Au bonheur des dames
— Oh! celui-là, il faut lui régler son compte, reprit Hutin qui profitait des plus minces faits pour ameuter le comptoir contre l'homme dont il voulait la place. Est-ce que les premiers et les seconds devraient vendre! … Parole d'honneur! mon cher, si jamais je deviens second, vous verrez comme j'agirai gentiment avec vous autres.
Et toute sa petite personne normande, aimable et grasse, jouait la bonhomie, énergiquement. Favier ne put s'empêcher de lui jeter un regard oblique; mais il garda son flegme d'homme bilieux, il se contenta de répondre:
— Oui, je sais… Moi, je ne demande pas mieux.
Puis, voyant une dame s'approcher, il ajouta plus bas:
— Attention! voilà pour vous.
C'était une dame couperosée, avec un chapeau jaune et une robe rouge. Tout de suite Hutin devina la femme qui n'achèterait pas. Il se baissa vivement derrière le comptoir, en feignant de rattacher les cordons d'un de ses souliers; et, caché, il murmurait:
— Ah! non, par exemple! qu'un autre se la paie… Merci! pour perdre mon tour!
Cependant, Robineau l'appelait:
— À qui la ligne, messieurs? À M. Hutin?… Où est M. Hutin?
Et, comme celui-ci ne répondait décidément pas, ce fut le vendeur inscrit à la suite qui reçut la dame couperosée. En effet, elle voulait simplement des échantillons, avec les prix; et elle retint le vendeur plus de dix minutes, elle l'accabla de questions. Seulement, le second avait vu Hutin se relever, derrière le comptoir. Aussi, lorsqu'une nouvelle cliente se présenta, intervint-il d'un air sévère, en arrêtant le jeune homme qui se précipitait.
— Votre tour est passé… Je vous ai appelé, et comme vous étiez là derrière…
— Mais, monsieur, je n'ai pas entendu.
— Assez!… Inscrivez-vous à la queue… Allons, monsieur Favier, c'est à vous.
D'un regard, Favier, très amusé au fond de l'aventure, s'excusa auprès de son ami. Hutin, les lèvres pâles, avait détourné la tête. Ce qui l'enrageait, c'était qu'il connaissait bien la cliente, une adorable blonde qui venait souvent au rayon et que les vendeurs appelaient entre eux: «la jolie dame», ne sachant rien d'elle, pas même son nom. Elle achetait beaucoup, faisait porter dans sa voiture, puis disparaissait. Grande, élégante, mise avec un charme exquis, elle paraissait fort riche et du meilleur monde.
— Eh bien! et votre cocotte? demanda Hutin à Favier, lorsque celui-ci revint à la caisse, où il avait accompagné la dame.
— Oh! une cocotte, répondit celui-ci. Non, elle a l'air trop comme il faut. Ça doit être la femme d'un boursier ou d'un médecin, enfin je ne sais pas, quelque chose dans ce genre.
— Laissez donc! c'est une cocotte… Avec leurs airs de femmes distinguées, est-ce qu'on peut dire aujourd'hui!
Favier regardait son cahier de notes de débit.
— N'importe! reprit-il, je lui en ai collé pour deux cent quatre- vingt-treize francs. Ça me fait près de trois francs.
Hutin pinça les lèvres, et il soulagea sa rancune sur les cahiers de notes de débit: encore une drôle d'invention qui leur encombrait les poches! Il y avait entre eux une lutte sourde. Favier, d'habitude, affectait de s'effacer, de reconnaître la supériorité de Hutin, quitte à le manger par-derrière. Aussi ce dernier souffrait-il des trois francs emportés d'une façon si aisée, par un vendeur qu'il ne reconnaissait pas de sa force. Une belle journée, vraiment! Si ça continuait, il ne gagnerait pas de quoi payer de l'eau de seltz à ses invités. Et, dans la bataille qui s'échauffait, il se promenait devant les comptoirs, les dents longues, voulant sa part, jalousant jusqu'à son chef, en train de reconduire la jeune femme maigre, à laquelle il répétait:
— Eh bien! c'est entendu. Dites-lui que je ferai mon possible pour obtenir cette faveur de M. Mouret.
Depuis longtemps, Mouret n'était plus à l'entresol, debout près de la rampe du hall. Brusquement, il reparut en haut du grand escalier qui descendait au rez-de-chaussée; et, de là, il domina encore la maison entière. Son visage se colorait, la foi renaissait et le grandissait, devant le flot de monde qui, peu à peu, emplissait le magasin. C'était enfin la poussée attendue, l'écrasement de l'après-midi, dont il avait un instant désespéré, dans sa fièvre; tous les commis se trouvaient à leur poste, un dernier coup de cloche venait de sonner la fin de la troisième table; la désastreuse matinée, due sans doute à une averse tombée vers neuf heures, pouvait encore être réparée, car le ciel bleu du matin avait repris sa gaieté de victoire. Maintenant, les rayons de l'entresol s'animaient, il dut se ranger pour laisser passer les dames qui, par petits groupes, montaient à la lingerie et aux confections; tandis que, derrière lui, aux dentelles et aux châles, il entendait voler de gros chiffres. Mais la vue des galeries, au rez-de-chaussée, le rassurait surtout: on s'écrasait devant la mercerie, le blanc et les lainages eux-mêmes étaient envahis, le défilé des acheteuses se serrait, presque toutes en chapeau à présent, avec quelques bonnets de ménagères attardées. Dans le hall des soieries, sous la blonde lumière, des dames s'étaient dégantées, pour palper doucement des pièces de Paris- Bonheur, en causant à demi-voix. Et il ne se trompait plus aux bruits qui lui arrivaient du dehors, roulements de fiacres, claquement de portières, brouhaha grandissant de foule. Il sentait, à ses pieds, la machine se mettre en branle, s'échauffer et revivre, depuis les caisses où l'or sonnait, depuis les tables où les garçons de magasin se hâtaient d'empaqueter les marchandises, jusqu'aux profondeurs du sous-sol, au service du départ, qui s'emplissait de paquets descendus, et dont le grondement souterrain faisait vibrer la maison. Au milieu de la cohue, l'inspecteur Jouve se promenait gravement, guettant les voleuses.
— Tiens! c'est toi! dit Mouret tout à coup, en reconnaissant Paul de Vallagnosc, que lui amenait un garçon. Non, non, tu ne me déranges pas… Et, d'ailleurs, tu n'as qu'à me suivre, si tu veux tout voir, car aujourd'hui je reste sur la brèche.
Il gardait des inquiétudes. Sans doute le monde venait, mais la vente serait-elle le triomphe espéré? Pourtant, il riait avec Paul, il l'emmena gaiement.
— Ça paraît vouloir s'allumer un peu, dit Hutin à Favier. Seulement, je n'ai pas de chance, il y a des jours de guigne, ma parole!… Je viens encore de faire un Rouen, cette tuile ne m'a rien acheté.
Et il désignait du menton une dame qui s'en allait, en jetant des regards dégoûtés sur toutes les étoffes. Ce ne serait pas avec ses mille francs d'appointements qu'il s'engraisserait, s'il ne vendait rien; d'habitude, il se faisait sept ou huit francs de tant pour cent et de guelte, ce qui lui donnait, avec son fixe, une dizaine de francs par jour, en moyenne. Favier n'arrivait guère qu'à huit; et voilà que ce sabot lui enlevait les morceaux de la bouche, car il sortait de débiter une nouvelle robe. Un garçon froid qui n'avait jamais su égayer une cliente! C'était exaspérant.
— Les bonnetons et les bobinards ont l'air de battre monnaie, murmura Favier en parlant des vendeurs de la bonneterie et de la mercerie.
Mais Hutin, qui fouillait le magasin du regard, dit brusquement:
— Connaissez-vous Mme Desforges, la bonne amie du patron?… Tenez! cette brune à la ganterie, celle à qui Mignot essaie des gants.
Il se tut, puis il reprit tout bas, comme parlant à Mignot, qu'il ne quittait plus des yeux:
— Va, va, mon bonhomme, frotte-lui bien les doigts, pour ce que ça t'avance! On les connaît, tes conquêtes!
Il y avait, entre lui et le gantier, une rivalité de jolis hommes, qui tous deux affectaient de coqueter avec les clientes. D'ailleurs, ils n'auraient pu, ni l'un ni l'autre, se vanter d'aucune bonne fortune réelle; Mignot vivait sur la légende d'une femme de commissaire de police tombée amoureuse de lui, tandis que Hutin avait véritablement conquis à son rayon une passementière, lasse de traîner les hôtels louches du quartier; mais ils mentaient, ils laissaient volontiers croire à des aventures mystérieuses, à des rendez-vous donnés par des comtesses, entre deux achats.
— Vous devriez la faire, dit Favier de son air de pince sans- rire.
— C'est une idée! s'écria Hutin. Si elle vient ici, je l'entortille, il me faut cent sous!
À la ganterie, toute une rangée de dames étaient assises devant l'étroit comptoir, tendu de velours vert, à coins de métal nickelé; et les commis souriants amoncelaient devant elles les boîtes plates, d'un rose vif, qu'ils sortaient du comptoir même, pareilles aux tiroirs étiquetés d'un cartonnier. Mignot surtout penchait sa jolie figure poupine, donnait de tendres inflexions à sa voix grasseyante de Parisien. Déjà il avait vendu à Mme Desforges douze paires de gants de chevreau, des gants Bonheur, la spécialité de la maison. Elle avait ensuite demandé trois paires de gants de Suède. Et, maintenant, elle essayait des gants de Saxe, par crainte que la pointure ne fût pas exacte.
— Oh! à la perfection, madame! répétait Mignot. Le six trois quarts serait trop grand pour une main comme la vôtre.
À demi couché sur le comptoir, il lui tenait la main, prenait les doigts un à un, faisant glisser le gant d'une caresse longue, reprise et appuyée; et il la regardait comme s'il eût attendu, sur son visage, la défaillance d'une joie voluptueuse. Mais elle, le coude au bord du velours, le poignet levé, lui livrait ses doigts de l'air tranquille dont elle donnait son pied à sa femme de chambre, pour que celle-ci boutonnât ses bottines. Il n'était pas un homme, elle l'employait aux usages intimes avec son dédain familier des gens à son service, sans le regarder même.
— Je ne vous fais pas de mal, madame?
Elle répondit non, d'un signe de tête. L'odeur des gants de Saxe, cette odeur de fauve comme sucrée du musc, la troublait d'habitude; et elle en riait parfois, elle confessait son goût pour ce parfum équivoque, où il y a de la bête en folie, tombée dans la boîte à poudre de riz d'une fille. Mais, devant ce comptoir banal, elle ne sentait pas les gants, ils ne mettaient aucune chaleur sensuelle entre elle et ce vendeur quelconque faisant son métier.
— Et avec ça, madame?.
— Rien, merci… Veuillez porter ça à la caisse 10, pour
Mme Desforges, n'est-ce pas?
En habituée de la maison, elle donnait son nom à une caisse et y envoyait chacune de ses emplettes, sans se faire suivre par un commis. Quand elle se fut éloignée, Mignot cligna les yeux, en se tournant vers son voisin, auquel il aurait bien voulu laisser croire que des choses extraordinaires venaient de se passer.
— Hein? murmura-t-il crûment, on la ganterait jusqu'au bout!
Cependant, Mme Desforges continuait ses achats. Elle revint à gauche, s'arrêta au blanc, pour prendre des torchons; puis, elle fit le tour, poussa jusqu'aux lainages, au fond de la galerie. Comme elle était contente de sa cuisinière, elle désirait lui donner une robe. Le rayon des lainages débordait d'une foule compacte, toutes les petites-bourgeoises s'y portaient, tâtaient les étoffes, s'absorbaient en muets calculs; et elle dut s'asseoir un instant. Dans les cases s'étageaient de grosses pièces, que les vendeurs descendaient, une à une, d'un brusque effort des bras. Aussi, commençaient-ils à ne plus se reconnaître sur les comptoirs envahis, où les tissus se mêlaient et s'écroulaient. C'était une mer montante de teintes neutres, de tons sourds de laine, les gris fer, les gris jaunes, les gris bleus, où éclataient çà et là des bariolures écossaises, un fond rouge sang de flanelle. Et les étiquettes blanches des pièces étaient comme une volée de rares flocons blancs, mouchetant un sol noir de décembre.
Derrière une pile de popeline, Liénard plaisantait avec une grande fille en cheveux, une ouvrière du quartier, envoyée par sa patronne pour réassortir du mérinos. Il abominait ces jours de grosse vente, qui lui cassaient les bras, et il tâchait d'esquiver la besogne, largement entretenu par son père, se moquant de vendre, en faisait tout juste assez pour ne pas être mis à la porte.
— Écoutez donc, mademoiselle Fanny, disait-il. Vous êtes toujours pressée… Est-ce que la vigogne croisée allait bien, l'autre jour? Vous savez que j'irai toucher ma guelte chez vous.
Mais l'ouvrière s'échappait en riant, et Liénard se trouva devant
Mme Desforges, à laquelle il ne put s'empêcher de demander:
— Que désire madame?
Elle voulait une robe pas chère, solide pourtant. Liénard, dans le but d'épargner ses bras, ce qui était son unique souci, manoeuvra pour lui faire prendre une des étoffes déjà dépliées sur le comptoir. Il y avait là des cachemires, des serges, des vigognes, et il lui jurait qu'il n'existait rien de meilleur, on n'en voyait pas la fin. Mais aucun ne semblait la satisfaire. Elle avait avisé, dans une case, un escot bleuâtre. Alors, il finit par se décider, il descendit l'escot, qu'elle jugea trop rude. Ensuite, ce furent une cheviotte, des diagonales, des grisailles, toutes les variétés de la laine, qu'elle eut la curiosité de toucher, pour le plaisir, décidée au fond à prendre n'importe quoi. Le jeune homme dut ainsi déménager les cases les plus hautes; ses épaules craquaient, le comptoir avait disparu sous le grain soyeux des cachemires et des popelines, sous le poil rêche des cheviottes, sous le duvet pelucheux des vigognes. Tous les tissus et toutes les teintes y passaient. Même, sans avoir la moindre envie d'en acheter, elle se fit montrer de la grenadine et de la gaze de Chambéry. Puis, quand elle en eut assez:
— Oh! mon Dieu! la première est encore la meilleure. C'est pour ma cuisinière… Oui, la serge à petit pointillé, celle à deux francs.
Et lorsque Liénard eut métré, pâle d'une colère contenue:
— Veuillez porter ça à la caisse 10… Pour Mme Desforges.
Comme elle s'éloignait, elle reconnut près d'elle Mme Marty, accompagnée de sa fille Valentine, une grande demoiselle de quatorze ans, maigre et hardie, qui jetait déjà sur les marchandises des regards coupables de femme.
— Tiens! c'est vous, chère madame?
— Mais oui, chère madame… Hein? quelle foule!
— Oh! ne m'en parlez pas, on étouffe. Un succès!… Avez-vous vu le salon oriental?
— Superbe! inouï!
Et, au milieu des coups de coude, bousculées par le flot croissant des petites bourses qui se jetaient sur les lainages à bon marché, elles se pâmèrent au sujet de l'exposition des tapis. Puis, Mme Marty expliqua qu'elle cherchait une étoffe pour un manteau; mais elle n'était pas fixée, elle avait voulu se faire montrer du matelassé de laine.
— Regarde donc, maman, murmura Valentine, c'est trop commun.
— Venez à la soie, dit Mme Desforges. Il faut voir leur fameux
Paris-Bonheur.
Un instant, Mme Marty hésita. Ce serait bien cher, elle avait si formellement juré à son mari d'être raisonnable! Depuis une heure, elle achetait, tout un lot d'articles la suivait déjà, un manchon et des ruches pour elle, des bas pour sa fille. Elle finit par dire au commis qui lui montrait le matelassé:
— Eh bien! non, je vais à la soie… Tout cela ne fait pas mon affaire.
Le commis prit les articles et marcha devant ces dames.
À la soie, la foule était aussi venue. On s'écrasait surtout devant l'étalage intérieur, dressé par Hutin, et où Mouret avait donné les touches du maître. C'était, au fond du hall, autour d'une des colonnettes de fonte qui soutenaient le vitrage, comme un ruissellement d'étoffe, une nappe bouillonnée tombant de haut et s'élargissant jusqu'au parquet. Des satins clairs et des soies tendres jaillissaient d'abord: les satins à la reine, les satins renaissance, aux tons nacrés d'eau de source; les soies légères aux transparences de cristal, vert Nil, ciel indien, rose de mai, bleu Danube. Puis, venaient des tissus plus forts, les satins merveilleux, les soies duchesse, teintes chaudes, roulant à flots grossis. Et, en bas, ainsi que dans une vasque, dormaient les étoffes, lourdes, les armures façonnées, les damas, les brocarts, les soies perlées et lamées, au milieu d'un lit profond de velours, tous les velours, noirs, blancs, de couleur, frappés à fond de soie ou de satin, creusant avec leurs taches mouvantes un lac immobile où semblaient danser des reflets de ciel et de paysage. Des femmes, pâles de désirs, se penchaient comme pour se voir. Toutes, en face de cette cataracte lâchée, restaient debout, avec la peur sourde d'être prises dans le débordement d'un pareil luxe et avec l'irrésistible envie de s'y jeter et de s'y perdre.
— Te voilà donc! dit Mme Desforges, en trouvant Mme Bourdelais installée devant un comptoir.
— Tiens! bonjour! répondit celle-ci, qui serra les mains à ces dames. Oui, je suis entrée donner un coup d'oeil.
— Hein? c'est prodigieux, cet étalage! On en rêve… Et le salon oriental, as-tu vu le salon oriental?
— Oui, oui, extraordinaire!
Mais, sous cet enthousiasme qui allait être décidément la note élégante du jour, Mme Bourdelais gardait son sang-froid de ménagère pratique. Elle examinait avec soin une pièce de Paris- Bonheur, car elle était uniquement venue pour profiter du bon marché exceptionnel de cette soie, si elle la jugeait réellement avantageuse. Sans doute elle en fut contente, elle en demanda vingt-cinq mètres, comptant bien couper là-dedans une robe pour elle et un paletot pour sa petite fille.
— Comment! tu pars déjà? reprit Mme Desforges. Fais donc un tour avec nous.
— Non, merci, on m'attend chez moi… Je n'ai pas voulu risquer les enfants dans cette foule.
Et elle s'en alla, précédée du vendeur qui portait les vingt-cinq mètres de soie, et qui la conduisit à la caisse 10, où le jeune Albert perdait la tête, au milieu des demandes de factures dont il était assiégé. Quand le vendeur put s'approcher, après avoir débité sa vente d'un trait de crayon sur son cahier à souches, il appela cette vente, que le caissier inscrivit au registre; puis, il y eut un contre-appel, et la feuille détachée du cahier fut embrochée dans une pique de fer, près du timbre aux acquits.
— Cent quarante francs, dit Albert.
Mme Bourdelais paya et donna son adresse, car elle était à pied, elle ne voulait pas s'embarrasser les mains. Déjà, derrière la caisse, Joseph tenait la soie, l'empaquetait; et le paquet, jeté dans un panier roulant, fut descendu au service du départ, où toutes les marchandises du magasin semblaient maintenant vouloir s'engouffrer avec un bruit d'écluse.
Cependant, l'encombrement devenait tel à la soie, que Mme Desforges et Mme Marty ne purent d'abord trouver un commis libre. Elles restèrent debout, mêlées à la foule des dames qui regardaient les étoffes, les tâtaient, stationnaient là des heures, sans se décider. Mais un grand succès s'indiquait surtout pour le Paris-Bonheur, autour duquel grandissait une de ces poussées d'engouement, dont la brusque fièvre décide d'une mode en un jour. Tous les vendeurs n'étaient occupés qu'à métrer de cette soie; on voyait, au-dessus des chapeaux, luire l'éclair pâle des lés dépliés, dans le continuel va-et-vient des doigts le long des mètres de chêne, suspendus à des tiges de cuivre; on entendait le bruit des ciseaux mordant le tissu, et cela sans arrêt, au fur et à mesure du déballage, comme s'il n'y avait pas eu assez de bras pour suffire aux mains gloutonnes et tendues des clientes.
— C'est qu'elle n'est vraiment pas vilaine pour cinq francs soixante, dit Mme Desforges, qui avait réussi à s'emparer d'une pièce, sur le bord d'une table.
Mme Marty et sa fille Valentine éprouvaient une désillusion. Les journaux en avaient tant parlé, qu'elles s'attendaient à quelque chose de plus fort et de plus brillant. Mais Bouthemont venait de reconnaître Mme Desforges, et désireux de faire sa cour à une belle personne qu'on prétendait toute puissante sur le patron, il s'avançait avec son amabilité un peu grosse. Comment! on ne la servait pas! c'était impardonnable! Elle devait se montrer indulgente, car on ne savait vraiment plus où donner de la tête. Et il cherchait des chaises au milieu des jupes voisines, il riait de son rire bon enfant, où il y avait un amour brutal de la femme, qui ne semblait pas déplaire à Henriette.
— Dites donc, murmura Favier, en allant prendre un carton de velours dans une case, derrière Hutin, voilà Bouthemont qui vous fait votre particulière.
Hutin avait oublié Mme Desforges, mis hors de lui par une vieille dame, qui, après l'avoir gardé un quart d'heure, venait d'acheter un mètre de satin noir pour un corset. Dans les moments de presse, on ne tenait plus compte du tableau de ligne, les vendeurs servaient au hasard des clientes. Et il répondait à Mme Boutarel, en train d'achever son après-midi au Bonheur des Dames, où elle était déjà restée trois heures le matin, lorsque l'avertissement de Favier lui causa un sursaut. Est-ce qu'il allait manquer la bonne amie du patron, dont il avait juré de tirer cent sous? Ce serait le comble de la malchance, car il ne s'était pas encore fait trois francs, avec tous ces autres chignons qui traînaient!
Bouthemont, justement, répétait très haut:
— Voyons, messieurs, quelqu'un par ici!
Alors, Hutin passa Mme Boutarel à Robineau inoccupé.
— Tenez! madame, adressez-vous au second… il vous répondra mieux que moi.
Et il se précipita, il se fit remettre les articles de Mme Marty par le vendeur aux lainages, qui avait accompagné ces dames. Ce jour-là, une excitation nerveuse devait troubler la délicatesse de son flair. D'habitude, au premier coup d'oeil jeté sur une femme, il disait si elle achèterait, et la quantité. Puis, il dominait la cliente, il se hâtait de l'expédier pour passer à une autre, en lui imposant son choix, en lui persuadant qu'il savait mieux qu'elle l'étoffe dont elle avait besoin.
— Madame, quel genre de soie? demanda-t-il de son air le plus galant.
Mme Desforges ouvrait à peine la bouche, qu'il reprenait:
— Je sais, j'ai votre affaire.
Quand la pièce de Paris-Bonheur fut dépliée, sur un coin étroit du comptoir, entre des amoncellements d'autres soies, Mme Marty et sa fille s'approchèrent. Hutin, un peu inquiet, comprit qu'il s'agissait d'abord d'une fourniture pour celles-ci. Des paroles à demi-voix s'échangeaient, Mme Desforges conseillait son amie.
— Oh! sans doute, murmurait-elle, une soie de cinq francs soixante n'en vaudra jamais une de quinze, ni même une de dix.
— Elle est bien chiffon, répétait Mme Marty. J'ai peur que, pour un manteau, elle n'ait point assez de corps.
Cette remarque fit intervenir le vendeur. Il avait une politesse exagérée d'homme qui ne peut se tromper.
— Mais, madame, la souplesse est la qualité de cette soie. Elle ne se chiffonne pas… C'est absolument ce qu'il vous faut.
Impressionnées par une telle assurance, ces dames se taisaient. Elle avaient repris l'étoffe, l'examinaient de nouveau, lorsqu'elles se sentirent touchées à l'épaule. C'était Mme Guibal qui, depuis une heure, marchait dans le magasin, d'un pas de promenade, donnant à ses yeux la joie des richesses entassées, sans acheter seulement un mètre de calicot. Et il y eut encore là une explosion de bavardages.
— Comment! c'est vous!
— Oui, c'est moi, un peu bousculée seulement.
— N'est-ce pas? il y a du monde, on ne circule plus… Et le salon oriental?
— Ravissant!
— Mon Dieu! quel succès!… Restez donc, nous irons là-haut ensemble.
— Non, merci, j'en viens.
Hutin attendait, cachant son impatience sous le sourire qui ne quittait pas ses lèvres. Est-ce qu'elles allaient le tenir longtemps là? Les femmes vraiment se gênaient peu, c'était comme si elles lui avaient volé de l'argent dans sa bourse. Enfin, Mme Guibal s'éloigna, continua sa lente promenade en tournant d'un air ravi, autour du grand étalage de soies.
— Moi, à votre place, j'achèterais le manteau tout fait, dit Mme Desforges en revenant au Paris-Bonheur, ça vous coûtera moins cher.
— Il est vrai qu'avec les garnitures et la façon, murmura
Mme Marty. Puis, on a le choix.
Toutes trois s'étaient levées. Mme Desforges reprit, debout devant
Hutin:
— Veuillez nous conduire aux confections.
Il resta saisi, n'étant pas habitué à de pareilles défaites. Comment! la dame brune n'achetait rien! son flair l'avait donc trompé! Il abandonna Mme Marty, il insista auprès d'Henriette, essaya sur elle sa puissance de bon vendeur.
— Et vous, madame, ne désirez-vous pas voir nos satins, nos velours?… Nous avons des occasions extraordinaires.
— Merci, une autre fois, répondit-elle tranquillement, en ne le regardant pas plus qu'elle n'avait regardé Mignot.
Hutin dut reprendre les articles de Mme Marty et marcher devant ces dames, pour les mener aux confections. Mais il eut encore la douleur de voir que Robineau était en train de vendre à Mme Boutarel un fort métrage de soie. Décidément, il n'avait plus de nez, il ne ferait pas quatre sous. Une rage d'homme dépouillé, mangé par les autres, s'aigrissait sous la correction aimable de ses manières.
— Au premier, mesdames, dit-il, sans cesser de sourire.
