans tous les pays[3], sont un moyen d'exciter intentionnellement la volonté, et cela par des intérêts tellement minimes qu'ils ne peuvent occasionner que des douleurs momentanées et légères, non pas de ces douleurs permanentes et sérieuses; tellement qu'on peut les considérer comme de simples chatouillements de la volonté. L'homme doué des forces intellectuelles prédominantes, au contraire, est capable de s'intéresser vivement aux choses par la voie de l'intelligence pure, sans immixtion aucune du vouloir; il en éprouve le besoin même. Cet intérêt le transporte alors dans une région à laquelle la douleur est essentiellement étrangère, pour ainsi dire, dans l'atmosphère des dieux à la vie facile, θεων ρεια ξωοντων. Pendant qu'ainsi l'existence du reste des hommes s'écoule dans l'engourdissement, et que leurs rêves et leurs aspirations sont dirigés vers les intérêts mesquins du bien-être personnel avec leurs misères de toute sorte; pendant qu'un ennui insupportable les saisit dès qu'ils ne sont plus occupés à poursuivre ces projets et qu'ils restent réduits à eux-mêmes; pendant que l'ardeur sauvage de la passion peut seule remuer cette masse inerte; l'homme, au contraire, doté de facultés intellectuelles prépondérantes, possède une existence riche en pensées, toujours animée et toujours importante; des objets dignes et intéressants l'occupent dès qu'il a le loisir de s'y adonner, et il porte en lui une source des plus nobles jouissances. L'impulsion extérieure lui est fournie par les œuvres de la nature et par l'aspect de l'activité humaine, et, en outre, par les productions si variées des esprits éminents de tous les temps et de tous les pays, productions que lui seul peut réellement goûter en entier, car lui seul est capable de les comprendre et de les sentir entièrement. C'est donc pour lui, en réalité, que ceux-ci ont vécu; c'est donc à lui, en fait, qu'ils se sont adressés; tandis que les autres, comme des auditeurs d'occasion, ne comprennent que par-ci par-là et à demi seulement. Il est certain que par là même l'homme supérieur acquiert un besoin de plus que les autres hommes, le besoin d'apprendre, de voir, d'étudier, de méditer, d'exercer; le besoin aussi, par conséquent, d'avoir des loisirs disponibles. Or, ainsi que Voltaire l'a observé justement, comme «il n'est de vrais plaisirs qu'avec de vrais besoins», ce besoin de l'homme intelligent est précisément la condition qui met à sa portée des jouissances dont l'accès demeure à jamais interdit aux autres; pour ceux-ci, les beautés de la nature et de l'art, les œuvres intellectuelles de toute espèce, même lorsqu'ils s'en entourent, ne sont au fond que ce que sont des courtisanes pour un vieillard. Un être ainsi privilégié, à côté de sa vie personnelle, vit d'une seconde existence, d'une existence intellectuelle qui arrive par degrés à être son véritable but, l'autre n'étant plus considérée que comme moyen; pour le reste des hommes, c'est leur existence même, insipide, creuse et désolée, qui doit leur servir de but. La vie intellectuelle sera l'occupation principale de l'homme supérieur; augmentant sans cesse son trésor de jugement et de connaissance, elle acquiert aussi constamment une liaison et une gradation, une unité et une perfection de plus en plus prononcées, comme une œuvre d'art envoie de formation. En revanche, quel pénible contraste fait avec celle-ci la vie des autres, purement pratique, dirigée uniquement vers le bien-être personnel, n'ayant d'accroissement possible qu'en longueur, sans pouvoir gagner en profondeur, et destinée néanmoins à leur servir de but pour elle-même, pendant que pour l'autre elle est un simple moyen.
Notre vie pratique, réelle, dès que les passions ne l'agitent pas, est ennuyeuse et fade; quand elles l'agitent, elle devient bientôt douloureuse; c'est pourquoi ceux-là seuls sont heureux qui ont reçu en partage une somme d'intellect excédant la mesure que réclamé le service de leur volonté. C'est ainsi que, à côté de leur vie effective, ils peuvent vivre d'une vie intellectuelle qui les occupe et les divertit sans douleur et cependant avec vivacité. Le simple loisir, c'est-à-dire un intellect non occupé au service de la volonté, ne suffit pas; il faut pour cela un excédant positif de force qui seul nous rend apte à une occupation purement spirituelle et non attachée au service de la volonté. Au contraire, «otium sine litteris mors est et hominis vivi sepultura» (Sénèque, Ep. 82) (Le repos sans l'étude est une espèce de mort qui met un homme tout vivant au tombeau). Dans la mesure de cet excédant, la vie intellectuelle existant à côté de la vie réelle présentera d'innombrables gradations, depuis les travaux du collectionneur décrivant les insectes, les oiseaux, les minéraux, les monnaies, etc., jusqu'aux plus hautes productions de la poésie et de la philosophie.
Cette vie intellectuelle protège non seulement contre l'ennui, mais encore contre ses pernicieuses conséquences. Elle abrite en effet contre la mauvaise compagnie et contre les nombreux dangers, les malheurs, les pertes et les dissipations auxquels on s'expose en cherchant son bonheur tout entier dans la vie réelle. Pour parler de moi, par exemple, ma philosophie ne m'a rien rapporté, mais elle m'a beaucoup épargné.
L'homme normal au contraire est limité, pour les plaisirs de la vie, aux choses extérieures, telles que la richesse, le rang, la famille, les amis, la société, etc.; c'est là-dessus qu'il fonde le bonheur de sa vie; aussi ce bonheur s'écroule-t-il quand il les perd ou qu'il y rencontre des déceptions. Pour désigner cet état de l'individu, nous pouvons dire que son centre de gravité tombe en dehors de lui. C'est pour cela que ses souhaits et ses caprices sont toujours changeants: quand ses moyens le lui permettent, il achètera tantôt des villas, tantôt des chevaux, ou bien il donnera des fêtes, puis il entreprendra des voyages, mais surtout il mènera un train fastueux, tout cela précisément parce qu'il cherche n'importe où une satisfaction venant du dehors; tel l'homme épuisé espère trouver dans des consommés et dans des drogues de pharmacie la santé et la vigueur dont la vraie source est la force vitale propre. Pour ne pas passer immédiatement à l'extrême opposé, prenons maintenant un homme doué d'une puissance intellectuelle qui, sans être éminente, dépasse toutefois la mesure ordinaire et strictement suffisante. Nous verrons cet homme, quand les sources extérieures de plaisirs viennent à tarir ou ne le satisfont plus, cultiver en amateur quelque branche des beaux-arts, ou bien quelque science, telle que la botanique, la minéralogie, la physique, l'astronomie, l'histoire, etc., et y trouver un grand fonds de jouissance et de récréation. À ce titre, nous pouvons dire que son centre de gravité tombe déjà en partie en lui. Mais le simple dilettantisme dans l'art est encore bien éloigné de la faculté créatrice; d'autre part, les sciences ne dépassent pas les rapports des phénomènes entre eux, elles ne peuvent pas absorber l'homme tout entier, combler tout son être, ni par conséquent s'entrelacer si étroitement dans le tissu de son existence qu'il en devienne incapable de prendre intérêt à tout le reste. Ceci demeure réservé exclusivement à la suprême éminence intellectuelle, à celle qu'on appelle communément le génie; elle seule prend pour thème, entièrement et absolument, l'existence et l'essence des choses; après quoi elle tend, selon sa direction individuelle, à exprimer ses profondes conceptions, par l'art, la poésie ou la philosophie.
Ce n'est que pour un homme de cette trempe que l'occupation permanente avec soi-même, avec ses pensées et, ses œuvres est un besoin irrésistible; pour lui, la solitude est la bienvenue, le loisir est le bien suprême; pour le reste, il peut s'en passer, et, quand il le possède, il lui est même souvent à charge. De cet homme-là seul nous pouvons dire que son centre de gravité tombe tout entier en dedans de lui-même. Ceci nous explique en même temps comment il se fait que ces hommes d'une espèce aussi rare ne portent pas à leurs amis, à leur famille, au bien public, cet intérêt intime et sans borne dont beaucoup d'entre les autres sont capables, car ils peuvent en définitive se passer de tout, pourvu qu'ils se possèdent eux-mêmes. Il existe donc en eux un élément isolant en plus, dont l'action est d'autant plus énergique que les autres hommes ne peuvent pas les satisfaire pleinement; aussi ne sauraient-ils voir dans ces autres tout à fait des égaux, et même, sentant constamment la dissemblance de leur nature en tout et partout, ils s'habituent insensiblement à errer parmi les autres humains comme des êtres d'une espèce différente, et à se servir, quand leurs méditations se portent sur eux, de la troisième au lieu de la première personne du pluriel.
Considéré à ce point de vue, l'homme le plus heureux sera donc celui que la nature a richement doté sous le rapport intellectuel, tellement ce qui est en nous a plus d'importance que ce qui est en dehors; ceci, c'est-à-dire l'objectif, de quelque façon qu'il agisse, n'agit jamais que par l'intermédiaire de l'autre, c'est-à-dire du subjectif; l'action de l'objectif est donc secondaire. C'est ce qu'expriment les beaux vers suivants:
Πλουτος ο της ψυχης πλουτος μονος εστιν αληθης,
Τ' αλλα δ'εκει ατην πλειονα των κτεκνων.
(Lucien, Anthol., I, 67.)
(La richesse de l'âme est la seule richesse; les autres biens sont féconds en douleurs).—(Trad. E. Talbot. 12e épigr.)
Un homme riche ainsi à l'intérieur ne demande au monde extérieur qu'un don négatif, à savoir du loisir pour pouvoir perfectionner et développer les facultés de son esprit et pour pouvoir jouir de ses richesses intérieures; il réclame donc uniquement la liberté de pouvoir, pendant toute sa vie, tous les jours et à toute heure, être lui-même. Pour l'homme appelé à imprimer la trace de son esprit sur l'humanité entière, il n'existe qu'un seul bonheur et un seul malheur; c'est de pouvoir perfectionner ses talents, et compléter ses œuvres,—ou bien d'en être empêché. Tout le reste pour lui est insignifiant. C'est pourquoi nous voyons les grands esprits de tous les temps attacher le plus grand prix au loisir; car, tant vaut l'homme, tant vaut le loisir. «δοκει δε η ευδκιμονικ εν τη οχολη ειναι» (Le bonheur est dans le loisir), dit Aristote (Mor. à Nic., X, 7). Diogène Laërce (II, 5, 31) rapporte aussi que «Σωκρατης επηνει οχολην, ως καλλιοτον κρηματων» (Socrate vantait le loisir comme étant la plus belle des richesses). C'est encore ce qu'entend Aristote (Mor. à Nic., X, 7, 8, 9) quand il déclare que la vie la plus belle est celle du philosophe. Il dit pareillement dans la Politique (IV, 11): «Τονευδαιμοναβιον εινχι τον χατ' αρετχν ανεμποδιστον» (exercer librement son talent, voilà le vrai bonheur). Gœthe aussi dit dans Wilhelm Meister: «Wer mit einem Talent, zu einem Talent geboren ist, findet in dem selben sein schoenstes Daseyn» (Celui qui est né avec un talent, pour un talent, trouve en celui-là la plus belle existence). Mais posséder du loisir n'est pas seulement en dehors de la destinée ordinaire mais aussi de la nature ordinaire de l'homme, car sa destination naturelle est d'employer son temps à acquérir le nécessaire pour son existence et pour celle de sa famille. Il est l'enfant de la misère; il n'est pas une intelligence libre. Aussi le loisir arrive bientôt à être un fardeau, puis une torture, pour l'homme ordinaire, dès qu'il ne peut pas le remplir par des moyens artificiels et fictifs de toute espèce, par le jeu, par des passe-temps ou par des dadas de toute forme. Par là même, le loisir entraîne aussi pour lui des dangers, car on a dit avec raison: «difficilis in otio quies.» D'autre part, cependant, une intelligence dépassant de beaucoup la mesure normale est également un phénomène anormal, par suite contre nature. Lorsque toutefois elle est donnée, l'homme qui en est doué, pour trouver le bonheur, a précisément besoin de ce loisir qui, pour les autres, est tantôt importun et tantôt funeste; quant à lui, sans loisir, il ne sera qu'un Pégase sous le joug; en un mot, il sera malheureux. Si cependant ces deux anomalies, l'une extérieure et l'autre intérieure, se rencontrent réunies, leur union produit un cas de suprême bonheur, car l'homme ainsi favorisé mènera alors une vie d'un ordre supérieur, la vie d'un être soustrait aux deux sources opposées de la souffrance humaine: le besoin et l'ennui; il est affranchi également et du soin pénible de se démener pour subvenir à son existence et de l'incapacité à supporter le loisir (c'est-à-dire l'existence libre proprement dite); autrement, l'homme ne peut échapper à ces deux maux que par le fait qu'ils se neutralisent et s'annulent réciproquement.
À l'encontre de tout ce qui précède, il nous faut considérer d'autre part que, par suite d'une activité prépondérante des nerfs, les grandes facultés intellectuelles produisent une surexcitation de la faculté de sentir la douleur sous toutes ses formes; qu'en outre le tempérament passionné qui en est la condition, ainsi que la vivacité et la perfection plus grandes de toute perception, qui en sont inséparables, donnent aux émotions produites par là une violence incomparablement plus forte; or l'on sait qu'il y a bien plus d'émotions douloureuses qu'il n'y en a d'agréables; enfin, il faut aussi nous rappeler que les hautes facultés intellectuelles font de celui qui les possède un homme étranger aux autres hommes et à leurs agitations, vu que plus il possède en lui-même, moins il peut trouver en eux. Mille objets auxquels ceux-ci prennent un plaisir infini lui semblent insipides et répugnants. Peut-être, de cette façon, la loi de compensation qui règne partout domine-t-elle également ici. N'a-t-on pas prétendu bien souvent et non sans quelque apparence de raison, qu'au fond l'homme le plus borné d'esprit était le plus heureux? Quoi qu'il en soit, personne ne lui enviera ce bonheur. Je ne veux pas anticiper sur le lecteur pour la solution définitive de cette controverse, d'autant plus que Sophocle même a émis là-dessus deux jugements diamétralement opposés:
Πολλω το φρονειν ευδαιμονιας υπαρχει.
(Le savoir est de beaucoup la portion la plus considérable du bonheur.)—(Antig., 1328.)
Une autre fois, il dit:
Εν τω φρονειν γαρ μηδεν ηδιστος βιος.
(La vie du sage n'est pas la plus agréable).—(Ajax, 550.)
Les philosophes de l'Ancien Testament ne s'entendent pas davantage entre eux; Jésus, fils de Sirah, a dit:
Του γαρμωρου υπερ θανατου ζων πονηρχ.
(La vie du fou est pire que la mort), (22,12).
L'Ecclésiaste au contraire (1, 18):
Ο προστιθεις γνωσιν, προσθησει αλγημα.
(Où il y beaucoup de sagesse, il y a beaucoup de douleurs.)
En attendant, je tiens à mentionner ici que ce que l'on désigne plus particulièrement par un mot exclusivement propre à la langue allemande, celui de Philister (bourgeois, épicier, philistin), c'est précisément l'homme qui, par suite de la mesure étroite et strictement suffisante de ses forces intellectuelles, n'a pas de besoins spirituels: cette expression appartient à la vie d'étudiants et a été employée plus tard dans une acception plus élevée, mais analogue encore à son sens primitif, pour qualifier celui qui est l'opposé d'un fils des Muses (c'est-à-dire un homme qui est prosaïque). Celui-ci, en effet, est et demeure le «αμουσος ανηρ» (l'homme vulgaire). Me plaçant à un point de vue encore plus élevé, je voudrais définir les philistins en disant que ce sont des gens constamment occupés, et cela le plus sérieusement du monde, d'une réalité qui n'en est pas une. Mais cette définition d'une nature déjà transcendantale ne serait pas en harmonie avec le point de vue populaire auquel je me suis placé, dans cette dissertation; elle pourrait, par conséquent, ne pas être comprise par tous les lecteurs. La première, au contraire, admet plus facilement un commentaire spécifique et désigne suffisamment l'essence et la racine de toutes les propriétés caractéristiques du philistin. C'est donc, ainsi que nous l'avons dit, un homme sans besoins spirituels.
De là découlent plusieurs conséquences: la première, par rapport à lui-même, c'est qu'il n'aura jamais de jouissances spirituelles, d'après la maxime déjà citée qu'il n'est de vrais plaisirs qu'avec de vrais besoins. Aucune aspiration à acquérir des connaissances et du jugement pour ces choses en elles-mêmes n'anime son existence; aucune aspiration non plus aux plaisirs esthétiques, car ces deux aspirations sont étroitement unies. Quand la mode ou quelque autre contrainte lui impose de ces jouissances, il s'en acquitte aussi brièvement que possible, comme un galérien s'acquitte de son travail forcé. Les seuls plaisirs pour lui sont les sensuels; c'est sur eux qu'il se rattrape. Manger des huîtres, avaler du vin de Champagne, voilà pour lui le suprême de l'existence; se procurer tout ce qui contribue au bien-être matériel, voilà le but de sa vie. Trop heureux quand ce but l'occupe suffisamment! Car, si ces biens lui ont déjà été octroyés par avance, il devient immédiatement la proie de l'ennui; pour le chasser, il essaye de tout ce qu'on peut imaginer: bals, théâtres, sociétés, jeux de cartes, jeux de hasard, chevaux, femmes, vin, voyages, etc. Et cependant tout cela ne suffit pas quand l'absence de besoins intellectuels rend impossibles les plaisirs intellectuels. Aussi un sérieux morne et sec, approchant celui de l'animal, est-il propre au philistin et le caractérise-t-il. Rien ne le réjouit, rien ne l'émeut, rien n'éveille son intérêt. Les jouissances matérielles sont vite épuisées; la société, composée de philistins comme lui, devient bientôt ennuyeuse; le jeu de cartes finit par le fatiguer. Il lui reste à la rigueur les jouissances de la vanité à sa façon: elles consisteront à surpasser les autres en richesse, en rang, en influence ou en pouvoir, ce qui lui vaut alors leur estime; ou bien encore il cherchera à frayer au moins avec ceux qui brillent par ces avantages et à se chauffer au reflet de leur éclat (en anglais, cela s'appelle un snob).
La deuxième conséquence résultant de la propriété fondamentale que nous avons reconnue au philistin, c'est que, par rapport aux autres, comme il est privé de besoins intellectuels, et comme il est borné aux besoins matériels, il recherchera les hommes qui pourront satisfaire ces derniers et non pas ceux qui pourraient subvenir aux premiers. Aussi n'est-ce rien moins que de hautes qualités intellectuelles qu'il leur demande; bien au contraire, quand il les rencontre, elles excitent son antipathie, voire même sa haine, car il n'éprouve en leur présence qu'un sentiment importun d'infériorité et une envie sourde, secrète, qu'il cache avec le plus grand soin, qu'il cherche à se dissimuler à lui-même, mais qui par là justement grandit parfois jusqu'à une rage muette. Ce n'est pas sur les facultés de l'esprit qu'il songe jamais à mesurer son estime ou sa considération; il les réserve exclusivement au rang et à la richesse, au pouvoir et à l'influence, qui passent à ses yeux pour les seules qualités vraies, les seules où il aspirerait à exceller. Tout cela dérive de ce que le philistin est un homme privé de besoins intellectuels. Son extrême souffrance vient de ce que les idéalités ne lui apportent aucune récréation et que, pour échapper à l'ennui, il doit toujours recourir aux réalités. Or celles-ci, d'une part, sont bientôt épuisées, et alors, au lieu de divertir, elles fatiguent; d'autre part, elles entraînent après elles des désastres de toute espèce, tandis que les idéalités sont inépuisables et, en elles-mêmes, innocentes.
Dans toute cette dissertation sur les conditions personnelles qui contribuent à notre bonheur, j'ai eu en vue les qualités physiques et principalement les qualités intellectuelles. C'est dans mon Mémoire sur le fondement de la morale (§ 22) que j'ai exposé comment la perfection morale, à son tour, influe directement sur le bonheur: c'est à cet ouvrage que je renvoie le lecteur[4].
