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Au jeune royaume d'Albanie

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CHAPITRE VII

LES MARCHES ALBANAISES DE L'EST: STRUGA, OKRIDA, RESNA ET MONASTIR


Albanais et Bulgares || Les colonies bulgares urbaines || Struga || Sveti Naoum || Okrida et sa situation || D'Okrida à Resna || La ville de Resna || Monastir et son rôle dans les Balkans || La rivalité des races || Les Albanais à Monastir || La colonie juive || Les Séphardims des Balkans et leur rivalité avec les juifs allemands || Leurs rapports avec la France.


Au nord, l'Albanais débordait en Vieille-Serbie et repoussait le Serbe avant que les guerres balkaniques ne l'aient d'un seul coup rejeté dans ses montagnes; au sud, il dominait la population grecque d'Épire et étendait son influence jusqu'au golfe d'Arta avant que les armées helléniques n'aient arraché à son étreinte ce que la diplomatie européenne leur a concédé. A l'ouest, la mer l'isolait de l'Occident, en attendant qu'elle l'en rapproche. A l'est, que trouvait-il et que trouve-t-il devant lui? Les guerres balkaniques auront ici ce résultat paradoxal d'établir une souveraineté serbe en des régions où étaient aux prises Albanais et Bulgares; mais si ces deux plaideurs ont été renvoyés dos à dos par un juge qui s'attribue la proie du droit de la victoire, ne vont-ils pas se trouver demain unis par leur commune défaite?

Quoi que présage une telle perspective pour un avenir prochain ou lointain, le nouveau dominateur peut constater que d'Okrida à Monastir et de Monastir à Kalkandelem la pénétration albanaise s'est exercée au détriment des Bulgares avec une activité égale à celle dont les Serbes ont souffert en Vieille-Serbie; et de même qu'au nord les Albanais visaient à la conquête d'Uskub, de même à l'est ils prétendaient dominer la grande métropole du centre de la Macédoine, Monastir, en attendant de pousser leur colonisation jusqu'à Salonique.


De même que l'élément serbe en Vieille-Serbie, la population bulgare résiste ici à l'invasion albanaise plus longtemps dans les villes que dans les campagnes; dans les centres urbains, la défense est facilitée par le groupement; le pouvoir pouvait plus difficilement favoriser par des mesures arbitraires l'expansion de la race sur laquelle il s'appuyait; l'Albanais enfin qui colonise est un montagnard et non un citadin; aussi le voyageur qui, venant du centre de l'Albanie, se propose de suivre les marches albanaises et bulgares, trouve-t-il les premières populations bulgares isolées au milieu d'une campagne albanaise.

Jusqu'à la prise de possession par la Serbie de la vallée de Dibra, tout élément slave en avait disparu et jusqu'à Okrida on ne rencontrait de Bulgares que dans la ville de Struga; la route de Durazzo et d'El-Bassam contourne le nord du lac d'Okrida en descendant du col de Cafa Sane et traverse une région bien cultivée, plantée d'énormes châtaigniers; séparée du lac par quelques marécages, Struga allonge ses maisons le long du Drin dont les eaux abondantes sortent du lac d'Okrida et se précipitent vers le nord.

Peu de bourgades présentent un aspect aussi misérable que Struga; des maisons délabrées, des masures informes abritent une population pauvre, où l'on est incapable de désigner un propriétaire fortuné; sous le régime turc un kaïmakan vous accueillait au premier étage d'une méchante construction qui surplombe le Drin. De l'autre côté c'est le han de la ville dont les vitres brisées par l'orage des jours passés sont remplacées en partie par des feuilles de carton; l'ouragan a rafraîchi si fort la température en ce début de septembre, et nous sommes d'ailleurs si parfaitement trempés d'eau, que nous désirons nous chauffer et nous sécher; l'hôtelier fait installer, faute de mieux, au milieu de la pièce sans cheminée, un brasier et y allume du charbon de bois; force nous est donc, pour n'être pas asphyxiés, d'ouvrir les fenêtres toutes grandes et de déjeuner ainsi entre le feu et l'eau qui tombe avec rage.

La cuisine du lieu est peu recommandable aux estomacs délicats: elle accommode les poissons du lac en les apportant bouillis et passés à l'huile; les oeufs sont arrosés de poivre et baignent dans la même huile; comme boisson, c'est de l'eau coupée de raki, l'alcool du pays; seuls les fruits sont, comme partout en ces contrées, superbes et délicieux.

Mon hôte est bulgare; je l'interroge et il tombe à peu près d'accord avec des Albanais que j'ai questionnés: la ville se partage entre les deux populations, aussi pauvres d'ailleurs l'une que l'autre, et la campagne qui l'entoure est entièrement albanaise jusqu'à Okrida; les Arnautes ont conquis la plaine d'alluvions du nord du lac plus vite que les montagnes du sud; là le monastère de Sveti Naoum (Saint-Naoum) appelé souvent du nom turc Sare Saltik, est le centre de défense le plus important de la nationalité bulgare; comme partout dans les régions disputées des Balkans, ces temples de religion sont des forteresses nationales; leur histoire est une histoire de lutte, de conservation et de préparation; aux jours d'activité, ils offrent aux défenseurs de la nationalité, des concours et des appuis; aux jours sombres, des refuges.

Il suffit de considérer ce lac sauvage d'Okrida, ces montagnes boisées, ces pentes tombant à pic dans les eaux pour ne point s'étonner de voir sur ses bords s'élever des réduits où les chrétiens slaves trouvent abri et repos; si le plus grand est celui de Saint-Naoum, situé exactement vis-à-vis d'Okrida, au fond du lac, à six heures de barque environ, une suite d'abbayes bulgares plus modestes jalonnent la rive est du lac; en partant de Struga, Sveti Rasoum (Saint-Rasoum) présente à mi-coteau sa porte ouverte en plein rocher; de l'extérieur il me paraît tout petit; il domine la route qui longe le lac et semble un poste d'observation plutôt qu'un monastère; en cet endroit, la montagne avance vers le lac un éperon de roc qui sépare Struga d'Okrida. Sveti Rasoum est construit sur le flanc ouest et sur le flanc est Sveti Spac, à même hauteur, commande la route d'Okrida à Monastir; un peu plus au sud, au-dessus de la ville d'Okrida, Svetta Petka (Sainte-Petka) dresse ses constructions plus vastes, au milieu des arbres, sur les pentes de la grande chaîne; plus au sud encore, c'est Sveti Stefan, puis Sveti Zaum, qui sont comme les fortins détachés d'un système de défense, poursuivi du nord au sud du lac et se terminant à Saint-Naoum. Rien ne symbolise mieux aux yeux du voyageur l'importance de cette région dans les luttes nationales balkaniques. Or, la colonisation albanaise a non seulement conquis entièrement la plaine de Struga, mais elle a atteint, puis dépassé Okrida; elle a rempli le bassin d'alluvions d'Okrida et rejeté le premier village bulgare à Kussly, au sortir du pays plat, sur la route de Resna.

De même qu'à Struga, dans la ville d'Okrida la population bulgare est demeurée nombreuse et plus d'un Macédonien slave tire son origine de cette cité. Elle est bâtie aux bords mêmes du lac, cependant marécageux; quand j'y passe, les routes et chemins sont envahis par l'eau; l'ouragan des jours passés a causé une véritable inondation, et ce qui en subsiste empêche presque les communications. La voirie n'est pas seule défectueuse, mais aussi les habitudes locales, qui font d'Okrida la ville la plus sale de ces pays; pour n'en point garder un trop mauvais souvenir, il faut la voir de loin; aperçue de la route de Struga, elle se détache sur un fond de noires montagnes; au premier plan, les roseaux du bord, des bandes de canards sauvages, des barques de pêcheurs composent une vision animée; vue de la route de Resna, elle apparaît au milieu de la verdure, entre deux petites collines qui supportent, l'une, les casernes et l'autre, l'ancienne forteresse; ses minarets et ses arbres semblent se mirer dans les eaux du lac tout proche, et dans la lumière du matin le tableau n'est pas sans charme.

A mesure que nous approchons des régions où vit encore le paysan bulgare, je remarque un changement notable de culture: aux champs de maïs succèdent des champs de blé; sans doute le maïs ne disparaît pas, pas plus qu'en Albanie le blé n'est absent; mais, tandis que, de Vallona et de Durazzo jusqu'à Okrida, les tiges épaisses du maïs s'offraient partout aux regards, ce sont ici des épis mûrs qui couvrent la campagne ou des champs à moitié fauchés; c'est au milieu de terres à blé qu'est bâti le premier village bulgare que je rencontre depuis l'Adriatique: c'est Kussly (Kosel sur la carte autrichienne).

Je m'empresse de photographier ses pauvres masures construites le long de la route, au pied de la montagne; on est en plein travail de la moisson; à côté des maisons aux minuscules fenêtres et aux portes surélevées, qui conservent l'aspect rébarbatif de petites forteresses, des voitures du pays apportent les gerbes de blé qu'on vient de faucher et, dans la cour, on les bat à l'ancienne mode; tout à côté du village, dans un champ qui se prolonge jusqu'à la croupe pelée des collines, des femmes ramassent les gerbes pour en charger d'autres voitures; ce sont les premières dont je vois le visage, depuis les catholiques de Mirditie dans l'Albanie du Nord; elles portent le costume bulgare et l'une d'elles, une jeune villageoise aux traits assez fins, vêtue du corsage traditionnel aux larges manches et d'une jupe blanche brodée, file sa quenouille, en s'appuyant à une des voitures chargées de moissons. A quelques pas de là, une odeur de soufre très forte me prend à la gorge; j'interroge et l'on me montre sur la montagne proche des sources sulfureuses très riches, paraît-il, où les gens du pays viennent se baigner, lieu prédestiné pour une ville d'eau des Balkans futurs.

Une chaîne de montagnes, dite de Petrina, sépare Okrida de Resna; la route, pour aller chercher un col de 1200 mètres, remonte vers le nord, puis redescend au sud après avoir gagné le point culminant, et bientôt atteint la plaine de Resna; le lac de Resna, beaucoup moins sauvage et encaissé que celui d'Okrida, présente toutefois avec ce dernier l'analogie d'être continué au nord par une plaine d'alluvions qui sépare la rive du lac des pentes montagneuses. C'est au milieu de cette plaine et fort loin du lac que la ville est construite; c'est un bourg analogue à Struga, habité par une population mélangée de Slaves, de Turcs et de quelques Albanais; parmi les Macédoniens bulgares, plusieurs parmi les plus actifs de Macédoine et même du royaume sont nés dans cette ville; je citerai notamment le ministre Liaptcheff, que je rencontrai quelques semaines après ce voyage à Sofia; c'est aussi le lieu de naissance du «héros de la liberté», le Turc Niazi bey, pour lequel les musulmans de Resna ont un véritable culte: on vient d'ouvrir ici même une école, et tout est encore en fête quand je traverse les rues de la ville; des banderoles et des arcs de triomphe rappellent l'inauguration; le marché regorge de monde; des fruits superbes, des melons énormes y dressent leurs tas devant l'acheteur qui les obtient à bas prix; des voitures nombreuses sont rangées le long des boutiques ou sous des hangars, les unes allant à Okrida, la plupart, comme la nôtre, se rendant à Monastir; c'est un lieu de passage très fréquenté et placé à peu près à égale distance de ces deux villes; aussi les voyageurs coupent-ils habituellement ce voyage d'une dizaine d'heures par un arrêt et un déjeuner à Resna.

Entre Monastir et Resna, une large route pas trop montueuse permet un trafic important et des rapports faciles; un mouvement continuel de voitures pour voyageurs et de chariots pour marchandises se produit pendant la belle saison, et c'est au milieu de la poussière soulevée par le trot des chevaux et des provocations des cochers qui prétendent tous se dépasser, au risque de jeter bas leur équipage, que nous parvenons en vue de Monastir.


Trois ou quatre kilomètres avant d'atteindre la ville, on aperçoit ses maisons blanches resserrées entre deux collines à l'orée de la vallée; au delà, court du nord au sud une plaine longue d'une centaine de kilomètres, large d'une vingtaine, traversée par de nombreuses rivières et parsemée de marécages; c'est une des plus fertiles et des plus habitées de Macédoine; des montagnes de l'ouest descendent des torrents qui y réunissent leurs eaux; au pied des pentes, des villages se succèdent; et c'est à peu près au centre de cette plaine longitudinale et au débouché d'une des vallées que Monastir a groupé ses maisons qui abritent aujourd'hui une cinquantaine de mille habitants.

Ces maisons apparaissent plus rapprochées les unes des autres et plus hautes que dans les autres villes de ces régions; la cité semble ne pas vouloir quitter la vallée pour s'étendre dans la grande plaine de l'est; les dômes des mosquées, les minarets et les cyprès, une tour détachent leur silhouette au-dessus de l'uniforme aspect des toits; vue de loin, la ville paraît sans beauté, et quand le voyageur y pénètre, il s'aperçoit que la première impression n'était pas fausse.

Les aspects les plus curieux sont ceux de vieilles et étroites rues bordées de taudis infects, ouverts en plein vent, dans lesquels se traitent toutes les affaires; chaque rue a sa spécialité et chaque commerce a sa rue. Voici par exemple la rue des tailleurs juifs; elle est fermée par la grande mosquée, son minaret et ses cyprès; la chaussée étroite reçoit tous les détritus des masures qui la bordent; les boutiques, dont beaucoup n'ont pas d'étage, sont garanties des intempéries par des planches mal jointes; pendus à des traverses ou en pile sur des étalages, des oripeaux étranges attendent l'amateur; deux ou trois boutiques paraissent présenter un assortiment un peu moins grossier et leurs locataires jouissent de la possession d'un étage; la rue est habitée à peu près exclusivement par des juifs, qui ont accaparé ici le métier de tailleur, comme celui de saraf ou changeur et quelques autres.

Cette influence de l'élément juif à Monastir est un phénomène très intéressant qui attire l'attention de l'observateur; celui-ci se rend vite compte de l'importance économique de Monastir, de la rivalité des races qui ont voulu s'implanter dans ce grand centre et des facilités qui en ont résulté pour l'infiltration d'une forte colonie juive.

Il suffît d'étaler devant soi une carte de la péninsule des Balkans pour y lire le rôle qu'y joue et qu'y jouera encore dans l'avenir la ville de Monastir; elle est située à peu près au milieu de la péninsule et se trouve ainsi le marché naturel de la Macédoine centrale; reliée par une voie ferrée à Salonique, elle y envoie facilement tous les produits agricoles des riches plaines et collines qui l'entourent et en reçoit en échange les articles fabriqués à bas prix qu'elle répartit dans le pays environnant; Monastir est donc un lieu d'échanges de premier ordre; le rayon d'action de cette place commerciale s'étendait au sud vers Kastoria, au nord vers Gostivar, à l'ouest vers Okrida et Koritza et par là vers l'Albanie; de Monastir part un réseau de routes plus ou moins bien entretenues, mais enfin suffisantes pour permettre un roulage intense et un trafic important. La nouvelle délimitation des territoires va sans doute lui faire perdre une partie de ses débouchés; il y a peu de chances que l'Albanie continue immédiatement d'entretenir des relations suivies avec Monastir; les villes du sud s'approvisionneront en Grèce dont elles dépendent; une crise commerciale est donc possible; mais elle ne peut être que passagère: trois facteurs en effet travailleront à un développement nouveau de la ville; avec la défaite turque s'en est allé le principe de désordre et d'insécurité qui empêchait le développement de la Macédoine; il y a donc tout lieu de penser que les Slaves des Balkans, cultivateurs par tradition et travailleurs infatigables, vont faire livrer par ce sol toutes les richesses qu'il peut produire; or c'est, en ce cas, un grenier de céréales et de fruits que Monastir va devenir.