Ce n'était plus chose facile que de gagner l'escalier. Une houle compacte de têtes roulait sous les galeries, s'élargissant en fleuve débordé au milieu du hall. Toute une bataille du négoce montait, les vendeurs tenaient à merci ce peuple de femmes, qu'ils se passaient des uns aux autres, en luttant de hâte. L'heure était venue du branle formidable de l'après-midi, quand la machine surchauffée, menait la danse des clientes et leur tirait l'argent de la chair. À la soie surtout, une folie soufflait, le Paris- Bonheur ameutait une foule telle, que, pendant plusieurs minutes, Hutin ne put faire un pas; et Henriette, suffoquée, ayant levé les yeux, aperçut en haut de l'escalier Mouret, qui revenait toujours à cette place, d'où il voyait la victoire. Elle sourit, espérant qu'il descendrait la dégager. Mais il ne la distinguait même pas dans la cohue, il était encore avec Vallagnosc, occupé à lui montrer la maison, la face rayonnante de triomphe. Maintenant, la trépidation intérieure étouffait les bruits du dehors; on n'entendait plus ni le roulement des fiacres, ni le battement des portières; il ne restait, au-delà du grand murmure de la vente, que le sentiment de Paris immense, d'une immensité qui toujours fournirait des acheteuses. Dans l'air immobile, où l'étouffement du calorifère, attiédissait l'odeur des étoffes, le brouhaha augmentait, fait de tous les bruits, du piétinement continu, des mêmes phrases cent fois répétées autour des comptoirs, de l'or sonnant sur le cuivre des caisses assiégées par une bousculade de porte-monnaie, des paniers roulants dont les charges de paquets tombaient sans relâche dans les caves béantes. Et, sous la fine poussière, tout arrivait à se confondre, on ne reconnaissait pas la division des rayons: là-bas, la mercerie paraissait noyée; plus loin, au blanc, un angle de soleil, entré par la vitrine de la rue Neuve Saint-Augustin, était comme une flèche d'or dans la neige; ici, à la ganterie et aux lainages, une masse épaisse de chapeaux, et de chignons barrait les lointains du magasin. On ne voyait même plus les toilettes, les coiffures seules surnageaient, bariolées de plumes et de rubans; quelques chapeaux d'homme mettaient des taches noires, tandis que le teint pâle des femmes, dans la fatigue et la chaleur, prenait des transparences de camélia. Enfin, grâce à ses coudes vigoureux, Hutin ouvrit un chemin à ces dames en marchant devant elles. Mais, quand elle eut monté l'escalier, Henriette ne trouva plus Mouret, qui venait de plonger Vallagnosc en pleine foule, pour achever de l'étourdir, et pris lui-même du besoin physique de ce bain du succès. Il perdait délicieusement haleine, c'était là contre ses membres comme un long embrassement de toute sa clientèle.
— À gauche, mesdames, dit Hutin, de sa voix prévenante, malgré son exaspération qui grandissait.
En haut, l'encombrement était le même. On envahissait jusqu'au rayon de l'ameublement, le plus calme d'ordinaire. Les châles, les fourrures, la lingerie grouillaient de monde. Comme ces dames traversaient le rayon des dentelles, une nouvelle rencontre se produisit. Mme de Boves était là, avec sa fille Blanche, toutes deux enfoncées dans des articles que Deloche leur montrait. Et Hutin dut faire encore une station, le paquet à la main.
— Bonjour!… Je pensais à vous.
— Moi, je vous ai cherchée. Mais comment voulez-vous qu'on se retrouve, au milieu de ce monde?
— C'est magnifique, n'est-ce pas?
— Éblouissant, ma chère. Nous ne tenons plus debout.
— Et vous achetez?
— Oh! non, nous regardons. Ça nous repose un peu, d'être assises.
En effet, Mme de Boves, n'ayant guère dans son porte-monnaie que l'argent de sa voiture, faisait sortir des cartons, toutes sortes de dentelles, pour le plaisir de les voir et de les toucher. Elle avait senti chez Deloche le vendeur débutant, d'une gaucherie lente, qui n'ose résister aux caprices des dames; et elle abusait de sa complaisance effarée, elle le tenait depuis une demi-heure, demandant toujours de nouveaux articles. Le comptoir débordait, elle plongeait les mains dans ce flot montant de guipures, de malines, de valenciennes, de chantilly, les doigts tremblants de désir, le visage peu à peu chauffé d'une joie sensuelle; tandis que Blanche, près d'elle, travaillée de la même passion, était très pâle, la chair soufflée et molle.
Cependant, la conversation continuait, Hutin les aurait giflées, immobile, attendant leur bon plaisir.
— Tiens! dit Mme Marty, vous regardez des cravates et des voilettes pareilles aux miennes.
C'était vrai, Mme de Boves, que les dentelles de Mme Marty tourmentaient depuis le samedi, n'avait pu résister au besoin de se frotter du moins aux mêmes modèles, puisque la gêne où son mari la laissait ne lui permettait pas de les emporter. Elle rougit légèrement, elle expliqua que Blanche avait voulu voir les cravates de blonde espagnole. Puis, elle ajouta:
— Vous allez aux confections… Eh bien! à tout à l'heure.
Voulez-vous dans le salon oriental?
— C'est ça, dans le salon oriental… Hein? superbe!
Elles se séparèrent en se pâmant, au milieu de l'encombrement produit par la vente des entre-deux et des petites garnitures à bas prix. Deloche, heureux d'être occupé, s'était remis à vider les cartons devant la mère et la fille. Et, lentement, parmi les groupes pressés le long des comptoirs, l'inspecteur Jouve se promenait de son allure militaire, étalant sa décoration, gardant ces marchandises précieuses et fines, si faciles à cacher au fond d'une manche. Quand il passa derrière Mme de Boves, surpris de la voir les bras plongés dans un tel flot de dentelles, il jeta un regard vif sur ses mains fiévreuses.
— À droite, mesdames, dit Hutin en reprenant sa marche.
Il était hors de lui. N'était-ce donc pas assez de lui faire manquer une vente, en bas? Voilà qu'elles l'attardaient maintenant, à chaque détour du magasin! Et, dans son irritation, il y avait surtout la rancune des rayons de tissus contre les rayons d'articles confectionnés, en lutte continuelle, se disputant les clientes, se volant leur tant pour cent et leur guelte. La soie, plus que les lainages encore, enrageait, lorsqu'il lui fallait conduire aux confections une dame, qui se décidait pour un manteau, après s'être fait montrer des taffetas et des failles.
— Mademoiselle Vadon! dit Hutin d'une voix qui se fâchait, lorsqu'il fut enfin dans le comptoir.
Mais celle-ci passa sans l'écouter, toute à une vente qu'elle bâclait. La pièce était pleine, une queue de monde la traversait dans un bout, entrant et sortant par la porte des dentelles et celle de la lingerie, qui se faisaient face; tandis que, au fond, des clientes en taille essayaient des vêtements, les reins cambrés devant les glaces. La moquette rouge étouffait le bruit des pas, la voix haute et lointaine du rez-de-chaussée se mourait, ce n'était plus que le murmure discret; la chaleur d'un salon, alourdie par toute une cohue de femmes.
— Mademoiselle Prunaire! cria Hutin.
Et, comme celle-là ne s'arrêtait pas davantage, il ajouta entre ses dents, de manière à ne pouvoir être entendu:
— Tas de guenons!
Lui, surtout, ne les aimait guère, les jambes cassées de monter l'escalier pour leur amener des acheteuses, furieux du gain qu'il les accusait de lui prendre ainsi dans la poche. C'était une lutte sourde, où elles-mêmes apportaient une égale âpreté; et, dans leur fatigue commune, toujours sur pied, la chair morte, les sexes disparaissaient, il ne restait plus face à face que des intérêts contraires, irrités par la fièvre du négoce.
— Alors, il n'y a personne? demanda Hutin.
Mais il aperçut Denise. On l'occupait au déplié depuis le matin, on ne lui avait abandonné que quelques ventes douteuses, qu'elle avait manquées d'ailleurs. Quand il la reconnut, occupée à débarrasser une table d'un tas énorme de vêtements, il courut la chercher.
— Tenez! mademoiselle, servez donc ces dames qui attendent.
Vivement, il lui mit sur le bras les articles de Mme Marty, qu'il était las de promener. Son sourire revenait, et il y avait, dans ce sourire, la secrète méchanceté d'un vendeur d'expérience, se doutant de l'embarras où il allait jeter ces dames et la jeune fille. Celle-ci, cependant, demeurait tout émue devant cette vente inespérée qui se présentait. Pour la seconde fois, il lui apparaissait comme un ami inconnu, fraternel et tendre, toujours prêt dans l'ombre à la sauver. Ses yeux brillèrent de gratitude, elle le suivit d'un long regard, pendant qu'il jouait des coudes, afin de regagner son rayon au plus vite.
— Je désirerais un manteau, dit Mme Marty.
Alors, Denise la questionna. Quel genre de manteau? Mais la cliente n'en savait rien, elle n'avait pas d'idée, elle voulait voir les modèles de la maison. Et la jeune fille, très lasse déjà, étourdie par le monde, perdit la tête; elle n'avait jamais servi qu'une clientèle rare, chez Cornaille, à Valognes; elle ignorait encore le nombre des modèles, et leur place, dans les armoires. Aussi n'en finissait-elle plus de répondre aux deux amies qui s'impatientaient, lorsque Mme Aurélie aperçut Mme Desforges, dont elle devait connaître la liaison, car elle se hâta de venir demander:
— On s'occupe de ces dames?
— Oui, cette demoiselle qui cherche là-bas, répondit Henriette.
Mais elle n'a pas l'air très au courant, elle ne trouve rien.
Du coup, la première acheva de paralyser Denise, en allant lui dire à demi-voix:
— Vous voyez bien que vous ne savez pas. Tenez-vous tranquille, je vous prie.
Et appelant:
— Mademoiselle Vadon, un manteau!
Elle resta, pendant que Marguerite montrait les modèles. Celle-ci prenait avec les clientes une voix sèchement polie, une attitude désagréable de fille vêtue de soie, frottée à toutes les élégances, dont elle gardait à son insu même, la jalousie et la rancune. Lorsqu'elle entendit Mme Marty dire qu'elle ne voulait pas dépasser deux cents francs, elle eut une moue de pitié. Oh! madame mettrait davantage, il était impossible avec deux cents francs que madame trouvât quelque chose de convenable. Et elle jetait, sur un comptoir, les manteaux ordinaires, d'un geste qui signifiait: «Voyez donc, est-ce pauvre!» Mme Marty n'osait les trouver bien. Elle se pencha pour murmurer à l'oreille de Mme Desforges:
— Hein? n'aimez-vous pas mieux être servie par des hommes?… On est plus à l'aise.
Enfin, Marguerite apporta un manteau de soie garni de jais, qu'elle traitait avec respect. Et Mme Aurélie appela Denise.
— Servez à quelque chose, au moins… Mettez ça sur vos épaules.
Denise, frappée au coeur, désespérant de jamais réussir dans la maison, était demeurée immobile, les mains ballantes. On allait la renvoyer sans doute, les enfants seraient sans pain. Le brouhaha de la foule bourdonnait dans sa tête, elle se sentait chanceler, les muscles meurtris d'avoir soulevé des brassées de vêtements, besogne de manoeuvre qu'elle n'avait jamais faite. Pourtant, il lui fallut obéir, elle dut laisser Marguerite draper le manteau sur elle, comme sur un mannequin.
— Tenez-vous droite, dit Mme Aurélie.
Mais, presque aussitôt, on oublia Denise. Mouret venait d'entrer avec Vallagnosc et Bourdoncle; et il saluait ces dames, il recevait leurs compliments pour sa magnifique exposition des nouveautés d'hiver. On se récria forcément sur le salon oriental. Vallagnosc, qui achevait sa promenade à travers les comptoirs, témoignait plus de surprise que d'admiration; car, après tout, pensait-il dans sa nonchalance de pessimiste, ce n'était jamais que beaucoup de calicot à la fois. Quant à Bourdoncle, il oubliait qu'il était de l'établissement, il félicitait aussi son patron, afin de lui faire oublier ses doutes et ses préoccupations inquiètes du matin.
— Oui, oui, ça marche assez bien, je suis content, répétait Mouret radieux, répondant par un sourire aux tendres regards d'Henriette. Mais il ne faut pas que je vous dérange, mesdames.
Alors, tous les yeux revinrent sur Denise. Elle s'abandonnait aux mains de Marguerite, qui la faisait tourner lentement.
— Hein? qu'en pensez-vous? demanda Mme Marty à Mme Desforges.
Cette dernière décidait, en arbitre suprême de la mode.
— Il n'est pas mal, et de coupe originale… Seulement, il me semble peu gracieux de la taille.
— Oh! intervint Mme Aurélie, il faudrait le voir sur madame elle- même… Vous comprenez, il ne fait aucun effet sur mademoiselle, qui n'est guère étoffée… Redressez-vous donc, mademoiselle, donnez-lui toute son importance.
On sourit. Denise était devenue très pâle. Une honte la prenait, d'être ainsi changée en une machine qu'on examinait et dont on plaisantait librement. Mme Desforges, cédant à une antipathie de nature contraire, agacée par le visage doux de la jeune fille, ajouta méchamment:
— Sans doute, il irait mieux si la robe de mademoiselle était moins large.
Et elle jetait à Mouret le regard moqueur d'une Parisienne, que l'attifement ridicule d'une provinciale égayait. Celui-ci sentit la caresse amoureuse de ce coup d'oeil, le triomphe de la femme heureuse de sa beauté et de son art. Aussi, par gratitude d'homme adoré, crut-il devoir railler à son tour, malgré la bienveillance qu'il éprouvait pour Denise, dont sa nature galante subissait le charme secret.
— Puis, il faudrait être peignée, murmura-t-il.
Ce fut le comble. Le directeur daignait rire, toutes ces demoiselles éclatèrent. Marguerite risqua un léger gloussement de fille distinguée qui se retient; Clara avait lâché une vente, pour se faire du bon sang à son aise; même des vendeuses de la lingerie étaient venues, attirées par la rumeur. Quant à ces dames, elles s'amusaient plus discrètement, d'un air d'intelligence mondaine; tandis que, seul, le profil impérial de Mme Aurélie ne riait pas, comme si les beaux cheveux sauvages et les fines épaules virginales de la débutante l'eussent déshonorée, dans la bonne tenue de son rayon. Denise avait encore pâli, au milieu de tout ce monde qui se moquait. Elle se sentait violentée, mise à nu, sans défense. Quelle était donc sa faute, pour qu'on s'attaquât de la sorte à sa taille trop mince, à son chignon trop lourd? Mais elle souffrait surtout du rire de Mouret et de Mme Desforges, avertie par un instinct de leur entente, le coeur défaillant d'une douleur inconnue; cette dame était bien mauvaise, de s'en prendre ainsi à une pauvre fille qui ne disait rien; et lui, décidément, la glaçait d'une peur où tous ses autres sentiments sombraient, sans qu'elle pût les analyser. Alors, dans son abandon de paria, atteinte à ses plus intimes pudeurs de femme et révoltée contre l'injustice, elle étrangla les sanglots qui lui montaient à la gorge.
— N'est-ce pas? Qu'elle se peigne demain, c'est inconvenant, répétait à Mme Aurélie le terrible Bourdoncle, qui dès l'arrivée avait condamné Denise, plein de mépris pour ses petits membres.
Et la première vint enfin enlever le manteau des épaules de celle- ci, en lui disant tout bas:
— Eh bien! mademoiselle, voilà un joli début. Vraiment, si vous avez voulu montrer ce dont vous êtes capable… On n'est pas plus sotte.
Denise, de peur que les larmes ne lui jaillissent des yeux, se hâta de retourner au tas de vêtements qu'elle transportait et qu'elle classait sur un comptoir. Là, au moins, elle était perdue dans la foule, la fatigue l'empêchait de penser. Mais elle sentit près d'elle la vendeuse de la lingerie, qui, le matin déjà, avait pris sa défense. Cette dernière venait de suivre la scène, elle lui murmurait à l'oreille:
— Ma pauvre fille, ne soyez donc pas si sensible. Renfoncez ça, autrement on vous en fera bien d'autres… Moi qui vous parle, je suis de Chartres. Oui, parfaitement, Pauline Cugnot; et mes parents sont meuniers, là-bas… Eh bien! on m'aurait mangée, les premiers jours, si je ne m'étais pas mise en travers… Allons, du courage! donnez-moi la main, nous causerons gentiment, quand vous voudrez.
Cette main qui se tendait, redoubla le trouble de Denise. Elle la serra furtivement, elle se hâta d'enlever une lourde charge de paletots, craignant encore de mal faire et d'être grondée, si on lui savait une amie.
Cependant, Mme Aurélie elle-même venait de poser le manteau sur les épaules de Mme Marty, et l'on se récriait: Oh! très bien! ravissant! tout de suite, ça prenait une tournure. Mme Desforges déclara qu'on ne trouverait pas mieux. Il y eut des saluts, Mouret prit congé, tandis que Vallagnosc, qui avait aperçu aux dentelles Mme de Boves et sa fille, se hâta d'aller offrir son bras à la mère. Déjà Marguerite, debout devant une des caisses de l'entresol, appelait les divers achats de Mme Marty, qui paya et qui donna l'ordre de porter le paquet dans sa voiture. Mme Desforges avait retrouvé tous ses articles à la caisse 10. Puis, ces dames se rencontrèrent une fois encore dans le salon oriental. Elles partaient, mais ce fut au milieu d'une crise bavarde d'admiration. Mme Guibal elle-même s'exaltait.
— Oh! délicieux!… On se dirait là-bas!
— N'est-ce pas, un vrai harem? Et pas cher!
— Les Smyrne, ah! les Smyrne! quels tons, quelle finesse!
— Et ce Kurdistan, voyez donc! un Delacroix!
Lentement, la foule diminuait. Des volées de cloche, à une heure d'intervalle, avaient déjà sonné les deux premières tables du soir; la troisième allait être servie, et dans les rayons, peu à peu déserts, il ne restait que des clientes attardées, à qui leur rage de dépense faisait oublier l'heure. Du dehors ne venaient plus que les roulements des derniers fiacres, au milieu de la voix empâtée de Paris, un ronflement d'ogre repu, digérant les toiles et les draps, les soies et les dentelles, dont on le gavait depuis le matin. À l'intérieur, sous le flamboiement des becs de gaz, qui, brûlant dans le crépuscule, avaient éclairé les secousses suprêmes de la vente, c'était comme un champ de bataille encore chaud du massacre des tissus. Les vendeurs, harassés de fatigue, campaient parmi la débâcle de leurs casiers et de leurs comptoirs, que paraissait avoir saccagés le souffle furieux d'un ouragan. On longeait avec peine les galeries du rez-de-chaussée, obstruées par la débandade des chaises; il fallait enjamber, à la ganterie, une barricade de cartons, entassés autour de Mignot; aux lainages, on ne passait plus du tout, Liénard sommeillait au-dessus d'une mer de pièces, où des piles restées debout, à moitié détruites, semblaient des maisons dont un fleuve débordé charrie les ruines; et, plus loin, le blanc avait neigé à terre, on butait contre des banquises de serviettes, on marchait sur les flocons légers des mouchoirs. Mêmes ravages en haut, dans les rayons de l'entresol: les fourrures jonchaient les parquets, les confections s'amoncelaient comme des capotes de soldats mis hors de combat, les dentelles et la lingerie, dépliées, froissées, jetées au hasard, faisaient songer à un peuple de femmes qui se serait déshabillé là, dans le désordre d'un coup de désir; tandis que, en bas, au fond de la maison, le service du départ, en pleine activité, dégorgeait toujours les paquets dont il éclatait et qu'emportaient les voitures, dernier branle de la machine surchauffée. Mais, à la soie surtout, les clientes s'étaient ruées en masse; là, elles avaient fait place nette; on y passait librement, le hall restait nu, tout le colossal approvisionnement du Paris-Bonheur venait d'être déchiqueté, balayé, comme sous un vol de sauterelles dévorantes. Et, au milieu de ce vide, Hutin et Favier feuilletaient leurs cahiers de débit, calculaient leur tant pour cent, essoufflés de la lutte. Favier s'était fait quinze francs, Hutin n'avait pu arriver qu'à treize, battu ce jour-là, enragé de sa mauvaise chance. Leurs yeux s'allumaient de la passion du gain, tout le magasin autour d'eux alignait également des chiffres et flambait d'une même fièvre, dans la gaieté brutale des soirs de carnage.
— Eh bien! Bourdoncle, cria Mouret, tremblez-vous encore?
Il était revenu à son poste favori, en haut de l'escalier de l'entresol, contre la rampe; et, devant le massacre d'étoffes qui s'étalait sous lui, il avait un rire victorieux. Ses craintes du matin, ce moment d'impardonnable faiblesse que personne ne connaîtrait jamais, le jetait à un besoin tapageur de triomphe. La campagne était donc définitivement gagnée, le petit commerce du quartier mis en pièces, le baron Hartmann conquis, avec ses millions et ses terrains. Pendant qu'il regardait les caissiers penchés sur leurs registres, additionnant les longues colonnes de chiffres, pendant qu'il écoutait le petit bruit de l'or, tombant de leurs doigts dans les sébiles de cuivre, il voyait déjà le Bonheur des Dames grandir démesurément, élargir son hall, prolonger ses galeries jusqu'à la rue du Dix-Décembre.
— Et maintenant, reprit-il, êtes-vous convaincu que la maison est trop petite?… On aurait vendu le double.
Bourdoncle s'humiliait, ravi du reste d'être dans son tort. Mais un spectacle les rendit graves. Comme tous les soirs, Lhomme, premier caissier de la vente, venait de centraliser les recettes particulières de chaque caisse; après les avoir additionnées, il affichait la recette totale, en embrochant dans sa pique de fer la feuille où elle était inscrite; et il montait ensuite cette recette à la caisse centrale, dans un portefeuille et dans des sacs, selon la nature du numéraire. Ce jour-là, l'or et l'argent dominaient, il gravissait lentement l'escalier, portant trois sacs énormes. Privé de son bras droit, coupé au coude, il les serrait son bras gauche contre sa poitrine, il en maintenait un avec son menton, pour l'empêcher de glisser. Son souffle fort s'entendait de loin, il passait, écrasé et superbe, au milieu du respect des commis.
— Combien, Lhomme? demanda Mouret.
Le caissier répondit:
— Quatre-vingt mille sept cent quarante-deux francs dix centimes!
Un rire de jouissance souleva le Bonheur des Dames. Le chiffre courait. C'était le plus gros chiffre qu'une maison de nouveautés eût encore jamais atteint en un jour.
Et, le soir, lorsque Denise monta se coucher, elle s'appuyait aux cloisons de l'étroit corridor, sous le zinc de la toiture. Dans sa chambre, la porte fermée, elle s'abandonna sur le lit, tellement les pieds lui faisaient du mal. Longtemps, elle regarda d'un air hébété la table de toilette, l'armoire, toute cette nudité d'hôtel garni. C'était donc là qu'elle allait vivre; et sa première journée se creusait, abominable, sans fin. Jamais elle ne trouverait le courage de la recommencer. Puis, elle s'aperçut qu'elle était vêtue de soie; cet uniforme l'accablait, elle eut l'enfantillage, pour défaire sa malle, de vouloir remettre sa vieille robe de laine, restée au dossier d'une chaise. Mais quand elle fut rentrée dans ce pauvre vêtement à elle, une émotion l'étrangla, les sanglots qu'elle contenait depuis le matin crevèrent brusquement en un flot de larmes chaudes. Elle était retombée sur le lit, elle pleurait au souvenir de ses deux enfants, elle pleurait toujours sans avoir la force de se déchausser, ivre de fatigue et de tristesse.
V
Le lendemain, Denise était descendue au rayon depuis une demi- heure à peine, lorsque Mme Aurélie lui dit de sa voix brève.
— Mademoiselle, on vous demande à la direction.
La jeune fille trouva Mouret seul, assis dans le grand cabinet tendu de reps vert. Il venait de se rappeler «la mal peignée», comme la nommait Bourdoncle; et lui qui répugnait d'ordinaire au rôle de gendarme, il avait eu l'idée de la faire comparaître pour la secouer un peu, si elle était toujours fagotée en provinciale. La veille, malgré sa plaisanterie, il avait éprouvé devant Mme Desforges, une contrariété d'amour-propre, en voyant discuter l'élégance d'une de ses vendeuses. C'était, chez lui, un sentiment confus, un mélange de sympathie et de colère.
— Mademoiselle, commença-t-il, nous vous avions pris par égard pour votre oncle, et il ne faut pas nous mettre dans la triste nécessité…
Mais il s'arrêta. En face de lui, de l'autre côté du bureau, Denise se tenait droite, sérieuse et pâle. Sa robe de soie n'était plus trop large, serrant sa taille ronde, moulant les lignes pures de ses épaules de vierge; et, si sa chevelure, nouée en grosses tresses, restait sauvage, elle tâchait du moins de se contenir. Après s'être endormie toute vêtue, les yeux épuisés de larmes, la jeune fille, en se réveillant vers quatre heures, avait eu honte de cette crise de sensibilité nerveuse. Et elle s'était mise immédiatement à rétrécir la robe, elle avait passé une heure devant l'étroit miroir, le peigne dans ses cheveux, sans pouvoir les réduire, comme elle l'aurait voulu.
— Ah! Dieu merci! murmura Mouret, vous êtes mieux, ce matin…
Seulement, ce sont encore ces diablesses de mèches!
Il s'était levé, il vint corriger sa coiffure, du même geste familier dont Mme Aurélie avait essayé de le faire la veille.
— Tenez! rentrez donc ça derrière l'oreille… Le chignon est trop haut.
Elle n'ouvrait pas la bouche, elle se laissait arranger. Malgré son serment d'être forte, elle était arrivée toute froide dans le cabinet, avec la certitude qu'on l'appelait pour lui signifier son renvoi. Et l'évidente bienveillance de Mouret ne la rassurait pas, elle continuait à le redouter, à ressentir près de lui ce malaise qu'elle expliquait par un trouble bien naturel, devant l'homme puissant dont sa destinée dépendait. Quand il la vit si tremblante sous ses mains qui lui effleuraient la nuque, il eut regret de ce mouvement d'obligeance, car il craignait surtout de perdre son autorité.
