Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en Mer, Voyages et Aventures sur Mer de Narcisse Gelin.: romans maritimes.
UN CORSAIRE.
...Ayant obtenu de mon amiral un congé de quelques mois, je visitais alors en curieux tous les ports de la Manche, qui, dans notre dernière guerre avec les Anglais, ont fourni une si grande quantité d'intrépides corsaires.
J'étais fort jeune alors, et comme je n'avais jamais vu de corsaire, j'aurais tout donné au monde pour en voir un, mais un vrai, un type, le blasphème et la pipe à la bouche, fumant de la poudre à défaut de tabac, l'œil sanglant, et le corps couvert d'un réseau de cicatrices profondes à y fourrer le poing.
Comme dans une de mes stations sur la côte, j'exprimais ce naïf désir à un ami de ma famille, homme fort aimable et fort spirituel, auquel j'étais recommandé, il me dit:—Eh bien! demain je vous ferai dîner avec un corsaire.
—Un corsaire!—lui fis-je.
—Un vrai corsaire—reprit-il—un corsaire comme il y en a peu, un corsaire qui à lui seul a fait plus de prises que tous ses confrères depuis Dunkerque jusqu'à Saint-Malo.
Je ne dormis pas de la nuit, et le jour me parut démesurément long, quoique j'eusse essayé de lire Conrad, de Byron, pour me préparer à cette sainte entrevue.
À cinq heures j'arrivai chez mon ami. C'est stupide à dire, mais j'avais presque mis de la recherche dans ma toilette. En entrant je trouvai à mon hôte un aspect soucieux qui m'effraya, et je frémis involontairement.
—Notre corsaire ne viendra qu'à la fin du dîner—me dit-il—il est en conférence avec le capitaine du port.—Hélas! j'attendrai donc—répondis-je—en sentant mon cœur se rasséréner.
On se mit à table. J'étais placé à côté de la femme de mon hôte, et, à ma droite, j'avais un monsieur de soixante ans, qui paraissait fort intime dans la maison, et qu'on appelait familièrement Tom.
Ce monsieur, fort carrément vêtu d'un habit noir qui tranchait merveilleusement sur du linge d'une éblouissante blancheur, ce monsieur, dis-je, avait une franche et joviale figure, l'œil vif, la joue pleine et luisante, et un air de bonhomie épandue dans toute sa personne qui faisait plaisir à voir. Il me fit mille récits sur sa ville, dont il paraissait fier, me parla des embellissements projetés, de la rivalité de l'école des frères et de l'enseignement mutuel, et finit par m'apprendre, avec une sorte d'orgueilleuse modestie, qu'il était membre du conseil municipal, capitaine de la garde nationale, et qu'il jouissait même d'un certain crédit à la fabrique. Je le crus sur parole. Ces détails m'eussent prodigieusement intéressé dans toute autre circonstance; mais, je dois l'avouer, ils me paraissaient alors monotones, dévoré que j'étais du désir de voir mon corsaire. Et mon corsaire n'arrivait pas. En vain notre hôte, par une charitable attention, et dans le but de me distraire, s'était mis à taquiner M. Tom sur je ne sais quelle fontaine qui tombait en ruines, quoique lui, Tom, fût spécialement chargé de la surveillance de ce quartier. Je ne retirai de ce charitable procédé de mon hôte que cette conviction: que M. Tom, au nombre de ses autres qualités sociales et municipales, joignait le caractère le plus doux, le plus gai et le plus conciliant du monde.
On servit le dessert. Les gens se retirèrent; j'étais désespéré; n'y tenant plus, je m'adressai d'un air lamentable à l'amphitryon.—Hélas! votre corsaire vous oublie—lui dis-je.—Quel corsaire?—dit M. Tom, qui cassait ingénûment des noisettes.—Mais le commissaire de marine que j'avais invité—dit mon hôte en riant aux éclats de cette bêtise.
J'étais rouge comme le feu, et pardieu si colère, qu'il fallut la présence des deux femmes pour me contenir.
Je ne sais où ma vivacité allait m'emporter, lorsque, pour toute réponse, je vis mon hôte sourire en regardant les autres convives, qui sourirent aussi. J'en excepte pourtant M. Tom, qui devint rouge jusqu'aux oreilles, et baissa la tête d'un air honteux.
Il n'y a que cet honnête bourgeois qui soit indigné de cette scène ridicule—pensai-je en vouant un remercîment intime au digne conseiller municipal.
—C'est assez plaisanter, monsieur—me dit alors l'hôte d'un air sérieusement affectueux;—excusez-moi si j'ai ainsi usé ou abusé de ma position de vieillard pour vous mettre à l'abri des impressions calculées à l'avance, car, grâce à ces préventions, monsieur, on juge mal, je crois, les hommes intéressants. Oui, quand on les rencontre tels qu'ils sont, au lieu de les trouver tels qu'on se les était figurés, votre poésie s'en prend quelquefois à leur réalité, et, par dépit d'avoir mal jugé, vous les appréciez mal, ou vous persistez dans l'illusion que vous vous étiez faite à leur égard.
Je regardai mon hôte d'un air étonné. J'avais seize ans, il en avait soixante; et puis je trouvai tant de raison et de bienveillante raison dans ce peu de mots, que je ne savais trop comment me fâcher.
—Une preuve de cela—ajouta-t-il—c'est que si tout à l'heure je vous avais montré notre corsaire, en vous disant: Le Voici, vous eussiez, j'en suis sûr, éprouvé une toute autre impression que celle que vous avez éprouvée, et pourtant cet intrépide dont je vous ai parlé est ici au milieu de nous, il a dîné avec nous.—Je fis un mouvement.—Je vous en donne ma parole—dit mon hôte d'un air si sérieux que je le crus.
Alors je promenai mes yeux sur tous ces visages, qui s'épanouirent complaisamment à ma vue, mais rien du tout de corsaire ne se révélait.
—Regardez-nous donc bien—me dit M. Tom avec un rire singulier.
Alors mon hôte me dit, en me désignant M. Tom de la main:—J'ai l'honneur de vous présenter le capitaine Thomas S...—Le capitaine S...! vous Êtes le brave capitaine S...?—m'écriai-je, car le nom, l'intrépidité et les miraculeux combats de l'homme m'étaient bien connus; et je restai immobile d'admiration et de surprise: mon cœur battait vite et fort.
—Et! mon Dieu oui, je suis tout cela... à moi tout seul—me dit le corsaire en continuant d'éplucher et de grignoter ses noisettes.—Vous êtes le capitaine S...?—dis-je encore à M. Tom en le couvant des yeux, et m'attendant presque à voir, depuis cette révolution, le front du conseiller municipal se couvrir tout-à-coup de plis menaçants, son œil flamboyer, sa voix tonner....
Mais rien ne flamboya, ne tonna, seulement le corsaire me dit avec la plus grande politesse:—Et je me mets à vos ordres, monsieur, pour vous faire visiter la rade et le port.
Après quoi il se remit à ses noisettes. Il me parut trop aimer les noisettes pour un corsaire.
En vérité, j'étais confondu, car, sans trop poétiser, je m'étais fait une toute autre figure de l'homme qui avait vécu de cette vie sanglante et hasardeuse. Je ne pouvais concevoir que tant d'émotions puissantes et terribles n'eussent pas laissé une ride à ce front lisse et rayonnant, un pli à ces joues rieuses et vermeilles.
Mon hôte voyant mon étonnement dit au corsaire:—Oh! maintenant il ne vous croira pas, Tom; pour le convaincre, parlez-lui métier, ou mieux, racontez-lui votre évasion de Southampton.
Ici le capitaine Tom fit la moue.
Sur mon observation mon hôte n'insista pas, et je me mis à causer avec le capitaine, serein et placide, de quelques-uns de ses magnifiques combats avec lesquels nous avons été bercés, nous autres aspirants.
Cette attention de ma part flatta le capitaine Tom, la conversation s'engagea entre nous deux; il me donna même quelques détails sur la façon de combattre, mais tout cela d'un air, d'un ton doux et calme qui faisait un singulier contraste avec la couleur tragique et sombre du sujet de notre conversation.
Entre autres choses, je n'oublierai jamais que, lui demandant de quelle manière il abordait l'ennemi, il me répondit tranquillement en jouant avec sa fourchette:—Mon Dieu! je l'abordais presque toujours de long en long; mais j'avais une habitude que je crois bonne et que je vous recommande dans l'occasion, car c'est bien simple—ajouta-t-il à peu près du ton d'une ménagère qui hasarde l'éloge d'une excellente recette pour faire les confitures;—cette habitude—reprit-il—la voici: au moment où j'étais bord à bord de l'ennemi, je lui envoyais tout bonnement ma volée complète de mousqueterie et d'artillerie bourrée à triple charge. Eh bien, vous n'avez pas d'idée de l'effet que ça produisait—ajouta le capitaine en se tournant à demi de mon côté et secouant la tête d'un air de conviction.
Je pris la liberté d'assurer au capitaine que je me faisais parfaitement une idée de l'effet que devait produire cette excellente habitude qui, dans le fait, était bien simple.
—Bah!... Tom fait le crâne comme ça—dit mon hôte d'un air malin—il ne vous dit pas qu'il a peur des revenants!
—Oh! des revenants!—dit joyeusement Tom en remplissant son verre d'excellent curaçao.
—Des revenants—reprit mon hôte;—enfin l'homme aux yeux mangés ne vous visite-t-il jamais, Tom?...
La figure du capitaine prit alors une bizarre expression: il rougit, son œil s'anima pour la première fois, et, posant son verre vide sur la table, il me dit en passant la main dans ses cheveux gris et découvrant son large front:—Aussi bien il veut me faire raconter mon évasion de Southampton; cette diable d'aventure s'y rattache. Écoutez-moi donc, jeune homme.
—Ah çà, Tom, songez à ces dames—dit mon hôte, en montrant sa femme et une de ses amies.
—Ma foi—dit le capitaine—si la chaleur du récit m'emporte, figurez-vous bien, mesdames, qu'au lieu du mot il y a des points.
Je ne sais si ce fut une illusion, ou l'effet du curaçao réagissant sur le capitaine, ou le charme sombre et magique que jette sur tout homme ce fier nom de corsaire qu'on lui a écrit au front..., toujours est-il que, lorsque le capitaine commença son récit, il s'empara de l'attention par un geste muet de commandement. Il me sembla un homme extrêmement distinct du conseiller municipal.
Le capitaine commença donc en ces termes:
«C'était dans le mois de septembre 1812, autant que je puis m'en souvenir. Il ventait un joli frais de nord-ouest, j'avais fait une pas trop mauvaise croisière, et je m'en revenais bien tranquillement à Calais grand largue avec une prise, un brick de 280 tonneaux, chargé de sucre et de bois des îles, lorsque mon second, qui le commandait, signale une voile venant à nous. Je regarde; allons bien.... Je vois des huniers grands comme une maison: c'était une frégate du premier rang. Le damné brick marchait comme une bouée, je donne ordre à mon second de forcer de voiles, et je commence à couvrir mon pauvre petit lougre d'autant de toile qu'il en pouvait porter; il était ardent comme un démon, et ne demandait qu'à aller de l'avant: aussi voilà que nous commençons à prendre de l'air... et à filer ferme..., ce qui n'empêcha malheureusement pas la frégate d'être dans nos eaux au bout de trois quarts d'heure de chasse.
»Pour me prier d'amener, elle m'envoya deux coups de canon qui me tuèrent un novice et me blessèrent trois hommes.
»Pour la forme, seulement pour la forme, je lui répondis par ma volée à mitraille, qui pinça une demi-douzaine d'Anglais; c'était toujours çà, et tout fut dit. Je fus genoppé, mais par exemple traité avec les plus grands égards par le commandant anglais qui avait entendu parler de moi; car c'était la troisième fois qu'on me faisait prisonnier, mais j'avais toujours eu le bonheur de m'échapper des pontons.
»Nous ralliâmes Portsmouth et nous y arrivâmes à peu près à l'heure à laquelle je comptais rentrer à Calais. Oui, au lieu d'embrasser ma mère et mon frère, de conduire ma prise au bassin et de coucher à terre, j'allai droit vers un ponton, et peut-être pour y rester long-temps. C'était dur; mais alors j'étais entreprenant; j'étais jeune et vigoureux, j'avais une bonne ceinture remplie de guinées, et par dessus tout une rage de France qui me rendait bien fort, allez. Aussi quand le commandant, devant tout son animal d'état-major, me fit un grand discours, pour me dire que désormais j'allais être serré de près..., mis dans une chambre à part, surveillé à chaque minute..., que c'était ma vie que je jouais en tentant de m'évader..., enfin une bordée de paroles superbes, je ne lui répondis, moi, pas autre chose que je m'en...»
—Tom..., Tom...—s'écria fort heureusement mon hôte, car le capitaine, dans la chaleur du récit, avait déjà fait entendre certaine consonne sifflante qui annonçait un mot des plus goudronnés.
—Mais c'est que c'était vrai, c'est comme je vous le dis, reprit le capitaine. Je m'en....
—Tom—s'écria encore mon hôte—ce n'est nullement votre véracité que j'interromps; mais songez à ces dames, Tom!
—Ah! tiens, c'est vrai—reprit le capitaine.—Eh! bien, non, je dis au commandant: Je m'en moque. Je m'évaderai tout de même.—Nous verrons—répondit l'Anglais.—Je l'espère bien—lui dis-je. Et on m'envoya à Southampton-Lake, à bord du ponton la Couronne.
«Southampton-Lake est un assez grand lac, situé à environ quinze lieues de Portsmouth; ce lac n'a d'autre issue qu'un étroit chenal; ce chenal débouche dans un bras de mer qui court du N.-O. au S.-E., et ce bras de mer, après avoir formé les rades de Portsmouth, de Spithead et de Sainte-Hélène, se jette enfin dans la Manche, après avoir contourné les îles Portsea, Haling et Torney.
