Au Maroc
XXIII
Jeudi 18 avril.
Une des complications de l'existence dans cette ville est de ne pouvoir jamais sortir seul, même en costume arabe; on risquerait quelque mauvaise aventure, et puis, surtout, ce ne serait pas comme il faut, le décorum exigeant que l'on soit toujours précédé d'un domestique ou de deux, bâton en main, pour faire faire place. On ne peut pas sortir à pied non plus, par convenance d'abord, et pour ne pas enfoncer jusqu'aux genoux dans les boues, pour ne pas se faire écraser, contre les murs trop resserrés, par les mules chargées ou par les beaux cavaliers fiers. Et alors, avec l'indolence des gens de service, faute d'une monture quelconque sellée à l'heure dite, on est les trois quarts du temps prisonnier dans sa propre maison.
Chaque matin, je vais déjeuner chez le ministre avec les autres officiers de l'ambassade. Mais il me serait impossible d'y dîner le soir, à cause du retour, à la nuit tombée; à cause des portes de quartiers qui se ferment, interrompant les communications entre nous.
Mais j'ai pour voisin, presque porte à porte, le docteur L***—celui qui a bien voulu me prêter la maison que j'habite—et nous dînons ensemble chaque soir. Je vais à pied jusque chez lui, marchant les jambes bien écartées, mes babouches touchant les murs des deux côtés de la rue, pour éviter le ruisseau noir du milieu. A sa porte, qui est aussi basse et sombre que la mienne, je me frappe généralement le front en entrant. Et ensuite, je reviens aux lanternes, précédé de mes deux domestiques, Mohammed et Selem, me barricader, dès huit heures, dans ma maison millénaire. De l'autre côté de ma cour intérieure, ils habitent l'appartement symétrique du mien. Derrière leurs portes de cèdre absolument semblables aux miennes, ils se font du thé toute la nuit, et chantent des chansons avec accompagnement de guitare. Le matin, quand j'ouvre ma chambre, en face de moi ils ouvrent la leur, me disent bonjour, mettent leur burnous et vont se promener. Ni par argent, ni par menaces, je n'obtiendrai jamais qu'ils me servent un peu mieux. En général ils me laissent seul au logis, obligé, quand j'entends dans le lointain résonner le lourd frappoir de ma porte, obligé de descendre moi-même mon escalier de tourelle pour ouvrir au visiteur.
Si je raconte ces petites choses, c'est qu'elles donnent la mesure des difficultés de la vie pour un Européen égaré à Fez, même lorsqu'il s'y trouve comme moi dans des conditions exceptionnellement confortables.
Ce matin, comme hier après-midi, des visites officielles à différents grands personnages. Toujours la même pluie fine et froide, qui nous accompagne depuis le départ et qui rendait hier si mélancoliques les jardins du sultan.
Chez des vizirs, chez des ministres où nous nous rendons à cheval par les petites rues tortueuses et obscures, on nous reçoit dans ces cours à ciel ouvert qui sont toujours le plus grand luxe des maisons de Fez; cours toutes pavées de mosaïques, toutes ornées d'arabesques, et entourées d'arcades à festons compliqués. D'autres fois, c'est au fonds de ces jardins délicieusement tristes, qui sont plutôt des bois d'orangers envahis par les herbes, et dont les avenues dallées de pierres blanches s'abritent sous des berceaux de vigne; le tout entouré, naturellement, de ces hautes murailles de prison qui doivent rendre invisibles les belles promeneuses des harems.
Les grands dîners commenceront seulement la semaine prochaine; ce ne sont encore que des collations, mais des collations pantagruéliques, toujours comme étaient chez nous celles du moyen âge. Sur des tables, ou par terre, sont préparées de grandes cuves, en porcelaine d'Europe ou du Japon, remplies, en pyramides, de fruits, de noix pelées, d'amandes, de «sabots de gazelle», de confitures, de dattes, de bonbons au safran. Des voiles, en gaze de couleurs éclatantes lamées d'or, recouvrent ces montagnes de choses, qui suffiraient à deux cents personnes. Des carafes bleues ou roses, peinturlurées, chargées de dorures, contiennent une eau détestable, terreuse et fétide, qu'il faut se garder de boire. Nous sommes assis sur des tapis, des coussins brodés, ou sur des chaises européennes d'un style passé, Empire ou Louis XVI. Le service est fait par des esclaves noirs, ou par des espèces de janissaires armés de longs sabres courbés, et coiffés de tarbouchs pointus.
Jamais de café ni de cigarettes, car le sultan en a défendu l'usage, et dans son édit contre le tabac il a été même jusqu'à comparer la dépravation de goût des fumeurs à celle d'un homme qui mangerait de la viande de «cheval mort».
Rien que du thé, et la fumée odorante, un peu grisante aussi, de ce bois précieux des Indes, que l'on brûle devant nous dans des réchauds d'argent. Partout, les hauts samovars à la russe, et le même thé à la menthe, à la citronnelle, excessivement sucré.
Il est de bon ton d'en reprendre trois fois, et c'est là un usage pénible, car, à chaque tour de plateau, on change entre les différents convives les tasses qui ont servi, après avoir impitoyablement reversé dans la théière ce qui restait au fond.
Durant ces visites nous ne voyons jamais les femmes, cela va sans dire, mais nous sommes constamment regardés par elles. Chaque fois que nous nous retournons, nous sommes sûrs d'apercevoir, au fond de quelque trèfle dissimulé dans les arabesques du mur, au fond de quelque meurtrière étroite, ou au-dessus de quelque rebord de terrasse, des paires d'yeux très longs et très peints qui nous examinent curieusement, et qui s'évanouissent, disparaissent dans l'ombre, dès que nos regards se croisent...
Ces personnages marocains qui nous reçoivent ont tous grand air, sous les plis de leurs légers voiles blancs, ils marchent et se meuvent avec noblesse, ayant je ne sais quelle indolence distinguée, quelle tranquillité détachée de tout. Cependant on sent qu'ils ne valent pas les gens du peuple, les gens bronzés et farouches du plein air. Les richesses, la soif d'en acquérir toujours de plus grandes, et aussi les détours de la politique, les ont gâtés. Dans ces premières visites d'arrivée, le ministre ne parle point encore des questions, des affaires pendantes; mais on devine qu'elles seront longues à régler, rien qu'à voir ces airs de ruse, de méfiance, et les demi-sourires félins de ces hommes voilés de blanc, qui ne répondent que par périphrases gracieuses,—qui ne semblent jamais pressés, ni jamais sincères.
Le grand-vizir marie son fils, et depuis hier tout Fez retentit du bruit de cette noce. Dans les ruelles sombres, d'interminables cortèges vont et viennent, précédés de tam-tams, de musettes déchirantes et de coups de fusil. Nous en avons, ce matin, rencontré un d'au moins trois cents personnes, qui tiraient à poudre dans l'obscurité des petits passages voûtés, ébranlant tous les vieux murs; les gens qui marchaient les premiers portaient les cadeaux sur leur tête: c'étaient des choses très volumineuses, enveloppées dans des étoffes de soie brochée d'or.
La maison de ce vizir, pendant la visite que nous lui avons faite après midi, était parée magnifiquement pour la grande fête. Dans la cour, toute de mosaïques et de dentelles d'arabesques, étaient accrochées d'innombrables girandoles se touchant toutes, masquant absolument la voûte nuageuse du ciel; on avait rehaussé d'or frais, de bleu, de rose et de vert, toutes les fines sculptures enroulées des murailles, et de magnifiques tentures de velours rouge, brodées d'or en relief, étaient posées partout, jusqu'à hauteur du premier étage; de ces tentures arabes, dont les dessins représentent des séries d'arceaux, de festons, comme des portes de mosquée.
Dans les appartements, ouverts sur cette cour d'honneur, il y avait un étalage, une surprenante profusion de tapis merveilleux, de tentures et de coussins aux couleurs éclatantes ou rares, où s'entre-croisaient, en dessins étranges et presque religieux, des ors jaunes et des ors verts. Sur ces richesses se détachait, toute blanche, la personne du grand-vizir, enveloppée de mousselines simples; son beau visage félin, changeant, peu sûr, encadré de barbe grise.
Le ministre lui demanda de voir, non pas la mariée, bien entendu, puisqu'elle était encore invisible même pour son époux, mais le marié et les jeunes hommes de sa suite.
Le vizir y consentit en souriant et nous emmena à travers un jardin, à la maison préparée pour le nouveau ménage; maison toute neuve, encore inachevée, mais construite dans le style immuable de Grenade et de Cordoue, et où une armée d'ouvriers fouillaient patiemment des arabesques.
Là, sur des divans, tout autour d'une grande salle nue, des jeunes hommes étaient assis, faisant la fête, avec du thé, des sucreries et des fumées de parfums. La jeunesse dorée de Fez, la nouvelle génération, les futurs caïds et les futurs vizirs, qui seront peut-être appelés à voir l'écroulement du vieux Moghreb.—Très jeunes, tous, mais étiolés, pâles, mornes et affaissés sur leurs coussins; le fils du grand-vizir, vêtu de vert (ce qui est la couleur des mariés), était à l'écart dans un coin, le plus sombre et le plus affaissé de tous, l'air absolument abêti, excédé d'ennui et de lassitude. A mi-hauteur de la grande salle où ces jeunes gens s'amusaient, la fumée du bois odorant des Indes faisait comme une bande de nuages gris...
XXIV
Vendredi 19 avril (vendredi saint).
En quelques heures, comme il arrive toujours ici, le ciel s'est dégagé, et il n'y a plus rien dans l'air. A la place de tant de nuées grises, qui passaient et repassaient, obscurcissant les idées et les choses, reste un vide immense, profond, limpide, qui est ce soir d'un bleu irisé, d'un bleu tournant, à l'horizon, au vert d'aigue-marine; il y a partout grand resplendissement, grande fête et grande magie de lumière.
Aux heures merveilleuses de la fin du jour, je monte m'asseoir sur ma terrasse. La vieille ville fanatique et sombre se baigne dans l'or de tout ce soleil; étalée à mes pieds sur une série de vallons et de collines, elle a pris un aspect d'inaltérable et radieuse paix, quelque chose de presque riant, de presque doux; je ne la reconnais plus, tant elle est changée; il y a comme un rayonnement rose sur l'immobilité de ses ruines. Et l'air est devenu tout à coup si tiède et si tranquille, donnant des illusions d'éternel été!...
Autour de moi, aux premiers plans, se groupent les sommets en terrasses des très hautes maisons voisines: des dessus de cubes de pierre, irrégulièrement disposés, et comme jetés au hasard. Entre ces terrasses et la mienne, il y a le vide; bien qu'on y distingue avec une extrême netteté les moindres détails des objets, les moindres lézardes des murs, elles sont séparées de moi par une sorte de brouillard de lumière, qui donne du vague à leurs bases, qui les rend presque vaporeuses; on les dirait suspendues dans l'air. Et tous ces hauts promenoirs, peu à peu se couvrent de femmes, qui apparaissent l'une après l'autre, qui surgissent, dans des costumes d'idoles, coiffées de l'hantouze (une mitre dorée rappelant le hennin des derniers jours de notre moyen âge).
Au delà de ces terrasses rapprochées, qui sont celles des maisons bâties, comme la mienne, à la partie la plus élevée du vieux Fez,—après du vide encore, et après d'autre brume lumineuse, des choses plus lointaines se dessinent à l'infini, comme à travers des transparences de gaze. C'est d'abord tout le reste du vieux Fez: un millier de terrasses, d'un gris violet, où les belles promeneuses aériennes semblent n'être plus que des points d'éclatantes couleurs semés sur un monotone éboulement de ruines. Au-dessus de cette uniformité de cubes de pierre, montent quelques hauts palmiers à tige frêle:—et aussi, toutes les vieilles tours carrées des mosquées, avec leurs placages de faïences jaunes et vertes, longuement recuites par des siècles de soleil, avec leurs petites coupoles surmontées chacune d'une boule d'or.
De Fez-le-Neuf, qui est plus loin, on ne voit guère que les grands murs sinistres, enfermant les sérails, les palais, les cours du sultan.—Et une ceinture de jardins verts, du plus beau vert printanier, entoure la grande ville: ses vieux remparts, ses vieux bastions, ses vieilles formidables tours, sont comme noyés dans la fraîche verdure.
Il fait clair, clair, étonnamment clair. Malgré cette insaisissable vapeur, qui est d'une teinte d'iris dans les bas-fonds et d'un rose doré sur les sommets, on voit les lointains comme s'ils s'étaient tous rapprochés ou comme si la vue avait acquis, ce soir, une pénétration inusitée.
Là-bas, voici Karaouïn et Mouley-Driss, les deux grandes mosquées saintes, dont les noms seuls, avant mon arrivée, me donnaient le frisson des choses très mystérieuses!—Je vois, par en dessus, leurs minarets, leurs toits recouverts de faïences vertes comme ceux de l'Alhambra: ainsi regardées en pleine lumière, dans la tranquillité de ce beau soir, elles semblent n'avoir plus rien d'inquiétant; elles semblent ne plus être de redoutables sanctuaires, et, de même, toute cette grande ville, au milieu de sa ceinture de frais jardins, si calme sous l'adoucissement de cette pure lumière d'or rose, ne donne plus l'impression de ce qu'elle est en réalité de farouche et de sombre; de ce qu'elle renferme de mystérieusement immuable; on a peine à se figurer que c'est bien là ce cœur muré de l'Islam, cette Mecque solitaire du Moghreb, sans routes pour communiquer avec le reste du monde.
Au delà encore, au delà des jardins et des remparts, le cirque gigantesque des montagnes baigne aussi dans la lumière; on en compte ce soir les moindres vallées, les moindres replis; on voit, comme avec des lunettes d'approche, tout ce qui s'y passe. Çà et là, des caravanes, infiniment petites dans l'éloignement, cheminent vers le Soudan ou vers l'Europe. Du côté de l'est, du côté où tombent en plein les derniers rayons du soleil, c'est une région de cimetières et de ruines; les premières assises avoisinant la ville sont couvertes de débris de murailles, de «koubas» de saints, de petits dômes funéraires, d'innombrables tombeaux: et, comme c'est vendredi (le dimanche musulman), jour de pieuses visites aux morts, ces cimetières sont pleins de monde. Parmi les pierres, on voit circuler les visiteurs, en burnous grisâtre, qui, de si loin, semblent d'autres pierres en marche. Au-dessus, les cimes sont d'un rose ardent, avec des plis d'ombre absolument bleus. Et plus haut encore et plus loin, le grand Atlas, tout couvert de ses neiges étincelantes, d'un autre rose encore, plus transparent, plus pâle, se dessine, comme une découpure nette de cristal, sur le jaune clair qui commence à envahir et à remplacer tout le bleu fuyant du ciel.
Du côté du couchant, une grande montagne très rapprochée se dresse en écran dentelé contre le soleil, projetant sur une partie de la ville son ombre. Elle est striée obliquement du haut en bas, et elle imite, avec sa crête aiguë, une énorme vague marine, soulevée là, puis figée. On sent que par derrière, sur son versant opposé, on serait encore en plein éblouissement de soleil: elle est toute bordée, toute rebroussée de lumière.
Des nuées d'oiseaux noirs tourbillonnent au-dessus des terrasses, et de grandes cigognes passent aussi, d'un vol tranquille, dans l'or vert du ciel.
C'est vendredi saint, un jour où, dans nos pays, le printemps encore instable se voile d'ordinaire de nuages gris; tellement qu'on dit «un temps de vendredi saint» pour exprimer un ciel couvert que le vent tourmente. Mais la ville où je suis ne porte pas, ne reconnaît même point ce deuil des chrétiens, et elle se baigne voluptueusement ce soir dans l'air calme et chaud, sous un ciel éclairé en fête.
De plus, dans les pays d'Islam, le vendredi est pour le peuple, comme chez nous le dimanche, un jour de repos et de toilette. Aussi des femmes, plus nombreuses que de coutume et mieux parées, arrivent par les petites portes de ces espèces de guérites qui sont les sommets des escaliers de leurs maisons; émergent l'une après l'autre sur les toits, en se secouant comme des oiseaux; émaillent partout de leurs éclatants costumes les vieilles terrasses grises.
Grises, toutes ces terrasses, incolores plutôt, d'une nuance neutre et morte, indifférente, qui change avec le temps et le ciel. Jadis blanchies, reblanchies de chaux jusqu'à perdre leur forme sous ces couches amoncelées; puis recuites au soleil, calcinées par les brûlantes chaleurs, ravinées par les pluies, jusqu'à devenir presque noirâtres. Un peu tristes, les hauts promenoirs de ces femmes. Et partout, sur ma terrasse à moi comme chez mes belles voisines, les vieux petits murs bas sur lesquels on s'accoude, et qui servent de parapet pour ne pas tomber dans le vide, sont couronnés de lichens, de saxifrages et de fleurettes jaunes.
Elles se promènent par groupes, ces femmes; ou bien s'asseyent pour causer sur les rebords des murs, jambes pendantes au-dessus des cours et des rues; ou bien s'étendent, nonchalamment renversées, les bras relevés sous la nuque. D'une maison à l'autre, elles se visitent, par escalade, à l'aide de petites échelles quelquefois, ou de planches improvisant des ponts. Les négresses, sculpturales, ont aux oreilles de grands anneaux d'argent; leurs robes sont blanches ou roses, des foulards encadrent le noir de leurs visages; leurs voix rieuses sonnent comme des crécelles, en gaietés drôles de singes. Les Arabes blanches, leurs maîtresses, portent des tuniques de soie brochée d'or, atténuées sous des tulles brodés: leurs manches, longues et larges, laissent libres leurs beaux bras nus cerclés de bracelets; de hautes ceintures, en soie lamée d'or, raides comme des bandes de carton, soutiennent leurs gorges; sur tous les fronts il y a des ferronnières, faites d'une double rangée de sequins d'or, ou de perles, ou de pierreries, et par-dessus est posée l'hantouze, la haute mitre enroulée toujours de foulards en gaze d'or, dont les bouts pendent et flottent par derrière, mêlés à la masse des cheveux dénoués; elles marchent, la tête rejetée en arrière, les lèvres ouvertes sur les dents blanches; elles ont un balancement des hanches un peu exagéré et d'une voluptueuse lenteur; leurs yeux, déjà très grands et très noirs, sont réunis et allongés jusqu'aux tempes, avec de l'antimoine; plusieurs sont peintes, non pas au carmin, mais au vermillon pur, comme par recherche sauvage de l'invraisemblance; leurs joues semblent passées au minium épais; et sur leurs bras, sur leurs fronts, paraissent des tatouages bleus.
Tout ce luxe, qui se voile uniformément de blanc grisâtre quand il s'agit de se promener comme de mystérieux fantômes en bas dans le dédale des petites rues boueuses, ici s'étale complaisamment en pleine lumière. Cette ville, qui paraît si maussade et si noire à qui la parcourt sans lever la tête, déploie toute sa vie féminine élégante le soir sur ses toits, à ces heures dorées de la fin du jour. Maîtresses ou esclaves, sans distinction de castes, se promènent pêle-mêle, riant ensemble, et souvent enlacées avec une apparence d'égalité complète.
Du reste, aucun voile sur ces visages qui dans la rue sont si soigneusement cachés; aussi les hommes ne doivent-ils jamais monter sur les terrasses de Fez.
Je commets, moi, une action tout à fait inconvenante, en restant assis sur la mienne... Mais je suis étranger; et je puis feindre de ne pas savoir...