— Enfin, mademoiselle, reprit-il en mettant de nouveau le bureau entre elle et lui, tâchez de veiller sur votre tenue. Vous n'êtes pas à Valognes, étudiez nos Parisiennes… Si le nom de votre oncle a suffi pour vous ouvrir notre maison, je veux croire que vous tiendrez ce que votre personne m'a semblé promettre. Le malheur est que tout le monde ici ne partage point mon avis… Vous voilà prévenue, n'est-ce pas? Ne me faites pas mentir.
Il la traitait en enfant, avec plus de pitié que de bonté, sa curiosité du féminin simplement mise en éveil par la femme troublante qu'il sentait naître chez cette enfant pauvre et maladroite. Et elle, pendant qu'il la sermonnait, ayant aperçu le portrait de Mme Hédouin, dont le beau visage régulier souriait gravement dans le cadre d'or, se trouvait reprise d'un frisson, malgré les paroles encourageantes qu'il lui adressait. C'était la dame morte, celle que le quartier l'accusait d'avoir tuée, pour fonder la maison sur le sang de ses membres.
Mouret parlait toujours.
— Allez, dit-il enfin, assis et continuant à écrire.
Elle s'en alla, elle eut dans le corridor un soupir de profond soulagement.
À partir de ce jour, Denise montra son grand courage. Sous les crises de sa sensibilité, il y avait une raison sans cesse agissante, toute une bravoure d'être faible et seul, s'obstinant gaiement au devoir qu'elle s'imposait. Elle faisait peu de bruit, elle allait devant elle, droit à son but, par-dessus les obstacles; et cela simplement, naturellement, car sa nature même était dans cette douceur invincible.
D'abord, elle eut à surmonter les terribles fatigues du rayon. Les paquets de vêtements lui cassaient les bras, au point que, pendant les six premières semaines, elle criait la nuit en se retournant, courbaturée, les épaules meurtries. Mais elle souffrit plus encore de ses souliers, de gros souliers apportés de Valognes, et que le manque d'argent l'empêchait de remplacer par des bottines légères. Toujours debout, piétinant du matin au soir, grondée si on la voyait s'appuyer une minute contre la boiserie, elle avait les pieds enflés, des petits pieds de fillette qui semblaient broyés dans des brodequins de torture; les talons battaient de fièvre, la plante s'était couverte d'ampoules, dont la peau arrachée se collait à ses bas. Puis, elle éprouvait un délabrement du corps entier, les membres et les organes tirés par cette lassitude des jambes, de brusques troubles dans son sexe de femme, que trahissaient les pâles couleurs de sa chair. Et elle, si mince, l'air si fragile, résista, pendant que beaucoup de vendeuses devaient quitter les nouveautés, atteintes de maladies spéciales. Sa bonne grâce à souffrir, l'entêtement de sa vaillance la maintenaient souriante et droite, lorsqu'elle défaillait, à bout de forces, épuisée par un travail auquel des hommes auraient succombé.
Ensuite, son tourment fut d'avoir le rayon contre elle. Au martyre physique s'ajoutait la sourde persécution de ses camarades. Après deux mois de patience et de douceur, elle ne les avait pas encore désarmées. C'étaient des mots blessants, des inventions cruelles, une mise à l'écart qui la frappait au coeur, dans son besoin de tendresse. On l'avait longtemps plaisantée sur son début fâcheux; les mots de «sabot», de «tête de pioche» circulaient, celles qui manquaient une vente étaient envoyées à Valognes, elle passait enfin pour la bête du comptoir. Puis, lorsqu'elle se révéla plus tard comme une vendeuse remarquable, au courant désormais du mécanisme de la maison, il y eut une stupeur indignée; et, à partir de ce moment, ces demoiselles s'entendirent de manière à ne jamais lui laisser une cliente sérieuse. Marguerite et Clara la poursuivaient d'une haine instinctive, serraient les rangs pour ne pas être mangées par cette nouvelle venue, qu'elles redoutaient sous leur affectation de dédain. Quant à Mme Aurélie, elle était blessée de la réserve fière de la jeune fille, qui ne tournait pas autour de sa jupe d'un air d'admiration caressante; aussi l'abandonnait-elle aux rancunes de ses favorites, des préférées de sa Cour, toujours agenouillées, occupées à la nourrir d'une flatterie continue, dont sa forte personne autoritaire avait besoin pour s'épanouir. Un instant, la seconde, Mme Frédéric, parut ne pas entrer dans le complot; mais ce devait être par inadvertance, car elle se montra également dure, dès qu'elle s'aperçut des ennuis où ses bonnes manières pouvaient la mettre. Alors l'abandon fut complet, toutes s'acharnèrent sur «la mal peignée», celle-ci vécut dans une lutte de chaque heure, n'arrivant avec tout son courage qu'à se maintenir au rayon, difficilement.
Maintenant, telle était sa vie. Il lui fallait sourire, faire la brave et la gracieuse, dans une robe de soie qui ne lui appartenait point; et elle agonisait de fatigue, mal nourrie, mal traitée, sous la continuelle menace d'un renvoi brutal. Sa chambre était son unique refuge, le seul endroit où elle s'abandonnait encore à des crises de larmes, lorsqu'elle avait trop souffert durant le jour. Mais un froid terrible y tombait du zinc de la toiture, couverte des neiges de décembre; elle devait se pelotonner dans son lit, jeter tous ses vêtements sur elle, pleurer sous la couverture, pour que la gelée ne lui gerçât pas le visage. Mouret ne lui adressait plus la parole. Quand elle rencontrait le regard sévère de Bourdoncle pendant le service, elle était prise d'un tremblement, car elle sentait en lui un ennemi naturel, qui ne lui pardonnerait pas la plus légère faute. Et, au milieu de cette hostilité générale, l'étrange bienveillance de l'inspecteur Jouve l'étonnait; s'il la trouvait à l'écart, il lui souriait, cherchait un mot aimable; deux fois, il lui avait évité des réprimandes, sans qu'elle lui en témoignât de la gratitude, plus troublée que touchée de sa protection.
Un soir, après le dîner, comme ces demoiselles rangeaient les armoires, Joseph vint avertir Denise qu'un jeune homme la demandait, en bas. Elle descendit, très inquiète.
— Tiens! dit Clara, la mal peignée a donc un amoureux?
— Faut avoir faim, dit Marguerite.
En bas, sous la porte, Denise trouva son frère Jean. Elle lui avait formellement défendu de se présenter ainsi au magasin, ce qui produisait le plus mauvais effet. Mais elle n'osa le gronder, tellement il paraissait hors de lui, sans casquette, essoufflé d'être venu en courant du faubourg du Temple.
— As-tu dix francs? balbutia-t-il. Donne-moi dix francs ou je suis un homme perdu.
Ce grand galopin aux cheveux blonds envolés, était si drôle, avec son beau visage de fille, en lançant cette phrase de mélodrame, qu'elle aurait souri, sans l'angoisse où la mettait la demande d'argent.
— Comment! dix francs? murmura-t-elle. Qu'y a-t-il donc?
Il rougit, il expliqua qu'il avait rencontré la soeur d'un camarade. Denise le fit taire, gagnée par son embarras, n'ayant pas besoin d'en savoir davantage. À deux reprises, il était accouru déjà pour pratiquer des emprunts semblables; mais il s'agissait seulement, la première fois de vingt-cinq sous, et la seconde de trente sous. Toujours il retombait dans des histoires de femme.
— Je ne peux pas te donner dix francs, reprit-elle. Le mois de Pépé n'est pas encore payé, et j'ai tout juste l'argent. Il me restera à peine de quoi acheter des bottines dont j'ai grand besoin… À la fin, tu n'es pas raisonnable, Jean. C'est très mal.
— Alors, je suis perdu, répéta-t-il avec un geste tragique. Écoute, petite soeur: c'est une grande brune, nous sommes allés au café en compagnie du frère, moi je ne me doutais pas que les consommations…
Elle dut l'interrompre de nouveau, et comme des larmes montaient aux yeux du cher écervelé, elle tira son porte-monnaie, en sortit une pièce de dix francs, qu'elle lui glissa dans la main. Tout de suite, il se mit à rire.
— Je savais bien… Mais, parole d'honneur! jamais plus désormais! Il faudrait être un fameux chenapan.
Et il reprit sa course, après l'avoir baisée sur les joues comme un fou. Dans le magasin, des employés s'étonnaient.
Cette nuit-là, Denise dormit d'un mauvais sommeil. Depuis son entrée au Bonheur des Dames, l'argent était son cruel souci. Elle restait toujours au pair, sans appointements fixes; et, comme ces demoiselles du rayon l'empêchaient de vendre, elle arrivait tout juste à payer la pension de Pépé, grâce aux clientes sans conséquence qu'on lui abandonnait. C'était pour elle une misère noire, la misère en robe de soie. Souvent elle devait passer la nuit, elle entretenait son mince trousseau, reprisant son linge, raccommodant ses chemises comme de la dentelle; sans compter qu'elle avait posé des pièces à ses souliers, aussi adroitement qu'un cordonnier aurait pu le faire. Elle risquait des lessives dans sa cuvette. Mais sa vieille robe de laine l'inquiétait surtout; elle n'en avait pas d'autre, elle était forcée de la remettre chaque soir, quand elle quittait la soie d'uniforme, ce qui l'usait terriblement; une tache lui donnait la fièvre, le moindre accroc devenait une catastrophe. Et rien à elle, pas un sou, pas de quoi acheter les menus objets dont une femme a besoin; elle avait dû attendre quinze jours pour renouveler sa provision de fil et d'aiguilles. Aussi étaient-ce des désastres, lorsque Jean, avec ses histoires d'amour, tombait tout d'un coup et saccageait le budget. Une pièce de vingt sous emportée creusait un gouffre. Quant à trouver dix francs le lendemain, il ne fallait pas y songer un instant. Jusqu'au petit jour, elle eut des cauchemars, Pépé jeté à la rue, tandis qu'elle retournait les pavés de ses doigts meurtris, pour voir s'il n'y avait pas de l'argent dessous.
Le lendemain, justement, elle eut à sourire, à jouer son rôle de fille bien mise. Des clientes connues vinrent au rayon, Mme Aurélie l'appela plusieurs fois, lui jeta sur les épaules des manteaux, afin qu'elle en fit valoir les coupes nouvelles. Et, tandis qu'elle se cambrait, avec des grâces imposées de gravures de mode, elle songeait aux quarante francs de la pension de Pépé, qu'elle avait promis de payer le soir. Elle se passerait bien encore de bottines, ce mois-là; mais, en joignant même aux trente francs qui lui restaient, les quatre francs mis de côté sou à sou, cela ne lui ferait jamais que trente-quatre francs; et, où prendrait-elle six francs pour compléter la somme? C'était une angoisse dont son coeur défaillait.
— Remarquez, les épaules sont libres, disait Mme Aurélie. C'est très distingué et très commode… Mademoiselle peut croiser les bras.
— Oh! parfaitement, répétait Denise, qui gardait un air aimable.
On ne le sent pas… Madame en sera contente.
Maintenant, elle se reprochait d'être allée, l'autre dimanche, chercher Pépé chez Mme Gras, pour le promener aux Champs-Élysées. Le pauvre enfant sortait si rarement avec elle! Mais il avait fallu lui acheter du pain d'épice et une pelle, puis le mener voir Guignol; et tout de suite cela était monté à vingt-neuf sous. Vraiment, Jean ne songeait guère au petit, lorsqu'il faisait des sottises. Ensuite, tout retombait sur elle.
— Du moment qu'il ne plaît pas à madame…, reprenait la première. Tenez! mademoiselle, mettez la rotonde, afin que madame juge.
Et Denise marchait à petit pas, la rotonde aux épaules, en disant:
— Elle est plus chaude… C'est la mode de cette année.
Jusqu'au soir, derrière sa bonne grâce de métier, elle se tortura ainsi pour savoir où trouver de l'argent. Ces demoiselles, débordées, lui laissèrent faire une vente importante; mais on était au mardi, il fallait attendre quatre jours, avant de toucher la semaine. Après le dîner, elle résolut de remettre au lendemain sa visite chez Mme Gras. Elle s'excuserait, dirait avoir été retenue; et d'ici là, peut-être aurait-elle les six francs.
Comme Denise évitait les moindres dépenses, elle montait se coucher de bonne heure. Que pouvait-elle faire sur les trottoirs, sans un sou, avec sa sauvagerie, et toujours inquiétée par la grande ville, où elle ne connaissait que les rues voisines du magasin? Après s'être risquée jusqu'au Palais-Royal, pour prendre l'air, elle rentrait vite, s'enfermait, se mettait à coudre ou à savonner. C'était, le long du couloir des chambres, une promiscuité de caserne, des filles souvent peu soignées, des commérages d'eaux de toilette et de linges sales, toute une aigreur qui se dépensait en brouilles et en raccommodements continuels. Du reste, défense de remonter pendant le jour; elles ne vivaient pas là, elles y logeaient la nuit, n'y rentrant le soir qu'à la dernière minute, s'en échappant le matin, endormies encore, mal réveillées par un débarbouillage rapide; et ce coup de vent qui balayait sans cesse le couloir, la fatigue des treize heures de travail qui les jetait au lit sans un souffle, achevaient de changer les combles en une auberge traversée par la maussaderie éreintée d'une débandade de voyageurs. Denise n'avait pas d'amie. De toutes ces demoiselles, une seule, Pauline Cugnot, lui témoignait quelque tendresse; et encore, les rayons des confections et de la lingerie, installés côte à côte, se trouvant en guerre ouverte, la sympathie des deux vendeuses avait dû jusque-là se borner à de rares paroles, échangées en courant. Pauline occupait bien une chambre voisine, à droite de la chambre de Denise; mais, comme elle disparaissait au sortir de table et ne revenait pas avant onze heures, cette dernière l'entendait seulement se mettre au lit, sans jamais la rencontrer, en dehors des heures de travail.
Cette nuit-là, Denise s'était résignée à faire de nouveau le cordonnier. Elle tenait ses souliers, les examinait, regardait comment elle pourrait les mener au bout du mois. Enfin, avec une forte aiguille, elle avait pris le parti de recoudre les semelles, qui menaçaient de quitter l'empeigne. Pendant ce temps, un col et des manches trempaient dans la cuvette, pleine d'eau de savon.
Chaque soir, elle entendait les mêmes bruits, ces demoiselles qui rentraient une à une, de courtes conversations chuchotées, des rires, parfois des querelles, qu'on étouffait. Puis, les lits craquaient, il y avait des bâillements; et les chambres tombaient à un lourd sommeil. Sa voisine de gauche rêvait souvent tout haut, ce qui l'avait effrayée d'abord. Peut-être, d'autres, à son exemple, veillaient-elles pour se raccommoder, malgré le règlement; mais ce devait être avec les précautions qu'elle prenait elle-même, les gestes ralentis, les moindres chocs évités, car un silence frissonnant sortait seul des portes closes.
Onze heures étaient sonnées depuis dix minutes, lorsqu'un bruit de pas lui fit lever la tête. Encore une de ces demoiselles qui se trouvait en retard! Et elle reconnut Pauline, en entendant celle- ci ouvrir la porte d'à côté. Mais elle demeura stupéfaite: la lingère revenait doucement et frappait chez elle.
— Dépêchez-vous, c'est moi.
Il était défendu aux vendeuses de se recevoir dans leurs chambres. Aussi Denise tourna-t-elle la clef vivement, pour que sa voisine ne fût pas surprise par Mme Cabin, qui veillait à la stricte observation du règlement.
— Elle était là? demanda-t-elle en refermant la porte.
— Qui? Mme Cabin? dit Pauline. Oh! ce n'est pas d'elle que j'ai peur… Avec cent sous!
Puis elle ajouta:
— Voici longtemps que je veux causer. En bas, on ne peut jamais… Puis, vous m'avez eu l'air si triste, ce soir, à table!
Denise la remerciait, la priait de s'asseoir, touchée de son air de bonne fille. Mais, dans le trouble où cette visite imprévue la mettait, elle n'avait pas lâché le soulier qu'elle était en train de recoudre; et les yeux de Pauline tombèrent sur ce soulier. Elle hocha la tête, regarda autour d'elle, aperçut les manches et le col dans la cuvette.
— Ma pauvre enfant, je m'en doutais, reprit-elle. Allez! je connais ça. Dans les premiers temps, quand je suis arrivée de Chartres, et que le père Cugnot ne m'envoyait pas un sou, j'en ai lavé de ces chemises! Oui, oui, jusqu'à mes chemises! J'en avais deux, vous en auriez toujours trouvé une qui trempait.
Elle s'était assise, essoufflée d'avoir couru. Sa large face, aux petits yeux vifs, à la grande bouche tendre, avait une grâce, sous l'épaisseur des traits. Et, sans transition, tout d'un coup, elle conta son histoire: sa jeunesse au moulin, le père Cugnot ruiné par un procès, et qui l'avait envoyée à Paris faire fortune, avec vingt francs dans la poche; ensuite, ses débuts comme vendeuse, d'abord au fond d'un magasin des Batignolles, puis au Bonheur des Dames, de terribles débuts, toutes les blessures et toutes les privations; enfin, sa vie actuelle, les deux cents francs qu'elle gagnait par mois, les plaisirs qu'elle prenait, l'insouciance où elle laissait couler ses journées. Des bijoux, une broche, une chaîne de montre, luisaient sur sa robe de drap gros bleu, pincée coquettement à la taille; et elle souriait sous sa toque de velours, ornée d'une grande plume grise.
Denise était devenue très rouge, avec son soulier. Elle voulait balbutier une explication.
— Puisque ça m'est arrivé! répéta Pauline. Voyons, je suis votre aînée, j'ai vingt-six ans et demi, sans que cela paraisse… Contez-moi vos petites affaires.
Alors, Denise céda, devant cette amitié qui s'offrait si franchement. Elle s'assit en jupon, un vieux châle noué sur les épaules, près de Pauline en toilette; et une bonne causerie s'engagea entre elles. Il gelait dans la chambre, le froid semblait y couler des murs mansardés, d'une nudité de prison; mais elles ne s'apercevaient pas que leurs doigts avaient l'onglée, elles étaient toutes à leurs confidences. Peu à peu, Denise se livra, parla de Jean et de Pépé, dit combien la question d'argent la torturait; ce qui les amena toutes deux à tomber sur ces demoiselles des confections. Pauline se soulageait.
— Oh! les mauvaises teignes! Si elles se conduisaient en bonnes camarades, vous pourriez vous faire plus de cent francs.
— Tout le monde m'en veut, sans que je sache pourquoi, disait Denise gagnée par les larmes. Ainsi M. Bourdoncle est sans cesse à me guetter, pour me prendre en faute, comme si je le gênais… Il n'y a guère que le père Jouve…
L'autre l'interrompit.
— Ce vieux singe d'inspecteur! Ah! ma chère, ne vous y fiez point… Vous savez, les hommes qui ont des grands nez comme ça! Il a beau étaler sa décoration, on raconte une histoire qu'il aurait eue chez nous, à la lingerie… Mais que vous êtes donc enfant de vous chagriner ainsi! Est-ce malheureux d'être si sensible! Pardi! ce qui vous arrive, arrive à toutes: on vous fait payer la bienvenue.
Elle lui saisit les mains, elle l'embrassa, emportée par son bon coeur. La question d'argent était plus grave. Certainement, une pauvre fille ne pouvait soutenir ses deux frères, payer la pension du petit et régaler les maîtresses du grand, en ramassant les quelques sous douteux dont les autres ne voulaient point; car il était à craindre qu'on ne l'appointât pas avant la reprise des affaires, en mars.
— Écoutez, il est impossible que vous teniez le coup davantage, dit Pauline. Moi, à votre place…
Mais un bruit, venu du corridor, la fit taire. C'était peut-être Marguerite, qu'on accusait de se promener en chemise de nuit, pour moucharder le sommeil des autres. La lingère, qui serrait toujours les mains de son amie, la regarda un moment en silence, l'oreille tendue. Puis, elle recommença très bas, d'un air de tendre conviction:
— Moi, à votre place, je prendrais quelqu'un.
— Comment, quelqu'un? murmura Denise, sans comprendre d'abord.
Lorsqu'elle eut compris, elle retira ses mains, elle resta toute sotte. Ce conseil la gênait comme une idée qui ne lui était jamais venue, et dont elle ne voyait pas l'avantage.
— Oh! non, répondit-elle simplement.
— Alors, continua Pauline, vous ne vous en sortirez pas, c'est moi qui vous le dis!… Les chiffres sont là: quarante francs pour le petit, des pièces de cent sous de temps à autre au grand; et vous ensuite, vous qui ne pouvez toujours aller mise comme une pauvresse, avec des souliers dont ces demoiselles plaisantent; oui, parfaitement, vos souliers vous font du tort… Prenez quelqu'un, ce sera beaucoup mieux.
— Non, répéta Denise.
— Eh bien! vous n'êtes pas raisonnable… C'est forcé, ma chère, et si naturel! Nous avons toutes passé par là. Moi, tenez! j'étais au pair, comme vous. Pas un liard. On est couchée et nourrie, bien sûr; mais il y a la toilette, puis il est impossible de rester sans un sou, renfermée dans sa chambre, à regarder voler les mouches. Alors, mon Dieu! il faut se laisser aller…
Et elle parla de son premier amant, un clerc d'avoué, qu'elle avait connu dans une partie, à Meudon. Après celui-là, elle s'était mise avec un employé des postes. Enfin, depuis l'automne, elle fréquentait un vendeur du Bon Marché, un grand garçon très gentil, chez lequel elle passait toutes ses heures libres. Jamais qu'un à la fois, du reste. Elle était honnête, elle s'indignait, lorsqu'on parlait de ces filles qui se donnent au premier venu.
— Je ne vous dis point de vous mal conduire, au moins! reprit- elle vivement. Ainsi je ne voudrais pas être rencontrée en compagnie de votre Clara, de peur qu'on ne m'accusât de faire la noce comme elle. Mais, quand on est tranquillement avec quelqu'un, et qu'on n'a aucun reproche à s'adresser… Ça vous semble donc vilain?
— Non, répondit Denise. Ça ne me va pas, voilà tout.
Il y eut un nouveau silence. Dans la petite chambre glacée, toutes deux se souriaient, émues de cette conversation à voix basse.
— Et puis, il faudrait d'abord avoir de l'amitié pour quelqu'un, reprit-elle, les joues roses.
La lingère fut très étonnée. Elle finit par rire, et elle l'embrassa une seconde fois, en disant:
— Mais, ma chérie, quand on se rencontre et qu'on se plaît! Êtes- vous drôle! On ne vous forcera pas… Voyons, voulez-vous que dimanche Baugé nous conduise quelque part à la campagne? Il amènera un de ses amis.
— Non, répéta Denise avec une douceur entêtée.
Alors, Pauline n'insista plus. Chacune était maîtresse d'agir à son goût. Ce qu'elle en avait dit, c'était par bonté de coeur, car elle éprouvait un véritable chagrin de voir si malheureuse une camarade. Et, comme minuit allait sonner, elle se leva pour partir. Mais, auparavant, elle força Denise à accepter les six francs qui lui manquaient, en la suppliant de ne pas se gêner, de ne les rendre que lorsqu'elle gagnerait davantage.
— Maintenant, ajouta-t-elle, éteignez votre bougie, pour qu'on ne sache pas quelle porte s'ouvre… Vous la rallumerez ensuite.
La bougie éteinte, toutes deux se serrèrent encore les mains; et Pauline fila légèrement, rentra chez elle, sans laisser d'autres bruits que le frôlement de sa jupe, au milieu du sommeil écrasé de fatigue, des autres petites chambres.
Avant de se mettre au lit, Denise voulut achever de recoudre son soulier et faire son savonnage. Le froid devenait plus vif, à mesure que la nuit avançait. Mais elle ne le sentait pas, cette causerie avait remué tout le sang de son coeur. Elle n'était point révoltée, il lui semblait bien permis d'arranger l'existence comme on l'entendait, lorsqu'on se trouvait seule et libre sur la terre. Jamais elle n'avait obéi à des idées, sa raison droite et sa nature saine la maintenaient simplement dans l'honnêteté où elle vivait. Vers une heure, elle se coucha enfin. Non, elle n'aimait personne. Alors, à quoi bon déranger sa vie, gâter le dévouement maternel qu'elle avait voué à ses deux frères? Pourtant, elle ne s'endormait pas, des frissons tièdes montaient à sa nuque, l'insomnie faisait passer devant ses paupières closes des formes indistinctes, qui s'évanouissaient dans la nuit.
À partir de ce moment, Denise s'intéressa aux histoires tendres de son rayon. En dehors des heures de gros travail, on y vivait dans une préoccupation constante de l'homme. Des commérages couraient, des aventures égayaient ces demoiselles pendant huit jours. Clara était un scandale, avait trois entreteneurs, disait-on, sans compter la queue d'amants de hasard, qu'elle traînait derrière elle; et, si elle ne quittait pas le magasin, où elle travaillait le moins possible, dans le dédain d'un argent gagné plus agréablement ailleurs, c'était pour se couvrir aux yeux de sa famille; car elle avait la continuelle terreur du père Prunaire, qui menaçait de tomber à Paris lui casser les bras et les jambes à coups de sabot. Au contraire, Marguerite se conduisait bien, on ne lui connaissait pas d'amoureux; cela causait une surprise, toutes se racontaient son aventure, les couches qu'elle était venue cacher à Paris; alors, comment avait-elle pu faire cet enfant, si elle était vertueuse? et certaines parlaient d'un hasard, en ajoutant qu'elle se gardait maintenant pour son cousin de Grenoble. Ces demoiselles plaisantaient aussi Mme Frédéric, lui prêtaient des relations discrètes avec de grands personnages; la vérité était qu'on ne savait rien de ses affaires de coeur; elle disparaissait le soir, raidie dans sa maussaderie de veuve, l'air pressé, sans que personne pût dire où elle courait si fort. Quant aux passions de Mme Aurélie, à ses prétendues fringales de jeunes hommes obéissants, elles étaient certainement fausses: on inventait cela entre vendeuses mécontentes, histoire de rire. Peut-être la première avait-elle témoigné autrefois trop de maternité à un ami de son fils, seulement elle occupait aujourd'hui, dans les nouveautés, une situation de femme sérieuse, qui ne s'amusait plus à de pareils enfantillages. Puis, venait le troupeau, la débandade du soir, neuf sur dix que des amants attendaient à la porte; c'était, sur la place Gaillon, le long de la rue de la Michodière et de la rue Neuve-Saint-Augustin, toute une faction d'hommes immobiles, guettant du coin de l'oeil; et, quand le défilé commençait, chacun tendait le bras, emmenait la sienne, disparaissait en causant, avec une tranquillité maritale.