CHAPITRE III
DE CE QUE L'ON A
Épicure, le grand docteur en félicité, a admirablement et judicieusement divisé les besoins humains en trois classes. Premièrement, les besoins naturels et nécessaires: ce sont ceux qui, non satisfaits, produisent la douleur; ils ne comprennent donc que le «victus» et l'«amictus» (nourriture et vêtement). Ils sont faciles à satisfaire.—Secondement, les besoins naturels mais non nécessaires: c'est le besoin de la satisfaction sexuelle, quoique Épicure ne l'énonce pas dans le rapport de Laërce (du reste, je reproduis ici, en général, toute cette doctrine légèrement modifiée et corrigée). Ce besoin est déjà plus difficile à satisfaire.—Troisièmement, ceux qui ne sont ni naturels ni nécessaires: ce sont les besoins du luxe, de l'abondance, du faste et de l'éclat; leur nombre est infini et leur satisfaction très difficile (voy. Diog. Laërce, l. X, ch. 27, § 149 et 127;—Cicéron, De fin., I,13).
La limite de nos désirs raisonnables se rapportant à la fortune est difficile, sinon impossible à déterminer. Car le contentement de chacun à cet égard ne repose pas sur une quantité absolue, mais relative, savoir sur le rapport entre ses souhaits et sa fortune; aussi cette dernière, considérée en elle-même, est-elle aussi dépourvue de sens que le numérateur d'une fraction sans dénominateur. L'absence des biens auxquels un homme n'a jamais songé à aspirer ne peut nullement le priver, il sera parfaitement satisfait sans ces biens, tandis que tel autre qui possède cent fois plus que le premier se sentira malheureux, parce qu'il lui manque un seul objet qu'il convoite. Chacun a aussi, à l'égard des biens qu'il lui est permis d'atteindre, un horizon propre, et ses prétentions ne vont que jusqu'aux limites de cet horizon. Lorsqu'un objet, situé en dedans de ces limites, se présente à lui de telle façon qu'il puisse être certain de l'atteindre, il se sentira heureux; il se sentira malheureux, au contraire, si, des obstacles survenant, cette perspective lui est enlevée. Ce qui est placé au delà n'a aucune action sur lui. C'est pourquoi la grande fortune du riche ne trouble pas le pauvre, et c'est pour cela aussi, d'autre part, que toutes les richesses qu'il possède déjà ne consolent pas le riche quand il est déçu dans une attente (La richesse est comme l'eau salée: plus on en boit, plus elle altère; il en est de même aussi de la gloire).
Ce fait qu'après la perte de la richesse ou de l'aisance, et aussitôt la première douleur surmontée, notre humeur habituelle ne différera pas beaucoup de celle qui nous était propre auparavant, s'explique par là que, le facteur de notre avoir ayant été diminué par le sort, nous réduisons aussitôt après, de nous-mêmes, considérablement le facteur de nos prétentions. C'est là ce qu'il y a de proprement douloureux dans un malheur; cette opération une fois accomplie, la douleur devient de moins en moins sensible et finit par disparaître; la blessure se cicatrise. Dans l'ordre inverse, en présence d'un événement heureux, la charge qui comprime nos prétentions remonte et leur permet de se dilater: c'est en cela que consiste le plaisir. Mais celui-ci également ne dure que le temps nécessaire pour que cette opération s'achève; nous nous habituons à l'échelle ainsi augmentée des prétentions, et nous devenons indifférents à la possession correspondante de richesses. C'est là ce qu'exprime un passage d'Homère (Od., XVIII, 130-137) dont voici les deux derniers vers:
Τοιος γαρ νοος εστιν επιχθονιων ανθρωπων
Ο:ον εφ' ημαρ αγει πατηρ ανδρων τε, θεων τε.
(Tel est l'esprit des hommes terrestres, semblables aux jours changeants qu'amène le Père des hommes et des dieux.)—(Tr. Leconte de Lisle.)
La source de nos mécontentements est dans nos efforts toujours renouvelés pour élever le facteur des prétentions pendant que l'autre facteur s'y oppose par son immobilité.
Il ne faut pas s'étonner de voir, dans l'espèce humaine pauvre et remplie de besoins, la richesse plus hautement et plus sincèrement prisée, vénérée même, que toute autre chose; le pouvoir lui-même n'est considéré que parce qu'il conduit à la fortune; il ne faut pas être surpris non plus de voir les hommes passer à côté ou par-dessus toute autre considération quand il s'agit d'acquérir des richesses, de voir par exemple les professeurs de philosophie faire bon marché de la philosophie pour gagner de l'argent. On reproche fréquemment aux hommes de tourner leurs vœux principalement vers l'argent et de l'aimer plus que tout au monde. Pourtant il est bien naturel, presque inévitable d'aimer ce qui, pareil à un protée infatigable, est prêt à tout instant à prendre la forme de l'objet actuel de nos souhaits si mobiles ou de nos besoins si divers. Tout autre bien, en effet, ne peut satisfaire qu'un seul désir, qu'un seul besoin: les aliments ne valent que pour celui qui a faim, le vin pour le bien portant, les médicaments pour le malade, une fourrure pendant l'hiver, les femmes pour la jeunesse, etc. Toutes ces choses ne sont donc que αγαθα προς τι, c'est-à-dire relativement bonnes. L'argent seul est le bon absolu, car il ne pourvoit pas uniquement à un seul besoin «in concreto», mais au besoin en général, «in abstracto».
La fortune dont on dispose doit être considérée comme un rempart contre le grand nombre des maux et des malheurs possibles, et non comme une permission et encore moins comme une obligation d'avoir à se procurer les plaisirs du monde. Les gens qui, sans avoir de fortune patrimoniale, arrivent par leurs talents, quels qu'ils soient, en position de gagner beaucoup d'argent, tombent presque toujours dans cette illusion de croire que leur talent est un capital stable et que l'argent que leur rapporte ce talent est par conséquent l'intérêt dudit capital. Aussi ne réservent-ils rien de ce qu'ils gagnent pour en constituer un capital à demeure, mais ils dépensent dans la même mesure qu'ils acquièrent. Il s'ensuit qu'ils tombent d'ordinaire dans la pauvreté, lorsque leurs gains s'arrêtent ou cessent complètement; en effet, leur talent lui-même, passager de sa nature comme l'est par exemple le talent pour presque tous les beaux-arts, s'épuise, ou bien encore les circonstances spéciales ou les conjonctures qui le rendaient productif ont disparu. Des artisans peuvent à la rigueur mener cette existence, car les capacités exigées pour leur métier ne se perdent pas facilement ou peuvent être suppléées par le travail de leurs ouvriers; de plus, leurs produits sont des objets de nécessité dont l'écoulement est toujours assuré; un proverbe allemand dit avec raison: «Ein Handwerk hat einen goldenen Boden,» c'est-à-dire un bon métier vaut de l'or.
Il n'en est pas de même des artistes et des virtuosi de toute espèce. C'est justement pour cela qu'on les paye si cher, mais aussi et par la même raison devraient-ils placer en capital l'argent qu'ils gagnent; dans leur présomption, ils le considèrent comme n'en étant que les intérêts et courent ainsi à leur perte.
En revanche, les gens qui possèdent une fortune patrimoniale savent très bien, dès le principe, distinguer entre un capital et des intérêts. Aussi la plupart chercheront à placer sûrement leur capital, ne l'entameront en aucun cas et réserveront même, si possible, un huitième au moins sur les intérêts, pour obvier à une crise éventuelle. Ils se maintiennent ainsi le plus souvent dans l'aisance. Rien de tout ce que nous venons de dire ne s'applique aux commerçants; pour eux, l'argent est en lui-même l'instrument du gain, l'outil professionnel pour ainsi dire: d'où il suit que, même alors qu'ils l'ont acquis par leur propre travail, ils chercheront dans son emploi les moyens de le conserver ou de l'augmenter. Aussi la richesse est habituelle dans cette classe plus que dans aucune autre.
En général, on trouvera que, d'ordinaire, ceux qui se sont déjà colletés avec la vraie misère et le besoin, les redoutent incomparablement moins et sont plus enclins à la dissipation que ceux qui ne connaissent ces maux que par ouï-dire. À la première catégorie appartiennent tous ceux qui, par n'importe quel coup de fortune ou par des talents spéciaux quelconques, ont passé rapidement de la pauvreté à l'aisance; à l'autre, ceux qui sont nés avec de la fortune et qui l'ont conservée. Tous ceux-ci s'inquiètent plus de l'avenir que les premiers et sont plus économes. On pourrait en conclure que le besoin n'est pas une aussi mauvaise chose qu'il paraît l'être, vu de loin. Cependant la véritable raison doit être plutôt la suivante: c'est que pour l'homme né avec une fortune patrimoniale la richesse apparaît comme quelque chose d'indispensable, comme l'élément de la seule existence possible, au même titre que l'air; aussi la soignera-t-il comme sa propre vie et sera-t-il généralement rangé, prévoyant et économe. Au contraire, pour celui qui dès sa naissance a vécu dans la pauvreté, c'est celle-ci qui semblera la condition naturelle; la richesse, qui, par n'importe quelle voie, pourra lui échoir plus tard, lui paraîtra un superflu, bon seulement pour en jouir et la gaspiller; il se dit que, lorsqu'elle aura disparu de nouveau, il saura se tirer d'affaire sans elle tout comme auparavant, et que, de plus, il sera délivré d'un souci. C'est le cas de dire avec Shakespeare:
The adage must be verified,
That beggars mounted run their horse to death.
(Henry VI, P. 3, A. 1.)
(Il faut que le proverbe se vérifie: Le mendiant à cheval fait galoper sa bête à mort.)
Ajoutons encore que ces gens-là possèdent non pas tant dans leur tête que dans le cœur une ferme et excessive confiance d'une part dans leur chance et d'autre part dans leurs propres ressources, qui les ont déjà aidés à se tirer du besoin et de l'indigence; ils ne considèrent pas la misère, ainsi que le font les riches de naissance, comme un abîme sans fond, mais comme un bas-fond qu'il leur suffit de frapper du pied pour remonter à la surface. C'est par cette même particularité humaine qu'on peut expliquer comment des femmes, pauvres avant leur mariage, sont très souvent plus exigeantes et plus dépensières que celles qui ont fourni une grosse dot; en effet, la plupart du temps, les filles riches n'apportent pas seulement de la fortune, mais aussi plus de zèle, pour ainsi dire plus d'instinct héréditaire à la conserver que les pauvres. Toutefois ceux qui voudraient soutenir la thèse contraire trouveront une autorité dans la première satire de l'Arioste; en revanche, le docteur Johnson se range à mon avis: «A woman of fortune being used to the handling of money, spends it judiciously: but a woman who gets the command of money for the first time upon her marriage, has such a gust in spending it, that she throws it away with great profusion» (voir Boswell, Life of Johnson, vol. III, p. 199, édit. 1821) (Une femme riche, étant habituée à manier de l'argent, le dépense judicieusement; mais celle qui par son mariage se trouve placée pour la première fois à la tête d'une fortune, trouve tant de goût à dépenser qu'elle jette l'argent avec une grande profusion). Je conseillerais, en tout cas, à qui épouse une fille pauvre, de lui léguer non pas un capital, mais une simple rente, et surtout de veiller à ce que la fortune des enfants ne tombe pas entre ses mains.
Je ne crois nullement faire quelque chose qui soit indigne de ma plume en recommandant ici le soin de conserver sa fortune, gagnée ou héritée; car c'est un avantage inappréciable de posséder tout acquise une fortune, quand elle ne suffirait même qu'à permettre de vivre aisément, seul et sans famille, dans une véritable indépendance, c'est-à-dire sans avoir besoin de travailler; c'est là ce qui constitue l'immunité qui exempte des misères et des tourments attachés à la vie humaine; c'est l'émancipation de la corvée générale qui est le destin propre des enfants de la terre. Ce n'est que par cette faveur du sort que nous sommes vraiment homme né libre; à cette seule condition, on est réellement sui juris, maître de son temps et de ses forces, et l'on dira chaque matin: «La journée m'appartient.» Aussi, entre celui qui a mille écus de rente et celui qui en a cent mille, la différence est-elle infiniment moindre qu'entre le premier et celui qui n'a rien. Mais la fortune patrimoniale atteint sa plus haute valeur lorsqu'elle échoit à celui qui, doué de forces intellectuelles supérieures, poursuit des dessins dont la réalisation ne s'accommode pas à un travail pour vivre: placé dans ces conditions, cet homme est doublement doté par le sort; il peut maintenant vivre tout à son génie, et il payera au centuple sa dette envers l'humanité en produisant ce que nul autre ne pourrait produire et en créant ce qui constituera le bien et en même temps l'honneur de la communauté humaine. Tel autre, placé dans une situation aussi favorisée, méritera bien de l'humanité par ses œuvres philanthropiques. Quant à celui qui, possédant un patrimoine, ne produit rien de semblable, dans quelque mesure que ce soit, fût-ce à titre d'essai, ou qui par des études sérieuses ne se crée pas au moins la possibilité de faire progresser une science, celui-là n'est qu'un fainéant méprisable. Il ne sera pas heureux non plus, car le fait d’être affranchi du besoin le transporte à l'autre pôle de la misère humaine, l'ennui, qui le torture tellement qu'il serait bien plus heureux si le besoin lui avait imposé une occupation. Cet ennui le fera se jeter facilement dans des extravagances qui lui raviront cette fortune dont il n'était pas digne. En réalité, une foule de gens ne sont dans l'indigence que pour avoir dépensé leur argent pendant qu'ils en avaient, afin de procurer un soulagement momentané à l'ennui qui les oppressait.
Les choses se passent tout autrement quand le but qu'on poursuit est de s'élever haut dans le service de l'État; quand il s'agit, par conséquent, d'acquérir de la faveur, des amis, des relations, au moyen desquels on puisse monter de degré en degré et arriver peut-être un jour aux postes les plus élevés: en pareil cas, il vaut mieux, au fond, être venu au monde sans la moindre fortune. Pour un individu surtout qui n'est pas de la noblesse et qui a quelque talent, être un pauvre gueux constitue un avantage réel et une recommandation. Car ce que chacun recherche et aime avant tout, non seulement dans la simple conversation, mais encore, a fortiori dans le service public, c'est l'infériorité de l'autre. Or il n'y a qu'un gueux qui soit convaincu et pénétré de son infériorité profonde, entière, indiscutable, omnilatérale, de sa totale insignifiance et de sa nullité, au degré voulu par la circonstance. Un gueux seul s'incline assez souvent et assez longtemps, et sait courber son échine en révérences de 90 degrés bien comptés: lui seul endure tout avec le sourire aux lèvres, seul il reconnaît que les mérites n'ont aucune valeur; seul il vante comme chefs-d'œuvre, publiquement, à haute voix ou en gros caractères d'impression, les inepties littéraires de ses supérieurs ou des hommes influents en général; seul il s'entend à mendier; par suite, lui seul peut être initié à temps, c'est-à-dire dès sa jeunesse, à cette vérité cachée que Gœthe nous a dévoilée en ces termes:
Ueber's Niederträchlige
Niemand sich beklage:
Deim es ist das Mächtige,
Wos raan dir auch sage.
(W. O., Divan.)
(Que nul ne se plaigne de la bassesse, car c'est la puissance, quoi que l'on vous dise.)—(Trad. Porchat.)
Celui-là, au contraire, qui tient de ses parents une fortune suffisante pour vivre sera d'ordinaire récalcitrant; il est habitué à marcher tête levée; il n'a pas appris tous ces tours de souplesse; peut-être même s'avise-t-il de se prévaloir de certains talents qu'il possède et dont il devrait plutôt comprendre l'insuffisance en lace de ce qui se passe avec le médiocre et rampant[5]; il est capable aussi de remarquer l'infériorité de ceux qui sont placés au-dessus de lui, et enfin, quand les choses en arrivent à être indignes, il devient rétif et ombrageux. On ne se pousse pas avec cela dans le monde, et il pourra lui arriver finalement de dire avec cet impudent Voltaire: «Nous n'avons que deux jours à vivre; ce n'est pas la peine de les passer à ramper sous des coquins méprisables.» Malheureusement, soit dit en passant, coquin méprisable est un attribut pour lequel il existe diantrement de sujets dans ce monde. Nous pouvons donc voir que ce que dit Juvénal:
Haud facile emergunt, quorum virtutibus obstat
Res angusta domi.
(Sat. II, v. 164.)
(Difficilement le mérite se fait jour, quand il est aux prises avec le besoin.)—(Trad. éd. Dubochet.)
s'applique plutôt à la carrière des gens éminents qu'à celle des gens du monde.
Parmi les choses que l'on possède, je n'ai pas compté femme et enfants, car on est plutôt possédé par eux. On pourrait avec plus de raison y comprendre les amis; mais ici également le propriétaire doit, dans la même mesure, être aussi la propriété de l'autre.
CHAPITRE IV
DE CE QUE L'ON REPRÉSENTE
I.—De l'opinion d'autrui.
Ce que nous représentons, ou, en d'autres termes, notre existence dans l'opinion d'autrui, est, par suite d'une faiblesse particulière de notre nature, généralement beaucoup trop prisé, bien que la moindre réflexion puisse nous apprendre qu'en soi cela est de nulle importance pour notre bonheur. Aussi a-t-on peine à s'expliquer la grande satisfaction intérieure qu'éprouve tout homme des qu'il aperçoit une marque de l'opinion favorable des autres et dès qu'on flatte sa vanité, n'importe comment. Aussi infailliblement que le chat se met à filer quand on lui caresse le dos, aussi sûrement on voit une douce extase se peindre sur la figure de l'homme qu'on loue, surtout quand la louange porte sur le domaine de ses prétentions, et quand même elle serait un mensonge palpable. Les marques de l'approbation des autres le consolent souvent d'un malheur réel ou de la parcimonie avec laquelle coulent pour lui les deux sources principales de bonheur dont nous avons traité jusqu'ici. Réciproquement, il est étonnant de voir combien il est infailliblement chagriné, et bien des fois douloureusement affecté par toute lésion de son ambition, en quelque sens, à quelque degré ou sous quelque rapport que ce soit, par tout dédain, par toute négligence, par le moindre manque d'égards. En tant que servant de base au sentiment de l'honneur, cette propriété peut avoir une influence salutaire sur la bonne conduite de beaucoup de gens, en guise de succédané de leur moralité; mais quant à son action sur le bonheur réel de l'homme et surtout sur le repos de l’âme et sur l'indépendance, ces deux conditions si nécessaires au bonheur, elle est plutôt perturbatrice et nuisible que favorable. C'est pourquoi, à notre point de vue, il est prudent de lui poser des limites et, par de sages réflexions et une juste appréciation de la valeur des biens, de modérer cette grande susceptibilité à l'égard de l'opinion d'autrui, aussi bien pour le cas où on la caresse que pour celui où on la froisse, car les deux tiennent au même fil. Autrement, nous restons esclaves de l'opinion et du sentiment des autres:
Sic leve, sic parvum est, animum quod laudis avarum
Subruit ac reficit.
(Tellement ce qui abat ou réconforte une âme avide de louange peut être frivole et petit.)
Par conséquent, une juste appréciation de la valeur de ce que l'on est en soi-même et par soi-même, comparée à ce qu'on est seulement aux yeux d'autrui, contribuera beaucoup à notre bonheur. Le premier terme de la comparaison comprend tout ce qui remplit le temps de notre propre existence, le contenu intime de celle-ci et, partant, tous les biens que nous avons examinés dans les chapitres intitulés De ce que l'on est et De ce que l'on a. Car le lieu où se trouve la sphère d'action de tout cela, c'est la propre conscience de l'homme. Au contraire, le lieu de tout ce que nous sommes pour les autres, c'est la conscience d'autrui; c'est la figure sous laquelle nous y apparaissons, ainsi que les notions qui s'y réfèrent[6]. Or ce sont là des choses qui, directement, n'existent pas du tout pour nous; tout cela n'existe qu'indirectement, c'est-à-dire qu'autant qu'il détermine la conduite des autres envers nous. Et ceci même n'entre réellement en considération qu'autant que cela influe sur ce qui pourrait modifier ce que nous sommes en et par nous-mêmes. À part cela, ce qui se passe dans une conscience étrangère nous est, à ce titre, parfaitement indifférent, et, à notre tour, nous y deviendrons indifférent à mesure que nous connaîtrons suffisamment la superficialité et la futilité des pensées, les bornes étroites des notions, la petitesse des sentiments, l'absurdité des opinions et le nombre considérable d'erreurs que l'on rencontre dans la plupart des cervelles; à mesure aussi que nous apprendrons par expérience avec quel mépris l'on parle, à l'occasion, de chacun de nous, dès qu'on ne nous craint pas ou quand on croit que nous ne le saurons pas; mais surtout quand nous aurons entendu une fois avec quel dédain une demi-douzaine d'imbéciles parlent de l'homme le plus distingué. Nous comprendrons alors qu'attribuer une haute valeur à l'opinion des hommes, c'est leur faire trop d'honneur.