D'autre part, la position naturelle de la ville va en faire le lieu de passage de la plus importante artère des Balkans; la ligne longitudinale, qui coupera la presqu'île en son milieu, reliant Athènes à l'Europe centrale par Kalabaka, Kastoria, Monastir et Uskub, et par laquelle passera quelque jour la malle des Indes, en attendant la communication établie avec le golfe Persique, rencontrera à Monastir la ligne actuelle de Salonique; l'importance de la ville comme centre commercial ne saurait qu'en être accrue et le sera plus encore le jour où la voie Salonique-Monastir sera poussée jusqu'à Okrida-Durazzo, faisant ainsi de la métropole macédonienne le point de jonction, au centre de la péninsule, entre la ligne longitudinale et la ligne transversale.

De même que cette situation géographique explique la valeur économique de la cité, de même elle rend compte de la diversité des races qui la peuplent; d'autres villes de l'ancienne Turquie sont peuplées par un mélange aussi varié de populations, mais aucune n'en compte, à la fois, un nombre aussi grand avec un équilibre aussi parfait entre les divers éléments: la conquête serbe a naturellement affaibli l'élément turc et surtout albanais et accru l'élément serbe en convertissant au «serbisme» d'autres éléments slaves; l'état présent est instable et il faut attendre quelques années pour voir s'établir un ordre de choses nouveau; mais, à la veille de la guerre, de bons esprits de divers camps m'indiquaient sur place la situation des races par la répartition suivante: un cinquième de la population pouvait être turc, un cinquième bulgare, un peu moins d'un cinquième grec et valaque, un dixième, avec propension à l'accroissement, albanais, un peu moins d'un dixième juif, le reste serbe, étranger, fonctionnaires ou soldats. Ainsi, comme dans un microcosme, Monastir présentait le tableau réduit mais presque exact de la Turquie d'Europe d'hier; le centre de la péninsule absorbait en lui une proportion presque égale de toutes les races qui l'habitaient et qui semblaient pousser jusqu'à Monastir leur dernier effort.

Les Albanais, notamment, étaient particulièrement actifs; entre eux et les Jeunes-Turcs existait ici avant la conquête serbe une continuelle rivalité; les uns et les autres avaient leurs clubs, celui d'Union et Progrès, présidé par Burkhaneddin bey, directeur des travaux publics du vilayet, et celui des Albanais dirigé par Fehim bey.

Le jour même de mon arrivée, je suis invité à visiter ce dernier club et j'y rencontre quelques civils et un certain nombre de jeunes officiers, qui parlent devant moi avec une extraordinaire liberté du gouvernement et des Jeunes-Turcs; ils sont avides de connaître mes impressions, de savoir ce que j'ai vu au Congrès d'El-Bassam, et quand je rappelle quelques faits relatifs à la politique des Jeunes-Turcs en Albanie, ce sont presque des éclats de colère; rien n'est moins semblable à la placidité turque.


Dans un tel milieu, l'élément juif devait se développer; il compte environ cinq mille âmes, et c'est la colonie juive la plus importante de tous les Balkans après celles des grands ports de Constantinople et de Salonique et celle d'Andrinople. Elle est venue de Salonique, comme celle qui, au nombre de deux mille âmes environ, habite Uskub; elle est par suite entièrement composée de juifs espagnols ou «sephardim», comme on dit ici; on sait que les juifs se divisent en deux branches: les «Sephardims» ou juifs espagnols, venus en Turquie au XVe siècle, au moment où Ferdinand le Catholique les expulsait d'Espagne et où le sultan Bajazet les accueillait, et les «Achkenazims» ou juifs allemands, venus de Russie et de l'Europe centrale.

Les premiers ont aujourd'hui leur centre d'action le plus influent à Salonique, qui compte environ 75 000 juifs, plus des deux tiers de la population. Il est du reste très intéressant de suivre sur place, comme je l'ai fait, la frontière entre les deux groupes qui divisent aujourd'hui le judaïsme; en partant de l'est, cette ligne passe d'abord par Constantinople: dans cette ville, la grande majorité de la colonie est espagnole, comme son grand rabbin l'érudit Dr Nahoum; mais un groupe allemand s'y est créé depuis quelque temps et compte des chefs actifs, tels que l'avocat Rosenthal et le russe sioniste Jacobson. De Constantinople, la ligne traverse la Bulgarie, où le nombre des juifs est très restreint, moins de 50 000, partagés à peu près également en espagnols et allemands, ces derniers descendant de Roumanie, où l'on sait quelle agglomération énorme de plèbe juive est accumulée dans toutes les cités et dans les campagnes. La Serbie reste entièrement dans la zone espagnole; d'ailleurs, le nombre des juifs y est infime: une communauté à Belgrade, quelques individus à Nisch, Pirot, Kragujevats peuvent seulement y être signalés; fait curieux, le sionisme est très en faveur auprès des juifs de Serbie, que dirige à cet égard le Dr Alkalai; mais ils sont sionistes pour les autres, c'est-à-dire pour leurs coreligionnaires de Russie, non pour eux-mêmes qui estiment fort hospitalier le sol serbe; de Serbie, la ligne frontière passe au nord de la Bosnie, puis s'infléchit au sud de la Dalmatie, de là elle traverse le nord de l'Italie et de l'Espagne, laissant ces deux pays, comme la Méditerranée entière, dans la zone espagnole.

Ainsi, l'ancienne Turquie d'Europe tout entière était dans la zone des «Sephardims» et on évaluait à un demi-million environ leur nombre. De leurs colonies les plus importantes, deux restent turques, celles de Constantinople et d'Andrinople, deux deviennent serbes, celles d'Uskub et de Monastir, et la plus importante de toutes, celle de Salonique, est grecque.

A Monastir comme à Salonique, le nombre des «Achkenazims» est infime et sans influence; à Constantinople, ils ont créé deux journaux, le Jeune-Turc, dirigé par le juif russe Hochberg, et l'Aurore, dirigée par M. Sciuto, ancien juif espagnol de Salonique et passé à l'adversaire; ils sont secourus et appuyés de toute manière par les sionistes de l'Europe centrale et les organisations israélites d'Allemagne. A Salonique et à Monastir, leur tentative est restée jusqu'à présent sans lendemain, et les juifs espagnols de ces deux villes se défient beaucoup de tout ce qui porte la marque du judaïsme allemand ou du sionisme; un des notables de la colonie séphardim me dit: «Vous ne savez pas assez en France la différence qui existe entre nous et les Achkenazims: nous avons une langue différente, le judéo-espagnol[3] et, comme langue seconde, le français, alors qu'eux parient le judéo-allemand et l'allemand; notre prononciation de l'hébreu n'est pas la même que la leur: ainsi nous prononçons Kascher et eux Koscher; ils sont plus traditionalistes, plus observateurs peut-être des préceptes de la religion que nous, plus nationalistes juifs surtout; nous, au contraire, nous avons une tendance à nous imprégner de l'esprit et des moeurs latines; aussi sommes-nous hostiles au sionisme et au nationalisme juif qu'ils veulent introduire ici; nous ne nous sentons pas en communauté d'esprit et de sentiment avec eux et nous hésitons même beaucoup à laisser nos enfants se marier avec leurs descendants. D'ailleurs nous nous sentons les vrais juifs d'Orient et de Turquie, alors qu'eux ne sont que des parvenus qui voudraient être des conquérants; de toutes les nationalités, nous sommes peut-être les seuls qui avons été sincèrement et entièrement dévoués aux Turcs; voyez ici, à Salonique, et ailleurs, les hommes qui ont été les fonctionnaires des administrations publiques ottomanes; la grande majorité est turque, quelques-uns sont albanais ou juifs, très rares sont ceux d'autres nationalités; nous avons toujours apporté notre concours à la Porte, qui comptait sur nous; nous sommes partisans de l'assimilation au pays où nous habitons; nous faisions apprendre le turc à nos enfants, nous sommes hostiles à l'idée de faire de l'hébreu la langue de la famille, de travailler à nous isoler dans un royaume juif ou dans un nationalisme juif; le firman du sultan Abdul-Medjid, du 6 novembre 1840, accordait protection et défense à la nation juive dans l'Empire ottoman, le «haham bachi» ou grand rabbin la représentait auprès de la Sublime Porte; cette situation traditionnelle nous suffisait au point de vue religieux; aussi étions-nous devenus à Salonique et à Monastir si loyalistes envers la patrie ottomane que c'est parmi nous qu'Union et Progrès a trouvé le plus facilement des appuis pour la régénération de l'Empire.»

Il est de fait que les juifs espagnols et les «donmehs» ou «maamins»[4] ont eu et ont encore une influence marquée dans le Comité Union et Progrès; parmi les premiers, on me cite MM. Carasso, Cohen, Farazzi, etc.: parmi les seconds Djavid bey, le plus célèbre, Dr Nazim, Osman Talaat, Kiazim, Karakasch, etc.

Ces hommes forment l'élite des juifs de ces pays; mais, à côté d'eux, existe une masse ignorante et pauvre, qui jusqu'à présent n'émigre pas: on sait que les juifs allemands de Russie, de Pologne, de Galicie et de Hongrie ont une tendance marquée à quitter ces pays soit inhospitaliers, soit surpeuplés: l'élite va à Vienne, Berlin, Cologne, d'où les plus remarquables passent à Paris ou à Londres; mais le grand courant qui entraîne la masse la déverse en Amérique au nord et au sud, aux États-Unis, et depuis peu dans l'Amérique latine. Jusqu'aux guerres de 1912-13, au contraire, aucune émigration n'entraînait les juifs espagnols de Monastir et de Salonique hors de chez eux, si ce n'est quelques-uns vers Constantinople, Smyrne ou l'Égypte; cependant la plupart d'entre eux sont de très petites gens; s'il en est qui remplissent des emplois publics ou exercent les professions de banquiers, négociants, avocats, un nombre considérable travaille manuellement comme portefaix, ouvriers, garçons de peine, etc.; il suffit de passer dans les rues de Monastir comme dans celles de Salonique pour voir quels misérables boutiquiers sont catalogués sous le terme de commerçants.

D'ailleurs, une indication très précieuse permet de se rendre compte de la pauvreté de cette population juive: la communauté s'impose elle-même et elle a créé à cet effet un impôt sur le capital; voici les résultats qu'il donne à Salonique: sur 70 000 israélites inscrits à la communauté, 20 000 environ sont dans la misère et la communauté doit les secourir; 20 000 sont pauvres; 28 000 ont un revenu trop faible pour être taxés: la commission chargée de l'impôt le calcule, en effet, soit à raison de 1/8 p. 100 du capital présumé, soit, pour ceux exerçant une profession n'exigeant pas de capital, mais gagnant plus de 6 livres par mois, à raison d'un capital supposé, correspondant au revenu gagné capitalisé à 12 p. 100. Lorsque l'impôt ainsi calculé s'élève à moins de 25 piastres, il n'est pas dû. Or il n'y a que 1 280 personnes qui le paient, soit 800 redevables de 25 à 100 piastres, 280 de 100 à 1000 piastres et 200 environ seulement payant plus de 1 000 piastres, le maximum étant de 85 livres turques. Encore la commission a-t-elle intérêt à établir des appréciations sévères, car elle est nommée par le Conseil communal qu'élisent les seules personnes payant au moins 50 piastres d'impôt à la communauté.

Il n'est pas sans intérêt pour la France de connaître l'existence de ces communautés juives espagnoles d'Orient: à Monastir comme à Salonique, comme à Constantinople, comme en Asie Mineure, comme aussi, dans une mesure peut-être moindre, à Andrinople et à Uskub, les juifs espagnols, par leurs origines, leurs habitudes, leur esprit, sont des disciples de la langue française et de la culture latine; ils sont sans doute encore fort ignorants, mais leur instruction se développe vite; les écoles de toute nature et de toute origine sont, à Salonique, remplies par leurs fils; or, aussitôt que le juif espagnol de Monastir ou de Salonique, de Smyrne ou de Constantinople ne se contente plus du judéo-espagnol qu'il apprend au foyer, ou de l'hébreu qu'on enseigne à l'école rabbinique, c'est le français qu'il veut connaître; cette connaissance, en effet, répond à la culture latine de l'élite qu'il imite, et d'autre part, la langue qu'on lui demandera de savoir à l'administration des postes ou de la régie, au konak, au chemin de fer, à la Banque, à la Dette publique, au port, partout en un mot, c'est le français.

Avec la souveraineté serbe et grecque, dans quelle mesure cette situation sera-t-elle modifiée, c'est ce dont on pourra se rendre compte dans quelques années. Mais, en tout cas, nous ne saurions oublier que si l'on veut caractériser les tendances générales de la population juive d'Orient, on peut les résumer par deux traits: les juifs allemands et les sionistes, dont les centres s'étendent de la Roumanie à la Pologne et de la Hongrie à l'Allemagne, sont des protagonistes de la culture allemande et des propagateurs de la langue et, par voie de conséquence, des intérêts allemands; les juifs espagnols sont des adeptes de la culture et de la civilisation latines et, à l'heure présente, des disciples de la langue française. C'étaient ces derniers qui par Monastir et Uskub auraient pris place dans les centres commerciaux d'Albanie; le cours des événements changera peut-être le sens de ce courant; ce ne serait pas le seul cas où l'influence des puissances de l'Europe centrale remplacerait l'influence française dans les parties détachées de l'ancienne Turquie.



[3] C'est le judéo-espagnol, avec l'alphabet Rachi, ainsi appelé des trois premières lettres du nom de son fondateur au XVe siècle: Ribbi Chelomon Israch.

[4] Les Donmehs sont des judéo-espagnols presque tous de Salonique, Andrinople et Monastir, disciples de Shabbethaï-Zebi, qui se convertit à l'islamisme à la fin du XVIIe siècle; ils forment, paraît-il, une secte musulmane d'une dizaine de mille âmes, dont les adeptes ne se marieraient qu'entre eux.


CHAPITRE VIII

LES MARCHES ALBANAISES DE L'EST: DE MONASTIR A USKUB


De Monastir à Krchevo || L'organisation bulgare à Krchevo || De Krchevo à Gostivar || L'infiltration albanaise || La montagne Bukova et son plateau || Les villages albanais || Kalkandelem || La grande tékié de Becktachi || De Kalkandelem à Uskub || La plaine d'Uskub || Les tchiflick albanais de Bardoftza et de Tatalidza || Uskub et son histoire récente || La tragédie balkanique et les Albanais.


De Monastir, deux routes mènent à Uskub: la route de l'Est, continuellement carrossable, traverse la plaine de Pirlep et la Macédoine centrale; la route de l'Ouest se détache de la précédente, quelques kilomètres après la sortie de la ville, et remonte bientôt la vallée de la Semnica, puis s'enfonce dans un pays de collines désolées et pierreuses qui atteignent de 1200 à 1400 mètres entre Monastir et Krchevo et jusqu'à 1500 mètres après cette dernière bourgade. L'itinéraire par la montagne, s'il est plus difficile à suivre, offre le grand intérêt de couper des régions où Albanais, Turcs, Bulgares et Serbes se disputent le sol.

Il ne faut pas moins de treize heures sans arrêt pour franchir en voiture la distance qui sépare Monastir du premier centre important, Krchevo. Dès l'aube, mon cocher me presse de partir; à trois heures du matin, il fouette les trois chevaux qui vont accomplir cette randonnée et les pousse au galop sur la large route qui remonte droite vers le nord. Comme le soleil apparaît à l'orient, nous croisons un peloton de soldats turcs, dits «chasseurs de bandes», commandés par deux officiers à cheval; habillés de toile kaki imperméable, bien chaussés, marchant d'un pas élastique et en bel ordre, le peloton a vraiment bon air; il présente l'aspect d'hommes entrâmes, conduits par des officiers qui les tiennent en main.

