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Aristophane; Traduction nouvelle, tome second

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LE JEUNE HOMME.

Ma vieille amie, tu es devenue blanche en peu de temps, de par le Ciel!

LA VIEILLE.

Malheureuse! De quelle insulte je suis abreuvée!

KHRÉMYLOS.

Il paraît qu'il y a longtemps qu'il ne t'a vue.

LA VIEILLE.

Longtemps, misérable! Il était chez moi hier.

KHRÉMYLOS.

Il lui arrive le contraire des autres, assurément: quand il est ivre, il y voit, sans doute, plus clair.

LA VIEILLE.

Non, mais il continue d'être d'une humeur insolente.

LE JEUNE HOMME.

O Poséidôn, souverain des mers! ô vieilles divinités! que de rides elle a sur le visage!

LA VIEILLE.

Ah! ah! N'approche pas ce flambeau!

KHRÉMYLOS.

Elle a raison: si une seule étincelle tombait sur elle, elle brûlerait comme une vieille branche d'olivier.

LE JEUNE HOMME.

Veux-tu jouer un moment avec moi?

LA VIEILLE.

Où, méchant?

LE JEUNE HOMME.

Ici: prends des noix.

LA VIEILLE.

A quel jeu?

LE JEUNE HOMME.

A «Combien as-tu de dents?»

KHRÉMYLOS.

Je vais deviner aussi. Elle en a réellement trois ou quatre.

LE JEUNE HOMME.

A l'amende! Elle n'a qu'une seule molaire.

LA VIEILLE.

O le plus méchant de tous les hommes! tu ne me parais pas dans ton bon sens, de me laver la tête devant tant de monde.

LE JEUNE HOMME.

Tu y gagnerais gros, si on te lavait tout entière.

KHRÉMYLOS.

Non pas, car elle est, pour le moment, bien fardée; mais si on lavait cette céruse, on verrait à plein les rides de son visage.

LA VIEILLE.

Tout vieux que tu es, tu me parais bien peu sage.

LE JEUNE HOMME.

Il essaie, en effet, de te cajoler; il te caresse la gorge, et il croit que je ne le vois pas.

LA VIEILLE.

Non, par Aphroditè! ce n'est pas à moi, infâme!

KHRÉMYLOS.

J'en jure par Hékatè! ce n'est pas cela certainement, je serais en démence. Mais, jeune homme, je ne puis te pardonner de haïr cette belle enfant.

LE JEUNE HOMME.

Moi, je l'adore.

KHRÉMYLOS.

Et pourtant elle t'accuse.

LE JEUNE HOMME.

De quoi?

KHRÉMYLOS.

Elle soutient que tu es un insolent, qui lui a dit: «Jadis les Milèsiens étaient braves.»

LE JEUNE HOMME.

Moi, je ne te la disputerai pas.

KHRÉMYLOS.

Pourquoi?

LE JEUNE HOMME.

Par respect pour ton âge; avec un autre, je ne souffrirais pas cette façon d'agir. A présent, va-t'en, la joie au coeur, et emmène la fille.

KHRÉMYLOS.

Je comprends ton idée; tu ne te soucies pas, sans doute, d'être avec elle.

LA VIEILLE.

Et qui le souffrira?

LE JEUNE HOMME.

Je ne saurais dialoguer avec une vieille qui fait l'amour depuis treize mille ans.

KHRÉMYLOS.

Cependant, puisque tu trouvais le vin bon à boire, il faut maintenant avaler la lie.

LE JEUNE HOMME.

C'est que c'est une lie tout à fait vieille et rance.

KHRÉMYLOS.

La passoire corrigera tout cela.

LE JEUNE HOMME.

Mais entrons; je veux aller offrir au Dieu ces couronnes que je porte.

LA VIEILLE.

Et moi, je veux aussi lui parler.

LE JEUNE HOMME.

Alors, moi, je n'entre pas.

KHRÉMYLOS.

Du courage, n'aie crainte, elle ne te fera pas violence.

LE JEUNE HOMME.

Ce que tu dis est tout à fait juste. J'ai assez longtemps goudronné cette bonne femme.

LA VIEILLE.

Marche; moi, j'entre derrière toi.

KHRÉMYLOS.