En tout cas, c'est être réduit à une misérable ressource que de ne pas trouver le bonheur dans les classes de biens dont nous avons déjà parlé et de devoir le chercher dans cette troisième, autrement dit, dans ce qu'on est non dans la réalité, mais dans l'imagination d'autrui. En thèse générale, c'est notre nature animale qui est la base de notre être, et par conséquent aussi de notre bonheur. L'essentiel pour le bien-être, c'est donc la santé et ensuite les moyens nécessaires à notre entretien, et par conséquent une existence libre de soucis. L'honneur, l'éclat, la grandeur, la gloire, quelque valeur qu'on leur attribue, ne peuvent entrer en concurrence avec ces biens essentiels ni les remplacer; bien au contraire, le cas échéant, on n'hésiterait pas un instant à les échanger contre les autres. Il sera donc très utile pour notre bonheur, de connaître à temps ce fait si simple que chacun vit d'abord et effectivement dans sa propre peau et non dans l'opinion des autres, et qu'alors naturellement notre condition réelle et personnelle, telle qu'elle est déterminée par la santé, le tempérament, les facultés intellectuelles, le revenu, la femme, les enfants, le logement, etc., est cent fois plus importante pour notre bonheur que ce qu'il plaît aux autres de faire de nous. L'illusion contraire rend malheureux. S'écrier avec emphase: «L'honneur passe avant la vie,» c'est dire en réalité: «La vie et la santé ne sont rien; ce que les autres pensent de nous, voilà l'affaire.» Tout au plus cette maxime peut-elle être considérée comme une hyperbole au fond de laquelle se trouve cette prosaïque vérité que, pour avancer et se maintenir parmi les hommes, l'honneur, c'est-à-dire leur opinion à notre égard, est souvent d'une utilité indispensable: je reviendrai plus loin sur ce sujet. Lorsqu'on voit, au contraire, comment presque tout ce que les hommes poursuivent pendant leur vie entière, au prix d'efforts incessants, de mille dangers et de mille amertumes, a pour dernier objet de les élever dans l'opinion, car non seulement les emplois, les titres et les cordons, mais encore la richesse et même la science[7] et les arts sont, au fond, recherchés principalement dans ce seul but, lorsqu'on voit que le résultat définitif auquel on travaille à arriver est d'obtenir plus de respect de la part des autres, tout cela ne prouve, hélas! que la grandeur de la folie humaine.
Attacher beaucoup trop de valeur à l'opinion est une superstition universellement dominante; qu'elle ait ses racines dans notre nature même, ou qu'elle ait suivi la naissance des sociétés et de la civilisation, il est certain qu'elle exerce en tout cas sur toute notre conduite une influence démesurée et hostile à notre bonheur. Cette influence, nous pouvons la poursuivre depuis le point où elle se montre sous la forme d'une déférence anxieuse et servile pour le qu'en-dira-t-on jusqu'à celui où elle plonge le poignard de Virginius dans le sein de sa fille, ou bien où elle entraîne l'homme à sacrifier à sa gloire posthume son repos, sa fortune, sa santé et jusqu'à sa vie. Ce préjugé offre, il est vrai, à celui qui est appelé à régner sur les hommes ou en général à les guider, une ressource commode; aussi le précepte d'avoir à tenir en éveil ou à stimuler le sentiment de l'honneur occupe-t-il une place principale dans toutes les branches de l'art de dresser les hommes; mais, à l'égard du bonheur propre de l'individu, et c'est là ce qui nous occupe ici, il en est tout autrement, et nous devons au contraire le dissuader d'attacher trop de prix à l'opinion des autres. Si, néanmoins, ainsi que nous l'apprend l'expérience, le fait se présente chaque jour; si ce que la plupart des gens estiment le plus est précisément l'opinion d'autrui à leur égard, et s'ils s'en préoccupent plus que de ce qui, se passant dans leur propre conscience, existe immédiatement pour eux; si donc, par un renversement de l'ordre naturel, c'est l'opinion qui leur semble être la partie réelle de leur existence, l'autre ne leur paraissant en être que la partie idéale; s'ils font de ce qui est dérivé et secondaire l'objet principal, et si l'image de leur être dans la tête des autres leur tient plus à cœur que leur être lui-même; cette appréciation directe de ce qui, directement, n'existe pour personne, constitue cette folie à laquelle on a donné le nom de vanité, «vanitas», pour indiquer par là le vide et le chimérique de cette tendance. On peut facilement comprendre aussi, par ce que nous avons dit plus haut, qu'elle appartient à cette catégorie d'erreurs qui consistent à oublier le but pour les moyens, comme l'avarice.
En effet, le prix que nous mettons à l'opinion et notre constante préoccupation à cet égard dépassent presque toute portée raisonnable, tellement que cette préoccupation peut être considérée comme une espèce de manie répandue généralement, ou plutôt innée. Dans tout ce que nous faisons comme dans tout ce que nous nous abstenons de faire, nous considérons l'opinion des autres avant toute chose presque, et c'est de ce souci qu'après un examen plus approfondi nous verrons naître environ la moitié des tourments et des angoisses que nous ayons jamais éprouvés. Car c'est cette préoccupation que nous retrouvons au fond de tout notre amour-propre, si souvent lésé, parce qu'il est si maladivement susceptible, au fond de toutes nos vanités et de toutes nos prétentions, comme au fond de notre somptuosité et de notre ostentation. Sans cette préoccupation, sans cette rage, le luxe ne serait pas le dixième de ce qu'il est. Sur elle repose tout notre orgueil, point d'honneur et «puntiglio», de quelque espèce qu'il soit et à quelque sphère qu'il appartienne,—et que de victimes ne réclame-t-elle pas souvent! Elle se montre déjà dans l'enfant, puis à chaque âge de la vie; mais elle atteint toute sa force dans l'âge avancé, parce qu'à ce moment l'aptitude aux jouissances sensuelles ayant tari, vanité et orgueil n'ont plus à partager l'empire qu'avec l'avarice. Cette fureur s'observe le plus distinctement dans les Français, chez lesquels elle règne endémiquement et se manifeste souvent par l'ambition la plus sotte, par la vanité nationale la plus ridicule et la fanfaronnade la plus éhontée; mais leurs prétentions s'annulent par là même, car elles les livrent à la risée des autres nations et ont fait un sobriquet du nom de grande nation[8].
Pour expliquer plus clairement tout ce que nous avons exposé jusqu'ici sur la démence qu'il y a à se préoccuper démesurément de l'opinion d'autrui, je veux rapporter un exemple bien frappant de cette folie enracinée dans la nature humaine; cet exemple est favorisé d'un effet de lumière résultant de la rencontre de circonstances propices et d'un caractère approprié; cela nous permettra de bien évaluer la force de ce bizarre moteur des actions humaines. C'est le passage suivant du rapport détaillé publié par le Times du 31 mars 1846, sur l'exécution récente du nommé Thomas Wix, un ouvrier qui avait assassiné son patron par vengeance: «Dans la matinée du jour fixé pour l'exécution, le révérend chapelain de la prison se rendit auprès de lui. Mais Wix, quoique très calme, n'écoutait pas ses exhortations; sa seule préoccupation était de réussir à montrer un courage extrême en présence de la foule qui allait assister à sa honteuse fin. Et il y est parvenu. Arrivé dans le préau qu'il avait à traverser pour atteindre le gibet élevé tout contre la prison, il s'écria: «Eh bien, comme disait le Dr Dodd, je vais connaître bientôt le grand mystère!»—Quoique ayant les bras attachés, il monta sans aide l'échelle de la potence; arrivé au sommet, il fit à droite et à gauche des saints aux spectateurs, et la multitude rassemblée y répondit, en récompense, par des acclamations formidables, etc.» Avoir la mort, sous sa forme la plus effrayante, devant les yeux avec l'éternité derrière elle, et ne se préoccuper uniquement que de l'effet que l'on produira sur la masse des badauds accourus et de l'opinion qu'on laissera après soi dans leurs têtes, n'est-ce pas là un échantillon unique d'ambition? Lecomte qui, dans la même année, fut guillotiné à Paris pour tentative de régicide, regrettait principalement, pendant son procès, de ne pouvoir se présenter vêtu convenablement devant la Chambre des pairs, et même, au moment de l'exécution, son grand chagrin était qu'on ne lui eût pas permis de se raser avant. Il en était de même jadis; c'est ce que nous pouvons voir dans l'introduction (déclaration) dont Mateo Aleman fait précéder son célèbre roman Guzman d'Alfarache, où il rapporte que beaucoup de criminels égarés dérobent leurs dernières heures au soin du salut de leur âme, auquel ils devraient les employer exclusivement, pour terminer et apprendre par cœur un petit sermon qu'ils voudraient débiter du haut du gibet.
Nous pouvons retrouver notre propre image dans des traits pareils; car ce sont les exemples de taille colossale qui fournissent les explications les plus évidentes en toute matière. Pour nous tous, le plus souvent, nos préoccupations, nos chagrins, les soucis rongeurs, nos colères, nos inquiétudes, nos efforts, etc., ont en vue presque entièrement l'opinion des autres et sont aussi, absurdes que ceux des pauvres diables cités plus haut. L'envie et la haine partent également, en grande partie, de la même racine.
Rien évidemment ne contribuerait davantage à notre bonheur, composé principalement de calme d'esprit et de contentement, que de limiter la puissance de ce mobile, de l'abaissera un degré que la raison puisse justifier (au 1/50 par exemple) et d'arracher ainsi de nos chairs cette épine qui les déchire. Néanmoins la chose est bien difficile; nous avons affaire ici à un travers naturel et inné: «Etiam sapientibus cupido gloriæ novissima exuitur,» dit Tacite (Hist. IV, 6) (La passion de la gloire est la dernière dont les sages mêmes se dépouillent; trad. édition Dubochet, Paris; 1850). Le seul moyen de nous délivrer de cette folie universelle, serait de la reconnaître distinctement pour une folie, et, à cet effet, de nous rendre bien clairement compte à quel point la plupart des opinions, dans les têtes des hommes, sont le plus souvent fausses, de travers, erronées et absurdes; combien l'opinion des autres a peu d'influence réelle sur nous dans la plupart des cas et des choses; combien en général elle est méchante, tellement qu'il n'est personne qui ne tombât malade de colère s'il entendait sur quel ton on parle et tout ce qu'on dit de lui; combien enfin l'honneur lui-même n'a, à proprement parler, qu'une valeur indirecte et non immédiate, etc. Si nous pouvions réussir à opérer la guérison de cette folie générale, nous gagnerions infiniment en calme d'esprit et en contentement, et nous acquerrions en même temps une contenance plus ferme et plus sûre, une allure beaucoup plus dégagée et plus naturelle. L'influence toute bienfaisante d'une vie retirée sur notre tranquillité d'âme et sur notre satisfaction, provient en grande partie de ce qu'elle nous soustrait à l'obligation de vivre constamment sous les regards des autres et, par suite, nous enlève à la préoccupation incessante de leur opinion possible: ce qui a pour effet de nous rendre à nous-mêmes. De cette façon, nous échapperons également à beaucoup de malheurs réels dont la cause unique est cette aspiration purement idéale ou, plus correctement dit, cette déplorable folie; il nous restera aussi la faculté de donner plus de soin aux biens réels que nous pourrons goûter alors sans en être distrait. Mais, «Χαλεπα πα χαλα», nous l'avons déjà dit.
Cette folie de notre nature, que nous venons de décrire, pousse trois rejetons principaux: l'ambition, la vanité et l'orgueil. Entre ces deux derniers, la différence consiste en ce que l'orgueil est la conviction déjà fermement acquise de notre propre haute valeur sous tous les rapports; la vanité, au contraire, est le désir de faire naître cette conviction chez les autres et, d'ordinaire, avec le secret espoir de pouvoir par la suite nous l'approprier aussi. Ainsi l'orgueil est la haute estime de soi-même, procédant de l'intérieur, donc directe; la vanité, au contraire, est la tendance à l'acquérir du dehors, donc indirectement. C'est pourquoi la vanité rend causeur; l'orgueil, taciturne. Mais le vaniteux devrait savoir que la haute opinion d'autrui, à laquelle il aspire, s'obtient beaucoup plus vite et plus sûrement en gardant un silence continu qu'en parlant, quand on aurait les plus belles choses du monde à dire. N'est pas orgueilleux qui veut; tout au plus peut affecter l'orgueil qui veut; mais ce dernier sortira bientôt de son rôle, comme de tout rôle emprunté. Car ce qui rend réellement orgueilleux, c'est uniquement la ferme, l'intime, l'inébranlable conviction de mérites supérieurs et d'une valeur à part. Cette conviction peut être erronée, ou bien reposer sur des mérites simplement extérieurs et conventionnels; peu importe à l'orgueil, pourvu qu'elle soit réelle et sérieuse. Puisque l'orgueil a sa racine dans la conviction, il sera, comme toute notion, en dehors de notre volonté libre. Son pire ennemi, je veux dire son plus grand obstacle, est la vanité qui brigue l'approbation d'autrui pour fonder ensuite sur celle-ci la propre haute opinion de soi-même, tandis que l'orgueil suppose une opinion déjà fermement assise.
Quoique l'orgueil soit généralement blâmé et décrié, je suis néanmoins tenté, de croire que cela vient principalement de ceux qui n'ont rien dont ils puissent s'enorgueillir. Vu l'impudence et la stupide arrogance de la plupart des hommes, tout être qui possède des mérites quelconques fera très bien de les mettre en vue lui-même, afin de ne pas les laisser tomber dans un oubli complet; car celui qui, bénévolement, ne cherche pas à s'en prévaloir et se conduit avec les gens comme s'il était en tout leur semblable, ne tardera pas à être en toute sincérité considéré par eux comme de leurs égaux. Je voudrais recommander d'en agir ainsi à ceux-là surtout dont les mérites sont de l'ordre le plus élevé, des mérites réels, par conséquent purement personnels, attendu que ceux-ci ne peuvent pas, comme les décorations et les titres, être rappelés à tout instant à la mémoire par une impression des sens; autrement, ils verront trop souvent se réaliser le sus Minervam (le pourceau qui en remontre à Minerve).
Un excellent proverbe arabe dit: «Plaisante avec l'esclave, il te montrera bientôt le derrière.» La maxime d'Horace: «Sume superbiam quæsitam meritis» (Conserve le noble orgueil qui revient au mérite) n'est pas non plus à dédaigner. La modestie est bien une vertu inventée principalement à l'usage des coquins, car elle exige que chacun parle de soi comme s'il en était un: cela établit une égalité de niveau admirable et produit la même apparence que s'il n'y avait en général que des coquins.
Cependant l'orgueil au meilleur marché, c'est l'orgueil national. Il trahit chez celui qui en est atteint l'absence de qualités individuelles dont il puisse être fier, car, sans cela, il n'aurait pas recours à celles qu'il partage avec tant de millions d'individus. Quiconque possède des mérites personnels distingués reconnaîtra, au contraire, plus clairement les défauts de sa propre nation, puisqu'il l'a toujours présente à la vue. Mais tout piteux imbécile, qui n'a rien au monde dont il puisse s'enorgueillir, se rejette sur cette dernière ressource, d'être fier de la nation à laquelle il se trouve appartenir par hasard; c'est là-dessus qu'il se rattrape, et, dans sa gratitude, il est prêt à défendre πυξ και λαξ (du poing et du pied) tous les défauts et toutes les sottises propres à cette nation.
Ainsi, sur cinquante Anglais, par exemple, on en trouvera à peine un seul qui élève la voix pour vous approuver quand vous parlerez avec un juste mépris du bigotisme stupide et dégradant de sa nation; mais ce seul individu sera certainement un homme de tête. Les Allemands n'ont pas l'orgueil national[9] et prouvent ainsi cette honnêteté dont ils ont la réputation; en revanche, c'est tout le contraire que prouvent ceux d'entre les Allemands qui professent et affectent ridiculement cet orgueil, comme le font principalement les deutschen Brüder et les démocrates, qui flattent le peuple afin de le séduire. On prétend bien que les Allemands auraient inventé la poudre; mais je ne suis pas de cet avis. Lichtenberg pose aussi la question suivante: «Pourquoi un homme qui n'est pas un Allemand se fera-t-il rarement passer pour tel? et pourquoi, quand il veut se faire passer pour quelque chose, se fera-t-il passer d'ordinaire pour Français ou Anglais? Au reste, l'individualité, dans tout homme, est chose autrement importante que la nationalité et mérite mille fois plus que cette dernière d'être prise en considération. Honnêtement, on ne pourra jamais dire grand bien d'un caractère national, puisque «national» veut dire qu'il appartient à une foule. C'est plutôt la petitesse d'esprit, la déraison et la perversité de l'espèce humaine qui seules ressortent dans chaque pays, sous une forme différente, et c'est celle-ci que l'on appelle le caractère national. Dégoûté de l'un, nous en louons un autre, jusqu'au moment où celui-ci nous inspire le même sentiment. Chaque nation se moque de l'autre, et toutes ont raison.
La matière de ce chapitre peut être classée, nous l'avons dit, en honneur, rang et gloire.
II.—Le rang.
Quant au rang, quelque important qu'il paraisse aux yeux de la foule et des «philistins,» et quelque grande que puisse être son utilité comme rouage dans la machine de l'État, nous en aurons fini avec lui en peu de mots, pour atteindre notre but. C'est une valeur de convention, ou, plus correctement, une valeur simulée; son action a pour résultat une considération simulée, et le tout est une comédie pour la foule. Les décorations sont des lettres de change tirées sur l'opinion publique; leur valeur repose sur le crédit du tireur. En attendant, et sans parler de tout l'argent qu'elles épargnent à l'État en remplaçant les récompenses pécuniaires, elles n'en sont pas moins une institution des plus heureuses, supposé que leur distribution se fasse avec discernement et équité. En effet, la foule a des yeux et des oreilles, mais elle n'a guère davantage; elle a surtout infiniment peu de jugement, et sa mémoire même est courte. Certains mérites sont tout à fait hors de la portée de sa compréhension; il y en a d'autres qu'elle comprend et acclame à leur apparition, mais qu'elle a bien vite fait d'oublier. Cela étant, je trouve tout à fait convenable, partout et toujours, de crier à la foule, par l'organe d'une croix ou d'une étoile: «Cet homme que vous voyez n'est pas de vos pareils; il a des mérites!» Cependant, par une distribution injuste, déraisonnable ou excessive, les décorations perdent leur prix; aussi un prince devrait-il apporter autant de circonspection à en accorder qu'un commerçant à signer des lettres de change. L'inscription: «Pour le mérite,» sur une croix, est un pléonasme; toute décoration devrait être «pour le mérite, ça va sans dire»[10].
III.—L'honneur.
La discussion de l'honneur sera beaucoup plus difficile et plus longue que celle du rang. Avant tout, nous aurons à le définir. Si à cet effet je disais: «L'honneur est la conscience extérieure, et la conscience est l'honneur intérieur», cette définition pourrait peut-être plaire à quelques-uns; mais ce serait là une explication brillante plutôt que nette et bien fondée. Aussi dirai-je: «L'honneur est, objectivement, l'opinion qu'ont les autres de notre valeur, et, subjectivement, la crainte que nous inspire cette opinion. En cette dernière qualité, il a souvent une action très salutaire, quoique nullement fondée en morale pure, sur l'homme d'honneur.»