Entre Monastir et Krchevo, nous traversons cinq ou six villages et plusieurs petits hameaux; deux d'entre eux sont turcs, les autres sont bulgares, aucun n'est albanais; les montagnards albanais n'ont pas atteint cette partie de pays. A Dolintzy (Dolenci sur la carte autrichienne), nous faisons une balte un peu prolongée: partout on moissonne, toute la population est sur pied; les hommes chargent les gerbes sur des chariots et les apportent dans le village; des paysannes bulgares, noircies par le soleil, les traits vigoureux, dures au travail, les étendent dans la cour, puis les font piétiner par un cheval qui tourne en rond autour d'un piquet; tout ce pays est grand producteur de blé et presque partout la terre est cultivée, mais seulement près de la route et des villages; la montagne est inculte, quelques maigres broussailles y poussent, et les bois mêmes y sont rares.

L'insécurité empêche toute culture un peu loin dans l'intérieur des terres. Les paysans de Krchevo, par exemple, soutiennent qu'ils ne peuvent, sans risques, travailler les champs et mener paître leurs bestiaux dans la montagne du côté de Dibra: Dibra n'est qu'à douze heures de Krchevo, et les Albanais de la vallée de Dibra viennent, disent-ils, razzier le bétail et les récoltes. Or, les cultivateurs dans cette région sont généralement de petits propriétaires; il n'y a pas ou il y a très peu de grands domaines ou tchiflick avec fermiers; ces paysans travaillent l'étendue de terre qu'ils possèdent et ont généralement pour toute richesse une plus ou moins grande quantité de bétail, surtout de boeufs; si, pour tirer profit des prairies naturelles de la montagne, ils risquent de se faire voler leurs bêtes, ils préfèrent y renoncer.

Après avoir franchi à 1100 mètres environ une chaîne de collines, nous redescendons rapidement vers Krchevo, situé au fond d'une assez large vallée, à 500 mètres plus bas. Nous avons quitté Monastir avant le lever du soleil et nous atteignons Krchevo comme ses derniers rayons illuminent les premières maisons du bourg; un des souvarys de mon escorte s'est porté en avant pour annoncer mon arrivée, et devant le presbytère orthodoxe bulgare, l'économe Terpo Popfsky, l'archimandrite et les principaux Bulgares m'attendent et me reçoivent. Une chambre fort convenable est préparée au presbytère et, avec les notables de l'endroit, je m'entretiens de la situation du pays.

Krchevo est un gros bourg de 1200 maisons environ. Les trois quarts sont turques et le dernier quart bulgare; avant les guerres, six seulement étaient serbes, une roumaine et vingt-cinq valaques; ces Valaques sont des commerçants venus de Perlepé, ils se disent grecs et connaissent cette langue, mais toutefois parlent le bulgare même en famille. Les Bulgares ont fait ici un gros effort de propagande et d'organisation: alors qu'il n'y a qu'une école turque, on compte à Krchevo deux écoles primaires bulgares et trois classes de gymnase avec dix professeurs. Le bourg est en effet le siège d'une métropolie exarque, depuis que l'évêque bulgare de Dibra a fixé ici sa résidence, et il est visible que c'est l'évêché qui est le centre d'action et de lutte. Il n'est pas exagéré d'affirmer que le clergé orthodoxe bulgare, dépendant de l'exarque de Constantinople, était et demeurera une milice, dont il faut chercher l'inspiration nationale à Sofia. Ce clergé forme une hiérarchie fortement constituée dont les degrés sont les suivants: le chef suprême est l'exarque, qui nomme tous les évêques et de qui ceux-ci dépendent directement; il n'y a pas d'évêques suffragants, ni d'archevêques; tous ont le titre de métropolite, et si on les divise en deux classes, cette division n'a d'intérêt que pour le traitement: les évêques de première classe sont ceux résidant dans les anciennes capitales de vilayet, à Uskub, Monastir et Andrinople; les évêques de deuxième classe se trouvent à Okrida, Velès, Strumiza, Nevrocope et Dibra, ce dernier ayant sa résidence à Krchevo. Le gouvernement turc n'avait pas consenti à l'accroissement du nombre de ces évêques, malgré les demandes des Bulgares; presque tous se trouvent aujourd'hui sous la suzeraineté serbe; que vont devenir la hiérarchie, les pouvoirs, la constitution et les biens de l'Église bulgare? c'est une des plus graves et délicates questions qui puissent se poser.

Dans chacun de ces diocèses, l'évêque a soit un adjoint, soit des remplaçants. Seul l'évêque d'Uskub a un adjoint, à qui est réservé le titre d'episcopus; les autres sont aidés par des économes, comme l'économe Terpo Popfsky qui me donne ici l'hospitalité, et par les archimandrites, qui sont les chefs de communauté. Sous leur dépendance sont les prêtres dirigeant les paroisses, les diacres et les prêtres ayant le titre de seculari. Tout ce clergé est formé soit au séminaire principal de Chichly à Péra, soit au séminaire d'Uskub, soit au séminaire de Sofia, qui a le même programme que celui de Constantinople.

Cette hiérarchie stricte, cette formation, ces origines expliquent le rôle joué par le clergé dans l'histoire de la Macédoine et les idées qu'il défendait et qu'il défendra demain, s'il peut continuer à poursuivre une action politique.

Dans ces régions mixtes, peuplées de Bulgares, d'Albanais et de Turcs, comme dans les autres parties de la Macédoine que j'ai visitée de Monastir à Salonique et de Salonique à Uskub, on pouvait partout observer à la veille des guerres balkaniques, chez les Macédoniens se disant Bulgares, deux tendances: les uns pensaient au rattachement à la Bulgarie, les autres à une Macédoine autonome. Le parti socialiste bulgare et le parti démocrate de Sandanski étaient favorables à l'idée d'autonomie; des hommes, comme M. A. Tomoff, secrétaire de la section bulgare de la Fédération socialiste de Salonique, me déclarait nettement au club des ouvriers de cette ville: «Nous sommes tous, socialistes et syndicats à tendances socialistes, partisans de l'autonomie, opposés à la séparation d'avec la Turquie et au nationalisme; les ouvriers bulgares se groupent de plus en plus en syndicats dans les centres importants et nous travaillons à les entraîner dans la voie des luttes sociales et à réaliser sur ce terrain la fédération des divers groupements ouvriers nationaux.» Sandanski et le député démocrate de Salonique, M. Vlakoff, chefs du «parti du peuple», continuateurs de l'organisation intérieure bulgare de Delscheff, après l'insurrection de 1903, avaient comme mot d'ordre: la Macédoine aux Macédoniens. Soutenus par les Turcs, appuyés par les socialistes, les démocrates prenaient, à la veille des guerres, un développement assez rapide; redoutés et haïs par les Bulgares de l'autre parti, ils étaient traités devant moi par le consul général de Bulgarie à Salonique, M. Chopoff, de vendus aux Jeunes-Turcs, de criminels de droit commun, qui se vengeaient ainsi de la Bulgarie, parce qu'ils n'y pouvaient entrer.

En face de ces partis, les clubs constitutionnels bulgares et l'organisation révolutionnaire de Matoff travaillaient au rattachement à la Bulgarie. Cette dernière organisation a pris la suite, en quelque sorte, de l'organisation varkoviste, créée en 1903 sous la direction du général Tontscheff, avec l'appui du gouvernement bulgare et du groupe révolutionnaire de Sarafof. Quant aux clubs bulgares, c'étaient des organisations entièrement acquises à l'idée d'union avec la Bulgarie; des hommes, comme le publiciste Rizoff, le président du club de Salonique Karajovoff, prenaient leur mot d'ordre à Sofia.

Ce qui demeure intéressant dans la situation nouvelle des Balkans, c'est de constater dans quels milieux de populations trouvaient appui ces partis adverses; les Serbes, en effet, dans ces régions de marches albanaises de l'Est, pourront peut-être ramener à eux les premiers; mais ils conserveront les autres comme ennemis irréductibles, prêts à s'allier contre eux aux Albanais. Or, les groupes socialistes et démocrates bulgares trouvaient leurs partisans surtout dans le vilayet de Salonique et chez les ouvriers, employés et instituteurs de cette région; il en était de même, quoique dans une moindre mesure, dans le vilayet d'Uskub. Au contraire, dans le vilayet de Monastir, ils étaient presque sans force, de même qu'avant eux l'organisation intérieure. C'est que dans cette région domine un des deux éléments sociaux qui forment l'armature des partis nationalistes bulgares, partisans du rattachement à la Bulgarie: ceux-ci se composent de toute la bourgeoisie, avocats, médecins, hommes d'affaires, publicistes, étudiants, et du clergé orthodoxe bulgare: les uns et les autres ont pris contact avec Sofia et ont gardé ce contact; beaucoup de leurs amis, parents ou relations, nés en Macédoine, ont fait carrière en Bulgarie, et ainsi mille liens les rattachent au royaume. Or, dans toute cette région de Monastir à Uskub, les populations bulgares se groupent autour d'un clergé nombreux, actif, tenu en main, qui partout poursuivait sa propagande bulgare.

Tel est l'obstacle auquel les Serbes vont se heurter. Il est d'autant plus redoutable qu'ils n'ont presque aucun élément ethnique sur lequel ils puissent s'appuyer, si ce n'est sur des paysans slaves incultes, dont la conscience nationale ne s'est affirmée bulgare qu'à la suite d'une intense propagande du royaume.

Dans le milieu dans lequel je me trouve à Krchevo, il est visible que tous les Bulgares prennent leur mot d'ordre auprès de l'évêque et de ses représentants; et ceux-ci ne cachent point leurs sympathies pour la Bulgarie. Us m'expriment leurs griefs: et ce sont des doléances contre tout et contre tous que je reçois de ces hommes, bien résolus à tout faire et tenter pour, un jour venu, assurer leur rattachement à la grande Bulgarie, vers laquelle ils tournent les yeux. Un instant leur rêve a paru se réaliser. Mais quel réveil et quelle stupeur! Du dominateur turc, ils ont passé aux Serbes, prix des fautes des gouvernements et des exigences des grandes puissances.


Si, entre Monastir et Krchevo, les Albanais n'ont pas encore installé de village, la situation change complètement à partir de Krchevo; la raison en est d'ailleurs facile à trouver. Krchevo est située à la hauteur de Dibra; la route de Krchevo à Gostivar, que je vais suivre, est à peu près parallèle à la vallée de Dibra, où coule le Drin noir; de l'une à l'autre, la distance à vol d'oiseau varie de 35 à 45 kilomètres; Dibra n'est séparé d'où je suis que par une chaîne de 1 200 mètres d'altitude au maximum, un peu plus au nord, qui s'épanouit, s'élargit et s'élève; deux sentiers suivent, l'un, au sud, le cours de l'Ibrova, qui prend sa source à quelques kilomètres de Dibra et passe non loin de Krchevo, et l'autre, au nord, le cours de deux affluents du Drin noir et du Vardar, dont les eaux s'écoulent de chaque côté de la montagne de Mavrova, ainsi ligne de partage des eaux entre l'Adriatique et l'Égée. Ces passages rendent l'infiltration facile; la région peuplée de Dibra, de sa vallée et de ses montagnes a déversé les Arnautes, depuis quelques années, tout le long de la route que je suis.

Au sud de Krchevo au contraire, les montagnes s'épaississent, la vallée du Drin devient une gorge sans population et la voie de passage est rejetée vers Struga et Okrida, par où les Albanais se sont avancés lentement.

De Krchevo à Gostivar, la distance peut être parcourue en huit heures de cheval; la route s'arrête deux heures après le départ de Krchevo, au pied de la montagne Bukova; nous avons trouvé non sans une peine infinie des chevaux et des selles espagnoles, et l'officier de gendarmerie Azim Effendi m'a prêté une forte escorte; nous traversons en effet des lieux qui ont mauvaise réputation: la montagne Bukova dresse à 1 400 mètres environ un large plateau couvert de cailloux et de broussailles, éloigné de tout grand centre, séparé par une longue suite de chaînes des plaines de Macédoine et n'ayant d'autre communication naturelle que la vallée de Vardar à une douzaine de kilomètres au nord; aussi, au beau temps des grandes insurrections macédoniennes, était-ce ici le quartier général des révolutionnaires bulgares. Les troupes régulières ne pouvaient venir les pourchasser qu'à grand'peine et étaient à l'avance signalées.

Après une assez pénible montée, nous voici au sommet de la montagne; c'est un désert de roche où je range mon escorte; les silhouettes se découpent sur le ciel et, au loin, séparée par un large et profond pli de terrain, la ligne des montagnes, qui dominent la vallée de Dibra, coupe l'horizon. Nous nous enfonçons sur le plateau et mes souvarys, par habitude, rectifient la position, se divisent en peloton d'avant, d'arrière et de centre et, prêts à tirer, couchent le fusil sur la crinière de leurs chevaux. Ce plateau est coupé de mille plis, où les broussailles assez épaisses par endroits et une herbe courte donnent aux bêtes une maigre nourriture. Rien n'était mieux choisi en vérité que ces lieux comme rendez-vous de révolutionnaires, et il n'est pas étonnant que le repaire bulgare ait rempli merveilleusement son rôle.

Mais ceux que les Turcs n'ont pu vaincre par la force ont été repoussés pacifiquement ou à peu près par les paysans albanais. La montagne Bukova est aujourd'hui située en pays albanais; entre Krchevo et Gostivar, un seul village est encore bulgare, tous les autres sont albanais; autour de la montagne j'aperçois quelques fermes isolées, je croise quelques hommes: tous sont des Albanais; nous descendons vers la vallée de Gostivar, le sentier est abrupt et pénible, mais pittoresque; une petite rivière qui va rejoindre le Vardar à Gostivar bondit de roche en roche, forme des cascades, entretient une Agréable fraîcheur sous les beaux Arbres qui couvrent ce versant; au bas de la descente quelques maisons sont construites le long du torrent; ce sont des Albanais qui nous y offrent l'hospitalité; le chemin devient route, suit la rivière; les terres cultivées donnent un maïs superbe et du blé en abondance, qui n'est pas encore partout fauché; sur la route, ce sont encore des Albanais que nous croisons.

L'un d'eux est accompagné de sa femme à cheval, tandis qu'il la suit à pied; du plus loin qu'il nous voit, il se précipite, essaie de trouver une issue pour cacher son épouse, cependant soigneusement voilée; mais la route passe en tranchée; il court trouver un peu plus loin un terrain où il pourra faire fuir le cheval; malchance! une haie épaisse résiste à tous ses efforts; il est réduit à tourner le cheval et la femme face au fossé de la route et, tout en tenant la bête par la tête, à se placer entre elle et nous; nous passons sans paraître les voir, selon le mot d'ordre; à quelques pas je les photographie, mais c'est sans qu'il s'en doute que je commets ce qu'il regarderait comme un attentat à l'honneur féminin.

Au débouché des vallées montagneuses du Vardar et de son affluent le Padalichtar, Gostivar dissimule derrière des rideaux d'arbres, dans la plaine d'alluvions, ses mille maisons. Il est devenu depuis quelques années un centre important presque entièrement albanais; les neuf dixièmes des habitants sont arnautes, le reste bulgare, avec quelques Serbes et quelques Turcs. On accède à la ville par un large pont de bois sur le Vardar; au delà, un jardin public étend ses ombrages et des arbres de belle venue entourent toutes les maisons; aussi, malgré l'aspect assez misérable des masures, la bourgade a-t-elle un caractère assez plaisant; à la tombée du jour, nous croisons plusieurs Albanaises sévèrement encloses dans des robes noires et des voiles blancs qui leur ceignent la tête et la figure et tombent jusqu'aux genoux.

Nous arrivons chez un des notables de la ville, Kiamil bey, le bey le plus influent de Gostivar, qui groupe autour de lui tous les grands propriétaires albanais et qui d'ailleurs était assez hostile aux Jeunes-Turcs, mais il est en ce moment absent; un autre, Yachar bey, est au contraire à son tchiflick et je me rends chez lui; sa maison est près de la ville et présente l'aspect d'une de nos demeures de village: c'est un bâtiment à un étage, le toit est recouvert de tuiles, les fenêtres tout ordinaires; si banale est l'habitation, singulièrement typique est l'homme. Je suis reçu par Yachar bey en personne et son fils Azam bey.