»Je ne vous donne tous ces détails qu'afin de vous faire voir que ce diable de lac était une position inexpugnable, et, à cause de cela même, parfaitement choisie pour servir de mouillage à une douzaine de pontons qui renfermaient alors quelques milliers de prisonniers de guerre français, au nombre desquels j'allais me trouver, et au nombre desquels je me trouvai bientôt, comme je vous l'ai dit, à bord de la Couronne, vaisseau de 80 rasé.
»Ce ponton était commandé par un certain manchot, nommé Rosa, un malin, un fin matois s'il en fut, beau, jeune, et brave garçon d'ailleurs, qui avait perdu un bras à Trafalgar, et exécrait autant les Français que moi les Anglais; c'était de toute justice, je ne pouvais lui en vouloir pour cela, il était de son pays et moi du mien.
»Le premier jour que je vins à bord, il me fit voir son ponton dans tous ses détails, ses grilles, ses serrures, ses pièges, ses trappes, ses verrous, ses barres, les rondes qu'on faisait tous les quarts d'heure, les visites, les sondages qui ne laissaient pas une minute de repos aux murailles de ce pauvre vieux navire. Puis il finit par m'annoncer qu'en outre de ces précautions, j'aurais encore à mes trousses et à mes ordres un caporal qui ne me quitterait pas plus que mon ombre, afin, disait-il d'un air gouailleur, que, mes moindres désirs fussent prévenus.
»Cependant—ajouta-t-il—si vous vouliez me donner votre parole d'honneur de ne pas chercher à vous évader, capitaine, je vous laisserais libre d'aller à terre tous les jours, et, à bord, votre chambre ne serait jamais visitée.
»Vous êtes trop aimable—lui dis-je—mais je ne veux pas vous donner cette parole-là; parce que, voyez-vous, le soir et le matin, la nuit et le jour, je n'ai qu'une pensée, qu'une idée, qu'une volonté, celle de m'évader.—Vous avez bien raison, et j'en ferais autant à votre place—me répondit le manchot;—seulement je vous préviens d'une chose, c'est que vous me piquez au jeu, et que pour vous retenir tout moyen me sera bon.—Mais c'est trop juste—lui dis-je—puisque tout moyen me sera bon pour me sauver.
»Le fait est que pour se sauver c'était bien le diable. Figurez-vous que tous les sabords ou ouvertures qui donnaient du jour dans les batteries étaient grillés, regrillés et surgrillés de telle sorte, qu'on ne pouvait songer à y passer; d'autant plus que ces barreaux étaient visités cinq à six fois par jour; et autant de fois, par nuit; en admettant même que vous eussiez pu passer par un de ces sabords, il régnait au-dessous une espèce de petit parapet qui faisait tout le tour du navire, et sur cette galerie se promenaient continuellement des sentinelles. Or, dans le cas où vous auriez échappé à ces sentinelles, vous n'eussiez pas échappé aux rondes de canots armés qui, la nuit, se croisaient dans tous les sens autour des pontons. Enfin, eussiez-vous même eu ce bonheur, il vous fallait encore gagner à la nage, les rives de ce lac, qui étaient environ éloignées d'une lieue et demie de tous les cotés du ponton.
»Ce n'est pas tout, si l'eau de ce lac eût été partout profonde où guéable, quoique extrêmement hasardeux, un tel trajet eût été possible; mais ce qui le rendait presque impraticable, c'est que pour aller à terre il fallait absolument traverser trois bancs d'une vase épaisse, molle et gluante, dans laquelle on ne pouvait ni nager, ni marcher....
»Aussi, à vrai dire, ces bancs de vase faisaient-ils, en partie, la sûreté des pontons.
»L'espionnage aussi servait assez les Anglais, vu qu'il y a des gredins partout, et plutôt sur les pontons qu'ailleurs, car la misère déprave; et sur dix évasions manquées, il y en avait toujours neuf qui avortaient par la trahison de faux frères.
»Les prisonniers avaient bien essayé de remédier à ces désagréments en massacrant, avec des circonstances bizarres, que je tairai d'ailleurs à cause de ces dames (ajouta fort galamment le capitaine), en massacrant, dis-je, les traîtres qui les vendaient, lorsque les commandants anglais ne les retiraient pas assez vite du bord; mais rien n'y faisait, et la délation allait son train, parce que les Anglais la payaient bien.
»J'étais donc depuis huit jours à bord de la Couronne, lorsqu'un matin on apprend qu'un nommé Dubreuil, un matelot de mon pays, assez mauvais gueux du reste, s'était évadé pendant la nuit, ayant, à ce qu'il paraît, trouvé moyen de se cacher le soir dans une grande chaloupe de ronde. Une fois l'embarcation poussée au large, comme le temps était noir, on le prit pour un matelot de service; puis, quand il vit le moment favorable, il se jeta à l'eau, plongea et disparut sans qu'on ait jamais pu parvenir à le rejoindre.
»Vous concevez si cette nouvelle irrita mon désir de m'échapper à mon tour: mais je ne trouvais personne de sûr à qui me confier, et je ne voulais rien hasarder par les motifs que je vous ai dit, lorsque ma bonne étoile amena, comme prisonnier à bord de la Couronne, un capitaine corsaire de mes amis, gaillard solide, entreprenant..., un homme enfin.
»Dès que nous nous fûmes reconnus, nous comprîmes tout de suite, sans nous le dire, qu'il fallait surtout laisser ignorer cette rencontre au commandant: aussi j'eus toujours l'air d'être plutôt mal que bien avec Tilmont. (C'est comme ça qu'il s'appelait.)
»Tilmont avait avec lui un vieux matelot, nommé Jolivet, dont il était sûr, car ils naviguaient ensemble depuis vingt ans; nous convînmes de nos faits, et huit jours après la fuite de Dubreuil, jour pour jour, les choses étaient en bon train.
»Le matin de ce jour-là, le manchot me fit appeler dans sa chambre; il était radieux, pimpant et se carrait en se frottant le menton plutôt d'un air à se faire casser les reins... que souhaiter le bonjour.—Capitaine—me dit-il—vous avez voulu jouer gros jeu contre moi, vous avez perdu; c'est malheureux, une autre fois choisissez mieux vos confidents.
»Comment cela?—lui dis-je sans me déconcerter.
»Oui—reprit-il en époussetant son collet d'un air dégagé—oui, vous deviez vous sauver demain ou après par un trou fait à la muraille de la coque du navire, à bas-bord près du Black Hole; c'est un nommé Jolivet qui faisait le trou. Vous lui aviez donné dix louis pour le faire, il m'a demandé quinze guinées pour me le vendre, et je les lui ai données bien vite; car, en vérité c'était pour rien.
»Comme bien vous pensez, j'étais exaspéré et j'aurais étranglé Jolivet, si je l'avais tenu. Une fuite si bien ménagée!—disais-je au manchot en trépignant.—une fuite à son heure! sur le point de réussir...! etc., etc.
»—Je conçois que c'est désolant—me répondit le scélérat d'Anglais; mais, pour vous consoler, capitaine, buvons un verre de Madère à votre prochaine évasion.
»—Que voulez-vous—lui dis-je—c'est à refaire... heureusement qu'il reste de la muraille à percer. Et comme après tout il n'y a pas de quoi se tuer pour cela, nous bûmes à la prochaine, et nous allâmes nous promener dans la batterie basse.
»J'étais ou plutôt j'avais l'air navré, désespéré, tandis que le manchot n'avait jamais été plus gai; il ricanait, il sifflait, il roucoulait en chantant faux comme un Anglais qu'il était, enfin il ne pouvait cacher sa joie d'avoir fait rater ma fuite, et il était bien certainement dans son droit.
»Comme nous nous promenions depuis une demi-heure dans la partie basse, lui toujours guilleret, moi toujours triste, un tapage infernal partit au-dessus de notre tête, dans la batterie de 18, et interrompit notre conversation qui n'était pas vive.
»Qu'est-ce que cela?—demanda le commandant à un aspirant qui descendait.
»—Commandant, ce sont les prisonniers qui dansent; il y a bal là-haut comme tous les jours.
»Est-ce que ne voilà pas ce gueux de manchot qui s'avisa de dire:—Faites cesser, monsieur; cette joie est inconvenante de la part des prisonniers, le jour où l'un d'eux a vu son projet de fuite avorter... faites cesser aujourd'hui, monsieur.
»Et avant que j'aie pu l'en empêcher, le chien d'aspirant remonte, et ce bruit, qui tonnait à nous étourdir, cesse à l'instant.
»Alors, je l'avoue, malgré moi je pâlis comme un mort, car, au moment où la danse cessa, un léger bruit, heureusement imperceptible pour tout autre que pour moi, se fit entendre derrière la cloison qui formait la chambre de Tilmont, chambre sur le plafond de laquelle les danseurs paraissaient sauter le plus volontiers. Ce léger bruit, qui ressemblait au cri d'une scie, dura à peine une seconde après que la danse n'ébranla plus le plancher de la batterie; mais, comme je vous l'ai dit, cette seconde suffit pour me faire un damné mal; on m'eût scié le cœur que ça n'eût pas été pire.
»Heureusement le manchot prit cette pâleur pour celle de la colère, car aussitôt je m'écriai furieux:—Et moi, monsieur, je m'oppose à cela: punir ces pauvres gens parce que j'ai été assez sot pour me laisser surprendre, ce n'est pas juste. Vous voulez me faire haïr de mes compatriotes, c'est une lâcheté, monsieur, entendez-vous, une lâcheté; et si vous êtes homme d'honneur, vous leur permettrez de recommencer leur danse.
»—Calmez-vous, capitaine, me dit obligeamment le manchot; je vais moi-même leur en donner l'autorisation.
»Et la brute, le sot, le triple sot de manchot d'Anglais, y alla lui-même... concevez-vous, lui-même...—s'écriait le capitaine en bondissant sur sa chaise, et tapant dans ses mains avec une joie frénétique et des éclats de rire qui nous stupéfiaient.
»—Je vais vous expliquer pourquoi je ris tant à ce souvenir—ajouta-t-il en se calmant—c'est que vous ne savez pas une chose.... Ces hommes qui dansaient, c'était moi, qui, depuis huit jours, les payais vingt sols par tête pour danser et faire un train d'enfer au-dessus de la chambre de ce pauvre Tilmont, sous le prétexte de l'embêter, mais dans le fait afin qu'on n'entendît pas le bruit qu'il faisait, en me creusant, pendant ce temps-là, un trou dans la muraille du navire, qui formait un des côtés de sa cabane.
»C'est que la trahison de Jolivet était convenue entre lui, moi et Tilmont, et qu'il n'avait vendu le trou qu'il m'avait fait que pour détourner l'attention, et renforcer nos fonds de quinze guinées que le manchot lui avait données pour sa trahison. C'est qu'enfin, pendant cette nuit même, je devais m'évader, car le trou de Tilmont était à peu près fini, et les vents paraissaient devoir souffler vigoureusement du N.-O., ce qui nous annonçait une nuit sombre et orageuse.
»Comme je vous l'ai dit, cela se passait huit jours après l'évasion de Dubreuil; mon faux trou avait été vendu, la danse avait recommencé, et j'avais le désespoir sur le front et la France dans le cœur...; car Tilmont venait de m'avertir par un signe convenu que le trou était tout-à-fait fini.
»J'allais monter sur le pont pour voir encore d'où se faisait la brise, lorsque j'entendis le bruit du sifflet du maître, qui appelait tout le monde en haut.
»Au même instant, un timonier vint me prévenir que le commandant me demande sur la dunette.
»Je n'y comprenais rien, je monte tout de même; mais qu'est-ce que je vois? l'état-major anglais en grand uniforme, les troupes sous les armes, les prisonniers rangés sur les gaillards, et, comme d'habitude, sous le feu de quatre caronades chargées à mitraille.
»Le commandant Rosa avait un air grave et solennel que je ne lui connaissais pas. Il se tenait debout: à ses pieds était un hamac posé sur le pont et recouvert d'un pavillon noir.
»Le manchot ordonna de battre un ban; et quand les tambours eurent cessé de rouler, il dit en français:
»Il y a huit jours qu'un des prisonniers de ce ponton s'est évadé. Arrivé aux bancs de vase, il y est resté engagé. Or, voici ce qui lui est arrivé. Puis, se tournant vers moi: Capitaine, me dit-il, voyez donc si par hasard vous ne reconnaîtriez pas ce camarade? Et en disant ces mots, il écarte d'un coup de pied le pavillon qui couvrait le hamac. Alors je vois un cadavre tout nu, très-gonflé et d'une couleur verdâtre; mais ce qu'il y avait d'horrible, c'était sa figuré toute déchiquetée, et surtout les orbites sanglants de ses yeux qui étaient vides; ils avaient été mangés par les corbeaux....
»À voir ce visage en lambeaux, desséché par le soleil, il était clair que ce malheureux, enfoui dans une vase épaisse et visqueuse, n'avait pu s'en tirer; que plein de force et de vie il y avait attendu la mort pendant des jours!! et que peut-être à la fin de son agonie, en voyant les oiseaux de proie tourner sur sa tête, il avait pu prévoir ce qui l'attendait!...
»Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il m'est impossible de rendre l'impression que fit la vue de ce cadavre sur l'équipage et sur moi-même. Mon sang ne fit qu'un tour, je l'avoue; car la première pensée qui me vint fut que, pendant la nuit, j'allais avoir la même vase à traverser, et que le même sort m'attendait peut-être. Mais comme j'ai toujours eu assez d'empire sur moi, je me contins; et quand le maudit manchot, après avoir regardé tout le monde pour juger de l'effet que ça produisait, se retourna de mon côté et me dit de nouveau: Eh bien! capitaine, reconnaissez-vous ce camarade?