Mais ce qui troubla le plus Denise, ce fut de surprendre le secret de Colomban. À toute heure, elle le trouvait de l'autre côté de la rue, sur le seuil du Vieil Elbeuf, les yeux levés et ne quittant pas du regard ces demoiselles des confections. Quand il se sentait guetté par elle, il rougissait, détournait la tête, comme s'il eût redouté que la jeune fille ne le vendît à sa cousine Geneviève, bien qu'il n'y eût plus aucuns rapports entre les Baudu et leur nièce, depuis l'entrée de celle-ci au Bonheur des Dames. D'abord, elle le crut amoureux de Marguerite, à voir ses airs transis d'amant qui désespère, car Marguerite, sage et couchant au magasin, n'était point commode. Puis, elle resta stupéfaite lorsqu'elle acquit la certitude que les regards ardents du commis s'adressaient à Clara. Il y avait des mois qu'il brûlait ainsi, sur le trottoir d'en face, sans trouver le courage de se déclarer; et cela pour une fille libre, qui demeurait rue Louis-le-Grand, qu'il aurait pu aborder, avant qu'elle s'en allât chaque soir au bras d'un nouvel homme! Clara elle-même ne paraissait pas se douter de sa conquête. La découverte de Denise l'emplit d'une émotion douloureuse. Était-ce donc si bête, l'amour? Quoi! ce garçon qui avait tout un bonheur sous la main, et qui gâtait sa vie, et qui adorait une gueuse comme un saint-sacrement! À partir de ce jour, elle éprouva un serrement de coeur, chaque fois qu'elle aperçut, derrière les carreaux verdâtres du Vieil Elbeuf, le profil pâle et souffrant de Geneviève.
Le soir, Denise songeait ainsi, en regardant ces demoiselles s'en aller avec leurs amants. Celles qui ne couchaient pas au Bonheur des Dames, disparaissaient jusqu'au lendemain, rapportaient à leurs rayons l'odeur du dehors dans leurs jupes, tout un inconnu troublant. Et la jeune fille devait parfois répondre par un sourire au signe de tête amical dont la saluait Pauline, que Baugé attendait régulièrement dès huit heures et demie, debout à l'angle de la fontaine Gaillon. Puis, après être sortie la dernière et avoir fait son tour furtif de promenade, toujours seule, elle était rentrée la première, elle travaillait ou se couchait, la tête occupée d'un rêve, prise de curiosité sur cette existence de Paris, qu'elle ignorait. Certes, elle ne jalousait pas ces demoiselles, elle était heureuse de sa solitude, de cette sauvagerie où elle vivait enfermée, comme au fond d'un refuge; mais son imagination l'emportait, tâchait de deviner les choses, évoquait les plaisirs sans cesse contés devant elle, les cafés, les restaurants, les théâtres, les dimanches passés sur l'eau et dans les guinguettes. Toute une fatigue d'esprit lui en restait, un désir mêlé de lassitude; et il lui semblait être déjà rassasiée de ces amusements, dont elle n'avait jamais goûté.
Cependant, il y avait peu de place pour les songeries dangereuses, au milieu de son existence de travail. Dans le magasin, sous l'écrasement des treize heures de besogne, on ne pensait guère à des tendresses, entre vendeurs et vendeuses. Si la bataille continuelle de l'argent n'avait effacé les sexes, il aurait suffi, pour tuer le désir, de la bousculade de chaque minute, qui occupait la tête et rompait les membres. À peine pouvait-on citer quelques rares liaisons d'amour, parmi les hostilités et les camaraderies d'homme à femme, les coudoiements sans fin de rayon à rayon. Tous n'étaient plus que des rouages, se trouvaient emportés par le branle de la machine, abdiquant leur personnalité, additionnant simplement leurs forces, dans ce total banal et puissant de phalanstère. Au-dehors seulement, reprenait la vie individuelle, avec la brusque flambée des passions qui se réveillaient.
Denise vit pourtant un jour Albert Lhomme, le fils de la première, glisser un billet dans la main d'une demoiselle de la lingerie, après avoir traversé plusieurs fois le rayon d'un air d'indifférence. On arrivait alors à la morte-saison d'hiver, qui va de décembre à février; et elle avait des moments de repos, des heures passées debout, les yeux perdus dans les profondeurs du magasin, à attendre les clientes. Les vendeuses des confections voisinaient surtout avec les vendeurs des dentelles, sans que l'intimité forcée allât plus loin que des plaisanteries, échangées tout bas. Il y avait, aux dentelles, un second farceur qui poursuivait Clara de confidences abominables, simplement pour rire, si détaché au fond, qu'il n'essayait seulement pas de la retrouver dehors; et c'étaient ainsi, d'un comptoir à l'autre, entre ces messieurs et ces demoiselles, des coups d'oeil d'intelligence, des mots qu'eux seuls comprenaient, parfois des causeries sournoises, le dos à demi-tourné, l'air rêveur, pour donner le change au terrible Bourdoncle. Quant à Deloche, longtemps il se contenta de sourire, en regardant Denise; puis, il s'enhardit, lui murmura un mot d'amitié, lorsqu'il la coudoya. Le jour où elle aperçut le fils de Mme Aurélie donnant un billet à la lingère, Deloche justement lui demandait si elle avait bien déjeuné, par besoin de s'intéresser à elle, et ne trouvant rien de plus aimable. Lui aussi vit la tache blanche de la lettre; il regarda la jeune fille, tous deux rougirent de cette intrigue nouée devant eux.
Mais Denise, sous ces haleines chaudes qui éveillaient peu à peu la femme en elle, gardait encore sa paix d'enfant. Seule, la rencontre de Hutin lui remuait le coeur. Du reste, ce n'était à ses yeux que de la reconnaissance, elle se croyait uniquement touchée de la politesse du jeune homme. Il ne pouvait amener une cliente au rayon, sans qu'elle demeurât confuse. Plusieurs fois, en revenant d'une caisse, elle se surprit faisant un détour, traversant inutilement le comptoir des soieries, la gorge gonflée d'émotion. Un après-midi, elle y trouva Mouret qui semblait la suivre d'un sourire. Il ne s'occupait plus d'elle, ne lui adressait de loin en loin une parole que pour la conseiller sur sa toilette et la plaisanter, en fille manquée, en sauvage qui tenait du garçon et dont il ne tirerait jamais une coquette, malgré sa science d'homme à bonnes fortunes; même il en riait, il descendait jusqu'à des taquineries, sans vouloir s'avouer le trouble que lui causait cette petite vendeuse, avec ses cheveux si drôles. Devant ce sourire muet, Denise trembla, comme si elle était en faute. Savait-il donc pourquoi elle traversait la soierie, lorsqu'elle- même n'aurait pu expliquer ce qui la poussait à un pareil détour?
Hutin, d'ailleurs, ne paraissait nullement s'apercevoir des regards reconnaissants de la jeune fille. Ces demoiselles n'étaient pas son genre, il affectait de les mépriser, en se vantant plus que jamais d'aventures extraordinaires avec des clientes: à son comptoir, une baronne avait eu le coup de foudre, et la femme d'un architecte lui était tombée entre les bras, un jour qu'il allait chez elle pour une erreur de métrage. Sous cette hâblerie normande, il cachait simplement des filles ramassées au fond des brasseries et des cafés-concerts. Comme tous les jeunes messieurs des nouveautés, il avait une rage de dépense, se battant la semaine entière à son rayon, avec une âpreté d'avare, dans le seul désir de jeter le dimanche son argent à la volée, sur les champs de courses, au travers des restaurants et des bals; jamais une économie, pas une avance, le gain aussitôt dévoré que touché, l'insouciance absolue du lendemain. Favier n'était pas de ces parties. Hutin et lui, si liés au magasin, se saluaient à la porte et ne se parlaient plus; beaucoup de vendeurs, en continuel contact, devenaient ainsi des étrangers, ignorant leurs vies, dès qu'ils mettaient le pied dans la rue. Mais Hutin avait pour intime Liénard. Tous deux habitaient le même hôtel, l'Hôtel de Smyrne, rue Sainte-Anne, une maison noire entièrement occupée par des employés de commerce. Le matin, ils arrivaient ensemble; puis, le soir, le premier libre, lorsque le déplié de son comptoir était fait, allait attendre l'autre au café Saint-Roch, rue Saint-Roch, un petit café où se réunissaient d'habitude les commis du Bonheur des Dames, braillant et buvant, jouant aux cartes dans la fumée des pipes. Souvent, ils restaient là, ne partaient que vers une heure, lorsque le maître de l'établissement, fatigué, les jetait dehors. D'ailleurs, depuis un mois, ils passaient la soirée trois fois par semaine au fond d'un «beuglant» de Montmartre; et ils emmenaient des camarades, ils y faisaient un succès à Mlle Laure, forte chanteuse, la dernière conquête de Hutin, dont ils appuyaient le talent de si violents coups de canne et de telles clameurs, qu'à deux reprises déjà la police avait dû intervenir.
L'hiver passa de la sorte, Denise obtint enfin trois cents francs d'appointements fixes. Il était temps, ses gros souliers ne tenaient plus. Le dernier mois, elle évitait même de sortir, pour ne pas les crever d'un coup.
— Mon Dieu! mademoiselle, vous faites un bruit avec vos chaussures! répétait souvent Mme Aurélie, d'un air agacé. C'est insupportable… Qu'avez-vous donc aux pieds?
Le jour où Denise descendit, chaussée de bottines d'étoffe, qu'elle avait payées cinq francs, Marguerite et Clara s'étonnèrent à demi-voix, de façon à être entendues.
— Tiens! la mal peignée qui a lâché ses galoches, dit l'une.
— Ah bien! reprit l'autre, elle a dû en pleurer… C'étaient les galoches de sa mère.
D'ailleurs, un soulèvement général se produisit contre Denise. Le comptoir avait fini par découvrir son amitié avec Pauline, et il voyait une bravade dans cette affection donnée à une vendeuse d'un comptoir ennemi. Ces demoiselles parlaient de trahison, l'accusaient d'aller répéter à côté leurs moindres paroles. La guerre de la lingerie et des confections en prit une violence nouvelle, jamais elle n'avait soufflé si rudement: des mots furent échangés, raides comme des balles, et il y eut même une gifle, un soir, derrière les cartons de chemises. Peut-être, cette lointaine querelle venait-elle de ce que la lingerie portait des robes de laine, lorsque les confections étaient vêtues de soie; en tout cas, les lingères parlaient de leurs voisines avec des moues révoltées d'honnêtes filles; et les faits leur donnaient raison, on avait remarqué que la soie semblait influer sur les débordements des confectionneuses. Clara était souffletée du troupeau de ses amants, Marguerite elle-même avait reçu son enfant à la tête, tandis qu'on accusait Mme Frédéric de passions cachées. Tout cela à cause de cette Denise!
— Mesdemoiselles, pas de vilains mots, tenez-vous! disait Mme Aurélie d'un air grave, au milieu des colères déchaînées de son petit peuple. Montrez qui vous êtes.
Elle préférait se désintéresser. Comme elle le confessait un jour, répondant à une question de Mouret, ces demoiselles ne valaient pas plus cher les unes que les autres. Mais, brusquement, elle se passionna, lorsqu'elle apprit de la bouche de Bourdoncle qu'il venait de trouver au fond du sous-sol, son fils en train d'embrasser une lingère, cette vendeuse à qui le jeune homme glissait des lettres. C'était abominable, et elle accusa carrément la lingerie d'avoir fait tomber Albert dans un guet-apens; oui, le coup était monté contre elle, on cherchait à la déshonorer en perdant un enfant sans expérience, après s'être convaincu que son rayon restait inattaquable. Elle ne criait si fort que pour embrouiller les choses, car elle n'avait aucune illusion sur son fils, elle le savait capable de toutes les sottises. Un instant, l'affaire faillit devenir grave, le gantier Mignot s'y trouva mêlé! il était l'ami d'Albert, il avantageait les maîtresses que ce dernier lui adressait, des filles en cheveux qui fouillaient pendant des heures dans les cartons; et il y avait, en outre, une histoire de gants de Suède donnés à la lingère, dont personne n'eut le dernier mot. Enfin, le scandale fut étouffé, par égard pour la première des confections, que Mouret lui-même traitait avec déférence. Bourdoncle, huit jours plus tard, se contenta de congédier, sous un prétexte, la vendeuse coupable de s'être laissé embrasser. S'ils fermaient les yeux sur les terribles noces du dehors, ces messieurs ne toléraient pas la moindre gaudriole dans la maison.
Et ce fut Denise qui souffrit de l'aventure. Mme Aurélie, toute renseignée qu'elle était, lui garda une sourde rancune; elle l'avait vue rire avec Pauline, elle crut à une bravade, à des commérages sur les amours de son fils. Alors, dans le rayon, elle isola la jeune fille davantage encore. Depuis longtemps, elle projetait d'emmener ces demoiselles passer un dimanche, près de Rambouillet, aux Rigolles, où elle avait acheté une propriété, sur ses cent premiers mille francs d'économie; et, tout d'un coup, elle se décida, c'était une façon de punir Denise, de la mettre ouvertement à l'écart. Seule, cette dernière ne fut pas invitée. Quinze jours à l'avance, le rayon ne causa que de la partie: on regardait le ciel attiédi par le soleil de mai, on occupait déjà chaque heure de la journée, on se promettait tous les plaisirs, des ânes, du lait, du pain bis. Et rien que des femmes, ce qui était plus amusant! D'habitude, Mme Aurélie tuait de la sorte ses jours de congé, en se promenant avec des dames; car elle avait si peu l'habitude de se trouver en famille, elle était si mal à son aise, si dépaysée, les rares soirs où elle pouvait dîner chez elle, entre son mari et son fils, qu'elle préférait, même ces soirs-là, lâcher le ménage et aller dîner au restaurant. L'homme filait de son côté, ravi de reprendre son existence de garçon, et Albert, soulagé, courait à ses gueuses; si bien que, désaccoutumés du foyer, se gênant et s'ennuyant ensemble le dimanche, tous les trois ne faisaient guère que traverser leur appartement, ainsi qu'un hôtel banal où l'on couche à la nuit. Pour la partie de Rambouillet, Mme Aurélie déclara simplement que les convenances empêchaient Albert d'en être, et que le père lui-même montrerait du tact en refusant de venir; ce dont les deux hommes furent enchantés. Cependant, le bienheureux jour approchait, ces demoiselles ne tarissaient plus, racontaient des préparatifs de toilette, comme si elles partaient pour un voyage de six mois; tandis que Denise devait les entendre, pâle et silencieuse dans son abandon.
— Hein? elles vous font rager? lui dit un matin Pauline. C'est moi, à votre place, qui les attraperais! Elles s'amusent, je m'amuserais, pardi!… Accompagnez-nous dimanche, Baugé me mène à Joinville.
— Non, merci, répondit la jeune fille avec sa tranquille obstination.
— Mais pourquoi?… Vous avez encore peur qu'on ne vous prenne de force?
Et Pauline riait d'un bon rire. Denise sourit à son tour. Elle savait bien comment arrivaient les choses: c'était dans une partie semblable que chacune de ces demoiselles avait connu son premier amant, un ami amené comme par hasard; et elle ne voulait pas.
— Voyons, reprit Pauline, je vous jure que Baugé n'amènera personne. Nous ne serons que tous les trois… Puisque ça vous déplaît, je n'irais pas vous marier, bien sûr.
Denise hésitait, tourmentée d'un tel désir, qu'un flot de sang montait à ses joues. Depuis que ses camarades étalaient leurs plaisirs champêtres, elle étouffait, prise d'un besoin de plein ciel, rêvant de grandes herbes où elle entrait jusqu'aux épaules, d'arbres géants dont les ombres coulaient sur elle comme une eau fraîche. Son enfance, passée dans les verdures grasses du Cotentin, s'éveillait, avec le regret du soleil.
— Eh bien! oui, dit-elle enfin.
Tout fut réglé. Baugé devait venir prendre ces demoiselles à huit heures, sur la place Gaillon; de là, on irait en fiacre à la gare de Vincennes. Denise, dont les vingt-cinq francs d'appointements fixes étaient chaque mois dévorés par les enfants, n'avait pu que rafraîchir sa vieille robe de laine noire, en la garnissant de biais de popeline à petits carreaux; et elle s'était fait elle- même un chapeau, avec une forme de capote recouverte de soie et ornée d'un ruban bleu. Dans cette simplicité, elle avait l'air très jeune, un air de fille grandie trop vite, d'une propreté de pauvre, un peu honteuse et embarrassée du luxe débordant de ses cheveux, qui crevaient la nudité de son chapeau. Au contraire, Pauline étalait une robe de soie printanière, à raies violettes et blanches, une toque appareillée, chargée de plumes, des bijoux au cou et aux mains, toute une richesse de commerçante cossue. C'était comme une revanche de la semaine, de la soie le dimanche, lorsqu'elle se trouvait condamnée à la laine dans son rayon; tandis que Denise, qui traînait sa soie d'uniforme du lundi au samedi, reprenait le dimanche la laine mince de sa misère.
— Voilà Baugé, dit Pauline, en désignant un grand garçon, debout près de la fontaine.
Elle présenta son amant, et tout de suite Denise fut à son aise, tellement il lui parut brave homme. Baugé, énorme, d'une force lente de boeuf au labour, avait une longue face flamande, où des yeux vides riaient avec une puérilité d'enfant. Né à Dunkerque, fils cadet d'un épicier, il était venu à Paris, presque chassé par son père et son frère, qui le jugeaient trop bête. Cependant, au Bon Marché, il se faisait trois mille cinq cents francs. Il était stupide, mais très bon pour les toiles. Les femmes le trouvaient gentil.
— Et le fiacre? demanda Pauline.
Il fallut aller jusqu'au boulevard. Déjà le soleil chauffait, la belle matinée de mai riait sur le pavé des rues; et pas un nuage au ciel, toute une gaieté volait dans l'air bleu, d'une transparence de cristal. Un sourire involontaire entrouvrait les lèvres de Denise; elle respirait fortement, il lui semblait que sa poitrine se dégageait d'un étouffement de six mois. Enfin, elle ne sentait donc plus sur elle l'air enfermé, les pierres lourdes du Bonheur des Dames! elle avait donc devant elle toute une journée de libre campagne! et c'était comme une nouvelle santé, une joie infinie, où elle entrait avec des sensations neuves de gamine. Pourtant, dans le fiacre, elle détourna les yeux, gênée, lorsque Pauline mit un gros baiser sur les lèvres de son amant.
— Tiens! dit-elle, la tête toujours à la portière, M. Lhomme, là- bas… Comme il marche!
— Il a son cor, ajouta Pauline qui s'était penchée. En voilà un vieux toqué! Si l'on ne dirait pas qu'il court à un rendez-vous!
Lhomme, en effet, l'étui de son instrument sous le bras, filait le long du Gymnase, le nez tendu, riant d'aise tout seul, à l'idée du régal qu'il se promettait. Il allait passer la journée chez un ami, une flûte d'un petit théâtre, où des amateurs faisaient le dimanche de la musique de chambre, dès leur café au lait.
— À huit heures! quel enragé! reprit Pauline. Et vous savez que
Mme Aurélie et toute sa clique ont dû prendre le train de
Rambouillet qui part à six heures vingt-cinq… pour sûr, le mari
et la femme ne se rencontreront pas.
Toutes deux causèrent de la partie de Rambouillet. Elles ne souhaitaient pas de la pluie aux autres, parce qu'elles auraient aussi gobé le bouillon; mais, s'il pouvait crever un nuage là-bas, sans que les éclaboussures en vinssent jusqu'à Joinville, ce serait drôle tout de même. Puis, elles tombèrent sur Clara, une gâcheuse qui ne savait comment dépenser l'argent de ses entreteneurs: est-ce qu'elle n'achetait pas trois paires de bottines à la fois, des bottines qu'elle jetait le lendemain, après les avoir coupées avec des ciseaux, à cause de ses pieds qui étaient pleins de bosses? D'ailleurs, ces demoiselles des nouveautés ne se montraient guère plus raisonnables que ces messieurs: elles mangeaient tout, jamais un sou d'économie, des deux et des trois cents francs passaient par mois à des chiffons et à des friandises.
— Mais il n'a qu'un bras! dit tout à coup Baugé. Comment fait-il pour jouer du cor?
Il n'avait pas quitté Lhomme des yeux. Alors, Pauline, qui s'amusait parfois de sa naïveté, lui raconta que le caissier appuyait l'instrument contre un mur; et il la crut parfaitement, en trouvant ça très ingénieux. Puis, lorsque, prise de remords, elle lui expliqua de quelle façon Lhomme adaptait à son moignon un système de pinces, dont il le servait ensuite comme d'une main, il hocha la tête, saisi de méfiance, déclarant qu'on ne lui ferait pas avaler celle-là.
— Tu es trop bête! finit-elle par dire en riant. Ça ne fait rien, je t'aime tout de même.
Le fiacre roulait, on arriva à la gare de Vincennes, juste pour un train. C'était Baugé qui payait; mais Denise avait déclaré qu'elle entendait prendre sa part des dépenses; on réglerait le soir. Ils montèrent en secondes, toute une gaieté bourdonnante s'échappait des wagons. À Nogent, une noce débarqua, au milieu des rires. Enfin, ils descendirent à Joinville, passèrent dans l'île toute de suite, pour commander le déjeuner; et ils restèrent là, le long des berges, sous de hauts peupliers qui bordaient la Marne. L'ombre était froide, une haleine vive soufflait dans le soleil, élargissait au loin, sur l'autre rive, la pureté limpide d'une plaine, déroulant des cultures. Denise s'attardait derrière Pauline et son amant, qui marchaient les bras à la taille; elle avait cueilli une poignée de boutons d'or, elle regardait l'eau couler, heureuse, le coeur défaillant, baissant la tête, quand Baugé se penchait pour baiser la nuque de son amie. Des larmes lui montèrent aux yeux. Cependant, elle ne souffrait pas. Qu'avait- elle à étouffer ainsi, et pourquoi cette vaste campagne, où elle s'était promis tant d'insouciance, l'emplissait-elle d'un regret vague dont elle n'aurait pu dire la cause? Puis, au déjeuner, les rires bruyants de Pauline l'étourdirent. Celle-ci, qui adorait la banlieue d'une passion de cabotine vivant au gaz, dans l'air épais des foules, avait voulu manger sous un berceau, malgré la fraîcheur du vent. Elle s'égayait des souffles brusques qui rabattaient la nappe, elle trouvait drôle la tonnelle, nue encore, avec son treillage repeint, dont les losanges se découpaient sur le couvert. D'ailleurs, elle dévorait, d'une gourmandise affamée de fille mal nourrie au magasin, se donnant dehors une indigestion des choses qu'elle aimait; c'était son vice, tout son argent passait là, en gâteaux, en crudités, en petits plats dégustés lestement aux heures libres. Comme Denise semblait avoir assez des oeufs, de la friture et du poulet sauté, elle se retint, elle n'osa commander des fraises, une primeur encore chère, de crainte de trop augmenter l'addition.
— Maintenant, qu'allons-nous faire? demanda Baugé, lorsque le café fut servi.
D'habitude, l'après-midi, Pauline et lui rentraient dîner à Paris, pour finir leur journée dans un théâtre. Mais, sur le désir de Denise, ils décidèrent qu'on resterait à Joinville; ce serait drôle, on se donnerait de la campagne par-dessus la tête. Et, tout l'après-midi, ils battirent les champs. Un instant, l'idée d'une promenade en canot fut discutée; puis, ils l'abandonnèrent, Baugé ramait trop mal. Mais leur flânerie, au hasard des sentiers, revenait quand même le long de la Marne; ils s'intéressaient à la vie de la rivière, aux escadres de yoles et de norvégiennes, aux équipes de canotiers qui la peuplaient. Le soleil baissait, ils retournaient vers Joinville, lorsque deux yoles, descendant le courant et luttant de vitesse, échangèrent des bordées d'injures, où dominaient les cris répétés de «caboulots» et de «calicots».
— Tiens! dit Pauline, c'est M. Hutin.
— Oui, reprit Baugé, qui étendait la main devant le soleil, je reconnais la yole d'acajou… L'autre yole doit être montée par une équipe d'étudiants.
Et il expliqua la vieille haine qui mettait souvent aux prises la jeunesse des écoles et les employés de commerce. Denise, en entendant prononcer le nom de Hutin, s'était arrêtée; et, les yeux fixes, elle suivait la mince embarcation, elle cherchait le jeune homme parmi les rameurs, sans distinguer autre chose que les taches blanches de deux femmes, dont l'une, assise à la barre, avait un chapeau rouge. Les voix se perdirent au milieu du grand ruissellement de la rivière.
— À l'eau, les caboulots!
— Les calicots, à l'eau, à l'eau!
Le soir, on retourna au restaurant de l'île. Mais l'air était devenu trop vif, il fallut manger dans une des deux salles fermées, où l'humidité de l'hiver trempait encore les nappes d'une fraîcheur de lessive. Dès six heures, les tables manquèrent, les promeneurs se hâtaient, cherchaient un coin; et les garçons apportaient toujours des chaises, des bancs, rapprochaient les assiettes, entassaient le monde. On étouffait maintenant, on fit ouvrir les fenêtres. Dehors, le jour pâlissait, un crépuscule verdâtre tombait des peupliers, si rapide, que le restaurateur, mal outillé pour ces repas à couvert, n'ayant pas de lampes, dut faire mettre une bougie sur chaque table. Le bruit était assourdissant, des rires, des appels, des chocs de vaisselle; au vent des fenêtres, les bougies s'effaraient et coulaient; tandis que des papillons de nuit battaient des ailes, dans l'air chauffé par l'odeur des viandes, et que traversaient de petits souffles glacés.