Yachar présente l'aspect saisissant d'un patriarche des âges reculés: il dit avoir quatre-vingt-dix ans, mais dresse sa haute et droite taille avec fierté; son corps resté mince donne une singulière impression d'ossature puissante, recouverte d'un solide parchemin; sur ce grand corps, une tête d'aigle au nez fortement arqué vous fixe de ses yeux noirs, où la flamme de la vie brille toujours; il est vêtu d'une grande robe de laine blanche qui tombe jusqu'aux pieds; il s'enveloppe dans un manteau noir ou le laisse tomber autour de lui sur le banc où il est assis; les pieds restent nus, et un turban blanc noué autour de la tête termine la silhouette étrange. Les mains tiennent un chapelet aux grains énormes et le font couler entre les doigts. C'est toute l'Albanie d'autrefois qu'on croit voir en cet homme, l'Albanie ardente et sauvage, primitive et rude, ne connaissant que ses coutumes, les défendant âprement et capable en tout d'une vigueur singulière.

A côté d'Yachar, voici Azam: c'est l'Albanie de demain; le bey d'outre-tombe regarde le bey moderne et le comprend mal; la civilisation gagne peut-être à la transformation, mais le pittoresque, la couleur locale y perdent et sans doute aussi avec eux disparaissent les traditions centenaires; Azam est vêtu à l'européenne d'un veston fripé et trop étroit; un faux col étrangle si bien son cou qu'il faut laisser un de ses côtés libre; des bottines enserrent ses pieds, mais le font souffrir et il les laisse déboutonnées; il porte le fez, et dans cet accoutrement il figure le progrès.

Je cause avec lui de ses terres; il me vante leur excellence; la fertilité de ses grandes propriétés, en partie situées dans la large vallée d'alluvions du Vardar qui s'ouvre à Gostivar, est prodigieuse: blé, maïs, orge, haricots, fruits, vigne, il cultive tout et tout pousse en abondance; ces produits, comme aussi une certaine quantité de ceux de la région de Krchevo, qui n'est qu'à huit heures d'ici, et de Dibra, qui est éloigné de douze heures[5], se groupent à Gostivar et s'expédient sur Uskub; le transport se fait par charrettes, au prix de 20 à 23 piastres en été et de 30 piastres en hiver pour 100 ocres[6]; aussi tous les beys attendent-ils avec impatience la construction du petit chemin de fer sur route à voie étroite dont on parle pour relier Uskub à Kalkandelem et Gostivar.


La construction du chemin de fer sur route de Gostivar à Kalkandelem ne sera pas difficile, car on ne saurait trouver voie plus rectiligne pendant 25 kilomètres d'affilée, longeant le cours du Vardar entre deux rangées de collines. C'est dans une voiture du pays que je franchis cette distance, c'est-à-dire sur une planche surmontée d'une bâche percée de deux trous de chaque côté et portée sur quatre roues; au grand trot des petits chevaux, nous pénétrons, la nuit tombante, à Kalkandelem ou Tetovo et nous nous rendons aussitôt à la grande tékié des Becktachi, située à dix minutes de la ville, où une large hospitalité nous est réservée.

Cette tékié est le centre de l'ordre musulman des Becktachi pour toute l'Albanie; car celle de Koniah vit surtout par les traditions du passé, nées au temps où, jusqu'au sultan Mahmoud, les Becktachi jouaient un grand rôle à la Porte et où les ministres étaient choisis parmi eux. Aujourd'hui que l'ordre est devenu de fait un ordre national albanais, la grande tékié de Kalkandelem devait prendre une importance considérable; avec la souveraineté serbe, tout va changer, d'autant que les succursales d'Ipek, de Diakovo, de Prizrend, sont tombées sous la même domination; sans doute le centre va émigrer vers El-Bassam, d'où il pourra diriger les grandes tékiés du sud de l'Albanie chez les Toscs, dont les terres et les richesses sont des plus importantes.

Cinq corps de bâtiments composent la tékié de Kalkandelem: l'un d'eux est réservé aux hôtes de passage, un aux moines, un aux animaux, un sert d'entrepôt, le dernier est la tékié proprement dite, où les tombeaux de saints sont l'objet du culte des fidèles et des soins des derviches. Le chef est absent; son remplaçant est un derviche vénérable, dont la barbe de fleuve couvre de sa blancheur toute la poitrine; il porte un pantalon à l'européenne serré dans une large ceinture, où sont passés pistolets et poignards; une chemise de flanelle grise et un long gilet de laine complètent son habillement. Les autres derviches, tous albanais, qui travaillent aux récoltes ont l'aspect singulièrement vulgaire. La tékié est administrée par un bey, économe du monastère, que j'ai rencontré au congrès albanais d'El-Bassam. C'est lui qui dirige vraiment le couvent, au point de vue temporel, qui prend soin des terres et des produits, et en assure la vente.

Dans le bâtiment des hôtes, il m'offre l'hospitalité; la grande pièce du premier étage donne sur la cour intérieure pleine de verdure; le long des portiques courent des branches de vigne et pendent de beaux raisins dorés; aux piliers de bois des plantes grimpent, et, autour de chacun d'eux, un jeu de planches supporte des vases de toutes dimensions où des fleurs mettent les coloris les plus variés; le soir tombe; dans l'atmosphère paisible, les dernières clartés du soleil rougissent de légers nuages, comme des flocons dorés; le parfum des fleurs du portique monte par la fenêtre ouverte, et l'odeur des foins qu'on a coupés autour de la tékié se mêle à la senteur des roses, des héliotropes de l'herbe que l'on vient d'arroser et de mille plantes odoriférantes. Dans la vaste chambre, des boiseries et une banquette courent tout autour des murs; à terre a été préparé un matelas et des draps recouverts d'étoffes de soie aux couleurs vives; c'est ici que je vais passer la nuit, quand nous aurons dîné. Le bey fait apporter une table et m'invite à apprécier l'excellence de la cuisine du couvent: tour à tour nous sont servis une soupe où trempent des viandes diverses, des canards rôtis, des aubergines fort bien apprêtées et des poires; je le félicite sur la perfection des mets et lui dis en riant qu'il n'y a que dans les monastères qu'on puisse manger convenablement dans les Balkans, opinion à laquelle il se range aussitôt.

Le lendemain est jour de marché et je ne manque pas de m'y rendre; la plus grande animation règne dans les rues de la ville; il y a foule dans le centre où les marchandes étalent des deux côtés de la rue leurs produits; les villageoises musulmanes et chrétiennes sont accroupies à terre côte à côte, leurs marchandises étendues devant elles sur un grand linge à même le sol; elles se rangent par spécialités; voici celles qui vendent des étoffes filées et brodées à la main, des mouchoirs, des voiles, des turbans, des gilets, des chemises de laine blanche, des serviettes; celles-ci ont de beaux boléros albanais tissés d'or, de fabrication ancienne, dont elles se défont; d'autres apportent les produits de leurs champs, des fruits de toute sorte, des poires, des raisins, des melons, des pastèques; dans un angle de la grande place c'est le marché du blé, des haricots et de la farine; ailleurs, l'acheteur trouve les mille ustensiles d'usage courant que des colporteurs des deux sexes amènent d'Uskub; ici, ce sont tous les objets utiles à la culture; là, les armes et les couteaux, ceux d'autrefois et ceux d'aujourd'hui, la pacotille de l'Europe centrale ou les beaux pistolets de cuivre incrusté.

Dans les rues, c'est un tohu-bohu de gens de la ville et des environs, venant les uns pour vendre, les autres pour acheter; ce sont des conversations, des reconnaissances, des cris, des disputes; on s'interpelle, on se coudoie, on se salue, on se heurte et on passe non sans peine. Voici des charrettes de paysans qui arrivent ou partent; sous les bâches des voitures des objets de toute sorte sont amoncelés, et les attelages de boeufs ou parfois de buffles tirent dru vers la plaine d'Uskub ou la vallée de Tetovo et de Gostivar.

Nécessité fait loi, et ces Albanaises si sévèrement voilées et enroulées dans leurs étoffes blanches et noires doivent laisser voir leur figure et dénouer leurs voiles pour vanter leurs produits à l'acheteur et conquérir sa clientèle sollicitée de toute part. Villageoises bulgares et albanaises, chrétiennes et musulmanes l'attendent et le cherchent au milieu de la foule bariolée qui passe. Vieux Turc basané, portant un turban de diverses couleurs, Albanais svelte au polo blanc, Bulgare rude coiffé d'un fez, femmes aux vêtements de couleur rayés et aux claires blouses, porteurs d'eau dont les immenses madriers encombrent la rue, paysannes à la tête coiffée d'un fichu multicolore et au corps enroulé de grossière étoffe brune, jeunes Serbes portant des paniers de marchandises ou choisissant des colifichets, villageois albanais à la culotte blanche et au gilet brodé, tout ce monde emplit de gaîté a ville et les couleurs chatoient sous le clair et doux soleil de septembre.

La variété des types montre la diversité des nationalités qui habitent la région; mais ici encore les Albanais ont peu à peu conquis le terrain, acquis les villages, et conquis la majorité dans la ville; à Kalkandelem, sur 5 000 maisons, on en comptait, à la veille des guerres, 3 000 environ albanaises, 1200 serbes et 800 bulgares; un club y avait été organisé sous le nom de Club international, mais il était devenu de fait albanais; d'après les renseignements recueillis ici, sur 100 villages du Kaimakanlik ou sous-préfecture de Kalkandelem, 68 sont albanais, le reste bulgare et serbe, surtout bulgare; dans la région de Gostivar, sur 60 villages, 40 sont albanais, le reste bulgare et quelques-uns serbes; depuis dix ans les Albanais ont fait des progrès incessants et les Slaves ont usé leurs forces à lutter entre eux.

Selon l'intensité de la propagande, tel village passait du «bulgarisme» au «serbisme» et réciproquement; il semble que dans cette vallée du Vardar, les races slaves mélangées sont ballottées entre les nationalités, à tel point qu'il est bien difficile de les rattacher à l'une d'elles d'une façon très nette; aussi y a-t-il de grandes chances pour que la domination serbe, dans cette partie de la Macédoine jusqu'au fond de la vallée de Gostivar, soit acceptée sans autres obstacles que ceux que pourront lui créer les Albanais descendant de leur montagne.

De même que le centre du mouvement albanais est ici la tékié des Becktachi, de même que les agents du «serbisme» à la veille des guerres étaient des archimandrites et des maîtres d'école, de même c'est le couvent de Lechka qui est le foyer de la propagande bulgare; ce monastère, dit de Saint-Athanase, domine d'une centaine de mètres la vallée du Vardar, à une heure au nord de Kalkandelem; des eaux minérales y jaillissent et de grandes terres fertiles l'entourent.

C'est vraiment l'une des phrases les plus souvent répétées dans tout ce voyage par mes hôtes que celle vantant la fertilité de leurs champs, et on ne saurait douter de ce que pourra produire un tel pays sagement administré: blé, maïs, haricots, fruits, vignes, châtaignes, tout pousse en abondance et en force. La tranquillité assurée, des moyens commodes de circulation établis permettront une mise en valeur remarquable de ces terres bénies; aujourd'hui, ces moyens de circulation sont constitués par des charrettes pour les produits et des voitures du pays, ou ce qu'on appelle ici des phaétons (nous dirions des victorias), pour les personnes: de Kalkandelem à Uskub il faut au moins cinq heures de voiture; les marchandises paient de 6 à 15 piastres[7], selon l'époque de l'année, par 100 ocres; les personnes 15 à 25 par personne pour des voitures ordinaires, où l'on est entassé huit assis à la turque sur une simple planche; quant à un phaéton, il constitue un véritable luxe et il faut assurer au voiturier 4 medjidié en été et 5 en hiver.


La route entre Kalkandelem et Uskub est constamment parcourue par des attelages de paysans ou de citadins; elle est en assez bon état et fort pittoresque; entre les deux villes, le Vardar décrit un coude vers le nord, comme s'il allait traverser le défilé de Kacanik; la route coupe la montagne par des défilés verdoyants pour gagner en droite ligne la métropole; sur les hauteurs, une suite de monastères tous bulgares surveillent la plaine et servent de lieu de villégiature pendant l'été aux habitants des deux villes; aux alentours, les terres sont bien cultivées et un bétail abondant broute les prairies environnantes.

Bientôt nous arrivons dans la plaine où Uskub est bâti; un cirque de montagnes l'encadre et, au premier plan, une très antique mosquée est tout ce qui reste du vieil Uskub d'antan; Ussincha[8] est son nom; une vieille demeure donne asile à un gardien et le minaret de la mosquée marque de loin au voyageur l'emplacement de la ville disparue. Uskub a été reporté à une heure de voiture au centre de la plaine; tous les villages se cachent au pied du cirque de montagnes, dans les replis des collines, au flanc des hauteurs; les maisons y sont agglomérées et les rives du Vardar n'en portent presque aucune; quelques grands tchiflik et quelques fermes sont les seuls bâtiments qu'on rencontre au milieu des champs mis en cultures de la plaine d'Uskub.

Pour me rendre compte de ce que sont les grands domaines dans cette région et du rôle qu'y jouent les Albanais, j'en visite deux des plus importants, celui de Bardoftza et celui de Tatalidja. Le premier est la propriété de Rechid Akif pacha, bey albanais, de la famille d'Avzi pacha, le premier pacha venu à Uskub; nous pénétrons dans un véritable château féodal, formé de trois corps de bâtiments successifs, le premier pour les serviteurs et le bétail, le second pour le selamlik, le troisième pour le haremlik; une large terrasse vitrée au premier étage du selamlik permet de jouir de la vue de la plaine; de grandes pièces ornées de fresques naïves présentent un aspect seigneurial; des bains même y sont aménagés et l'on semble attendre un hôte toujours absent; ces bâtiments sont entourés de murs énormes percés de meurtrières; sept koulé ou tours en défendent les approches; c'est une vraie forteresse.

L'intendant me fait visiter les lieux: le maître est propriétaire de 20 000 dolums; cinquante fermiers en dépendent et partagent par moitié les récoltes avec le bey; ils cultivent le blé, le riz, le maïs, l'orge, les haricots, les fruits, le tabac, l'opium; chaque paysan a sa maison et ses bestiaux et il reste sa vie durant sur la terre, en en transmettant l'exploitation à ses descendants. Bardoftza est certainement de toutes les demeures de bey, celle qui présente l'aspect le plus imposant; c'est un château princier, mais vide et froid.

Tatalidja est moins grandiose; le propriétaire est aussi un Albanais, Kiany bey, fils de Gaby bey; l'intendant, Albanais également, est loin d'avoir l'allure de celui de Bardoftza: c'est un rude paysan qui mène à la baguette les Bulgares, hommes et femmes, qui sont au travail. Au milieu d'une large cour, le haremlik dresse ses étages, que domine une terrasse couverte; devant la cour, une suite de hangars abrite des taudis, où vivent les paysans. Je demande la permission d'en visiter un: je descends dans une sorte de cave; sur la terre, quelques pierres supportent des ustensiles; des murs en terre battue séparent cette habitation de la voisine; dans un angle, un carré de terre surélevée est couvert d'un peu de feuillage: c'est le lit; aucun foyer n'est aménagé; le feu brûle à même le sol, entre deux pierres; au toit à travers les planches, un trou laisse fuir la fumée; aucune fenêtre n'est pratiquée; la porte basse, par laquelle je suis entré, est la seule ouverture. J'examine les objets qui garnissent le logis; on peut les dénombrer facilement: un escabeau, deux nattes, un récipient, un balai, des jarres pour l'eau, et c'est tout. Sur une grosse pierre, comme siège, l'homme et la femme sont assis; ils portent des vêtements en guenilles, les pieds sont nus, la face crie la misère et la brutalité; ce sont les paysans bulgares du grand propriétaire.

Dans le champ en face, les gerbes de blé sont accumulées par centaines; un cheval les bat, des femmes apportent le blé et remportent la paille; l'intendant dirige tout ce monde et ne laisse de répit à personne.