Cependant l'or s'assombrit, s'éteint partout; l'espèce de limpidité rose qui resplendissait sur la ville religieuse remonte peu à peu vers les couches plus élevées de l'air; seuls, les sommets des tours brillent encore, avec les plus hautes terrasses; une pénombre violette commence à se répandre dans les lointains, dans les lieux bas, dans les vallées. Bientôt va sonner l'heure de la cinquième et dernière prière du jour, l'heure sainte, l'heure du Moghreb... Et toutes les têtes des femmes se tournent vers la vénérable mosquée de Mouley-Driss, comme dans l'attente de quelque pieux signal...
Il y a pour moi une magie et un inexpressible charme, dans les seules consonances de ce mot: le Moghreb... Moghreb, cela signifie à la fois l'ouest; le couchant, et l'heure où s'éteint le soleil. Cela désigne aussi l'empire du Maroc qui est le plus occidental de tous les pays d'Islam, qui est le point de la terre où est venue mourir, en s'assombrissant, la grande poussée religieuse donnée aux Arabes par Mahomet. Surtout, cela exprime cette dernière prière, qui, d'un bout à l'autre du monde musulman, se dit à cette heure du soir;—prière qui part de la Mecque et, dans une prosternation générale, se propage en traînée lente à travers toute l'Afrique, à mesure que décline le soleil—pour ne s'arrêter qu'en face de l'Océan, dans ces extrêmes dunes sahariennes où l'Afrique elle-même finit.
L'or continue de se ternir partout. Fez est déjà plongé dans l'ombre de ses grandes montagnes; Fez rapproché se noie dans cette vapeur violette, qui s'est élevée peu à peu comme une marée montante;—et Fez lointain ne se distingue presque plus.—Seules, les neiges au sommet de l'Atlas conservent encore, pour une dernière minute mourante, leur étincellement rose...
Alors un pavillon blanc monte au minaret de Mouley-Driss.
Comme une réponse subite, à tous les autres minarets des autres mosquées, d'autres pavillons blancs semblables apparaissent:
—Allah Akbar!
Un immense cri de foi aveugle retentit sur la ville tout entière.
—Allah Akbar!...
A genoux, tous les croyants! à genoux dans les mosquées, à genoux dans les rues, à genoux au seuil des portes, à genoux dans les champs: c'est l'heure sainte de Moghreb!...
—Allah Akbar!...
Du haut de tous les minarets, les mouedzen, mettant leurs mains contre leur bouche, répètent le long gémissement religieux aux quatre points cardinaux, en traînant leur voix de fausset tristement comme des loups qui hurlent...
Tout s'apaise—le soleil est couché.—Une vapeur violette plus foncée accentue davantage le vide entre les terrasses; elles semblent se séparer les unes des autres, s'éloigner de moi avec leurs groupes de femmes devenues immobiles... Un silence tombe sur la ville, après l'immense prière...
La nuit est venue, les étoiles s'allument. On ne distingue plus rien. Là-haut seulement, sur une terrasse qui me domine, une femme reste perchée en silhouette d'ombre à l'angle aigu du toit, fièrement campée sur ses jambes, les mains derrière le dos, contemplant je ne sais quoi, en bas, dans le vide...
XXV
Samedi 20 avril.
On s'est battu, cette nuit, au camp du sultan (qui commence à se former sous les murs de la ville pour l'expédition prochaine). Il s'agissait d'une mule que deux escadrons se disputaient. De minuit à une heure du matin on s'est tiré des coups de fusil; il y a eu une vingtaine de blessés et quatre morts, que nous avons vu emporter en tas sur une civière.
Le temps splendide, la fête de lumière continuent. Le ciel est d'un bleu d'indigo pur, et la chaleur augmente. Aux puanteurs de la ville se mêlent des parfums suaves, des bouffées de fleurs d'oranger venues des jardins. Je m'habitue à ma petite maison, qui ne me paraît plus du tout sinistre. Dans la partie que j'habite, j'ai fait laver toutes les mosaïques et passer de la chaux blanche aux murs. (Dans des recoins j'ai découvert de nouvelles petites portes, menant à des couloirs, à des niches, à des oubliettes; pour faire disparaître quelqu'un, tout cela serait excellent.) Je trouve très naturelle ma petite porte basse avec ses ferrures de l'an 1000, et je ne m'étonne plus de mon étroite rue noire. Je m'habitue à mon quartier, et mes voisins aussi s'habituent à moi, ne me regardent plus. Bien que ce soit incorrect et que cela gêne les belles dames du voisinage, je commence à me tenir beaucoup sur ma terrasse, surtout à l'heure sainte du Moghreb, quand les pavillons blancs se hissent sur les mosquées, quand les mouedzens apparaissent en haut des minarets pour chanter la prière et que les grandes montagnes s'assombrissent dans leurs nuances violettes et roses du soir.
Je sais qui est ce voisin dont la maison est si enchevêtrée avec la mienne. C'est un riche personnage, un amin, quelque chose comme un payeur général de l'armée du sultan. Ce que j'entends piler chez lui tous les matins et tous les soirs, d'une façon continue qui m'intriguait si fort, c'est du sucre et de la cannelle, pour faire des bonbons à ses enfants, qui sont très nombreux. La vie si murée de ce pays a des dessous d'une parfaite bonhomie patriarcale quand on la regarde de près.—Le soir, à travers les planchers, m'arrivent les voix des enfants et des femmes de cet amin, et cela me tient compagnie.
Je m'habitue à mes longs vêtements d'Arabe, à la manière élégante de tenir mes mains dans mes voiles et de draper mes burnous. Et, très souvent, je reviens traîner mes babouches aux alentours de la mosquée de Karaouïn, dans ce labyrinthe du bazar, qui a pris, sous ce beau soleil, un aspect si différent de celui des premiers jours.
Ce soir, avec mon compagnon habituel, le capitaine H. de V***, en Arabes tous deux, nous venions d'entrer au marché des esclaves. Il n'y avait personne dans la triste cour. Et, comme nous nous informions si on ferait des affaires bientôt (c'est généralement à la tombée de la nuit, après l'heure de la prière du Moghreb, que viennent ici les esclaves, les vendeurs, les acheteurs), on nous répondit: «Nous ne savons pas, mais il y a toujours cette négresse, dans ce coin, qui est à vendre.»
Elle était assise, cette négresse, au bord d'une des niches qui sont creusées là comme des tanières dans l'épaisseur des vieux murs; la tête basse, enveloppée d'un voile gris, la figure couverte, elle avait l'attitude de la consternation extrême. Et quand elle nous vit approcher, craignant sans doute d'être achetée, elle s'affaissa encore davantage. Nous la fîmes lever, pour la voir, comme c'est l'usage pour toute marchandise: c'était une petite fille de seize à dix-huit ans, dont les yeux pleins de larmes exprimaient un désespoir résigné mais sans bornes. Elle tortillait son voile de ses deux mains et gardait la tête penchée vers la terre... Oh! la pitié qu'elle nous fit, cette pauvre petite créature, qui s'était levée docilement pour se laisser examiner et qui attendait là son sort... A côté d'elle, assise dans la même niche, se tenait une vieille dame, au voile soigneusement fermé sur le visage, qui semblait appartenir à une classe distinguée, malgré son costume simple. C'était sa maîtresse, qui l'avait amenée là au marché pour la vendre. Nous demandâmes la mise à prix: cinq cents francs. Et la vieille dame, avec des larmes et une expression d'yeux aussi triste que celle de son esclave, nous expliqua qu'elle avait acheté cette enfant toute petite, qu'elle l'avait élevée; mais qu'à présent, étant devenue veuve et pauvre, elle ne pouvait plus la nourrir et se voyait obligée de s'en défaire... Et ces deux femmes attendaient les acheteurs, l'attitude timide et humiliée, l'air aussi désespéré l'une que l'autre. On eût dit une mère qui venait vendre sa fille.
A Fez, on ne sort la nuit que quand on y est forcé, cela va sans dire. Dans les petites rues étroites et voûtées, il fait, dès huit heures, une obscurité profonde. On risque de tomber dans des cloaques, dans des puits, dans des oubliettes, qui tendent çà et là leur gueule béante.
Ce soir, cependant, nous devons aller tous au palais, et l'ordre a été donné de laisser ouvertes les portes des quartiers sur notre passage.
Le départ a lieu à huit heures et demie, de la maison du ministre, sur des mules rétives. Les inévitables soldats rouges, baïonnette au fusil, nous escortent avec de grandes lanternes, dont les panneaux sont découpés en ogives comme les portes des mosquées.
D'abord nous traversons à la file le quartier des jardins, zigzaguant dans l'obscurité entre les petits murs bas par-dessus lesquels passent les branches d'oranger aux senteurs suaves. Ensuite, c'est un coin de bazar couvert; des rues tortueuses, pavées en casse-cou, où quelques fanaux sont allumés encore dans des petites boutiques endormies. Puis une grande rue noire, entre de longs murs en ruine; des Arabes, roulés pour la nuit dans leurs burnous, y dorment par terre, avec des chiens—et nous manquons de les écraser.—Puis enfin les portes des premières enceintes du palais, gardées par des soldats au sabre nu; les battants massifs, renforcés de ferrures énormes, ont été laissés entr'ouverts à notre intention. Et nous traversons, aux lanternes, les immenses cours déjà connues; les places désertes, où sont des cloaques et des fondrières, entre les gigantesques murailles qui pointent, sur le ciel étoilé, tous leurs créneaux comme des rangées de peignes noirs. Partout des gardes échelonnés, le sabre au poing, sur ce farouche parcours.—On sent qu'il n'est pas hospitalier, le lieu où l'on pénètre...
Enfin nous arrivons dans la cour des Ambassadeurs, la plus grande de toutes.—L'obscurité y est plus transparente, parce qu'il y a plus d'espace, plus de reculée lointaine. Les grenouilles y font un bruyant concert, avec quelques cigales nocturnes. Tout au fond, là-bas, il y a d'autres lanternes ajourées comme les nôtres, vers lesquelles nous nous dirigeons. Elles éclairent de graves personnages vêtus de blanc qui nous attendent: les vizirs, les caïds du palais.
Il s'agit d'expérimenter devant eux des cadeaux que nous avons apportés à l'intention des dames du sérail: des piquets de fleurs électriques, des bijoux électriques, étoiles et croissants, pour mettre dans les cheveux de ces belles invisibles. On nous avertit que le sultan lui-même rôde autour de nous, dans tout ce noir qui nous enveloppe, afin de voir sans être vu; que peut-être il ira jusqu'à se montrer, si cela l'intéresse; alors nous veillons des yeux les quelques rares fanaux qui circulent dans les lointains de la cour, attendant de minute en minute sa sainte apparition. Mais non, le calife, insuffisamment intéressé sans doute, ne se montre pas.
Les piles sont longues à préparer; elles semblent y mettre de la mauvaise volonté. Et tous ces petits joujoux du XIXe siècle, que nous avons apportés là, s'allument avec peine, brillent tout juste comme des vers luisants, dans la grande obscurité séculaire d'alentour...
Dimanche 21 avril.
Jour de Pâques.—Temps lumineux et splendide, de plus en plus chaud: les suaves senteurs des orangers et les odeurs des bêtes mortes imprègnent l'air plus lourdement.
Il fait délicieusement beau dans le jardin de la maison du ministre, et nous y restons chaque jour longuement assis après le déjeuner, devant l'antique pavillon aux arabesques à demi effacées sous la chaux laiteuse; les grands orangers, avec leurs fleurs blanches et leurs fruits d'or, se détachent, au-dessus de nos têtes, sur le bleu cru du ciel; et on écoute, avec une sorte de volupté fraîche, l'eau jaillir de la vasque de marbre, ruisseler sur les pavés de mosaïques.
Couru le bazar tout le jour, avec H. de V***, en vêtements arabes, l'un et l'autre; nous nous mêlons de plus en plus à ces foules, où personne ne prend plus garde à nous, tant nous sommes devenus corrects et naturels.
Nous commençons à nous retrouver sans peine, dans ce bazar, dans le dédale de ces rues couvertes de claies en roseaux et de branches de vigne, où circulent les acheteurs à capuchons blancs, entre les petites boutiques obscures, miroitantes d'armes, de soie et d'or.
Le soir, au marché des esclaves, à l'heure sainte et déjà crépusculaire du Moghreb, on amène toute une bande de petites négresses, fraîchement capturées au Soudan et ayant encore leurs coiffures gommées, leurs gris-gris et leurs colliers de là-bas. Des vieillards en vêtements de riches, d'une blancheur de neige, les examinent, les palpent, leur étirent les bras, leur ouvrent la bouche, pour vérifier leurs dents. Finalement elles ne trouvent pas d'acquéreur et le marchand les ramène en troupeau mélancolique, tête baissée. En passant, elles me frôlent et, rien qu'avec leur aspect et leur senteur, elles me rappellent le Sénégal, tout un monde de souvenirs morts...
Sur le toit de ma maison, aux dernières lueurs du jour, je regarde de gros nuages d'orage envahir peu à peu le ciel, présageant la fin du beau temps. Ils sont d'une teinte de cuivre terni et les milliers de terrasses deviennent là-dessous d'un gris froid presque bleu.
Comme elle m'est promptement devenue familière, la vue qu'on a, de là-haut, sur cette ville—d'où ne monte aucun roulement de voitures, aucun fracas de machines,—rien qu'un murmure confus de voix humaines, de hennissements de chevaux, et des bruits de métiers anciens: tissage d'étoffes ou martelage de cuivre.
Vraiment, je sais déjà par cœur tout le petit train de la vie du soir au faîte des maisons. Je connais toutes mes voisines qui, l'une après l'autre, émergent par les petites portes, s'asseyent et restent là bizarrement colorées sur cette uniformité grisâtre, jusqu'à cette heure crépusculaire où les tours plaquées de faïences vertes des mosquées deviennent grises elles-mêmes, où tout se confond et s'éteint. Telle belle dame là-bas, généralement en robe bleue avec hennin jaune, arrive toujours suivie d'une négresse en robe orange, qui lui apporte une petite échelle pour monter sur le toit voisin, derrière lequel elle disparaît (??...). Telle autre, dans la direction de Karaouïn, escalade toute seule, en levant beaucoup les genoux, et enjambe une rue pour aller sur une maison plus haute retrouver ses amies, qui sont bien une dizaine, tant négresses que blanches... Je sais où sont les nids des cigognes, qui claquent du bec, immobiles, sur leurs longues pattes. Je connais même différents chats du voisinage, qui se font des visites comme les dames, en escaladant des terrasses et en sautant par-dessus des rues. Et, enfin, je connais aussi ces nuées d'oiseaux noirs à bec jaune, semblables à des merles, qui se poursuivent tant que dure une lueur de jour, comme chez nous les martinets, en grands cercles tourbillonnants.
Un tholba de la mosquée de Karaouïn, un très gentil tholba qui s'intéresse avec une curiosité condescendante aux choses d'Europe, est quelquefois mon compagnon de flânerie sur les terrasses; mais, étant musulman et citoyen de Fez, il se cache derrière des pans de murs, pour n'être pas vu des dames promeneuses. Ce soir, il m'a fait escalader un toit pour me montrer ma rue, que je n'avais jamais regardée de si haut: au point où nous étions montés, elle n'avait plus guère que vingt centimètres de largeur, tant les maisons s'étaient rapprochées par le sommet. Très facilement on l'aurait enjambée pour aller visiter les belles dames du voisinage: elle semblait n'être plus qu'une sorte de fente, de fissure noire, tout au fond de laquelle, comme dans un puits, des passants, qui avaient l'air de fantômes, traînaient leurs babouches sur des immondices. Et, par opposition, en haut sur les toits, tout était lumière, étalage de toilette, causerie joyeuse de femmes, volupté nonchalante, grand air et espace...
Il est réellement très moderne, ce tholba, très étudiant même, dans sa façon de comprendre la jeunesse, dans sa préoccupation constante des femmes et du plaisir. Évidemment il est quelqu'un d'exceptionnel parmi les tholbas. Et, par lui, je serai bientôt au courant de toute la vie galante de ce pays.
Jamais je ne me serais imaginé que Fez était la ville d'Afrique où l'on mène le plus facilement cette vie-là. C'est que, en plus de tant de saints personnages, il y a ici un grand nombre de marchands de toute sorte; une certaine fièvre de l'or, bien que très différente de la nôtre, sévit dans ces murs; des gens, enrichis trop vite,—au retour, par exemple, de quelque caravane heureuse du Soudan,—se hâtent de jouir de la vie et d'épouser plusieurs jeunes filles; ruinés l'année suivante, ils divorcent et s'en vont, abandonnant ces femmes à leurs ressources personnelles. Fez est donc rempli d'épouses divorcées qui vivent comme elles peuvent. Les unes habitent isolément, avec la tolérance des caïds de quartiers, et deviennent d'équivoques élégantes à haute tiare dorée. D'autres, descendues plus bas, se groupent sous le patronage de quelque vieille matrone; mais les maisons de ces dernières sont des antres dangereux, situés toujours au-dessus de l'Oued-Fez (la rivière presque tout le temps souterraine qui alimente les jets d'eau et les ruisseaux). Et cette rivière, qui va ensuite arroser les orangers du sultan, roule si souvent des cadavres, grâce à ces dames, qu'on a été obligé de la barrer par un grillage de fer avant son arrivée dans les jardins.
Il paraît que la manière irrésistible—et d'ailleurs traditionnelle, presque obligatoire—de se faire bien venir d'une belle divorcée, est de lui porter un pain de sucre (on ne se figure pas ce que les Marocains et les Marocaines sont gourmands de sucreries).
Donc, à la tombée du jour, lorsque l'on voit passer le long des murailles un monsieur mystérieux, dissimulant un pain de sucre sous son burnous, on est très fondé à mettre en doute la pureté de ses intentions...
A première vue, qui croirait qu'une telle ville peut renfermer de si pitoyables et drolatiques petites choses?
XXVI
Lundi 22 avril.
Nous sommes invités à déjeuner chez le vizir de la guerre, Si-Mohammed-ben-el-Arbi.
Il a plu à torrents toute la nuit. Il pleut encore sur notre défilé pénible, à cheval, raclant les murs avec nos genoux dans les ruelles étroites et bousculant contre les portes les passants encapuchonnés de laine grise. Dans les mille détours du labyrinthe, qui a repris son air le plus piteux des jours de pluie, nous marchons une demi-heure, escortés de soldats et obligés parfois de nous courber complètement sur le cou de nos chevaux, dans l'obscurité des voûtes trop basses. De nouveau, nous faisons jaillir autour de nous cette boue gluante et fétide, qui se reforme tout de suite à Fez, dès qu'une averse est tombée.
Nous mettons pied à terre au milieu d'une mare, devant une misérable petite porte étroite qui est l'entrée de ce vizir. Les premiers couloirs de sa maison, pavés de mosaïques blanches et vertes, se succèdent en tournant sur eux-mêmes, pour empêcher les regards de pénétrer à l'intérieur. Mais une plus large porte est au bout, ouvrant sur quelque chose d'inattendu et de magnifique.
Une grande cour majestueuse; des portiques festonnés, aux sculptures rehaussées de couleurs et d'or. Une étrange et lente musique de temple, jouée et chantée par un orchestre et un chœur invisibles. Des gens en costumes de féerie, venant au devant de nous sur des dalles de marbre.
Au temps où l'Alhambra était habité, doré, vivant, il s'y passait, je pense, des scènes de ce genre. Peut-être les couleurs ici, les bleus, les rouges, les ors, sont-ils un peu trop frais parce que la maison, par extraordinaire, est neuve; mais l'ensemble est harmonisé quand même. Au théâtre, on a vu des fonds et des costumes semblables; l'étonnement est que de telles choses existent encore.