»Je croisai mes mains derrière mon dos, et je lui dis d'un air dégagé (qui me coûtait durement à prendre, je vous le jure):
»—Je reconnais parfaitement le camarade, monsieur... c'est Dubreuil, un matelot de mon pays; mais il n'y a pas grand mal, c'était un mauvais gueux qui battait sa mère.
»Mon sang-froid déconcerta le manchot, qui, presque furieux, s'écria en poussant du pied une des jambes de ce cadavre à moitié rongées par les reptiles:
»—Vous voyez pourtant qu'un banc de vase est une promenade fatigante, capitaine, car on y use jusqu'à sa peau.
»—Oui, quand on est assez sot pour ne pas emporter de patins—lui dis-je en ricanant malgré moi; car l'imbécile, en me montrant cette jambe mutilée, venait de me donner une idée qui était excellente.
»Il la prit pour une plaisanterie, resta court et me dit sérieusement:
»—Vous êtes gai, capitaine?
»—Très-gai, monsieur—répondis-je;—ainsi croyez-moi, jetez cette charogne à la mer. Ne jouez plus à croquemitaine avec moi, et persuadez-vous bien de ceci: c'est que le ciel du bon Dieu tomberait sur moi, que je gratterais encore pour y faire un trou. Sur ce... bonsoir, monsieur.
»Et je m'en fus, car je n'y tenais plus. Ce cadavre en pourriture me révoltait; et puis, devant m'évader la nuit même, j'avais bien d'autres chiens à tondre que de faire le vis-à-vis de M. Dubreuil.»
—Et vous avez osé vous évader cette nuit-là, Capitaine?—dit une de ces dames, dont la terreur était au comble.
—Oui, madame—reprit le capitaine d'un air grave;—et par l'enfer, ce fut bien une mauvaise nuit que celle-là.
Et, probablement au souvenir de tout ce qu'il avait déployé de courage et d'énergie dans cette terrible nuit, la figure du capitaine Tom révéla une magnifique expression de force indomptable et de résolution désespérée. Son regard était fixe et profond, son attitude puissante. Il était sublime ainsi. Un moment j'avais entrevu l'homme que je voulais voir sous son enveloppe naïve et simple.
Et le capitaine continua son récit.
«Ainsi que je vous l'ai dit, le trou de Tilmont étant terminé, si la nuit devenait bonne, je devais tenter l'affaire.
»Or, elle devint bonne, la nuit, et si bonne, que, vers les sept heures du soir, il ventait dans notre lac une brise à décorner les bœufs. Le ciel se chargeait de grains dans le nord-ouest; il tombait une pluie fine et glacée, et le temps tournait à l'orage, que c'était une bénédiction.
»À huit heures du soir on battit la retraite. Les matelots gagnèrent leurs hamacs, les officiers leurs chambres: dix minutes après, tous les feux, hormis les feux de garde, étaient éteints, et l'on n'entendit plus que la marche mesurée des fonctionnaires des batteries et des parapets. Je me glissai alors à pas de loup dans la chambre de Tilmont. Jolivet s'y trouvait. Il faut vous dire que le commandant ayant la conviction que Tilmont ne savait pas nager, et par conséquent ne pouvait songer à s'évader, cet officier était moins gêné que nous autres.
»Je me rappelle cela comme si j'y étais. Jolivet sortit pour faire le guet en dehors; j'entrai. Tilmont était assis sur son lit; devant lui était un pliant, sur ce pliant un pot d'étain, et dedans quelque chose qui fumait.—Ah çà, ça va-t-il toujours pour cette nuit?—me dit Tilmont.—Toujours, mon matelot, toujours, la nuit est superbe.
»Là dessus Tilmont baissa un peu la planche qui cachait le trou, et il vint dans la chambre une rafale d'air qui manqua d'éteindre une petite lampe que nous avions cachée sous le lit; nous vîmes alors un ciel sombre, une nuit noire comme de l'encre, et quelques gouttes de pluie ou d'écume, fouettées par la violence du vent, tombèrent même dans la chambre.—Alors Tilmont replaça la planche, me regarda entre les yeux, et me dit:
»—Mais là, sans rire, sais-tu qu'il ne fait f...... pas beau, Tom?—Je le vois, mais je m'en f.... (pardon, mesdames).—Mais tu y laisseras ta peau.—Encore une fois, je m'en... moque. Crever là ou ailleurs, c'est tout un.—Mais entends donc ce vent, Tom; vois donc comme il nous bourlingue, Tom.
En effet, le damné ponton roulait comme une galiote; c'était une jolie tempête. Pour essayer encore de me dégoûter, Tilmont baissa de nouveau la planche du trou, et, malgré l'obscurité, nous vîmes alors toute l'étendue du lac blanchie par l'écume des lames; des lames d'un lac!... vous jugez s'il ventait. Partout le ciel noir et un vent d'enfer. J'avoue que c'était une folie de s'exposer à faire deux lieues et demie à la nage par un temps pareil; mais je m'étais dit: Je partirai; je devais partir. Aussi je tins bon; et comme Tilmont regardait encore à son trou:—Quand tu te mettras vingt fois le nez à la fenêtre, lui dis-je, ça n'y changera rien; encore un coup, je pars; foi de Tom, je pars.
»Tilmont savait bien que dès que j'avais dit foi de Tom, c'était fini; aussi me répondit-il d'un air très-sérieux, en fermant son trou: Adieu, va.—Qu'est-ce que cela—lui dis-je en regardant le fond de ce pot d'étain fumant, qui ne sentait pas absolument mauvais?
—C'est du sucre, du rhum et du café fondus et bouillis ensemble; il y en a une pinte, et tu vas d'abord commencer par me boire ça, Tom.—Non—lui dis-je;—que le diable m'étrangle si je fais comme ces chiens d'Anglais, qui ne se trouvent hommes que quand ils sont soûls....—- Je te dis que tu vas me boire ça, Tom...—Non.—Ah!....—Et malgré tout, je bus, parce que quand cet enragé de Tilmont avait quelque chose dans sa tête, il fallait que ça fût comme il le voulait; mais quoique j'eusse avalé verre par verre sa diable de mécanique, j'avais le feu dans le ventre.—Ah ça, maintenant—lui dis-je—et le suif?—Je l'ai—me dit-il; car il en avait eu six ou sept livres, comme nous en étions convenus.
»Je me mis alors nu comme la main (pardon, mesdames); et nous deux Tilmont, nous me frottâmes d'une couche de graisse d'au moins six lignes d'épaisseur; ça n'est pas très-propre, mais c'est un procédé bien simple que je vous recommande dans l'occasion, car avec ça vous nageriez dans l'eau glacée comme dans l'eau tiède, sans seulement vous apercevoir du froid.
»Dès que je fus suifé comme une baleinière, Tilmont m'attacha au cou un collier de guinées, cousues dans une peau d'anguille; je me mis dans mon chapeau ciré une petite carte de la Manche, que j'avais prise dans la géographie de l'enfant d'un sergent d'armes. J'y mis encore une boussole, de l'amadou et un briquet; je passai mon poignard dans le cordon de mon chapeau, que j'attachai bien ferme sur ma tête; et je bouclai sur mes épaules le petit sac de cuir qui contenait un vêtement complet pour m'habiller en sortant de l'eau.
»Comme je finissais d'attacher la dernière courroie de ce sac, je sens mon Tilmont y glisser quelque chose; c'étaient vingt guinées, tout ce qu'il possédait alors.—Tilmont—lui dis-je—c'est mal; tu abuses de ta position.—Allons, allons—me dit-il d'un air extrêmement impatienté—voyons, pas de palabres.... et tes patins pour les bancs de vase, où sont-ils?—Là, derrière mon sac; en faisant la planche, je pourrai les prendre et me les mettre aux pieds.—Ah ça, est-ce bien tout?—C'est bien tout.—Alors, adieu, Tom; bon voyage.—Adieu, Tilmont.—Et il ouvrit le trou en grand. Le vent était si fort qu'il éteignit la lampe. J'embrassai Tilmont sans y voir; je lui dis:—Remercie bien Jolivet pour moi—et je me glissai par le trou.—Bien des choses chez toi—me dit encore Tilmont....
»Et je n'entendis plus rien, car je m'affalais en double le long d'une corde que le vent faisait balancer. Là, grâce au suif, je ne m'aperçus que j'étais dans l'eau que lorsqu'elle me fouetta la figure.
»En me laissant aller au ressac, je me trouvai près des chaînes du gouvernail; et là, craignant, malgré le bruit infernal du vent et l'agitation des vagues, d'être entendu ou vu par les factionnaires, je plongeai une dizaine de brasses. Quand je revins à flot, j'avais le ponton à ma gauche; je le reconnaissais à ses trois feux, qui brillaient comme trois étoiles au milieu de la nuit.
»Ce qu'il y avait de bon, c'est que le temps était si mauvais, qu'on n'avait pas osé mettre d'embarcations dehors pour faire les rondes de nuit. Du côté des hommes; j'étais déjà tranquille; il n'y avait plus que l'eau, le vent et la vase qui me chiffonnaient....
»Après ça, vanité à part, je nageais comme un poisson. Ce que m'avait fait boire Tilmont me réchauffait au dedans, et le suif m'empêchait de sentir le froid au dehors. La position était tenable, mais il faisait un bien vilain temps tout de même.
»Quand je fus à deux cents brasses du ponton, je ne vis plus rien du tout. Le seul horizon que je pouvais apercevoir tout autour de moi, était un horizon de grosses vagues noirâtres qui devenaient blanches à mesure qu'elles se brisaient sur ma poitrine. Le ciel était couvert d'épais nuages roux qui couraient sous le vent, et la pluie qui tombait à verse, me fouettant le visage, m'empêchait de respirer librement, ce qui me gênait le plus.
»Je nageai encore courageusement pendant une demi-heure, et puis j'eus un moment de faiblesse.... Je réfléchis que j'aurais peut-être mieux fait d'attendre: au lendemain; mais après ça je pensai à ma mère, à mon frère: alors mes forces revinrent; je me sentis comme enlevé sur l'eau, et je ne pus m'empêcher de crier hourra. Je fis à ce moment-là, certainement, les vingt meilleures brassées que j'aie jamais faites. J'étais comme exaspéré. Il me semble qu'alors j'aurais nagé dans du feu.
»Il y avait donc près de trois quarts d'heure que j'étais à l'eau, lorsqu'il se fit au nord-ouest une petite éclaircie. Je vis un peu de bleu et quelques étoiles entourées de nuages gris. À la faveur de cette éclaircie, je distinguai à l'horizon le faîte d'un moulin qui devait me servir de direction pour passer les bancs de vase. Je m'aperçus alors que j'étais plus près de ces bancs que je ne l'avais cru.
»Et ici je ne sais comment vous avouer une chose qui vous paraîtra bien bête, mais qui ne me parut pas telle à moi, car elle faillit me tuer.... C'est qu'à peine j'avais eu pensé à ces bancs de vase, que tout-à-coup le souvenir de ce Dubreuil, qui avait eu les yeux mangés sur ces mêmes bancs, vint s'emparer de moi et ne me quitta plus.
»Et ce souvenir était presque une réalité, car cette diable de figure avait fait sur moi une telle impression!... Je me la rappelais si bien, qu'il me semblait la voir, et si bien que je la voyais....
»Oui, oui, je la voyais comme je la vois encore quelquefois dans mes rêves: ce visage bruni et déchiré, ces lèvres noirâtres et retroussées, ces dents blanches, et surtout ces deux trous saignants où il n'y avait plus d'yeux. Encore une fois, je voyais tout cela; et dans ce moment, au milieu de cette nuit d'orage, voir cela, c'était ennuyeux, croyez-moi.
»J'eus beau me raidir, penser que c'était le rhum que j'avais bu, ouvrir les yeux les plus grands que je le pouvais, les fermer, plonger, battre l'eau, me toucher les bras et le corps, la figure me poursuivait. C'était un cauchemar; j'avais la fièvre, le délire, tout ce que vous voudrez, mais je la voyais.
»À ce moment-là, vraiment, j'ai manqué devenir fou; et pour me fuir moi-même, ou plutôt la damnée figure qui s'attachait à moi, je plongeai avec fureur; mais au bout de deux brasses je me trouvai arrêté par une substance épaisse.... Le fond diminua sensiblement.... J'étais dans la vase....
»Alors, comme si le diable s'en fût mêlé, le vent redoubla de sifflements, la pluie de force; la nuit devint plus épaisse, et il me sembla voir et entendre des nuées de corbeaux au milieu desquels je voyais toujours les deux yeux vides de ce s... Dubreuil qui me regardaient. Ce fut plus fort que moi, je sentis comme une défaillance, et pourtant je me raidissais en criant et râlant du fond de la gorge: Ah! mon Dieu! On aurait dû m'entendre du ponton, quoiqu'il y eût une lieue. À bien dire, ce fut le plus vilain moment de cette nuit là; car après ça je revins à moi, et je me raisonnai un peu en tirant la brasse pour me sauver de la vase, que je n'avais heureusement qu'effleurée. Enfin, me disais-je... Tom, tu n'es pas une femme... Si tu réussis, pense que tu vas voir ta mère, ton frère. Tu as échappé à ce gredin de manchot. Dubreuil a été rongé dans la vase, c'est vrai; mais Dubreuil était un gueux, et tu es un honnête homme, ou, ce qui est plus clair, tu as des patins, et il n'en avait pas... Ainsi du cœur au ventre, mordieu, et va de l'avant...
»Je m'écoutai, et j'eus raison. Je fis de mon mieux; et, toujours nageant et sondant avec mes mains les bords du banc, je trouvai un endroit où la vase était assez compacte pour me soutenir un instant. Je profitai de cela pour attacher mes patins à mes pieds; et je glissai accroupi sur cette boue liquide comme sur des roulettes. Ces patins étaient faits de deux planches de sapin très-larges et très-minces, qui, par la grande surface qu'ils offraient à la vase, m'empêchaient d'y enfoncer. Je traversai ainsi le premier banc; puis je me remis à l'eau et à nager pour gagner les autres.