Combien cette vieille, j'en prends à témoin Zeus, roi du ciel, est une huître fortement collée à ce jeune homme!

LE CHOEUR.

(Lacune.)

KARIÔN.

Qui est-ce qui frappe à la porte? Qu'est-ce à dire? Personne ne paraît. C'est probablement la porte qui, en bruissant, a gémi.

HERMÈS.

J'ai à te parler, Kariôn; demeure.

KARIÔN.

Holà! dis-moi, est-ce toi qui frappais si rudement à la porte?

HERMÈS.

Non, de par Zeus! mais j'allais le faire, quand tu m'as prévenu en ouvrant. Va, cours vite appeler ton maître, puis sa femme et ses enfants, puis les serviteurs, puis le chien, puis toi-même, puis le cochon.

KARIÔN.

Dis-moi, qu'y a-t-il?

HERMÈS.

Zeus, mon pauvre homme, veut vous entasser tous dans le même plat, et vous jeter ensemble dans le Barathron.

KARIÔN.

On coupe la langue au porteur de semblables nouvelles! Mais pourquoi songe-t-il à nous traiter de la sorte?

HERMÈS.

Parce que vous avez fait la pire de toutes les choses. Depuis que Ploutos a recommencé à voir clair, ni encens, ni laurier, ni gâteau, ni victime, personne ne sacrifie plus la moindre offrande aux dieux.

KARIÔN.

Et, de par Zeus! nul ne vous offrira rien; car jadis vous ne songiez guère à nous.

HERMÈS.

Pour ce qui est des autres dieux, j'en ai un médiocre souci; mais moi, je me meurs, je suis anéanti.

KARIÔN.

Tu as raison.

HERMÈS.

Autrefois, dans les cabarets, j'avais, dès le matin, et sur-le-champ, toutes sortes de bonnes choses, gâteaux au vin, miel, figues, tout ce qu'il plaît à Hermès de manger. Aujourd'hui, réduit à la misère, je demeure couché les jambes croisées.

KARIÔN.

N'est-ce pas de toute justice, toi qui faisais condamner à l'amende ceux qui te procuraient ces biens?

HERMÈS.

Malheureux que je suis! c'en est fait du gâteau pétri à mon intention le quatrième jour du mois!

KARIÔN.

Tu regrettes ce qui n'est plus, et tu l'appelles en vain.

HERMÈS.

Ah! jambon que je dévorais!

KARIÔN.

Eh bien! joue des jambes, ici, en plein air.

HERMÈS.

Entrailles toutes chaudes que je dévorais!

KARIÔN.

Ce sont des douleurs d'entrailles qui semblent te tourmenter!

HERMÈS.

Ah! coupe remplie d'un égal mélange!

KARIÔN.

Avale celle-ci; fuis et ne te laisse pas devancer!

HERMÈS.

Serais-tu homme à rendre service à un ami?

KARIÔN.

Si le service demandé, je puis le lui rendre.

HERMÈS.

Si tu me procurais un pain bien cuit, et si tu me donnais à manger un fort morceau de viande des victimes que vous immolez là dedans?

KARIÔN.

Mais c'est défendu.

HERMÈS.

Cependant, lorsque tu dérobais quelque objet à ton maître, je faisais toujours qu'il ne s'en aperçût pas.

KARIÔN.

Afin d'en avoir ta part, perceur de murs: il t'en revenait un gâteau bien cuit.

HERMÈS.

Qu'ensuite tu mangeais tout seul.

KARIÔN.

Tu ne partageais pas les coups avec moi, lorsque j'étais pris à faire mal.

HERMÈS.

Ne rappelle plus les maux, si tu as pris Phylè; mais, au nom des dieux, recevez-moi chez vous.

KARIÔN.

Comment! Tu quitterais les dieux pour rester ici?

HERMÈS.

C'est que chez vous tout est beaucoup mieux.

KARIÔN.

Qu'est-ce donc? Te semble-t-il plus honnête de déserter ainsi?

HERMÈS.

La patrie pour chacun est où l'on est bien.

KARIÔN.

De quelle utilité nous serais-tu, en demeurant ici?

HERMÈS.

Établissez-moi près de la porte, afin de la tourner.

KARIÔN.

De la tourner? Nous n'avons pas besoin de tours.