La cour est un carré long, très grand; elle est bordée de hautes murailles d'une blancheur immaculée, que couronnent, tout autour, une frise d'arabesques bleues et roses et un rang de tuiles en faïence verte; en son milieu, un jet d'eau sort d'une vasque ronde et se répand en petite cascade, mêlant son bruit à celui de l'invisible et solennelle musique.
Sur les deux faces longues de ce quadrilatère, s'étendent des «marquises» en bois de cèdre, très débordantes; peintes en un rouge éclatant qui tranche sur la blancheur des murs, elles sont ornées de grandes rosaces géométriques bleu et or, d'une complication inouïe. Elles abritent des séries de portes ogivales masquées intérieurement par des mousselines tendues, et derrière ces voiles on entend chuchoter des femmes cachées qui nous regardent.
Les deux petites faces du quadrilatère, celles naturellement qui sont le plus éloignées l'une de l'autre, ont en leur milieu des portes monumentales qui sont des merveilles de dessin et de coloris. Le premier cintre est festonné en stalactites d'une blancheur neigeuse, qui semblent pendre par grappes, se superposer et s'enchevêtrer comme des cristaux de givre. Au-dessus de leurs longues gouttelettes blanches, un second cintre ogival est rehaussé de bleu, de rouge et d'or. Et encore au-dessus un indescriptible couronnement s'étage en hauteur, monte jusqu'au faîte du mur; il est composé de fines arabesques polychromes, enlacées d'or; il est un échafaudage de ces dentelles rares, comme celles qui avaient été tissées jadis à Grenade dans du stuc rose, aux murailles de l'Alhambra. Les deux battants de ces hautes portes sont ouverts en grand; ils sont entièrement ciselés, peints et dorés, en rosaces de kaléidoscope, où domine le vert métallique et qui semblent des queues de paon éployées.
Ces deux entrées monumentales se font face à chaque bout de la cour; elles ont de longs rideaux mi-partie de drap bleu pâle et de drap groseille lisérés d'or, sur lesquels se découpent, encore plus blanches, les dentelures de leurs stalactites. Et ces rideaux, soulevés, laissent voir à l'intérieur le luxe habituel des tapis, des coussins et des soieries dorées.
Parmi ces personnages qui viennent au-devant de nous, dans la belle cour, il y a d'abord le vizir de la guerre, à tête de sphinx égyptien, et les principaux chefs de l'armée. Derrière eux, suivent des nègres et des négresses esclaves, parés de colliers, de bijoux, de grands anneaux de métal. Tout ce monde, en babouches, glisse sans bruit sur le marbre brillant, au son de la musique lentement rythmée qu'accompagnent des castagnettes de fer.
Passant sous les stalactites de la porte du fond, nous entrons avec nos hôtes dans un appartement meublé à l'européenne, mais meublé bizarrement: des lits à colonnes, drapés de brocarts roses et bleu-paon; des fauteuils dorés, recouverts d'étoffes brochées. Aux murs, de la chaux blanche et des arabesques. Et, sur des plateaux d'argent posés par terre, des coffrets espagnols, en forme de châsse gothique, remplis de bonbons.
La musique est tout près de nous, dans un appartement voisin. Le chœur chante en voix de fausset, très élevée comme toujours; cela fait songer à quelque office religieux célébré à la chapelle Sixtine;—et l'orchestre, de cordes, a des sonorités puissantes. Les mêmes motifs reviennent sans cesse, repris avec une sorte d'exaltation graduée et croissante.
Parmi ces grands Arabes drapés de blanc qui sont là, un petit être extraordinaire, que l'on adule beaucoup, est vêtu avec une grande recherche de couleurs.—C'est un enfant de sept à huit ans, le fils favori du vizir, né d'une de ses esclaves noires. (Au Maroc, ces enfants-là ont même rang dans la famille que ceux des épouses blanches; et c'est une des causes d'abâtardissement de la race arabe, de plus en plus mêlée de sang nubien.) Il porte une robe jonquille, atténuée d'un surplis de gaze blanche; un burnous bleu pâle; une large bretelle de soie vert-réséda soutenant un petit Coran dans une gibecière; et des babouches orange, brodées de violet et d'or. Il a une charmante petite figure drôle, moitié arabe, moitié nègre; sur le blanc presque bleu de ses yeux largement ouverts, on voit rouler constamment ses prunelles rapides.
Dans la pièce voisine, les musiciens sont au nombre de vingt, tous en burnous d'apparat, de différentes couleurs, et assis en cercle par terre sur des coussins. Chacun d'eux joue et chante en même temps, dans une sorte de délire, la tête rejetée en arrière, la bouche largement ouverte. Les uns ont de grandes mandolines en marqueterie dont ils touchent les cordes avec des morceaux de bois. Les autres ont des violons tout incrustés de nacre; ils en jouent avec de très larges archets courbes, qui sont ornés de dessins en nacre et en ébène imitant les écailles sur la peau des serpents. Ces violons ont la forme de grandes galoches, dont les bouts se recourberaient en proue de navire.
Le couvert du déjeuner est dressé dans l'appartement opposé à celui où l'on nous a reçus, derrière l'autre feston de stalactites, à l'autre extrémité de la cour qu'il nous faut traverser de nouveau, sous le grand soleil.
Ce déjeuner est servi un peu à l'européenne; le vin interdit, remplacé par du thé que des serviteurs préparent à mesure dans les hauts samovars d'argent. La vaisselle est du Japon; les cristaux sont dorés et peinturlurés; tout cela qui, chez nous, formerait un ensemble commun et criard, fait bien ici au milieu d'un tel éclat de couleurs.
Il y a quelque chose comme vingt-deux services. Les esclaves noirs, affairés, affolés, traversent la cour en tous sens. Les plats sont tellement copieux qu'un seul homme à peine à les tenir; ce sont des quartiers de moutons, des pyramides de poulets, des poissons arrangés en montagne, des couscouss comme pour des ogres. On les apporte des cuisines sous les grands cônes obligatoires, en sparterie blanche agrémentée d'ornements rouges, et tous ces cônes s'amoncellent par terre, forment dans la cour comme un dépôt de gigantesques chapeaux chinois. La musique continue de jouer pendant ce long festin. Tout en déjeunant, nous regardons sans cesse, par la porte dentelée, la belle cour de marbre, son jet d'eau, sa blancheur, ses arabesques multicolores; et voici que peu à peu le faîte de ses murs se couronne de têtes de femmes, curieuses de nous apercevoir même de loin. Elles sont derrière, sans doute sur des promenoirs en terrasses; nous ne voyons passer que leur coiffure en tiare, leur front et la ligne ombrée de leurs yeux; elles semblent de grands chats aux aguets. Et toujours il en surgit de nouvelles.
XXVII
Mardi 23 avril.
Le bruit court que le sultan des tholbas est en fuite depuis cette nuit.
Il était roi éphémère, un peu en dehors des murs, dans sa ville improvisée, en toile blanche; à la porte de sa tente, il avait un simulacre de batterie de gros canons, imités avec des morceaux de bois et des roseaux. Il était, avec plus de dignité, quelque chose comme au moyen âge notre pape des fous.
Dans l'Université de Fez, conservée telle quelle depuis l'époque de la splendeur arabe, c'est un usage séculaire que, chaque année, aux vacances du printemps, les étudiants font dix jours de grande fête; se choisissent un roi (lequel achète son élection, aux enchères, avec force pièces d'or); s'en vont camper avec lui dans les champs au bord de la rivière; puis rançonnent la population de la ville, pour pouvoir chaque soir se griser de musique, de chant, de couscouss et de tasses de thé. Et c'est avec une soumission souriante que les gens se prêtent à ces amusements-là; ils viennent tous, les vizirs, les marchands, les hommes de métiers, par corporations et bannières en tête, visiter le camp des tholbas et apporter des présents. Et enfin, vers le huitième jour, le sultan en personne, le vrai, vient aussi rendre hommage à celui des étudiants, qui le reçoit à cheval, sous un parasol comme un calife, et le traite d'égal à égal, l'appelant «mon frère».
Ce sultan des tholbas est toujours quelqu'un des tribus éloignées, qui a une grâce suprême à demander pour lui-même ou pour les siens, et qui profite, pour l'obtenir, de ce tête-à-tête unique avec le souverain. Aussitôt après, de peur qu'on ne la lui reprenne, de peur aussi de représailles de la part des gens qu'il a fait bâtonner pour de bon, une belle nuit, clandestinement, il disparaît (ce qui est très facile au Maroc); à travers les campagnes désertes, il se sauve dans son pays.
A la fin de ces jours de liesse, les étudiants rentrent à Fez; ceux qui n'ont pas terminé leurs études reviennent habiter leurs cellules de travail, dans ces espèces de cloîtres étrangement pauvres qu'on appelle des mederças et qui sont, du reste, des lieux presque saints, interdits aux infidèles; le sultan leur envoie là un pain par jour à chacun, et c'est presque tout leur ordinaire; d'autres aussi reçoivent l'hospitalité chez des particuliers: il est très méritoire pour une famille de loger et de nourrir un tholba. Tout le jour, ils vivent dans les mosquées, surtout dans l'immense Karaouïn, accroupis pour écouter les cours des savants professeurs, ou agenouillés pour dire des prières. Ceux qui, après sept ou huit ans d'études, ont obtenu leur brevet de lettré et de marabout, retournent dans leur pays entourés d'un haut prestige. Comme je l'ai dit, ils sont quelquefois venus de très loin, ces tholbas de Karaouïn; ils sont accourus des quatre vents de l'Islam, attirés par la renommée de cette sainte mosquée, qui renferme, paraît-il, dans sa bibliothèque, des livres sans âge et sans prix, accumulés là durant la grande époque arabe, apportés d'Alexandrie ou enlevés dans les couvents d'Espagne.—Et, lorsqu'ils s'en retournent dans les contrées éloignées d'où ils étaient partis, ils sont devenus des prêtres enclins à prêcher la guerre sainte; ils ont «pris la rose» dans l'impénétrable mosquée.—C'est Karaouïn qui donne le mot d'ordre farouche à toute l'Afrique musulmane; elle est dans le Moghreb comme un centre d'immobilité et de sommeil...
Parmi les sciences enseignées à Karaouïn, figurent l'astrologie, l'alchimie, la divination1. On y étudie les «nombres talismaniques», l'influence des étoiles et des anges, et d'autres ténébreuses choses qui sont momentanément disparues du reste de la terre—jusqu'au jour peut-être où, sous une autre forme, dégagées de leur merveilleux, elles y reparaîtront triomphantes, comme l'au-delà de nos sciences positives. Le Coran et tous ses commentateurs y sont longuement paraphrasés; de même, Aristote et d'autres philosophes antiques. Et, à côté de tant de choses graves ou arides, d'étonnantes mignardises de style, de diction, de grammaire, des subtilités du moyen âge que nous ne savons plus comprendre—et qui sont comme ces dessins si cherchés et si frêles recouvrant çà et là les lourds bastions et les grands murs arabes.
[1] Il y a, sur l'Université de Fez et sur la mosquée de Karaouïn, un livre très remarquable et très peu connu, que vient de publier à Oran un professeur d'arabe nommé M. Delphin. En collationnant avec un soin minutieux des révélations qui lui ont été faites par des marabouts de Tlemcen, d'Alger ou de Constantine, anciens élèves de Karaouïn, il est arrivé à reconstituer tout le fonctionnement de cette Université—qui doit être peu différente de ce qu'étaient autrefois celles de Bagdad et de Cordoue. J'ai pu vérifier l'exactitude de son livre et constater l'étonnement profond d'un tholba auquel on disait, sur la foi de cet auteur: «A tel moment du jour, dans telle salle de Karaouïn, vous étudiez telle science, commentée par tel professeur.»
Et, puisque j'en suis à parler de ces élégances surannées, je cite ce début de réponse d'un vizir, ancien élève de Karaouïn, à un diplomate étranger:
«Nous avons porté votre lettre à la connaissance de notre illustre maître (que Dieu le rende victorieux!). Nous nous sommes fait, en lisant, l'interprète de vos sentiments, en accentuant vos paroles avec art, la douceur d'une bonne diction étant plus suave que l'eau la plus limpide, plus subtile que le philtre le plus délicat. Dictée par les sentiments les plus affectueux, votre lettre nous a paru aussi agréable qu'un zéphyr rafraîchissant, etc., etc.»
XXVIII
Mercredi 24 avril.
De grand matin, en me promenant sur mes terrasses—qui sont à compartiments, à recoins étagés,—je découvre une nouvelle dépendance de ce domaine des toits, communiquant avec la partie déjà connue par un pan de mur que je n'avais pas encore eu l'idée d'enjamber. C'est un nouveau petit promenoir carré tout à fait choisi pour se tenir à l'ombre pendant les premières heures du jour, tandis qu'on est si bien sur l'autre pour regarder coucher le soleil sur les lointains fuyants de la ville basse.
J'ai, de ce nouvel observatoire, une vue toute différente: d'abord des échappées indiscrètes sur des maisons proches dominant la mienne, échafaudant leurs terrasses et leurs pans de murs sur le ciel bleu; comme c'est le matin, les ménagères de ces maisons-là ont, suivant l'usage, étalé sur des cordes, au soleil et à l'air pur, des couvertures rayées, des coussins bariolés, toute sorte d'objets de literie qui viennent de servir pendant la nuit, et dont les vives couleurs éclatent sur le gris fendillé des vieux murs;—au-dessus de ces choses, un palmier lointain montre le petit bouquet de plumes de sa tête, et, plus haut encore, grimpe un morceau de montagne, tout bleui d'aloès, avec des tombeaux, des ruines, des koubbas de saints personnages défunts, tout un cimetière perché au-dessus de la ville... Je me promène et je regarde... Mais voici, derrière un petit mur, à deux pas de moi, un bout de chiffon doré qui brille,—et qui remue,—puis qui monte doucement, doucement, avec des précautions infinies: une hantouze de femme!—(Une de mes voisines évidemment qui a entendu marcher et qui a la curiosité de savoir qui ce peut bien être.)—Je ne bouge plus, subitement pétrifié... La coiffure dorée monte toujours;—puis voilà qu'émergent une ferronnière de sequins,—des cheveux,—un front,—des sourcils noirs!—deux grands yeux qui m'ont vu!!... Coucou! c'est fini... Disparue, la belle,—comme à Guignol, une marionnette qui retombe...
Je reste là cependant, devinant bien qu'elle n'est pas partie... Et, en effet, de nouveau voici l'hantouze qui monte, qui monte, puis toute la figure, cette fois, paraît, et effrontément me regarde, avec un demi-sourire de curiosité scandalisée... Elle est charmante cette voisine, entrevue dans ce mystère, et avec cette coiffure d'or sur ce fond de ruines... Mais vraiment nous sommes trop près l'un de l'autre et j'ai tort de me tenir là; j'en suis gêné moi-même, et, pour ne pas prolonger cette première présentation, je me retire sur ma terrasse inférieure—où j'ai d'autres voisines déjà plus apprivoisées.
Là, du reste, c'est bien moins intime; au lieu d'un échafaudage de quelques maisons surmontées d'un cimetière lointain, j'ai sous mes pieds tout le panorama de Fez, avec ses jardins, ses murailles, et le neigeux Atlas au fond du tableau; c'est un immense décor complet, sur lequel mon indiscrétion, moins particularisée, me semble plus admissible. Là, en général, quand je parais, les petits murs d'alentour se garnissant de têtes de femmes, toujours oisives et curieuses d'examiner le voisin d'une espèce rare que je suis pour elles. Les airs de gazelle effrayée, la sauvagerie des premiers jours, ont disparu très vite; ce qui serait une énormité d'imprudence coupable avec un musulman, semble sans danger avec moi, qui ne le dirai à personne, et qui, d'ailleurs, vais repartir bientôt pour si loin, si loin, pour mon pays fantastique. L'essentiel est que les maris n'en sachent rien. Et on me regarde, on me sourit, on me fait: bonjour, bonjour!
Même on vient me montrer à petite distance différents objets, pour savoir comment je les trouve, des parures de bras ou de poitrine, des gazes dorées pour recouvrir les hantouzes.—Et mes gants sont un sujet, d'étonnement extrême: «Oh! as-tu vu? disent les belles, il a des mains à deux peaux!» J'habite un quartier de riches; aussi toutes ces femmes n'ont-elles du matin au soir rien à faire qu'à amuser, à tour de rôle, leur époux.
L'une d'elles, qui appartient à un de mes voisins les plus proches, a des allures de bête captive. Elle passe des heures seule, assise en équilibre au sommet aigu d'un mur, profilée sur le ciel; immobile et indifférente à tout, même à la curiosité de me voir. Pas absolument jolie, surtout au premier aspect, mais svelte et admirablement modelée, jeune et étrange, avec des yeux d'ombre, que l'on devine cernés par quelque troublante fatigue. Elle est à son poste, ce matin, bras nus, jambes croisées et nues aussi jusqu'aux genoux; à ses chevilles, très fines, pèsent de lourds anneaux grossiers, et de vieilles babouches quelconques tiennent mal à ses pieds tout petits et exquis; ses yeux sont plus enfoncés que de coutume, plus mauvais, et on dirait qu'elle a pleuré. Je suis sûr que c'est elle qui a reçu cette nuit la bastonnade!... A travers mon mur, j'ai entendu les coups, et, pendant une heure après, des pleurs et des cris de rage...
Puis j'aperçois une figure nouvelle, une grande jeune fille brune, tête nue avec de longues tresses de cheveux admirables; d'où vient-elle cette recrue? Quel est le riche voisin qui a acheté sa jeunesse ardente et ses reins superbes? Un profil droit et dur; des yeux très allongés, à peine ouverts, obscurs et sensuels; un air hautain, un air sauvage; son bras, qui est nu, serait à lui seul une merveilleuse chose à sculpter ou à peindre. Après une minute de frayeur, elle prend, elle aussi, le parti de me regarder en face, semblant me dire: «Qu'est-ce que tu fais là? pourquoi viens-tu gêner les femmes, dans leurs domaines des toits?»
Alors, je retourne regarder l'autre, la solitaire, qui fait toujours sa méchante et sa révoltée sur son coin de mur.
Décidément elle a ce genre d'irrégularité et de laideur de premier aspect qui finit quelquefois, à la longue, par devenir pour nous le charme suprême. Elle a ces lèvres aux contours fins et fermes, aux coins très profonds, qui sont souvent toute la beauté attirante et mortelle d'un visage de femme. Voici que l'idée qu'elle a été battue et qu'elle le sera encore m'est extrêmement pénible, ce matin; j'ai une sorte de dépit à sentir entre nous de si redoutables barrières, quand nous sommes si près, nous voyant chaque jour; je voudrais pouvoir l'empêcher de pleurer et de souffrir; lui apporter seulement un peu de bien-être physique et de repos.
Et c'est là, du reste, un genre de pitié dont je ne me fais aucun mérite, mais qui me confond plutôt; car je me rends parfaitement compte que je m'inquiéterais moins d'elle et de son chagrin si elle n'avait pas cette bouche délicieuse...
La toute-puissante influence du charme extérieur s'exerce sur ceux de nos sentiments qui devraient en être le plus affranchis,—tellement que nous pouvons être plus ou moins bons pour telle ou telle créature, suivant son visage et sa forme...
Dix heures, le moment de s'habiller pour aller déjeuner chez le ministre, à l'ambassade. Et c'est un de mes amusements d'y aller en costume arabe: là, dans les allées du jardin d'orangers ou dans la cour aux arceaux dentelés, il fait beau promener ses burnous, ses cafetans, sur les pavés de faïence, et se prendre un moment pour un personnage d'Alhambra.
Le soleil a séché les boues de la ville et éclairci la teinte des vieux murs; dans l'obscurité des petites rues, de longs rayons magnifiques tombent, çà et là, sur la blancheur des voiles ou des burnous qui passent.