Ainsi, dans ce contact entre Albanais et Bulgares, les premiers profitaient de maints avantages; dans les régions où la grande propriété était rare et la petite nombreuse, comme dans celles de Gostivar ou de Kalkandelem, les villages albanais s'infiltraient peu à peu entre les villages slaves, les repoussaient, entouraient la ville; puis, les Arnautes pénétraient dans la ville, s'y développaient et peu à peu le pays devenait albanais. Dans les régions plus lointaines, où la grande propriété était étendue, le propriétaire du tchiflik et son intendant étaient des Albanais, et ils tenaient sous leur pouvoir la population slave des paysans fermiers. La domination serbe dans le nord, comme la domination grecque au sud, en Épire, va se trouver aux prises avec ces graves questions sociales, et les résoudre ne sera pas une des moindres difficultés du nouveau régime.

Tandis que nous gagnons Uskub, point de départ initial et terme de ces longs voyages, je songe à tous ces problèmes que pose aujourd'hui, si angoissants, la victoire serbe. Au centre de la plaine, les maisons de la ville s'étendent sur la rive gauche du Vardar; sur la rive droite, quelques bâtiments escaladent la colline d'Uskub, au sommet de laquelle des casernes tiennent la ville, selon l'usage turc, sous la domination de leurs fusils.

Devant le konak, un fourmillement d'hommes et de bêtes, des voitures et des paniers, des produits amoncelés et des hottes garnies occupent la large place du marché, où les gens à cet instant ne pensent qu'à leurs achats et à leurs ventes.

Cependant, sur ce terre-plein et dans ce palais, que de faits se sont déroulés jadis et hier; quelle histoire plus mouvementée que celle de ces six dernières années! Je me reporte à mon premier voyage avant la révolution jeune-turque: le Serbe ne comptait plus, chacun prédisait la fin d'une race; le Bulgare s'apprêtait à étendre son pouvoir sur toute la Macédoine; l'Albanais prétendait être le successeur du Turc, du droit de la force et de celui de l'héritier désigné. La lutte s'exaspère; les bandes déchirent le pays; puis la révolution éclate; dans la stupeur tous croient au triomphe, à la délivrance, à la victoire; chacun sur cette place embrasse son voisin, pensant que ses désirs sont comblés.

Mais une fatalité extraordinaire veut perdre la Turquie; par une folie étrange, elle brise la seule force qui soutenait sa domination en Macédoine: le Turc combat l'Albanais; c'est la fin: le nationalisme turc a fait la révolution, le nationalisme turc a perdu la Turquie d'Europe; les Arnautes quatre années durant résistent, guerroient, reculent, reviennent, et au jour favorable entrent victorieux sur cette place du Konak, où ils installent leur chef. Ce n'est pas pour longtemps: la première guerre balkanique éclate; les Serbes poussent jusqu'à Monastir leurs armées victorieuses, puis arrêtent l'attaque bulgare et s'installent dans cette Macédoine centrale du lac d'Okrida à Monastir et à Uskub, que, depuis le nouveau siècle, Albanais et Bulgares se disputaient. Tel est la fin de ce troisième ou quatrième acte, qui s'est joué en l'an de grâce 1913.

Peut-être ne sera-t-il pas le dernier de la tragédie balkanique: Albanais et Bulgares s'y emploieront en tout cas.



[5] Les Serbes termineront cette année la construction d'une route qui permettra d'aller facilement de Gostivar à Dibra.

[6] 23 piastres font ici 1 medjidié, soit 4 fr. 20 et 100 ocres font un peu plus de 100 kilos.

[7] Comptées 123 piastres à la livre.

[8] Hussein Sah, dit la carte autrichienne.


CHAPITRE IX

CONCLUSION

L'ALBANIE AUTONOME ET L'EUROPE


La question d'Orient et la question albanaise || La force du sentiment national albanais || La politique d'Abdul-Hamid et l'expansion de la nationalité albanaise || La vie politique internationale de l'Albanie: son importance dans l'équilibre diplomatique du vieux monde || La vie politique intérieure de l'Albanie || La résurrection de l'Albanie et son avenir: Gaule ou Pologne?


La question d'Orient a mille aspects, et l'un d'eux est aujourd'hui la question albanaise; les autres problèmes soulevés par les guerres balkaniques ne sont peut-être pas résolus, mais toutefois leur solution définitive ou provisoire paraît reportée à quelques années; ils vont sommeiller jusqu'à la prochaine crise; la question albanaise est au contraire pressante, aiguë, et de bons esprits croient que sa liquidation n'ira pas sans trouble, ni sans imprévu.

Je voudrais, en quelques pages, montrer comment cette question se pose en 1914, quels sont ses origines, ses éléments, et quels essais de solution pourraient lui être apportés.


On dit communément en France que l'Albanie est le fruit d'une invention diplomatique de l'Autriche-Hongrie, que l'Europe divisée a laissé faire celle-ci pour maintenir le concert des grandes puissances et que Vienne n'a vu dans cette création qu'un moyen de garder une partie de l'influence qu'elle exerçait dans les Balkans. L'Autriche-Hongrie serait ainsi l'auteur responsable de la question albanaise.

Pour bien juger les faits, il faut faire le départ entre les difficultés dont la diplomatie du Ballplatz est l'origine et celles qui tiennent à la nature des choses, je veux dire à l'existence d'une nationalité albanaise. Des esprits simplistes s'imaginent que si l'on avait laissé aller les événements, si la Serbie, le Monténégro et la Grèce avaient pu en toute liberté se partager l'Albanie, le dépeçage d'une nouvelle Pologne aurait été accompli sans conséquences internationales. C'est compter sans son hôte; pour la tranquillité future et l'avenir économique de ces trois États balkaniques, dont je désire vivement la prospérité et la grandeur, je me félicite qu'une circonstance étrangère les ait délivrés de ce présent de Nessus.

Je sais bien que Serbes, Grecs ou Monténégrins ne veulent pas entendre raison, quand j'ai l'occasion de dire à l'un d'entre eux cette vérité, et je les en excuse: pendant trop d'années, ils ont trop souffert de la domination de fait des Albanais et des beys; au moment où ils allaient enfin les traiter comme eux-mêmes l'avaient été, on arrête leurs bras et on contient leur vengeance depuis si longtemps motivée. J'ai vu la situation dans les villages à la veille des guerres balkaniques, et je n'ignore rien des sentiments trop facilement explicables des chrétiens orthodoxes. Mais il ne s'agit point ici de sentiments. C'est l'avenir et le développement de ces États qui est en jeu, et j'affirme seulement que ni la Serbie ni la Grèce ne sont assez riches, assez prospères et assez fortes pour braver le sentiment public international et jouer au Germain en Posnanie, non plus que pour user leurs ressources à noyer des révoltes dans le sang, à guerroyer contre des guérillas et à pacifier un pays traditionnellement insoumis.

Si j'avance pareille opinion, c'est que le spectacle des faits m'a convaincu de la profondeur du sentiment national albanais. Je me rappelle avoir lu, je ne sais où, une lettre d'un correspondant de journal qui affirmait l'inexistence de la nationalité albanaise, et il étayait sa démonstration sur le fait que les Albanais se trouvent divisés sur la plupart des questions; à pareille objection, quelle nationalité subsisterait?

Qu'entre Albanais de profonds désaccords existent, qui l'ignore? mais le seul point intéressant est de savoir s'ils se sentent tous Albanais et si tous rejettent une domination qu'ils tiennent pour étrangère; or, soyez sûr que même Ismaïl Kemal et Mgr Primo Dochi, quand ils reçoivent des concours de l'Autriche, savent et sentent qu'ils emploient les mêmes moyens que Condé, recevant secours des Espagnols contre Mazarin, ou les révolutionnaires mexicains attendant des armes des États-Unis contre le président au pouvoir; c'est précisément une des plus vives impressions de mon voyage en Albanie que le souvenir de la force du sentiment national albanais dans toutes les régions du pays.

Je dirai même que de tous ces «nationalismes», qui ont survécu à la conquête turque et que la force impondérable des idées a ranimés au XIXe siècle, l'Albanais est le plus remarquable. Tous sont reconnaissables à un seul caractère, qui n'est ni la langue, ni la tradition, ni l'histoire, ni la religion, mais la conscience nationale; langue, tradition, histoire, religion servent à la former, à la conserver, à l'accroître; mais le sentiment personnel est seul décisif: qui se sent Serbe est Serbe, même s'il parle bulgare, si son père se disait bulgare, si son village était jadis sur le territoire des anciens tzars de Bulgarie, s'il va à l'église de l'exarque.

Or, quels sont ces «nationalismes» des Balkans? Du turc, du grec, du bulgare, du serbe, il suffit de rappeler le nom. Les Valaques aux origines incertaines sont trop disséminés pour qu'ils aient la possibilité matérielle de constituer un État; quant aux juifs, si nous étions encore au temps des villes libres et des républiques marchandes, Salonique serait la Hanse de la mer Égée sous le gouvernement des juifs espagnols de culture française; mais ce temps a passé et ils se contentent d'être les grands banquiers de l'Orient et les intermédiaires de la Macédoine et de l'Occident.

Il y avait aussi dans l'ancienne Turquie d'Europe des villages slaves, sans dénomination nationale précise; longtemps ils n'ont été ni serbes, ni bulgares, parlant le slave de Macédoine, pratiquant l'orthodoxie, et s'affirmant simplement Slaves; la propagande violente des Serbes et des Bulgares pendant les vingt dernières années a ballotté ces villages du «serbisme» au «bulgarisme»; en fait, toutefois, la conversion aux idées nationales bulgares a été la plus fréquente; chacun l'explique à sa manière: les Bulgares et leurs amis disent qu'en Macédoine le fond de la race est bulgare; c'est possible, mais quelle affirmation difficile à prouver! Dans ces pays où tous les peuples ont laissé des alluvions successives, dans ces territoires qui ont connu les empires les plus variés, si on raisonne sur la race et sur l'histoire, on entre dans l'insoluble.

En réalité, l'extension de la nationalité bulgare en Macédoine est due à ce que les Slaves de Bulgarie ont fait plus longtemps que ceux de Serbie partie de l'empire ottoman, qu'ils y ont poursuivi une propagande du dedans, qu'ils étaient mieux situés géographiquement, qu'enfin et surtout les Bulgares sont nés d'un mélange de Turcs et de Slaves qui a produit le résultat que l'on sait: un peuple aux immenses qualités et aux immenses défauts, solide, résistant, travailleur, acharné, opiniâtre, homme de fond, paysan excellent avec lequel on peut compter et bâtir, se battre et conquérir, puis tenir et organiser; mais un peuple brutal, sans délicatesse ni finesse, incapable de comprendre un accord et une concession, cruel et rude, aussi antipathique à l'homme qui n'entre en relation avec lui que pour son plaisir que hautement estimé de qui prend contact avec ce peuple pour travailler en commun. Avec ces qualités et ces défauts, comment les Bulgares n'auraient-ils pas fait triompher en Macédoine leur propagande au détriment des Serbes?

Toutes ces nationalités, qu'on veuille bien le remarquer, ont été conservées durant les siècles de la domination turque par la religion; la religion a été le filtre magique qui a empêché la destruction du sentiment national; qui l'a abandonnée a perdu en même temps l'esprit national; qui s'est fait musulman, et notamment la plupart des grandes familles slaves au temps de la conquête, a épousé les sentiments patriotiques du vainqueur. Dans le creuset de la religion de Mahomet, l'esprit national s'est évaporé.

Or, au creuset de l'islam, la nationalité albanaise seule en Turquie d'Europe ne s'est pas fondue; des Albanais, les uns sont demeurés chrétiens, la majorité est devenue musulmane; mais le musulman albanais est resté albanais, seule exception dans les Balkans à l'adage que les nationalités y sont des religions, et illustre exemple de la profondeur et de la force du sentiment national albanais.

Depuis le XIVe siècle, ce sentiment national a fait ses preuves; lorsque la marée de la conquête turque passa sur tous les peuples des Balkans, le Slave ne paraissait plus être qu'une dénomination, le Grec ne semblait vivant que par la littérature et le phanar; seuls le Juif et l'Albanais maintenaient intacte leur nationalité et l'affirmaient: dans ses montagnes où il s'était retranché, le Shkipetar gardait sa langue, sa conscience nationale, même son type physique et sa race; quelques mélanges se produisaient bien avec les Slaves dans la vallée de Dibra ou avec les Grecs en Épire, mais le centre de l'Albanie restait intact; l'Albanais restait si bien albanais et s'assimilait si peu au Turc que les sultans se servaient d'eux pour dominer leurs autres sujets; ils exploitaient cette différence de sentiment en favorisant de toutes manières les Arnautes et en les utilisant pour les besoins de leur pouvoir personnel et pour la domination des Turcs.

Quand, au souffle des idées nouvelles, les religions chrétiennes de l'empire ottoman se sont muées en nationalités, la Porte s'est trouvée privée de points d'appui solides en Macédoine; en Thrace, les campements turcs étaient nombreux et suffisaient pour assurer le pouvoir de Constantinople sur des adversaires divisés; mais dans la Macédoine, dans l'Épire, dans la Vieille-Serbie, les Turcs étaient trop peu nombreux pour constituer la force sociale nécessaire.

Avec un véritable génie politique, Abdul-Hamid comprit que l'Albanais devait remplacer le Turc; dès lors, sa ligne de conduite fut tracée et appliquée avec suite: par l'Albanie musulmane, il domina la Macédoine; en conséquence, à l'intérieur de l'Albanie, personne ne devait pénétrer, ni aucune idée moderne s'infiltrer; les tribus et les beys recevaient satisfactions et privilèges; mais toute tentative d'organisation était rigoureusement réprimée et son auteur exilé; la division était soigneusement cultivée entre tribus, religions, influences; on attirait à l'extérieur de l'Albanie, notamment à Constantinople, les personnalités marquantes, on les entourait de faveurs, et tout ce qui était albanais s'y trouvait sous la protection personnelle du Sultan; ceci fait, on favorisait l'infiltration albanaise et la domination sociale des Albanais sur les trois fronts, au nord contre les Serbes, au sud et au sud-est contre les Grecs, au nord-est et à Test contre les Bulgares.

Aussi, le grand phénomène social en Albanie pendant les trente dernières années a-t-il été l'expansion des Albanais au delà des montagnes qui étaient leur demeure traditionnelle; au nord, au moment de la guerre, la conquête pacifique de la Vieille-Serbie était presque accomplie; les Serbes étaient rejetés à la frontière et mis en minorité même à Prichtina; la prépondérance albanaise s'affirmait dans la plaine d'Uskub et dans la ville elle-même; à l'est, les Albanais débordaient le lac d'Okrida, noyaient les cités de Struga et d'Okrida dans une campagne albanaise et gagnaient de l'influence dans ces deux villes; à Monastir, ils se fortifiaient chaque jour; dans le nord-est, ils conquéraient de même sur les Bulgares toute la haute vallée du Vardar et devenaient la majorité à Kalkandelem et à Gostivar; ils poussaient leurs villages vers la Macédoine centrale, et les ambitieux les voyaient déjà entourant Salonique; au sud, en Épire, il n'en était pas autrement. Ainsi, en un vaste éventail, les Albanais poussaient leurs villages et leurs domaines vers la frontière serbe, Uskub, la Macédoine centrale, Monastir, Janina et le golfe d'Arta. L'un de leurs chefs me disait: «Si Abdul-Hamid était resté cinquante ans encore sur le trône, la Turquie d'Europe, la Thrace exceptée, serait devenue albanaise.»

La méthode d'expansion suivie par les Albanais consistait en deux procédés: c'était la conquête tantôt par les boys, tantôt par les paysans.

Dans les régions les plus lointaines, au milieu des populations chrétiennes, en Épire ou dans la plaine d'Uskub par exemple, les grandes propriétés, les tchiflik, étaient acquises ou prises par des beys albanais; ils amenaient un intendant albanais et réduisaient sous leur domination tout le peuple des fermiers chrétiens; ceux-ci, tenus dans un demi-servage, étaient à la merci du seigneur.