La racine et l'origine de ce sentiment de l'honneur et de la honte, inhérent à tout homme qui n'est pas encore entièrement corrompu, et le motif de la haute valeur attribuée à l'honneur, vont être exposés dans les considérations qui suivent. L'homme ne peut, à lui seul, que très peu de chose: il est un Robinson abandonné; ce n'est qu'en communauté avec les autres qu'il est et peut beaucoup. Il se rend compte de cette condition dès l'instant où sa conscience commence tant soit peu à se développer, et aussitôt s'éveille en lui le désir d'être compté comme un membre utile de la société, capable de concourir «pro parte virili» à l'action commune, et ayant droit ainsi à participer aux avantages de la communauté humaine. Il y réussit en s'acquittant d'abord de ce qu'on exige et attend de tout homme en toute position, et ensuite de ce qu'on exige et attend de lui dans la position spéciale qu'il occupe. Mais il reconnaît tout aussi vite que ce qui importe, ce n'est pas d'être un homme de cette trempe dans sa propre opinion, mais dans celle des autres. Voilà l'origine de l'ardeur avec laquelle il brigue l'opinion favorable d'autrui et du prix élevé qu'il y attache.
Ces deux tendances se manifestent avec la spontanéité d'un sentiment inné, que l'on appelle le sentiment de l'honneur et, dans certaines circonstances, le sentiment de la pudeur (verecundia). C'est là le sentiment qui lui chasse le sang aux joues dès qu'il se croit menacé de perdre dans l'opinion des autres, bien qu'il se sache innocent, et alors même que la faute dévoilée n'est qu'une infraction relative, c'est-à-dire ne concerne qu'une obligation bénévolement assumée. D'autre part, rien ne fortifie davantage en lui le courage de vivre que la certitude acquise ou renouvelée de la bonne opinion des hommes, car elle lui assure la protection et le secours des forces réunies de l'ensemble qui constitue un rempart infiniment plus puissant contre les maux de la vie que ses seules forces.
Des relations diverses, dans lesquelles un homme peut se trouver avec d'autres individus et qui mettent ceux-ci dans le cas de lui accorder de la confiance, par conséquent d'avoir, comme on dit, bonne opinion de lui, naissent plusieurs espèces d'honneur. Les principales de ces relations sont le mien et le tien, les devoirs auxquels on s'oblige, enfin le rapport sexuel, auxquelles correspondent l'honneur bourgeois, l'honneur de la fonction et l'honneur sexuel, dont chacun présente encore des sous-genres.
L'honneur bourgeois[11] possède la sphère la plus étendue: il consiste dans la présupposition que nous respecterons absolument les droits de chacun et que, par conséquent, nous n'emploierons jamais, à notre avantage, des moyens injustes ou illicites. Il est la condition de la participation à tout commerce pacifique avec les hommes. Il suffit, pour le perdre, d'une seule action qui lui soit fortement et manifestement contraire; comme conséquence, toute peine criminelle nous le ravit également, à la seule condition que la peine ait été juste. L'honneur repose cependant toujours, en dernière analyse, sur la conviction de l'immutabilité du caractère moral, en vertu de laquelle une seule mauvaise action garantit une qualité identique de moralité pour toutes les actions ultérieures, dès que des circonstances semblables se présenteront encore: c'est ce qu'indique aussi l'expression anglaise «character», qui signifie renom, réputation, honneur. Voilà pourquoi aussi la perte de l'honneur est irréparable, à moins qu'elle ne soit due à une calomnie ou à de fausses apparences. Aussi y a-t-il des lois contre la calomnie, les libelles et contre les injures également; car l'injure, la simple insulte, est une calomnie sommaire, sans indication de motifs: en grec, on pourrait très bien rendre cette pensée ainsi: «Eστι η λοιδορια διαβολη» (L'injure est une calomnie abrégée); cette maxime ne se trouve cependant exprimée nulle part. Il est de fait que celui qui injurie n'a rien de réel ni de vrai à produire contre l'autre, sans quoi il l'énoncerait comme prémisses et abandonnerait tranquillement, à ceux qui l'écoutent, le soin de tirer la conclusion; mais au contraire, il donne la conclusion et reste devoir les prémisses; il compte sur la supposition dans l'esprit des auditeurs qu'il procède ainsi pour abréger seulement.
L'honneur bourgeois tire, il est vrai, son nom de la classe bourgeoise, mais son autorité s'étend sur toutes les classes indistinctement, sans en excepter même les plus élevées: nul ne peut s'en passer; c'est une affaire des plus sérieuses, que l'on doit bien se garder de prendre à la légère. Quiconque viole la foi et la loi demeure à jamais un homme sans foi ni loi, quoi qu'il fasse et quoi qu'il puisse être; les fruits amers que la perte de l'honneur apporte avec soi ne tarderont pas à se produire.
L'honneur a, dans un certain sens, un caractère négatif, par opposition à la gloire dont le caractère est positif, car l'honneur n'est pas cette opinion qui porte sur certaines qualités spéciales, n'appartenant qu'à un seul individu; mais c'est celle qui porte sur des qualités d'ordinaire présupposées, que cet individu est tenu de posséder également. L'honneur se contente donc d'attester que ce sujet ne fait pas exception, tant que la gloire affirme qu'il en est une. La gloire doit donc s'acquérir; l'honneur au contraire n'a besoin que de ne pas se perdre. Par conséquent absence de gloire, c'est de l'obscurité, du négatif; absence d'honneur, c'est de la honte, du positif. Mais il ne faut pas confondre cette condition négative avec la passivité; tout au contraire, l'honneur a un caractère tout actif. En effet, il procède uniquement de son sujet: il est fondé sur la propre conduite de celui-ci et non sur les actions d'autrui ou sur des faits extérieurs; il est donc «των εφ'ημιν» (une qualité intérieure). Nous verrons bientôt que c'est là une marque distinctive entre le véritable honneur et l'honneur chevaleresque ou faux honneur. Du dehors, il n'y a d'attaque possible contre l'honneur que par la calomnie; le seul moyen de défense, c'est une réfutation accompagnée de la publicité nécessaire pour démasquer le calomniateur.
Le respect que l'on accorde à l'âge semble reposer sur ce que l'honneur des jeunes gens, quoique admis par supposition, n'est pas encore mis à l'épreuve et par conséquent n'existe à proprement parler qu'à crédit, tandis que pour les hommes plus âgés on a pu constater dans le cours de leur vie si par leur conduite ils ont su garder leur honneur. Car ni les années par elles-mêmes,—les animaux atteignant eux aussi un âge avancé et souvent plus avancé que l'homme,—ni l'expérience non plus comme simple connaissance plus intime de la marche de ce monde, ne justifient suffisamment le respect des plus jeunes pour les plus âgés, respect que l'on exige pourtant universellement; la simple faiblesse sénile donnerait droit au ménagement plutôt qu'à la considération. Il est remarquable néanmoins qu'il y a dans l'homme un certain respect inné, réellement instinctif, pour les cheveux blancs. Les rides, signe bien plus certain de la vieillesse, ne l'inspirent nullement. On n'a jamais fait mention de rides respectables; l'on dit toujours: de vénérables cheveux blancs.
L'honneur n'a qu'une valeur indirecte. Car, ainsi que je l'ai développé au commencement de ce chapitre, l'opinion des autres à notre égard ne peut avoir de valeur pour nous qu'en tant qu'elle détermine ou peut déterminer éventuellement leur conduite envers nous. Il est vrai que c'est ce qui arrive toujours aussi longtemps que nous vivons avec les hommes ou parmi eux. En effet, comme dans l'état de civilisation c'est à la société seule que nous devons notre sûreté et notre avoir, comme en outre nous avons, dans toute entreprise, besoin des autres, et qu'il nous faut avoir leur confiance pour qu'ils entrent en relation avec nous, leur opinion sera d'un grand prix à nos yeux; mais ce prix sera toujours indirect, et je ne saurais admettre qu'elle puisse avoir une valeur directe. C'est aussi l'avis de Cicéron (Fin., III, 17): De bona autem fama Chrysippus quidem et Diogenes, detracta utilitate, ne digitum quidem, ejus causa, porrigendum esse dicebant. Quibus ego vehementer assentior (Quant à la bonne renommée, Chrysippe et Diogène disaient que, si l'on retranchait l'utilité qui en revient, elle ne vaudrait pas la peine qu'on remuât pour elle le bout du doigt, et pour moi je suis fort de leur sentiment). Helvetius aussi, dans son chef-d'œuvre De l'esprit (disc. III, chap. 13), développe longuement cette vérité et arrive à la conclusion suivante: Nous n'aimons pas l'estime pour l'estime, mais uniquement pour les avantages qu'elle procure. Or, le moyen ne pouvant valoir plus que la fin, cette maxime pompeuse: L'honneur avant la vie, ne sera jamais, comme nous l'avons déjà dit, qu'une hyperbole.
Voilà pour ce qui concerne l'honneur bourgeois.
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L'honneur de la fonction, c'est l'opinion générale qu'un homme revêtu d'un emploi possède effectivement toutes les qualités requises et s'acquitte ponctuellement et en toutes circonstances des obligations de sa charge. Plus, dans l'État, la sphère d'action d'un homme est importante et étendue, plus le poste qu'il occupe est élevé et influent, et plus grande doit être aussi l'opinion que l'on a des qualités intellectuelles et morales qui l'en rendent digne; par conséquent, le degré d'honneur qu'on lui accorde et qui se manifeste par des titres, par des décorations, etc., devra s'élever, et l'humilité dans la conduite des autres envers lui s'accentuer progressivement. C'est la position d'un homme qui détermine constamment, mesuré à la même échelle, le degré particulier d'honneur qui lui est dû; ce degré peut néanmoins être modifié par la facilité plus ou moins grande des masses à comprendre l'importance de cette position. Mais on attribuera toujours plus d'honneur à celui qui a des obligations toutes spéciales à remplir, comme celles d'une fonction, par exemple, qu'au simple bourgeois dont l'honneur repose principalement sur des qualités négatives.
L'honneur de la fonction exige, en outre, que celui qui occupe une charge la fasse respecter, à cause de ses collègues et de ses successeurs; pour y parvenir, il doit, comme nous l'avons dit, s'acquitter ponctuellement de ses devoirs; mais, de plus, il ne doit laisser impunie aucune attaque contre le poste ou contre lui-même, en tant que fonctionnaire: il ne permettra donc jamais qu'on vienne dire qu'il ne remplit pas scrupuleusement les devoirs de sa fonction, ou que celle-ci n'est d'aucune utilité pour le pays; il devra, au contraire, en faisant châtier le coupable par les tribunaux, prouver que ces attaques étaient injustes.
Comme sous-ordres de cet honneur, nous trouvons celui de l'employé, du médecin, de l'avocat, de tout professeur public, de tout gradué même, bref, de quiconque, en vertu d'une déclaration officielle, a été proclamé capable de quelque travail intellectuel et qui, par là même, s'est obligé à l'exécuter; en un mot, l'honneur en cette qualité même de tous ceux que l'on peut comprendre sous la désignation d'engagés publics. Dans cette catégorie il faut donc mettre aussi le véritable honneur militaire, qui consiste en ce que tout homme qui s'est engagé à défendre la patrie commune possède réellement les qualités voulues, ainsi avant tout le courage, la bravoure et la force, et qu'il est résolument prêt à la défendre jusqu'à la mort et à n'abandonner à aucun prix le drapeau auquel il a prêté serment. J'ai donné ici à l'honneur de la fonction une signification très large, car, dans l'acception ordinaire, cette expression désigne le respect dû par les citoyens à la fonction elle-même.
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L'honneur sexuel me semble demander à être examiné de plus près, et les principes en doivent être recherchés jusqu'à sa racine; cela viendra confirmer en même temps que tout honneur repose, en définitive, sur des considérations d'utilité. Envisagé dans sa nature, l'honneur sexuel se divise en honneur des femmes et honneur des hommes, et constitue, des deux parts, un esprit de corps bien entendu. Le premier est de beaucoup le plus important des deux, car, dans la vie des femmes, le rapport sexuel est l'affaire principale. Ainsi donc, l'honneur féminin est, quand on parle d'une fille, l'opinion générale qu'elle ne s'est donnée à aucun homme, et, pour une femme mariée, qu'elle ne s'est donnée qu'à celui auquel elle est unie par mariage.
L'importance de cette opinion se fonde sur les considérations suivantes. Le sexe féminin réclame et attend du sexe masculin absolument tout, tout ce qu'il désire et tout ce qui lui est nécessaire; le sexe masculin ne demande à l'autre, avant tout et directement, qu'une unique chose. Il a donc fallu s'arranger de telle façon que le sexe masculin ne pût obtenir cette unique chose qu'à la charge de prendre soin de tout, et par-dessus le marché aussi des enfants à naître; c'est sur cet arrangement que repose le bien-être de tout le sexe féminin. Pour que l'arrangement puisse s'exécuter, il faut nécessairement que toutes les femmes tiennent ferme ensemble et montrent de l'esprit de corps. Elles se présentent alors comme un seul tout, en rangs serrés, devant la masse entière du sexe masculin, comme devant un ennemi commun qui, ayant, de par la nature et en vertu de la prépondérance de ses forces physiques et intellectuelles, la possession de tous les biens terrestres, doit être vaincu et conquis, afin d'arriver, par sa possession, à posséder en même temps les biens terrestres. Dans ce but, la maxime d'honneur de tout le sexe féminin est que toute cohabitation en dehors du mariage sera absolument interdite aux hommes, afin que chacun de ceux-ci soit contraint au mariage comme à une espèce de capitulation et qu'ainsi toutes les femmes soient pourvues. Ce résultat ne peut être obtenu en entier que par l'observation rigoureuse de la maxime ci-dessus; aussi le sexe féminin tout entier veille-t-il avec un véritable «esprit de corps» à ce que tous ses membres l'exécutent fidèlement. En conséquence, toute fille qui, par le concubinage, se rend coupable de trahison envers son sexe, est repoussée par le corps entier et notée d'infamie, car le bien-être de la communauté péricliterait si le procédé se généralisait; on dit alors: Elle a perdu son honneur. Aucune femme ne doit plus la fréquenter; on l'évite comme une pestiférée. Le même sort attend la femme adultère, parce qu'elle a violé la capitulation consentie par le mari, et qu'un tel exemple rebute les hommes de conclure de ces conventions, alors que cependant le salut de toutes les femmes en dépend. Mais, de plus, comme une pareille action comprend une tromperie et un grossier manquement de parole, la femme adultère perd non seulement l'honneur sexuel, mais encore l'honneur bourgeois. C'est pourquoi l'on peut bien dire, comme pour l'excuser: «une fille tombée»; on ne dira jamais: «une femme tombée»; le séducteur peut rendre l'honneur à la première par le mariage, mais jamais l'adultère à sa complice, après divorce. Après cet exposé si clair, on reconnaîtra que la base du principe de l'honneur féminin est un «esprit de corps» salutaire, nécessaire même, mais néanmoins bien calculé et fondé sur l'intérêt; on pourra bien lui attribuer la plus haute importance dans la vie de la femme, on pourra lui accorder une grande valeur relative, mais jamais une valeur absolue, dépassant celle de la vie avec ses destinées; on n'admettra jamais, non plus, que cette valeur aille jusqu'à devoir être payée au prix même de l'existence. On ne pourra donc approuver ni Lucrèce ni Virginius, avec leur exaltation dégénérant en farces tragiques. La péripétie, dans le drame d'Emilia Galotti[12], pour la même raison a quelque chose de tellement révoltant que l'on sort du spectacle, tout à fait mal disposé. En revanche, et en dépit de l'honneur sexuel, on ne peut s'empêcher de sympathiser avec la Clärchen dans Egmont. Cette façon de pousser à l'extrême le principe de l'honneur féminin appartient, comme tant d'autres, à l'oubli de la fin pour les moyens; on attribue à l'honneur sexuel, par de telles exagérations, une valeur absolue, alors que, plus que tout autre honneur, il n'en a qu'une relative; on est même porté à dire qu'elle est purement conventionnelle quand on lit Thomasius, «De concubinatu»; on y voit que, jusqu'à la réformation de Luther, dans presque tous les pays et de tout temps, le concubinage a été un état permis et reconnu par la loi, et où la concubine ne cessait pas d'être honorable: sans parler de la Mylitta de Babylone (voy. Hérodote, I, 199), etc. Il est aussi telles convenances sociales qui rendent impossible la formalité extérieure du mariage, surtout dans les pays catholiques où le divorce n'existe pas; mais, dans tous les pays, cet obstacle existe pour les souverains; à mon avis cependant, entretenir une maîtresse est, de leur part, une action bien plus morale qu'un mariage morganatique; les enfants issus de semblables unions peuvent élever des prétentions dans le cas où la descendance légitime viendrait à s'éteindre, d'où résulte la possibilité, bien que très éloignée, d'une guerre civile. Au surplus, le mariage morganatique, c'est-à-dire conclu en dépit de toutes les convenances extérieures, est, en définitive, une concession faite aux femmes et aux prêtres, deux classes auxquelles il faut se garder, autant qu'on le peut, de concéder quelque chose. Considérons encore que tout homme, dans son pays, peut épouser la femme de son choix; il en est un seul à qui ce droit naturel est ravi; ce pauvre homme, c'est le souverain. Sa main appartient au pays; on ne l'accorde qu'en vue de la raison d'État, c'est-à-dire de l'intérêt de la nation. Et cependant ce prince est homme; il aimerait aussi à suivre une fois le penchant de son cœur. Il est injuste et ingrat autant que bourgeoisement vulgaire de défendre ou de reprocher au souverain de vivre avec sa maîtresse, bien entendu aussi longtemps qu'il ne lui accorde aucune influence sur les affaires. De son côté aussi, cette maîtresse, par rapport à l'honneur sexuel, est pour ainsi dire une femme exceptionnelle, en dehors de la règle commune; elle ne s'est donnée qu'à un seul homme; elle l'aime, elle en est aimée, et il ne pourra jamais la prendre pour femme. Ce qui prouve surtout que le principe de l'honneur féminin n'a pas une origine purement naturelle, ce sont les nombreux et sanglants sacrifices qu'on lui apporte par l'infanticide et par le suicide des mères. Une fille qui se donne illégitimement viole, il est vrai, sa foi envers son sexe entier; mais cette foi n'a été qu'acceptée tacitement, elle n'a pas été jurée. Et comme, dans la plupart des cas, c'est son propre intérêt qui en souffre le plus directement, sa folie est alors infiniment plus grande que sa dépravation.
L'honneur sexuel des hommes est provoqué par celui des femmes, à titre d'esprit de corps opposé; tout homme qui se soumet au mariage, c'est-à-dire à cette capitulation si avantageuse pour la partie adverse, contracte l'obligation de veiller désormais à ce qu'on respecte la capitulation, afin que ce pacte lui-même ne vienne à perdre de sa solidité si l'on prenait l'habitude de ne le garder que négligemment; il ne faut pas que les hommes, après avoir tout livré, arrivent à ne pas même être assurés de l'unique chose qu'ils ont stipulée en retour; savoir la possession exclusive de l'épouse. L'honneur du mari exige alors qu'il venge l'adultère de sa femme, et le punisse au moins par la séparation. S'il le supporte, bien qu'il en ait connaissance, la communauté masculine le couvre de honte; mais celle-ci n'est, à beaucoup près, pas aussi pénétrante que celle de la femme qui a perdu son honneur sexuel. Elle est, tout au plus, une levioris notæ macula (une souillure de moindre importance), car les relations sexuelles sont une affaire secondaire pour l'homme, vu la multiplicité et l'importance de ses autres relations. Les deux grands poètes dramatiques des temps modernes ont chacun pris deux fois pour sujet cet honneur masculin: Shakespeare dans Othello et le Conte d'une nuit d'hiver et Calderon dans El medico de su honora (Le médecin de son honneur) et dans A secreto agravio secreta venganza (À outrage secret, secrète vengeance). Du reste, cet honneur ne demande que le châtiment de la femme et non celui de l'amant; la punition de ce dernier n'est que opus supererogationis (par-dessus le marché) ce qui confirme bien que son origine est dans «l'esprit de corps» des maris.