»Une fois que j'eus goûté de mes patins, je vis que ce n'était qu'un jeu d'enfant: aussi je traversai le second et le troisième banc sans y penser, et je dus arriver au bord du lac environ deux heures et demie après mon départ du ponton.
»C'était bien quelque chose, mais ce n'était pas tout: il fallait songer à sa toilette: j'étais couvert de limon comme une crabe, vu que ce que j'avais traversé en dernier était de la vase. À force de chercher, je trouvai un ruisseau tout près du moulin; je me débarbouillai, et un quart d'heure après j'étais mis fort décemment en bourgeois. Je bus une goutte de rhum à une gourde dont ce pauvre Tilmont avait précautionné mon sac; et, consultant ma boussole à l'aide de mon briquet, je me dirigeai vers l'est, voulant marcher toute la nuit afin de me trouver le matin assez loin de Southampton pour ne pas éveiller les soupçons.
»Ce qu'il fallait à tout prix pour moi, c'était gagner la côte, et là, de gré ou de force, trouver un canot pour traverser la Manche.
»Je ne vous dirai pas toutes les transes que j'éprouvai, obligé de me cacher le jour et de ne marcher que la nuit, payant quelquefois le silence à prix d'or, ou l'exigeant un peu brutalement; enfin vous jugerez des assommantes marches et contre-marches que je dus faire, quand vous saurez que j'avais quitté le ponton depuis neuf jours et que je ne me trouvais encore qu'aux environs de Winchelsea, à vingt-cinq ou trente lieues de Portsmouth tout au plus.
»Je commençais à me démoraliser: tant qu'il n'y avait eu que des obstacles à vaincre, ça allait tout seul, parce que les obstacles..... ça monte; mais quand il n'y eut plus qu'à se cacher comme un voleur, qu'à prendre garde, qu'à avoir peur d'un schériff ou d'un watchmann, ça ne m'allait plus.
»Enfin, un matin, c'était, pardieu, un mercredi matin, j'avais marché toute la nuit, et je me trouvais auprès de Falkstone, petit port pêcheur sur la côte, à une douzaine de lieues de Douvres; j'étais harassé, presque sans argent, abattu, de mauvaise humeur; il faisait chaud et je m'étais assis sous deux grands arbres qui ombrageaient un banc situé à la porte d'une assez jolie maison, bâtie tout proche des falaises de la côte.
»J'étais donc là, mon bâton entre mes jambes, réfléchissant si je n'aurais pas plus tôt fait d'engager tout bonnement, le poignard sur la gorge, le premier pêcheur que je rencontrerais sur la côte, à me confier son canot pour traverser la Manche, au lieu d'être là à me cacher comme un malfaiteur, lorsque j'entends chantonner derrière le mur de cette maison: c'était une voix de femme. Machinalement, ou par curiosité, je monte sur le banc, et j'aperçois dans ce jardin une belle jeune femme avec un grand chapeau de paille, des cheveux noirs superbes et une robe blanche. Elle arrangeait des fleurs et ne se doutait pas que je fusse là; mais, au moment où elle se tourne, qu'est-ce que je vois? un bijou de l'Inde, assez précieux, mais surtout fort remarquable, que je reconnais tout de suite. Ce bijou, et l'endroit de la côte où je me trouvais, me rappelèrent une chose à laquelle je ne pensais ma foi pas: aussi d'un bond je suis sur le mur, du mur dans le jardin, et assez près de la belle dame pour l'arrêter par le bras au moment où elle se sauvait avec une peur horrible. La pauvre femme tremblait de tous ses membres, et il y avait de quoi; mais je la rassurai bientôt en lui disant, en parfait anglais:—Vous êtes la femme du capitaine Dulow. Est-il ici?—Oui, monsieur.—Vous a-t-il parlé du capitaine Tom S., qui lui a donné ce bijou—lui dis-je, en lui montrant un petit poisson d'or à écailles articulées en pierrerie qu'elle portait à son cou, suspendu à une chaîne avec sa montre?—Sans doute, monsieur, c'est au capitaine S. que mon mari doit sa liberté—me répondit cette femme en me regardant avec ses beaux grands yeux étonnés.—Eh bien! madame, le capitaine Thomas S. c'est moi, je suis prisonnier, je me sauve, cachez-moi?—Vous, monsieur!... Ah! quel beau jour pour mon William, monsieur.... Suivez-moi.
»Dulow était à la promenade, il revint bientôt, et me reçut bravement, comme j'y comptais; il me tint caché dans sa maison, dont la position était assez commode pour cela. Le jour je ne sortais pas, et le soir, à la brune, nous allions nous promener sur les falaises avec sa femme et sa sœur, excellente personne aussi.
»Quand Dulow me quitta dans les temps, je l'avais trouvé si bon garçon, que je l'avais prié d'accepter pour sa femme, dont il me parlait toujours, ce bijou que j'avais rapporté de l'Inde, en lui disant:
—Dulow, qu'elle le porte en souvenir d'un ami de son mari. Vous voyez que ça s'est bien trouvé, car c'est à ce diable de poisson d'or que j'ai reconnu madame Dulow. Quant à ce que j'ai fait pour Dulow, ce n'est pas la peine de vous le dire, c'est une misère: dans ce temps-là ç'avait été beaucoup pour lui et rien pour moi; mais il s'en souvint: c'était tout simple, à sa place j'aurais fait tout de même.
»Par exemple, j'avais beau demander à Dulow les moyens de traverser la Manche, il avait toujours de mauvaises raisons à me donner: c'était très-difficile de trouver un canot.... Il était impossible d'éviter les gardes-côtes.... Les vents étaient contraires... et variables (ce qui n'était pas vrai). Enfin, je l'avoue, je commençais à douter de sa bonne volonté. C'était dur, à trente lieues de France.
»Il y avait déjà dix jours que j'étais chez lui. Un soir, il dit à sa femme et à sa belle-sœur, comme d'habitude:—Mesdames, prenez vos chapeaux, et allons nous promener sur les dunes. J'y allai avec eux. Nous nous promenâmes assez long-temps sans rien dire; j'étais triste; le temps se passait; j'étais inquiet de ma mère; la guerre continuait, et je n'y étais pas; et puis enfin il me chagrinait de douter du dévouement de Dulow, qui pourtant n'aurait pas dû être ingrat. Le soleil était couché et la nuit commençait à se faire noire, lorsqu'en arrivant près d'une petite anse, Dulow me dit, en levant le nez en l'air:—Capitaine, que dites-vous de ce vent-là (c'était une jolie brise de plein nord)?—Pardieu—lui répondis-je—il n'en faudrait pas plus à un pauvre prisonnier, qui aurait un canot, pour se trouver, demain matin, couché dans la maison de sa mère.—Eh bien! alors—me dit Dulow—capitaine, embrassez ces dames et partez.—Je ne compris pas tout de suite: c'était trop loin de ma pensée du moment.
»Dulow me prit par la main en haussant les épaules, et me mena derrière un morne, où je vis un assez grand canot gréé avec une grande voile, une misaine et une trinquette amarré à une roche.—Excusez-moi—me dit alors Dulow—si je vous ai fait attendre si long-temps; mais il fallait que j'attendisse le tour de service du garde-côte qui croisera cette nuit dans ces parages: il m'est dévoué; il sait ce que je vous dois; cette nuit vous pourrez passer sans crainte.
»Je reconnus mon Dulow d'autrefois, et je ne m'étonnai de rien; j'embrassai ces dames bien fort, lui aussi, et je sautai dans ce canot.
»J'y trouvai des vivres, un compas, des armes, de la poudre, une longue-vue de nuit et une mèche. Je fis un dernier signe à ces dames et à Dulow, et je démarrai. J'étais libre....
»Je courus grand large; la mer était superbe; un temps de petite-maîtresse. La longue-vue de nuit me fut bonne; car, au bout d'un heure de marche, je distinguai une corvette, peut-être anglaise, sur laquelle j'avais le cap; je virai de bord et fis quelques bordées. Ce petit accident me retarda un peu; mais le lendemain matin, au point du jour, j'eus le bonheur de voir la terre de France sortir de la brume, et de distinguer la jetée de Calais. Il faisait un soleil magnifique, la mer était comme un miroir, la brise fraîche et toujours du nord. Dans deux heures je devais embrasser ma mère et mon frère.
»Mais ce qu'il y eut de bon, c'est que les pilotes, les marins et les flâneurs du port étaient, comme d'habitude, rassemblés sur la jetée, et qu'en regardant de ça et de là avec leurs longues-vues, voilà qu'ils m'aperçoivent dans mon bateau.—Tiens! un prisonnier qui s'échappe—dit l'un.—Bon... si c'était le capitaine S...—dit l'autre.—Ça se pourrait—dit un troisième—Et ne voilà-t-il pas qu'un mousse, au lieu d'entendre: si c'était, entend: c'est le capitaine S.... Il part comme un trait, et tombe chez ma mère et mon frère en criant comme un sourd:—Voilà le capitaine qui arrive d'Angleterre, tout seul, dans un canot!
»Heureusement que c'était vrai, car sans cela vous concevez quel horrible coup c'eût été pour ma pauvre mère. Enfin, elle accourt avec mon frère sur la jetée d'où l'on m'avait déjà reconnu; je n'étais pas à une portée de canon du port.
»Je n'ose pas vous dire comme je fus accueilli. Tous les bateaux pêcheurs et pilotes de Calais étaient venus à ma rencontre, et me convoyaient: c'étaient des hommes, des femmes, des enfants; c'étaient des hourras, une joie, des cris de Vive le capitaine S...! qui me faisaient pleurer comme une bête: et puis, au bout de tout ça, sur la jetée, je voyais mon frère soutenant ma pauvre vieille mère qui avait tout au plus la force d'agiter son mouchoir, tant elle était émue.
»Mais, comme je mettais le pied sur l'échelle pour sortir de mon canot, en criant toujours:—Ma mère...! je me sens arrêté au bas de la jetée par un pékin en noir et en écharpe, flanqué de deux gendarmes, qui me demande mon passeport!
»C'était pourtant le commissaire, qui était assez bête pour me demander mon passeport! Mon passeport! l'animal! comme si j'arrivais dans sa ville par la grande route et en vinaigrette. Demander son passeport au capitaine Tom, qui s'échappait pour la troisième fois des pontons d'Angleterre! C'était à en devenir commissaire soi-même! Un chien qui venait me parler de passeport quand je voyais ma mère à vingt pieds au-dessus de moi! Aussi, comme il faisait mine de se mettre en travers de l'échelle, je l'envoyai, lui et ses gendarmes, se rafraîchir dans le port; d'un saut je fus sur la jetée, et vous jugez si je fus embrassé par ma mère et mon frère. Mais ce qu'il y eut de fameux, c'est que ces diables de marins étaient furieux, et qu'ils ne voulaient plus laisser sortir de l'eau le commissaire et ses deux gendarmes, qui barbottaient d'un canot à l'autre en criant comme trois caniches en détresse—ajouta le capitaine, qui riait encore de souvenir.—Voilà, messieurs—nous dit enfin Tom—de quelle façon je suis revenu cette fois-là d'Angleterre; mais il ne se passe vraiment pas de semaine que je ne pense à ce misérable Dubreuil, et que je ne voie en rêve sa damnée figure avec ses deux trous sans yeux, qui ont manqué me jouer un si bête de tour.»
Il me serait impossible de dire l'impression que me fit éprouver cette narration, de dépeindre l'âpre énergie des gestes du capitaine, l'inflexion de sa voix brève ou sonore, qui se modifiait, qui se pliait si bien à toutes les exigences de ce récit animé.
Je n'ai rien omis, rien changé: mais quelle différence! que cela maintenant me paraît froid, pâle, décoloré, à moi qui l'ai entendu, à moi qui l'ai vu!
Et puis, ce qu'il y avait encore de merveilleux, c'était ce mélange bizarre de deux hommes: l'un grandiose, énergique, bouillant et intrépide, dur comme l'acier, puisant sa force dans la résistance, ayant vingt fois bravé la mort, les horreurs du carnage et de la tempête; et puis l'homme doux, simple et bon, ayant l'air, pour ainsi dire, d'avoir assisté seulement comme spectateur à cette imposante et terrible partie de sa vie, et de s'en souvenir comme d'un sombre et magnifique drame qu'il aurait vu jouer jadis et qu'il sait par cœur. Ce qui m'avait encore frappé dans ce récit, c'était ce dévouement admirable des marins les uns pour les autres; ces services où il s'agit à chaque pas de vie et de liberté, et qu'ils se rendent avec une insouciance si sublime. Et cela sans se dire merci, frère! car ils ne se disent pas merci entre eux. Mais, si un jour le plomb vous atteint au milieu d'une grêle de mitraille, si les vagues écumantes sont sur le point de vous engloutir, vous sentirez une main amie ou reconnaissante vous arracher à son tour à une mort certaine. Et puis, quand vous reviendrez à la vie, peut-être cette main reconnaissante sera-t-elle glacée; mais c'est comme cela qu'elle vous aura dit merci, c'est comme cela qu'une autre fois vous direz merci à d'autres.
fin d'un corsaire.
LE PARISIEN EN MER.
parisien, s. m. Sottise la plus grande, la plus injurieuse à un
matelot. Désignation, dans les bâtiments, d'un pauvre sujet, et
quelquefois d'un mauvais sujet....
Villaumez.—Dict. de marine, 438.
I.
Mathieu Guichard était fils de Jean Guichard, serrurier, dans la rue Saint-Benoît.
Mathieu Guichard avait environ dix-sept ans; il était d'une taille moyenne, maigre, nerveux et pâle; ses yeux étaient gris, ses cheveux châtain clair et soyeux; sa figure annonçait un singulier mélange d'astuce et de niaiserie, d'insolence et de vivacité; son teint plombé, hâve, avait cette couleur étiolée, maladive, flétrie, particulière aux enfants de Paris nés dans une classe pauvre et laborieuse. Voilà pour le physique de Mathieu Guichard.