— Hein? s'amusent-ils? disait Pauline enfoncée dans une matelote, qu'elle déclarait extraordinaire.
Elle se pencha pour ajouter:
— Vous n'avez pas reconnu M. Albert, là-bas?
C'était, en effet, le jeune Lhomme, au milieu de trois femmes équivoques, une vieille dame en chapeau jaune, à mine basse de pourvoyeuse, et deux mineures, deux fillettes de treize ou quatorze ans, déhanchées, d'une effronterie gênante. Lui, très ivre déjà, tapait son verre sur la table, parlait de rosser le garçon, s'il n'apportait pas des liqueurs tout de suite.
— Ah bien! reprit Pauline, en voilà une famille! la mère à Rambouillet, le père à Paris et le fils à Joinville… Ils ne se marcheront pas sur les pieds.
Denise, qui détestait le bruit, souriait pourtant, goûtait la joie de ne plus penser, au milieu d'un tel vacarme. Mais, tout d'un coup, il y eut, dans la salle voisine, un éclat de voix qui couvrit les autres. C'étaient des hurlements, que des gifles durent suivre, car on entendit des poussées, des chaises abattues, toute une lutte, où revenaient les cris de la rivière:
— À l'eau, les calicots!
— Les caboulots, à l'eau! à l'eau!
Et, lorsque la grosse voix du cabaretier eut calmé la bataille, Hutin brusquement parut. En vareuse rouge, une toque renversée derrière le crâne, il avait à son bras la grande fille blanche, la barreuse, qui, pour porter les couleurs de la yole, s'était planté une touffe de coquelicots sur l'oreille. Des clameurs, des applaudissements accueillirent leur entrée; et il rayonnait, il bombait la poitrine en se dandinant avec le roulis des marins, il étalait un coup de poing qui lui bleuissait la joue, tout gonflé de la joie d'être remarqué. Derrière eux, l'équipe suivait. Une table fut prise d'assaut, le tapage devint formidable.
— Il paraît, expliqua Baugé, après avoir écouté les conversations derrière lui, il paraît que les étudiants ont reconnu la femme de Hutin, une ancienne du quartier, qui chante à présent dans un beuglant, à Montmartre. Et alors on s'est cogné pour elle… Ces étudiants, ça ne paie jamais les femmes!
— En tout cas, dit Pauline d'un air pincé, elle est joliment laide, celle-là, avec ses cheveux carotte… Vrai, je ne sais où M. Hutin les ramasse, mais elles sont toutes plus sales les unes que les autres.
Denise avait pâli. C'était en elle un froid de glace, comme si, goutte à goutte, le sang de son coeur se fût retiré. Déjà, sur la berge, devant la yole rapide, elle avait senti un premier frisson; et, maintenant, elle ne pouvait douter, cette fille était bien avec Hutin. La gorge serrée, les mains tremblantes, elle ne mangeait plus.
— Qu'avez-vous? demanda son amie.
— Rien, balbutia-t-elle, il fait un peu chaud.
Mais la table de Hutin était voisine, et quand il eut aperçu Baugé, qu'il connaissait, il engagea la conversation d'une voix aiguë, pour continuer à occuper la salle.
— Dites donc, cria-t-il, êtes-vous toujours vertueux, au Bon
Marché?
— Pas tant que ça, répondit l'autre très rouge.
— Laissez donc! ils ne prennent que des vierges, et ils ont un confessionnal en permanence pour les vendeurs qui les regardent… Une maison où l'on fait des mariages, merci!
Des rires s'élevèrent. Liénard, qui était de l'équipe, ajouta:
— Ce n'est pas comme au Louvre… Il y a une accoucheuse attachée au comptoir des confections. Parole d'honneur!
La gaieté redoubla. Pauline elle-même éclatait, tellement l'accoucheuse lui semblait drôle. Mais Baugé restait vexé des plaisanteries sur l'innocence de sa maison. Il se lança tout d'un coup.
— Avec ça que vous êtes bien, au Bonheur des Dames! Flanqués à la porte pour un mot! et un patron qui a l'air de raccrocher ses clientes!
Hutin ne l'écoutait plus, entamait l'éloge de la place Clichy. Il y connaissait une jeune fille, qui était si convenable, que les acheteuses n'osaient s'adresser à elle, de peur de l'humilier. Ensuite, il rapprocha son couvert, il raconta qu'il avait fait cent quinze francs pendant la semaine; oh! une semaine épatante, Favier laissé à cinquante-deux francs, tout le tableau de ligne roulé; et ça se voyait, n'est-ce pas? il bouffait la monnaie, il ne se coucherait pas avant d'avoir liquidé les cent quinze francs. Puis, comme il se grisait, il tomba sur Robineau, ce gringalet de second qui affectait de se tenir à part, au point de ne pas vouloir, dans la rue, marcher avec un de ses vendeurs.
— Taisez-vous, dit Liénard, vous parlez trop, mon cher.
La chaleur avait grandi, les bougies coulaient sur les nappes tachées de vin; et, par les fenêtres ouvertes, lorsque le bruit des dîneurs tombait brusquement, entrait une voix lointaine, prolongée, la voix de la rivière et des grands peupliers, qui s'endormaient dans la nuit calme. Baugé venait de demander l'addition, en voyant que Denise n'allait pas mieux, toute blanche, le menton convulsé par les larmes qu'elle retenait; mais le garçon ne reparaissait plus, et elle dut subir encore les éclats de voix de Hutin. Maintenant, il se disait plus chic que Liénard, parce que Liénard mangeait simplement l'argent de son père, tandis que lui mangeait l'argent gagné, le fruit de son intelligence. Enfin, Baugé paya, les deux femmes sortirent.
— En voilà une du Louvre, murmura Pauline dans la première salle, en regardant une grande fille mince qui mettait son manteau.
— Tu ne la connais pas, tu n'en sais rien, dit le jeune homme.
— Avec ça! et la façon de se draper!… Rayon de l'accoucheuse, va! Si elle a entendu, elle doit être contente!
Ils étaient dehors. Denise eut un soupir de soulagement. Elle avait cru mourir, dans cette chaleur suffocante, au milieu de ces cris; et elle expliquait toujours son malaise par le manque d'air. À présent, elle respirait. Une fraîcheur tombait du ciel étoilé. Comme les deux jeunes filles quittaient le jardin du restaurant, une voix timide murmura dans l'ombre:
— Bonsoir, mesdemoiselles.
C'était Deloche. Elles ne l'avaient pas vu au fond de la première salle, où il dînait seul, après être venu de Paris à pied, pour le plaisir. En reconnaissant cette voix amie, Denise, souffrante, céda machinalement au besoin d'un soutien.
— Monsieur Deloche, vous rentrez avec nous, dit-elle. Donnez-moi votre bras.
Déjà Pauline et Baugé marchaient devant. Ils s'étonnèrent. Ils n'auraient pas cru que ça se ferait ainsi, et avec ce garçon. Pourtant, comme on avait une heure encore avant de prendre le train, ils allèrent jusqu'au bout de l'île, ils suivirent la berge, sous les grands arbres; et, de temps à autre, ils se retournaient, ils murmuraient:
— Où sont-ils donc? Ah! les voici… c'est drôle tout de même.
D'abord, Denise et Deloche avaient gardé le silence. Lentement, le vacarme du restaurant se mourait, prenait une douceur musicale, au fond de la nuit; et ils entraient plus avant dans le froid des arbres, encore fiévreux de cette fournaise, dont les bougies s'éteignaient une à une, derrière les feuilles. En face d'eux, c'était comme un mur de ténèbres, une masse d'ombre, si compacte, qu'ils ne distinguaient pas même la trace pâle du sentier. Cependant, ils allaient avec douceur, sans crainte. Puis, leurs yeux s'accoutumèrent, ils virent à droite les troncs des peupliers, pareils à des colonnes sombres portant les dômes de leurs branches, criblés d'étoiles; tandis que, sur la droite, l'eau par moments avait dans le noir un luisant de miroir d'étain. Le vent tombait, ils n'entendaient plus que le ruissellement de la rivière.
— Je suis très content de vous avoir rencontrée, finit par balbutier Deloche, qui se décida à parler le premier. Vous ne savez pas combien vous me faites plaisir, en consentant à vous promener avec moi.
Et, les ténèbres aidant, après bien des paroles embarrassées, il osa dire qu'il l'aimait. Depuis longtemps, il voulait le lui écrire; et jamais elle ne l'aurait su peut-être, sans cette belle nuit complice, sans cette eau qui chantait et ces arbres qui les couvraient du rideau de leurs ombrages. Pourtant, elle ne répondait point, elle marchait toujours à son bras, du même pas de souffrance. Il cherchait à lui voir le visage, lorsqu'il entendit un léger sanglot.
— Oh! mon Dieu! reprit-il, vous pleurez, mademoiselle, vous pleurez… Est-ce que je vous ai fait de la peine?
— Non, non, murmura-t-elle.
Elle tâchait de retenir ses larmes, mais elle ne le pouvait pas. À table déjà, elle avait cru que son coeur éclatait. Et, maintenant, elle s'abandonnait dans cette ombre, des sanglots venaient de l'étouffer, en pensant que, si Hutin se trouvait à la place de Deloche et lui disait ainsi des tendresses, elle serait sans force. Cet aveu qu'elle se faisait enfin, l'emplissait de confusion. Une honte lui brûlait la face, comme si elle fût tombée sous ces arbres, aux bras de ce garçon qui s'étalait avec des filles.
— Je ne voulais pas vous offenser, répétait Deloche que les larmes gagnaient.
— Non, écoutez, dit-elle d'une voix encore tremblante, je n'ai aucune colère contre vous. Seulement, je vous en prie, ne me parlez plus comme vous venez de le faire… Ce que vous demandez est impossible. Oh! vous êtes un bon garçon, je veux bien être votre amie, mais pas davantage… Entendez-vous, votre amie!
Il frémissait. Après quelques pas faits en silence, il balbutia:
— Enfin, vous ne m'aimez pas?
Et, comme elle lui évitait le chagrin d'un non brutal, il reprit d'une voix douce et navrée:
— D'ailleurs, je m'y attendais… Jamais je n'ai eu de chance, je sais que je ne puis être heureux. Chez moi, on me battait. À Paris, j'ai toujours été un souffre-douleur. Voyez-vous, lorsqu'on ne sait pas prendre les maîtresses des autres, et qu'on est assez gauche pour ne pas gagner de l'argent autant qu'eux, eh bien! on devrait crever tout de suite dans un coin… Oh! soyez tranquille, je ne vous tourmenterai plus. Quant à vous aimer, vous ne pouvez m'en empêcher, n'est-ce pas? Je vous aimerai pour rien, comme une bête… Voilà! tout fiche le camp, c'est ma part dans la vie.
À son tour, il pleura. Elle le consolait, et dans leur effusion amicale, ils apprirent qu'ils étaient du même pays, elle de Valognes, lui de Briquebec, à treize kilomètres. Ce fut un nouveau lien. Son père à lui, petit huissier nécessiteux, d'une jalousie maladive, le rossait en le traitant de bâtard, exaspéré de sa longue figure blême et de ses cheveux de chanvre, qui, disait-il, n'étaient pas dans la famille. Ils en arrivèrent à parler des grands herbages entourés de haies vives, des sentiers couverts qui se perdent sous les ormes, des routes gazonnées comme des allées de parc. Autour d'eux, la nuit pâlissait encore, ils distinguaient les joncs de la rive, la dentelle des ombrages, noire sur le scintillement des étoiles; et un apaisement leur venait, ils oubliaient leurs maux, rapprochés par leur malchance, dans une amitié de bons camarades.
— Eh bien? demanda vivement Pauline à Denise, en la prenant à part, quand ils furent devant la station.
La jeune fille comprit au sourire et au ton de tendre curiosité.
Elle devint très rouge, en répondant:
— Mais jamais, ma chère! Puisque je vous ai dit que je ne voulais pas!… Il est de mon pays. Nous causions de Valognes.
Pauline et Baugé restèrent perplexes, dérangés dans leurs idées, ne sachant plus que croire. Deloche les quitta sur la place de la Bastille; comme tous les jeunes gens au pair, il couchait au magasin, où il devait être à onze heures. Ne voulant pas rentrer avec lui, Denise, qui s'était fait donner une permission de théâtre, accepta d'accompagner Pauline chez Baugé. Celui-ci, pour se rapprocher de sa maîtresse, était venu demeurer rue Saint-Roch. On prit un fiacre, et Denise demeura stupéfaite, lorsque, en chemin, elle sut que son amie allait passer la nuit avec le jeune homme. Rien n'était plus facile, on donnait cinq francs à Mme Cabin, toutes ces demoiselles en usaient. Baugé fit les honneurs de sa chambre, garnie de vieux meubles Empire, envoyés par son père. Il se fâcha quand Denise parla de régler, puis finit par accepter les quinze francs soixante, qu'elle avait posés sur la commode; mais il voulut alors lui offrir une tasse de thé, et il se battit contre une bouilloire à esprit-de-vin, fut obligé de redescendre acheter du sucre. Minuit sonnait, quand il emplit les tasses.
— Il faut que je m'en aille, répétait Denise.
Et Pauline répondait:
— Tout à l'heure… Les théâtres ne ferment pas si tôt.
Denise était gênée dans cette chambre de garçon. Elle avait vu son amie se mettre en jupon et en corset, elle la regardait préparer le lit, l'ouvrir, taper les oreillers de ses bras nus; et ce petit ménage d'une nuit d'amour, fait devant elle, la troublait, lui causait une honte, en éveillant de nouveau, dans son coeur blessé, le souvenir de Hutin. Ce n'était guère salutaire des journées pareilles. Enfin à minuit un quart, elle les quitta. Mais elle partit confuse, lorsque, en réponse à son souhait innocent d'une bonne nuit, Pauline cria étourdiment:
— Merci, la nuit sera bonne!
La porte particulière qui menait à l'appartement de Mouret et aux chambres du personnel, se trouvait rue Neuve-Saint-Augustin. Mme Cabin tirait le cordon, puis donnait un coup d'oeil, pour pointer la rentrée. Une veilleuse éclairait faiblement le vestibule, Denise se trouva dans cette lueur, hésitante, prise d'une inquiétude, car en tournant le coin de la rue, elle avait vu la porte se refermer sur l'ombre vague d'un homme. Ce devait être le patron, rentrant de soirée; et l'idée qu'il était là, dans le noir, à l'attendre peut-être, lui causait une de ces peurs étranges, dont il la bouleversait encore, sans motif raisonnable. Quelqu'un remua au premier, des bottes craquaient. Alors, elle perdit la tête, elle poussa une porte qui donnait sur le magasin, et qu'on laissait ouverte, pour les rondes de surveillance. Elle était dans le rayon de la rouennerie.
— Mon Dieu! comment faire? balbutia-t-elle, au milieu de son émotion.
La pensée lui vint qu'il existait, en haut, une autre porte de communication, conduisant aux chambres. Seulement, il fallait traverser tout le magasin. Elle préféra ce voyage, malgré les ténèbres qui noyaient les galeries. Pas un bec de gaz ne brûlait, il n'y avait que des lampes à huile, accrochées de loin en loin aux branches des lustres; et ces clartés éparses, pareilles à des taches jaunes, et dont la nuit mangeait les rayons, ressemblaient aux lanternes pendues dans des mines. De grandes ombres flottaient, on distinguait mal les amoncellements de marchandises, qui prenaient des profils effrayants, colonnes écroulées, bêtes accroupies, voleurs à l'affût. Le silence lourd, coupé de respirations lointaines, élargissait encore ces ténèbres. Pourtant, elle s'orienta: le blanc, à sa gauche, faisait une coulée pâle, comme le bleuissement des maisons d'une rue, sous un ciel d'été; alors, elle voulut traverser tout de suite le hall, mais elle se heurta dans des piles d'indienne et jugea plus sûr de suivre la bonneterie, puis les lainages. Là, un tonnerre l'inquiéta, le ronflement sonore de Joseph, le garçon, qui dormait derrière les articles de deuil. Elle se jeta vite dans le hall, que le vitrage éclairait d'une lumière crépusculaire; il semblait agrandi, plein de l'effroi nocturne des églises, avec l'immobilité de ses casiers et les silhouettes des grands mètres, qui dessinaient des croix renversées. Maintenant elle fuyait. À la mercerie, à la ganterie, elle faillit enjamber encore des garçons de service, et elle se crut seulement sauvée, lorsqu'elle trouva enfin l'escalier. Mais, en haut, devant le rayon des confections, une terreur la saisit en apercevant une lanterne, dont l'oeil clignotant marchait: c'était une ronde, deux pompiers en train de marquer leur passage aux cadrans des indicateurs. Elle resta une minute sans comprendre, elle les regarda passer des châles à l'ameublement, puis à la lingerie, épouvantée de leur manoeuvre étrange, de la clef qui grinçait, des portes de tôle qui retombaient avec un bruit de massacre. Quand ils approchèrent, elle se réfugia au fond du salon des dentelles, d'où le brusque appel d'une voix la fit aussitôt ressortir, pour gagner la porte de communication en courant. Elle avait reconnu la voix de Deloche, il couchait dans son rayon, sur un petit lit en fer, qu'il dressait lui-même tous les soirs; et il n'y dormait pas encore, il y revivait, les yeux ouverts, les heures douces de la soirée.
— Comment! c'est vous, mademoiselle! dit Mouret, que Denise trouva devant elle, dans l'escalier, une petite bougie de poche à la main.
Elle balbutia, voulut expliquer qu'elle venait de chercher quelque chose au rayon. Mais il ne se fâchait point, il la regardait de son air à la fois paternel et curieux.
— Vous aviez donc une permission de théâtre?
— Oui, monsieur.
— Et vous êtes-vous divertie?… À quel théâtre êtes-vous allée?
— Monsieur, je suis allée à la campagne.
Cela le fit rire. Puis, il demanda, en appuyant sur les mots:
— Toute seule?
— Non, monsieur, avec une amie, répondit-elle, les joues empourprées, honteuse de la pensée qu'il avait sans doute.
Alors, il se tut. Mais il la regardait toujours, dans sa petite robe noire, coiffée de son chapeau garni d'un seul ruban bleu. Est-ce que cette sauvageonne finirait par devenir une jolie fille? Elle sentait bon de sa course au grand air, elle était charmante avec ses beaux cheveux épeurés sur son front. Et lui qui, depuis six mois, la traitait en enfant, qui la conseillait parfois, cédant à des idées d'expérience, à des envies méchantes de savoir comment une femme poussait et se perdait dans Paris, il ne riait plus, il éprouvait un sentiment indéfinissable de surprise et de crainte, mêlé de tendresse. Sans doute, c'était un amant qui l'embellissait ainsi. À cette pensée, il lui sembla qu'un oiseau favori, dont il jouait, venait de le piquer au sang.
— Bonsoir, monsieur, murmura Denise, en continuant de monter, sans attendre.
Il ne répondit pas, la regarda disparaître. Puis, il rentra chez lui.
VI
Quand la morte-saison d'été fut venue, un vent de panique souffla au Bonheur des Dames. C'était le coup de terreur des congés, les renvois en masse dont la direction balayait le magasin, vide de clientes pendant les chaleurs de juillet et d'août.
Mouret, chaque matin, lorsqu'il faisait avec Bourdoncle son inspection, prenait à part les chefs de comptoir, qu'il avait poussés, l'hiver, pour que la vente ne souffrît pas, à engager plus de vendeurs qu'il ne leur en fallait, quitte à écrémer ensuite leur personnel. Il s'agissait maintenant de diminuer les frais, en rendant au pavé un bon tiers des commis, les faibles qui se laissaient manger par les forts.
— Voyons, disait-il, vous en avez là-dedans qui ne font pas votre affaire… On ne peut les garder pourtant à rester ainsi, les mains ballantes.
Et, si le chef de comptoir hésitait, ne sachant lesquels sacrifier:
— Arrangez-vous, six vendeurs doivent vous suffire… Vous en reprendrez en octobre, il en traîne assez dans les rues!
D'ailleurs, Bourdoncle se chargeait des exécutions. Il avait, de ses lèvres minces, un terrible: «Passez à la caisse!» qui tombait comme un coup de hache. Tout lui devenait prétexte pour déblayer le plancher. Il inventait des méfaits, il spéculait sur les plus légères négligences. «Vous étiez assis, monsieur: passez à la caisse! — Vous répondez, je crois: passez à la caisse! — Vos souliers ne sont pas cirés: passez à la caisse!» Et les braves eux-mêmes tremblaient, devant le massacre qu'il laissait derrière lui. Puis, la mécanique ne fonctionnant pas assez vite, il avait imaginé un traquenard, où, en quelques jours, il étranglait sans fatigue le nombre de vendeurs condamnés d'avance. Dès huit heures, il se tenait debout sous la porte, sa montre à la main; et, à trois minutes de retard, l'implacable: «Passez à la caisse!» hachait les jeunes gens essoufflés. C'était de la besogne vivement et proprement faite.
— Vous avez une sale figure, vous! finit-il par dire un jour à un pauvre diable dont le nez de travers l'agaçait. Passez à la caisse!
Les protégés obtenaient quinze jours de vacances, qu'on ne leur payait pas, ce qui était une façon plus humaine de diminuer les frais. Du reste, les vendeurs acceptaient leur situation précaire, sous le fouet de la nécessité et de l'habitude. Depuis leur débarquement à Paris, ils roulaient sur la place, ils commençaient leur apprentissage à droite, le finissait à gauche, étaient renvoyés ou s'en allaient d'eux-mêmes, tout d'un coup, au hasard de l'intérêt. L'usine chômait, on supprimait le pain aux ouvriers; et cela passait dans le branle indifférent de la machine, le rouage inutile était tranquillement jeté de côté, ainsi qu'une roue de fer, à laquelle on ne garde aucune reconnaissance des services rendus. Tant pis pour ceux qui ne savaient pas se tailler leur part!
Maintenant, les rayons ne causaient plus d'autre chose. Chaque jour, de nouvelles histoires circulaient. On nommait les vendeurs congédiés, comme, en temps d'épidémie, on compte les morts. Les châles et les lainages surtout furent éprouvés: sept commis y disparurent en une semaine. Puis, un drame bouleversa la lingerie, où une acheteuse s'était trouvée mal, en accusant la demoiselle qui la servait de manger de l'ail; et celle-ci fut chassée sur l'heure, bien que, peu nourrie et toujours affamée, elle achevât simplement au comptoir toute une provision de croûtes de pain. La direction se montrait impitoyable, devant la moindre plainte des clientes; aucune excuse n'était admise, l'employé avait toujours tort, devait disparaître ainsi qu'un instrument défectueux, nuisant au bon mécanisme de la vente; et les camarades baissaient la tête, ne tentaient même pas de le défendre. Dans la panique qui soufflait, chacun tremblait pour soi: Mignot, un jour qu'il sortait un paquet sous sa redingote, malgré le règlement, faillit être surpris et se crut du coup sur le pavé; Liénard, dont la paresse était célèbre, dut à la situation de son père dans les nouveautés, de n'être pas mis à la porte, un après-midi que Bourdoncle le trouva dormant debout, entre deux piles de velours anglais. Mais les Lhomme surtout s'inquiétaient, s'attendaient chaque matin au renvoi de leur fils Albert: on était très mécontent de la façon dont il tenait sa caisse, des femmes venaient le distraire; et deux fois Mme Aurélie dut fléchir la direction.
Cependant, Denise, au milieu de ce coup de balai, était si menacée, qu'elle vivait dans la continuelle attente d'une catastrophe. Elle avait beau être courageuse, lutter de toute sa gaieté et de toute sa raison, pour ne pas céder aux crises de sa nature tendre: des larmes l'aveuglaient dès qu'elle avait refermé la porte de sa chambre, elle se désolait en se voyant à la rue, fâchée avec son oncle, ne sachant où aller, sans un sou d'économie, et ayant sur les bras les deux enfants. Les sensations des premières semaines renaissaient, il lui semblait être un grain de mil sous une meule puissante; et c'était, en elle, un abandon découragé, à se sentir si peu de chose, dans cette grande machine qui l'écraserait avec sa tranquille indifférence. Aucune illusion n'était possible: si l'on congédiait une vendeuse des confections, elle se trouvait désignée. Sans doute, pendant la partie de Rambouillet, ces demoiselles avaient monté la tête de Mme Aurélie, car cette dernière la traitait depuis lors d'un air de sévérité, où il entrait comme une rancune. On ne lui pardonnait pas d'ailleurs d'être allée à Joinville, on voyait là une révolte, une façon de narguer le comptoir tout entier, en s'affichant dehors avec une demoiselle du comptoir ennemi. Jamais Denise n'avait plus souffert au rayon, et maintenant elle désespérait de le conquérir.
— Laissez-les donc! répétait Pauline, des poseuses qui sont bêtes comme des oies!
Mais c'était justement ces allures de dame qui intimidaient la jeune fille. Presque toutes les vendeuses, dans leur frottement quotidien avec la clientèle riche, prenaient des grâces, finissaient par être d'une classe vague, flottant entre l'ouvrière et la bourgeoise; et, sous leur art de s'habiller, sous les manières et les phrases apprises, il n'y avait souvent qu'une instruction fausse, la lecture des petits journaux, des tirades de drame, toutes les sottises courantes du pavé de Paris.
— Vous savez que la mal peignée a un enfant, dit un matin Clara, en arrivant au rayon.
Et, comme on s'étonnait:
— Puisque je l'ai vue hier soir qui promenait le mioche!… Elle doit le remiser quelque part.
À deux jours de là, Marguerite, en remontant de dîner, donna une autre nouvelle.
— C'est du propre, je viens de voir l'amant de la mal peignée… Un ouvrier, imaginez-vous! oui, un sale petit ouvrier, avec des cheveux jaunes, qui la guettait à travers les vitres.
Dès lors, ce fut une vérité acquise: Denise avait un manoeuvre pour amant, et cachait un enfant dans le quartier. On la cribla d'allusions méchantes. La première fois qu'elle comprit, elle devint toute pâle, devant la monstruosité de pareilles suppositions. C'était abominable, elle voulut s'excuser, elle balbutia:
— Mais ce sont mes frères!
— Oh! ses frères! dit Clara de sa voix de blague.