L'honneur, tel que je l'ai considéré jusqu'ici dans ses genres et dans ses principes, se trouve régner généralement chez tous les peuples et à toutes les époques, quoiqu'on puisse découvrir quelques modifications locales et temporaires des principes de l'honneur féminin. Mais il existe un genre d'honneur entièrement différent de celui qui a cours généralement et partout, dont ni les Grecs ni les Romains n'avaient la moindre idée, pas plus que les Chinois, les Hindous ni les mahométans jusqu'aujourd'hui encore. En effet, il est né au moyen âge et ne s'est acclimaté que dans l'Europe chrétienne; ici même, il n'a pénétré que dans une fraction minime de la population, savoir, parmi les classes supérieures de la société et parmi leurs émules. C'est l'honneur chevaleresque ou le point d'honneur. Sa base diffère totalement de celle de l'honneur dont nous avons traité jusqu'ici; sur quelques points, elle en est même l'opposé, puisque l'un fait l'homme honorable, et l'autre, par contre, l'homme d'honneur. Je vais donc exposer ici, séparément, leurs principes, sous forme de code ou miroir de l'honneur chevaleresque.
1° L'honneur ne consiste pas dans l'opinion d'autrui sur notre mérite, mais uniquement dans les manifestations de cette opinion; peu importe que l'opinion manifestée existe réellement ou non, et encore moins qu'elle soit, ou non, fondée. Par conséquent, le monde peut avoir la pire opinion sur notre compte à cause de notre conduite; il peut nous mépriser tant que bon lui semble; cela ne nuit en rien à notre honneur, aussi longtemps que personne ne se permet de le dire à haute voix. Mais, à l'inverse, si même nos qualités et nos actions forçaient tout le monde à nous estimer hautement (car cela ne dépend pas de son libre arbitre), il suffira d'un seul individu—fût-ce le plus méchant ou le plus bête—qui énonce son dédain à notre égard, et voilà du coup notre honneur endommagé, perdu même à jamais, si nous ne le réparons. Un fait qui démontre surabondamment qu'il ne s'agit nullement de l'opinion elle-même, mais uniquement de sa manifestation extérieure, c'est que les paroles offensantes peuvent être retirées, qu'au besoin on peut en demander le pardon, et alors elles sont comme si elles n'avaient jamais été prononcées; la question de savoir si l'opinion qui les avait provoquées a changé en même temps et pourquoi elle se serait modifiée ne fait rien à l'affaire; on n'annule que la manifestation, et alors tout est en règle. Le résultat que l'on a en vue n'est donc pas de mériter le respect, mais de l'extorquer.
2° L'honneur d'un homme ne dépend pas de ce qu'il fait, mais de ce qu'on lui fait, de ce qui lui arrive. Nous avons étudié plus haut l'honneur qui règne partout; ses principes nous ont démontré qu'il dépend exclusivement de ce qu'un homme dit ou fait lui-même; en revanche, l'honneur chevaleresque résulte de ce qu'un autre dit ou fait. Il est donc placé dans la main, ou simplement suspendu au bout de la langue du premier venu: pour peu que celui-ci y porte la main, l'honneur est, à tout instant, en danger de se perdre pour toujours, à moins que l'offensé ne le reprenne par la violence. Nous parlerons tout à l'heure des formalités à accomplir pour le remettre en place. Toutefois cette procédure ne peut être suivie qu'au péril de la vie, de la liberté, de la fortune et du repos de l'âme. La conduite d'un homme fût-elle la plus honorable et la plus noble, son âme la plus pure et sa tête la plus éminente, tout cela n'empêchera pas que son honneur ne puisse être perdu, sitôt qu'il plaira à un individu quelconque de l'injurier; et, sous la seule réserve de n'avoir pas encore violé les préceptes de l'honneur en question, cet individu pourra être le plus vil coquin, la brute la plus stupide, un fainéant, un joueur, un homme perdu de dettes, bref un être qui n'est pas digne que l'autre le regarde. C'est même d'ordinaire à une créature de cette espèce qu'il plaira d'insulter, car Sénèque (De constantia, 11) ajustement observé que «ut quisque contemptissimus et ludibrio est, ita solutissimæ linguæ est» (Plus un homme est méprisé, plus il sert de jouet, plus sa langue est sans frein); et c'est contre l'homme éminent que nous avons décrit plus haut qu'un être vil s'acharnera de préférence, parce que les contraires se haïssent et que l'aspect de qualités supérieures éveille habituellement une sourde rage dans l'âme des misérables; c'est pourquoi Gœthe dit:
Was Klagst du über Feinde?
Sollten Solche je worden Freunde,
Denen das Wesen, wie du bist,
Im Stillen ein ewiger Vorwurf ist?
(Pourquoi te plaindre de tes ennemis? Pourraient-ils jamais être tes amis, des hommes pour lesquels une nature comme la tienne est, en secret, un reproche éternel?)—(Trad. Porchat, vol. I, p. 564.)
On voit combien les gens de cette espèce doivent de reconnaissance au principe de l'honneur qui les met de niveau avec ceux qui leur sont supérieurs à tous égards. Qu'un pareil individu lance une injure, c'est-à-dire attribue à l'autre quelque vilaine qualité; si celui-ci n'efface pas bien vite l'insulte avec du sang, elle passera, provisoirement, pour un jugement objectivement vrai et fondé, pour un décret ayant force de loi; l'affirmation pourra même rester à jamais vraie et valable. En d'autres termes, l'insulté reste (aux yeux de tous les «hommes d'honneur») ce que l'insulteur (fût-il le dernier des hommes) a dit qu'il était, car il a «empoché l'affront» (c'est là le «terminus technicus»). Dès lors, les «hommes d'honneur» le mépriseront profondément; ils le fuiront comme s'il avait la peste; ils refuseront, par exemple, hautement et publiquement d'aller dans une société où on le reçoit, etc. Je crois pouvoir avec certitude faire remonter au moyen âge l'origine de ce louable sentiment. En effet, C. W. de Wachter (vid. Beiträge zur deutschen Geschichte, besonders des deutschen Strafrechts, 1845) nous apprend que jusqu'au XVe siècle, dans les procès criminels, ce n'était pas au dénonciateur à prouver la culpabilité, c'était au dénoncé à prouver son innocence. Cette preuve pouvait se faire par le serment de purgation, pour lequel il lui fallait des assistants (consacramentales) qui jurassent être convaincus qu'il était incapable d'un parjure. S'il ne pouvait pas trouver d'assistants, ou si l'accusateur les récusait, alors intervenait le jugement de Dieu, qui consistait d'ordinaire dans le duel. Car le «dénoncé» devenait alors un «insulté» et devait se purger de l'insulte. Voilà donc l'origine de cette notion de «l'insulte» et de toute cette procédure telle qu'elle est pratiquée encore aujourd'hui parmi les «hommes d'honneur», sauf le serment.
Cela nous explique aussi la profonde indignation obligée qui saisit les «hommes d'honneur» quand ils s'entendent accuser de mensonge, ainsi que la vengeance sanglante qu'ils en tirent; ce qui semble d'autant plus étrange que le mensonge est une chose de tous les jours. En Angleterre surtout, le fait s'est élevé à la hauteur d'une superstition profondément enracinée (quiconque menace de mort celui qui l'accuse de mensonge devrait, en réalité, n'avoir jamais menti de sa vie). Dans ces procès criminels du moyen âge, il y avait une procédure plus sommaire encore; elle consistait en ce que l'accusé répliquait à l'accusateur: «Tu en as menti;» après quoi, on en appelait immédiatement au jugement de Dieu: de là dérive, dans le code de l'honneur chevaleresque, l'obligation d'avoir sur l'heure à en appeler aux armes, quand on vous a adressé le reproche d'avoir menti. Voilà pour ce qui concerne l'injure. Mais il existe quelque chose de pire que l'injure, quelque chose de tellement horrible que je dois demander pardon aux «hommes d'honneur» d'oser seulement le mentionner dans ce code de l'honneur chevaleresque; je n'ignore pas que, rien que d'y penser, ils auront la chair de poule, et que leurs cheveux se dresseront sur leurs têtes, car cette chose est le Summum malum, de tous les maux le plus grand sur terre, plus redoutable que la mort et la damnation. Il peut arriver, en effet, horribile dictu, il peut arriver qu'un individu applique à un autre une claque ou un coup. C'est là une épouvantable catastrophe; elle amène une mort si complète de l'honneur que, si l'on peut à la rigueur guérir par de simples saignées toutes les autres lésions de l'honneur, celle-ci, pour sa guérison radicale, exige que l'on tue complètement.
3° L'honneur ne s'inquiète pas de ce que peut être l'homme en soi et par soi, ni de la question de savoir si la condition morale d'un être ne peut pas se modifier quelque jour, et autres semblables pédanteries d'école. Lorsque l'honneur a été endommagé ou perdu pour un moment, il peut être promptement et entièrement rétabli, mais à la condition qu'on s'y prenne au plus vite; cette unique panacée, c'est le duel. Si, toutefois, l'auteur du dommage n'appartient pas aux classes sociales qui professent le code de l'honneur chevaleresque, ou s'il a violé ce code en quelque occasion, il y a, surtout quand le dommage a été causé par des voies de fait, mais alors même qu'il ne l'a été que par des paroles, il y a, disons-nous, une opération infaillible à entreprendre: c'est, si l'on est armé, de lui passer sur-le-champ ou encore, à la rigueur, une heure après, son arme au travers du corps; de cette façon, l'honneur est rétabli. Mais parfois l'on veut éviter cette opération, parce que l'on appréhende les désagréments qui en pourraient résulter; alors si l'on n'est pas bien sûr que l'offenseur se soumette aux lois de l'honneur chevaleresque, on a recours à un remède palliatif qui s'appelle l'avantage. Celui-ci consiste, lorsque l'adversaire a été grossier, à l'être notablement plus que lui; si pour cela les injures ne suffisent pas, on a recours aux coups: et même ici il y a encore un climax, une gradation dans le traitement de l'honneur: on guérit les soufflets par des coups de bâton, ceux-ci par des coups de fouet de chasse; contre ces derniers mêmes, il y a des gens qui recommandent, comme d'une efficacité éprouvée, de cracher au visage. Mais, dans le cas où l'on n'arrive pas à temps avec ces remèdes-là, il faut sans faute procéder aux opérations sanglantes. Cette méthode de traitement palliatif se base, au fond, sur la maxime suivante:
4° De même qu'être insulté est une honte, de même insulter est un honneur. Ainsi, que la vérité, le droit et la raison soient du côté de mon adversaire, mais que je l'injurie; aussitôt il n'a plus qu'à aller au diable avec tous ses mérites; le droit et l'honneur sont de mon côté, et lui, par contre, a provisoirement perdu l'honneur, jusqu'à ce qu'il le rétablisse; par le droit et la raison, croyez-vous? non pas, par le pistolet ou l'épée. Donc, au point de vue de l'honneur, la grossièreté est une qualité qui supplée ou domine toutes les autres; le plus grossier a toujours raison: quid multa? Quelque bêtise, quelque inconvenance, quelque infamie qu'on ait pu commettre, une grossièreté leur enlève ce caractère et les légitime séance tenante. Que dans une discussion, ou dans une simple conversation, un autre déploie une connaissance plus exacte de la question, un amour plus sévère de la vérité, un jugement plus sain, plus de raison, en un mot qu'il mette en lumière des mérites intellectuels qui nous mettent dans l'ombre, nous n'en pouvons pas moins effacer d'un coup toutes ces supériorités, voiler notre indigence d'esprit et être supérieur à notre tour en devenant grossier et offensant. Car une grossièreté terrasse tout argument et éclipse tout esprit. Si donc notre adversaire ne se met pas aussi de la partie et ne réplique pas par une grossièreté encore plus grande, auquel cas nous en arrivons au noble assaut pour l'avantage, c'est nous qui sommes victorieux, et l'honneur est de notre côté: vérité, instruction, jugement, intelligence, esprit, tout cela doit plier bagage et fuir devant la divine grossièreté. Aussi les «hommes d'honneur», dès que quelqu'un émet une opinion différente de la leur ou déploie plus de raison qu'ils n'en peuvent mettre en campagne, feront-ils mine immédiatement d'enfourcher ce cheval de combat; lorsque, dans une controverse, ils manquent d'arguments à vous opposer, ils chercheront quelque grossièreté, ce qui fait le même office et est plus facile à trouver: après quoi ils s'en vont triomphants. Après ce que nous venons d'exposer, n'a-t-on pas raison de dire que le principe de l'honneur ennoblit le ton de la société?
La maxime dont nous venons de nous occuper repose à son tour sur la suivante, qui est à proprement dire le fondement et l'âme du présent code.
5° La cour suprême de justice, celle devant laquelle, dans tous les différends touchant l'honneur, on peut en appeler de toute autre instance, c'est la force physique, c'est-à-dire l'animalité. Car toute grossièreté est à vrai dire un appel à l'animalité, en ce sens qu'elle prononce l'incompétence de la lutte des forces intellectuelles ou du droit moral, et qu'elle la remplace par celle des forces physiques; dans l'espèce homme, que Franklin définit a toolmaking animal (un animal qui confectionne des outils), cette lutte s'effectue par le duel, au moyen d'armes spécialement confectionnées dans ce but, et elle amène une décision sans appel. Cette maxime fondamentale est désignée, comme on sait, par l'expression droit de la force, qui implique une ironie, comme en allemand le mot Aberwitz (absurdité), qui indique une espèce de «Witz» (esprit) qui est loin d'être du «Witz»; dans ce même ordre d'idées, l'honneur chevaleresque devrait s'appeler l'honneur de la force.
6° En traitant de l'honneur bourgeois, nous l'avons trouvé très scrupuleux sur les chapitres du tien et du mien, des obligations contractées et de la parole donnée; en revanche, le présent code professe sur tous ces points les principes les plus noblement libéraux. En effet, il est une seule parole à laquelle on ne doit pas manquer: c'est la «parole d'honneur», c'est-à-dire la parole après laquelle on a dit: «sur l'honneur,» d'où résulte la présomption que l'on peut manquer à toute autre parole. Mais dans le cas même où l'on aurait violé sa parole d'honneur, l'honneur peut au besoin être sauvé au moyen de la panacée en question, le duel: nous sommes tenus de nous battre avec ceux qui soutiennent que nous avons donné notre parole d'honneur. En outre, il n'existe qu'une seule dette qu'il faille payer sans faute: c'est la dette de jeu, qui, pour ce motif, s'appelle «une dette d'honneur». Quant aux autres dettes, on en flouerait juifs et chrétiens, que cela ne nuirait en rien à l'honneur chevaleresque[13].
Tout esprit de bonne foi reconnaîtra à première vue que ce code étrange, barbare et ridicule de l'honneur ne saurait avoir sa source dans l'essence de la nature humaine ou dans une manière sensée d'envisager les rapports des hommes entre eux. C'est ce que confirme aussi le domaine très limité de son autorité: ce domaine, qui ne date que du moyen âge, se borne à l'Europe, et ici même il n'embrasse que la noblesse, la classe militaire et leurs émules. Car ni les Grecs, ni les Romains, ni les populations éminemment civilisées de l'Asie, dans l'antiquité pas plus que dans les temps modernes, n'ont su et ne savent le premier mot de cet honneur-là et de ses principes. Tous ces peuples ne connaissent que ce que nous avons appelé l'honneur bourgeois. Chez eux, l'homme n'a d'autre valeur que celle que lui donne sa conduite entière, et non celle que lui donne ce qu'il plaît à une mauvaise langue de dire sur son compte. Chez tous ces peuples, ce que dit ou fait un individu peut bien anéantir son propre honneur, mais jamais celui d'un autre. Un coup, chez tous ces peuples, n'est pas autre chose qu'un coup, tel que tout cheval ou tout âne en peut appliquer, et de plus dangereux encore: un coup pourra, à l'occasion, éveiller la colère ou porter à s'en venger sur l'heure, mais il n'a rien de commun arec l'honneur. Ces nations ne tiennent pas des livres où l'on passe en compte les coups ou les injures, ainsi que les satisfactions que l'on a eu soin, ou qu'on a négligé d'en tirer. Pour la bravoure et le mépris de la vie, elles ne le cèdent en rien à celles de l'Europe chrétienne. Les Grecs et les Romains étaient certes des héros accomplis, mais ils ignoraient entièrement le «point d'honneur». Le duel n'était pas chez eux l'affaire des classes nobles, mais celle de vils gladiateurs, d'esclaves abandonnés et de criminels condamnés, que l'on excitait à se battre, en les faisant alterner avec des bêtes féroces, pour l'amusement du peuple. À l'introduction du christianisme, les jeux de gladiateurs furent abolis, mais à leur place et en plein christianisme on a institué le duel par l'intermédiaire du jugement de Dieu. Si les premiers étaient un sacrifice cruel offert à la curiosité publique, le duel en est un tout aussi cruel, au préjugé général, sacrifice où l'on n'immole pas des criminels, des esclaves ou des prisonniers, mais des hommes libres et des nobles.
Une foule de traits que l'histoire nous a conservés prouvent que les anciens ignoraient absolument ce préjugé. Lorsque, par exemple, un chef teuton provoqua Marius en duel, ce héros lui fit répondre que, «s'il était las de la vie, il n'avait qu'à se pendre», lui proposant toutefois un gladiateur émérite avec lequel il pourrait batailler à son aise (Freinsh., Suppl. in Liv., l. LXVIII, c. 12). Nous lisons dans Plutarque (Thèm., 11) qu'Eurybiade, commandant de la flotte, dans une discussion avec Thémistocle, aurait levé la canne pour le frapper; nous ne voyons pas que celui-ci ait tiré son épée, mais qu'il dit: «Πατα ξον μεν ουν, αχουσον δε» (Frappe, mais écoute). Quelle indignation le lecteur «homme d'honneur» ne doit-il pas éprouver en ne trouvant pas dans Plutarque la mention que le corps des officiers athéniens aurait immédiatement déclaré ne plus vouloir servir sous ce Thémistocle! Aussi un écrivain français de nos jours dit-il avec raison: «Si quelqu'un s'avisait de dire que Démosthène fut un homme d'honneur, on sourirait de pitié… Cicéron n'était pas un homme d'honneur non plus» (Soirées littéraires, par C. Durand, Rouen, 1828, vol. II, p. 300). De plus, le passage de Platon (De leg., IX, les 6 dernières pages, ainsi que XI, p. 131, édit. Bipont) sur les αιχια, c'est-à-dire les voies de fait, prouve assez qu'en cette matière les anciens ne soupçonnaient même pas ce sentiment du point d'honneur chevaleresque. Socrate, à la suite de ses nombreuses disputes, a été souvent en butte à des coups, ce qu'il supportait avec calme; un jour, ayant reçu un coup de pied, il l'accepta sans se fâcher et dit à quelqu'un qui s'en étonnait: «Si un âne m'avait frappé, irais-je porter plainte?» (Diog. Laërce, II, 21.) Une autre fois, comme quelqu'un lui disait: «Cet homme vous invective; ne vous injurie-t-il pas?» il lui répondit: «Non, car ce qu'il dit ne s'applique pas à moi.» (Ibid., 36.)—Stobée (Florileg., éd. Gaisford, vol. I, p. 327-330) nous a conservé un long passage de Musonius qui permet de se rendre compte de la manière dont les anciens envisageaient les injures: ils ne connaissaient d'autre satisfaction à obtenir que par la voie des tribunaux, et les sages dédaignaient même celle-ci. On peut voir dans le Gorgias de Platon (p. 86, éd. Bip.) qu'en effet c'était là l'unique réparation exigée pour un soufflet; nous y trouvons aussi (p. 133) rapportée l'opinion de Socrate. Cela ressort encore de ce que raconte Aulu-Gelle (XX, 1) d'un certain Lucius Veratius qui s'amusait, par espièglerie et sans motif aucun, à donner un soufflet aux citoyens romains qu'il rencontrait dans la rue; pour éviter de longues formalités, il se faisait accompagner, à cet effet, d'un esclave porteur d'un sac de monnaie de cuivre et chargé de payer, séance tenante, au passant étonné l'amende légale de 25 as. Cratès, le célèbre philosophe cynique, avait reçu du musicien Nicodrome un si vigoureux soufflet que son visage en était tuméfié et ecchymosé; alors il s'attacha au front une planchette avec cette inscription: «Νιχοδρομος εποιει» (Nicodrome a fait cela), ce qui couvrit ce joueur de flûte d'une honte extrême pour s'être livré à une pareille brutalité (D. Laërce, VI, 89) contre un homme que tout Athènes révérait à l'égal d'un dieu-lare (Apul., Flor., p. 126, éd. Bip.). Nous avons, à ce sujet, une lettre de Diogène de Sinope, adressée à Mélesippe, dans laquelle, après lui avoir raconté qu'il a été battu par des Athéniens ivres, il ajoute que cela ne lui fait absolument rien (Nota Casaub. ad D. Laërte, VI, 33). Sénèque, dans le livre De constantia sapientis, depuis le chapitre X et jusqu'à la fin, traite en détail de contumelia (de l'outrage), pour établir que le sage le méprise. Au chapitre XIV, il dit: «At sapiens colaphis percussus, quid faciet? Quod Cato, cum illi os percussum esset: non excanduit, non vindicavit injuriam: nec remisit quidem, sed factam negavit» (Mais le sage qui reçoit un soufflet, que fera-t-il? Ce que fit Caton quand il fut frappé au visage; il ne prit pas feu, il ne vengea pas son injure, il ne la pardonna même pas, mais il nia qu'elle eût été commise).