Précédé d'un ou deux domestiques, en homme comme il faut, je sors de ma maison, avec la lenteur grave qui convient au lieu où je suis, au costume que j'ai adopté. Quand j'ai tiré, derrière moi, par son lourd frappoir, ma toute petite porte cloutée et bardée de fer, je fais grincer, dans la serrure vieille de plusieurs siècles, une clef qui pèse trois livres. Puis je m'en vais, d'abord par d'étroits passages couverts qui semblent plutôt des chemins de ronde que des rues et où l'on devine pourtant, à je ne sais quelle transparence de la pénombre, le calme resplendissement de lumière qu'il doit y avoir ailleurs, là où le ciel paraît. Je rencontre deux ou trois passants qui marchent comme moi pieds nus, sans faire de bruit: au moment où nous nous croisons, chacun de nous se plaque au mur, effaçant les épaules, et cependant nos voiles se frôlent. Deux fois je tourne sur ma droite; je traverse un petit bazar de fruits et de légumes, également couvert; puis, sur ma gauche, j'arrive dans une rue plus large, à air libre, celle-ci, et où je vois enfin l'incomparable ciel bleu, entre deux rangs de vieilles murailles blanches qui sont des murailles de mosquées; le côté du soleil est éblouissant; le côté de l'ombre est bleuâtre et comme cendré. Un peu abandonnées et en ruine toutes deux, la mosquée de droite et la mosquée de gauche; mais, au milieu de leurs murs, informes sous les recrépissages et les couches de chaux, leurs portes sont demeurées intactes et délicieuses; elles ont gardé leurs encadrements de mosaïques; leurs rosaces, étrangement compliquées, ou bien toutes simples, comme de larges marguerites épanouïes; leurs séries de dessins étoilés, dont les mille facettes de faïence brillent de couleurs très vieilles et pourtant très fraîches.
A quelques pas plus loin, le mur de l'ombre se crevasse du haut en bas, puis cesse, complètement éboulé, laissant voir une sainte cour où des morts dorment sous des dalles de mosaïques envahies par l'herbe et les pavots sauvages. Et d'ailleurs, en passant là, il faut obliquer du côté du soleil, pour éviter certaine cigogne sans cesse occupée à faire son ménage, dans un immense nid au bout d'un tout petit minaret, et qui vous jette sur la tête des brins d'herbes sèches ou des plâtras... Oh! l'ensoleillement, et l'immobilité, et le mystère, et le charme de tout cela, comment le dire?...
C'est peut-être ce coin, maintenant si familier, qui restera le plus longtemps gravé dans mon souvenir, sans qu'il me soit jamais possible d'expliquer pourquoi. Je ne sais d'où vient que j'ai un tel enchantement à traverser chaque jour ce bout de rue, sous ce soleil encore matinal, entre ces deux vieilles mosquées. J'éprouve une sorte de jouissance d'art à me représenter tout ce que ce lieu a de peu accessible, de peu banal, et à y ajouter par ma présence un détail de plus, qui serait noté par un peintre; je crois que c'est surtout pour le plaisir de passer là et de m'y prendre au sérieux dans des vêtements de vizir, que j'ai ces fantaisies changeantes de cafetan aurore ou de cafetan bleu pâle, voilé sous des draperies blanches que retiennent des cordelières en soie de couleurs très cherchées. Je m'applique à être assez vraisemblable, ainsi costumé, pour que les passants ne me regardent point, et hier, des montagnards berbères, me prenant pour un chef de la ville, m'ont ravi en me saluant en arabe. Il y a une grande dose d'enfantillage dans mon cas, je suis forcé de le reconnaître; à ceux qui hausseront les épaules, j'avouerai cependant que cela ne me semble pas sensiblement plus bête que de passer la soirée au cercle, de lire des proclamations de candidats à la Chambre, ou de se complaire aux adorables élégances d'une jaquette anglaise, d'un veston...
Sorti, par un tournant sur la droite, de cette rue préférée, j'arrive bientôt, à travers d'autres étroits couloirs, à la petite porte basse de l'habitation du ministre. Là, dès le seuil, je suis au milieu des gardes, toujours les mêmes; au milieu des caïds, des cavaliers, qui nous ont suivis depuis Tanger, et qui ont dressé leurs tentes parmi les rosiers fleuris du jardin, sous les orangers et sous le clair ciel bleu. Personnages tous connus, qui viennent à moi, souriants. Ils m'arrangent quelques plis de mon haïk, de mon burnous, et veulent m'initier à des raffinements d'élégance arabe, trouvant bien que je m'habille comme eux, disant: «C'est bien plus joli, n'est-ce pas?» (Oh! oui, assurément.)—Et ils ajoutent: «Si tu t'habilles comme tu es là en rentrant dans ton pays, tout le monde voudra avoir des costumes du Maroc.» (Ça non, je ne crois pas; je ne me représente pas très bien, sur les boulevards, cette mode se généralisant.)
Après le jardin délicieux, un corridor où, dès l'entrée, j'entends le bruit de l'eau jaillissante, et enfin j'arrive dans la grande cour intérieure à deux étages, qui est la merveille du logis: un pavé de mosaïques, où des milliers de petits dessins bleus, jaunes, blancs et noirs, brillent d'un éclat mouillé; tout alentour, une série d'arcades mauresques festonnées en dentelles et, à l'étage supérieur, au-dessus de ces cintres et de ces arabesques de pierre, une galerie en bois de cèdre tout ajourée.
L'eau jaillit d'une vasque en marbre blanc qui est au centre, et aussi d'une exquise fontaine murale, plaquée à l'un des côtés. Cette fontaine est une sorte de grande ogive de mosaïques où s'enchevêtrent des dessins étoilés d'une forme rare; une bande de faïences blanches et noires encadre toute la broderie de ces rosaces multicolores, et au-dessus, en couronnement des pendentifs d'une blancheur neigeuse retombent comme des stalactites de grotte.
Les appartements s'ouvrent sur cette cour par d'immenses portes de cèdre; intérieurement, les murs en sont garnis, jusqu'à mi-hauteur, de tentures mélangées, velours bleu et velours rouge, avec des broderies d'or imitant de grands arceaux.
Là, je retrouve le ministre, avec tous ses autres compagnons de voyage, et, à sa table, servie à l'européenne, un peu de la bonne gaieté de nos repas sous la tente. Un moment je reprends pied dans le monde moderne; il semble que ce palais (qui est celui d'un vizir délogé pour la circonstance) soit devenu un petit recoin de la France...
L'heure du café et de la cigarette d'Orient vient après; cette heure passe à l'ombre d'une véranda à colonnes, devant le très vieux kiosque du jardin, enseveli sous la chaux blanche. Ici, l'on a vue sur le tranquille petit bois d'orangers entouré de hauts murs, et encombré, parmi les broussailles et les roses, de tentes bédouines.
XXIX
Jeudi 25 avril.
Je n'ai presque plus envie de rien écrire, trouvant de plus en plus ordinaires les choses qui m'entourent.
Quand je veux sortir, il me paraît tout naturel de descendre mon escalier noir; de rencontrer devant ma porte ma mule commandée d'avance, qui m'attend avec sa haute selle à fauteuil; de monter dessus du seuil même de ma maison, de peur de salir mes longues draperies blanches ou mes babouches dans la boue du dehors, et de m'en aller à l'aventure, par les étroites petites rues sombres.
Je m'en vais n'importe où, dans les quartiers déserts ou dans les foules, au bazar ou dans les champs.
Oh! le grouillement de ce bazar, le remuement silencieux de ces burnous, dans cette demi-obscurité confuse!... Les petites avenues, en dédale, s'en vont de travers, recouvertes de vieilles toitures en bois, ou bien de treillages en roseau sur lesquels s'enroulent des branches de vigne. Et là, tout le long, s'ouvrent les boutiques, grandes à peu près comme des niches, dans lesquelles se tiennent accroupis les vendeurs à turban, impassibles et superbes au milieu de leurs bibelots rares. C'est par quartiers, par séries, que les boutiques de même espèce sont groupées. Il y a la rue des marchands de vêtements, où les échoppes miroitent de soies roses, bleues, orange ou capucine, de broderies d'argent et d'or, et où stationnent les dames blanches, voilées et drapées en fantômes. Il y a la rue des marchands de cuirs, où pendent des milliers de harnachements multicolores pour les chevaux, les mulets ou les ânes; toutes sortes d'objets de chasse ou de guerre, de formes anciennes et étranges, poires à poudre pailletées d'argent et de cuivre, bretelles brodées pour les fusils et les sabres, sacs de voyage pour caravanes, et amulettes pour traverser le désert.
Puis la rue des marchands de cuivre, où du matin au soir, on entend, sur des plateaux ou des vases, marteler des arabesques. La rue des brodeurs de babouches, où toutes les petites niches sont remplies de velours, de perles et d'or. La rue des peintres d'étagères; celle des forgerons, nus et noirs; celle des teinturiers aux bras barbouillés d'indigo et de pourpre. Enfin le quartier des fabricants de fusils, des longs fusils à pierre, minces comme des roseaux, dont la crosse incrustée d'argent s'élargit à l'excès pour embrasser l'épaule. (Les Marocains ne songent nullement à modifier ce système adopté par leurs ancêtres; la forme des fusils est immuable en ce pays comme toutes choses, et on croit rêver en voyant fabriquer encore de telles quantités de ces armes du vieux temps.)
Elle bourdonne et grouille sourdement, la foule vêtue de laine grise, accourue de loin pour acheter ou revendre d'extraordinaires petites choses. Des sorciers font des conjurations; des bandes armées passent en dansant la danse de guerre, avec des coups de fusil, au son des musettes tristes et des tambourins; des mendiants montrent leurs plaies; des nègres esclaves charroient des fardeaux; des ânes se roulent dans la poussière. Le sol, de même nuance grisâtre que la foule, est semé d'immondices, de fientes d'animaux, de plumes de poules, de souris mortes, et tout ce monde, en babouches traînantes, piétine ces ordures.
Comme cette vie est loin de la nôtre! L'activité de ce peuple nous est aussi étrangère que son immobilité et son sommeil. A l'agitation de ces gens en burnous se mêle encore je ne sais quel détachement, quelle insouciance de tout, qui nous est inconnue. Les têtes encapuchonnées des hommes, les têtes voilées des femmes, poursuivent, à travers leurs marchandages, le même rêve religieux; cinq fois par jour, ils font leur prière et songent avant tout à l'éternité et à la mort. Des mendiants sordides ont des yeux d'inspirés; des pouilleux en lambeaux ont des attitudes nobles et des figures de prophètes...
—Bâleuk! Bâleuk! C'est l'éternel cri des foules arabes. (Bâleuk! signifie quelque chose comme: «gare!»)
Bâleuk! quand passent en longues files les petits ânes, chargés de ballots tout en largeur qui accrochent les gens et les renversent. Bâleuk! pour les chameaux à l'allure lente, qui se dandinent au bruit de leurs clochettes. Bâleuk! pour les beaux chevaux de chefs, harnachés de merveilleuses couleurs, qui galopent et qui se cabrent.—Jamais on ne revient de ce bazar sans avoir été accroché par quelqu'un ou par quelque chose, heurté par un cheval ou sali par un ânon plein de poussière.—Bâleuk!
Des gens de toutes les tribus se mêlent et se croisent: des nègres du Soudan et des Arabes blonds; des Berbères autochtones, musulmans sans conviction, dont les femmes ne se voilent que la bouche; et des Derkaouas à turban vert, fanatiques sans merci, qui détournent la tête et crachent à la vue d'un chrétien. Tous les jours, on y rencontre «la sainte» qui prophétise dans quelque carrefour, les yeux hagards et les joues peintes de vermillon. Et le «saint», un vieillard complètement nu, sans même une ceinture, qui marche sans cesse comme le Juif errant, très vite à travers les foules, dans un empressement continuel, en marmotant des prières. De loin en loin, un petit recoin à ciel ouvert, une petite place où pousse un frais mûrier ou bien un énorme tronc de vigne plusieurs fois séculaire tordant ses branches comme un faisceau de serpents. Et puis, on passe devant les fondaks, qui sont des espèces de caravansérails pour les marchands étrangers: grandes cours à plusieurs étages, entourées de colonnades et de galeries en cèdre ajouré, et affectées chacune à un genre spécial de marchandises; il y a le fondak des marchands de thé et de bois des Indes; celui des marchands de tapis des provinces de l'Ouest; celui des épices et celui de la soie; celui des esclaves et celui du sel.
Tout ce quartier du bazar est réputé peu sûr pour nous: il est considéré comme saint, à cause des mosquées de Karaouïn et de Mouley-Driss, qui y sont enclavées. Et même, aux abords de Mouley-Driss, la moins grande mais la plus sacrée des deux, les rues sont barrées à la hauteur de ceinture par de grosses pièces de bois, comme celles que l'on met aux champs pour arrêter les bêtes: nous devons nous garder de les franchir, au risque de notre vie; les abords de cette mosquée, aussi vénérable en Islam que la Casbah de la Mecque, ne doivent être souillés jamais par les pas d'un Nazaréen, ni d'un juif.
A l'entrée de ce bazar, j'ai encore un recoin de prédilection, où chaque jour je laisse ma mule à la garde d'un de mes servants, pour la reprendre ensuite au retour, quand mes emplettes sont terminées.
Et c'est surtout au départ, au sortir du labyrinthe d'ombre, que le lieu dont je parle semble un lumineux décor des Mille et une Nuits. Là, tout à coup, s'élargit la rue étroite et obscure; s'élargit en éventail, formant une sorte de place triangulaire où un rayon de soleil tombe d'un coin de ciel bleu. Le fond de cette petite place,—où plusieurs autres mules sellées attendent comme la mienne, au pied d'une treille centenaire,—est orné en son milieu d'une fontaine jaillissante: un arceau de mosaïques, qui est plaqué sur le mur d'angle d'une maison en saillie et d'où sortent deux jets d'eau tombant dans un bassin de marbre;—tout cela si antique, si déformé, si déjeté, qu'il n'y a pas de mots pour exprimer des aspects de vétusté pareils.—A droite de la fontaine, une ruelle pavée en casse-cou monte en pente raide et s'enfonce dans le noir sous une voûte écrasée et sinistre. (C'est par là que tout à l'heure nous allons disparaître, ma mule et moi, pour nous rendre à notre logis, dans les quartiers hauts du vieux Fez.) A gauche, une inimitable porte monumentale, plus belle qu'aucune porte de ville, qu'aucune porte de mosquée—et du reste ne menant plus nulle part, que dans une cour triste. C'est une immense ogive, enguirlandée des plus rares arabesques, des plus fines mosaïques. Au-dessus de cette entrée passe une large bande horizontale d'inscriptions religieuses, en faïences, lettres noires sur fond blanc. Au-dessus encore, une série de petites ogives alignées, et remplies chacune d'arabesques différentes, fouillées en broderie, en dentelle,—les unes à très grands dessins, alternant avec d'autres à dessins très petits, de façon à accentuer encore la variété savante de l'ornementation.
Et, plus haut encore, un indescriptible couronnement en stalactites déborde sur la place, formant comme un linteau très saillant, comme une marquise. Toutes ces stalactites, absolument régulières et géométriques, s'emboîtent les unes dans les autres, se recouvrent, se superposent en masses d'une complication extrême; par endroits, on dirait les mille compartiments d'une ruche d'abeilles; ailleurs, plus haut, cela semble des pendeloques de givre. Et l'ensemble de toutes ces choses si soigneusement travaillées forme des séries d'arceaux d'une courbure charmante festonnés merveilleusement. Une couche de poussière terreuse éteint les couleurs des faïences; toutes les fines sculptures sont écornées, noirâtres, mêlées de toiles d'araignées et de nids d'oiseaux. Et cette porte de fées donne naturellement l'impression d'une antiquité extrême, comme du reste cette fontaine, cette place, ces pavés, ces maisons croulantes, comme toute cette ville, comme tout ce peuple... Du reste, l'art arabe est tellement mêlé pour moi à des idées de poussière et de mort, que je ne me le représente pas bien aux époques où il était jeune, avec des couleurs neuves...
En dehors du «bazar», le labyrinthe de Fez devient plus sombre et plus désert; il y a peu de voies à air libre; les berceaux de vigne et les toitures de roseau sont remplacées par des plafonds de bois, ou par des ogives de maçonnerie qui, de deux en deux mètres environ, traversent la rue, surmontées de pans de mur aussi élevés que le faîte des maisons, toujours tristes et closes. C'est comme si on cheminait au fond d'une série de puits communiquant ensemble par des arceaux; on n'aperçoit que par échappées le bleu ou le gris du ciel et il est impossible de s'orienter dans le réseau inextricable. Là encore, à côté de quartiers vides et morts, il y a des foules; là encore, le bâleuk! se fait entendre. Bâleuk! pour des gens graves et recueillis qui sortent de quelque mosquée après la prière. Bâleuk! pour des mules rétives, qui se sont arc-boutées en travers, refusant de reculer ou d'avancer. Bâleuk! pour des troupeaux de bœufs, qui courent à la file, la corne basse et menaçante, dans les petits passages obscurs à peine assez larges pour leurs gros corps...
XXX
Vendredi 26 avril.
Les premières heures de sommeil passées dans mon logis solitaire, j'entrevois un rayon de lune qui m'arrive librement du ciel, entre les battants disjoints de ma porte de cèdre; puis dans le lointain de la nuit sonore, j'entends psalmodier, psalmodier, toujours à pleine voix aiguë et triste, des cris de foi ardente, des plaintes chantées qui sont comme l'expression de tout notre néant terrestre: il est deux heures du matin, et c'est la première prière de ce nouveau jour, que l'éternel soleil va revenir éclairer bientôt. C'est comme un immense cantique à Allah, cantique de rêve, tantôt exalté, tantôt lent et plaintif; et lugubre toujours, lugubre à faire frémir, les mouedzens ayant, comme les musettes arabes, emprunté aux chacals un peu du timbre de leur voix...
Longtemps, longtemps, ce chant des mosquées plane sur les tranquillités grises de la ville endormie... Puis le silence revient, le silence mort...
Les dernières heures de la nuit passent. Dans le calme très frais de l'extrême matin, à pointe d'aube, mêlées au chant des coqs, les voix de ces hommes recommencent à psalmodier, dans une exaltation croissante de prière: il est cinq heures et c'est le second office d'aujourd'hui; il est l'heure aussi où le sultan-prêtre, tout de blanc vêtu, se lève dans son palais, pour commencer son austère journée religieuse...
Puis un coup de canon lointain annonce le jour, le jour sanctifié du vendredi; puis un hymne général, puis des musettes qui commencent à gémir, des tambourins qui commencent à battre... La nuit est finie et le soleil est levé...
Seul, le matin de bonne heure, vêtu en Arabe, et à pied, bien que ce soit très bourgeois, je m'en vais au bazar, acheter de l'eau de rose et du bois odorant des Indes, afin de parfumer ma maison comme il est d'usage.—Et jamais je ne m'étais fait aussi complètement que ce matin l'amusante illusion d'être quelqu'un de Fez.
Le bazar, qui vient à peine d'ouvrir ses milliers de petites boutiques, est encore tranquille et presque désert; les claies en joncs et les pampres toutes neuves des vignes, qui le recouvrent d'une interminable suite de berceaux, laissent filtrer du soleil matinal, tamisent de la lumière fraîche et gaie. Ces parfums, que je suis venu chercher, se vendent dans le même quartier que les soies non tissées et les perles. Et ce quartier est le plus coloré du bazar—dans le sens propre du mot couleur.—En longue et étroite perspective, dans l'enfilade des petites rues, s'alignent des milliers de choses accrochées aux couvercles relevés des niches où les vendeurs se tiennent blottis: ce sont des écheveaux de soie innombrables et des écheveaux de fils d'or; ce sont des masses de perles dorées ou de perles roses; ou bien de ces cordelières à glands (pour suspendre au cou des hommes les sabres ou les livres pieux) qui sont, comme je l'ai déjà dit, une des grandes élégances du costume arabe. Et des personnages, très nobles et très beaux sous leurs capuchons de moines blancs, se promènent sans bruit, en babouches, choisissant parmi tant de cordelières pendues, telle nuance qui s'harmoniserait bien avec tel costume.