Il fallut que Mme Aurélie intervînt.
— Taisez-vous! mesdemoiselles, vous feriez mieux de changer ces étiquettes… Mlle Baudu est bien libre de se mal conduire dehors. Si elle travaillait ici, au moins!
Et cette défense sèche était une condamnation. La jeune fille, suffoquée comme si on l'avait accusée d'un crime, tâcha vainement d'expliquer les faits. On riait, on haussait les épaules. Elle en garda une plaie vive au coeur. Deloche, lorsque le bruit se répandit, fut tellement indigné, qu'il parlait de gifler ces demoiselles des confections; et, seule, la crainte de la compromettre le retint. Depuis la soirée de Joinville, il avait pour elle un amour soumis, une amitié presque religieuse, qu'il lui témoignait par ses regards de bon chien. Personne ne devait soupçonner leur affection, car on se serait moqué d'eux; mais cela ne l'empêchait pas de rêver de brusques violences, le coup de poing vengeur, si jamais on s'attaquait à elle devant lui.
Denise finit par ne plus répondre. C'était trop odieux, personne ne la croirait. Quand une camarade risquait une nouvelle allusion, elle se contentait de la regarder fixement, d'un air triste et calme. D'ailleurs, elle avait d'autres ennuis, des soucis matériels qui la préoccupaient davantage. Jean continuait à n'être pas raisonnable, il la harcelait toujours de demandes d'argent. Peu de semaines se passaient, sans qu'elle reçût de lui toute une histoire, en quatre pages; et quand le vaguemestre de la maison lui remettait ces lettres d'une grosse écriture passionnée, elle se hâtait de les cacher dans sa poche, car les vendeuses affectaient de rire, en chantonnant des gaillardises. Puis, après avoir inventé des prétextes pour aller déchiffrer les lettres à l'autre bout du magasin, elle était prise de terreurs: ce pauvre Jean lui semblait perdu. Toutes les bourdes réussissaient auprès d'elle, des aventures d'amour extraordinaires, dont son ignorance de ces choses exagérait encore les périls. C'étaient une pièce de quarante sous pour échapper à la jalousie d'une femme, et des cinq francs, et des six francs qui devaient réparer l'honneur d'une pauvre fille, que son père tuerait sans cela. Alors, comme ses appointements et son tant pour cent ne suffisaient point, elle avait eu l'idée de chercher un petit travail, en dehors de son emploi. Elle s'en était ouverte à Robineau, qui lui restait sympathique, depuis leur première rencontre chez Vinçard; et il lui avait procuré des noeuds de cravate, à cinq sous la douzaine. La nuit, de neuf heures à une heure, elle pouvait en coudre six douzaines, ce qui lui faisait trente sous, sur lesquels il fallait déduire une bougie de quatre sous. Mais ces vingt-six sous par jour entretenaient Jean, elle ne se plaignait pas du manque de sommeil, elle se serait estimée très heureuse, si une catastrophe n'avait une fois encore bouleversé son budget. À la fin de la seconde quinzaine, lorsqu'elle s'était présentée chez l'entrepreneuse des noeuds de cravate, elle avait trouvé porte close: une faillite, une banqueroute, qui lui emportait dix-huit francs trente centimes, somme considérable, et sur laquelle, depuis huit jours, elle comptait absolument. Toutes les misères du rayon disparaissaient devant ce désastre.
— Vous êtes triste, lui dit Pauline, qui la rencontra, dans la galerie de l'ameublement. Est-ce que vous avez besoin de quelque chose, dites?
Mais Denise devait déjà douze francs à son amie. Elle répondit, en essayant de sourire:
— Non, merci… J'ai mal dormi, voilà tout.
C'était le vingt juillet, au plus fort de la panique des renvois, Sur les quatre cents employés, Bourdoncle en avait déjà balayé cinquante; et le bruit courait d'exécutions nouvelles. Elle ne songeait guère pourtant aux menaces qui soufflaient, elle était tout entière à l'angoisse d'une aventure de Jean, plus terrifiante que les autres. Ce jour-là, il lui fallait quinze francs, dont l'envoi pouvait seul le sauver de la vengeance d'un mari trompé. La veille, elle avait reçu une première lettre, posant le drame; puis, coup sur coup, il en était venu deux autres, la dernière surtout qu'elle achevait, quand Pauline l'avait rencontrée, et où Jean lui annonçait sa mort pour le soir, s'il n'avait pas les quinze francs. Elle se torturait l'esprit. Impossible de prendre sur la pension de Pépé, payée depuis deux jours. Toutes les malchances tombaient à la fois, car elle espérait rentrer dans ses dix-huit francs trente, en s'adressant à Robineau, qui retrouverait peut-être l'entrepreneuse des noeuds de cravate; mais Robineau, ayant obtenu un congé de deux semaines, n'était pas revenu la veille, comme on l'attendait.
Cependant, Pauline la questionnait encore, amicalement. Lorsque toutes deux se rejoignaient ainsi, au fond d'un rayon écarté, elles causaient quelques minutes, l'oeil aux aguets. Soudain, la lingère eut un geste de fuite: elle venait d'apercevoir la cravate blanche d'un inspecteur, qui sortait des châles.
— Ah! non, c'est le père Jouve, murmura-t-elle d'un air rassuré. Je ne sais ce qu'il a, ce vieux, à rire, quand il nous voit ensemble… À votre place, j'aurais peur, car il est trop gentil pour vous. Un chien fini, mauvais comme la gale, et qui croit encore parler à ses troupiers!
En effet, le père Jouve était détesté de tous les vendeurs, pour la sévérité de sa surveillance. Plus de la moitié des renvois se faisaient sur ses rapports. Son grand nez rouge d'ancien capitaine noceur ne s'humanisait que dans les comptoirs tenus par des femmes.
— Pourquoi aurais-je peur? demanda Denise.
— Dame! répondit Pauline en riant, il exigera peut-être de la reconnaissance… Plusieurs de ces demoiselles se le ménagent.
Jouve s'était éloigné, en feignant de ne pas les voir; et elles l'entendirent qui tombait sur un vendeur des dentelles, coupable de regarder un cheval abattu, dans la rue Neuve-Saint-Augustin.
— À propos, reprit Pauline, est-ce que vous ne cherchiez pas
M. Robineau, hier? Il est revenu.
Denise se crut sauvée.
— Merci, je vais faire le tour alors et passer par la soierie…
Tant pis! on m'a envoyée là-haut, à l'atelier, pour un poignet.
Elles se séparèrent. La jeune fille, d'un air affairé, comme si elle courait de caisse en caisse, à la recherche d'une erreur, gagna l'escalier et descendit dans le hall. Il était dix heures moins un quart, la première table venait d'être sonnée. Un lourd soleil chauffait les vitrages, et malgré les stores de toile grise, la chaleur tombait dans l'air immobile. Par moments, une haleine fraîche montait des parquets, que des garçons de magasin arrosaient d'un mince filet d'eau. C'était une somnolence, une sieste d'été, au milieu du vide élargi des comptoirs, pareils à des chapelles, où l'ombre dort, après la dernière messe. Des vendeurs nonchalants se tenaient debout, quelques rares clientes suivaient les galeries, traversaient le hall, de ce pas abandonné des femmes que le soleil tourmente.
Comme Denise descendait, Favier mettait justement une robe de soie légère, à pois roses, pour Mme Boutarel, débarquée la veille du midi. Depuis le commencement du mois, les départements donnaient, on ne voyait guère que des dames fagotées, des châles jaunes, des jupes vertes, le déballage en masse de la province. Les commis, indifférents, ne riaient même plus. Favier accompagna Mme Boutarel à la mercerie, et quand il reparut, il dit à Hutin:
— Hier toutes auvergnates, aujourd'hui toutes provençales… J'en ai mal à la tête.
Mais Hutin se précipita, c'était son tour, et il avait reconnu «la jolie dame», cette blonde adorable que le rayon désignait ainsi, ne sachant rien d'elle, pas même son nom. Tous lui souriaient, il ne se passait point de semaine sans qu'elle entrât au Bonheur, toujours seule. Cette fois, elle avait avec elle un petit garçon de quatre ou cinq ans. On en causa.
— Elle est donc mariée? demanda Favier, lorsque Hutin revint de la caisse, où il avait fait débiter trente mètres de satin duchesse.
— Possible, répondit ce dernier, quoique ça ne prouve rien, ce mioche. Il pourrait être à une amie… Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle doit avoir pleuré. Oh! une tristesse, et des yeux rouges!
Un silence régna. Les deux vendeurs regardaient vaguement dans les lointains du magasin. Puis, Favier reprit d'une voix lente:
— Si elle est mariée, son mari lui a peut-être bien allongé des gifles.
— Possible, répéta Hutin, à moins que ce ne soit un amant qui l'ait plantée là.
Et il conclut, après un nouveau silence:
— Ce que je m'en fiche!
À ce moment, Denise traversait le rayon des soieries, en ralentissant sa marche et en regardant autour d'elle, pour découvrir Robineau. Elle ne le vit pas, alla dans la galerie du blanc, puis traversa une seconde fois. Les deux vendeurs s'étaient aperçus de son manège.
— La voilà encore, cette désossée! murmura Hutin.
— Elle cherche Robineau, dit Favier. Je ne sais ce qu'ils fricotent ensemble. Oh! rien de drôle, Robineau est trop bête là- dessus… On raconte qu'il lui a procuré un petit travail, des noeuds de cravate. Hein? quel négoce!
Hutin méditait une méchanceté. Lorsque Denise passa près de lui, il l'arrêta, en disant:
— C'est moi que vous cherchez?
Elle devint très rouge. Depuis la soirée de Joinville, elle n'osait lire dans son coeur, où se heurtaient des sentiments confus. Elle le revoyait sans cesse avec cette fille aux cheveux roux, et si elle frémissait encore devant lui, c'était peut-être de malaise. L'avait-elle aimé? L'aimait-elle toujours? elle ne voulait point remuer ces choses, qui lui étaient pénibles.
— Non, monsieur, répondit-elle, embarrassée.
Alors, Hutin s'amusa de sa gêne.
— Si vous désirez qu'on vous le serve… Favier, servez donc
Robineau à mademoiselle.
Elle le regarda fixement, du regard triste et calme dont elle recevait les allusions blessantes de ces demoiselles. Ah! il était méchant, il la frappait ainsi que les autres! Et il y avait en elle comme un déchirement, un dernier lien qui se rompait. Son visage exprima une telle souffrance, que Favier, peu tendre de son naturel, vint pourtant à son secours.
— M. Robineau est au réassortiment, dit-il. Il rentrera pour déjeuner sans doute… Vous le trouverez cet après-midi, si vous avez à lui parler.
Denise remercia, remonta aux confections, où Mme Aurélie l'attendait, dans une colère froide. Comment! elle était partie depuis une demi-heure! d'où sortait-elle? pas de l'atelier, bien sûr? La jeune fille baissait la tête, songeait à cet acharnement du malheur. C'était fini, si Robineau ne rentrait pas. Cependant, elle se promettait de redescendre.
Aux soieries, le retour de Robineau avait déchaîné toute une révolution. Le comptoir espérait qu'il ne rentrerait pas, dégoûté des ennuis qu'on lui créait sans cesse; et, un moment, en effet, toujours pressé par Vinçard, qui voulait lui céder son fonds de commerce, il avait failli le prendre. Le sourd travail de Hutin, la mine qu'il creusait depuis de longs mois sous les pieds du second, allait enfin éclater. Pendant le congé de celui-ci, comme il le suppléait à titre de premier vendeur, il s'était efforcé de lui nuire dans l'esprit des chefs, de s'installer à sa place, par des excès de zèle: c'étaient de petites irrégularités découvertes et étalées, des projets d'améliorations soumis, des dessins nouveaux qu'il imaginait. Tous, d'ailleurs, dans le rayon, depuis le débutant rêvant de passer vendeur, jusqu'au premier convoitant la situation d'intéressé, tous n'avaient qu'une idée fixe, déloger le camarade au-dessus de soi pour monter d'un échelon, le manger s'il devenait un obstacle; et cette lutte des appétits, cette poussée des uns sur les autres, était comme le bon fonctionnement même de la machine, ce qui enrageait la vente et allumait cette flambée du succès dont Paris s'étonnait. Derrière Hutin, il y avait Favier, puis derrière Favier, les autres, à la file. On entendait un gros bruit de mâchoires. Robineau était condamné, chacun déjà emportait son os. Aussi, lorsque le second reparut, le grognement fut-il général. Il fallait en finir, l'attitude des vendeurs lui avait semblé si menaçante, que le chef du comptoir, pour donner à la direction le temps de prendre un parti, venait d'envoyer Robineau au réassortiment.
— Nous préférons nous en aller tous, si on le garde, déclarait
Hutin.
Cette affaire ennuyait Bouthemont, dont la gaieté s'accommodait mal d'un tel tracas intérieur. Il souffrait de ne plus avoir autour de lui que des visages renfrognés. Pourtant, il voulait être juste.
— Voyons, laissez-le tranquille, il ne vous fait rien.
Mais des protestations éclataient.
— Comment! il ne nous fait rien?… Un être insupportable, toujours nerveux, et qui vous passerait sur le corps, tant il est fier!
C'était la grande rancune du rayon. Robineau, avec des nerfs de femme, avait des raideurs et des susceptibilités inacceptables. On racontait vingt anecdotes, un petit jeune homme qui en était tombé malade, jusqu'à des clientes qu'il avait humiliées par ses remarques cassantes.
— Enfin, messieurs, dit Bouthemont, je ne peux rien prendre sur moi… J'ai averti la direction, je vais en causer tout à l'heure.
On sonnait la seconde table, une volée de cloche montait du sous- sol, lointaine et assourdie dans l'air mort du magasin. Hutin et Favier descendirent. De tous les comptoirs, des vendeurs arrivaient un à un, débandés, se pressant en bas, à l'entrée étroite du couloir de la cuisine, un couloir humide que des becs de gaz éclairaient continuellement. Le troupeau s'y hâtait, sans un rire, sans une parole, au milieu d'un bruit croissant de vaisselle et dans une odeur forte de nourriture. Puis, à l'extrémité, il y avait une halte brusque, devant un guichet. Flanqué de piles d'assiettes, armé de fourchettes et de cuillers qu'il plongeait dans des bassines de cuivre, un cuisinier y distribuait les portions. Et, quand il s'écartait, derrière son ventre tendu de blanc, on apercevait la cuisine flambante.
— Allons, bon! murmura Hutin en consultant le menu, écrit sur un tableau noir, au-dessus du guichet, du boeuf sauce piquante, ou de la raie… Jamais de rôti, dans cette baraque! Ça ne tient pas au corps, leur bouilli et leur poisson!
Du reste, le poisson était généralement méprisé, car la bassine restait pleine. Favier prit pourtant de la raie. Derrière lui, Hutin se baissa, en disant:
— Boeuf sauce piquante.
De son geste mécanique, le cuisinier avait piqué un morceau de viande, puis l'avait arrosé d'une cuillerée de sauce; et Hutin, suffoqué d'avoir reçu au visage le souffle ardent du guichet, emportait à peine sa portion, que déjà derrière lui les mots: «Boeuf sauce piquante… Boeuf sauce piquante…», se suivaient comme des litanies; pendant que, sans relâche, le cuisinier piquait des morceaux et les arrosait de sauce, avec le mouvement rapide et rythmique d'une horloge bien réglée.
— Elle est froide, leur raie, déclara Favier, dont la main ne sentait pas de chaleur.
Tous, maintenant, filaient, le bras tendu, leur assiette droite, pris de la crainte de se heurter. Dix pas plus loin, s'ouvrait la buvette, un autre guichet, avec un comptoir d'étain luisant, où étaient rangées les parts de vin, de petites bouteilles sans bouchon, encore humides du rinçage. Et chacun, de sa main vide, recevait au passage une de ces bouteilles, puis, dès lors embarrassé, gagnait sa table d'un air sérieux, veillant à l'équilibre.
Hutin grondait sourdement:
— En voilà une promenade, avec cette vaisselle!
Leur table, à Favier et à lui, se trouvait au bout du corridor, dans la dernière salle à manger. Toutes les salles se ressemblaient, étaient d'anciennes caves, de quatre mètres sur cinq, qu'on avait enduites au ciment et aménagées en réfectoires; mais l'humidité crevait la peinture, les murailles jaunes se marbraient de taches verdâtres; et, du puits étroit des soupiraux, ouvrant sur la rue, au ras du trottoir, tombait un jour livide, sans cesse traversé par les ombres vagues des passants. En juillet comme en décembre, on y étouffait, dans la buée chaude, chargée d'odeurs nauséabondes, que soufflait le voisinage de la cuisine.
Cependant, Hutin était entré le premier. Sur la table, scellée d'un bout dans le mur et couverte d'une toile cirée, il n'y avait que les verres, les fourchettes et les couteaux, marquant les places. Des piles d'assiettes de rechange se dressaient à chaque extrémité; tandis que, au milieu, s'allongeait un gros pain, percé d'un couteau, le manche en l'air. Hutin se débarrassa de sa bouteille, posa son assiette; puis, après avoir pris sa serviette, au bas du casier, qui était le seul ornement des murailles, il s'assit en poussant un soupir.
— Avec ça, j'ai une faim! murmura-t-il.
— C'est toujours ainsi, dit Favier, qui s'installait à sa gauche.
Il n'y a rien, quand on crève.
La table se remplissait rapidement. Elle contenait vingt-deux couverts. D'abord, il n'y eut qu'un tapage violent de fourchettes, une goinfrerie de grands gaillards aux estomacs creusés par treize heures de fatigues quotidiennes. Dans les commencements, les commis, qui avaient une heure pour manger, pouvaient aller prendre leur café dehors; aussi dépêchaient-ils le déjeuner en vingt minutes, avec la hâte de gagner la rue. Mais cela les remuait trop, ils rentraient distraits, l'esprit détourné de la vente; et la direction avait décidé qu'ils ne sortiraient plus, qu'ils paieraient trois sous de supplément, pour une tasse de café, s'ils en voulaient. Aussi, maintenant, faisaient-ils traîner le repas, peu soucieux de remonter au rayon avant l'heure. Beaucoup, en avalant de grosses bouchées, lisaient un journal, plié et tenu debout contre leur bouteille. D'autres, quand leur première faim était satisfaite, causaient bruyamment, revenaient aux éternels sujets de la mauvaise nourriture, de l'argent gagné, de ce qu'ils avaient fait, le dimanche précédent, et de ce qu'ils feraient, l'autre dimanche.
— Dites donc, et votre Robineau? demanda un vendeur à Hutin.
La lutte des soyeux contre leur second occupait tous les comptoirs. On discutait la question chaque jour, au Café Saint- Roch, jusqu'à minuit. Hutin, qui s'acharnait sur son morceau de boeuf, se contenta de répondre:
— Eh bien! il est revenu, Robineau.
Puis, se fâchant tout d'un coup:
— Mais, sacredieu; ils m'ont donné de l'âne!… À la fin, c'est dégoûtant, ma parole d'honneur!.
— Ne vous plaignez donc pas! dit Favier. Moi qui ai fait la bêtise de prendre de la raie… Elle est pourrie.
Tous parlaient à la fois, s'indignaient, plaisantaient. Dans un coin de la table, contre le mur, Deloche mangeait silencieusement. Il était affligé d'un appétit excessif, qu'il n'avait jamais satisfait, et comme il gagnait trop peu pour se payer des suppléments, il se taillait des tranches de pain énormes, il avalait les platées les moins ragoûtantes, d'un air de gourmandise. Aussi tous s'amusaient-ils de lui, criant:
— Favier, passez votre raie à Deloche… Il l'aime comme ça.
— Et votre viande, Hutin: Deloche la demande pour son dessert.
Le pauvre garçon haussait les épaules, ne répondait même pas. Ce n'était point sa faute, s'il crevait de faim. D'ailleurs, les autres avaient beau cracher sur les plats, ils se gavaient tout de même.
Mais un léger sifflement les fit taire. On signalait la présence de Mouret et de Bourdoncle dans le couloir. Depuis quelque temps, les plaintes des employés devenaient telles, que la direction affectait de descendre juger par elle-même la qualité de la nourriture. Sur les trente sous qu'elle donnait au chef, par jour et par tête, celui-ci devait tout payer, provisions, charbon, gaz, personnel; et elle montrait des étonnements naïfs, quand ce n'était pas très bon. Le matin encore, chaque rayon avait délégué un vendeur, Mignot et Liénard s'étaient chargés de parler au nom de leurs camarades. Aussi, dans le brusque silence, les oreilles se tendirent, on écouta des voix qui sortaient de la salle voisine, où Mouret et Bourdoncle venaient d'entrer. Celui-ci déclarait le boeuf excellent; et Mignot, suffoqué par cette affirmation tranquille, répétait: «Mâchez-le, pour voir»; pendant que Liénard, s'attaquant à la raie, disait avec douceur: «Mais elle pue, monsieur!» Alors, Mouret se répandit en paroles cordiales: il ferait tout pour le bien-être de ses employés, il était leur père, il préférait manger du pain sec que de les savoir mal nourris.
— Je vous promets d'étudier la question, finit-il par conclure, en haussant le ton, de manière à être entendu d'un bout du couloir à l'autre.
L'enquête de la direction était terminée, le bruit des fourchettes recommença. Hutin murmurait:
— Oui, compte là-dessus, et bois de l'eau!… Ah! ils ne sont pas chiches de bonnes paroles. Veux-tu des promesses, en voilà! Et ils vous nourrissent de vieilles semelles, et ils vous flanquent à la porte comme des chiens!
Le vendeur qui l'avait déjà questionné, répéta:
— Vous dites donc que votre Robineau…?
Mais un tapage de grosse vaisselle couvrit sa voix. Les commis changeaient d'assiettes eux-mêmes, les piles diminuaient, à gauche et à droite. Et, comme un aide de cuisine apportait de grands plats de fer-blanc, Hutin s'écria:
— Du riz au gratin, c'est complet!
— Bon pour deux sous de colle! dit Favier en se servant.
Les uns l'aimaient, les autres trouvaient ça trop mastic. Et ceux qui lisaient, restaient silencieux, enfoncés dans le feuilleton de leur journal, ne sachant même pas ce qu'ils mangeaient. Tous s'épongeaient le front, l'étroit caveau s'emplissait d'une vapeur rousse; tandis que les ombres des passants, continuellement, couraient en barres noires sur le couvert débandé.
— Passez le pain à Deloche, cria un farceur.
Chacun coupait son morceau, puis replantait le couteau dans la croûte, jusqu'au manche; et le pain circulait toujours.
— Qui prend mon riz contre son dessert? demanda Hutin.
Quand il eut conclu le marché avec un petit jeune homme mince, il tenta aussi de vendre son vin; mais personne n'en voulut, on le trouvait exécrable.
— Je vous disais donc que Robineau est de retour, continua-t-il, au milieu des rires et des conversations qui se croisaient. Oh! son affaire est grave… Imaginez-vous qu'il débauche les vendeuses! Oui, il leur procure des noeuds de cravate!
— Silence! murmura Favier. Voilà qu'on le juge.
Du coin de l'oeil, il montrait Bouthemont, qui marchait dans le couloir, entre Mouret et Bourdoncle, tous trois absorbés, parlant à demi-voix, vivement. La salle à manger des chefs de comptoir et des seconds se trouvait justement en face. Lorsque Bouthemont avait vu passer Mouret, il s'était levé de table, ayant fini, et il contait les ennuis de son rayon, il disait son embarras. Les deux autres l'écoutaient, refusant encore de sacrifier Robineau, un vendeur de premier ordre, qui datait de Mme Hédouin. Mais, quand il en vint à l'histoire des noeuds de cravate, Bourdoncle s'emporta. Est-ce que ce garçon était fou, de s'entremettre pour donner des travaux supplémentaires aux vendeuses? La maison payait assez cher le temps de ces demoiselles; si elles travaillaient à leur compte la nuit, elles travaillaient moins dans le jour au magasin, c'était clair; elles les volaient donc, elles risquaient leur santé qui ne leur appartenait pas. La nuit était faite pour dormir, toutes devaient dormir, ou bien on les flanquerait dehors!
— Ça chauffe, fit remarquer Hutin.
Chaque fois que les trois hommes, dans leur promenade lente, passaient devant la salle à manger, les commis les guettaient, commentaient leurs moindres gestes. Ils en oubliaient le riz au gratin, où un caissier venait de trouver un bouton de culotte.
— J'ai entendu le mot «cravate», dit Favier. Et vous avez vu le nez de Bourdoncle qui a blanchi tout d'un coup.
Cependant, Mouret partageait l'indignation de l'intéressé. Une vendeuse réduite à travailler la nuit, lui semblait une attaque contre l'organisation même du Bonheur. Quelle était donc la sotte qui ne savait pas se suffire, avec ses bénéfices sur la vente? Mais, quand Bouthemont eut nommé Denise, il se radoucit, il trouva des excuses. Ah! oui, cette petite fille: elle n'était pas encore très adroite et elle avait des charges, assurait-on. Bourdoncle l'interrompit pour déclarer qu'il fallait la renvoyer sur l'heure. On ne tirerait jamais rien d'un laideron pareil, il l'avait toujours dit; et il semblait satisfaire une rancune. Alors, Mouret, pris d'embarras, affecta de rire. Mon Dieu! quel homme sévère! ne pouvait-on pardonner une fois? On ferait venir la coupable, on la gronderait. En somme, c'était Robineau qui avait tous les torts, car il aurait dû la détourner, lui, un ancien commis au courant des habitudes de la maison.
— Eh bien! voilà le patron qui rit maintenant! reprit Favier étonné, comme le groupe passait de nouveau devant la porte.
— Ah sacristi! jura Hutin, s'ils s'obstinent à nous coller leur
Robineau sur les épaules, nous allons leur donner de l'agrément!