Au moral, si toutefois Mathieu avait un moral, Mathieu était insolent, moqueur, taquin, lascif, paresseux et gourmand; sournois et rageur, parce que la force physique lui manquait; ni incrédule, ni croyant, ni sceptique, mais indifférent en diable en matière de religion, et n'invoquant jamais le nom de Dieu que d'une manière si détestable, qu'il eût mieux valu ne pas l'invoquer du tout. Mais, en vérité, il ne faut pas en vouloir au pauvre enfant; les premiers mots que son père, Jean Guichard, ancien canonnier, lui apprit à bégayer, furent des jurons les plus épouvantables qu'on puisse imaginer.
Ceci était le délassement, la joie du vieux soldat; le soir, après sa journée de fatigue, il trouvait un souverain plaisir à s'asseoir auprès de sa forge éteinte, et là, mettant Mathieu sur son rude tablier de cuir, il s'amusait comme un bienheureux à entendre des blasphèmes de renégat sortir de cette bouche enfantine, et il répondait à sa femme, qui osait quelquefois parler de prières, de bonne Vierge et d'Enfant Jésus:—Je n'ai été ni baptisé, ni n'ai communié, ni rien du tout; je ne t'ai épousée qu'au civil, et je ne veux pas que mon fils soit un calotin et un jésuite.
Or, Mathieu ne trompait point les vœux de son excellent père: il ne fut pas jésuite, le digne enfant!
À dix ans il donnait des coups de pied à sa mère, insultait les vieillards, volait des clous pour les aller vendre, ne faisait rien à l'établi, recevait de glorieuses gourmades de monsieur son père, et passait des journées dehors.
À douze ans, Mathieu avait, comme on dit, connu l'amour, cassé des carreaux, battu la garde, et était devenu un des coryphées de l'amphithéâtre de l'Ambigu et des Funambules. Le cours de ces énormités ne fit que s'augmenter, et le torrent de ces désordres devint tel, qu'il menaçait d'engloutir la réputation, l'honneur et les économies de Jean Guichard, qui, en manière de digue, avait en vain opposé audit torrent une multitude de bâtons d'orme ou de frêne, qui s'étaient brisés en éclat sur le dos de Mathieu, sans rien changer à ses habitudes de forcené. Mais, heureusement, Jean Guichard se souvint d'une naïve tradition populaire assez commune en France, et surtout à Paris, qui consiste à regarder la marine comme une espèce de bagne ou d'égoût dans lequel on peut jeter toutes les fanges sociales. Ainsi, qu'un fils de famille commette quelqu'une de ces ravissantes sottises qu'on ne fait malheureusement qu'à l'aurore de la vie, les grands parents s'assemblent, et prononcent avec gravité qu'il faut embarquer le don Juan, et l'envoyer aux îles pour manger de la vache enragée. Si un polisson des rues, devenu l'effroi du quartier, ne met plus aucun terme à ses débordements, après l'avoir menacé du commissaire, de la prison, des galères, on finit cet effrayant crescendo en disant: Il n'y a qu'à le faire mousse. Ce qui ne laisse pas de prouver qu'il était généralement au fait de cette profession. Or, un matin, le père Guichard entra dans la mansarde de son fils, qui, par je ne sais quel hasard ou quel dérèglement de conduite, se trouvait avoir couché sous le toit paternel.
En ouvrant les yeux, Mathieu frémit, lui; car il vit que son père ne portait pas de bâton.
—Il va m'étrangler, pensa le misérable.
—Écoute Mathieu—dit tranquillement le père—tu as quinze ans, tu es le plus mauvais sujet que je connaisse, les coups n'y font rien, tu finiras par la guillotine.
J'ai été soldat, je suis honnête homme, ainsi ça ne peut pas aller comme ça: tu vas venir avec moi au Hâvre.
—Quand ça!
—Tout de suite, habille-toi.
Mathieu ne dit mot, s'habilla, jeta un regard en dessous du côté de la porte, fit deux pas, et d'un bond fut sur la première marche de l'escalier; mais l'auteur de ses jours avait suivi ses mouvements, et Mathieu se sentit étreindre dans les larges mains du serrurier.
—Pas si vite, mon garçon—dit ce dernier.—Et il précéda son fils dans la boutique, envoya sa femme qui sanglotait chercher un cabriolet, y monta avec son fils Mathieu, qui sentit une larme rouler dans ses yeux quand il vit sa mère à genoux près de la forge, en pleurant..., mais pleurant à fendre l'âme.
—Cocher, aux diligences—dit Jean Guichard.
Du cabriolet, Mathieu passa dans la diligence, accompagné de son père qui ne le quittait pas d'une seconde.
Le lendemain l'on était au Hâvre.
Il y a dans chaque port de mer marchand des maîtres de taverne qui nourrissent et hébergent à crédit les matelots sans emploi.... Quand ils trouvent à naviguer ils paient ce qu'ils doivent à leur hôte, et, s'ils s'embarquent, ils reviennent manger chez lui ce qu'ils ont amassé dans leur campagne; puis le crédit succède au comptant; et c'est à recommencer jusqu'à ce qu'une lame du cap Horn ou un grain blanc des tropiques mette un terme à cette alternative de bons et de mauvais jours....
C'est donc dans cette taverne que les officiers de la marine marchande viennent recruter leurs équipages.
Le conducteur de la diligence, à qui Jean Guichard avait fait part de ses projets, l'adressa en conséquence au maître de la taverne du Câble sans bout, en lui donnant quelques instructions. On enferma préalablement Mathieu dans une petite chambre dûment verrouillée, qui ne s'ouvrit que le lendemain sur les neuf heures du matin.
—Voilà le bon sujet—dit en entrant Jean Guichard à un assez gros homme trapu, brun, et fort haut en couleur, en lui montrant son fils.
—Ce n'est que ça—dit le gros homme;—mais ce faïchien-là ne serait pas bon pour allumer la pipe de mon mousse, si mon mousse fumait....
—Vous m'avez promis, capitaine.
—J'ai promis, et je tiendrai; la brise est faite: je pars à onze heures, il en est neuf; allons, file.... Parisien, t'es bien nommé... mais je te débaptiserai, moi, et dans deux jours on t'appellera l'Éreinté....
Mathieu Guichard comprit parfaitement ce qui lui était réservé. Il chercha avec une merveilleuse rapidité les chances qu'il avait de fuir ou de s'opposer aux volontés de son père, et, n'en trouvant aucune, il se résigna.
Jean Guichard lui dit:—Allons, Mathieu, corrige-toi, embrasse-moi, deviens bon sujet, et tu nous reverras.
—Jamais, répondit Mathieu en se dérobant à un dernier embrassement de son père, et se mettant à siffler Tu n'auras pas ma rose, en marchant sur les talons du capitaine.
—Mais s'il n'allait plus revenir—pensa le serrurier.—Bah!—reprit-il—pigeon égaré revient toujours au colombier.—Néanmoins Jean Guichard fut long-temps bien triste.
II.
La Charmante-Louise, brick de 180 tonneaux chargé pour Fernambourg, était partie du Hâvre depuis cinq jours, emportant l'unique héritier de la famille Guichard.
Car Mathieu avait été dûment embarqué mousse à bord.
Cet être type et prototype de la population parisienne, qu'on a dit, je ne sais pourquoi, si badaude et si étonnée, ne s'étonna de rien, parce qu'il trouvait des analogies à tout. Quand un matelot lui montra le grand mât du brick, en disant:—Ce n'est pas toi, Parisien, qui te guinderais là-haut. Mathieu répondit d'un air méprisant:—Connu! J'ai vingt fois grimpé à un mât de cocagne tout frotté de savon, et c'est bien autre chose que de monter après toutes ces cordes.
Comme on paraissait mettre son agilité en doute, le Parisien monta à la pointe du grand mât avec l'agilité d'un écureuil, sans passer par le trou au chat, et redescendit par l'étai du grand mât, aussi fier qu'un acrobate.
—Qu'est-ce que m'a donc chanté son animal de père?—se demanda le capitaine, en voyant l'adresse de Mathieu; mais il n'a pas déjà l'air si mauvais, M. son fils...
La brise était fraîche, et la houle assez forte: les matelots s'attendaient à voir le Parisien compter ses chemises. Point: le Parisien n'eut pas la plus légère atteinte du mal de mer; il grignota son biscuit, déchira son bœuf avec des dents d'acier, but deux boujarons de vin, parce qu'il en vola un à un des matelots de son plat, et fut sur l'avant fumer sa pipe.
—Mais le roulis ne te fait donc rien, sauvage?—lui dit un marin... fort piqué, car il comptait non-seulement jouir de la vue des contorsions du Parisien, mais encore boire son vin pendant qu'il serait abattu par le mal de mer.
—Connu!...—répondit froidement Mathieu entre deux bouffées de tabac—j'ai trop souvent joué au tape-cul des Champs-Élysées, et à la balançoire russe, pour que ça me fasse quelque chose....
Et cette réponse fut accompagnée d'énormes tourbillons de fumée, qui cachèrent un instant le Parisien à tous les yeux.
Quand la fumée fut dissipée, la figure du capitaine apparut souriante: il avait tout entendu, et s'était dit:—Décidément-ce père est un vieux imbécile, et son fils vaut mieux que lui. Aussi, s'adressant à Mathieu:
—D'aujourd'hui, mon garçon, tu ne seras plus mousse, mais novice.
—Comme vous voudrez—dit Mathieu avec indifférence.
Le lendemain, le capitaine, qui voyait tout, n'apercevant que les cinq matelots de quart sur le pont, descendit dans le faux pont, suspendit sa marche en approchant de l'avant, car il entendit un grand bruit de voix: c'était encore le Parisien.
—Ce gredin-là a passé novice tout de suite, c'est injuste; il aura la cale... la cale...
—Je l'aurai, si vous voulez—dit le Parisien avec d'épouvantables blasphèmes—mais je me vengerai; je suis seul, mais c'est égal..., n'approchez pas....
—Mais, gueux que tu es—dit un orateur—pourquoi fais-tu le genre de ne pas avoir le mal de mer, et de te planquer au haut d'un mât aussi vite que nous..., hein?... C'est un fil pour flatter les chefs.
—Oui—dirent les autres en chœur—il le fait exprès.
—Écoutez—dit le Parisien—si l'un de vous, un seul, veut avoir affaire à moi, prenons chacun une de ces choses de fer pointues (il montrait des épissoirs), et arrangeons-nous comme de jolis garçons.
—Ça va...—dit l'orateur.
—C'est décidément le père qui mériterait d'avoir la cale—pensa le capitaine—et le fils est un excellent sujet.
Et, le chef interposant son autorité, la discussion cessa; mais le soir le combat eut lieu, et fut à l'avantage du Parisien.
S'étant aussi bien tiré de ces épreuves réitérées, le Parisien ne fut plus désormais inquiété à bord, et jouit de l'estime de ses chefs et de l'amitié de ses camarades.
III.
Si le capitaine de Mathieu Guichard avait été doué de quelque faculté analytique, il eût certainement trouvé moyen de l'exercer en étudiant le caractère de son matelot; mais l'excellent capitaine n'analysait guère, n'analysait même pas du tout; il se contentait d'abattre Mathieu ou de le combler de faveurs, selon que Mathieu avait bien ou mal mérité de lui. Sans s'amuser à remonter des effets aux causes, après avoir apprécié le résultat, il faisait le compte, comme il disait, et trouvait pour total un coup de poing ou un verre de grog.
Or, depuis que Mathieu était embarqué sur la Charmante-Louise, il eût été difficile de savoir au juste si la balance était en faveur du coup de poing ou du verre de grog; et, en effet, ce diable d'homme n'avait ni gagné ni perdu, car une âme plongée jeune dans l'air desséchant de Paris s'y bronze et garde à jamais son pli.
Aussi Mathieu avait-il apporté et conservé là cette paresse insouciante et cette activité nerveuse, instantanée, qui caractérise sa race; cette exaltation fiévreuse qui ferait franchir un énorme fossé, mais non cette force patiente et continue qui ferait gravir une montagne.
S'agissait-il d'une manœuvre pénible, par un beau temps, oh! le Parisien était mou, fainéant, taciturne; mais le vent sifflait-il dans les voiles, le tonnerre grondait-il, on eût dit que l'orage, réagissant sur cette organisation si irritable, en centuplait les forces et l'énergie: alors le Parisien était au boute-hors des vergues, aux empointures; car ce n'était là ni un poids à soulever, ni un aviron à manier péniblement, il n'y avait qu'un cordage à couper; à la vérité, il y allait de la vie, mais ce n'était pas fatigant, et le Parisien était là calme, aussi paisible qu'un vieux matelot.
Le beau temps revenu, le Parisien redevenait ce qu'il était, ce qu'il est, ce qu'il sera toujours, paresseux, insolent, railleur, parce qu'il avait ce pittoresque et vif esprit de nos rues; rusé, parce qu'il était faible, quoiqu'il eût pris un singulier ascendant sur l'équipage et sur le capitaine lui-même par sa gouaille. (Qu'on me pardonne cette vulgarité, mais cette expression peut rendre ce sarcasme populaire si bouffon, si mordant, si énergique.)
Aussi avait-on beau mettre le damné Parisien aux fers, dans les haubans; le rouer de coups, il n'en perdait pas un quolibet, ni une bouchée, ni une heure de sommeil.
Le misérable contrefaisait tout le monde. Voulez-vous voir le capitaine? Voilà le capitaine avec sa voix rauque, son œil à demi fermé, son juron de prédilection; prêtez au Parisien la houppelande grise et le chapeau ciré du capitaine, et vous aurez le portrait frappant.
Voulez-vous voir le maître coq? Voilà le maître coq; c'est lui; c'est sa jambe torse, son bégaiement stupide!