Dans les régions proches, en Vieille-Serbie, dans la haute plaine du Vardar, dans les plaines d'alluvions du lac d'Okrida, les paysans Albanais venaient s'établir en groupe; ils descendaient de leurs pauvres montagnes, prenaient ou recevaient les terres en friches ou les terres du gouvernement, fondaient un village, puis un autre, entouraient les centres slaves, puis les rejetaient plus loin et continuaient leur marche en avant. L'expulsion des villages slaves ne se faisait pas par la force, mais par une douceur à laquelle se joignait l'appareil de la force; l'Albanais est belliqueux, ardent, tenace et adroit; il avait le droit traditionnel de porter le fusil. Aussi, dès qu'un village slave était entouré de villages albanais, il abandonnait de lui-même la partie, tant ce voisinage lui paraissait redoutable.

Ainsi la nationalité albanaise, après avoir affirmé sa vitalité au cours de l'histoire, avait pris au début du XXe siècle une expansion nouvelle extraordinaire.

Tel est l'état où elle se trouvait au moment de la chute de la Turquie d'Europe; cela laisse présager les difficultés de demain. Ce peuple vigoureux, ardemment national, en plein essor depuis trente ans sur toutes ses frontières, maître de la moitié de la Turquie d'Europe, on aurait prétendu le supprimer; qui va se charger de l'opération que n'ont pas réussie les Turcs depuis cinq siècles?

Dès lors, si l'on adopte comme formule nouvelle de la politique en Orient celle des «Balkans aux Balkaniques», comment refuser le droit à l'autonomie au seul peuple qui ait su toujours conserver son autonomie de fait sous le joug turc?


Si donc c'est la nature des choses qui légitime l'autonomie de l'Albanie, le Ballplatz n'a-t-il fait que modeler sur elle sa politique?

On ne saurait nier que, si l'Albanie n'a pas été—tout au contraire—une invention diplomatique de l'Autriche et de l'Italie, ces deux puissances se sont servies de cette création nécessaire pour imposer les desseins personnels de leur politique. Elles n'ont pas voulu répéter la fable de l'Huître et les Deux Plaideurs; et quand le juge serbe ou grec, du droit de la victoire, a voulu saisir l'objet des ambitions italo-autrichiennes, les deux monarchies y ont mis un brutal holà.

Mais la politique d'un État a le devoir d'être égoïste et, quand elle peut l'être en profitant de la nature des choses, qui aurait le droit de lui reprocher d'être une politique intéressée?

Toutefois, et c'est là le point qu'il convient d'examiner, comment l'Autriche-Hongrie a-t-elle conçu la création de l'Albanie, et cette conception n'est-elle pas à l'origine de toutes les difficultés de l'heure présente?

L'observateur équitable doit reconnaître la très difficile situation de l'Autriche-Hongrie en présence de la liquidation balkanique. Quand, sans s'en douter, elle l'a amorcée par l'annexion de la Bosnie, dont la conquête de la Tripolitaine a été la suite, elle était loin de penser que l'opération se poursuivrait comme on l'a vu. Sa diplomatie a été prise deux fois au dépourvu, la première en escomptant la victoire turque, la seconde en escomptant la victoire bulgare. Chaque fois elle a manqué d'énergie avant et de doigté après.

L'Autriche, en effet, pour qui veut se mettre un instant à la place de ses dirigeants, a dans les Balkans trois intérêts essentiels à sauvegarder, qu'on peut ainsi formuler: en premier lieu, liberté de la mer Adriatique, pour n'y être pas enfermée, et par suite garantie que Vallona ne tombera pas au pouvoir d'une puissance grande ou petite; en second lieu, maintien des débouchés économiques qui ont une importance capitale et traditionnelle pour le commerce de la monarchie habsbourgeoise; en troisième lieu, maintien de l'équilibre des forces en Orient, pour n'être pas prise dans un étau entre une union balkanique présumée et la Russie.

A la veille de la première guerre, si l'Autriche avait prévu les deux solutions possibles, au lieu de ne songer qu'à une, il y a lieu de croire qu'elle aurait obtenu facilement satisfaction; un homme d'État, comme le comte d'Ærenthal, aurait pris ses précautions, en faisant savoir à l'avance à la Grèce qu'il considérait comme intangible Vallona et toute sa région, à la Serbie que, si celle-ci pouvait s'emparer de la Vieille-Serbie, l'Autriche réoccuperait le sandjak et elle demanderait la promesse d'une liaison ferrée directe de la Bosnie à Uskub ainsi que des avantages économiques. Ces demandes, présentées avec énergie et habileté avant la guerre, auraient sans doute été accueillies avec empressement par la Serbie, au prix d'une neutralité bienveillante. Quant à l'équilibre des forces en Orient, il était aisé de l'assurer: Grèce et Roumanie avaient trop d'intérêt à se méfier d'une prépondérance slave.

Au lieu de suivre une telle ligne de conduite, prudente, profitable et énergique, l'Autriche, ballottée par les circonstances, n'a su que menacer, contracter d'énormes dépenses, amener une crise économique intérieure, puis concevoir une Albanie, non pas créée sous sa protection pour maintenir l'équilibre des influences et faciliter la liquidation balkanique, mais inventée pour mettre obstacle au plus légitime désir de la Serbie, celui de s'assurer un port sur la mer. A ce moment l'Autriche-Hongrie, au lieu de ne prendre en considération que ses propres intérêts essentiels, a eu égard à ceux des autres, mais pour s'y opposer. Le noeud de la crise présente et des difficultés futures est là: la Serbie, dans le partage des territoires, avait obtenu son lot légitime et la satisfaction de son intérêt capital: avoir un port libre lui appartenant; l'Autriche ne pouvait à aucun titre prétendre qu'une telle ambition heurtait ses intérêts essentiels; cependant, elle a mis son honneur à interdire à la Serbie l'accès de l'Adriatique, en jouant de l'autonomie de l'Albanie, comme si l'Albanie et les légitimes intérêts de l'Autriche en ce pays étaient en quoi que ce soit en danger, au cas où les Serbes auraient pu créer un port purement commercial dans l'extrême nord de la contrée.

Dès lors toute la diplomatie de l'Autriche était déterminée: une création juste et heureuse, où l'Autriche aurait pu exercer son influence, était transformée en une machine de guerre contre la Serbie par une politique malhabile, contraire aux vrais intérêts de l'Autriche et infiniment pernicieuse dans ses résultats.

Rejetée de l'Adriatique, la Serbie devait se retourner vers la Bulgarie et lui demander une compensation; c'est bien sur quoi comptait l'Autriche, et dès lors elle ne pensa qu'à brouiller les deux alliés; la Bulgarie se laissa tourner la tête par les promesses viennoises; mais Vienne et Sofia reçurent une rude leçon, dont les résultats, si mérités qu'ils fussent, n'en sont pas moins déplorables, car ils sont pleins de dangers pour le lendemain. Une liquidation balkanique bien faite aurait dû assurer à la fois un équilibre des puissances des Balkans proportionnel à leur force d'avant la guerre et une attribution des territoires conforme dans les grandes lignes aux voeux des populations. De toute manière, ce dernier voeu était difficile à établir, les nationalités étant emmêlées au plus haut degré. Mais, avec des sacrifices, des arrangements et des assurances réciproques, un état de choses convenable pouvait être établi.

Monastir paraissait devoir être le point d'où rayonneraient toutes les dominations. A la veille de la guerre, on pouvait tracer sur une carte de Macédoine deux lignes, l'une partant du lac d'Okrida et aboutissant à Monastir et à Salonique, l'autre partant de Prizrend, passant à Uskub et rejoignant la frontière serbe; ainsi la Macédoine et la Vieille-Serbie étaient divisées en trois parties, l'Albanie mise à part; dans l'ensemble, malgré de nombreuses exceptions, les Grecs dominaient au sud de la première ligne, les Serbes à l'ouest de la seconde et les Bulgares entre les deux; mais la part des Serbes, même en leur attribuant le débouché sur l'Adriatique, aurait été un peu faible et l'équilibre des forces demandait qu'on la grossît; leur assurer la plaine d'Uskub et la région entre Uskub et Monastir au moins jusqu'à Krchevo n'était pas exagéré, d'autant que si ce pays se disait bulgare, il avait été longtemps simplement slave et la conversion au «bulgarisme» était récente. Ainsi, le centre des Balkans, Monastir, le lac d'Okrida et la chaîne de Ferizovic à Koritza devenait le centre de dispersion des souverainetés serbe, bulgare, grecque, albanaise. Une telle liquidation pouvait préparer un statu quo à la fois définitif, équitable et équilibré.

L'initiative autrichienne rejetant la Serbie de l'Adriatique, la lançant ainsi par contrecoup contre la Bulgarie, a produit la victoire serbo-grecque et le partage de territoires que l'on connaît, légitime fruit de la victoire, si l'on veut, mais anormal et gros de périls: non seulement les parts ne sont plus équilibrées; mais on taille en plein corps dans des populations d'autres nationalités pour les rattacher à des souverainetés contraires à leurs voeux.

La paix de Bucarest est donc une paix boiteuse; elle porte en elle-même les germes qui la remettront en question; est-ce la faute de la Roumanie, de la Serbie et de la Grèce? Celles-ci ne pouvaient agir autrement qu'elles ont fait; à la demande de revision de la paix formulée par l'Autriche, elles auraient pu répondre: «Nous acceptons; nous reconnaissons avoir enlevé à la Bulgarie des territoires qui sont habités par ses fils; nous savons que jamais un Macédonien bulgare du royaume n'oubliera que les Serbes détiennent Monastir et Okrida, le monastère de Saint-Naoum et les couvents bulgares, que les Grecs possèdent les régions centrales où les Bulgares sont l'immense majorité; l'exemple de l'Occident montre que les annexions injustes, même si les circonstances les expliquent, pèsent sur le cours de l'histoire; mais, alors, rendez-nous à nous, Grecs, cette Épire que vous nous refusez, rendez-nous à nous, Serbes, ce débouché vers l'Adriatique dont vous nous avez interdit les abords.»

La revision des traités de Londres et de Bucarest serait infiniment désirable, mais elle dépend de l'Autriche et de l'Italie; elle devrait porter sur quatre points pour se conformer aux droits des nationalités et à l'équilibre des forces: 1° maintenir la frontière bulgaro-turque établie par l'entente directe des deux États, les Bulgares n'ayant d'ailleurs aucun droit sur la Thrace, qui n'est pas bulgare; concéder par contre aux Bulgares des territoires dans le centre de la Macédoine, où domine leur nationalité; 2° donner à la Grèce l'Épire jusqu'au golfe de Vallona et au cours de la Vopussa; 3° assurer à la Serbie un port commercial et une voie d'accès à l'Adriatique; 4° laisser à l'Albanie la vallée de Dibra et reporter la frontière aux sources du Vardar. C'est assez dire que la refonte juste et équilibrée des traités est aussi improbable qu'elle serait souhaitable.

Pour l'avenir, pour la sécurité et la bonne organisation de l'Albanie, la politique autrichienne aura des suites déplorables: au lieu de créer un État bien constitué, on l'ampute d'un côté et on l'alourdit d'un autre d'un point mort. Dibra et sa vallée sont partie intégrante de l'Albanie; les lui enlever, c'est créer une cause de perpétuel dissentiment entre Serbes et Albanais; la vallée est entourée de hautes montagnes qui servent de repaire aux tribus, dont la ville est le marché; l'hiver, elle est coupée de toute communication; une gorge resserrée, celle du Drin noir, la met en relation difficile avec Okrida, une autre avec Kukus et la vallée du Drin blanc; j'ai séjourné dans ces tribus, je connais leur état d'esprit et j'estime qu'une telle annexion, sans profit pour la Serbie, ne servira qu'à être une occasion permanente de conflit entre celle-ci et les Albanais. Dibra doit rester à l'Albanie et n'est pour les Serbes qu'un présent dangereux. Mais si on la leur retire, on leur doit une compensation, celle qu'on leur refuse, le port libre et le débouché commercial.

Par contre, quel poids mort va tramer l'Albanie en Épire! Les populations orthodoxes de langue grecque se disaient albanaises contre le Turc musulman, mais elles se sentent grecques contre l'Albanie musulmane. Ici encore l'Autriche et l'Italie mettent leur honneur à soutenir des conceptions qui ne correspondent à aucun de leurs intérêts essentiels; elles voudraient créer au nouvel État le maximum d'embarras qu'elles ne s'y prendraient pas autrement.

Ainsi les plus graves difficultés du présent et de l'avenir ne sont pas, dans les Balkans, le fait de la création d'une Albanie autonome, conception juste et je dirai nécessaire; mais elles sont le résultat de la politique autrichienne et, dans une moindre proportion, de la politique italienne; c'est à ces diplomaties et à elles seules que l'on doit la mauvaise répartition des territoires et ses conséquences: l'état instable des Balkans, les menaces de l'avenir, les mauvaises frontières de l'Albanie démembrée au nord, alourdie au sud, les difficiles relations avec ses voisins que ménage au nouvel État une telle situation.


L'Albanie autonome existe de par la force de sa nationalité et la volonté de l'Europe. D'après le spectacle des hommes et des choses, est-il possible d'esquisser les grands traits de sa vie politique et économique de demain?

Sa vie politique internationale est née d'événements qui ont donné de nouvelles directions aux diplomaties européennes et modifié profondément l'équilibre de notre continent. Dans les causes qui ont amené ces événements, les Albanais ont une part capitale: leur révolte, leur triomphe et l'anarchie qui en est résultée en Turquie ont provoqué les convoitises et ruiné la force de résistance de l'empire turc en Europe, ainsi que je l'ai montré dans l'Albanie inconnue. Si la question albanaise a eu de si profonds retentissements sur l'Europe entière au moment de la naissance de cet État, est-il exagéré de croire que sa vie politique aura une répercussion non moins importante sur l'équilibre diplomatique du vieux monde?

Qu'on veuille bien y songer. On dit habituellement: l'Albanie va être un jouet entre les mains de l'Autriche et de l'Italie; ce sera un fantôme d'État Autonome; Vallona, Durazzo, Scutari seront les capitales nominales, Vienne et Rome les capitales réelles. Aussi, par avance, recule-t-on le plus possible les limites de ces frontières pour agrandir le gâteau à partager. La création de l'Albanie, conclut-on, n'est qu'une hypocrisie diplomatique pour cacher une mainmise des deux États sur une partie des Balkans.

Laissons pour un instant les vues actuelles de la Consulta et du Ballplatz et considérons seulement la réalité: est-on si assuré que l'Albanie ne sera qu'un jouet entre les mains des deux puissances de la Triplice? est-on si assuré que les deux partenaires tireront dans le même sens les ficelles de ce jouet?

Je ne crois point pour ma part à une mainmise facile sur l'Albanie; la Bulgarie voisine donne une éclatante leçon de choses sur l'ingratitude des États; cependant, la race, la religion, la fraternité d'armes rapprochent la Bulgarie de la Russie; combien vite cependant la libération par le peuple frère a-t-elle été oubliée à Sofia! Les Albanais sont-ils moins farouches que les Bulgares? ont-ils avec l'Autriche et l'Italie des souvenirs et des parentés analogues? J'ai quelque tendance à penser que les beys, qui ne sont point sans finesse, ménageront les deux puissances aussi longtemps qu'il le faudra, recevront leurs dons,—car, comme me disait l'un d'eux, on ne reçoit que des riches,—accueilleront leurs envoyés et leur argent, leurs banques et leurs ingénieurs, mais que, loin d'être des jouets, c'est eux qui se joueront de leurs protecteurs.