Puis voici devant une boutique de jouets d'enfant, une vieille grand'mère, voilée en fantôme mais aux yeux très bons, qui marchande une drôle de poupée pour sa petite-fille, bébé de quatre ou cinq ans, adorable avec des yeux de jeune chat angora, et des cheveux, des ongles déjà teints de rouge henné... Ce matin, tout se présente à moi sous des dehors de tranquillité et de naïve bonhomie. D'ailleurs tout le mystère, tout le sombre qui à première vue semble envelopper les choses tombe bien vite dès qu'on se familiarise avec leur aspect. Je connais maintenant chaque recoin de ce bazar; et certains marchands, quand je passe, me disent bonjour, m'invitent à m'asseoir.
Involontairement, je suis ramené toujours dans les ruelles noires qui font le tour de Karaouïn. Là encore le mystère est bien tombé, et l'impression si étrange du premier jour ne se retrouve plus; je stationne devant les portes, regardant longuement à l'intérieur; pour un peu j'entrerais; j'ai peine à me figurer que cela pourrait me coûter la vie; je trouverais tout naturel de venir m'agenouiller à côté de ces gens dont je porte le costume.
Ils sont très variés les aspects de Karaouïn, suivant les différentes entrées par lesquelles on regarde; je ne m'étonne pas qu'à première vue nous n'ayons rien démêlé de l'ensemble; c'est une sorte d'amas de mosquées, d'époques et de styles différents, c'est une ville de colonnes et d'arceaux de toutes les formes arabes. Tantôt des cintres lourds, écrasés sur des piliers trapus, se succédant en perspectives sans fin, avec d'innombrables lampes suspendues dans l'obscurité des plafonds; tantôt des cours, inondées de soleil, à voûte de ciel bleu, entourées de hautes colonnes frêles et d'arcades infiniment dentelées, d'un dessin toujours rare et exquis. Et jamais Karaouïn n'a été si beau qu'aujourd'hui, sous cette éblouissante lumière matinale, qui rayonne et pénètre partout, claire et blanche, faisant briller les marbres, les mosaïques sans fin, les gerbes d'eau des fontaines.
L'une des portes, dans l'ombre de laquelle je m'arrête de préférence, donne sur la plus grande et la plus merveilleuse de ces cours, pavée de faïence et de marbre. Il y a, sur les côtés, des petits kiosques qui s'avancent, plutôt des petits dais, rappelant, en plus beau, ceux de la célèbre «cour des Lions» à l'Alhambra; ce sont les mêmes groupements de colonnes légères, soutenant d'indescriptibles arcades ajourées qui semblent faites d'une superposition patiente de pendeloques de givre;—le tout rehaussé d'un peu d'or, mourant sous la poussière des siècles, et d'un peu de bleu, d'un peu de rose, de je ne sais quelles autres couleurs pâlies. Et, sur les montants tout droits, tout plats et d'une raideur voulue, qui séparent ces portiques festonnés, des couches de sculptures, d'une finesse et d'un dessin inimitables, s'étalent et s'enroulent, fouillées à des profondeurs différentes; on dirait de vieilles dentelles de fées dont on aurait accroché là plusieurs doubles les uns par-dessus les autres.
Cela semble léger, léger, tous ces kiosques, léger comme des petits châteaux qu'on aurait créés pour des sylphes dans des nuages, avec des facettes cristallisées de grêle et de neige. Et, en même temps, la raideur droite des grandes lignes, l'emploi unique des combinaisons de la géométrie, l'absence de toute forme inspirée de la nature, des animaux ou des hommes, donnent à l'ensemble quelque chose d'austèrement pur, d'immatériel, de religieux.
Le soleil tombe à flots dans cette cour, toutes les mosaïques, toutes les faïences brillent de reflets nacrés; la gerbe d'eau bruissante qui jaillit de la fontaine du milieu a des teintes changeantes d'opale ou d'iris, et se détache sur le fond délicieusement compliqué d'une grande porte inférieure, qui est, ainsi que les kiosques des côtés, en dentelles d'Alhambra.—Et, comme c'est vendredi, tout un peuple de burnous blancs est prosterné sur les dalles, en immobile prière.
De l'ombre du dehors, de l'espèce de nuit du chemin de ronde, où je suis obligé de rester caché, dans une incomplète sécurité,—toutes ces choses défendues prennent à mes yeux des airs d'enchantement.
La «Sainte» s'est acharnée après moi, ce matin. Vêtue de loques de soie orange, les joues vermillonnées, les yeux dilatés et fous, elle me suit obstinément au sortir du bazar, en proférant à haute voix des choses incompréhensibles, qui me semblent être plutôt des bénédictions: évidemment elle s'est trompée à mes allures et à mes vêtements. Et, inquiet de la sentir derrière moi, je lui jette des pièces de monnaie pour qu'elle me laisse passer mon chemin...
Une heure après, sur la place du Marché.—L'heure bruyante,—l'heure des affaires et de la foule.
Sur cette grande place, qui est une sorte de plaine carrée, s'agitent les burnous et les voiles, toute la foule encapuchonnée et masquée, blanchâtre ou grise, à laquelle les bergers en sayon de poil de chameau mêlent çà et là des tons bruns, et les ânes, des tons roux. Des femmes, par centaines, sont assises à terre, marchandes de pain, marchandes de beurre, marchandes de légumes, à visage invisible, enveloppé de mousseline. Et, derrière cette grande place et cette foule, il y a les hautes murailles de Fez, qui se dressent sombres et gigantesques, écrasant tout, les pointes de leurs créneaux découpées sur le ciel. Naturellement on entend les tambourins, les musettes. Çà et là, les capuchons pointus se pressent les uns contre les autres, font cercle compact autour de captivants spectacles: il y a les charmeurs de serpents; il y a les gens qui s'enfoncent des lardoires dans la langue; ceux qui s'entaillent le crâne; ceux qui se retirent l'œil de l'orbite avec une palette de bois et se le déposent sur la joue; toute la bohème et toute la truanderie. A moi, qui vais partir après-demain, ces choses déjà familières sembleront bientôt très étonnantes, quand je serai revenu dans notre monde moderne, et que je me les rappellerai de loin. En ce moment, je suis vraiment quelqu'un d'une époque passée, et je me mêle le plus naturellement du monde à cette vie-là, en tout semblable, je pense, à ce que devait être la vie des quartiers populaires à Grenade ou à Cordoue, du temps des Maures.
Demain mon dernier jour. Je laisserai à Fez l'ambassade, qui y est retenue par des lenteurs politiques, et m'en irai seul, avec le capitaine H. de V***, en petite caravane intime, ce qui sera amusant et presque un peu aventureux. Nous nous en irons vers Mékinez, l'autre sainte ville encore plus délabrée et plus morte, et de là vers Tanger l'infidèle où, brusquement, finira notre rêve de passé et d'Islam. Je n'ai pas eu le temps de m'attacher à mon gîte musulman d'ici, qu'il va falloir quitter et oublier, comme j'ai oublié déjà tant d'autres gîtes exotiques semés partout sur la terre. Cependant je m'y serais attardé volontiers une ou deux semaines de plus. Avec quelques tapis, quelques vieilles tentures et quelques armes, il était tout de suite devenu très bien, tout en ne perdant pas ses petits airs de mystère, ses abords difficiles.
XXXI
Samedi 27 avril.
Nous sommes invités à déjeuner chez le caïd El-Méchouar (l'introducteur des ambassadeurs). Et nous nous y rendons à cheval, précédés de ses gardes à large turban, à canne énorme, qu'il a envoyés au-devant de nous jusqu'à nos portes.
La grande cour de sa maison est encore plus belle que celle du vizir de la guerre. Elle est plus ancienne surtout, et les années, les siècles, en ont atténué, avec leur effacement inimitable, les couleurs et les ors.
Des rangées de portiques intérieurs donnent accès sur cette cour. Leurs couronnements en bois de cèdre sont composés de ces milliers de petits compartiments géométriques juxtaposés, qui donnent l'impression des rayons de cire patiemment construits par les abeilles; mais, à l'arrangement général de ces innombrables petites choses, un je ne sais quoi a présidé, qui est le génie de l'art arabe et qui en fait un ensemble harmonieusement simple. Tous ces dessus de porte, quand nous entrons, sont chargés, comme des balcons très larges, chargés à se rompre, de femmes voilées de blanc, qui se penchent, silencieuses, pour nous regarder.
La cour, naturellement, est pavée de mosaïques et de marbre, avec, au milieu, une fontaine jaillissante. Elle est toute remplie, toute vibrante d'une musique exaltée, à la fois rapide et grave: voix humaines très hautes, accompagnées de cordes puissantes, de tambourins et de castagnettes de fer. Nous reconnaissons le même orchestre qui était l'autre jour chez le vizir de la guerre; c'est, du reste, un de ceux du sultan qui le prête pour nous faire honneur.
Il est étonnamment beau, le caïd El-Méchouar, notre hôte. La description du personnage de Mâtho, dans Salammbô: «Un Lybien colossal, etc...», lui conviendrait en tout point; d'une taille et d'une largeur surhumaines, avec des traits et des yeux admirables; une barbe déjà grise et une peau très foncée indiquant, malgré la régularité du profil, un mélange de sang noir. Du reste, la beauté est la principale condition exigée pour être caïd El-Méchouar; ce poste est presque toujours donné, paraît-il, à l'homme le plus superbe du Maroc.
Comme son collègue de la guerre, ce vizir ne se met pas à table avec nous, un bon musulman ne devant point manger avec des nazaréens. Il se contente de s'asseoir à l'ombre, près de la salle où notre couvert est dressé, et de veiller à ce que ses esclaves, ahuris par notre présence, nous apportent des montagnes de couscouss et de viandes.
Pendant le repas monstre, je fais face à la belle cour qui m'apparaît tout entière par la haute ogive dentelée de la porte. Les esclaves du Soudan, à grandes boucles d'oreilles et à bracelets, la traversent dans une incessante agitation, portant sur leur tête les plats gigantesques, surmontés de leurs toitures comme des pignons de tourelles. Les mosaïques des pavés étincellent de lumière. Çà et là, au milieu des hautes murailles, par les meurtrières percées, on voit confusément briller les yeux des femmes. Le mur du fond, qui se dresse en écran contre le soleil, est couronné de têtes voilées qui nous regardent. Et la musique, dans une exaltation extrême, répète, répète sans cesse, en les précipitant de plus en plus, les mêmes phrases monotones qui, à la longue, bercent, magnétisent, amènent une ivresse.
Deux heures de l'après-midi, l'ardeur du soleil.—Comme je pars demain, je me promène à cette heure brûlante, ayant mille choses à faire pendant cette dernière journée.
J'ai d'abord à aller dans la ville murée des juifs, où des vieux horriblement sordides, d'une laideur rusée et inquiétante, détiennent, au fond de leurs bouges, des bijoux anciens, des armes rares, des étoffes introuvables même au bazar, que j'ai envie de leur acheter.
Elle est très loin de chez moi, la ville des juifs; elle longe, en bande étroite, le côté sud de Fez-le-Neuf, et j'habite dans Fez-le-Vieux, d'où il me faut d'abord sortir.
Je suis à cheval, escorté d'un garde rouge.
Deux heures de l'après-midi, par une des journées les plus chaudes que nous ayons encore eues. Les vieux murs de terre semblent s'effriter sous le dévorant soleil, les vieilles lézardes des maisons semblent s'allonger et s'ouvrir. Les petites rues sont désertes, entre leurs deux rangées de ruines mortes, qui se chauffent et se fendillent. Les pavés, les vieux cailloux noirs, polis par les pieds nus ou les babouches de plusieurs générations arabes, montrent par places leurs têtes brillantes, entre les pailles desséchées et la poussière. Et il y a, sur toute la ville somnolente, cet accablement silencieux qui est particulier aux moments où le soleil éblouit et brûle.
Un peu d'ombre et de fraîcheur, en passant sous les triples portes très épaisses des remparts. Dans les recoins de ces portes, des barbiers sont installés par terre, en train de tondre des gens de la campagne, crépus, à l'air sauvage,—dont l'un tient par les cornes, pendant qu'on le rase, deux béliers noirs.—Et, dans un autre recoin, un praticien «tire du sang» à un berger (comme autrefois la saignée chez nous, cela guérit de tous les maux, et cela se fait derrière la nuque, en entaillant avec un rasoir jusqu'à l'os du crâne). Aujourd'hui, plus encore que de coutume, je me sens frappé de la sauvagerie de ces abords de Fez, de leur silence, de leur air de morne abandon...
Et, les portes franchies, tout de suite commence un brûlant désert sans routes, aujourd'hui sans un être humain, sans une caravane. Voici le lieu qui était si peuplé et si brillant le matin de notre pompeuse arrivée; on y entend à peine, à présent, la petite voix triste des sauterelles. Murs de la ville et murs du palais se dressent partout vers le ciel, dans une confusion grandiose, avec leurs créneaux, avec le hérissement de leurs pointes de pierre; tout droits, tout pareils, mornes et sombres depuis le bas jusqu'en haut, arrivant à produire une impression de beauté à force d'être gigantesques. Et rien à leurs pieds; de ce côté-ci de la ville, rien à l'entour, ni une maison, ni un arbre, ni une tente, ni un groupe humain: eux seuls, les murs, debout et immenses en stature verticale. L'implacable soleil d'aujourd'hui accentue leur vieillesse extrême, leurs lézardes, leurs crevasses; par place ils sont démantelés, ébréchés, et leur base est rongée.
Et d'autres enceintes complètement en ruine, d'une désolation infinie, partent de ces remparts, se ramifient, prolongent la ville dans la campagne déserte, puis finissent par se confondre avec les roches, les éboulements, les fondrières, tout le chaos de ce vieux sol fouillé et refouillé pendant des siècles. Le temps a couvert ces murs de lichens d'un jaune éclatant, qui font sur le gris foncé des pierres comme un semis de taches d'or; sous le bleu profond du ciel, l'ensemble est d'une nuance chaude et ardente, avec des chamarrures de brocart.
Dans la partie tout à fait croulante, dans les enceintes secondaires qui ne servent plus à rien, il y a des portes, de forme exquise comme toutes les portes arabes, et entourées de mosaïques visibles encore entre les plaques jaunes des lichens; elles donnent accès dans des espèces de préaux tristes, où l'on ne trouve que de l'herbe et des sauterelles.
Et, tandis que je contourne à cheval ces débris de remparts, sous le grand écrasant soleil, une de ces portes m'arrête comme la chose la plus délicieusement arabe que j'aie encore jamais vue, et la plus étrangement mélancolique: au milieu de cent mètres de monotone et formidable muraille, elle ouvre son ogive isolée, qu'encadrent des dessins mystérieux; et, à côté, un vieux dattier solitaire élève tout droit son bouquet de palmes jaunies...
A cent mètres plus loin, le camp du sultan m'apparaît: ses tentes font là-bas dans la campagne des amas ou des semis de choses très blanches, au milieu des terrains roux et des lointains bleus,—et je vois trembler dans l'air chaud toutes ces blancheurs. Il s'est considérablement augmenté depuis ma dernière visite. Au complet, il a, dit-on, six kilomètres de tour et contient trente mille hommes.
La tente du calife est au milieu, haute et immense. On ne voit que le mur de toile appelé tarabieh, qui lui sert d'enceinte, masquant tout (même à la guerre, la demeure du calife doit rester une chose cachée). Derrière ce mur, c'est, il paraît, toute une petite ville; outre le logement particulier du souverain et ses dépendances, il y a celui de l'enfant favori, du petit Abd-ul-Aziz; puis ceux d'un certain nombre de dames du harem désignées pour faire partie du voyage.
Dès que la tente du sultan sort des greniers du palais et commence à se monter en dehors des murs, la nouvelle s'en répand dans le Maroc entier, par les caravanes qui passent, et surtout par ces piétons rapides qui marchent nuit et jour à travers les montagnes ou les rivières pour porter des lettres et des nouvelles, faisant l'office de nos courriers. Toutes les tribus sont informées bientôt que le souverain va partir en guerre, et les rebelles se préparent à la résistance.
On sait que le sultan vit généralement six mois de l'année sous la tente, nomade par nature comme ses ancêtres d'Arabie, guerroyant sans cesse dans son propre empire contre ses tribus révoltées qui ne le reconnaissent que comme calife religieux, mais pas toujours comme souverain, et dont quelques-unes même (les Zemours par exemple et les peuplades du Riff) n'ont jamais été soumises.
Cette fois-ci, le sultan ne reviendra à Fez qu'au bout de quatre ans. Dans l'intervalle de ses razzias armées et de ses moissons de têtes, il se reposera dans ses deux autres capitales, Mékinez et Maroc, où il possède comme ici des palais et d'impénétrables jardins.
Du reste, depuis la semaine dernière, celles de ses femmes qui ne doivent pas faire partie de son train de voyage ont été expédiées en avant, à dos de mule et en trois étapes, dans les sérails murés de Mékinez...
... J'aurai toujours assez de temps à passer dans cette sordide ville des juifs, qui était cependant le but de ma promenade, et l'envie me vient de pousser une dernière pointe dans la montagne qui domine Fez-le-Vieux.
Par de petits sentiers de rochers, mon cheval y grimpe hardiment, avec des velléités de galop. Et très vite nous voici montés, respirant une brise plus vive et plus fraîche, qui passe sur des tapis de fleurs et les agite. De distance en distance, il y a des arbres dans des replis de terrain; dans des espèces de petites vallées, il y a des bouquets d'oliviers, à l'ombre desquels des bergers moricauds chantent des chansons pastorales à leurs chèvres dans le silence morne d'alentour. Surtout il y a des tombes, des tombes partout, des tombes bien antiques, parmi des herbages et des aloès. Il y a des koubas de saints, des ruines vénérées dont les portiques sveltes sont hantés par des peuplades d'oiseaux. Puis il y a le kiosque historique, qui fut bâti par un sultan d'autrefois et qui lui coûta le trône: les gens de Fez, toujours frondeurs, s'étant irrités de ce que, de là-haut, il voyait, le soir sur les terrasses, toutes leurs femmes.
Toutes les terrasses, en effet, m'apparaissent d'ici, milliers de promenoirs grisâtres, vides à cette heure d'éblouissant soleil. Je domine la ville sainte, ses longues lignes de murs délabrés, ses bastions, ses créneaux, ses minarets verts et ses rares palmiers. Deux ou trois groupes d'ânons et de chameaux, qui s'en vont à la file vers je ne sais quelle contrée du sud, animent seuls ses abords solitaires. Une lumière immense tombe, tombe à flots sur tout cela; il y a seulement quelques petits nuages ouatés, perdus çà et là dans le bleu sans fin du ciel.
Et aucun bruit ne monte de cette ville, sur laquelle plane toujours la même immobilité, la même torpeur...
Je m'en vais chez ces juifs, décidément, à la recherche des vieilles tentures et des vieilles armes. Comme dans notre Europe du moyen âge, ce sont eux qui détiennent non seulement l'or, les fortunes, mais aussi les pierreries, les bijoux anciens, dans leurs coffres, et aussi toutes sortes de vieilles choses précieuses que des vizirs, des caïds endettés, ont fini par laisser entre leurs mains. Et, avec cela, affectant des dehors de misère; dédaignés par les Arabes encore plus que par les chrétiens; vivant cachottiers, enfermés dans leur quartier étroit et obscur, craintifs et sans cesse en garde pour leur vie.