«Oui, vous écriez-vous, mais c'étaient des sages!»
Et vous, vous êtes des fous?—D'accord.
Nous voyons donc que tout ce principe de l'honneur chevaleresque était inconnu aux anciens précisément parce qu'ils envisageaient, de tout point, les choses sous leur aspect naturel, sans préventions et sans se laisser berner par de sinistres et impies sornettes de ce genre. Aussi, dans un coup au visage, ne voyaient-ils rien autre que ce qu'il est en réalité, un petit préjudice physique, tandis que pour les modernes il est une catastrophe et un thème à tragédies, comme, par exemple, dans le Cid de Corneille et dans un drame allemand plus récent, intitulé La force des circonstances, mais qui devrait s'appeler plutôt La force du préjugé. Mais si, un jour, un soufflet est donné dans l'Assemblée nationale à Paris, alors l'Europe entière en retentit. Les réminiscences classiques ainsi que les exemples de l'antiquité, rapportés plus haut, doivent avoir tout à fait mal disposé les «hommes d'honneur»; nous leur recommandons, comme antidote, de lire dans Jacques le Fataliste, ce chef-d'œuvre de Diderot, l'histoire de Monsieur Desglands[14]; ils y trouveront un type hors ligne d'honneur chevaleresque moderne qui pourra les délecter et les édifier à plaisir.
De tout ce qui précède, il résulte des preuves suffisantes que le principe de l'honneur chevaleresque n'est pas un principe primitif, basé sur la nature propre de l'homme; il est artificiel, et son origine est facile à découvrir. C'est l'enfant de ces siècles où les poings étaient plus exercés que les têtes, et où les prêtres tenaient la raison enchaînée, de ce moyen âge enfin tant vanté, et de sa chevalerie. En ce temps, en effet, le bon Dieu n'avait pas la seule mission de veiller sur nous; il devait aussi juger pour nous. Aussi les causes judiciaires délicates se décidaient par Ordalies ou jugements de Dieu, qui consistaient, à peu d'exceptions près, dans les combats singuliers, non seulement entre chevaliers, mais même entre bourgeois, ainsi que le prouve un joli passage dans le Henry VI de Shakespeare (2e partie, acte 2, sc. 3). Le combat singulier ou jugement de Dieu était une instance supérieure à laquelle on pouvait en appeler de toute sentence judiciaire. De cette façon, au lieu de la raison, c'était la force et l'adresse physiques, autrement dit la nature animale, que l'on érigeait en tribunal, et ce n'était pas ce qu'un homme avait fait, mais ce qui lui était arrivé, qui décidait s'il avait tort ou raison, exactement comme procède le principe d'honneur chevaleresque aujourd'hui encore en vigueur. Si l'on conservait encore des doutes sur cette origine du duel et de ses formalités, on n'aurait, pour les lever entièrement, qu'à lire l'excellent ouvrage de J.-G. Mellingen, The history of duelling, 1849. De nos jours encore, parmi les gens qui règlent leur vie sur ces préceptes,—on sait que, d'ordinaire, ce ne sont précisément ni les plus instruits ni les plus raisonnables,—il en est pour qui l'issue du duel représente effectivement la sentence divine dans le différend qui a amené le combat; c'est là évidemment une opinion née d'une longue transmission héréditaire et traditionnelle.
Abstraction faite de son origine, le principe d'honneur chevaleresque a pour but immédiat de se faire accorder, par la menace de la force physique, les témoignages extérieurs de l'estime que l'on croit trop difficile ou superflu d'acquérir réellement. C'est à peu près comme si quelqu'un chauffait avec sa main la boule d'un thermomètre et voulait prouver, par l'ascension de la colonne de mercure, que sa chambre est bien chauffée. À considérer la chose de plus près, en voici le principe: de même que l'honneur bourgeois, ayant en vue les rapports pacifiques des hommes entre eux, consiste dans l'opinion que nous méritons pleine confiance, parce que nous respectons scrupuleusement les droits de chacun, de même l'honneur chevaleresque consiste dans l'opinion que nous sommes à craindre, comme étant décidé à défendre nos propres droits à outrance. La maxime qu'il vaut mieux inspirer la crainte que la confiance ne serait pas si fausse, vu le peu de fond que l'on peut faire de la justice des hommes, si nous vivions dans l'état de nature où chacun doit par soi-même garder sa personne et défendre ses droits. Mais elle ne trouve plus d'application dans notre époque de civilisation, où l'État a pris sur lui la protection de la personne et de la propriété; elle n'est plus là que comme ces châteaux et ces donjons de l'époque du droit manuaire, inutiles et abandonnés, au milieu de campagnes bien cultivées, de chaussées animées, voire même de voies ferrées. L'honneur chevaleresque, par là même qu'il professe la maxime précédente, s'est rejeté nécessairement sur ces préjudices à la personne que l'État ne punit que légèrement, ou ne punit pas du tout, en vertu du principe: De minimis lex non curat, ces délits ne causant qu'un dommage insignifiant, et n'étant même parfois que de simples taquineries. Pour maintenir son domaine dans une sphère très élevée, il a attribué à la personne une valeur dont l'exagération est hors de toute proportion avec la nature, la condition et la destinée de l'homme; il pousse cette valeur jusqu'à faire de l'individu quelque chose de sacré, et, trouvant tout à fait insuffisantes les peines prononcées par l'État contre les petites offenses à la personne, il prend sur lui de les punir lui-même, par des punitions toujours corporelles et même par la mort de l'offenseur. Il y a évidemment, au fond, l'orgueil le plus démesuré et l'outrecuidance la plus révoltante à oublier la nature réelle de l'homme et à prétendre le revêtir d'une inviolabilité et d'une irréprochabilité absolues. Mais tout homme décide à maintenir de semblables principes par la violence et qui professe la maxime: Qui m'insulte ou me frappe doit périr, mérite pour cela seul d'être expulsé de tout pays[15]. Il est vrai qu'on met en avant toute sorte de prétextes pour farder cet orgueil incommensurable. De deux hommes intrépides, dit-on, aucun ne cédera; dans la plus légère collision, ils en viendraient aux injures, puis aux coups et enfin au meurtre: il est donc préférable, par égard pour les convenances, de franchir les degrés intermédiaires et de recourir immédiatement aux armes. Les détails de la procédure ont été formulés alors en un système d'un pédantisme rigide, ayant ses lois et ses règles et qui est bien la force la plus lugubre du monde; on peut y voir, sans contredit, le panthéon glorieux de la folie. Mais le point de départ même est faux; dans les choses de minime importance (les affaires graves restant toujours déférées à la décision des tribunaux), de deux hommes intrépides il y en a toujours un qui cède, savoir le plus sage: quand il ne s'agit que d'opinions, on ne s'en occupera même pas. Nous en trouvons la preuve dans le peuple, ou, pour mieux dire, dans toutes les nombreuses classes sociales qui n'admettent pas le principe de l'honneur chevaleresque; ici, les différends suivent leur cours naturel, et cependant l'homicide y est cent fois moins fréquent que dans la fraction minime, 1/1000 à peine, qui s'y soumet: les rixes mêmes sont rares. On prétend, en outre, que ce principe, avec ses duels, est un pilier qui maintient le bon ton et les belles manières dans la société; qu'il est un rempart qui met à l'abri des éclats de la brutalité et de la grossièreté. Cependant, à Athènes, à Corinthe, à Rome, il y avait de la bonne et même de la très bonne société, des manières élégantes et du bon ton, sans qu'il eût été nécessaire d'y implanter l'honneur chevaleresque en guise de croquemitaine. Il est vrai de dire aussi que les femmes ne régnaient pas dans la société antique comme chez nous. Outre le caractère frivole et puéril que prend ainsi l'entretien, puisqu'on en bannit tout sujet de conversation nourrie et sérieuse, la présence des femmes dans notre société contribue certainement pour une grande part encore à accorder au courage personnel le pas sur toute autre qualité, tandis qu'en réalité il n'est qu'un mérite; très subordonné, une simple vertu de sous-lieutenant, dans laquelle les animaux mêmes nous sont supérieurs; en effet, ne dit-on pas: «courageux comme un lion?» Mais il y a plus: au rebours de l'assertion précédemment rapportée, le principe de l'honneur chevaleresque est souvent le refuge assuré de la malhonnêteté et de la méchanceté dans les affaires graves, et en même temps, dans les petites, un asile de l'insolence, de l'impudence et de la grossièreté, pour la bonne raison que personne ne se soucie de risquer sa vie en voulant les châtier. En témoignage, nous voyons le duel dans toute sa fleuraison et pratiqué avec le sérieux le plus sanguinaire chez cette nation précisément qui, dans ses relations politiques et financières, a montré un manque d'honnêteté réelle: c'est à ceux qui en ont fait l'épreuve qu'il faut demander de quelle nature sont les relations privées avec les individus de cette nation; et, pour ce qui est de leur urbanité et de leur culture sociale, elles ont de longue date une célébrité comme modèles négatifs.
Tous ces motifs qu'on allègue sont donc mal fondés. On pourrait affirmer avec plus de raison que, de même que le chien gronde quand on le gronde et caresse quand on le caresse, de même il est dans la nature de l'homme de rendre hostilité pour hostilité et d'être exaspéré et irrité par les manifestations du dédain ou de la haine. Cicéron l'a déjà dit: «Habet quemdam aculeum contumelia, quem pali prudentes ac viri boni difficillime possunt» (Toute injure a un aiguillon dont les prudents et les sages même supportent difficilement la piqûre), et en effet nulle part au monde (si nous en exceptons quelques sectes pieuses) on ne supporte avec calme des injures, ou, à plus forte raison, des coups. Néanmoins, la nature ne nous enseigne rien qui aille au delà d'une représaille équivalente à l'offense; elle ne nous apprend pas à punir de mort celui qui nous accuserait de mensonge, de bêtise ou de lâcheté. La vieille maxime germanique: «À un soufflet par un stylet,» est une superstition chevaleresque révoltante. En tout cas, c'est à la colère qu'il appartient de rendre ou de venger les offenses, et non pas à l'honneur ou au devoir, auxquels le principe de l'honneur chevaleresque en impose l'obligation. Il est très certain plutôt qu'un reproche n'offense que dans la mesure où il porte; ce qui le prouve, c'est que la moindre allusion, frappant juste, blesse beaucoup plus profondément que l'accusation la plus grave quand elle n'est pas fondée. Par conséquent, quiconque a la conscience assurée de n'avoir pas mérité un reproche peut le dédaigner et le dédaignera. Le principe de l'honneur lui demande, au contraire, de montrer une susceptibilité qu'il n'éprouve pas et de venger dans le sang des offenses qui ne le blessent nullement. C'est tout de même avoir une bien mince opinion de sa propre valeur que de chercher à étouffer toute parole qui tendrait à la mettre en doute. La véritable estime de soi donnera le calme et le mépris réel des injures; à son défaut, la prudence et la bonne éducation nous commandent de sauver l'apparence et de dissimuler notre colère. Si en outre nous parvenons à nous dépouiller de cette superstition du principe d'honneur chevaleresque, si personne n'admettait plus qu'une insulte fut capable d'enlever ou de restituer quoi que ce soit à l'honneur; si l'on était convaincu qu'un tort, une brutalité ou une grossièreté ne sauraient être justifiés à l'instant par l'empressement qu'on mettrait à en donner satisfaction, c'est-à-dire à se battre, alors tout le monde arriverait bientôt à comprendre que, lorsqu'il s'agit d'invectives et d'injures, c'est le vaincu qui sort vainqueur d'un tel combat, et que, comme dit Vincenzo Monti, il en est des injures comme des processions d'église qui reviennent toujours à leur point de départ. Il ne suffirait plus alors, comme actuellement, de débiter une grossièreté pour mettre le droit de son côté; le jugement et la raison auraient alors une bien autre autorité, pendant qu'aujourd'hui ils doivent, avant de parler, voir s'ils ne heurtent pas en quoi que ce soit l'opinion des esprits bornés et des imbéciles qu'irrite et alarme déjà leur seule apparition; sans quoi l'intelligence peut se trouver dans le cas de jouer, sur un coup de dés, la tête où elle réside contre le cerveau plat où loge la stupidité. Alors la supériorité intellectuelle occuperait réellement dans la société la primauté qui lui est due et que l'on donne aujourd'hui, bien que d'une manière déguisée, à la supériorité physique et au courage à la hussarde; il y aurait aussi, pour les hommes éminents, un motif de moins pour fuir la société, comme ils le font actuellement. Un tel revirement donnerait naissance au véritable bon ton et fonderait la véritable bonne société, dans la forme où, sans doute, elle a existé à Athènes, à Corinthe et à Rome. À qui voudrait en connaître un échantillon, je recommande de lire le Banquet de Xénophon.
Le dernier argument à la défense du code chevaleresque sera indubitablement ainsi conçu: «Allons donc! mais alors un homme pourrait bien, Dieu nous garde! donner un coup à un autre homme!» À quoi je pourrais répondre, sans phrases, que le cas s'est présenté bien assez souvent dans ces 999/1000 de la société chez qui ce code n'est pas admis, sans qu'un seul individu en soit mort, tandis que, chez ceux qui en suivent les préceptes, chaque coup, dans la règle, devient une affaire mortelle.
Mais je veux examiner la question plus en détail. Je me suis bien souvent donné de la peine pour trouver dans la nature animale ou intellectuelle de l'homme quelque raison valable ou seulement plausible, fondée non sur de simples façons de parler, mais sur des notions distinctes, qui puisse justifier cette conviction, enracinée dans une portion de l'espèce humaine, qu'un coup est une chose horrible: toutes mes recherches ont été vaines. Un coup n'est et ne sera jamais qu'un petit mal physique que tout homme peut occasionner à un autre, sans rien prouver par là, sinon qu'il est plus fort ou plus adroit, ou que l'autre n'était pas sur ses gardes. L'analyse ne fournit rien au delà. En outre, je vois ce même chevalier pour qui un coup reçu de la main d'un homme semble de tous les maux le plus grand, recevoir un coup dix fois plus violent de son cheval et assurer, en traînant la jambe et dissimulant sa douleur, que ce n'est rien. Alors j'ai supposé que cela tenait à la main de l'homme. Cependant je vois notre chevalier, dans un combat, recevoir de la main d'un homme des coups d'estoc et de taille et assurer encore que ce sont des bagatelles qui ne valent pas la peine d'en parler. Plus tard, j'apprends même que des coups de plat de lame ne sont à beaucoup près pas aussi terribles que des coups de bâton, tellement que tout récemment encore les élèves des écoles militaires étaient passibles des premiers et jamais des autres. Mais il y a plus: à une réception de chevalier, le coup de plat de lame est un très grand honneur. Et voilà que j'ai épuisé tous mes motifs psychologiques et moraux, et il ne me reste plus à considérer la chose que comme une ancienne superstition, profondément enracinée, comme un nouvel exemple, à côte de tant d'autres, de tout ce qu'on peut en faire accroire aux hommes. C'est ce que prouve encore ce fait bien connu, qu'en Chine les coups de canne sont une punition civile, très fréquemment employée même à l'égard des fonctionnaires de tous les degrés; ce qui démontre que, là-bas, la nature humaine, même chez les gens les plus civilisés, ne parle pas comme chez nous[16].
En outre, un examen impartial de la nature humaine nous apprend que frapper est aussi naturel à l'homme que mordre l'est aux animaux carnassiers et donner des coups de tête aux bêtes à cornes; l'homme est à proprement parler un animal frappeur. Aussi sommes-nous révoltés quand parfois nous apprenons qu'un homme en a mordu un autre; par contre, donner ou recevoir des coups est chez l'homme un effet aussi naturel que fréquent. On comprend facilement que les gens d'une éducation supérieure cherchent à se soustraire à de pareils effets, en dominant réciproquement leur penchant naturel. Mais il y a vraiment de la cruauté à faire accroire à une nation entière, ou même seulement à une classe d'individus, que recevoir un coup est un malheur épouvantable, qui doit être suivi de meurtre et d'homicide. Il y a trop de maux réels en ce monde pour qu'il soit permis d'augmenter leur nombre et d'en créer d'imaginaires qui en amènent de trop réels à leur suite; c'est ce que fait cependant ce sot et méchant préjugé. Comme conséquence, je ne puis que désapprouver les gouvernements et les corps législatifs qui lui viennent en aide en travaillant avec ardeur à faire abolir, pour le civil comme pour le militaire, les punitions corporelles. Ils croient agir en cela dans l'intérêt de l'humanité, quand, tout au contraire, ils travaillent ainsi à consolider cet égarement dénaturé et funeste auquel tant de victimes ont déjà été sacrifiées. Pour toutes fautes, sauf les plus graves, infliger des coups est la punition qui, chez l'homme, se présente la première à l'esprit; c'est donc la plus naturelle; qui ne se soumet pas à la raison se soumettra aux coups. Punir par une bastonnade modérée celui qu'on ne peut atteindre dans sa fortune, quand il n'en, a pas, ni dans sa liberté, quand on a besoin de ses services, est un acte aussi juste que naturel. Aussi n'apporte-t-on aucune bonne raison à rencontre; on se contente d'invoquer la dignité de l'homme, façon de parler qui ne s'appuie pas sur quelque notion claire, mais toujours et encore sur le fatal préjugé dont nous parlions plus haut. Un fait récent des plus comiques vient confirmer cet état de choses: plusieurs États viennent de remplacer, dans l'armée, les coups de canne par les coups de latte; ces derniers, tout comme les autres, produisent indubitablement une douleur physique et sont censés néanmoins n'être ni infamants ni déshonorants.