Et les chansons à boire! et les romances! et les bribes de scènes de comédie, de mélodrames, d'opéra-comique, que le Parisien débitait à ravir en imitant le ton, le geste et la voix des acteurs!
Aussi les matelots et le capitaine riaient aux larmes, et n'avaient que la force de dire: «S... Parisien, va... t'es bien nommé!!!
C'était à n'y pas tenir: on oubliait la manœuvre, le timonier gouvernait tout de travers, on ne dormait plus à bord: quand le Parisien parlait, les hamacs devenaient déserts; et il fallait voir les bonnes et noires figures des matelots, accroupis en cercle, l'air attentif, écoutant avec une imperturbable gravité les contes et les mensonges du Parisien.
Et puis le Parisien continuait à ne s'étonner de rien. Les matelots l'avaient attendu aux colonies; ils comptaient sur l'effet des noirs, des palmiers, des cocotiers..., de la canne à sucre, que sais-je? Point.... L'éternel connu! vint renverser d'aussi sages prévisions. Le Parisien avait vu des nègres à Robinson, des palmiers au jardin des Plantes, acheté pour deux sous de canne à sucre sur le Pont-Neuf, et creusé un coco pour faire une tasse à sa maîtresse. Que faire avec une organisation aussi encyclopédique?.... Se taire et admirer, c'est ce que faisait l'équipage.
IV.
Ce jour-là était un dimanche; la Charmante-Louise, qui se bornait ordinairement au voyage des Antilles, après une assez bonne campagne, avait été frétée pour Cadix; elle apportait des vins de Bordeaux, et devait remporter des vins de Xérès.
Le Parisien, blasé sur les colonies, les négresses et les mulâtresses, ne fut pas fâché de changer un peu, comme il le dit lui-même, et à peine le brick eut-il été amarré, bord à quai, près la porte de Mer, que mon damné Mathieu, riche de trente francs, fut à bord d'un seul bond, crânement coiffé d'un petit chapeau de paille à forme et à bords très-bas, et vêtu d'un pantalon blanc et d'une veste bleue à boutons à ancres, le col de la chemise retenu par une colossale graine d'Amérique, don d'amour d'une de ces dames du Fort-Royal, Martinique.
Il est impossible de ne pas déclarer que le Parisien était doué d'une prodigieuse faculté philologique. Son procédé était simple et le mettait à même de résoudre toutes les difficultés, sans exception de langues ou d'idiomes.
Voici quelle était sa méthode: avait-il à demander sa route à un Anglais, le Parisien, imitant assez bien le ridicule palois que l'on prête aux insulaires dans toutes nos farces, disait bravement: «Jé vodrais savoir lé chémin à moi.» S'adressait-il à un Allemand, l'accent suivait une légère modification; à un Italien, à un Américain, la même chose. Il est vrai de dire que cette méthode restait quelquefois incomplète, que souvent même les étrangers, qui l'eussent peut-être compris s'il eût parlé clairement français, devenaient sourds à ce bavardage inintelligible.
Alors le Parisien assurait qu'il y avait entêtement, mauvaise éducation ou rivalité nationale. Toujours est-il que Mathieu n'avait point éprouvé cet embarras, cette timidité qu'un étranger ressent toujours lorsqu'il se trouve dans un pays dont il ignore le langage.
Aussi le Parisien marchait-il aussi ferme, aussi droit en passant sous la porte de Mer, à Cadix, que s'il eût pâli sept ans sur la grammaire de Rodriguez y Berna, ou à Badajoz, à Tolède.
Mathieu se trouva sur la place aux Poissons; le coup-d'œil lui plut: cette multitude animée, ces costumes pittoresques, ces hommes à petits chapeaux et à longs manteaux bruns, ces femmes du peuple chaussées de satin ou de soie, ces petits pieds, ces jupons courts, ces basquines collantes aux hanches, ces fleurs naturelles jetées avec goût dans des cheveux noirs et épais; enfin, que dirai-je? l'allure, la marche, le solero, tout cela excitait fortement l'attention du Parisien, qui comparait mentalement ces beautés andalouses aux filles de couleur des Antilles..., et ne se pressait pas de terminer ses parallèles, les preuves lui manquant.
Comme il passait au bas de l'escalier qui conduit aux remparts, il leva les yeux, et vit au milieu de cette escala une femme qui montait fort vite les dernières marches; cette ascension rapide permettant au Parisien d'entrevoir une jambe faite au tour et un pied andalou, il monta l'escalier avec autant de prestesse; et comme il avait plus d'assurance que de timidité, il s'approcha familièrement et regarda la jeune fille, car c'était une jeune fille, regarda la jolie fille sous le nez; et ne sachant pas de quelle manière dénaturer sa langue pour en faire un patois espagnol, il se contenta d'un infinitif, et lui dit: «Espagnole, vous être belle femme.» La jeune fille rougit, se prit à sourire, et doubla le pas en abaissant sa mante.
—Où diable aurais-je appris l'espagnol?—se demanda le Parisien, certain d'avoir été compris, et suivant à grands pas sa nouvelle conquête. Presque en face de la douane, sa conquête descendit, tourna la tête, regarda le Parisien, et traversa la petite place de la Torre pour entrer dans la rue de Tideo.
Le Parisien, animé, exalté, enthousiasmé, charmé, suivit.... Il allait traverser la rue, lorsque des chants d'église se firent entendre, et une longue file de pénitents blancs déboucha d'une rue voisine.
À la tête du cortège étaient de longues lanternes, puis des bannières, puis des reliques, puis des châsses, puis des fleurs, puis le Saint-Sacrement, puis le gouverneur.
C'était enfin une procession solennelle à l'effet de demander au ciel quelque peu d'eau; car la sécheresse était effrayante en l'an de grâce 1829.
Le Parisien, au lieu de se joindre à la multitude, fit un affreux blasphème; car la procession lui barrait le passage, et il tremblait de perdre de vue son Andalouse à l'œil si noir.
La populace se découvrit au premier cri de la crécelle d'un moine blanc qui ouvrait la marche.
Le Parisien garda son chapeau, se dressa sur la pointe des pieds, tendit le cou, mit sa main en abat-jour, et ne vit rien, ni mante noire, ni œillet bleu et blanc placé sur le côté d'une grosse touffe de cheveux d'ébène. Vint un autre moine, mais gris, portant une lanterne sur les vitraux de laquelle étaient peintes des figures d'hommes au milieu des flammes. Il la montrait d'une main, et de l'autre agitait une tirelire pour les âmes du purgatoire.
Les assistants s'agenouillèrent; quelques-uns donnèrent, mais beaucoup chuchotèrent en se montrant le Parisien qui s'appuyait sur le dos de l'homme à la lanterne pour tâcher de se hausser, et voir s'il n'apercevrait pas son Andalouse.
À ce moment une magnifique châsse d'or étincelante de pierreries, et renfermant le bras de saint Serono, excita l'attention et le recueillement général. Il n'y eut que le Parisien qui, resté debout, interrompit le silence religieux de cette foule par un de ces cris particuliers à la populace parisienne, et que l'on entend quelquefois glapir aux théâtres des boulevards.
C'est que le Parisien avait cru distinguer la mante et l'œillet blanc et bleu, et il appelait à sa façon. Ce cri sauvage, guttural, inusité, sacrilège, fit redresser toutes les têtes à la fois; alors on s'aperçut que le Parisien était resté debout, couvert, devant le bras de saint Serono, et ce fut une rumeur d'indignation, rumeur d'abord sourde, mais qui devint bientôt effrayante quand le peuple vit le Parisien prendre un air d'impudence et d'audace.
Le Saint-Sacrement avançait, et déjà l'on voyait les crépines d'or reluire au soleil, le panache ondoyait, l'encens parfumait l'air, la musique retentissait au loin, et les voix sonores des moines de la Merced accentuaient vigoureusement cette belle poésie biblique. Le temps pressait; le Parisien exalté tenait bon, enfonçait son chapeau sur sa tête, y appuyait ses deux mains, et jurait avec d'effroyables blasphèmes qu'on n'avait pas le droit de le faire agenouiller. Le Saint-Sacrement était tout proche; comme une lutte s'engageait entre le Parisien et un Andalou d'une énorme stature, le Parisien fait un bond en arrière, va tomber aux pieds de l'archevêque, et le heurte violemment. Alors on crie au sacrilège, à l'impiété, au Français; le tumulte devient affreux, et, malgré l'intervention du prêtre, la mêlée prend un caractère de rage: les couteaux luisent, et... c'en est fait du Parisien.
FIN DU PARISIEN EN MER.
VOYAGES
ET
AVENTURES SUR MER
DE NARCISSE GELIN,
PARISIEN.
AVENTURES DE NARCISSE GELIN.
CHAPITRE I.
Comment Narcisse Gelin eut l'idée de voir la mer, en regardant un moulin à vent.
Narcisse Gelin était un bon jeune homme, bien doux et bien honnête; son père, Bernard Gelin, qui tenait un magasin de merceries, rue du Cadran, lui fit donner une éducation libérale.
Aussi à dix-neuf ans trois mois et un jour, Narcisse Gelin, ayant terminé sa philosophie, aurait pu, s'il eut voulu, raisonner fort proprement sur l'âme et les idées innées; mais Narcisse préféra ne pas raisonner du tout.
Doué d'une imagination ardente, vagabonde, puissante et désordonnée, sentant bouillonner en lui l'âme d'un poète, il dit à son père Bernard Gelin:—Je serai poète... je suis poète.—Sois donc poète—dit Bernard, qui exécrait ses voisins et adorait son fils.—D'autant plus—ajouta-t-il—que ça vexera Jamot, l'épicier, dont le fils n'est qu'un homme de lettres.
Et voilà comment Narcisse fut poète.
Du jour où Narcisse fut poète, il allait en coucou chercher la poésie aux Batignolles, à Vincennes et aux Prés-St-Gervais. Il se pâmait devant les arbres poudreux des grandes routes, s'extasiait devant les moulins à vent, dont la meule insouciante broie également le froment du riche et du pauvre, et dont les ailes agitées par le vent ressemblent aux voiles d'un navire....
À cette pensée de navire, Narcisse Gelin, qui n'avait jamais vu de navire, tressaillit. Tout-à-coup une pensée soudaine l'illumina. La véritable poésie n'est pas, décidément, sur terre—se dit-il—elle est sur mer: là, une vie rude et énergique; là, des tempêtes; là, des combats; là, des hommes forts; là, des hommes âpres; là, des hommes à part....—Je verrai la mer, j'irai sur mer.
Et, retournant à la boutique paternelle, il tourmenta, obséda, taquina, tortura tant et si bien Bernard Gelin, que le bonhomme fit une petite pacotille d'objets qui devaient parfaitement se vendre aux colonies.—Il ajouta cinquante louis, quelques larmes et sa bénédiction, embrassa Narcisse et le conduisit à la diligence de Brest.
Or, il avait choisi Brest comme lieu d'embarquement, parce qu'un cousin de sa mère était écrivain du port.
Narcisse, arrivant à Brest, fut droit chez le cousin, lui exposa ses désirs, sa volonté de poète et lui demanda ses conseils.
Le cousin était justement l'intime du capitaine de la Cauchoise, jolie goëlette en chargement pour la Martinique.
Le coussin arrêta le passage de Narcisse Gelin sur la Cauchoise. Narcisse eût voulu un nom peut-être plus poétique, plus sonore. La Cauchoise lui paraissait assez vulgaire; pourtant il se décida, le choix étant très-borné dans ce port militaire. Mais en vérité, il eût bien donné dix louis de plus pour que la goëlette se fût nommée l'Ondine ou la Phebé. Il fallut donc se résigner, d'ailleurs il comptait se dédommager sur le nom du capitaine, car le capitaine devait s'appeler au moins d'Artimon ou Stribord.—Point, le capitaine s'appelait Hochard!!!—Malgré son bon naturel, ce fut un tort que Narcisse ne lui pardonna jamais.
On attendait un vent favorable pour sortir du goulet, et ce fut un beau jour pour Narcisse, que le jour où son cousin lui dit:—Il faut pourtant faire connaissance avec votre navire, allons à bord.
Ils s'embarquèrent à Recouvrance dans un bateau de passage, et se dirigèrent vers la Cauchoise, mouillée en grande rade, pour faciliter son appareillage.—La houle était forte; le canot, petit et conduit par un Plougastel, roulait d'une affreuse manière.—Narcisse comptait sur un accident, une émotion forte. Il n'eut que mal au cœur.
On accosta la goëlette.—Narcisse faillit tomber deux fois à l'eau, mais avec l'aide du cousin, il se guinda sur le pont.
En le parcourant, d'un air effaré, il cherchait des visages rudes, marqués, bronzés, des têtes de forban.—Il vit trois Bas-Normands blonds, frais et roses qui buvaient du cidre sur l'avant et jouaient à la drogue.
Deux autres marins lavaient et étendaient du linge sur l'avant du navire.
—Il ne leur manque plus que de repasser pour être de parfaites blanchisseuses—pensa Narcisse avec une cruelle répugnance. Narcisse fut introduit chez le capitaine Hochard; le capitaine n'était pas seul, il fit signe aux nouveau-venus de s'asseoir et continua la conversation qu'il avait commencée avec un homme d'un embonpoint extraordinaire, qui se tenait debout devant lui.
Narcisse put à son aise examiner le lieu où il se trouvait: c'était une petite chambre boisée comme à terre, un canapé comme à terre; des chaises, une table, un plafond, une fenêtre, des gravures encadrées, tout cela comme à terre.
Narcisse soupira, et avant d'abaisser ses regards sur le capitaine, il se figura, par la pensée, l'homme qui devait commander à la tempête, braver les éléments en furie.