Redescendu de la lumineuse montagne où dorment, sous les fleurs, tant de saints et de derviches, je contourne longtemps les murs étonnamment vieux de Fez-le-Neuf—par des sentiers d'abord dénudés, puis bientôt verdoyants, ombreux, avec des mûriers, des peupliers qui ont encore leurs feuilles toutes petites et toutes fraîches d'avril; avec des ruisseaux clairs où trempent des joncs, des iris et de grands liserons blancs.
Les remparts des juifs sont aussi hauts et aussi crénelés que ceux des Arabes, leurs portes ogivales sont aussi grandes, avec les mêmes battants lourds bardés de fer. On ferme ces portes de bonne heure chaque soir; des gardes d'Israël, à l'air méfiant, se tiennent dans les embrasures, ne laissant passer personne de suspect; on sent qu'on vit dans cet antre en crainte perpétuelle des voisins, Arabes ou Berbères.
Et, devant leur entrée de ville, est le dépôt général des bêtes mortes (une galanterie qu'on leur fait): pour arriver chez eux, il faut passer entre des tas de chevaux morts, de chiens morts, de carcasses quelconques, qui pourrissent au soleil, répandant une odeur sans nom; ils n'ont pas le droit de les enlever,—et il y a grand concert de chacals le soir sous leurs murs.—Dans leurs rues étroites, étroites à ne pouvoir passer, ils n'ont pas le droit non plus d'enlever les immondices rejetées des maisons; pendant des mois s'entassent les os, les épluchures de légumes, les ordures, jusqu'à ce qu'il plaise à un édile arabe de les faire déblayer moyennant une grosse somme d'argent.—Dans ce quartier humide et obscur, il y a des puanteurs moisies tout à fait spéciales, et les visages des habitants sont tous blêmes.
Deux ou trois personnages postés à cette entrée de ville me regardent arriver, curieux de ce que je viens chercher chez eux, me dévisageant avec des yeux roués et cupides, flairant déjà quelques affaires à conclure; des figures chafouines, longues, étroites, blanchâtres; des nez minces qui n'en finissent plus, et des cheveux longs et rares,—en tire-bouchons épars, crassissant des robes noires qui collent aux épaules pointues...
Tant pis pour les étoffes précieuses et les vieilles armes. J'ai un regret d'aller m'enfouir dans ces bouges à moisissure, chez des êtres si laids, une veille de départ, un si beau dernier soir, quand le soleil dore si radieusement les tranquillités de la ville musulmane et de ses vieux murs grandioses.
Je tourne bride, à cette porte des Juifs, pour m'en aller du côté du palais du sultan. J'arriverai à l'heure où tous les grands personnages, de blanc vêtus, sortent après l'audience du soir, pour rentrer dans leurs demeures, à Fez-Bâli, et je verrai encore une fois ce défilé de figures d'un autre âge, dans le décor admirable des grandes cours murées et des grandes ruines.
De nouveau, voici ces abords du palais; les murs et les murs, tous droits, farouches et pareils. Voici les séries de cours lugubres, qui sont vides et grandes comme des champs de manœuvre, et qui paraissent presque étroites, tant sont élevées les murailles qui les ferment. Pour avoir le sentiment de leurs dimensions, il faut regarder les hommes, les rares fantômes blancs qui y passent, et qui y semblent étonnamment diminués.
Le soleil baisse déjà quand nous arrivons, mon garde et moi, dans la premières de ces enceintes; elle est déjà pleine d'ombre. Les hauts murs, les hauts murs sombres, masquant tout, font subitement baisser la lumière comme des écrans immenses; avec leurs alignements de pointes aiguës, ils ont l'aspect menaçant et cruel. Au milieu de la muraille du fond, la grande ogive qui mène plus avant dans ces repaires s'ouvre là-bas, flanquée de ses quatre tours carrées, qui montent tout d'une pièce, imposantes à la façon du donjon de Vincennes, avec quelque chose de plus méchant à cause de leur couronnement de pointes de pierre.
Le sol de cette cour est semé de cailloux, de débris quelconques, avec des trous, des ossements; deux ou trois chameaux s'y promènent en quête d'herbe rare, ayant l'air tout petits au pied de si hautes et grandes choses; perdu dans un coin, il y a aussi un campement de tentes blanches comme un village de pygmées;—et trois personnages drapés de burnous, qui sortent, là-bas, de l'obscurité de la grande porte, me paraissent lilliputiens. En l'air il y a les inévitables cigognes, qui traversent le carré vide découpé au ciel par les dents d'ombre des créneaux. Et des milliers, des milliers d'oiseaux, d'un noir luisant, sont plaqués en grappes contre les murs, se touchant tous, se poussant, grimpant les uns sur les autres, formant des taches grouillantes, comme ces couches épaisses de mouches qui s'abattent l'été sur les choses immondes.—Et tandis que je m'arrête pour regarder ces amoncellements de petites ailes et de petites griffes, les trois graves personnages qui arrivaient là-bas se sont rapprochés de moi: des vieillards qui sourient avec bonhomie et me donnent, sur ces oiseaux, des explications arabes que je ne comprends pas.—(Cette affabilité de passants quelconques pour un nazaréen inconnu n'est pas banale, en un tel pays; c'est mon excuse pour conter une si insignifiante aventure.)
Je me dirige vers cette porte du fond: elle me mènera dans une seconde enceinte, d'ordinaire plus animée, où se tiennent chaque jour les vizirs vêtus de blanc qui rendent la justice au peuple... Oh! ces portes arabes, variant à l'infini leurs dessins mystérieux,—comment dire le charme qu'il y a pour moi dans leur seul aspect, l'espèce de mélancolie religieuse, de rêverie de passé, qu'elles me causent toutes: isolées au milieu de murs attristants comme des murs de prison; ayant dans leur forme ogivale, ou festonnée, ou ronde, un je ne sais quoi indéfinissable qui demeure toujours le même, au milieu de la plus fantaisiste diversité; puis toujours encadrées de ces fines ornementations géométriques, dont l'élégance rare a quelque chose de sévère et d'idéalement pur, de mystique au suprême degré...
La nouvelle enceinte où cette porte me conduit, après une voûte obscure, est aussi grande, et imposante, et farouche que la première. Mais elle est, comme je m'y attendais, pleine de monde, et les abords en sont encombrés de chevaux, de mulets, sellés à fauteuils, que l'on tient en main. C'est qu'au fond, sous de vieilles ogives formant niches de pierre, les ministères fonctionnent, presque en plein vent, et avec très peu d'écrivains, très peu de papiers.
Sous l'un de ces arceaux se tient le vizir de la guerre. Sous l'autre, le vizir de la justice rend sur l'heure des jugements sans appel; autour de lui, des soldats, à grands coups de bâton, écartent la foule, et les accusés, les prévenus, les plaignants, les témoins, sans distinction aucune, lui sont amenés de la même façon, empoignés à la nuque par deux gardes athlétiques.
Ces parages étant réputés peu sûrs pour les nazaréens, je m'arrête à l'entrée pour ne pas amener de complications diplomatiques.
Du reste, à cette heure, c'est fini, comme je m'y attendais. L'un après l'autre, les vizirs, soutenus par des serviteurs, s'asseyent sur leurs mules pour s'en retourner chez eux. Barbes blanches, longs vêtements blancs, longs voiles blancs; ils montent des mules blanches à selle de drap rouge, chacune tenue par quatre esclaves tout de blanc vêtus, avec de hauts bonnets rouges. Et, tandis que la foule s'écarte, ils s'en vont au pas tranquille, superbes comme de vieux prophètes, le regard en rêve sombre, neigeux dans leur blancheur, sur le fond des grands remparts, des grandes ruines... D'ailleurs, le soleil baisse, et, comme chaque soir, un vent froid se lève sous le ciel subitement jauni, s'engouffre dans les hautes ogives, siffle sur les vieilles pierres...
Derrière les vizirs, je rentre aussi. Une dernière fois je veux voir les merveilles de ma terrasse à l'heure du saint Moghreb.
Là-haut, sur ma maison, c'est le même enchantement que chaque soir: la ville, tout en or jaune ou rose, les plus proches terrasses séparées de moi par une insaisissable vapeur bleuâtre, et les terrasses lointaines, les milliers de carrés de pierre en teintes irisées qui se dégradent, dévalant sur les collines, comme des choses éboulées, jusqu'à la ceinture des remparts et des jardins verts. Toutes les négresses esclaves sont là, à leurs postes, figures noires et souriantes, coiffées en mouchoirs clairs, blancs ou roses. Et aussi toutes mes belles voisines à haute hantouze, accoudées, étendues ou fièrement droites, très gracieuses de pose et très éclatantes de couleur, avec leurs larges ceintures cartonnées, leurs longues manches tombantes, et tout ce qui flotte derrière elles, de foulards d'or et de cheveux dénoués. Et une fois de plus, comme depuis des siècles et des siècles, la grande prière retentit encore en voix tristement prolongées, tandis que les neiges de l'Atlas s'éteignent sur le jaune pâli du ciel...
Après dîner, à la nuit, aux lanternes, je sors par extraordinaire, pour aller, avant l'heure où se ferment les portes des quartiers, dire adieu au ministre et à l'ambassade: ils doivent rester, eux, je ne sais combien de temps encore.
C'est au petit jour demain matin, que nous devons partir, le capitaine H. de V*** et moi. De la part du sultan, on nous a donné à chacun une tente, une mule choisie, une selle arabe; plus, une tente pour nos serviteurs, un caïd pour nous guider, huit mules et muletiers pour porter nos bibelots et nos bagages...
Aux lanternes aussi, je trouve l'ambassade installée comme d'habitude, dans le jardin d'orangers qui embaume, sous la véranda du vieux kiosque délicieux. Le ministre a bien reçu pour nous la lettre de mouna signée du sultan et scellée de son sceau, qui doit nous permettre le passage chez les différentes tribus et nous donner l'indispensable droit de rançon. Mais, malgré les démarches qu'il a bien voulu faire, il n'a pu encore obtenir la lettre pour les chefs de la ville de Mékinez, ni le permis pour visiter là-bas les «jardins d'Aguedal».—Ce n'est pas mauvaise volonté assurément, c'est lenteur, inertie; le grand vizir s'y est pris trop tard, paraît-il, pour avoir la signature du sultan avant l'heure de la prière; il a promis que dès demain matin tout serait paraphé, en règle, et que, si nous étions déjà en route, des cavaliers courraient à notre poursuite, jusqu'à Mékinez au besoin, pour nous le porter, avec des cadeaux qu'on nous destine. Mais nous n'y croyons guère, et c'est un désappointement.
Nos compagnons de voyage, qui restent à Fez, regrettent un peu de ne pouvoir partir avec nous. Leur séjour paraît devoir se prolonger bien au delà de leur attente:—Il y a mille affaires compliquées à régler, qui n'en finissent pas; des brouillaminis remontant à plusieurs années, des créances juives impossibles à faire rentrer... Avec ce peuple, rien n'aboutit. Le sultan est presque toujours invisible, retranché comme une idole dans son palais impénétrable. Et les vizirs temporisent, ce qui est la grande force de la diplomatie musulmane. Et puis le ramadan approche, pendant lequel on ne peut plus rien faire; on commence à en sentir l'influence. Ce n'est d'ailleurs que le matin de très bonne heure qu'on peut traiter quelques questions, avec force périphrases orientales: le midi étant réservé aux prières et au sommeil,—et le soir, aux affaires intérieures. Puis aussi un des plus importants personnages politiques vient d'être mordu au bras par une de ses nombreuses femmes blanches, jalouse d'une de ses nombreuses femmes noires: il est alité et c'est encore un retard.
Nous qui allons partir, on nous charge de commissions pour Tanger; pour le monde moderne et vivant, dont on se sent bien séparé ici. Ceux qui restent sont déjà pris, il est facile de le voir, de cette espèce de mal particulier, de cette envie de s'en aller qui est très connue; qui, paraît-il, atteint infailliblement les ambassades au bout d'une quinzaine de jours passés à Fez; et qui d'ailleurs est un moyen politique sur lequel les diplomates arabes sont habitués à compter. Moi qui resterais si volontiers, je m'explique cependant ce sentiment-là, car j'ai déjà éprouvé par instants l'oppression de l'Islam...
XXXII
Dimanche 28 avril.
L'aube est bien grise pour une matinée de départ.
Éveillé au petit jour, dans ma très vieille maison, je regarde avec inquiétude le carré de ciel assombri qui paraît par l'ouverture béante de mon toit: c'est la pluie menaçante.
Autour de moi, il n'y a plus ni tapis, ni tentures, plus trace de mon installation éphémère; tout est enlevé, emballé; l'air de vétusté et de délabrement misérable est de nouveau partout.
Il est convenu avec le capitaine H. de V*** que nous devons voyager en burnous, pour moins éveiller l'attention des tribus en passant. Or ma garde-robe indigène n'étant pas extrêmement bien montée, j'ai fait laver hier, en prévision de la route, mes longues chemises flottantes, mes longues faradjias blanches, et elles ont passé la nuit tendues sur ma terrasse, pour sécher.
Je monte les chercher là-haut, au petit jour pâle, m'amusant de ce détail qui m'identifie un instant à l'existence d'un vrai Arabe pauvre en préparatifs de voyage.
Elles sont encore très humides, mes faradjias, me donnant, quand je les mets, une impression de grand froid.
Du haut de mon toit, je puis juger que le temps est gris uniformément, gris tout d'une pièce. Un profond silence, très triste, très solennel, pèse encore à cette heure matinale sur la ville à peine éclairée. Je dis un adieu pour toujours à toutes les terrasses environnantes, qui sont vides et funèbres; un adieu à tous les vieux murs en ruine d'alentour, derrière lesquels mes voisines dorment encore y compris la belle révoltée, dont je ne saurai plus jamais rien.
A cinq heures, ma mule sellée arrive à ma porte, menée par un soldat du sultan. Il fait noir dans la rue profonde. Je dois rejoindre H. de V*** et nos muletiers et nos bagages, à la sortie de la ville, assez loin de chez moi. Pour la dernière fois donc, je chemine dans le dédale des petites rues obscures de Fez, au milieu d'une foule compacte de bœufs (les troupeaux que l'on rentre la nuit de peur des pillards et des bêtes fauves, et que l'on fait sortir dans les pâturages aux premières heures du jour).
Sorti, par les hautes ogives noires, de l'enceinte de Fez-le-Vieux, je longe à présent les remparts antiques de Fez-le-Neuf. Tristesse des hautes murailles, tristesse des fondrières, tristesse des ruines, tout cela s'augmente, ce matin, du demi-jour gris et du silence. Je n'entends autour de moi que le trottinement des troupeaux de bœufs qui m'entourent; leurs naseaux soufflent des buées blanchâtres. Les bergers qui les mènent, capuchon baissé, sont drapés dans des loques grises, terreuses, comme des morts.
Voici les portes sombres du palais; il en sort à la file une centaine d'esclaves noirs, portant sur la tête ces tourelles en sparterie qui recèlent toujours des plats gigantesques, et une odeur de couscouss tout chaud se répand sur leur passage dans l'air frais. C'est qu'aujourd'hui est une grande fête musulmane précédant les jeûnes du ramadan, quelque chose comme notre mardi gras, et il est d'usage à cette occasion-là que le sultan envoie à tous les dignitaires de la ville un plat préparé dans ses cuisines.
Le capitaine H. de V*** est au rendez-vous, à la porte de Fez-le-Neuf, suivi de nos mules, de nos tentes, de notre très petite escorte. Et presque tous nos compagnons de l'ambassade sont là aussi, montés à cheval de bon matin, pour nous reconduire jusque dans la campagne.
En dehors des murs, nous saluons en passant le camp du sultan et sa haute tente fermée. Sous le ciel gris nous nous mettons en route, par ces espèces de sentes irrégulières qu'ont tracées à la longue les piétinements des caravanes. Des teintes tristes partout, accentuant la désolation grandiose de ces abords de la ville. Un brouillard très bas traîne sur l'immense plaine d'orges, infiniment verte, et cette plaine semble aboutir de tous côtés à de l'obscurité confuse, à de l'opacité noire qui monte vers le ciel, et qui est faite de grandes montagnes noyées dans les nuages.
Fez s'éloigne sur ces mêmes fonds sombres, prend ces mêmes aspects sinistres qui nous étaient restés dans la mémoire depuis sa première apparition au matin de notre arrivée. En nous retournant, longtemps nous pouvons voir encore, au pied de ses murailles presque noires, les rangées de petits cônes blancs comme neige qui sont le camp du très saint calife...
Des teintes tristes partout; les passants enveloppés de laine, les chameaux, les ânons, tout ce qui fait le va-et-vient entre les deux villes par ce même et unique sentier a des couleurs terreuses, brunâtres ou grises. Çà et là nous rencontrons de petits campements bédouins, aux tentes également brunes comme la terre, d'où sortent des fumées qui montent tout droit sur le gris foncé des lointains. Et en haut, tout en haut, «l'alouette légère», invisible dans la brume, chante sa chanson matinale, au-dessus des orges vertes, à pleine voix, comme en France.
A la première m'safa, nos amis français nous quittent avec des souhaits de bon voyage, pour rentrera Fez. Et nous continuons, seuls pour plusieurs jours, avec notre petite escorte d'Arabes.
Entre Fez et Mékinez, il y a treize m'safa, c'est-à-dire treize étapes, jalonnées chacune par un puits d'eau buvable, qui s'ouvre, sans le moindre rebord, au milieu des sentiers. On fait généralement la route en deux jours, ou quelquefois en trois, pour les dames du sérail. Mais nous comptons bien arriver ce soir, et même de bonne heure, avec nos mules choisies et toutes fraîches.
Bientôt les champs cultivés finissent. Alors commence une plaine de fenouils, immense, illimitée; fenouils géants d'Afrique, dont les tiges à fleurs ont deux ou trois mètres de haut, sont grandes comme des arbres; on dirait que nous entrons dans une forêt jaune, prolongée de tous côtés, jusqu'à ces lointains obstinément noirs, opaques, emprisonnants, qui sont toujours ces montagnes chargées des mêmes nuages.
Et tout le long des petits sentiers à peine tracés, nous frôlons ces fenouils; ils nous dominent, nous caressent de leurs fraîches feuilles, aussi fines et frisées que les plumes des marabouts; nous sommes enfouis dans leurs réseaux très légers jaunes et verts, nous disparaissons dessous, respirant à l'excès leur odeur.
En l'air continuent de chanter éperdument les alouettes joyeuses, planant haut, invisibles dans le brouillard gris. Et de loin en loin, de lieue en lieue peut-être, un grand palmier isolé se dresse au-dessus de ce bocage uniforme et désert.
Quatre heures durant, nous marchons dans ces fenouils légers. Quelquefois, en avant de nous, dans le sentier toujours enfoui sous ces épaisseurs de fin duvet vert, nous entendons un frôlement qui n'est pas le nôtre, et alors émergent, d'entre les masses de feuilles ténues, des troupeaux qui nous croisent, ou des files de gens en burnous qui viennent de Mékinez, ou des caravanes. Toujours très drôle de croiser des chameaux, surtout dans un lieu étroit: on se figure être encore loin d'eux; loin des hautes pattes, de la masse centrale du corps, que la tête est déjà sur vous, à l'extrémité du cou ondulé qui s'allonge, et cette tête vous dévisage de tout près, avec une expression de dédain ennuyé; ils marquent un temps d'arrêt pour mieux voir, puis, se détournant encore, reprennent leur allure toujours silencieuse et lente. Ils sentent une odeur indéfinissable, douce et fade, qui tient le milieu entre la puanteur et le parfum; ils en laissent une traînée derrière eux, longtemps encore après qu'ils sont passés.