En stimulant ainsi le préjugé qui nous occupe, on encourage en même temps le principe de l'honneur chevaleresque et du même coup le duel, pendant que d'autre part on s'efforce ou plutôt on prétend s'efforcer d'abolir le duel par des lois[18]. Aussi voyons-nous ce fragment du droit du plus fort, transporté à travers les temps, du moyen âge jusque dans le XIXe siècle, s'étaler aujourd'hui encore scandaleusement au grand jour; il est temps enfin de l'en expulser honteusement. Aujourd'hui, quand il est interdit d'exciter méthodiquement des chiens ou des coqs à se battre les uns contre les autres (en Angleterre, au moins, ces combats sont punis), il nous est donné de voir des créatures humaines, excitées contre leur gré, à des combats à mort: c'est ce ridicule préjugé, ce principe absurde de l'honneur chevaleresque, ce sont ses stupides représentants et ses champions qui, pour la première misère venue, imposent aux hommes l'obligation de se battre entre eux comme des gladiateurs. Je propose à nos puristes allemands de remplacer le mot Durll, dérivé probablement, non pas du latin duellum, mais de l'espagnol duelo, peine, plainte, grief, par le mot de Rittersetze (combat de chevaliers, comme on dit: combats de coqs ou de bull-dogs). On a, certes, ample matière à rire de voir les allures pédantes avec lesquelles on accomplit toutes ces folies. Il n'en est pas moins révoltant que ce principe, avec son code absurde, constitue un État dans l'État, qui, ne reconnaissant d'autre droit que celui du plus fort, tyrannise les classes sociales qui sont sous sa domination, en établissant un tribunal permanent de la Sainte-Wehme; chacun peut être cité par chacun à comparaître; les motifs de la citation, faciles à trouver, font l'office de sbires du tribunal, et la sentence prononce la peine de mort contre les deux parties. C'est, naturellement, le repaire du fond duquel l'être le plus méprisable, à la seule condition d'appartenir aux classes soumises aux lois de l'honneur chevaleresque, pourra menacer, voire même tuer les hommes les plus nobles et les meilleurs, qui sont précisément ceux qu'il hait nécessairement. Puisqu'aujourd'hui la justice et la police ont gagné à peu près assez d'autorité pour qu'un coquin ne puisse plus nous arrêter sur les grands chemins pour nous crier: La bourse ou la vie! il serait temps que le bon sens prît assez d'autorité, lui aussi, pour que le premier coquin venu ne puisse plus, au milieu de notre existence la plus paisible, nous troubler en nous criant: L'honneur ou la vie! Il faut enfin délivrer les classes supérieures du poids qui les accable; il faut nous affranchir tous de cette angoisse de savoir que nous pouvons, à tout instant, être appelés à payer de notre vie la brutalité, la grossièreté, la bêtise ou la méchanceté de tel individu à qui il aura plu de les déchaîner contre nous. Il est criant, il est honteux de voir deux jeunes écervelés sans expérience, tenus d'expier dans leur sang leur moindre querelle. Voici un fait qui prouve à quelle hauteur s'est élevée la tyrannie de cet État dans l'État et où en est arrivé le pouvoir de ce préjugé: on a vu souvent des gens se tuer de désespoir pour n'avoir pu rétablir leur honneur chevaleresque offensé, soit parce que l'offenseur était de trop haute ou de trop basse condition, soit pour toute autre cause de disproportion qui rendait le duel impossible; une telle mort n'est-elle pas tragi-comique?
Tout ce qui est faux et absurde se révèle finalement par là que, arrivé à son développement parfait, il porte comme fleur une contradiction; pareillement, dans le cas présent, la contradiction s'épanouit sous la forme de la plus criante antinomie; en effet, le duel est défendu à l'officier, et néanmoins celui-ci est puni de destitution lorsque, le cas échéant, il refuse de se battre.
Puisque j'y suis, je veux aller plus loin avec mon franc-parler. Examinée avec soin et sans prétention, cette grande différence, que l'on fait sonner si haut, entre tuer son adversaire dans un combat au grand jour et à armes égales ou par embûche, est fondée simplement sur ce que, comme nous l'avons dit, cet État dans l'État ne reconnaît d'autre droit que celui du plus fort et en a fait la base de son code après l'avoir élevé à la hauteur d'un jugement de Dieu. Ce qu'on appelle en effet un combat loyal ne prouve pas autre chose, si ce n'est qu'on est le plus fort ou le plus adroit. La justification que l'on cherche dans la publicité du duel présuppose donc que le droit du plus fort est réellement un droit. Mais, en réalité, la circonstance que mon adversaire sait mal se défendre me donne bien la possibilité, mais non le droit de le tuer; ce droit, ou autrement dit ma justification morale, ne peut découler que des motifs que j'ai de lui arracher la vie. Admettons maintenant que ces motifs existent et soient suffisants; alors il n'y a plus aucune raison de se préoccuper qui de nous deux manie le mieux le pistolet ou l'épée, alors il est indifférent que je le tue de telle ou telle façon, par devant ou par derrière. Car, moralement parlant, le droit du plus fort n'a pas plus de poids que le droit du plus rusé, et c'est ce dernier dont on fait usage quand on tue dans un guet-apens: ici, le droit du poing vaut exactement le droit de la tête. Remarquons, en outre, que dans le duel même on pratique les deux droits, car toute feinte, dans l'escrime, est une ruse. Si je me tiens pour moralement autorisé à arracher la vie à un homme, c'est une sottise de m'en rapporter encore à la chance s'il sait manier les armes mieux que moi, car, dans ce cas, c'est lui au contraire qui, après m'avoir offensé, me tuera par-dessus le marché. Rousseau est d'avis qu'il faut venger une offense non par un duel, mais par l'assassinat; il émet cette opinion, avec beaucoup de précautions, dans la 21e note, si mystérieusement conçue, du IVe livre de l'Émile[19]. Mais il est encore si fortement imbu du préjugé chevaleresque, qu'il considère le reproche de mensonge comme justifiant déjà l'assassinat, tandis qu'il devrait savoir que tout homme a mérité ce reproche d'innombrables fois, et lui tout le premier et au plus haut degré. Il est évident que ce préjugé, qui autorise à tuer l'offenseur à la condition que le combat se fasse au grand jour et à armes égales, considère le droit de la force comme étant réellement un droit, et le duel comme un jugement de Dieu. L'Italien, au moins, qui, enflammé de colère, fond sans façons à coups de couteau sur l'homme qui l'a offensé, agit d'une manière logique et naturelle: il est plus rusé, mais pas plus méchant que le duelliste. Si l'on voulait m'opposer que ce qui me justifie de tuer mon adversaire en duel, c'est que de son côté il s'efforce d'en faire autant, je répondrais qu'en le provoquant je l'ai mis dans le cas de légitime défense. Se mettre ainsi mutuellement et intentionnellement dans le cas de légitime défense ne signifie rien autre, au fond, que chercher un prétexte plausible pour le meurtre. On pourrait trouver plutôt une justification dans la maxime: «Volenti non fit injuria» (On ne fait pas tort à qui consent), puisque c'est d'un commun accord que l'on risque sa vie; mais à cela on peut répliquer que volens n'est pas exact; car la tyrannie du principe d'honneur chevaleresque et de son code absurde est l'alguazil qui a traîné les deux champions, ou l'un des deux au moins, jusque devant ce tribunal sanguinaire de la Sainte-Wehme.
* * * * *
Je me suis étendu longuement sur l'honneur chevaleresque; mais je l'ai fait dans une bonne intention et parce que la philosophie est l'Hercule qui seul peut combattre les monstres moraux et intellectuels sur terre. Deux choses principalement distinguent l'état de la société moderne de celui de la société antique, et cela au détriment de la première, à qui elles prêtent une teinte sérieuse, sombre, sinistre, qui ne voilait pas l'antiquité, ce qui fait que celle-ci apparaît, candide et sereine, comme le matin de la vie. Ce sont: le principe de l'honneur chevaleresque et le mal vénérien, par nobile fratrum! À eux deux ils ont empoisonné νειχος χαι φιλια de la vie. De fait, l'influence de la maladie vénérienne est beaucoup plus étendue qu'il ne semble au premier abord, en ce que cette influence n'est pas seulement physique, mais aussi morale. Depuis que le carquois de l'amour porte ainsi des flèches empoisonnées, il s'est introduit dans la relation mutuelle des sexes un élément hétérogène, hostile, je dirais diabolique, qui fait qu'elle est imprégnée d'une sombre et craintive méfiance; les effets indirects d'une telle altération dans le fondement de toute communauté humaine se font sentir également, à des degrés divers, dans toutes les autres relations sociales; mais leur analyse détaillée m'entraînerait trop loin. Analogue, bien que d'une toute autre nature, est l'influence du principe de l'honneur chevaleresque, cette force sérieuse qui rend la société moderne raide, morne et inquiète, puisque toute parole fugitive y est scrutée et ruminée. Mais ce n'est pas tout! Ce principe est un minotaure universel auquel il faut sacrifier annuellement un grand nombre de fils de nobles maisons, pris non dans un seul État, comme pour le monstre antique, mais dans tous les pays de l'Europe. Aussi est-il temps enfin d'attaquer courageusement la Chimère corps à corps, comme je viens de le faire. Puisse le XIXe siècle exterminer ces deux monstres des temps modernes! Nous ne désespérons pas de voir les médecins y arriver, pour l'un, au moyen de la prophylactique. Mais c'est à la philosophie qu'il appartient d'anéantir la Chimère en redressant les idées; les gouvernements n'ont pu y réussir par le maniement des lois, et du reste le raisonnement philosophique seul peut attaquer le mal dans sa racine. Jusque-là, si les gouvernements veulent sérieusement abolir le duel et si le mince succès de leurs efforts ne tient qu'à leur impuissance, je viens leur proposer une loi dont je garantis l'efficacité et qui ne réclame ni opérations sanglantes, ni échafauds, ni potences, ni prisons perpétuelles. C'est au contraire un petit, tout petit remède homœopathique des plus faciles; le voici: «Quiconque enverra ou acceptera un cartel recevra à la chinoise, en plein jour, devant le corps de garde, douze coups de bâton de la main du caporal; les porteurs du cartel ainsi que les seconds en recevront chacun six. Pour les suites éventuelles des duels accomplis, on suivra la procédure criminelle ordinaire.» Quelque chevalier m'objectera peut-être qu'après avoir subi une pareille punition maint «homme d'honneur» sera capable de se brûler la cervelle; à cela je réponds: Il vaut mieux qu'un tel fou se tue lui-même que de tuer un autre homme. Mais je sais très bien qu'au fond les gouvernements ne poursuivent pas sérieusement l'abolition des duels. Les appointements des employés civils, mais surtout ceux des officiers (sauf les grades élevés), sont bien inférieurs à la valeur, de ce qu'ils produisent. On leur solde la différence en honneur. Celui-ci est représenté par des titres et des décorations, et, dans une acception plus large, par l'honneur de la fonction en général. Or, pour cet honneur, le duel est un excellent cheval de main dont le dressage commence déjà dans les universités. C'est de leur sang que les victimes payent le déficit des appointements.
Pour ne rien omettre, mentionnons encore ici l'honneur national. C'est l'honneur de tout un peuple considéré comme membre de la communauté des peuples. Cette communauté ne reconnaissant d'autre forum que celui de la force, et chaque membre ayant par conséquent à sauvegarder soi-même ses droits, l'honneur d'une nation ne consiste pas seulement dans l'opinion bien établie qu'elle mérite confiance (le crédit), mais encore qu'elle est assez forte pour qu'on la craigne; aussi une nation ne doit-elle laisser impunie aucune atteinte à ses droits. L'honneur national combine donc le point d'honneur bourgeois avec celui de l'honneur chevaleresque.
IV.—La gloire.
Dans ce qu'on représente, il nous reste à examiner en dernier lieu la gloire. Honneur et gloire sont jumeaux, mais à la façon des Dioscures dont l'un, Pollux, était immortel, et dont l'autre, Castor, était mortel: l'honneur est le frère mortel de l'immortelle gloire. Il est évident que ceci ne doit s'entendre que de la gloire la plus haute, de la gloire vraie et de bon aloi, car il y a certes maintes espèces éphémères de gloire. En outre, l'honneur ne s'applique qu'à des qualités que le monde exige de tous ceux qui se trouvent dans des conditions pareilles, la gloire qu'à des qualités qu'on ne peut exiger de personne; l'honneur ne se rapporte qu'à des mérites que chacun peut s'attribuer publiquement, la gloire qu'à des mérites que nul ne peut s'attribuer soi-même. Pendant que l'honneur ne va pas au delà des limites où nous sommes personnellement connus, la gloire, à l'inverse, précède dans son vol la connaissance de l'individu et la porte à sa suite aussi loin qu'elle parviendra elle-même. Chacun peut prétendre à l'honneur; à la gloire, les exceptions seules, car elle ne s'acquiert que par des productions exceptionnelles. Ces productions peuvent être des actes ou des œuvres: de là deux routes pour aller à la gloire. Une grande âme par-dessus tout nous ouvre la voie des actes; un grand esprit nous rend capable de suivre celle des œuvres. Chacune des deux a ses avantages et ses inconvénients propres. La différence capitale, c'est que les actions passent, les œuvres demeurent. L'action la plus noble n'a toujours qu'une influence temporaire; l'œuvre de génie par contre subsiste et agit, bienfaisante et élevant l'âme, à travers tous les âges. Des actions, il ne reste que le souvenir qui devient toujours de plus en plus faible, défiguré et indifférent; il est même destiné à s'effacer graduellement en entier, si l'histoire ne le recueille pour le transmettre, pétrifié, à la postérité. Les œuvres, en revanche, sont immortelles par elles-mêmes, et les ouvrages écrits surtout peuvent vivre à travers tous les temps. Le nom et le souvenir d'Alexandre le Grand sont seuls vivants aujourd'hui; mais Platon et Aristote, Homère et Horace sont eux-mêmes présents; ils vivent et agissent directement. Les Védas, avec leurs Upanischades, sont là devant nous; mais, de toutes les actions accomplies de leur temps, pas la moindre notion n'est parvenue jusqu'à nous[20]. Un autre désavantage des actions, c'est qu'elles dépendent de l'occasion qui, avant tout, doit leur donner la possibilité de se produire: d'où il résulte que leur gloire ne se règle pas uniquement sur leur valeur intrinsèque, mais encore sur les circonstances qui leur prêtent l'importance et l'éclat. Elle dépend, en outre, lorsque, comme à la guerre, les actions sont purement personnelles, du témoignage d'un petit nombre de témoins oculaires; or il peut se faire qu'il n'y ait pas eu de témoins, ou que ceux-ci parfois soient injustes ou prévenus. D'autre part, les actions, étant quelque chose de pratique, ont l'avantage d'être à la portée de la faculté de jugement de tous les hommes; aussi leur rend-on immédiatement justice dès que les données sont exactement fournies, à moins toutefois que les motifs n'en puissent être nettement connus ou justement appréciés que plus tard, car, pour bien comprendre une action, il faut en connaître le motif.
Pour les œuvres, c'est l'inverse; leur production ne dépend pas de l'occasion, mais uniquement de leur auteur, et elles restent ce qu'elles sont en elles-mêmes et par elles-mêmes, aussi longtemps qu'elles durent. Ici, en revanche, la difficulté consiste dans la faculté de les juger, et la difficulté est d'autant plus grande que les œuvres, sont d'une qualité plus élevée: souvent, il y a manque de juges compétents; souvent aussi, ce sont les juges impartiaux et honnêtes qui font défaut. De plus, ce n'est pas une unique instance qui décide de leur gloire; il y a toujours lieu à appel. En effet, si, comme nous l'avons dit, la mémoire des actions arrive seule à la postérité et telle que les contemporains l'ont transmise, les œuvres au contraire y arrivent elles-mêmes et telles qu'elles sont, sauf les fragments disparus: ici donc, plus de possibilité de dénaturer les données, et, si même à leur apparition le milieu a pu exercer quelque influence nuisible, celle-ci disparaît plus tard. Pour mieux dire même, c'est le temps qui produit, un à un, le petit nombre de juges vraiment compétents, appelés, comme des êtres exceptionnels qu'ils sont, à en juger de plus exceptionnels encore: ils déposent successivement dans l'urne leurs votes significatifs, et par là s'établit, après des siècles parfois, un jugement pleinement fondé et que la suite des temps ne peut plus infirmer. On le voit, la gloire des œuvres est assurée, infaillible. Il faut un concours de circonstances extérieures et un hasard pour que l'auteur arrive, de son vivant, à la gloire; le cas sera d'autant plus rare que le genre des œuvres est plus élevé et plus difficile. Aussi Sénèque a-t-il dit (Ep. 79), dans un langage incomparable, que la gloire suit aussi infailliblement le mérite que l'ombre suit le corps, bien qu'elle marche, comme l'ombre, tantôt devant, tantôt derrière. Après avoir développé cette pensée, il ajoute: «Etiamsi omnibus tecum viventibus silentium livor indixerit, venient qui sine offensa, sine gratia, judicent» (Quand nos contemporains se tairaient de nous par envie, il en viendra d'autres qui, sans faveur et sans passions, nous rendront justice); ce passage nous montre en même temps que l'art d'étouffer méchamment les mérites par le silence et par une feinte ignorance, dans le but de cacher au public ce qui est bon, au profit de ce qui est mauvais, était déjà pratiqué par la canaille de l'époque où vivait Sénèque, comme il l'est par la canaille de la nôtre, et qu'aux uns, comme aux autres, c'est l'envie qui leur clôt la bouche.
D'ordinaire, la gloire est d'autant plus tardive qu'elle sera plus durable, car tout ce qui est exquis mûrit lentement. La gloire appelée à devenir éternelle est comme le chêne qui croît lentement de sa semence; la gloire facile, éphémère, ressemble aux plantes annuelles, hâtives; quant à la fausse gloire, elle est comme ces mauvaises herbes qui poussent à vue d'œil et qu'on se hâte d'extirper. Cela tient à ce que plus un homme appartient à la postérité, autrement dit à l'humanité entière en général, plus il est étranger à son époque; car ce qu'il crée n'est pas destiné spécialement à celle-ci comme telle, mais comme étant une partie de l'humanité collective; aussi, de pareilles œuvres n'étant pas teintées de la couleur locale de leur temps, il arrive souvent que l'époque contemporaine les laisse passer inaperçues. Ce que celle-ci apprécie, ce sont plutôt ces œuvres qui traitent des choses fugitives du jour ou qui servent le caprice du moment; celles-là lui appartiennent en entier, elles vivent et meurent avec elle. Aussi l'histoire de l'art et de la littérature nous apprend généralement que les plus hautes productions de l'esprit humain ont, de règle, été accueillies avec défaveur et sont restées dédaignées jusqu'au jour où des esprits élevés, attirés par elles, ont reconnu leur valeur et leur ont assigné une considération qu'elles ont conservée dès lors. En dernière analyse, tout cela repose sur ce que chacun ne peut réellement comprendre et apprécier que ce qui lui est homogène. Or l'homogène pour l'homme borné, c'est ce qui est borné; pour le trivial, c'est le trivial; pour l'esprit diffus, c'est le diffus, et pour l'insensé l'absurde; ce que chacun préfère, ce sont ses propres œuvres, comme étant entièrement de la même nature.
Déjà le vieil Epicharme, le poète fabuleux, chantait ainsi:
Θαυματον ουδεν εστι, με ταυθʹ ουτω λεγε
Και ανδανειν αυτοισιν αυτους, χαι δοχε
Καλως πεφυχεναι, χαι γαρ ο χυων χυνι,
Καλλιστον ειμεν φαινεται, χαι βους βοί
Ονος δε ονω χαλλιστον, υς δε δί.
Ce qu'il faut traduire, afin que cela ne soit perdu pour personne[21]:
«Il n'est pas étonnant que je parle dans mon sens, et ceux qui se plaisent à eux-mêmes croient qu'ils sont remplis de mérites louables; de même rien ne semble plus beau au chien que le chien, au bœuf que le bœuf, à l'âne que l'âne et au cochon que le cochon.»
Le bras le plus vigoureux lui-même, quand il lance un corps léger, ne peut lui communiquer assez de mouvement pour voler loin et frapper fort; le corps retombera inerte et tout près, parce que l'objet, manquant de masse matérielle propre, ne peut admettre la force extérieure; tel sera aussi le sort des grandes et belles pensées, des chefs-d'œuvre du génie, quand, pour les admettre, il ne se rencontre que de petits cerveaux, des têtes faibles ou de travers. C'est là ce que les sages de tous les temps ont sans cesse déploré tout d'une voix. Jésus, fils de Sirach, par exemple, dit: «Qui parle à un fou parle à un endormi. Quand il a fini de parler, l'autre demande: Qu'est-ce qu'il y a?»—Dans Hamlet: «A knavish speech sleeps in a fools ear (Un discours fripon dort dans l'oreille d'un sot).—Gœthe, à son tour:
Das glücklichste Wort es wird verböhnt,
Wenn der Hörer ein Schiefohr ist.
(Le mot le plus heureux est déprécié quand l'auditeur a l'oreille de travers.)
Et le même:
Du wirkest nicht, Alles bleibt so stumpf,
Sei guter Dinge!
Der Stein im Sumpf
Macht keine Ringe.