—Il devait avoir six pieds, un crâne de granit et des yeux flamboyants.—Il regarda et vit M. Hochard: c'était un homme de quarante ans à peu près, d'une taille moyenne, maigre, d'une physionomie insignifiante, fort poli; des manières communes, mais prévenantes; de plus, il portait une perruque blonde, des boucles d'oreilles, une redingote marron, un gilet noir, un pantalon bleu, des bas blancs et des souliers à boucles. Il est impossible de se rendre compte de l'affreux serrement de cœur qu'éprouva Narcisse quand il eut complété cet ignoble et prosaïque signalement.
De ce moment, il se proposa de demander au cousin s'il n'y aurait pas moyen de débarquer en accordant une indemnité au capitaine.
Pour se distraire il se prit à examiner l'interlocuteur de M. Hochard.
On l'a dit, l'interlocuteur était fort gros, d'une haute taille, chauve et très-coloré; deux petits yeux gris toujours en mouvement donnaient une rare expression de vivacité à sa bonne et joviale figure; son costume était celui d'un homme du peuple: une veste et un pantalon.—Allons, allons, monsieur le capitaine—disait le gros homme—soyez raisonnable, ne rançonnez pas un pauvre diable comme moi; en vérité 600 francs pour moi et mes caisses..., c'est aussi par trop cher....—Comme vous voudrez—répondit le capitaine—mais je n'ai qu'un prix, et je ne fais pas marchander mes chalands....
—Ses chalands!....—Narcisse n'y tenait plus, il se croyait assis près du comptoir paternel de la rue du Cadran.
Mais enfin—disait le gros homme—que fait un homme de plus ou de moins sur un équipage comme le vôtre... monsieur le capitaine?
—Cela fait un dixième, voilà tout.
—Eh bien!... dix au lieu de neuf, puisque je ne demande qu'à manger avec vos matelots, monsieur le capitaine.
—Je n'ai pas deux prix, je vous l'ai déjà dit—répondit imperturbablement le froid M. Hochard.—Je ne surfais jamais.
Ces débats faisaient bouillir l'âme de poète de Narcisse.
—Allons donc puisqu'il faut en passer par là—dit le gros homme avec un profond soupir;—mais une dernière condition, monsieur le capitaine; mes caisses ont besoin d'air, je ne voudrais pas qu'elles fussent descendues dans la calle au moins. Tous savez ce qu'elles contiennent, et l'humidité les pourrait gâter.
—On les placera dans le faux-pont.
—Et je pourrai les visiter quand il me plaira, monsieur le capitaine?
—Quand il vous plaira....
—Voilà votre argent, c'est chose faite, monsieur le capitaine—dit le gros homme en tirant un sac de sa poche. Il paya en or, salua et sortit en trébuchant.
—En voilà un qui n'a pas le pied marin—dit le cousin.
—C'est un pauvre diable; il va faire voir des figures de cire aux Antilles—dit le capitaine....
—Mais, mon cher, sa pacotille fondra au soleil—riposta ingénieusement le cousin.
—Ma foi, ça le regarde.—Puis saluant Narcisse, M. Hochard continua avec sa voix monotone:
—Mais nous ne fondrons pas, nous autres, je l'espère bien; aussi je suis enchanté, monsieur, de faire votre connaissance, j'ose croire que nous nous entendrons bien; vous serez ici comme chez vous, comme à terre, mon Dieu... pas la moindre différence. Je vous le répète... comme à terre.
Ici une grimace significative de Narcisse Gelin.
—Nous sommes au mois de juillet, nous appareillerons avec une brise faite, nous gagnons les Açores, les vents alizés, et nous arrivons à la Martinique... comme sur des roulettes.
Narcisse était désespéré....
Pourtant, capitaine—dit-il—on n'a jamais vu de traversée sans tempête.... Sans....
—Bon Dieu! que dites-vous là, mon cher monsieur? Je suis à ma vingt et unième année de navigation, et excepté quelques petits coups de vent par-ci par-là, j'ai toujours été favorisé de temps superbes... de temps magnifiques.
Que le diable t'étrangle, toi et tes temps superbes—pensa Narcisse, malgré le peu de logique de ce souhait.
—Si nous partions au mois de février ou mars, je ne dis pas, nous aurions bien à craindre quelque petite queue d'équinoxe, mais au mois de juillet!...—ajouta-t-il avec air de joyeuse et intime conviction,—ah! mon Dieu... au mois de juillet... vous ne vous apercevez seulement pas que vous avez quitté la terre.
—Comme c'est agréable—pensa Narcisse. Aussi, prenant son parti violemment:—Ne pourrai-je pas débarquer de votre bord, monsieur?—demanda-t-il au capitaine.
—Dieu du ciel! et pourquoi? Où trouverez-vous un meilleur navire, monsieur? Et quel équipage! Des Bas-Normands doux et rangés comme des filles! ça se mène avec un fil; jamais un mot plus haut que l'autre, c'est sage et tranquille, jamais ça ne jure.... Voyez-vous, pour la morale ou non, j'ai mes principes là-dessus, et je m'en suis bien trouvé; aussi est-ce moi qui ai toujours à passer les religieuses que le gouvernement envoie aux colonies, et je vous assure que les saintes filles n'ont jamais eu à rougir d'un mot inconvenant....
—Allons... il ne manquait plus que cela—dit impétueusement Narcisse.
—Sans doute, monsieur, je vous le répète, pour les égards, la sûreté, la tranquillité et les bonnes mœurs, vous ne trouverez jamais mieux que la Cauchoise. Aussi croyez-moi, restez-y.
D'ailleurs, votre passage est arrêté, payé d'avance, signé: il me serait impossible de vous rendre un sou de ce que vous m'avez donné.—C'est la loi maritime. Si vous voulez voir les ordonnances....
—Non, monsieur, c'est inutile—dit Narcisse atterré, foudroyé.
—Le mal est fait, je le subirai, mais c'est une leçon dont je profiterai....—Et comme le capitaine Hochard allait recommencer ses litanies sur la sûreté, les égards et la politesse..., Narcisse remonta courroucé sur le pont, descendit furieux dans son canot et ne reparut à bord de la Cauchoise que le jour de l'appareillage. Ce jour-là, il avait rencontré sur le port l'homme aux figures de cire qui lui avait proposé de prendre une chaloupe à eux deux pour porter leurs bagages.
Narcisse y consentit, serra le cousin dans ses bras et lui dit, les larmes aux yeux:—Vous le voyez, cousin, vous le voyez... un temps magnifique, un petit vent de nord-est, une mer superbe.... Comme c'est amusant!.... Embarquez-vous donc après cela..., cherchez donc des émotions, des mœurs tranchées! oh! si c'était à refaire!...
L'homme aux figures de cire interrompit ses lamentations en faisant observer que la goëlette avait déjà fait deux fois le signal de venir à bord.
Narcisse se précipita dans la chaloupe en maugréant.
—Vous n'avez jamais navigué, monsieur—lui demanda le gros homme.
—Non; et vous?
—Moi, mon Dieu, non, pas plus que vous, mon bon monsieur; je m'en vais aux îles pour montrer ces figures-là... et tâcher de gagner mon pauvre pain.
—Que représentent vos figures—demanda machinalement Narcisse.
—Cette caisse-là...—répondit le gros homme, en montrant une des deux boîtes (elles avaient chacune à peu près six pieds de long sur quatre de large et d'épaisseur); celle-là représente la passion de notre Seigneur. Mon bon monsieur, en celle-ci le grand Napoléon, un Albinos aux yeux rouges, et sa sainteté le Pape, mon bon monsieur.
—Ça m'est bien égal, pourquoi me dites-vous cela—répondit Narcisse, enchanté de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu'un.
—Je vous dis cela—dit le gros homme avec soumission—parce que vous me le demandez, mon bon monsieur.
—Laissez moi tranquille, je ne vous parle pas, entendez-vous, intrigant—hurla Narcisse qui rugissait en voyant les rayons d'un beau soleil de juillet étinceler sur les vagues.
On accosta la goëlette.... Le gros homme lit monter ses caisses à bord avec des précautions inouïes, et surveilla lui-même leur emménagement. Du reste, il amusa beaucoup les matelots bas-normands par la maladresse avec laquelle il descendait les échelles des panneaux, et les bonnes gens riaient aux larmes en lui nommant les mâts et les manœuvres dont il écorchait les noms de la façon du monde la plus grotesque.
Le soir, à cinq heures un quart, la Cauchoise donna dans la panne, sortit du goulet, et suivit le cap à l'ouest-sud-ouest, par un joli frais du nord-est.
Narcisse resta sur le pont jusqu'au coucher du soleil, et au moment où cet admirable spectacle rallumait en lui le flambeau de la poésie, comme il allait savourer cet imposant tableau, qu'il regardait comme une compensation bien due à ses éternelles déceptions, il fut pris du mal de mer, et deux matelots le descendirent dans sa couchette.
L'homme aux figures de cire resta sur le pont jusqu'au soir et continua d'amuser les quatre marins de quart par son ignorance nautique.
Seulement, au moment de descendre dans le faux pont passant près du taquet, qui retenait l'écoute de grande voile, il s'aperçut que cette manœuvre n'était pas assez serrée, et regardant bien si personne ne l'observait, il raidit ce cordage, en le tournant en croix autour du taquet avec l'habileté d'un marin consommé; puis il alla voir ses caisses.
CHAPITRE II.
Des choses surprenantes que vit Narcisse Gelin dans l'entrepont de la goëlette.
Narcisse Gelin ne dormait pas, Narcisse Gelin invoquait—je ne dirai pas Dieu, car Narcisse avait reçu une éducation libérale, et le beau de l'éducation libérale est de ne pas croire en Dieu;—mais Narcisse invoquait Apollon et les muses. Le bon jeune homme croyait aux muses.... Muses—disait-il—envoyez-moi, s'il vous plaît, un événement, une tempête, un naufrage, quoi que ce soit... mais de la poésie, pour Dieu de la poésie! J'ai quitté la boutique paternelle, mon foyer domestique, Paris, mon département, mon pays! la France! ma belle France, et vous comprenez bien, muses, que ce n'est pas pour vivre avec des commerçants, entendre parler commerce et marchés, poivre et sucre... que l'on s'abandonne aux caprices des flots, au souffle dévorant de la tempête.... Ainsi de la poésie... ô muses!... quelque chose de tranché, de heurté, de bizarre, de terrible, s'il vous plaît.—Je ne sais si les muses l'entendirent; mais il se passa tout-à-coup quelque chose de fort singulier dans l'entrepont de la goëlette.
Le Cadre (ou lit) de Narcisse était suspendu à l'arrière de cet entrepont au milieu d'un petit entourage en toile qu'on lui avait galamment installé; mais cette toile ne joignant pas juste au plafond, un espace restait vide, et à travers cette lucarne improvisée Narcisse put jeter un coup d'œil investigateur dans le faux pont.
Cet entrepont était faiblement éclairé par la lueur d'un fanal placé près de l'archipompe, et cette lueur donnait en plein sur les deux caisses de l'élève de Curtius, posées droites et appuyées sur la muraille du navire.
Tout-à-coup Narcisse aperçut une masse qui lui parut d'abord informe, mais qui se dessina bientôt. Dans cette masse, il reconnut le gros homme, l'homme aux figures de cire.—Le vil industriel vient voir ses caisses—pensa Narcisse.—Va! butor à l'âme vénale, pense à ton commerce, penses-y, au lieu de rester sur le pont, puisque tu es assez heureux, assez robuste pour ne pas éprouver le mal de mer, au lieu de te laisser aller au doux far niente de tes rêveries, à voir trembler dans la mer les étoiles du ciel, à entendre....—Mais Narcisse interrompit tout-à-coup sa période, ouvrit des yeux énormes, suspendit sa respiration. Il crut rêver.—L'homme aux figures de cire s'était approché de ses caisses, et, après un moment d'incertitude, il avait poussé un ressort.—Le couvercle de la première caisse s'abaissait, et à la lueur incertaine du fanal, Narcisse aperçut dans le fond trois figures: quelles figures! et ce n'était ni un Albinos, ni le grand Napoléon, ni sa sainteté le Pape.
—C'est sans doute la caisse à la passion—pensa Narcisse;—mais je ne vois pas le Christ.
En effet, il n'y avait pas de Christ non plus.
—Après tout—pensa encore le fils du mercier—il ne les a pas habillés pour la route de peur d'abimer leurs costumes.
Mais voici que la scène change.
À un mot que dit le gros homme, les trois figures quittent le fond de la boîte, en sortent, et s'avancent empesées, droites et raides.
—Cet homme-là est un sorcier ou un furieux mécanicien—se dit Narcisse en sentant le froid lui gagner les reins.
Mais voici que les trois figures étendent les bras, se détirent, se secouent, et rajustent les haillons dont elles sont couvertes.
—Pour le coup, ceci devient trop poétique: c'est forcé; ce n'est pas nature—pensa Narcisse en retombant glacé sur son oreiller.
Mais il voulut voir, jusqu'à la fin, le dénouement de cette scène. Son âme de poète se tendit, fit effort, et Narcisse Gelin se redressa et continua de regarder. Quand il se remit à sa lucarne, le gros homme avait sans doute ouvert aussi la boîte à la passion, car, au lieu de trois, ils étaient six, sans compter l'industriel, six armés jusqu'aux dents,—et la lumière du fanal luisait, étincelait sur les lames de longs poignards, dont ils assuraient la garde dans leurs larges mains.
—Sommes nous parés?—dit le gros homme à voix basse.
—Oui....
—Adieu!—Va! fit le Curtius.—Et lestes et adroits comme des chats sauvages, ils se hissèrent par les deux panneaux entr'ouverts.
Narcisse Gelin n'eut pas la force de pousser un cri; la sueur ruisselait de son front: il commençait à comprendre que ce pouvait bien être des pirates.
Et ce doute se changea en conviction, lorsque, après quelques cris étouffés, quelques trépignements sur le pont, il y eut un moment de silence à bord de la Cauchoise, et puis qu'un immense et retentissant hourra ébranla la goëlette jusque dans sa membrure.