En ce moment commence une partie extrêmement curieuse: de chaque côté on va escompter les divisions futures de l'adversaire; l'Albanais regarde les deux alliés et se demande comment il mangera aux deux râteliers sans être lui-même mangé, en cultivant comme par le passé les méfiances réciproques; les deux alliés considèrent les Albanais et cherchent comment ils pourront semer la division entre eux pour les dominer par un de leurs hommes de confiance. Dans une telle partie, si un Albanais peut se faire écouter, il a beau jeu, car une intervention par occupation et partage rencontre le plus grand obstacle: c'est le même point et un seul, Vallona, son port et sa région, dont la non-occupation par l'autre partenaire est d'intérêt fondamental pour l'Autriche, si elle ne veut pas être embouteillée dans l'Adriatique, et pour l'Italie, si elle ne veut pas voir toutes ses côtes adriatiques tenues sous la menace d'un Vallona autrichien.

Dès lors, qui ne voit le rôle que va jouer l'Albanie dans la politique du monde? C'est pour y assurer le statu quo, autant que pour se prémunir contre une attaque en Lombardie que l'Italie a souscrit au pacte triplicien avec l'Autriche. Si, en Albanie, de négative la politique des deux alliés devient positive, que va-t-il en sortir? Elles ont mis la main dans l'engrenage, les voici face à face, côte à côte; hier elles accordaient leurs intérêts et faisaient un mariage contre leur inclination; mais voici qu'il faut cohabiter: observons le nouveau ménage.

Une attitude d'observation et d'expectative est la seule, en effet, qui convienne à notre pays en Albanie. Mais ce désintéressement provisoire ne doit pas être un oubli, car d'Albanie peuvent naître des événements susceptibles de modifier à nouveau l'équilibre européen. L'arbitre de Berlin au gantelet de fer réussira-t-il toujours à imposer sa décision en cas de péril? qui peut dire? L'Italie aurait tort de se plaindre de l'allié allemand, qui lui a donné le temps depuis 1878 de se fortifier pour parler en égale de l'empire voisin; mais la monarchie habsbourgeoise peut se croire jouée; Bismarck lui a montré les Balkans pour la détourner du Nord: son expansion balkanique est arrêtée, le commerce allemand y remplace le sien et voici qu'en Albanie c'est l'autre allié qu'elle rencontre, parce qu'en trente ans la Triple Alliance a donné à celui-ci le temps de grandir.

Qui peut dire si l'Albanie n'amènera pas le jour où l'empire allemand sera incapable de maintenir les deux alliés dans l'obédience; où la paix sera en danger parce que la Triple Alliance brisée; où l'un ou l'autre des deux seconds voudra satisfaire ses ambitions ou libérer sa politique?

Si ce jour venait, grâce à l'Albanie, quelle suite ne pourrait-il pas avoir dans l'histoire européenne! Trois attitudes seraient alors possibles pour notre pays: laisser faire, mais l'arme au bras, toute modification au statu quo dans l'Europe centrale devenant casus belli; passer des ententes appropriées avec l'Italie; enfin, constituer avec l'Autriche-Hongrie et la Russie cette ligue des trois grandes puissances continentales que Bismarck craignait seule au monde.

La situation diplomatique de notre pays serait merveilleuse en pareil cas, mais encore faut-il voir, prévoir et vouloir et ne pas laisser à nouveau passer l'heure; si l'affaire d'Albanie devenait jamais une nouvelle affaire des duchés, cette fois italo-autrichienne, ne recommençons pas l'impardonnable abandon de la diplomatie du second Empire, faute de courage, d'initiative et de volonté.

Mais ce sont là vues d'un avenir, peut-être lointain, peut-être proche; la rivalité anglo-française en Égypte, qui a pesé sur l'histoire de l'Europe depuis le milieu du XIXe siècle, a mis des années à devenir aiguë; elle n'a pas empêché l'alliance des deux États et la guerre de Crimée, elle est restée latente une trentaine d'années, pour n'éclater qu'en 1880; mais alors pendant trente ans elle a séparé profondément les deux peuples jusqu'au jour où l'un d'eux a abdiqué en Égypte au profit de l'autre. Si l'Albanie devient une Égypte italo-autrichienne dont le canal d'Otrante serait l'isthme de Suez, qui peut dire combien de temps durera chacune des périodes d'histoire de ce condominium, ni comment finira ce dernier?

Aussi, si l'attitude de notre pays en Albanie doit être une politique d'expectative, cela ne veut point dire que nous n'ayons qu'à laisser face à face les deux rivaux et à quitter le terrain. Il est international de par les traités; donc restons-y, jusqu'au jour du moins où l'on nous paiera cet abandon; des institutions internationales doivent être créées en Albanie; gardons-y notre place, comme en Égypte les puissances de la Triplice eurent le soin de le faire, pour jouer plus facilement et du dedans de la rivalité franco-anglaise et pour conserver une monnaie d'échange. Mais, si nous devons veiller à garder le plus possible le caractère international aux organisations économiques albanaises et à y réserver notre rôle jusqu'au jour où, par une tractation intéressée, nous pourrons être amenés à l'abandonner, il serait contraire à cette politique d'expectative de lier nos votes à ceux d'une des deux rivales.

Soyons neutres entre elles; nous n'avons rien à gagner en ce moment à nous aliéner l'une d'elles; assurons-les, tout au contraire, de notre concours complet en vue de la bonne organisation de l'État albanais et du respect de leurs intérêts légitimes. Mais gardons notre place et observons le ménage italo-autrichien, non de loin en spectateur, mais de près en acteur, gardant en main tous les atouts d'une partie qui peut un jour se jouer.

L'Albanie, constituée ainsi sous le protectorat de fait de ses deux puissants voisins, est-elle gouvernable? Certains prétendent volontiers qu'elle est incapable de toute vraie civilisation; M. Gustave Lanson, présentant une critique de mon ouvrage l'Albanie inconnue, écrit: «N'oublions pas que, si le Turc est souvent un excellent homme, le régime turc fut toujours une détestable chose. Depuis 1360 qu'ils ont Andrinople, depuis 1453 qu'ils ont Constantinople, ces vainqueurs ont-ils établi en Macédoine et en Thrace un gouvernement tolérable aux vaincus? La conquête ne crée pas par elle-même un droit: elle se légitime avec le temps par la réconciliation du peuple conquis et son consentement au pouvoir du conquérant. Je ne donne pas là une théorie révolutionnaire, empoisonnée de romantisme et de libéralisme; c'est celle de Bossuet.

«La faiblesse de l'empire turc, c'est qu'il n'a jamais eu de fondement que la force: en cinq siècles, il n'a pas su donner une patrie à ses sujets chrétiens. De plus, voyez le récit de M. Louis Jaray: «Routes, ponts, fleuves, partout où le Turc et l'Albanais sont maîtres, c'est l'incurie, la négligence; les anciens travaux sont en ruines, les eaux voguent et ravagent. On n'entretient pas les ouvrages d'art, on n'utilise pas les forces naturelles.

«Et dès qu'on passe la frontière du Monténégro,—de ce petit Monténégro qui, vu de Paris, ne nous paraît pas beaucoup moins sauvage que les montagnes d'Albanie,—les routes sont bonnes; à défaut de chemins de fer, des services d'automobiles sont organisés. La civilisation fait son oeuvre.

«Il faut bien le dire,—et on peut le dire sans être taxé de cléricalisme,—avec le musulman, il n'y a rien à espérer: le chrétien est civilisable quand il n'est pas civilisé. Le plus inculte paysan bulgare contient en lui plus d'avenir que le Turc le plus raffiné, qui parle anglais, allemand et français sans aucun accent et qui peut causer avec vous de droit, de philosophie ou des petits théâtres de Paris.»

Que la thèse du savant professeur à l'Université de Paris soit ou non conforme aux faits en ce qui concerne les conquérants turcs, il n'importe, car il s'agit ici des Albanais et non des Turcs; or, bien loin de ne se soucier ni des écoles, ni des voies de communication, ni des progrès matériels, les beys albanais les désirent, les commerçants albanais les appellent de leurs voeux, et c'est toujours le gouvernement de la Turquie qui, dans son intérêt de domination, a enfermé volontairement la population albanaise dans son isolement et son ignorance; l'Albanie n'a pu se développer économiquement ni intellectuellement sous le joug turc, non plus que les autres nations chrétiennes des Balkans avant leur libération et pour les mêmes raisons.

Serait-ce que l'Albanais musulman serait incapable de progrès et d'organisation, parce qu'il a embrassé la foi de Mahomet? La preuve est difficile à faire et le mieux est de laisser l'expérience se produire. Le seul témoignage que je puisse rapporter est qu'au stade de civilisation actuel, je n'ai pas noté de différences appréciables entre l'état social des Albanais des trois religions, et rien ne m'a paru plus semblable à un montagnard catholique de Mirditie qu'un habitant musulman de Liouma, ou à un bey catholique de Scutari qu'un bey musulman de Tirana.

En vérité, l'obstacle qui s'opposera à l'organisation politique en Albanie sera surtout ce que l'on a appelé l'anarchie albanaise; à bien examiner les choses, il faut remplacer le mot «anarchie» par celui d'organisation sociale aujourd'hui inconnue dans le monde moderne.

Prenez une carte de l'Albanie autonome: un peu plus d'un tiers du pays en étendue n'obéit qu'aux chefs de village; on peut délimiter cette région en traçant une ligne depuis la nouvelle frontière vers le lac de Scutari, au nord de la ville du même nom, jusqu'au lac d'Okrida; cette ligne laisserait au sud les villes d'Alessio, Kroia, Tirana, El-Bassam; le massif des montagnes du nord compris entre cette ligne et la frontière, comme d'ailleurs la région de Dibra, aujourd'hui en Serbie, est habité par des tribus qui en sont à l'état social des clans gaulois au temps de Vercingétorix. Quant à la région des montagnards catholiques, de Scutari à Alessio et Kroia, elle est à peine différente; toutefois, deux autorités centrales y subsistent, celle du prince des Mirdites et celle du pouvoir religieux. La situation est à peu près la même dans les montagnes entre Bérat, El-Bassam et le lac d'Okrida, et même, d'une manière générale, dans toutes les régions montagneuses d'Albanie.

Dans l'ensemble, cette partie du pays n'a jamais reconnu l'autorité souveraine du Sultan, mais seulement son autorité religieuse. Elle est divisée, de temps immémorial, en confédérations; mais aucune de ces confédérations, sauf celle des Mirdites, n'obéit à un pouvoir central et ce n'est que dans les cas graves et contre l'envahisseur que les clans s'unissent et nomment un chef qui les mènera à la bataille. En temps ordinaire, les seules autorités reconnues jusqu'ici étaient donc celles des chefs de village; les montagnards ne payaient pas l'impôt et ne faisaient de service militaire que comme volontaires ou en cas de guerre sainte.

Le reste du pays se trouvait à un stade un peu plus avancé de l'évolution sociale; il en était à la fin du régime féodal et payait l'impôt d'argent et l'impôt du sang au souverain et en même temps au seigneur féodal ou bey.

Enfin les villes de la côte, Scutari, Durazzo, Vallona, ont des analogies avec les villes et ports marchands du moyen âge, où les commerçants ont imposé des règles et des coutumes.

Dans un tel milieu, si l'on prétend du jour au lendemain appliquer nos usages modernes, les principes d'égalité devant l'impôt, de service militaire obligatoire, d'organisation judiciaire uniforme, etc., l'échec est certain.

Comme on ne transforme pas des masses d'hommes du jour au lendemain, il faut adapter les institutions aux hommes et faire au temps sa part.

A ces clans gaulois, à ces féodaux, à ces communes marchandes, il importe de ne demander que ce qu'ils peuvent donner et d'imiter nos rois de France qui, pour bâtir leur royaume, procédaient lentement et saisissaient toutes les occasions d'infiltrer leur autorité.

Pour réussir une tentative d'organisation politique de l'Albanie, il faut lui donner un chef, qui soit pour les Albanais un symbole vivant de cohésion; malheureusement, aucun homme en Albanie ne jouit d'un prestige qui lui assure une reconnaissance unanime comme prince. La désignation d'un membre de la famille du Sultan aurait eu l'avantage de lui concilier les musulmans, surtout des tribus, qui auraient vu en lui un chef religieux. On ne saurait oublier l'importance de ces tribus et leurs sévères traditions religieuses; l'infiltration chez elles sera difficile; la nomination d'un prince musulman l'aurait facilitée.

Par contre, un prince étranger trouvera peut-être moins de défaveur auprès des Albanais catholiques, mais il ne doit pas s'attendre à rencontrer en eux un véritable appui; il ne saurait leur demander ni hommes, ni argent; en ce cas, les influences religieuses et l'Autriche pourront faciliter sa tâche.

Enfin, il n'aurait pas été impossible de concevoir autrement le point de départ d'une organisation politique en Albanie; on aurait pu s'adresser à une des grandes familles de beys, ayant déjà dans le pays influence, relations, richesses et hommes d'armes; des avances et des concours lui auraient permis d'étendre peu à peu son rayon d'action; une politique adroite aurait pu amener d'autres beys à se déclarer feudataires du prince albanais, au prix d'une assez large autonomie de fait, comportant toutefois le paiement d'un tribut; ainsi, lentement, l'organisation centrale aurait fait tache d'huile et pacifié le pays, non sans bien des à-coups et des difficultés, d'ailleurs.

De tous ces systèmes, c'est le second qui a été choisi, sans doute parce que l'Autriche et l'Italie ont cru ainsi s'assurer plus de sécurité pour l'avenir. Les mérites de l'homme désigné pour cette oeuvre pleine d'embûches ne seront pas un des moindres facteurs de la réussite ou de l'insuccès de l'opération.

En tout cas le prince de l'Albanie, qui a pour mission de créer un État et de développer les ressources naturelles du pays, commettrait la plus grave erreur en prétendant y transplanter tout d'un coup les institutions politiques en faveur au XXe siècle.

Si l'on veut tenter quelque organisation sérieuse en Albanie, qu'on ne commence pas par y constituer, comme on l'a fait à Vallona, une caricature de régime parlementaire avec chambre, sénat et ministère prétendu responsable. L'Albanie a besoin d'organisateurs, non d'orateurs; il y a une rade et dure besogne à y accomplir; les phrases n'y suffisent pas; le régime parlementaire répond à un autre état d'esprit et à d'autres besoins; quand les cadres d'une société sont anciens et solides, les esprits cultivés et critiques, la richesse générale, l'organisation sociale assise, la direction gouvernementale marche par la force des traditions et de la bureaucratie; les disputes et les discours du parlement n'ont qu'une influence réduite sur la société et l'organisme gouvernemental; leur influence corrosive perd de son venin; par contre, ces institutions donnent des garanties à la liberté individuelle contre les abus du pouvoir.

Mais, dans un pays où tout est à créer, où il faut faire un État, mettre debout des cadres et des hiérarchies, où il faut en un mot organiser, il convient de laisser de côté les discours et les parlements. Il faut se rendre compte qu'un des vices profonds du régime parlementaire, qui comme tout régime a son revers, est la confusion qu'il établit entre le politique verbeux et l'homme d'État: qui ne sait pas parler ne saurait être ministre, qui n'est pas orateur n'a pas vocation au commandement. Or, tout au contraire, il y a de fortes chances pour que le grand organisateur, l'homme d'État de haute envergure ne soit pas un orateur ou n'aime pas parler; Mæterlinck a écrit un de ces mots profonds qui ouvre, comme une pensée de Pascal, des échappées sur l'infini: «Quand les lèvres dorment, les âmes se réveillent.» Qu'est-ce à dire, si ce n'est que les grands penseurs, les vrais hommes d'État, les intelligences ayant de l'avenir dans l'esprit sont des silencieux; un Richelieu, un Colbert, un Napoléon auraient peu goûté la réunion publique ou la tribune parlementaire; la grande faiblesse du régime moderne de gouvernement est d'écarter du pouvoir l'organisateur ou l'homme d'État même génial, s'il n'est pas un orateur, et d'y pousser le politique bavard et l'improvisateur prestigieux; la facilité ou le talent de paroles, l'esprit de repartie, n'a cependant rien de commun avec la force de la pensée, la pénétration de l'esprit, la vue de l'avenir, la sûreté du jugement, la prévision du lendemain, le talent de l'organisation, l'autorité de la personne, la force du caractère, toutes choses qui, réunies, constituent le don du gouvernement et les qualités essentielles de l'homme d'État; l'Albanie a besoin d'organisateurs et d'hommes de gouvernement: qu'on ne lui inflige pas le régime des beaux parleurs.