(Tu ne peux agir, tout demeure inerte: ne te désole pas! Le caillou jeté dans un bourbier ne fait pas de ronds.)
Voici maintenant Lichtenberg: «Quand une tête et un livre en se heurtant rendent un son creux, cela vient-il toujours du livre?» Le même dit ailleurs: «De tels ouvrages sont des miroirs; quand un singe s'y mire, ils ne peuvent réfléchir les traits d'un apôtre.»
Rapportons encore la belle et touchante plainte du vieux papa Gellert; elle le mérite bien:
Dass oft die allerbesten Gaben
Die wenigsten Bewundrer haben,
Und dass der grösste Theil der Welt
Das Schlechte für das Gute hält;
Dies Uebel sieht man alle Tage.
Iedoch, wie wehrt man dieser Pest?
Ich zweifle, dass sich diese Plage
Aus unsrer Welt verdrängen lässt.
Ein einzig Mittel ist auf Erden,
Allein es ist unendlich schwer:
Die Narren müssen weise werden;
Und seht! sie werden's nimmermehr.
Nie kennen sie den Werth der Dinge.
Ihr Auge schliesst, nicht ihr Verstand:
Sie loben ewig das Geringe,
Weil sie das Gute nie gekannt.
(Que de fois les meilleures qualités trouvent le moins d'admirateurs, et que de fois la plupart du monde prend le mauvais pour le bon! C'est là un mal que l'on voit tous les jours. Mais comment éviter cette peste? Je doute que cette calamité puisse être chassée de ce monde. Il n'est qu'un seul moyen sur terre, mais il est infiniment difficile: c'est que les fous deviennent sages. Mais quoi! ils ne le deviendront jamais. Ils ne connaissent pas la valeur des choses; c'est par la vue, ce n'est pas par la raison qu'ils jugent. Ils louent constamment ce qui est petit, car ils n'ont jamais connu ce qui est bon.)
À cette incapacité intellectuelle des hommes qui fait, comme le dit Gœthe, qu'il est moins rare de voir naître une œuvre éminente que de la voir reconnue et appréciée, vient s'ajouter encore leur perversité morale se manifestant par l'envie. Car par la gloire qu'on acquiert, il y a un homme de plus qui s'élève au-dessus de ceux de son espèce; ceux-ci sont donc rabaissés d'autant, de manière que tout mérite extraordinaire obtient sa gloire aux dépens de ceux qui n'ont pas de mérites:
Wenn wir Andern Ehre gehen,
Müssen wir uns selbst entadeln.
(Gœthe, Divan, O. O.)
(Quand nous rendons honneur aux autres, nous devons nous déprécier nous-mêmes.)
Voilà qui explique pourquoi, dès qu'apparaît une œuvre supérieure dans n'importe quel genre, toutes les nombreuses médiocrités s'allient et se conjurent pour l'empêcher de se faire connaître, et pour l'étouffer si c'est possible. Leur mot d'ordre tacite est: «A bas le mérite.» Ceux-là mêmes qui ont eux aussi des mérites et qui sont déjà en possession de la gloire qui leur en revient ne voient pas volontiers poindre une gloire nouvelle dont l'éclat diminuerait d'autant l'éclat de la leur. Gœthe lui-même a dit:
Hätt' ich gezandert zu werden,
Bis man mir's Leben gegönnt,
Ich wäre noch nient auf Erden,
Wie ihr begreifen Könnt,
Wenn ihr sent wie sie sich geberden,
Die, um etwas zu scheinen,
Mich gerne nöchten verneinen.
(Si j'avais attendu pour naître que l'on m'accordât la vie, je ne serais pas encore de ce monde, comme vous pouvez le comprendre en voyant comment se démènent ceux-là qui, pour paraître quelque chose, me renieraient volontiers.)
Ainsi donc, pendant que l'honneur trouve le plus souvent des juges équitables, pendant que l'envie ne l'attaque pas et qu'on l'accorde même à tout homme par avance, à crédit, la gloire, d'autre part, doit être conquise de haute lutte, en dépit de l'envie, et c'est un tribunal de juges décidément défavorables qui décerne la palme. Nous pouvons et nous voulons partager l'honneur avec chacun, mais la gloire acquise par un autre diminue la nôtre ou nous en rend la conquête plus pénible. En outre, la difficulté d'arriver à la gloire par des œuvres est en raison inverse du nombre d'individus dont se compose le public de ces œuvres, et cela pour des motifs faciles à saisir. Aussi la peine est-elle plus grande pour les œuvres dont le but est d'instruire que pour celles qui ne se proposent que d'amuser. C'est pour les ouvrages de philosophie que la difficulté est la plus grande, parce que l'enseignement qu'ils promettent, douteux d'une part, sans profit matériel de l'autre, s'adresse, pour commencer, à un public composé exclusivement de concurrents. Il ressort de ce que nous venons de dire sur les difficultés pour arriver à la gloire, que le monde verrait naître peu ou point d'œuvres immortelles, si ceux qui en peuvent produire ne le faisaient pas pour l'amour même de ces œuvres, pour leur propre satisfaction, et s'ils avaient besoin pour cela du stimulant de la gloire. Bien plus, quiconque doit produire le bon et le vrai et fuir le mauvais bravera l'opinion des masses et de leurs organes; donc il les méprisera. Aussi a-t-on très justement fait observer, Osorio (De gloria) entre autres, que la gloire fuit devant ceux qui la cherchent et suit ceux qui la négligent, parce que les premiers s'accommodent au goût de leurs contemporains, tandis que les autres l'affrontent.
Autant il est difficile d'acquérir la gloire, autant est-il facile de la conserver. En cela aussi elle est en opposition avec l'honneur. Celui-ci s'accorde à chacun, même à crédit, et l'on n'a plus qu'à le garder. Mais là est la tâche, car une seule action indigne le fait perdre irrévocablement. Au contraire, la gloire ne peut réellement jamais être perdue, car l'action ou l'œuvre qui l'ont amenée demeure à jamais accomplie, et la gloire en reste à l'auteur, quand même à l'ancienne il n'en ajouterait plus de nouvelle. Si néanmoins elle s'éteint, si l'auteur lui survit, c'est qu'elle était fausse, c'est-à-dire qu'il ne l'avait pas méritée; elle venait d'une évaluation exagérée et momentanée du mérite; c'était une gloire dans le genre de celle de Hegel et que Lichtenberg décrit en disant qu'elle avait été «proclamée à son de trompette par une coterie d'amis et de disciples et répercutée par l'écho des cerveaux creux; mais comme la postérité sourira quand, un jour, frappant à la porte de ces cages à mots bariolés, de ces charmants nids d'une mode envolée, de ces demeures de conventions expirées, elle trouvera tout, tout absolument vide, et pas une pensée pour répondre avec confiance: ENTREZ!»
En définitive, la gloire se fonde sur ce qu'un homme est en comparaison des autres. Elle est donc par essence quelque chose de relatif et ne peut avoir aussi qu'une valeur relative. Elle disparaîtrait totalement si les autres devenaient ce que l'homme célèbre est déjà. Une chose ne peut avoir de valeur absolue que si elle garde son prix en toute circonstance; dans le cas présent, ce qui aura une valeur absolue, ce sera donc ce qu'un homme est directement et par lui-même: c'est là par conséquent ce qui constituera nécessairement la valeur et la félicité d'un grand cœur et d'un grand esprit. Ce qu'il y a de précieux, ce n'est donc pas la gloire, mais c'est de la mériter. Les conditions qui en rendent digne sont, pour ainsi dire, la substance; la gloire n'est que l'accident; cette dernière agit sur l'homme célèbre comme symptôme extérieur qui vient confirmer à ses yeux la haute opinion qu'il a de lui-même; on pourrait dire que, semblable à la lumière qui ne devient visible que réfléchie par un corps, toute supériorité n'acquiert la pleine conscience d'elle-même que par la gloire. Mais le symptôme même n'est pas infaillible, vu qu'il existe de la gloire sans mérite et du mérite sans gloire. Lessing dit à ce sujet d'une façon charmante: «Il y a des hommes célèbres, il y en a qui méritent de l'être.» Ce serait en vérité une bien misérable existence que celle dont la valeur ou la dépréciation dépendraient de ce qu'elle paraît aux yeux des autres, et telle serait la vie du héros et du génie si le prix de leur existence consistait dans la gloire, c'est-à-dire dans l'approbation d'autrui. Tout être vit et existe avant tout pour son propre compte, par conséquent principalement en soi et par soi. Ce qu'un homme est, n'importe comment, il l'est tout d'abord et par-dessus tout en soi; si, considérée ainsi, la valeur en est minime, c'est qu'elle l'est aussi, considérée en général. L'image au contraire de notre être, tel qu'il se réfléchit dans les têtes des autres hommes, est quelque chose de secondaire, de dérivé, d'éventuel, ne se rapportant que fort indirectement à l'original. En outre, les têtes des masses sont un local trop misérable pour que notre vrai bonheur y puisse trouver sa place. On ne peut y rencontrer qu'un bonheur chimérique. Quelle société mélangée ne voit-on pas réunie dans ce temple de la gloire universelle! Capitaines, ministres, charlatans, escamoteurs, danseurs, chanteurs, millionnaires et juifs: oui, les mérites de tous ces gens-là y sont bien plus sincèrement appréciés, y trouvent bien plus d'estime sentie que les mérites intellectuels, surtout ceux d'ordre supérieur, qui n'obtiennent de la grande majorité qu'une estime sur parole. Au point de vue eudémonologique, la gloire n'est donc que le morceau le plus rare et le plus savoureux servi à notre orgueil et à notre vanité. Mais on trouve surabondamment d'orgueil et de vanité chez la plupart des hommes, bien qu'on les dissimule; peut-être même rencontre-t-on ces deux conditions au plus haut degré chez ceux qui possèdent à n'importe quel titre des droits à la gloire et qui le plus souvent doivent porter bien longtemps dans leur âme la conscience incertaine de leur haute valeur, avant d'avoir l'occasion de la mettre à l'épreuve et ensuite de la faire reconnaître: jusqu'alors, ils ont le sentiment de subir une secrète injustice[22]. En général, et comme nous l'avons dit au commencement de ce chapitre, le prix attaché à l'opinion est tout à fait disproportionné et déraisonnable, à ce point que Hobbes a pu dire, en termes très énergiques, mais très justement: «Toute jouissance de l'âme, toute satisfaction vient de là que, se comparant aux autres, on puisse avoir une haute opinion de soi-même.» (De cive, I, 5.) Ainsi s'explique le grand prix que l'on attache à la gloire, et les sacrifices que l'on fait dans le seul espoir d'y arriver un jour:
Fame is the spur, that the clear spirit doth raise
(That lust infirmity of noble minds)
To scorn delights and live laborious days.
(La renommée est l'éperon qui pousse les esprits éminents [dernière faiblesse des nobles âmes] à dédaigner les plaisirs et à consacrer leur vie au travail.)
Et ailleurs il dit:
how hard it is to climb
The hights were Fame's proud temple shines, afar
(Qu'il est dur de grimper aux sommets où brille au loin le temple de la
Renommée.)
C'est pourquoi aussi la plus vaniteuse de toutes les calions a toujours à la bouche le mot «gloire» et considère celle-ci comme le mobile principal des grandes actions et des grandes œuvres. Seulement, comme la gloire n'est incontestablement que le simple écho, l'image, l'ombre, le symptôme du mérite, et comme en tout cas ce qu'on admire doit avoir plus de valeur que l'admiration, il s'ensuit que ce qui rend vraiment heureux ne réside pas dans la gloire, mais dans ce qui nous l'attire, dans le mérite même, ou, pour parler plus exactement, dans le caractère et les facultés qui fondent le mérite soit dans l'ordre moral soit dans l'ordre intellectuel. Car ce qu'un homme peut être de meilleur, c'est nécessairement pour lui-même qu'il doit l'être; ce qui se réfléchit de son être dans la tête des autres, ce qu'il vaut dans leur opinion n'est qu'accessoire et d'un intérêt subordonné pour lui. Par conséquent, celui qui ne fait que mériter la gloire, quand même il ne l'obtient pas, possède amplement la chose principale et a de quoi se consoler de ce qui lui manque. Ce qui rend un homme digne d'envie, ce n'est pas d'être tenu pour grand par ce public si incapable de juger et souvent si aveugle, c'est d'être grand; le suprême bonheur non plus n'est pas de voir son nom aller à la postérité, mais de produire des pensées qui méritent d'être recueillies et méditées dans tous les siècles. C'est là ce qui ne peut lui être enlevé, «των εφ' ημιν»; le reste est «των ουχ εφ' ημιν».
Quand, au contraire, l'admiration même est l'objet principal, c'est que le sujet n'en est pas digne. Tel est en effet le cas pour la fausse gloire, c'est-à-dire la gloire non méritée. Celui qui la possède doit s'en contenter pour tout aliment, puisqu'il n'a pas les qualités dont cette gloire ne doit être que le symptôme, le simple reflet. Mais il se dégoûtera souvent de cette gloire même: il arrive un moment où, en dépit de l'illusion sur son propre compte que la vanité lui procure, il sera pris de vertige sur ces hauteurs qu'il n'est pas fait pour habiter, ou bien il s'éveille en lui un vague soupçon de n'être que du cuivre doré; il est saisi de la crainte d'être dévoilé et humilié comme il le mérite, surtout alors qu'il peut lire déjà sur le front des sages le jugement de la postérité. Il ressemble à un homme possédant un héritage en vertu d'un faux testament. Le retentissement de la gloire vraie, de celle qui vivra à travers les âges futurs, n'arrive jamais aux oreilles de celui qui en est l'objet, et pourtant on le tient pour heureux. C'est que ce sont les hautes facultés auxquelles il doit sa gloire, c'est le loisir de les développer, c'est-à-dire d'agir en conformité de sa nature, c'est d'avoir pu ne s'occuper que des sujets qu'il aimait ou qui l'amusaient, c'est là ce qui l'a rendu heureux; ce n'est aussi que dans ces conditions que se produisent les œuvres qui iront à la gloire. C'est donc sa grande âme, c'est la richesse de son intelligence, dont l'empreinte dans ses œuvres force l'admiration des temps à venir, qui sont la base de son bonheur; ce sont encore ses pensées dont la méditation fera l'étude et les délices des plus nobles esprits à travers d'innombrables siècles. Avoir mérité la gloire, voilà ce qui en fait la valeur comme aussi la propre récompense. Que des travaux appelés à la gloire éternelle l'aient parfois obtenue déjà des contemporains, c'est là un fait dû à des circonstances fortuites et qui n'a pas grande importance. Car les hommes manquent d'ordinaire de jugement propre, et surtout ils n'ont pas les facultés voulues pour apprécier les productions d'un ordre élevé et difficile; aussi suivent-ils toujours sur ces matières l'autorité d'autrui, et la gloire suprême est accordée de pure confiance par quatre-vingt-dix-neuf admirateurs sur cent. C'est pourquoi l'approbation des contemporains, quelque nombreuses que soient leurs voix, n'a que peu de prix pour le penseur; il n'y distingue toujours que l'écho de quelques voix peu nombreuses qui ne sont elles-mêmes parfois qu'un effet du moment. Un virtuose se sentirait-il bien flatté par les applaudissements approbatifs de son public s'il apprenait que, sauf un ou deux individus, l'auditoire est composé en entier de sourds qui, pour dissimuler mutuellement leur infirmité, applaudissent bruyamment dès qu'ils voient remuer les mains du seul qui entend? Que serait-ce donc s'il apprenait aussi que ces chefs de claque ont souvent été achetés pour procurer le plus éclatant succès au plus misérable racleur! Ceci nous explique pourquoi la gloire contemporaine subit si rarement la métamorphose en gloire immortelle; d'Alembert rend la même pensée dans sa magnifique description du temple de la gloire littéraire: «L'intérieur du temple n'est habité que par des morts qui n'y étaient pas de leur vivant, et par quelques vivants que l'on met à la porte, pour la plupart, dès qu'ils sont morts.»
Pour le dire en passant, élever un monument à un homme de son vivant, c'est déclarer que pour ce qui le concerne on ne se fie pas à la postérité. Quand malgré tout un homme arrive pendant sa vie à une gloire que les générations futures confirmeront, ce ne sera jamais que dans un âge avancé: il y a bien quelques exceptions à cette règle pour les artistes et les poètes, mais il y en a beaucoup moins pour les philosophes. Les portraits d'hommes célèbres pour leurs œuvres, peints généralement à une époque où leur célébrité était déjà établie, confirment la règle précédente; ils nous les représentent d'ordinaire vieux et tout blancs, les philosophes nommément. Au point de vue eudémonologique, toutefois, la chose est parfaitement justifiée. Avoir gloire et jeunesse à la fois, c'est trop pour un mortel. Notre existence est si pauvre que ses biens doivent être répartis avec plus de ménagement. La jeunesse a bien assez de richesse propre; elle peut s'en contenter. C'est dans la vieillesse, quand jouissances et plaisirs sont morts, comme les arbres pendant l'hiver, que l'arbre de la gloire vient bourgeonner à propos, comme une verdure d'hiver; on peut encore comparer la gloire ces poires tardives qui se développent pendant l'été, mais qu'on ne mange qu'en hiver. Il n'y a pas de plus belle consolation pour le vieillard que de voir toute la force de ses jeunes années s'incorporer dans des œuvres qui ne vieilliront pas comme sa jeunesse.
Examinons maintenant de plus près la route qui conduit à la gloire par les sciences, celles-ci étant la branche le plus à notre portée; nous pourrons établir à leur égard la règle suivante. La supériorité intellectuelle dont témoigne la gloire scientifique se manifeste toujours par une combinaison neuve de certaines données. Ces dernières peuvent être d'espèces très diverses, mais la gloire attachée à leur combinaison sera d'autant plus grande et plus étendue qu'elles-mêmes seront plus généralement connues et plus accessibles à chacun. Si ces données sont, par exemple, des chiffres, des courbes, une question spéciale de physique, de zoologie, de botanique ou d'anatomie, des passages corrompus d'auteurs anciens, des inscriptions à demi effacées ou dont l'alphabet nous manque, ou des points obscurs d'histoire, dans tous ces cas la gloire qu'on acquerra à les combiner judicieusement ne s'étendra guère plus loin que la connaissance même de ces données et par conséquent ne dépassera pas le cercle d'un petit nombre d'hommes qui vivent d'ordinaire dans la retraite et sont jaloux de la gloire dans leur profession spéciale. Si, au contraire, les données sont de celles que tout le monde connaît, si ce sont par exemple des facultés essentielles et universelles de l'esprit ou du cœur humain, ou bien des forces naturelles dont l'action se passe constamment sous nos yeux, ou bien encore la marche, familière à tous, de la nature en général, alors la gloire de les avoir mises on plus grande lumière par une combinaison neuve, importante et évidente, se répandra avec le temps dans le sein de l'humanité civilisée presque tout entière. Car, si les données sont accessibles à chacun, leur combinaison généralement le sera aussi. Néanmoins la gloire sera toujours en rapport avec la difficulté à surmonter. En effet, plus les hommes à qui les données sont connues seront nombreux, plus il sera difficile de les combiner d'une manière neuve et juste à la fois, puisqu'une infinité d'esprits s'y seront déjà essayés et auront épuisé les combinaisons possibles. En revanche, les données inaccessibles au grand public, et dont la connaissance ne s'acquiert que par des voies longues et laborieuses, admettront encore le plus souvent des combinaisons nouvelles; quand on les aborde avec une raison droite et un jugement sain, on peut aisément avoir la chance d'arriver à une combinaison neuve et juste. Mais la gloire ainsi obtenue aura, à peu de chose près, pour limite le cercle même de la connaissance de ces données. Car la solution des problèmes de cette nature exige, à la vérité, beaucoup de travail et d'étude; d'autre part, les données pour les problèmes de la première espèce, où la gloire à acquérir est précisément la plus élevée et la plus vaste, sont connues de tout le monde et sans effort; mais, s'il faut peu de travail pour les connaître, il faudra d'autant plus de talent, de génie même pour les combiner. Or il n'y a pas de travail qui, pour la valeur propre ou pour celle qu'on lui attribue, puisse soutenir la comparaison avec le talent ou le génie.