Tout-à-fait fixé sur la moralité du gros homme, Narcisse le considéra dès lors comme un chef de pirates, et l'Albinos, le grand Napoléon, sa sainteté le Pape, Jésus-Christ et les acteurs de la passion, comme des scélérats de sa troupe qui pouvaient avoir jeté à l'eau le capitaine Hochard et ses matelots, les estimables Bas-Normands, qui avaient de si bonnes mœurs.
Il y avait du vrai dans ses conjectures; et, par une singulière fatalité, par un étonnant caprice de notre organisation, cet événement qui devait le mettre en liesse et joie, puisqu'il lui promettait une vie rude et forte, des mœurs tranchées, heurtées; cet événement, dis-je, le trouva froid et prosaïque: on eût dit que son âme de poète avait été frappée du même coup de poignard qui frappa au cœur l'honorable capitaine.
Et Narcisse Gelin commença de trouver le pauvre M. Hochard un être assez poétique, il le regretta même: il le poétisa aux dépens du gros élève de Curtius; il poétisa tout, jusqu'aux matelots Bas-Normands, qu'il avait maudits: eux si roses, eux si frais, eux si bonnes gens; il vit une belle opposition entre ces hommes si simples et les périls continuels qui les assiégeaient. Cette bonhomie au milieu de la tempête lui parut sublime; cette goëlette transportant tout à l'heure d'un monde à l'autre cette petite colonie simple, bonne, naïve comme un tableau de Téniers, lui parut avoir aussi sa poésie à elle, une poésie qu'il préférait de beaucoup à celle de la Cauchoise, maintenant montée par une demi-douzaine de scélérats, allant porter partout le meurtre et le pillage.
Et il se fit aussi une singulière révolution dans ses sympathies littéraires. Il se prit à adorer Gessner et ses Idylles, ses jolies moutons si blancs, son gazon si frais, ses arbres si verts, ses fleurs si parfumées: oh! qu'il regrettait ses bergers, et leurs flûtes, et leurs danses, et leurs chants, et la violette, et le corset des jeunes filles, et la cloche du soir, et le bêlement des troupeaux, et la nuit paisible et pure du joli village qui se mire aux eaux limpides du lac!...
—Oh!—disait Narcisse en se roulant dans sa couverture avec un frisson prodigieux—oh! voilà une poésie vraie, douce et consolante! Oh! que je donnerais maintenant les vagues les plus monstrueuses pour un petit ruisseau qui glisse sur le sable, les figures les plus tannées, les plus cicatrisées, pour une douce et gracieuse figure d'enfant ou de jeune fille,... un ciel noir, orageux, fût-il sillonné de mille éclairs et déchiré par les éclats de la foudre, pour le ciel pur et riant du mois de mai, au lever d'un beau soleil.
De pensées en pensées, de peurs en peurs, de regrets en regrets, Narcisse gagna le point du jour. Il commençait à voir la position en face.—Que vont-ils faire de moi?—se disait-il....
Il allait peut-être se répondre à lui-même, lorsqu'un coup de canon retentit longuement sur l'immensité de la mer....
—Qu'est-ce que cela?—pensa Narcisse—je n'ai pas vu de canon à bord....
Un bruit sec, accompagné d'un sifflement assez aigu, l'étonna bien davantage, surtout quand il vit un boulet d'une jolie taille entrer par le flanc du bâtiment, ricocher sur le plancher, du plancher au plafond, et du plafond aller se loger à moitié dans le bord opposé....
—Je suis perdu—dit le poète, les dents serrées, s'évanouissant de terreur.
CHAPITRE III.
Ce qui advint à Narcisse Gelin, et comment il eut de terribles sujets de stupéfaction.
Quand Narcisse Gelin revint à lui, il était au grand air, sur le pont de la goëlette, les fers aux pieds et aux mains, placé entre deux marins vêtus d'un pantalon blanc, d'une veste bleue, et d'un petit chapeau couvert d'une coiffe blanche, fort propre; chacun était armé d'un sabre.
Il tourna la tête, le malheureux, et il vit l'homme aux figures de cire, accommodé comme lui, et ses six compagnons verrouillés et cadenassés de la même façon, soumis à la même surveillance.
Puis à une encablure de la goëlette, un beau brick de guerre, étroit, hardi, allongé, pour le moment en panne, et portant à sa corne un large pavillon bleu, à croix rouge et blanche dans un de ses angles.
—C'était le pavillon anglais.
—Pourriez-vous me dire, monsieur—dit Narcisse en s'adressant au gros homme—ce que tout cela signifie?
—Tiens, cet autre!.... Je n'y pensais plus.... Cela signifie, mon garçon, que dans un quart d'heure.... Mais, dis-moi, tu vois bien les vergues de ce brick....
—Qu'entendez-vous par les vergues?—fit gravement Narcisse....
—Ah! l'animal....—Ce bâton qui croise le mât en travers.... Comprends-tu?
—Je comprends.
—C'est heureux.—Vois-tu au bout de cela un homme accroupi, à cheval sur ce bâton?....
—Je vois l'homme accroupi.
—Sais-tu ce qu'il fait?
—Je ne sais ce qu'il fait?
—Il arrange une corde.
—Pour?....
—Pour... nous pendre.
—C'est-à-dire... pour vous pendre... vous! mais pas moi.
—Ah! c'te farce..., toi comme nous, donc; tiens, est-il bégueule celui-là!
—Je ne suis pas bégueule, mais vous comprenez bien, mon cher ami, que cela ne peut pas être: vous êtes des pirates, à la bonne heure, mais je ne suis pas pirate, moi; je m'appelle Narcisse Gelin, poète connu et domicilié à Paris, passager à bord, et pas du tout de votre bande....
—Alors, dis-leur... c'est trop juste....
—C'est ce que je compte faire... Heureusement voici venir un officier.
Prenant alors l'air aussi digne que possible, tempéré pourtant par une nuance de soumission, Narcisse Gelin commença en ces termes:
—Je dois éclairer votre conscience, monsieur l'officier;—parti comme passager à bord de la Cauchoise, c'est un heureux hasard que je n'aie pas partagé le sort de l'infortuné capitaine et de ses malheureux ma....
L'officier l'interrompit alors en anglais d'un air irrité, et donna dans cette langue un ordre aux matelots, qui serrèrent les pouces de Narcisse de façon à les briser....
—Eh bien!—reprit le gros homme—sais-tu ce qu'il vient de dire?
—Mon Dieu, non...—reprit Narcisse, tout tremblant, en regardant ses pouces.
—Il vient de dire:—Bâillonnez ce chien, et voilà....
—Mais il n'entend donc pas le français?
—Pas un mot, ni lui, ni les autres.
—Mais, Dieu du ciel, vous savez l'anglais, vous....
—Comme ma langue propre..., mon fils.
—Mais alors, dites-lui... tout... bien vite.
—Du tout... tu m'as appelé intrigant dans la chaloupe.—Tu seras pendu, ça t'apprendra....
Narcisse allait répliquer, mais le bâillon l'en empêcha.
Il fit quelques gestes assez démonstratifs, mais cette pantomime toucha peu les Anglais.
—Pour te consoler—lui dit le gros homme—je vais t'expliquer tout cela: il est bien juste que tu saches pourquoi l'on te pend.
—Je m'appelle Benard, depuis vingt ans je fais la course. Il y a environ six mois je montai un lougre, et quel lougre, mon fils!—Je rencontre un brick anglais marchand, qui revenait de Lima, chargé de gourdes, je l'attaque et le prends.—Comme il était mauvais marcheur, je le coule lui et son équipage, je garde les gourdes et je file.... Ce gredin de brick que tu vois là... me pince au vent le lendemain, je lui parais suspect, il vient à mon bord, visite tout, trouve les gourdes, quelques paperasses du capitaine que l'on avait bêtement gardées, et il comprend l'histoire.
Au lieu de nous faire tous pendre, comme il en avait le droit, et comme il va le faire tout à l'heure, il nous met tous aux fers, et nous mène en Angleterre pour faire un exemple.
Ma foi, là, je me tortille tant des pieds et des mains, que je dérape du ponton, je file à la côte, je fais marché avec un contrebandier qui me débarque à Calais. De Calais je viens à Brest.—Je vois cette jolie goëlette en armement, je fais mon plan avec des amis que j'embauche; la malice des figures ne va pas mal; cette nuit, nous envoyons le capitaine d'ici par-dessus le bord avec ses dix faï-chiens de Normands; tout va bien, très-bien, et il faut qu'au petit jour nous ayons pour réveil-matin une visite de ce gueux d'Anglais.—Le même de la fois du lougre, c'est un entêtement ridicule de la part du bon Dieu; enfin l'Anglais, ce gueux de même Anglais est venu à bord, a visité les papiers, m'a reconnu, et comme j'ai tout avoué, vu que sans cela j'aurais été pendu tout de même, il va faire notre affaire tout de suite, pour que ça ne soit pas remis indéfiniment, nous souquer à tous un bout du filin autour du cou, car il est bien sûr du ne pas rencontrer parmi nous un cardinal ou un évêque.—Je te parie que dans une heure, quoique tu m'aies l'air d'un chanteur, tu auras la respiration si gênée, que tu ne pourras seulement pas chanter: J'ai du bon tabac.... Ah! mais voilà le signal, pavillon rouge en berne, c'est la danse.... Adieu, mon agneau.... Aussi, pourquoi diable m'as-tu appelé intrigant!
Il était moralement et physiquement impossible à Narcisse Gelin de répondre un mot; il se résigna, se confia à la Providence, ferma les yeux et sentit son cœur faillir.
Il ne pensait plus du tout à la poésie, et tout ceci était poétique pourtant, ce beau ciel, cette mer bleue, ces pirates garrottés, ces costumes pittoresques, cette justice si franche et si brutale, ce Benard avec sa force colossale, sa vie errante, ses crimes, sa piraterie.
Il faut l'avouer à la honte du fils du mercier, rien de tout cela ne trouva écho dans son âme; il ne pensait qu'à une chose, à la corde qui allait lui serrer le cou, et d'avance son gosier se contractait tellement qu'il n'aurait pu avaler une goutte d'eau. Le pirate Benard avait merveilleusement deviné le phénomène physiologique: ainsi qu'il l'avait annoncé à Narcisse Gelin, ce dernier eût été dans l'entière impossibilité de chanter: J'ai du bon tabac....
On passa les pirates l'un après l'autre à bord du brick. L'un après l'autre on les hissa au bout-dehors de la grande vergue et au bout d'un cartahut, en réservant Benard pour la bonne bouche, comme il disait plaisamment.
Narcisse Gelin et Benard restaient tous deux seuls:
—Après vous—lui dit Benard en ricanant;—et quand le fils du mercier se sentit guinder au bout du cordage, les derniers mots qu'il entendit furent:—Ah! je suis un intrigant!
Plaignez le poète.
—C'est tout de même vexant de manquer une aussi belle affaire—murmurait Benard à moitié chemin de la vergue.
Quand sa tête toucha la bouline:—Ah! dit-il—voilà que je vais faire couic....
Et puis ce fut tout. Les corps des forbans furent jetés à la mer.
On mit un équipage à bord de la goëlette, qui gagna Portsmouth avec le brick.
Le père de Narcisse Gelin dit quelquefois d'un air de supériorité à son voisin Jamot l'épicier: Mon fils le poète est aux îles... il doit y faire une fameuse fortune.
Depuis trois mois il attend une lettre de Narcisse.
FIN.
NOTES:
[1] Les négriers appellent ainsi les chargements de noirs qu'ils prennent sur la côte.
[2] Mourir.
[3] On donne ce nom à un changement subit de plusieurs quarts dans le vent régnant. Les marins expérimentés jugent du moment où le vent doit sauter par le calme qui précède, ce qui est important pour ne pas perdre des mâts ou des voiles, car les sautes de vent arrivent avec une furieuse violence.
[4] La première lame.
[5] Mais le danger était immense, car on ne pouvait opérer cette scission qu'en se jetant à la mer, afin de s'accrocher au chouque du mât;... là seulement les haubans n'étaient pas en chaînes de fer, comme cette partie du gréement qui tient au porte-haubans.
[6] Tout ce traité est historique et existe en double au greffe du tribunal de Saint-Pierre (Martinique), comme pièce à l'appui d'un procès fait à un négrier.
[7] On appelle ainsi le commandant, en style familier.
[8] On appelle nègres marrons ceux qui se sauvent des habitations pour se cacher dans les bois.
[9] Une hache attachée dans chaque moulin est destinée à remédier ainsi à ces accidents qui arrivent fréquemment.
[10] On ne doit pas s'étonner de voir des nègres porter des noms bibliques ou mythologiques.—Sitôt qu'une fournée de nègres arrive dans la colonie, on les baptise; ainsi tous les noirs d'une habitation ont des noms tels que Job, Cham, Japhet, etc.—Ceux d'une autre portent ceux d'Apollon, de Mars, de Vulcain, etc., etc., selon le caprice du maître.
[11] Il existait encore en 1822, dans toutes les Antilles françaises et anglaises, la secte des empoisonneurs; cette espèce de tribunal secret, composé de nègres marrons, s'assemblait à époques fixes dans des retraites inaccessibles, connues seulement des esclaves de l'Île.
Là, chaque noir apportait son sujet de plainte, déduisait ses motifs de vengeance, et, après avoir prêté le serment nécessaire, on lui donnait le poison dont il pouvait avoir besoin pour détruire les bestiaux ou les blancs.
Les derniers empoisonneurs furent suppliciés à la Guadeloupe, en 1823. Les détails qu'on va lire, tels affreux qu'ils soient, sont en partie extraits des procès-verbaux, révélations ou actes d'accusations déposés au greffe de Saint-Pierre (Martinique).
[12] Espèce d'aigle marin.