Qu'on ne prétende point non plus instaurer en Albanie le régime moderne de la propriété et de l'égalité des charges entre les citoyens. Si à une révolution politique on veut ajouter une révolution sociale, on ne saurait s'y prendre autrement. L'autorité centrale devra percevoir les impôts dans les villes, puis dans les villages qui avaient l'habitude de le payer; elle aura à éviter les abus de perception jadis si fréquents; puis peu à peu elle tâchera d'amener le reste du pays au versement régulier d'un tribut, sans prétendre à une égalité immédiate, et en tenant compte des traditions locales, de l'organisation féodale, domestique et collective. La mise en valeur du pays et la sécurité des communications doit précéder et non suivre le recouvrement général de l'impôt, et ce n'est d'ailleurs pas une des moindres difficultés du nouveau pouvoir.

Enfin, le prince de l'Albanie pourra utilement s'appuyer sur les facteurs d'union et de cohésion, qui subsistent dans le pays: d'abord le sentiment très vif de la nationalité, les souvenirs historiques que symbolisent toujours l'étendard de Scanderbeg et son hymne guerrier, le goût de l'indépendance et la fierté de défendre le sol albanais contre l'étranger. De ces sentiments, il importe de tirer parti, car ils sont de ceux qui sont à la base d'une formation nationale.

Pourront-ils triompher des sentiments contraires, des haines de religion, des compétitions de clans, des hostilités et des jalousies des grandes familles de beys, des manoeuvres et des embûches de l'étranger, l'histoire des prochaines années nous l'apprendra. Mais l'oeuvre à entreprendre n'est pas indigne d'une noble ambition. Rien n'autorise à affirmer qu'elle est impossible et que l'Albanie est ingouvernable. Les difficultés et les périls sont visibles; peut-être peut-on espérer en triompher.

Dans ce dessein, il ne serait pas inopportun de constituer une fédération de cantons, dont chacun conserverait une certaine autonomie intérieure; on respecterait ainsi les influences existantes, les particularités religieuses et les traditions des tribus de la montagne. En tout cas, un des moyens les plus efficaces de cohésion serait d'assurer, par une mise en valeur intelligente, la prospérité du pays et le développement de ses richesses latentes.


Sans doute l'Albanie ne saurait prétendre à un avenir économique aussi brillant que celui de la Macédoine et de la Vieille-Serbie. La montagne y occupe de trop vastes territoires; les terres fertiles des vallées et des plaines côtières y sont trop limitées; mais cependant que de richesses à mettre au jour!

Il serait faux de croire que la main-d'oeuvre manque ou est inhabile. Sans doute, la population de l'Albanie autonome ne paraît pas dépasser actuellement 1500000 à 1800000 habitants; encore ces chiffres sont-ils très incertains, puisque, sur la moitié du pays, on ne possède aucun renseignement d'ensemble précis. Mais, si ces éléments sont bons, ils suffisent pour la mise en valeur du pays. Il est vrai qu'on soutient que l'Albanais est homme d'épée et n'est que cela: que faire, dit-on, avec de telles gens? Mes observations me rendent moins pessimiste à cet égard.

Il est vrai que l'Albanais est un guerrier dans l'âme, car voilà des siècles qu'il est habitué au péril et à la lutte; l'éducation d'un peuple ne se refait pas du jour au lendemain; mais je suis convaincu que l'Albanais peut parfaitement s'adapter aux travaux de toute nature, et je n'en veux pour preuve que ceux que je leur ai vu pratiquer: dans tout le centre de l'Albanie, l'homme libre de la campagne est un paysan dont les méthodes sont arriérées, mais qui possède l'amour de la terre et le culte de sa petite propriété; même dans les montagnes du nord, dès qu'un coin de sol est cultivable, on l'exploite et, si les moyens sont rudimentaires, ils montrent en tout cas le goût de la culture; les Albanais émigrés à Constantinople ont la réputation d'être des jardiniers aussi habiles que les Bulgares.

Aptes à l'agriculture, ils le sont aussi au commerce: beaucoup de négociants de Scutari, de Durazzo, de Vallona, de Prizrend sont des Albanais, et ceux de Scutari, connus pour leur savoir-faire, sont des fils des rudes montagnards qui entourent la ville.

Autant qu'on peut en juger, ils semblent être aussi capables de s'adapter à l'industrie: n'est-ce pas eux qui à Prizrend, à Diakovo, à Ipek, comme à Tirana ou à El-Bassam, travaillent l'or et l'argent, cisèlent les ornements de fer, fabriquent ces beaux pistolets de cuivre, ces poignards incrustés, ces yatagans magnifiques? A Prizrend, j'ai visité toute une partie du quartier commerçant où forgerons et ouvriers albanais exercent ces métiers et y sont réputés pour leur habileté; sans doute ces industries locales sont en décadence; la pacotille de l'Europe centrale s'infiltre peu à peu; mais les qualités natives de la race s'affirment encore: l'Albanais, généralement intelligent, vigoureux, subtil, est très capable de s'adapter à tous les métiers, comme d'ailleurs il le fait déjà dans les villes où il émigre.

Mais agriculture, commerce, industrie, voies de communication, moyens d'échange, tout est à créer ou à perfectionner, car volontairement la Porte a tout laissé à l'abandon.

Actuellement l'Albanie est un pays purement agricole: la culture de certains produits, l'industrie pastorale et forestière forment la presque totalité de sa production. Celle-ci est mise en valeur par la petite propriété patriarcale et la grande propriété féodale: la première revêt une forme presque collective dans les tribus des montagnes du nord et une forme plus étroitement familiale chez les paysans du centre; la seconde comporte dans le centre, à l'ouest et au sud, de vastes domaines exploités par des fermiers. Grands et petits propriétaires cultivent surtout le maïs et, en seconde ligne, le blé d'un bout à l'autre du pays; puis l'olivier à partir de Durazzo, particulièrement sur la côte; le riz le long de quelques fleuves, dans la plaine d'El-Bassam et sur les rives de la Vopussa; le coton aux environs de Vallona; enfin les fruits et un peu de seigle, d'avoine et d'orge.

Mais une très grande partie des terres cultivables restent en friche, faute de sécurité et de moyens de communication, faute aussi du désir de les mettre en valeur, l'échange étant insuffisamment développé. Le blé notamment pourrait prendre une extension considérable et être exporté. Toutes ces cultures donnent d'excellents produits, le climat étant favorable, selon les lieux, au maïs, aux fruits, au riz et au coton. Cette production pourrait donc non seulement être beaucoup plus considérable en quantité, mais aussi grandement améliorée: on se sert presque partout des charrues les plus antiques; le battage du grain est archaïque; la vigne, qui pousse merveilleusement bien, est attaquée par les maladies et les indigènes ne savent comment la protéger, de même qu'ils ignorent les bons procédés de fabrication du vin; l'olivier est renommé, mais l'huile d'olive est mal faite.

La production agricole doit donc être étendue et améliorée; l'extension de la sécurité, le développement des communications et des échanges, la création de fermes modèles et d'écoles pratiques d'agriculture paraissent les moyens les meilleurs pour arriver au résultat désiré; de la sorte, l'Albanie n'aura plus besoin d'importer du riz et du vin et pourra exporter son blé et son huile d'olive.

Les mêmes observations peuvent être faites pour l'industrie pastorale: les boeufs, les chèvres, les moutons, les chevaux vivent dans tout le pays; mais on ne sait ni les nourrir, ni les soigner lors des épidémies, ni assurer leur hygiène; j'ai vu maints paysans inquiets parce qu'ils se demandaient comment ils allaient pourvoir à la nourriture de leur bétail; il n'est pas douteux qu'en cela encore de grands progrès soient désirables et rendraient possible une exportation du bétail albanais ou de ses produits, peaux et laines, par exemple. Enfin, l'industrie forestière doit devenir une des plus belles ressources du pays. Il n'est pas un voyageur qui n'ait été frappé dans toute l'ancienne Turquie d'Europe par la dévastation complète des forêts; les chèvres ont si bien mangé en liberté les jeunes pousses que les montagnes présentent partout cet aspect pelé et rocailleux si attristant. L'Albanie seule fait exception, et la forêt couvre d'immenses territoires de ses essences les plus variées. De Scutari à Durazzo, à partir de quelques kilomètres de la côte et indéfiniment en allant vers l'est, le voyageur rencontre la forêt: d'abord des chênes, des ormes et des frênes, puis des hêtres, plus haut encore des pins et des sapins, jusqu'à l'altitude de 1 500 mètres environ où les rochers calcaires ne laissent pousser qu'une herbe rare. On peut dire que du Drin à l'Adriatique, c'est la forêt qui domine: j'y suis entré en partant de Prizrend; j'en suis sorti quelques kilomètres avant Scutari.

Au sud de Durazzo et du lac d'Okrida, la forêt commence à faire place aux taillis et à la futaie méditerranéenne, surtout sur la côte; à l'intérieur, j'ai encore traversé le long du Scoumbi des bois importants, quoique de moins belle venue que dans le nord; au sud de Vallona et de Koritza, les montagnes côtières atténuent l'influence du climat méditerranéen et la forêt recommence comme dans le nord.

Or, de cette magnifique richesse naturelle, rien encore n'a été mis en valeur; on ne saurait en exagérer l'importance économique, et le nouveau gouvernement doit en tirer parti, en assurer l'exploitation et la protection.

Les produits de la terre et des troupeaux resteront longtemps encore la principale richesse du pays; l'industrie proprement dite paraît avoir peu de chance de s'y développer prochainement, à la seule exception des industries locales et agricoles; il faudrait, pour qu'il en soit autrement, que des découvertes minières se produisent; jusqu'à présent, c'est tout juste si l'on a trouvé près de Vallona du bitume que l'on exploite, ainsi que le sel de la côte adriatique. Il semble donc que, jusqu'à nouvel avis, l'attention ne peut se porter que sur les petites industries locales ou domestiques, comme celles des poteries ou des armes, des broderies ou du filage, et sur les industries agricoles, comme celles du bois, des peaux, de la farine, qui pourraient être protégées et développées.

Cette mise en valeur du pays sera la suite d'une renaissance de sa vie économique: pour la susciter, il faut assurer la possibilité de cultiver et de produire en paix, de vendre ses produits avec facilité et de profiter de son travail, c'est-à-dire la sécurité, l'absence d'exactions et de razzias, l'établissement de moyens de communication et de moyens d'échange, la connaissance de ce qui convient à la culture, à l'exploitation des forêts, à l'élevage du bétail, au commerce, à l'exportation.

Or l'Albanie ne connaît aujourd'hui ni la paix intérieure, ni la justice dans le prélèvement des impôts; elle n'a ni chemins de fer, ni écoles pratiques d'agriculture et d'industrie; elle ne possède de lignes télégraphiques que dans les ports, de postes que dans quelques villes du centre et du sud; on compte les routes carrossables, la plupart des voies de communication n'étant que des sentiers à la merci des intempéries; les ports sont laissés dans la plus complète incurie; ceux qui ont besoin d'être dragués ne le sont pas et les dépôts des rivières ensablent San Giovanni di Medua et Durazzo; la fièvre paludéenne rend dangereux le séjour sur les côtes, notamment à Vallona, où rien n'a été tenté pour assainir la région, où pas même un eucalyptus n'a été planté; le système monétaire légué par la Turquie est le plus imparfait, le plus compliqué, le plus anti-commercial qu'on puisse rêver; l'organisation du crédit est presque inexistante et les opérations de banque et de paiement sont faites par les changeurs ou sarafs qui spéculent sur l'ignorance générale et l'insuffisance de la monnaie; c'est à peine si, depuis deux ou trois ans, quelques tentatives d'organisation d'écoles primaires ont été commencées et, en dehors de celles-ci, il n'existe que des écoles étrangères dans les ports, de telle sorte que la masse de cette population intelligente est complètement illettrée. Au point de vue de l'organisation économique tout est donc à créer.

Pour cette oeuvre de longue haleine: construction de routes et de ports, création d'écoles, établissement de ponts et de télégraphes, organisation d'une gendarmerie, institutions monétaires et bancaires, l'Albanie a besoin d'un gouvernement qui sache administrer et en détienne le moyen, c'est-à-dire l'argent.

La question financière est la première à résoudre, et elle est insoluble si l'on ne vient pas au secours de l'Albanie. La justice aurait voulu qu'un emprunt fût contracté par la Turquie, qui en aurait conservé la charge pendant un certain nombre d'années, pour compenser ce qu'elle n'avait pas fait pour l'Albanie pendant une si longue période; cette solution aurait été possible, si un prince de la famille du Sultan avait été appelé en Albanie et surtout si un lien de vassalité avait été maintenu entre la Porte et le gouvernement albanais.

On en est réduit à envisager un emprunt avec garantie internationale et paiement des arrérages par les revenus de la douane. La possession de ressources immédiates va être, en tout cas, la pierre d'achoppement du nouveau régime en Albanie; pour y établir la paix et organiser sa vie économique, il faut de suite engager des dépenses importantes; le pays, incapable actuellement de les assurer, ne supporterait de les payer que si on l'y contraignait par la force; ce n'est que du développement de la sécurité et des échanges qu'on peut attendre sa mise en valeur; celle-ci amènera comme conséquence l'aisance, la faculté de payer des impôts et surtout un nouvel état d'esprit: lorsque l'Albanais verra les bénéfices qu'il retire de l'organisation économique du pays, il ne croira plus que l'impôt qu'on exige de lui est perçu injustement du seul droit de la force et pour l'enrichissement d'étrangers.

Il supportera les charges de la civilisation quand il en sentira les bienfaits matériels; or, ces avantages, il les ignore, du moins dans l'intérieur du pays; c'est en commençant par les lui offrir, qu'on réussira peut-être à l'y intéresser; c'est, en tout cas, la seule méthode de pénétration durable; une autre peut s'imposer, mais que de mécomptes n'est-elle pas susceptible d'engendrer! Pour implanter vraiment les progrès matériels de notre civilisation en Albanie et pour assurer l'avenir, ce n'est pas une victoire des armes qui importe, mais le changement de l'état d'âme d'un peuple.


Tel est cet État nouveau, surgi au début du XXe siècle des dernières convulsions de la Turquie agonisante en Europe. Du fond de l'histoire, où il a peut-être joué jadis le premier rôle, l'Albanais ressuscite par la force des sentiments impérissables. Saura-t-il s'adapter au milieu où il renaît, ou, venu trop tard dans un monde trop vieux, ne reparaît-il, comme une vision éphémère d'un passé aboli, que pour disparaître à nouveau au milieu des peuples qui l'enserrent?

Disparaître, il ne saurait. Quelque soit son sort, la race et le sentiment national survivront; on ne peut rayer du nombre des nations celle qui, plus de cinq siècles durant, a résisté, avec une si merveilleuse vigueur, à la conquête turque et à l'assimilation musulmane.

Mais, ce qui peut advenir, c'est qu'au lieu de donner naissance à une petite Gaule, elle subisse le sort de la malheureuse Pologne, toujours vivante et cependant disparue. Pologne aux qualités si brillantes, mais divisée contre elle-même; Pologne qui, avec un sentiment national si vif, ne sut pas se gouverner et paya de son indépendance son goût de la liberté individuelle; Pologne dépecée par la politique des voisins à l'affût, sera-ce ton histoire qui va revivre aux bords de la mer Adriatique, si un nouveau Scanderbeg n'en vient point arrêter le cours?


APPENDICE

OUVRAGES SUR L'ALBANIE

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