Bourdoncle regardait Mouret en face. Puis, il eut simplement un geste dédaigneux, pour dire qu'il comprenait enfin et que c'était imbécile. Bouthemont avait repris ses plaintes: les vendeurs menaçaient de partir, et il s'en trouvait d'excellents parmi eux. Mais ce qui parut toucher ces messieurs davantage, ce fut le bruit des bons rapports de Robineau avec Gaujean: celui-ci, disait-on, poussait le premier à s'établir à son compte dans le quartier, lui offrait les crédits les plus larges, afin de battre en brèche le Bonheur des Dames. Il y eut un silence. Ah! ce Robineau rêvait de bataille! Mouret était devenu sérieux; il affecta le mépris, il évita de prendre une décision, comme si l'affaire n'avait pas eu d'importance. On verrait, on lui parlerait. Et, tout de suite, il plaisanta avec Bouthemont, dont le père, débarqué l'avant-veille de sa petite boutique de Montpellier, avait failli étouffer de stupeur et d'indignation, en tombant dans le hall énorme où régnait son fils. On riait encore du bonhomme, qui, retrouvant son aplomb de méridional, s'était mis à tout dénigrer et à prétendre que les nouveautés allaient finir sur le trottoir.
— Justement, voici Robineau, murmura le chef de rayon. Je l'avais envoyé au réassortiment, pour éviter un conflit regrettable… Pardonnez-moi si j'insiste, mais les choses en sont à un état si aigu, qu'il faut agir.
En effet, Robineau, qui rentrait, passait et saluait ces messieurs, en se rendant à sa table.
Mouret se contenta de répéter:
— C'est bon, nous verrons cela.
Ils partirent. Hutin et Favier les attendaient toujours. Lorsqu'ils ne les virent pas reparaître, ils se soulagèrent. Est- ce que la direction, maintenant, descendrait ainsi à chaque repas compter leurs bouchées? Ce serait gai, si l'on ne pouvait même plus être libre en mangeant! La vérité était qu'ils venaient de voir rentrer Robineau, et que la belle humeur du patron les inquiétait sur l'issue de la lutte engagée par eux. Ils baissèrent la voix, ils cherchèrent des vexations nouvelles.
— Mais je meurs! continua Hutin tout haut. On a encore plus faim en sortant de table!
Pourtant, il avait mangé deux parts de confiture, la sienne et celle qu'il avait échangée contre sa portion de riz. Tout d'un coup, il cria:
— Zut! je me fends d'un supplément!… Victor, une troisième confiture!
Le garçon achevait de servir les desserts. Ensuite, il apporta le café; et ceux qui en prenaient, lui donnaient tout de suite leurs trois sous. Quelques vendeurs s'en étaient allés, flânant le long du corridor, cherchant les coins noirs pour fumer une cigarette. Les autres restaient alanguis, devant la table encombrée de vaisselle grasse. Ils roulaient des boulettes de mie de pain, revenaient sur les mêmes histoires, dans l'odeur de graillon, qu'ils ne sentaient plus, et dans la chaleur d'étuve, qui leur rougissait les oreilles. Les murs suaient, une asphyxie lente tombait de la voûte moisie. Adossé contre le mur, Deloche, bourré de pain, digérait en silence, les yeux levés sur le soupirail; et sa récréation, tous les jours, après le déjeuner, était de regarder ainsi les pieds des passants qui filaient vite au ras du trottoir, des pieds coupés aux chevilles, gros souliers, bottes élégantes, fines bottines de femme, un va-et-vient continu de pieds vivants, sans corps et sans tête. Les jours de pluie, c'était très sale.
— Comment! déjà! cria Hutin.
Une cloche sonnait au bout du couloir, il fallait laisser la place à la troisième table. Les garçons de service arrivaient avec des seaux d'eau tiède et de grosses éponges, pour laver les toiles cirées. Lentement, les salles se vidaient, les vendeurs remontaient à leurs rayons, en traînant le long des marches. Et, dans la cuisine, le chef avait repris sa place devant le guichet, entre ses bassines de raie, de boeuf et de sauce, armé de ses fourchettes et de ses cuillers, prêt à remplir de nouveau les assiettes, de son mouvement rythmique d'horloge bien réglée.
Comme Hutin et Favier s'attardaient, ils virent descendre Denise.
— M. Robineau est de retour, mademoiselle, dit le premier, avec une politesse moqueuse.
— Il déjeune, ajouta l'autre. Mais si ça presse trop, vous pouvez entrer.
Denise descendait toujours sans répondre, sans tourner la tête. Pourtant, lorsqu'elle passa devant la salle à manger des chefs de comptoir et des seconds, elle ne put s'empêcher d'y jeter un coup d'oeil. Robineau était là, en effet. Elle tâcherait de lui parler, l'après-midi; et elle continua de suivre le corridor, pour se rendre à sa table, qui se trouvait à l'autre bout.
Les femmes mangeaient à part, dans deux salles réservées. Denise entra dans la première. C'était également une ancienne cave, transformée en réfectoire; mais on l'avait aménagée avec plus de confort. Sur la table ovale, placée au milieu, les quinze couverts s'espaçaient davantage, et le vin était dans des carafes; un plat de raie et un plat de boeuf à la sauce piquante tenaient les deux bouts. Des garçons en tablier blanc servaient ces dames, ce qui évitait à celles-ci le désagrément de prendre elles mêmes leurs portions au guichet. La direction avait trouvé cela plus décent.
— Vous avez donc fait le tour? demanda Pauline, assise déjà et se coupant du pain.
— Oui, répondit Denise en rougissant, j'accompagnais une cliente.
Elle mentait. Clara poussa le coude d'une vendeuse, sa voisine. Qu'avait donc la mal peignée, ce jour-là? Elle était toute singulière. Coup sur coup, elle recevait des lettres de son amant; puis, elle courait le magasin comme une perdue, elle prétextait des commissions à l'atelier, où elle n'allait seulement pas. Pour sûr, il se passait quelque histoire. Alors, Clara, tout en mangeant sa raie sans dégoût, avec une insouciance de fille nourrie autrefois de lard rance, causa d'un drame affreux, dont le récit emplissait les journaux.
— Vous avez lu, cet homme qui a guillotiné sa maîtresse d'un coup de rasoir?
— Dame! fit remarquer une petite lingère, de visage doux et délicat, il l'avait trouvée avec un autre. C'est bien fait.
Mais Pauline se récria. Comment! parce qu'on n'aimera plus un monsieur, il lui sera permis de vous trancher la gorge! Ah! non, par exemple! Et, s'interrompant, se tournant vers le garçon de service:
— Pierre, je ne puis pas avaler le boeuf, vous savez… Dites donc qu'on me fasse un petit supplément, une omelette, hein! et moelleuse, s'il est possible!
Pour attendre, comme elle avait toujours des gourmandises dans les poches, elle en sortit des pastilles de chocolat, qu'elle se mit à croquer avec son pain.
— Certainement, ce n'est pas drôle, un homme pareil, reprit Clara. Et il y en a des jaloux! L'autre jour encore, c'était un ouvrier qui jetait sa femme dans un puits!
Elle ne quittait pas Denise des yeux, elle crut avoir deviné, en la voyant pâlir. Évidemment, cette sainte nitouche tremblait d'être giflée par son amoureux, qu'elle devait tromper. Ce serait drôle, s'il la relançait jusque dans le magasin, comme elle semblait le craindre. Mais la conversation tournait, une vendeuse donnait une recette pour détacher le velours. On parla ensuite d'une pièce de la Gaieté, où des amours de petites filles dansaient mieux que des grandes personnes. Pauline, attristée un instant par la vue de son omelette qui était trop cuite, reprenait sa gaieté, en ne la trouvant pas trop mauvaise.
— Passez-moi donc le vin, dit-elle à Denise. Vous devriez vous commander une omelette.
— Oh! le boeuf me suffit, répondit la jeune fille, qui, pour ne rien dépenser, s'en tenait à la nourriture de la maison, si répugnante qu'elle fût.
Lorsque le garçon apporta le riz au gratin, ces demoiselles protestèrent. Elles l'avaient laissé, la semaine d'auparavant, et elles espéraient qu'il ne reparaîtrait plus. Denise, distraite, troublée au sujet de Jean par les histoires de Clara, fut la seule à en manger; et toutes la regardaient, d'un air de dégoût. Il y eut une débauche de suppléments, elles s'emplirent de confiture. C'était du reste une élégance, il fallait se nourrir sur son argent. — Vous savez que ces messieurs ont réclamé, dit la lingère délicate, et que la direction a promis…
On l'interrompit avec des rires, on ne causa plus que de la direction. Toutes prenaient du café, sauf Denise, qui ne pouvait le supporter, disait-elle. Et elles s'attardèrent devant leurs tasses, les lingères en laine, d'une simplicité de petites bourgeoises, les confectionneuses en soie, la serviette au menton pour ne pas attraper de taches, pareilles à des dames qui seraient descendues manger à l'office, avec leurs femmes de chambre. On avait ouvert le châssis vitré du soupirail, afin de changer l'air étouffant et empesté; mais il fallut le refermer tout de suite, les roues des fiacres semblaient passer sur la table.
— Chut! souffla Pauline, voici cette vieille bête!
C'était l'inspecteur Jouve. Il rôdait ainsi volontiers, vers la fin des repas, du côté de ces demoiselles. D'ailleurs, il avait la surveillance de leurs salles. Les yeux souriants, il entrait, faisait le tour de la table; quelquefois même, il causait, voulait savoir si elles avaient déjeuné de bon appétit. Mais, comme il les inquiétait et les ennuyait, toutes se hâtaient de fuir. Bien que la cloche n'eût pas sonné, Clara disparut la première; d'autres la suivirent. Il ne resta bientôt plus que Denise et Pauline. Celle- ci, après avoir bu son café, achevait ses pastilles de chocolat.
— Tiens! dit-elle en se levant, je vais envoyer un garçon me chercher des oranges… Venez-vous?
— Tout à l'heure, répondit Denise, qui mordillait une croûte, résolue à demeurer la dernière, de façon à pouvoir aborder Robineau, quand elle remonterait.
Cependant, lorsqu'elle fut seule avec Jouve, elle ressentit un malaise; et, contrariée, elle quitta enfin la table. Mais, en la voyant se diriger vers la porte, il lui barra le passage:
— Mademoiselle Baudu…
Debout devant elle, il souriait d'un air paterne. Ses grosses moustaches grises, ses cheveux taillés en brosse, lui donnaient une grande honnêteté militaire. Et il poussait en avant sa poitrine, où s'étalait son ruban rouge.
— Quoi donc, monsieur Jouve? demanda-t-elle rassurée.
— Je vous ai encore aperçue, ce matin, causant là-haut, derrière les tapis. Vous savez que c'est contraire au règlement, et si je faisais mon rapport… Elle vous aime donc bien, votre amie Pauline?
Ses moustaches remuèrent, une flamme incendia son nez énorme, un nez creux et recourbé, aux appétits de taureau.
— Hein? qu'avez-vous, toutes les deux, pour vous aimer comme ça?
Denise, sans comprendre, était reprise de malaise. Il s'approchait trop, il lui parlait dans la figure.
— C'est vrai, nous causions, monsieur Jouve, balbutia-t-elle, mais il n'y a pas grand mal à causer un peu… Vous êtes bien bon pour moi, merci tout de même.
— Je ne devrais pas être bon, dit-il. La justice, je ne connais que ça… Seulement, quand on est si gentille…
Et il s'approchait encore. Alors, elle eut tout à fait peur. Les paroles de Pauline lui revenaient à la mémoire, elle se rappelait les histoires qui couraient, des vendeuses terrorisées par le père Jouve, achetant sa bienveillance. Au magasin, d'ailleurs, il se contentait de petites privautés, claquait doucement de ses doigts enflés les joues des demoiselles complaisantes, leur prenait les mains, puis les gardait, comme s'il les avait oubliées dans les siennes. Cela restait paternel, et il ne lâchait le taureau que dehors, lorsqu'on voulait bien accepter des tartines de beurre, chez lui, rue des Moineaux.
— Laissez-moi, murmura la jeune fille en reculant.
— Voyons, disait-il, vous n'allez pas faire la sauvage avec un ami qui vous ménage toujours. Soyez aimable, venez ce soir tremper une tartine dans une tasse de thé. C'est de bon coeur.
Elle se débattait, maintenant.
— Non! non!
La salle à manger demeurait vide, le garçon n'avait point reparu. Jouve, l'oreille tendue au bruit des pas, jeta vivement un regard autour de lui; et, très excité, sortant de sa tenue, dépassant ses familiarités de père, il voulut la baiser sur le cou.
— Petite méchante, petite bête… Quand on a des cheveux comme ça, est-ce qu'on est si bête? Venez donc ce soir, c'est pour rire.
Mais elle s'affolait, dans une révolte terrifiée, à l'approche de ce visage brûlant, dont elle sentait le souffle. Tout d'un coup, elle le poussa, d'un effort si rude, qu'il chancela et faillit tomber sur la table. Une chaise heureusement le reçut; tandis que le choc faisait rouler une carafe de vin, qui éclaboussa la cravate blanche et trempa le ruban rouge. Et il restait là, sans s'essuyer, étranglé de colère, devant une brutalité pareille. Comment! lorsqu'il ne s'attendait à rien, lorsqu'il n'y mettait pas ses forces et qu'il cédait simplement à sa bonté!
— Ah! mademoiselle, vous vous en repentirez, parole d'honneur!
Denise s'était enfuie. Justement, la cloche sonnait; et, troublée, encore frémissante, elle oublia Robineau, elle remonta au comptoir. Puis, elle n'osa plus redescendre. Comme le soleil, l'après-midi, chauffait la façade de la place Gaillon, on étouffait dans les salons de l'entresol, malgré les stores. Quelques clientes vinrent, mirent ces demoiselles en nage, sans rien acheter. Tout le rayon bâillait, sous les grands yeux somnolents de Mme Aurélie. Enfin, vers trois heures, Denise, voyant la première s'assoupir, fila doucement, reprit sa course à travers le magasin, de son air affairé. Pour dépister les curieux, qui pouvaient la suivre du regard, elle ne descendit pas directement à la soie; d'abord, elle parut avoir affaire aux dentelles, elle aborda Deloche, lui demanda un renseignement; ensuite, au rez-de-chaussée, elle traversa la rouennerie, et elle entrait aux cravates, lorsqu'un sursaut de surprise l'arrêta net. Jean était devant elle.
— Comment! c'est toi? murmura-t-elle toute pâle.
Il avait gardé sa blouse de travail, et il était nu-tête, avec ses cheveux blonds en désordre, dont les frisures coulaient sur sa peau de fille. Debout devant un casier de minces cravates noires, il semblait réfléchir profondément.
— Que fais-tu là? reprit-elle.
— Dame! répondit-il, je t'attendais… Tu me défends de venir. Alors, je suis bien entré, mais je n'ai rien dit à personne. Oh! tu peux être tranquille. Ne fais pas semblant de me connaître, si tu veux.
Des vendeurs les regardaient déjà, l'air étonné. Jean baissa la voix.
— Tu sais, elle a voulu m'accompagner. Oui, elle est sur la place, devant la fontaine… Donne vite les quinze francs, ou nous sommes fichus, aussi vrai que le soleil nous éclaire!
Alors, Denise fut saisie d'un grand trouble. On ricanait, on écoutait cette aventure. Et, comme un escalier du sous-sol s'ouvrait derrière le rayon des cravates, elle y poussa son frère, elle le fit descendre vivement. En bas, il continua son histoire, embarrassé, cherchant les faits, craignant de n'être point cru.
— L'argent n'est pas pour elle. Elle est trop distinguée… Et son mari, ah! bien, il se fiche joliment de quinze francs! Pour un million, il n'autoriserait pas sa femme. Un fabricant de colle, te l'ai-je dit? des gens extrêmement bien… Non, c'est pour une crapule, un ami à elle qui nous a vus; et, tu comprends, si je ne lui donne pas les quinze francs, ce soir…
— Tais-toi, murmura Denise. Tout à l'heure… Marche donc!
Ils étaient descendus dans le service du départ. La morte saison endormait la vaste cave, sous le jour blafard des soupiraux. Il y faisait froid, un silence tombait de la voûte. Mais pourtant un garçon prenait, dans un des compartiments, les quelques paquets destinés au quartier de la Madeleine; et, sur la grande table de triage, Campion, le chef de service, était assis, les jambes ballantes, les yeux ouverts.
Jean recommençait:
— Le mari qui a un grand couteau…
— Va donc! répéta Denise, en le poussant toujours.
Ils suivirent un des corridors étroits, où le gaz brûlait continuellement. À droite et à gauche, au fond des caveaux obscurs, les marchandises des réserves entassaient des ombres derrière les palissades. Enfin, elle s'arrêta contre une de ces claies de bois. Personne ne viendrait sans doute; mais c'était défendu, et elle avait un frisson.
— Si cette crapule parle, reprit Jean, le mari qui a un grand couteau…
— Où veux-tu que je trouve quinze francs? s'écria Denise désespérée. Tu ne peux donc pas être raisonnable? Il t'arrive sans cesse des choses si drôles!
Il se frappa la poitrine. Au milieu de ses inventions romanesques, lui-même ne savait plus l'exacte vérité. Il dramatisait simplement ses besoins d'argent, il y avait toujours au fond quelque nécessité immédiate.
— Sur ce que j'ai de plus sacré, cette fois c'est bien vrai… Je la tenais comme ça, et elle m'embrassait…
Elle le fit taire de nouveau, elle se fâcha, torturée, poussée à bout.
— Je ne veux pas savoir. Garde pour toi ta mauvaise conduite. C'est trop vilain, entends-tu!… Et tu me tourmentes chaque semaine, je me tue à t'entretenir de pièces de cent sous. Oui, je passe les nuits… Sans compter que tu enlèves le pain de la bouche de ton frère.
Jean restait béant, la face pâle. Comment! c'était vilain? et il ne comprenait pas, il avait depuis l'enfance traité sa soeur en camarade, il lui semblait bien naturel de vider son coeur. Mais ce qui l'étranglait surtout, c'était d'apprendre qu'elle passait les nuits. L'idée qu'il la tuait et qu'il mangeait la part de Pépé, le bouleversa tellement, qu'il se mit à pleurer.
— Tu as raison, je suis un chenapan, cria-t-il. Mais ce n'est pas vilain, va! au contraire, et voilà pourquoi on recommence… Celle-là, vois-tu, a déjà vingt ans. Elle croyait rire, parce que j'en ai à peine dix-sept… Mon Dieu! que je suis donc furieux contre moi! Je me flanquerais des gifles!
Il lui avait pris les mains, il les baisait, les mouillait de larmes.
— Donne-moi les quinze francs, ce sera la dernière fois, je te le jure… Ou bien, non! ne me donne rien, j'aime mieux mourir. Si le mari m'assassine, tu seras bien débarrassée.
Et, comme elle aussi pleurait, il eut un remords.
— Je dis ça, je n'en sais rien. Peut-être qu'il ne veut tuer personne. Nous nous arrangerons, je te le promets, petite soeur. Allons, adieu, je pars.
Mais un bruit de pas, au bout du corridor, les inquiéta. Elle le ramena contre la réserve, dans un coin d'ombre. Pendant un instant, ils n'entendirent plus que le sifflement d'un bec de gaz, près d'eux. Puis, les pas se rapprochèrent; et, en allongeant la tête, elle reconnut l'inspecteur Jouve, qui venait de s'engager dans le corridor, de son air raide. Passait-il par hasard? quelqu'autre surveillant, de planton à la porte, l'avait-il averti? Elle fut prise d'une telle crainte, qu'elle perdit la tête; et elle poussa Jean hors du trou de ténèbres où ils se cachaient, le chassa devant elle, balbutia:
— Va-t'en! va-t'en!
Tous deux galopaient, en entendant derrière leurs talons le souffle du père Jouve, qui s'était mis également à courir. Ils traversèrent de nouveau le service du départ, ils arrivèrent au pied de l'escalier dont la cage vitrée débouchait sur la rue de la Michodière.
— Va-t'en! répétait Denise, va-t'en!… Si je peux, je t'enverrai les quinze francs tout de même.
Jean, étourdi, se sauva. Hors d'haleine, l'inspecteur, qui arrivait, distingua seulement un coin de la blouse blanche et les boucles des cheveux blonds, envolés dans le vent du trottoir. Un instant, il souffla, pour retrouver la correction de sa tenue. Il avait une cravate blanche toute neuve, prise au rayon de la lingerie, et dont le noeud, très large, luisait comme une neige.
— Eh bien! c'est propre, mademoiselle, dit-il, les lèvres tremblantes. Oui, c'est propre, c'est très propre… si vous espérez que je vais tolérer, dans le sous-sol, des choses si propres.
Et il la poursuivait de ce mot, tandis qu'elle remontait au magasin, la gorge serrée d'émotion, sans trouver une parole de défense. Maintenant, elle était désolée d'avoir couru. Pourquoi ne pas s'expliquer, montrer son frère? On allait encore s'imaginer des vilenies; et elle aurait beau jurer, on ne la croirait pas. Une fois de plus, elle oublia Robineau, elle rentra directement au comptoir.
Sans attendre, Jouve se rendit à la direction, pour faire son rapport. Mais le garçon de service lui dit que le directeur était avec M. Bourdoncle et M. Robineau: tous trois causaient depuis un quart d'heure. La porte, d'ailleurs, restait entrouverte; on entendait Mouret demander gaiement au commis s'il venait de passer de bonnes vacances; il n'était nullement question d'un renvoi, la conversation au contraire tomba sur certaines mesures à prendre dans le rayon.
— Vous désirez quelque chose, monsieur Jouve? cria Mouret. Entrez donc.
Mais un instinct avertit l'inspecteur. Bourdoncle étant sorti, Jouve préféra tout lui conter. Lentement, ils suivirent la galerie des châles, marchant côte à côte, l'un penché et parlant très bas, l'autre écoutant, sans qu'un trait de son visage sévère laissât voir ses impressions.
— C'est bien, finit par dire ce dernier.
Et, comme ils étaient arrivés devant les confections, il entra. Justement, Mme Aurélie se fâchait contre Denise. D'où venait-elle encore? cette fois, elle ne dirait peut-être pas qu'elle était montée à l'atelier. Vraiment, ces disparitions continuelles ne pouvaient se tolérer davantage.
— Madame Aurélie! appela Bourdoncle.
Il se décidait à un coup de force, il ne voulait pas consulter Mouret, de peur d'une faiblesse. La première s'avança, et de nouveau l'histoire fut contée à voix basse. Tout le rayon attendait, flairant une catastrophe. Enfin, Mme Aurélie se tourna, l'air solennel.
— Mademoiselle Baudu…
Et son masque empâté d'empereur avait l'immobilité inexorable de la toute-puissance.
— Passez à la caisse!
La terrible phrase sonna très haut, dans le rayon alors vide de clientes. Denise était demeurée droite et blanche sans un souffle. Puis, elle eut des mots entrecoupés.
— Moi! moi!… Pourquoi donc? qu'ai-je fait?
Bourdoncle répondit durement qu'elle le savait, qu'elle ferait mieux de ne pas provoquer une explication; et il parla des cravates, et il dit que ce serait joli, si toutes ces demoiselles voyaient des hommes dans le sous-sol.
— Mais c'est mon frère! cria-t-elle avec la colère douloureuse d'une vierge violentée.
Marguerite et Clara se mirent à rire, tandis que Mme Frédéric, si discrète d'habitude, hochait également la tête d'un air incrédule. Toujours son frère! c'était bête à la fin! Alors, Denise les regarda tous: Bourdoncle, qui dès la première heure ne voulait pas d'elle; Jouve, resté là pour témoigner, et dont elle n'attendait aucune justice; puis, ces filles qu'elle n'avait pu toucher par neuf mois de courage souriant, ces filles heureuses enfin de la pousser dehors. À quoi bon se débattre? pourquoi vouloir s'imposer, quand personne ne l'aimait? Et elle s'en alla sans ajouter une parole, elle ne jeta même pas un dernier regard, dans ce salon où elle avait lutté si longtemps.
Mais, dès qu'elle fut seule, devant la rampe du hall, une souffrance plus vive serra son coeur. Personne ne l'aimait, et la pensée brusque de Mouret venait de lui ôter toute sa résignation. Non! elle ne pouvait accepter un pareil renvoi. Peut-être croirait-il cette vilaine histoire, ce rendez-vous avec un homme, au fond des caves. Une honte la torturait à cette idée, une angoisse dont elle n'avait jamais encore senti l'étreinte. Elle voulait l'aller trouver, elle lui expliquerait les choses, pour le renseigner simplement; car il lui était égal de partir, lorsqu'il saurait la vérité. Et son ancienne peur, le frisson qui la glaçait devant lui, éclatait soudain en un besoin ardent de le voir, de ne point quitter la maison, sans lui jurer qu'elle n'avait pas appartenu à un autre.
Il était près de cinq heures, le magasin reprenait un peu de vie, dans l'air rafraîchi du soir. Vivement, elle se dirigea vers la direction. Mais, lorsqu'elle fut devant la porte du cabinet, une tristesse désespérée l'envahit de nouveau. Sa langue s'embarrassait, l'écrasement de l'existence retombait sur ses épaules. Il ne la croirait pas, il rirait comme les autres; et cette crainte la fit défaillir. C'était fini, elle serait mieux seule, disparue, morte. Alors, sans même prévenir Deloche et Pauline, elle passa tout de suite à la caisse.
— Mademoiselle, dit l'employé, vous avez vingt-deux jours, ça fait dix-huit francs soixante-dix auxquels il faut ajouter sept francs de tant pour cent et de guelte. C'est bien votre compte, n'est-ce pas?
— Oui, monsieur… Merci.
Et Denise s'en allait avec son argent, lorsqu'elle rencontra enfin Robineau. Il avait appris déjà le renvoi, il lui promit de retrouver l'entrepreneuse de cravates. Tout bas, il la consolait, il s'emportait: quelle existence! se voir à la continuelle merci d'un caprice! être jeté dehors d'une heure à l'autre, sans pouvoir même exiger les appointements du mois entier! Denise monta prévenir Mme Cabin, qu'elle tâcherait de faire prendre sa malle dans la soirée. Cinq heures sonnaient, lorsqu'elle se trouva sur le trottoir de la place Gaillon, étourdie, au milieu des fiacres et de la foule.