Nous faisons ce trajet de retour sur des mules,—ce qui semble moins noble que d'être à cheval comme nous étions venus, mais ce qui est la seule manière vraiment pratique et vraiment arabe de voyager au Maroc. Et puis cela nous permet de ne pas perdre de vue un instant nos tentes et nos bagages, qui suivent au même pas, à la même allure, sur des bêtes de même espèce. Nous n'avons pas comme au départ une escorte pompeuse, trois ou quatre cents cavaliers et des gardes échelonnés sur la route. Nous marchons en file serrée, en tout petit cortège d'une douzaine d'hommes et d'autant de bêtes, et il nous faut veiller nous-mêmes à tout, un peu perdus que nous sommes au milieu de telles étendues désertes.
Nos selles, garnies de drap rouge, sont très larges, très dures, et, tandis que nos mules vont leur pas incessant, rapide, infatigable, nous apprenons tout de suite à prendre là-dessus, comme des Marocains, toutes les poses de route connues: à califourchon, assis, étendus, ou les jambes croisées le long du cou de la bête. De temps à autre, nos muletiers nous content des histoires de brigands, nous indiquent les points où l'on a détroussé ou assassiné des voyageurs; le reste du jour, ils chantent des petits airs étranges, en se faisant une voix flûtée et grêle qui tient de la sauterelle ou de l'oiseau,—et leur petite musique monotone s'harmonise mélancoliquement avec le grand silence des solitudes.
Après ces quatre heures passées dans les fenouils, nous arrivons au bord d'une gigantesque crevasse qui serpente dans le pays: un ravin, un gouffre au fond duquel roule un torrent. Nous le longeons, en remontant le cours des eaux, jusqu'à une cascade en amont de laquelle le torrent n'est plus qu'une rivière empressée de courir. C'est l'oued Mahouda. Juste au-dessus de la bruyante cascade qui, d'un premier saut, tombe de trente mètres dans le vide, nous franchissons cet oued, à un gué dangereux et profond, en relevant les jambes sur le cou de nos mules, qui sont jusqu'à mi-corps dans l'eau agitée et bruissante.
Ce gué marque la moitié du chemin entre les deux saintes villes. Il est très fréquenté par les voyageurs marocains.
Nous faisons sur l'autre rive une halte fort longue, tandis qu'un nos Arabes continue sa route sur Mékinez afin de prévenir le pacha de notre arrivée, comme il convient pour des voyageurs de qualité que nous sommes.
Le lieu de notre halte est juste au-dessous de la bruyante cascade, dominant d'un côté le gué où des caravanes passent, de l'autre la crevasse où se jettent et bouillonnent les eaux furieuses. Le pays d'alentour est partout d'un vert de printemps, et les parois du ravin sont toutes roses de liserons, en guirlandes retombantes. Les nuées grises sont remontées, voilant toujours le ciel, mais laissant les lointains terrestres dégagés et limpides.
En plus des voyageurs, cavaliers ou piétons, qui de temps à autre passent le gué, arrive toute une tribu nomade, gens, bêtes et tentes. Les femmes de ce douar, qui passent les dernières, se troussent avec une naïve impudeur, montrant jusqu'aux reins leurs belles jambes de statues, un peu fauves, un peu tatouées par endroits; mais elles gardent le visage voilé, chastement.
Nous repartons. Une région de montagnes et de rochers vient d'abord. Puis un nouveau gué, dans un décor d'une étrangeté tout à fait à part: c'est en face d'une plaine infiniment déserte, et au pied d'un amas de roches sur lesquelles sont assis, isolément, des vieillards immobiles comme des termes, qui ne font aucune attention à nous, qui semblent être de mystiques solitaires absorbés dans des contemplations.
Ensuite, quatre heures de régions absolument sauvages, déserts de palmiers nains et d'asphodèles comme nous en avons déjà tant traversés pour venir. Souvent nous nous retournons, afin de nous compter, afin de voir si aucun de nos muletiers, si aucune de nos mules de charge ne manque à l'appel, très incertains que nous sommes encore de la fidélité de nos gens. Et là, dans cette plaine unie où la végétation est courte, notre caravane serrée, marchant en bon ordre, est facile à embrasser d'un seul coup d'œil, paraît même bien petite, bien isolée, bien perdue.
Le premier, ouvrant la marche, chemine gravement le caïd responsable de nos têtes: un vieillard, en cafetan de drap rose sous un transparent de blanche mousseline; ses yeux sont éteints, sont morts; sa figure accentuée et dure semble taillée à grands coups de hache dans de la pierre brune, et sa barbe blanche est comme un lichen sur une ruine; il est droit, inexpressif, majestueusement momifié sur sa bête blanche, portant en travers sur sa selle son très long fusil de cuivre.
Mékinez!... Mékinez paraît au bout de la plaine désolée... Mais si loin encore! On comprend qu'on ne l'aperçoit que grâce aux lignes unies du terrain et à la très grande pureté de l'air. C'est une petite bande noirâtre, les murailles sans doute, au-dessus de laquelle se hérissent, à peine visibles, minces comme des fils, les tours des mosquées.
Longtemps nous marchons encore, jusqu'à un point où la vue nous est masquée par de vieux murs croulants, qui semblent enfermer d'immenses parcs. C'est la banlieue. Par une brèche, nous franchissons ces enceintes; alors nous sommes dans une région d'oliviers, plantés régulièrement en quinconces, sur un de ces sols d'herbe très fine et de mousse, comme on n'en rencontre que dans les lieux depuis longtemps tranquilles, non foulés par les hommes; ces oliviers, du reste, sont à bout de sève, mourants, couverts d'une espèce de moisissure, de maladie de vieillesse, qui rend leur feuillage tout noir, comme s'il était enfumé. Et les enceintes se succèdent, toujours en ruines, enfermant ces mêmes fantômes d'arbres alignés en tous sens à perte de vue. On dirait des séries de parcs abandonnés depuis des siècles, des promenades pour des morts.
Aussi sommes-nous surpris un peu étrangement d'apercevoir au passage, dans une de ces allées funèbres, un groupe de ces petits burnous d'éclatantes couleurs, verts, orangés, bleus ou rouges, qui indiquent des enfants en toilette parée... Derrière eux, des voiles blancs de femmes entourent une fumée grise, qui monte du sol vers les branches... Nos Arabes nous expliquent que c'est jour annuel de grande fête et de dînette sur l'herbe pour les écoliers de Mékinez: ils sont là aujourd'hui en partie de campagne, tous dans leurs beaux habits; ces voiles blancs aperçus au fond du tableau représentent les mères qui les ont accompagnés; cette fumée est celle du souper champêtre qu'on vient de leur préparer sur la mousse; et à présent leur dînette est finie; ils vont repartir, pour être rentrés dans la ville avant la tombée de la nuit.
Je crois que c'est une des choses les plus imprévues, les plus charmantes et aussi les plus mélancoliques que j'aie rencontrées au cours de mon voyage, cette fête enfantine, l'éclat de ces petits burnous aux nuances orientales, s'agitant sur l'herbe fine et rase de ce parc désolé.
Au sortir de ces murs et de ces oliviers, tout à coup Mékinez reparaît, très rapprochée, très près de nous, et d'aspect immense, couronnant de sa grande ombre une suite de collines derrière lesquelles le soleil se couche. Nous ne sommes plus séparés de la ville que par un ravin de verdure, fouillis de peupliers, de mûriers, d'orangers, d'arbres quelconques à l'abandon, qui ont tous leurs teintes fraîches d'avril. Très haut, sur le ciel jauni, se profilent les lignes des remparts superposés, les innombrables terrasses, les minarets, les tours des mosquées, les formidables casbahs crénelées, et, au dessus de plusieurs enceintes de forteresse, le toit en faïence verte du palais du sultan. C'est encore plus imposant que Fez et plus solennel. Mais ce n'est qu'un grand fantôme de ville, un amas de ruines et de décombres, où habitent à peine cinq ou six mille âmes, Arabes, Berbères ou juifs.
Depuis la halte prolongée de midi, nos gens nous disaient que nous arriverions pour l'heure du Moghreb.—Et en effet, juste comme nous paraissons, le drapeau blanc de la prière se hisse à tous les minarets;—le Allah ak'bar!... retentit en clameur d'épouvante sur toute l'étendue de la ville sainte, jusque sur les campagnes mortes d'alentour... Et, à travers ces longs cris lugubres, cet Allah, que ces hommes implorent, nous paraît en ce moment si grand et si terrible, que nous voudrions nous prosterner nous aussi sur la terre, à l'appel des Mouedzen, devant sa sombre éternité...
Le cavalier que nous avions envoyé en estafette revient au-devant de nous, ayant vu le pacha, ayant reçu ses ordres pour le lieu de notre campement où il va nous conduire: ce sera en dehors des murs, naturellement.
A la suite de ce guide, nous franchissons le ravin vert, le délicieux fouillis d'arbres qui nous sépare de la ville. Puis, longtemps, longtemps, nous contournons, sans entrer, les vieux remparts à créneaux; ils ont cinquante ou soixante pieds de hauteur, et ils sont tout rongés par la base, tout lézardés, tout caducs. Dans l'espèce de sentier de ronde que nous suivons, personne ne passe; tout au plus rencontrons-nous trois ou quatre mendiants, effondrés comme des cadavres dans des coins de bastions; hideux et effrayants sous des burnous en guenilles; pouilleux couverts de gales écorchées, de je ne sais quelles lèpres. Par terre, il y a des bêtes mortes à moitié dévorées, le ventre ouvert en grand bâillement de vertèbres, mulets, chevaux ou chameaux; et des ossements partout, éparpillés par les chacals, et des tas de détritus et de pourritures.
Enfin, à cinq cents mètres d'une porte, dans un terrain nu et désert, semé de ruines, de trous, de pierres éboulées, on nous arrête:—nous sommes arrivés au lieu assigné pour notre demeure.
C'est au pied d'une de ces murailles géantes qui, ici comme à Fez, s'en vont se perdre dans la campagne, sans qu'on puisse comprendre quelle a été jadis leur raison d'être. Et là, bien vite, nous faisons monter nos maisonnettes de toile, au crépuscule jaunâtre, tandis que quelques gouttes de pluie commencent à tomber de gros nuages subitement répandus dans le ciel.
L'écrasante muraille à laquelle nous adossons notre petit camp est percée d'une série de hauts portiques, les uns à moitié bouchés en maçonnerie, les autres béants sur la campagne noire et peu sûre. Et cette muraille s'en va là-bas, là-bas, en suivant une pente ascendante, jusqu'aux remparts de Mékinez, jusqu'à la porte la plus proche, qui est, paraît-il, une des principales entrées de la ville. Aucune route ne mène à cette porte, cela va sans dire; personne n'y entre, personne n'en sort; rien ne semble vivre, et, depuis cette grande prière de tout à l'heure, nous n'entendons aucun mouvement, aucun bruit, pas plus que si tout n'était alentour que décombres abandonnés.
Elle est extrême, la mélancolie de ce bout de remparts que l'on aperçoit d'ici, couronnant une hauteur, avec un vieux minaret au-dessus;—la mélancolie de cette porte de ville qui, comme une découpure noire, encadre dans son ogive pointue un petit morceau jaune du ciel encore lumineux...
Ce bout de rempart, ce minaret et cette ogive, c'est tout ce que nous voyons ce soir de Mékinez, la ville sainte...
Il y a près de notre camp deux fontaines en maçonnerie, extrêmement antiques, avec des bassins pour faire boire les chameaux. Pendant que la nuit tombe tout à fait, nous allons, à la lueur d'une lanterne, y faire provision d'eau fraîche; elles sont ornées de délicieuses arabesques festonnées, qui s'en vont en poussière...
... Arrive, monté sur un beau cheval, et précédé d'un grand fanal ajouré, le fils du pacha de la ville. C'est pour nous souhaiter la bienvenue et nous présenter les excuses de son père: il est absent, ce vieux saint personnage; depuis deux mois, à la tête de ses cavaliers, il combat contre les terribles Zemours, qui désolent la contrée.
Lui, le fils, est très jeune, très aimable; il nous annonce une mouna abondante, des couscouss tout chauds qu'il va nous envoyer—et aussi des soldats pour nous garder jusqu'au jour. D'abord voici deux petits ânons qui le suivent, chargés, l'un de charbon de bois, l'autre de branchages, pour nous faire cuire des poulets sur l'herbe.
Il reste assis sous notre tente, nous contant des histoires.—Cette muraille, au pied de laquelle nous sommes, il ne peut pas trop nous dire à quoi elle a servi jadis; il sait seulement que Mouley-Ismaïl, le sultan cruel, la fit construire, il y a trois cents ans.—Du reste, la belle époque de Mékinez remonte à ce Mouley-Ismaïl, qui fut le plus glorieux sultan du Maroc.
Après le jeune pacha, un juif vient aussi nous visiter, dans la nuit déjà très noire, précédé d'une escorte et d'un grand fanal. Malgré sa robe brune toute simple, il est, nous dit-on, le plus riche de la ville. Sa figure est, d'ailleurs, distinguée, régulière et extrêmement douce. Il avait été, depuis quelques jours, averti de notre arrivée par un courrier d'un de ses coreligionnaires de Tanger, M. Benchimol, qui, durant tout le voyage de la mission, s'est montré pour chacun de nous d'une inépuisable obligeance,—et il vient très courtoisement se mettre à notre disposition. Nous lui promettons pour demain notre visite, et, en hâte, il s'en retourne, de peur de trouver fermées les vieilles portes des remparts.
Autour de nos tentes, le sol est inégal, exfolié, comme aux abords des villes très anciennes; il y a des entrées de souterrains, des crevasses; surtout il y a des bosses de gazon assez singulières, donnant à réfléchir. Il faut mille précautions pour faire seulement deux pas hors de chez soi, dans l'obscurité. Les chacals, les chouettes, tous les habitants à voix lugubre des cavernes et des vieux murs d'alentour nous donnent les uns après les autres un avis de présence, par quelque cri isolé qui semble un petit appel de la mort. Et la pluie tombe, comme si, aux abords de notre camp, tout n'était déjà pas suffisamment triste.
Huit heures et demie... Neuf heures... Nos deux visiteurs sont depuis longtemps repartis, et rien n'arrive de ce qu'on devait nous envoyer, ni mouna, ni soldats de garde.—Sans doute Mékinez a fermé ses portes, par crainte des détrousseurs, et nous a oubliés dehors, à la merci de toutes sortes de gens et d'aventures. Et vraiment nous trouvons qu'il y a beaucoup de noir et de silence entassés autour de nos petites maisonnettes de toile, sous ce ciel couvert qui fait la nuit doublement obscure, et près des murailles de cette étrange ville morte...
Enfin, enfin, des fanaux brillent dans le lointain, sortis sans doute de la porte qui est là-haut découpée dans les remparts, et ils descendent vers nous, par l'espèce d'avenue irrégulière et bossuée où bâillent des cavernes; c'est notre mouna qui nous vient, toujours lente et grave: des couscouss au lait et au sucre; un mouton en vie et plusieurs poulets dans des cages... Nous aurions bien envie de renvoyer ces pauvres bêtes, mais cela nous poserait tout à fait mal; il faut les livrer au couteau et à la voracité de nos gens d'escorte.
D'autres fanaux encore apparaissent sur la hauteur, et descendent vers nous: une troupe armée, jouant du tambourin. Ce sont les soldats qui viennent pour nous garder jusqu'au lever du jour; et, à voir comme ils sont nombreux—au moins quatre-vingts—on peut juger que le jeune pacha est bien prudent, ou que le lieu a bien mauvais renom.
Ils s'asseyent en cercle, autour de nos tentes, sur l'herbe suspecte ou sur les vagues choses noires, et commencent à chanter pour se tenir en éveil, en se faisant face deux à deux. Ils chanteront jusqu'au matin; c'est l'usage pour tous les gardes nocturnes qui font consciencieusement leur service, et il faudra nous arranger pour dormir comme nous pourrons au milieu de ce chœur sauvage qui n'aura jamais de trêve.
Vers minuit, leur musique tourne à un charivari tout à fait irrévérencieux. De garder des «nazaréens», cela les a mis en gaieté moqueuse; ils ne chantent plus, ils imitent toutes les bêtes du Maroc: des cris de chien, des cris de chameau, des cris de poule qui pond, ou même des hurlements de pure fantaisie. Alors je me lève, très furieux. A tâtons je m'en vais réveiller sous sa tente le vieux caïd responsable, et, ensemble, lui portant un fanal, moi une cravache, nous faisons le tour des gardes, avec force menaces de corrections immédiates, de plaintes au pacha, de bastonnade, de prison même. Le silence se fait, docilement...
Une heure du matin.—Une seconde mouna nous est apportée, plus pompeuse que la première: d'immenses couscouss de dessert, des pyramides de gâteaux, des mannequins d'oranges, du thé et des pains de sucre: le jeune pacha a tenu à faire bien les choses. Nos gens d'escorte se relèvent, pour recommencer une fête à tout casser, et nous finissons par nous endormir...
XXXIII
A MÉKINEZ
Lundi matin 29 avril.
En nous éveillant sous le ciel sombre, nous nous apercevons que nous étions campés dans un cimetière: le cimetière des pauvres, probablement; pas de pierres tombales, mais des bosses de gazon éparses autour de nous, les unes très anciennes, les autres encore fraîches. Et nous avons dormi sur ces morts.
Pas plus de mouvement qu'hier, aux abords de cette ville; sur la hauteur là-bas, dans la grande ogive d'entrée qui s'ouvre au milieu des remparts, rien de vivant ne se montre, et le morne désert commence tout de suite, au pied des longs murs.
Vers huit heures, cependant, apparaissent trois ou quatre juifs, reconnaissables de loin à leurs robes noires; sortis de cette porte, les voici qui descendent vers notre camp par les terrains grisâtres, exfoliés et semés de pierres. C'est pour nous offrir des bijoux, des broderies d'autrefois, qu'ils déballent par terre, sur l'herbe humide, parmi les piquets et les cordes de nos tentes.
Neuf heures.—Un cavalier tout poussiéreux, qui semble avoir couru grand train, nous arrive de Fez; il nous apporte ce que nous attendions pour pénétrer dans la sainte ville: des lettres du sultan adressées au pacha et aux aminns, nous donnant le droit de circuler et de visiter les jardins mystérieux d'Aguedal.
Alors nous faisons seller nos mules et, par l'espèce d'avenue grise, nous montons vers cette grande porte qui depuis hier attirait nos yeux.
Passant enfin sous la haute ogive encadrée d'arabesques et de faïences, nous faisons notre entrée dans Mékinez.
D'abord des fondrières, des ruines; d'autres remparts, d'autres enceintes, d'autres portes croulantes, démolies, images de la désolation et de la vétusté dernières. Quelques rares habitants, plaqués dans des recoins de murs et vêtus de burnous de la même couleur que les pierres, nous regardent entrer avec une expression de vague méfiance.
Des rues plus larges, plus droites qu'à Fez; l'aspect d'une ville plus majestueuse, mais plus délabrée encore et plus ensevelie. De grandes mosquées grises, des minarets immenses, dominent les places désertes. Et sur toutes les terrasses, sur tous les murs lézardés, sur tous les couronnements de portes, poussent de hautes herbes et des fleurs sauvages, résédas et pâquerettes, en jardins touffus ou en guirlandes retombantes; tout un parterre de fleurs blanches et jaunes recouvre l'ensemble de ces ruines.