HERMÈS.

Mais marchand.

KARIÔN.

Non; nous sommes riches. Qu'avons-nous besoin de nourrir un Hermès revendeur?

HERMÈS.

Mais au moins agent d'affaires.

KARIÔN.

Agent d'affaires? Pas le moins du monde. Présentement, il ne faut point d'affaires, mais des coeurs loyaux.

HERMÈS.

Mais guide.

KARIÔN.

Non, le Dieu y voit clair et nous n'avons plus besoin d'être guidés.

HERMÈS.

Alors, je présiderai aux jeux. Eh bien, que dis-tu? Il convient, en effet, à Ploutos, de faire célébrer des jeux musicaux et gymniques.

KARIÔN.

Qu'il est bon d'avoir plusieurs noms! Le voilà qui a trouvé des moyens de vivre. Ce n'est pas sans raison que tous les juges tâchent de se faire inscrire en même temps à plusieurs tribunaux.

HERMÈS.

Entrerai-je à cette condition?

KARIÔN.

Entre, et va au puits laver les entrailles, pour avoir l'air tout de suite d'un bon serviteur.

LE CHOEUR.

(Lacune.)

UN PRÊTRE DE ZEUS.

Qui peut me dire au juste où est Khrémylos?

KHRÉMYLOS.

Qu'y a-t-il, mon très bon?

LE PRÊTRE.

Rien que de fâcheux. Car, depuis que Ploutos s'est remis à voir clair, je meurs de faim. Je n'ai rien à manger, moi, prêtre de Zeus Sauveur.

KHRÉMYLOS.

Au nom des dieux, quelle en est la cause?

LE PRÊTRE.

Personne ne veut plus sacrifier.

KHRÉMYLOS.

Pourquoi?

LE PRÊTRE.

Parce que tous sont riches. Jadis, quand ils n'avaient rien, le marchand, sauvé du péril, immolait une victime, ou l'accusé absous dans un procès; un autre faisait-il un sacrifice solennel, il m'invitait, moi, prêtre. Aujourd'hui, pas un absolument ne sacrifie, personne n'entre dans le temple, si ce n'est plusieurs milliers pour soulager leur ventre.

KHRÉMYLOS.

Eh bien, n'en prends-tu pas ta part légitime?

LE PRÊTRE.

Aussi j'ai résolu de dire adieu à Zeus Sauveur et de m'établir ici.

KHRÉMYLOS.

Courage! Tout ira bien, si le Dieu le permet. Zeus Sauveur est ici: il est venu de lui-même.

LE PRÊTRE.

Tout ce que tu dis là est excellent.

KHRÉMYLOS.

Attends un peu, et nous allons mettre tout de suite Ploutos à la place où Zeus gardait autrefois l'opisthodome de la Déesse. Qu'on m'apporte ici des torches allumées, afin que tu les portes devant le Dieu.

LE PRÊTRE.

C'est tout à fait ainsi qu'il faut faire.

KHRÉMYLOS.

Qu'on appelle Ploutos au dehors.

LA VIEILLE FEMME.

Et moi, que ferai-je?

KHRÉMYLOS.

Ces marmites, qui nous servent à l'inauguration du Dieu, mets-les sur ta tête, et porte-les solennellement: tu as pour cet effet une robe de diverses couleurs.

LA VIEILLE.

Mais ce pour quoi je suis venue?

KHRÉMYLOS.

Tout s'arrangera suivant ton gré. Le jeune homme ira chez toi ce soir.

LA VIEILLE FEMME.

Si, de par Zeus! tu me garantis que ce jeune homme viendra chez moi, je porterai les marmites.

KHRÉMYLOS.

Ces marmites sont tout à fait à l'opposé des autres: dans les autres marmites la vieillesse se voit par-dessus; dans celles-ci on la voit par-dessous.

LE CHOEUR.

Nous n'avons plus, pour nous, à demeurer ici; retirons-nous à la suite des autres: il faut, en chantant, leur servir de cortège.

FIN



TABLE

TABLE




Achevé d'imprimer
le onze janvier mil huit cent quatre-vingt-dix-sept

PAR
ALPHONSE LEMERRE
6, RUE DES BERGERS, 6
A PARIS




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