Le soir même, comme Robineau rentrait chez lui, il reçut une lettre de la direction, l'avertissant en quatre lignes que, pour des raisons d'ordre intérieur, elle se voyait forcée de renoncer à ses services. Il était depuis sept ans dans la maison; l'après- midi encore, il avait causé avec ces messieurs; ce fut un coup de massue. Hutin et Favier chantaient victoire à la soie, aussi bruyamment que Marguerite et Clara triomphaient aux confections. Bon débarras! les coups de balai font de la place! Seuls, quand ils se rencontraient, à travers la cohue des rayons, Deloche et Pauline échangeaient des mots navrés, regrettant Denise, si douce, si honnête.
— Ah! disait le jeune homme, si elle réussissait jamais autre part, je voudrais qu'elle rentrât ici, pour leur mettre le pied sur la gorge, à toutes ces pas grand-chose!
Et ce fut Bourdoncle qui, dans cette affaire, supporta le choc violent de Mouret. Lorsque ce dernier apprit le renvoi de Denise, il entra dans une grande irritation. D'habitude, il s'occupait fort peu du personnel; mais il affecta cette fois de voir là un empiétement de pouvoir, une tentative d'échapper à son autorité. Est-ce qu'il n'était plus le maître, par hasard, pour qu'on se permît de donner des ordres? Tout devait lui passer sous les yeux. absolument tout; et il briserait comme une paille quiconque résisterait. Puis, quand il eut fait une enquête personnelle, dans un tourment nerveux qu'il ne pouvait cacher, il se fâcha de nouveau. Elle ne mentait pas, cette pauvre fille: c'était bien son frère, Campion l'avait parfaitement reconnu. Alors, pourquoi la renvoyer? Il parla même de la reprendre.
Cependant, Bourdoncle, fort de sa résistance passive, pliait l'échine sous la bourrasque. Il étudiait Mouret. Enfin, un jour où il le vit plus calme, il osa dire, d'une voix particulière:
— Il vaut mieux pour tout le monde qu'elle soit partie.
Mouret resta gêné, le sang au visage.
— Ma foi, répondit-il en riant, vous avez peut-être raison… Descendons voir la vente. Ça remonte, on a fait près de cent mille francs, hier.
VII
Un instant, Denise était restée étourdie sur le pavé, dans le soleil encore brûlant de cinq heures. Juillet chauffait les ruisseaux, Paris avait sa lumière crayeuse d'été, aux aveuglantes réverbérations. Et la catastrophe venait d'être si brusque, on l'avait poussée dehors si rudement, qu'elle retournait au fond de sa poche ses vingt-cinq francs soixante-dix, d'une main machinale, en se demandant où aller et que faire.
Toute une file de fiacres l'empêchait de quitter le trottoir du Bonheur des Dames. Quand elle put se hasarder entre les roues, elle traversa la place Gaillon, comme si elle avait voulu gagner la rue Louis-le-Grand; puis, elle se ravisa, descendit vers la rue Saint-Roch. Mais elle n'avait toujours aucun projet, car elle s'arrêta à l'angle de la rue Neuve-des-Petits-Champs, qu'elle finit par suivre, après avoir regardé autour d'elle d'un air indécis. Le passage Choiseul s'étant présenté, elle y entra, se trouva rue Monsigny sans savoir comment, retomba dans la rue Neuve-Saint-Augustin. Un grand bourdonnement emplissait sa tête, l'idée de sa malle lui revint, à la vue d'un commissionnaire; mais chez qui la faire porter, et pourquoi toute cette peine, lorsqu'une heure plus tôt elle avait encore un lit où coucher le soir?
Alors, les yeux levés sur les maisons, elle se mit à examiner les fenêtres. Des écriteaux défilaient. Elle les voyait confusément, sans cesse reprise par le branle intérieur qui l'agitait tout entière. Était-ce possible? seule d'une minute à l'autre, perdue dans cette grande ville inconnue, sans appui, sans ressources! Il fallait manger et dormir cependant. Les rues se succédaient, la rue des Moulins, la rue Sainte-Anne. Elle battait le quartier, tournant sur elle-même, ramenée toujours au seul carrefour qu'elle connaissait bien. Brusquement, elle demeura stupéfaite, elle était de nouveau devant le Bonheur des Dames; et, pour échapper à cette obsession, elle se jeta dans la rue de la Michodière.
Heureusement, Baudu n'était pas sur sa porte, le Vieil Elbeuf semblait mort, derrière ses vitrines noires. Jamais elle n'aurait osé se présenter chez son oncle, car il affectait de ne plus la reconnaître, et elle ne voulait point tomber à sa charge, dans le malheur qu'il avait prédit. Mais de l'autre côté de la rue, un écriteau jaune l'arrêta: Chambre garnie à louer. C'était le premier qui ne lui faisait pas peur, tellement la maison paraissait pauvre. Puis, elle la reconnut, avec ses deux étages bas, sa façade couleur de rouille, étranglée entre le Bonheur des Dames et l'ancien hôtel Duvillard. Au seuil de la boutique de parapluies, le vieux Bourras, chevelu et barbu comme un prophète, des bésicles sur le nez, étudiait l'ivoire d'une pomme de canne. Locataire de toute la maison, il sous-louait en garni les deux étages, pour diminuer son loyer.
— Vous avez une chambre, monsieur? demanda Denise, obéissant à une poussée instinctive.
Il leva ses gros yeux embroussaillés, resta surpris de la voir. Toutes ces demoiselles lui étaient connues. Et il répondit, après avoir regardé sa petite robe propre, sa tournure honnête:
— Ça ne fait pas pour vous.
— Combien donc? répondit Denise.
— Quinze francs par mois.
Alors, elle voulut visiter. Dans l'étroite boutique, comme il la dévisageait toujours de son air étonné, elle dit son départ du magasin et son désir de ne pas gêner son oncle. Le vieillard finit par aller chercher une clef sur une planche de l'arrière-boutique, une pièce obscure, où il faisait sa cuisine et où il couchait; au- delà, derrière un vitrage poussiéreux, on apercevait le jour verdâtre d'une cour intérieure, large de deux mètres à peine.
— Je passe devant, pour que vous ne tombiez pas, dit Bourras dans l'allée humide qui longeait la boutique.
Il buta contre une marche, il monta, en multipliant les avertissements. Attention! la rampe était contre la muraille, il y avait un trou au tournant, parfois les locataires laissaient leurs boîtes à ordures. Denise, dans une obscurité complète, ne distinguait rien, sentait seulement la fraîcheur des vieux plâtres mouillés. Au premier étage pourtant, un carreau donnant sur la cour lui permit de voir vaguement, comme au fond d'une eau dormante, l'escalier déjeté, les murailles noires de crasse, les portes craquées et dépeintes.
— Si encore l'une de ces deux chambres était libre! reprit Bourras. Vous y seriez bien… Mais elles sont toujours occupées par des dames.
Au deuxième étage, le jour grandissait, éclairant d'une pâleur crue la détresse du logis. Un garçon boulanger occupait la première chambre; et c'était l'autre, celle du fond, qui se trouvait vacante. Quand Bourras l'eut ouverte, il dut rester sur le palier, pour que Denise pût la visiter à l'aise. Le lit, dans l'angle de la porte, laissait tout juste le passage d'une personne. Au bout, il y avait une petite commode de noyer, une table de sapin noirci et deux chaises. Les locataires qui faisaient un peu de cuisine s'agenouillaient devant la cheminée, où se trouvait un fourneau de terre.
— Mon Dieu! disait le vieillard, ce n'est pas riche, mais la fenêtre est gaie, on voit le monde dans la rue.
Et, comme Denise regardait avec surprise l'angle du plafond, au- dessus du lit, où une dame de passage avait écrit son nom: Ernestine, en promenant la flamme d'une chandelle, il ajouta d'un air bonhomme:
— Si l'on réparait, on ne joindrait jamais les deux bouts…
Enfin, voilà tout ce que j'ai.
— Je serai très bien, déclara la jeune fille.
Elle paya un mois d'avance, demanda le linge, une paire de draps et deux serviettes, et fit son lit sans attendre, heureuse, soulagée de savoir où coucher le soir. Une heure plus tard, elle avait envoyé un commissionnaire chercher sa malle, elle était installée.
Ce furent d'abord deux mois de terrible gêne. Ne pouvant plus payer la pension de Pépé, elle l'avait repris et le couchait sur une vieille bergère prêtée par Bourras. Il lui fallait strictement trente sous chaque jour, le loyer compris, en consentant à vivre elle-même de pain sec, pour donner un peu de viande à l'enfant. La première quinzaine encore, les choses marchèrent: elle était entrée avec dix francs en ménage, puis elle eut la chance de retrouver l'entrepreneuse de cravates, qui lui paya ses dix-huit francs trente. Mais, ensuite, son dénuement devint complet. Elle eut beau se présenter dans les magasins, à la place Clichy, au Bon Marché, au Louvre: la morte-saison arrêtait partout les affaires, on la renvoyait à l'automne, plus de cinq mille employés de commerce, congédiés comme elle, battaient le pavé, sans place. Alors, elle tâcha de se procurer de petits travaux; seulement dans son ignorance de Paris, elle ne savait où frapper, acceptait des besognes ingrates, ne touchait même pas toujours son argent. Certains soirs, elle faisait dîner Pépé tout seul, d'une soupe, en lui disant qu'elle avait mangé dehors; et elle se mettait au lit, la tête bourdonnante, nourrie par la fièvre qui lui brûlait les mains. Lorsque Jean tombait au milieu de cette pauvreté, il se traitait de scélérat, avec une telle violence de désespoir, qu'elle était obligée de mentir; souvent, elle trouvait encore le moyen de lui glisser une pièce de quarante sous, pour lui prouver qu'elle avait des économies. Jamais elle ne pleurait devant ses enfants. Les dimanches où elle pouvait faire cuire un morceau de veau dans la cheminée, à genoux sur le carreau, l'étroite pièce retentissait d'une gaieté de gamins, insoucieux de l'existence. Puis, Jean retourné chez son patron, Pépé endormi, elle passait une nuit affreuse, dans l'angoisse du lendemain.
D'autres craintes la tenaient éveillée. Les deux dames du premier recevaient des visites très tard; et parfois un homme se trompait, montait donner des coups de poing dans sa porte. Bourras lui ayant dit tranquillement de ne pas répondre, elle s'enfonçait la tête sous l'oreiller, pour échapper aux jurons. Puis, son voisin, le boulanger, avait voulu rire; celui-là ne rentrait que le matin, la guettait, quand elle allait chercher son eau; il faisait même des trous dans la cloison, la regardait se débarbouiller, ce qui la forçait à pendre ses vêtements le long du mur. Mais elle souffrait davantage encore des importunités de la rue, de la continuelle obsession des passants. Elle ne pouvait descendre acheter une bougie, sur ces trottoirs boueux où rôdait la débauche des vieux quartiers, sans entendre derrière elle un souffle ardent, des paroles crues de convoitise; et les hommes la poursuivaient jusqu'au fond de l'allée noire, encouragé par l'aspect sordide de la maison. Pourquoi donc n'avait-elle pas un amant? cela étonnait, semblait ridicule. Il faudrait bien qu'elle succombât un jour. Elle-même n'aurait pu expliquer comment elle résistait, sous la menace de la faim, et dans le trouble des désirs dont on chauffait l'air autour d'elle.
Un soir, Denise n'avait pas même de pain pour la soupe de Pépé, lorsqu'un monsieur décoré s'était mis à la suivre. Devant l'allée, il devint brutal, et ce fut dans une révolte de dégoût qu'elle lui jeta la porte au visage. Puis, en haut, elle s'assit, les mains tremblantes. Le petit dormait. Que répondrait-elle s'il s'éveillait et s'il demandait à manger? Cependant, elle n'aurait eu qu'à consentir. Sa misère finissait, elle avait de l'argent, des robes, une belle chambre. C'était facile, on disait que toutes en arrivaient là, puisqu'une femme, à Paris, ne pouvait vivre de son travail. Mais un soulèvement de son être protestait, sans indignation contre les autres, répugnant simplement aux choses salissantes et déraisonnables. Elle se faisait de la vie une idée de logique, de sagesse et de courage.
Bien des fois, Denise s'interrogea de la sorte. Une ancienne romance chantait dans sa mémoire, la fiancée du matelot que son amour gardait des périls de l'attente. À Valognes, elle fredonnait le refrain sentimental, en regardant la rue déserte. Avait-elle donc, elle aussi, une tendresse au coeur pour être si brave? Elle songeait encore à Hutin, pleine de malaise. Chaque jour, elle le voyait passer sous sa fenêtre. Maintenant qu'il était second, il marchait seul, au milieu du respect des simples vendeurs. Jamais il ne levait la tête, elle croyait souffrir de la vanité de ce garçon, le suivait des yeux, sans craindre d'être surprise. Et, dès qu'elle apercevait Mouret, qui passait également tous les soirs, un tremblement l'agitait, elle se cachait vite, la gorge battante. Il n'avait pas besoin d'apprendre où elle logeait; puis, elle était honteuse de la maison, elle souffrait de ce qu'il pouvait penser d'elle, bien qu'ils ne dussent jamais plus se rencontrer.
D'ailleurs, Denise vivait toujours dans le branle du Bonheur des Dames. Un simple mur séparait sa chambre de son ancien rayon; et, dès le matin, elle recommençait ses journées, elle sentait monter la foule, avec le ronflement plus large de la vente. Les moindres bruits ébranlaient la vieille masure collée au flanc du colosse: elle battait dans ce pouls énorme. En outre, Denise ne pouvait éviter certaines rencontres. Deux fois, elle s'était trouvée en face de Pauline, qui lui avait offert ses services, désolée de la savoir malheureuse; même il lui avait fallu mentir, pour éviter de recevoir son amie ou d'aller lui rendre visite, un dimanche, chez Baugé. Mais elle se défendait plus difficilement contre l'affection désespérée de Deloche; il la guettait, n'ignorait aucun de ses soucis, l'attendait sous les portes; un soir, il avait voulu lui prêter trente francs, les économies d'un frère, disait-il, très rouge. Et ces rencontres la ramenaient au continuel regret du magasin, l'occupaient de la vie intérieure qu'on y menait, comme si elle ne l'avait pas quitté.
Personne ne montait chez Denise. Un après-midi, elle fut surprise d'entendre frapper. C'était Colomban. Elle le reçut debout. Lui, très gêné, balbutia d'abord, demanda de ses nouvelles, parla du Vieil Elbeuf. Peut-être l'oncle Baudu l'envoyait-il, regrettant sa rigueur; car il continuait à ne pas même saluer sa nièce, bien qu'il ne pût ignorer la misère où elle se trouvait. Mais, quand elle questionna nettement le commis, celui-ci parut plus embarrassé encore: non, non, ce n'était pas le patron qui l'envoyait; et il finit par nommer Clara, il voulait simplement causer de Clara. Peu à peu, il s'enhardissait, demandait des conseils, dans l'idée que Denise pouvait lui être utile auprès de son ancienne camarade. Vainement, elle le désespéra, en lui reprochant de faire souffrir Geneviève pour une fille sans coeur. Il remonta un autre jour, il prit l'habitude de la venir voir. Cela suffisait à son amour timide, sans cesse il recommençait la même conversation, malgré lui, tremblant de la joie d'être avec une femme qui avait approché Clara. Et Denise, alors, vécut davantage au Bonheur des Dames.
Ce fut vers les derniers jours de septembre que la jeune fille connut la misère noire. Pépé était tombé malade, un gros rhume inquiétant. Il aurait fallu le nourrir de bouillon, et elle n'avait même pas de pain. Un soir que, vaincue, elle sanglotait, dans une de ces débâcles sombres qui jettent les filles au ruisseau ou à la Seine, le vieux Bourras frappa doucement. Il apportait un pain et une boîte à lait pleine de bouillon.
— Tenez! voilà pour le petit, dit-il de son air brusque. Ne pleurez pas si fort, ça dérange mes locataires.
Et, comme elle le remerciait, dans une nouvelle crise de larmes:
— Taisez-vous donc! … Demain, venez me parlez. J'ai du travail pour vous.
Bourras, depuis le coup terrible que le Bonheur des Dames lui avait porté en créant un rayon de parapluies et d'ombrelles, n'employait plus d'ouvrières. Il faisait tout lui-même, pour diminuer ses frais: les nettoyages, les reprises, la couture. Sa clientèle, du reste, diminuait au point qu'il manquait de travail parfois. Aussi dut-il inventer de la besogne, le lendemain, lorsqu'il installa Denise dans un coin de sa boutique. Il ne pouvait pas laisser mourir le monde chez lui.
— Vous aurez quarante sous par jour, dit-il. Quand vous trouverez mieux, vous me lâcherez.
Elle avait peur de lui, elle dépêcha son travail si vite, qu'il fut embarrassé pour lui en donner d'autre, C'étaient des lés de soie à coudre, des dentelles à réparer. Les premiers jours, elle n'osait lever la tête, gênée de le sentir autour d'elle, avec sa crinière de vieux lion, son nez crochu et ses yeux perçants, sous les touffes raides de ses sourcils. Il avait la voix dure, les gestes fous, et les mères du quartier terrifiaient leurs marmots en menaçant de l'envoyer chercher, comme on envoie chercher les gendarmes. Cependant, les gamins ne passaient jamais devant sa porte, sans lui crier quelque vilenie, qu'il ne semblait même pas entendre. Toute sa colère de maniaque s'exhalait contre les misérables qui déshonoraient son métier, en vendant du bon marché, de la camelote, des articles dont les chiens, disait-il, n'auraient pas voulu se servir.
Denise tremblait, quand il lui criait furieusement:
— L'art est fichu, entendez-vous!… Il n'y a plus un manche propre. On fait des bâtons, mais des manches, c'est fini!… Trouvez-moi un manche, et je vous donne vingt francs!
C'était son orgueil d'artiste, pas un ouvrier à Paris n'était capable d'établir un manche pareil aux siens, léger et solide. Il en sculptait surtout la pomme avec une fantaisie charmante, renouvelant toujours les sujets, des fleurs, des fruits, des animaux, des têtes, traités d'une façon vivante et libre. Un canif lui suffisait, on le voyait les journées entières, le nez chaussé de bésicles, fouillant le buis ou l'ébène.
— Un tas d'ignorants, disait-il, qui se contentent de coller de la soie sur des baleines! Ils achètent leurs manches à la grosse, des manches tout fabriqués… Et ça vend ce que ça veut! Entendez- vous, l'art est fichu!
Denise, enfin, se rassura. Il avait voulu que Pépé descendît jouer dans la boutique, car il adorait les enfants. Quand le petit marchait à quatre pattes, on ne pouvait plus remuer, elle au fond de son coin faisant des raccommodages, lui, devant la vitrine, creusant le bois, à l'aide de son canif. Maintenant, chaque journée ramenait les mêmes besognes et la même conversation. En travaillant, il retombait toujours sur le Bonheur des Dames, il expliquait sans se lasser où en était son terrible duel. Depuis 1845, il occupait la maison, pour laquelle il avait un bail de trente années, moyennant un loyer de dix huit cents francs; et, comme il rattrapait un millier de francs avec ses quatre chambres garnies, il payait huit cents francs la boutique. C'était peu, il n'avait pas de frais, il pouvait tenir longtemps encore. À l'entendre, sa victoire ne faisait pas un doute, il mangerait le monstre.
Brusquement, il s'interrompait.
— Est-ce qu'ils en ont, des têtes de chien comme ça?
Et il clignait les yeux derrière ses lunettes, pour juger la tête de dogue qu'il sculptait, la lèvre retroussée, les crocs dehors, dans un grognement plein de vie. Pépé, en extase devant le chien, se soulevait, appuyait ses deux petits bras sur les genoux du vieux.
— Pourvu que je joigne les deux bouts, je me moque du reste, reprenait celui-ci, en attaquant délicatement la langue de la pointe de son canif. Les coquins ont tué mes bénéfices; mais, si je ne gagne plus, je ne perds pas encore, ou peu de chose du moins. Et, voyez-vous, je suis décidé à y laisser ma peau, plutôt que de céder.
Il brandissait son outil, ses cheveux blancs s'envolaient sous un vent de colère.
— Cependant, risquait doucement Denise, sans lever les yeux, si l'on vous offrait une somme raisonnable, il serait plus sage d'accepter.
Alors, son obstination féroce éclatait.
— Jamais!… La tête sous le couteau, je dirai non, tonnerre de Dieu!… J'ai encore dix ans de bail, ils n'auront pas la maison avant dix ans, lorsque je devrais crever de faim entre les quatre murs vides… Deux fois déjà, ils sont venus pour m'entortiller. Ils m'offraient douze mille francs de mon fonds et les années à courir du bail, dix-huit mille francs, en tout trente mille… Pas pour cinquante mille! Je les tiens, je veux les voir lécher la terre devant moi!
— Trente mille francs, c'est beau, reprenait Denise. Vous pourriez aller vous établir plus loin… Et s'ils achetaient la maison?
Bourras, qui terminait la langue de son dogue, s'absorbait une minute, avec un rire d'enfant vaguement épandu sur sa face neigeuse de Père éternel. Puis, il repartait.
— La maison, pas de danger!… Ils parlaient de l'acheter l'année dernière, ils en donnaient quatre-vingt mille francs, le double de ce qu'elle vaut aujourd'hui. Mais le propriétaire, un ancien fruitier, un gredin comme eux, a voulu les faire chanter. Et, d'ailleurs, ils se méfient de moi, ils savent bien que je céderais encore moins… Non! non! j'y suis, j'y reste! L'empereur, avec tous ses canons, ne m'en délogerait pas.
Denise n'osait plus souffler. Elle continuait de tirer son aiguille, pendant que le vieillard lâchait d'autres phrases entrecoupées, entre deux entailles de son canif: ça commençait à peine, on verrait plus tard des choses extraordinaires, il avait des idées qui balayeraient leur comptoir de parapluies; et, au fond de son obstination, grondait la révolte du petit fabricant personnel, contre l'envahissement banal des articles de bazar.
Pépé, cependant, finissait par grimper sur les genoux de Bourras.
Il tendait, vers la tête de dogue, des mains impatientes.
— Donne, monsieur.
— Tout à l'heure, mon petit, répondait le vieux d'une voix qui devenait tendre. Il n'a pas d'yeux, il faut lui faire des yeux, maintenant.
Et, tout en fignolant un oeil, il s'adressait de nouveau à Denise.
— Les entendez-vous?… Ronflent-ils encore, à côté! c'est ça qui m'exaspère le plus, parole d'honneur! de les avoir sans cesse dans le dos, avec leur sacrée musique de locomotive.
Sa petite table en tremblait, disait-il. Toute la boutique était secouée, il passait ses après-midi sans un client, dans la trépidation de la foule qui s'écrasait au Bonheur des Dames. C'était un sujet d'éternel rabâchage. Encore une bonne journée, on tapait derrière le mur, la soierie avait dû faire dix mille francs; ou bien, il se gaudissait, le mur était resté froid, un coup de pluie avait tué la recette. Et les moindres rumeurs, les souffles les plus faibles, lui fournissaient ainsi des commentaires sans fin.
— Tenez, on a glissé. Ah! s'ils pouvaient tous se casser les reins!… Ça, ma chère, ce sont des dames qui se disputent. Tant mieux! tant mieux!… Hein! entendez-vous les paquets tomber dans les sous-sols? C'est dégoûtant!
Il ne fallait pas que Denise discutât ses explications, car il rappelait alors amèrement la manière indigne dont on l'avait congédiée. Puis, elle devait lui conter, pour la centième fois, son passage aux confections, les souffrances du début, les petites chambres malsaines, la mauvaise nourriture, la continuelle bataille des vendeurs; et, tous deux, du matin au soir, ne parlaient ainsi que du magasin, le buvaient à chaque heure dans l'air même qu'ils respiraient.
— Donne, monsieur, répétait ardemment Pépé, les mains toujours tendues.
La tête de dogue était finie, Bourras la reculait, l'avançait, avec une gaieté bruyante.
— Prends garde, il va te mordre… Là, amuse-toi, et ne le casse pas, si c'est possible.
Puis, repris par son idée fixe, il brandissait le poing vers la muraille.
— Vous avez beau pousser pour que la maison tombe… Vous ne l'aurez pas, quand même vous envahiriez la rue entière!
Denise, maintenant, avait du pain tous les jours. Elle en gardait une vive gratitude au vieux marchand, dont elle sentait le bon coeur, sous les étrangetés violentes. Son vif désir était cependant de trouver ailleurs du travail, car elle le voyait inventer de petites besognes, elle comprenait qu'il n'avait pas besoin d'une ouvrière, dans la débâcle de son commerce, et qu'il l'employait par charité pure. Six mois s'étaient passés, on venait de retomber dans la morte-saison d'hiver. Elle désespérait de se caser avant mars, lorsque, un soir de janvier, Deloche, qui la guettait sous une porte, lui donna un conseil. Pourquoi n'allait- elle pas se présenter chez Robineau, où l'on avait peut-être besoin de monde?
En septembre, Robineau s'était décidé à acheter le fonds de Vinçard, tout en redoutant de compromettre les soixante mille francs de sa femme. Il avait payé quarante mille francs la spécialité de soies, et il se lançait avec les vingt mille autres. C'était peu, mais il avait derrière lui Gaujean, qui devait le soutenir par de longs crédits. Depuis sa brouille avec le Bonheur des Dames, ce dernier rêvait de susciter au colosse des concurrences; il croyait la victoire certaine, si l'on créait dans le voisinage plusieurs spécialités, où les clientes trouveraient un choix très varié d'articles. Seuls, les riches fabricants de Lyon, comme Dumonteil, pouvaient accepter les exigences des grands magasins; ils se contentaient d'alimenter avec eux leurs métiers, quittes à chercher ensuite des bénéfices, en vendant aux maisons moins importantes. Mais Gaujean était loin d'avoir les reins solides de Dumonteil. Longtemps simple commissionnaire, il n'avait des métiers à lui que depuis cinq ou six ans, et encore faisait-il travailler beaucoup de façonniers, auxquels il fournissait la matière première, et qu'il payait tant du mètre. C'était même ce système qui, haussant ses prix de revient, ne lui permettait pas de lutter contre Dumonteil, pour la fourniture du Paris-Bonheur. Il en gardait une rancune, il voyait en Robineau l'instrument d'une bataille décisive, livrée à ces bazars des nouveautés, qu'il accusait de ruiner la fabrication française.