Par de petites ruelles voûtées qui descendent, nous nous faisons conduire chez le jeune pacha, pour lui remettre la lettre du sultan, qui est le «sésame» nous donnant accès dans cette ville. Aux abords de sa maison, les murs ne sont plus décrépits, mais recouverts de chaux absolument immaculée, et les plantes sauvages ne garnissent plus les toits. Plusieurs graves personnages sont assis là sur des pierres, attendant une audience; ils sont drapés tous dans ces blanches mousselines de laine que retiennent des cordelières de soie et qui voilent des robes de dessous en drap bleu ou rose.
Le jeune pacha nous reçoit au seuil de sa porte; en murmurant une bénédiction pieuse, il baise d'abord le sceau du sultan sur la lettre que nous lui présentons; puis il la lit et se met à nos ordres pour nous mener à ces jardins d'Aguedal, que lui seul a le droit de faire ouvrir. Quand voulons-nous nous mettre en route?—Nous répondons: «Tout de suite,» n'ayant pas de temps à perdre,—et, sur un signe, on court lui chercher son cheval.
Presque aussitôt on l'amène, au galop, tenu en main par deux esclaves noirs, rétif et superbe dans la petite rue étroite où ses coups de pied font voler la chaux des murs. Il est blanc, à longue queue traînante. La selle et la bride, en soie vert d'eau, sont brodées d'or.
A la suite du jeune pacha, nous nous enfonçons dans la ville morte, dans les débris de Mékinez, qu'il nous faudra traverser dans toute sa longueur, le palais et les jardins du sultan étant très loin, du côté opposé.—Les rares passants s'inclinent devant le jeune chef, ou s'avancent pour baiser le bas de ses burnous.
Toujours des enceintes nouvelles, de formidables remparts à créneaux, puis des espaces vides, des ruines dont le plan est incompréhensible.—Murailles toutes sapées par la base, tenant debout on ne sait comme, mais gardant un air imposant quand même, et farouche, avec leurs proportions excessives et leurs hauts bastions crénelés.
Vers le centre, nous arrivons en face d'une muraille plus grande encore que toutes les autres, infiniment haute et longue, dont les bastions carrés s'alignent en perspective fuyante, imitant les «sept tours» de Stamboul; elle forme une autre ville dans la ville, plus murée, plus impénétrable. Nous sommes là sur une sorte d'esplanade, d'où l'on domine des lointains tranquillement tristes, des séries de murs lézardés, de minarets morts, de terrasses vides. Autour de nous, cependant, il y a un peu plus de monde: des gens encapuchonnés de burnous couleur de pierre;—et un groupe de femmes juives non voilées, toutes pailletées d'or sur velours bleu et rouge, qui sont comme d'extraordinaires poupées éclatantes sur l'uniformité de ces gris neutres. Et à ce moment, du bout d'une rue déserte, nous voyons de loin arriver des cavaliers qui semblent fatigués d'une longue route,—et qui nous font des signes, nous crient de nous arrêter, accourent à nous...
Ah! ce sont nos cadeaux, les cadeaux que le sultan nous envoie!!! Qu'Allah soit loué, nous n'y comptions certainement plus.
Pour le gouverneur d'Algérie, il y a un beau cheval pommelé, que nous serons chargés de lui conduire; et pour nous, une énorme caisse clouée, la charge d'une mule. Nous renvoyons ces cavaliers à notre camp, en dehors des remparts, où nous retournerons tout à l'heure pour déballer ces choses précieuses. Mais on a fait cercle autour de nous, le bruit de ces présents du souverain s'est répandu sur la place, et voici maintenant qu'on nous considère avec respect comme de grands chefs.
Plus tard, dans très longtemps, dans l'avenir crépusculaire, quand je reverrai chez moi ces cadeaux du calife, qui sait si je me rappellerai jusqu'à la fin au milieu de quel décor étrange et lumineux ils me sont apparus un jour, sur cette place de Mékinez, devant le palais désert de Mouley-Ismaïl, le sultan cruel...
Nous dirigeant vers les jardins d'Aguedal, nous contournons toujours la funèbre muraille grise, qui pointe là-haut ses créneaux aigus vers le ciel bleu. A présent, nous sommes sur une autre place, la plus grande et la plus centrale de Mékinez, qu'entourent des minarets et de vieilles maisons sans fenêtres, recouvertes de chaux blanche. Et ici, dans la monotone muraille que nous longeons depuis si longtemps, une merveilleuse porte de palais, toute brodée de mosaïques, s'ouvre, comme une surprise, attestant que ce lieu, aux aspects effroyables de prison, a été le repaire d'un sultan magnifique, raffiné comme un artiste dans son luxe rare. Et devant cette porte, au milieu d'un large rayon de soleil qui tombe et dessine à terre les dentelures noires des créneaux, s'agite un groupe de cavaliers invraisemblables, qui paraissent tout petits sur leurs chevaux à selles de velours, qui rient gaiement avec des voix enfantines, et dont les burnous, au lieu d'être blancs comme c'est l'usage pour les hommes, sont de toutes les nuances connues, les plus vives et les plus fraîches: c'est une troupe d'écoliers qui continuent la fête d'hier, ce sont des petits aminns, des petits pachas, en beaux costumes, montés sur les selles de gala de leurs pères; c'est une joyeuse cavalcade d'enfants qui s'organise au milieu de ces ruines, admirable de couleur dans ce rayon de soleil, sur le fond écrasant et sombre de ces murailles de palais. Et je crois que ce tableau inattendu, dépassant encore tous les autres, me restera dans les yeux comme le plus oriental que j'aie vu dans tout mon voyage au Moghreb...
Oh! derrière eux, quelle étonnante et mystérieuse merveille, que cette porte de palais, ouverte dans ces immenses remparts! Et comme ils sont charmants tous, et bizarres, ces écoliers sur leurs chevaux! En voici un tout petit, qui peut avoir au plus cinq ou six ans; il est en burnous d'un rose saumon, sur une selle de velours vert; il monte un grand cheval qui hennit, qui se cabre, qui lui jette à la figure toute sa crinière blanche ébouriffée, et il n'a pas peur, il sourit, promenant ses beaux yeux de droite et de gauche pour voir si on le regarde; quel délicieux petit être il est et quel cavalier superbe il deviendra plus tard...
Cette porte, qui fut celle du sultan Mouley-Ismaïl le Cruel, contemporain de Louis XIV, est une gigantesque ogive, supportée par des piliers de marbre, et encadrée de festons exquis. Toute la muraille d'alentour, jusqu'en haut, jusqu'aux crénelures du faîte, est revêtue de mosaïques de faïence, fines et compliquées comme des broderies précieuses. Les deux bastions carrés qui, de droite et de gauche, flanquent cette porte, sont aussi couverts de mosaïques semblables et reposent également sur des piliers de marbre. Des rosaces, des étoiles, des emmêlements sans fin de lignes brisées, des combinaisons géométriques inimaginables qui déroutent les yeux comme un jeu de casse-tête, mais qui témoignent toujours du goût le plus exercé et le plus original, ont été accumulés là, avec des myriades de petits morceaux de terre vernissée, tantôt en creux, tantôt en relief, de façon à donner de loin cette illusion d'une étoffe brochée et rebrochée, chatoyante, miroitante, sans prix, qu'on aurait tendue sur ces vieilles pierres, pour rompre un peu l'ennui de si hauts remparts. Le jaune et le vert sont les nuances qui dominent, dans ces bigarrures de toutes couleurs; mais les pluies, les siècles qui se sont succédé, les soleils qui ont recuit tout cela, se sont chargés de fondre ces teintes, de les harmoniser, de donner à l'ensemble une patine chaude et dorée. Des bandes sombres, comme de larges rubans de deuil tendus horizontalement, traversent et encadrent ces broderies vertes ou jaunes: ce sont des inscriptions religieuses, caractères arabes enroulés, patiemment exécutées en mosaïques de faïence noire. Et, le long de la bande supérieure, des crocs de fer, semblables à ceux que l'on voit aux étals des bouchers, sortent du mur pour recevoir, à l'occasion, des rangées de têtes humaines...
Nous continuons notre route, toujours vers ces jardins d'Aguedal; longeant encore l'interminable muraille, nous rencontrons d'autres portes à mosaïques, d'autres séries de bastions et de créneaux. De plus en plus, nous sommes dans les régions abandonnées, dans les ruines. D'autres places, immenses, désertes, entourées de remparts qui semblent des enceintes de villes détruites; je ne sais combien encore de portes démantelées, d'ogives brisées, de murs croulants. Personne nulle part, que des cigognes perchées sur les ruines et regardant de haut la désolation d'alentour; un air d'abandon encore jamais vu ailleurs.
Des espaces vides, semés de décombres, de pierres, creusés de trous profonds, de grottes, d'oubliettes. Des champs de blé quelquefois, entre de hauts murs imposants qui ont dû jadis enfermer des choses si cachées. Çà et là, au fond d'enclos où nous ne pénétrons pas, apparaissent, au-dessus de la monotonie des remparts crénelés, de grands toits en faïence verte, garnis de mousse et de fleurs sauvages: palais des sultans passés, dont on a fermé les portes après la mort du maître (un sultan nouveau ne devant jamais habiter le même lieu que son prédécesseur), et qu'on laisse lentement détruire par les siècles... Et sur tout ce chaos de débris, que l'été chauffera bientôt de son soleil torride, c'est toujours et partout la même exubérante profusion d'herbes et de fleurs: de vrais parterres de pâquerettes, d'anémones, de pavots rouges, de pavots blancs, de pavots roses; d'immenses jardins naturels, délicieusement tristes...
Nous allons toujours, conduits par le jeune pacha, trottant derrière son cheval harnaché de vert et d'or. Nous ne savons plus si nous sommes dans la ville ou dans les champs; la limite des ruines est mal définie; autour de nous il y a encore de grands pans de murs inachevés et cependant près de tomber de vieillesse: caprices de différents souverains qui se sont succédé, puis qui ont disparu dans l'abîme éternel avant d'avoir pu finir leur œuvre commencée. De longues lignes de remparts crénelés s'en vont se perdre on ne sait où, parmi les halliers et les herbages, dans les lointains de la campagne déserte...
Les jardins d'Aguedal! Quel lieu désolé! quel aspect de tristesse inattendue—même après tout ce que nos yeux se sont habitués à voir ici de funèbre!—D'abord une porte déjetée et vermoulue, qui s'ouvre avec un air clandestin au bout d'un sentier d'herbes, dans de hauts remparts: à l'appel du pacha, un gardien à barbe blanche nous tire les verrous intérieurs et les referme derrière nous quand nous sommes passés. Une première enceinte, espèce de préau de la mort, toujours entre des murs d'au moins cinquante pieds de hauteur, puis une seconde porte verrouillée de fer; une seconde enceinte, une autre porte encore,—et enfin les «jardins» nous apparaissent... Nous restons saisis devant la nudité immense d'une espèce de prairie sans fin à l'herbe rase semée de marguerites, où paissent à l'état sauvage des troupeaux de chevaux et de bœufs, où courent dans le lointain des bandes d'autruches,—et où des ossements, des carcasses vides gisent sur la terre. De jardins, il n'y en a point; à peine quelques arbres là-bas, dans un vieil enclos formant verger; autrement, rien qu'une prairie triste et murée, si étendue pourtant que sa muraille grise s'en va se perdre à l'horizon, semble n'être là-bas qu'une ligne entourant la plaine où ces troupeaux sont épars. La campagne au delà, absolument solitaire, est verte sous un ciel sombre; on dirait quelque site des pays du Nord, dans une contrée sans villages et sans routes, quelque parc de manoir dans une région abandonnée. Ces chevaux, ces bœufs, ces petites marguerites blanches dans l'herbe, rappellent aussi nos climats, et il y a même çà et là des flaques d'eau où chantent les plus ordinaires grenouilles. Ce qui surprend alors, ce qui est la seule note dissonante, exotique, c'est ce chef arabe à côté de nous—et ces autruches, circulant comme chez elles, sur leurs longues jambes minces. Si le lieu est triste, au moins n'est-il pas banal; car sans doute bien peu d'Européens ont pénétré dans ces jardins du sultan.
Nos mules marchent avec une certaine hésitation; elles ont peur de ces carcasses mortes, couchées dans l'herbe; ensuite elles reculent devant une bande d'autruches, qui s'approchent pour nous voir en tendant leur long cou chauve, puis qui se sauvent, en se dandinant sur leurs hautes pattes.
Nous avons la curiosité de savoir ce que sont devenues trois juments normandes offertes par le gouvernement français à Mouley-Hassan, il y a quatre ans environ, à l'occasion d'une précédente ambassade, et nous nous avançons pour les découvrir, parmi tous ces chevaux qui sont là.
Enfin, nous les reconnaissons, ces trois normandes, groupées bien près les unes des autres, à l'écart de leurs semblables et faisant visiblement bande à part. Chacune d'elles a son petit poulain, fils d'étranger;—et cela nous étonne de voir ces bêtes, au bout de quatre années, se rappeler encore leur origine commune, vivre ainsi ensemble, avec des airs de comprendre leur exil...
Ensuite nous longeons les murs d'enceinte, pour visiter trois ou quatre constructions anciennes qui y sont adossées, à de grandes distances les unes des autres: ce sont des kiosques de jardin, entourés de quelques cyprès noirs; ils ont des vérandas donnant sur l'Aguedal et soutenues par de vieilles colonnades charmantes; abandonnés, peut-être depuis des siècles, ils sont d'une tristesse funèbre sous les couches de chaux amoncelées qui effacent leurs arabesques. Les portes en sont verrouillées, condamnées, ou même murées de pierres. Sans doute des sultanes, des belles cloîtrées et invisibles, sont souvent venues jadis s'asseoir devant ces kiosques, sous ces colonnes, pour se donner des illusions de liberté en contemplant les lointains de ces prairies de marguerites... Et de mystérieux drames d'amour ont dû se passer là, qui ne seront jamais écrits...
Au sortir des jardins d'Aguedal, le jeune pacha nous ramène par d'autres chemins, à travers des dépendances intérieures du palais, toujours entre les gigantesques murailles crénelées, d'une hauteur excessive, qui donnent à tout ce lieu son caractère d'impénétrabilité farouche. Les cours, les avenues, les places, sont toujours vides et mortes. La couleur d'ensemble de tous ces remparts, de toutes ces ruines est le jaune terreux marbré de brun rouge; la chaux employée à Mékinez est généralement mélangée d'ocre, et puis surtout, les années, les pluies, les soleils, les lichens, ont rendu à tout cela les teintes primitives des rochers et du sol. Ces dépendances du palais sont immenses; dans des bas-fonds, où coulent des ruisseaux, nous traversons des vergers incultes, qui sont des fouillis délicieux d'orangers, de grenadiers, de figuiers et de saules. Les belles sultanes captives ont de quoi s'égarer sous la verdure et peuvent se faire des illusions de bois sauvages.
Dans toutes les crevasses des remparts poussent des cactus nopals, grands comme des arbres, qui étalent au soleil leurs fleurs jaunes et leurs feuilles rigides, semblables à des raquettes bleuâtres. Et des quantités de cigognes, immobiles sur une patte au faîte des créneaux, nous regardent de haut passer.
Le jeune pacha nous mène voir une pièce d'eau artificielle, destinée au bain des dames du harem, et sur laquelle le sultan compte faire naviguer le canot électrique que nous lui avons offert. C'est un lac carré, de trois ou quatre cents mètres de long. Sur trois de ses côtés, il est entouré d'une sinistre muraille crénelée de soixante pieds de haut, qui se reflète et se renverse dans l'eau immobile, donnant une fausse impression de profondeur. La quatrième face communique, par un quai dallé de pierres, avec la grande esplanade vide qui mène au palais. C'est là que nous nous promenons, absolument seuls toujours, nos yeux embrassant de tous côtés des séries de formidables remparts, qui se superposent, se croisent, se dédoublent,—et nous enferment. Au-dessus de ces vieux murs lézardés, que chauffe à présent le soleil de midi, apparaissent de nouveau les toits couverts d'herbages des palais des anciens sultans—qui abritent peut-être encore de merveilleux débris jamais vus;—et au delà, un fouillis plus lointain de terrasses, de mosquées, de minarets, de murs lézardés et croulants: toute la désolation solennelle de Mékinez, étagée sur le ciel morne.—Une musique de cigales sort des vieilles pierres,—et toute la surface du lac muré est piquée de petits points noirs, qui sont des têtes de grenouilles chantant à pleine voix dans le silence des ruines...
Une seule construction neuve émerge là-bas, au-dessus des vieux murs: c'est le palais du sultan actuel, blanc comme neige, avec un toit de faïence verte et des auvents bleus. Le sultan ne passe guère là qu'un mois chaque année, obligé de résider davantage à Fez et à Maroc, ses deux autres capitales; mais ce palais est habité en ce moment par un détachement de dames du harem qui ont quitté Fez la semaine dernière—et qui, bien entendu, ont été soigneusement séquestrées derrière plusieurs murs avant notre arrivée dans les jardins.
Au moment où nous nous éloignons pour partir, un groupe de lavandières noires, ayant de grands anneaux d'argent dans les oreilles, sortent du palais avec des paquets de linge sur la tête: les chemises des belles dames invisibles, qu'elles se mettent à laver nonchalamment dans le lac, en chantant des chansons de leur pays...
Je ne sais combien d'enceintes il nous faut franchir pour nous en aller, combien de portes; ni combien de détours il nous faut faire, entre d'énormes remparts calcinés de soleil où poussent des cactus.
Il se trouve que nous allons précisément sortir par la merveilleuse porte en mosaïques de Mouley-Ismaïl, admirée ce matin. Nous passons sous son ogive, dans son ombre, entre ses piliers de marbre, et nous voici dehors, au grand soleil, sur la place centrale de la ville. Des groupes d'Arabes qui sont là, apercevant leur pacha entre nous deux, s'avancent et s'inclinent profondément, presque prosternés... Jadis, les petites sorties du matin de Mouley-Ismaïl, sans apparat, devaient être quelque chose dans ce genre.
Sur cette place, nous remercions le pacha et lui disons adieu—pour nous diriger vers la ville des juifs, faire la visite promise à notre ami d'hier au soir.—Cela nous changera de toutes ces grandeurs mortes.
Pour arriver à cette ville des juifs, il faut traverser des quartiers plus habités. D'abord celui des marchands de bijoux, où des deux côtés de la rue, dans des petites échoppes en forme de boîte, de bizarres étalages d'argent et de corail brillent sur de vieux dressoirs en bois grossier. Et puis une rue très particulière, longue, droite et large comme un boulevard, bordée de maisonnettes sans toits, pareilles à des cubes de pierre; elle monte vers une colline au sommet de laquelle le tombeau d'un saint découpe sur le bleu cru du ciel sa coupole peinte, flanquée de deux hauts palmiers minces.
A l'extrémité de cette rue, s'ouvre la porte des Juifs. Et, aussitôt cette porte franchie, tout change d'aspect brusquement, comme si on était là dans un autre pays où, sans transition, on aurait été jeté. Au lieu de l'immobilité et du silence, un grouillement compact; au lieu des hommes bruns, qui marchaient lents et majestueux, drapés dans des laines blanches, ici, des hommes pâles ou rosés, en longues papillotes et coiffés de calottes noires, qui vont tête basse, étriqués dans des robes sombres; des femmes non voilées, qui sont très blanches et ont des sourcils minces; une quantité de jeunes Éliacins, frais et roses, efféminés, à l'expression rusée et craintive. Une population trop dense, qui étouffe dans ce quartier étroit, en dehors duquel le sultan ne lui permet pas de vivre. Des ruelles encombrées de marchands, et par terre toutes sortes de débris, d'épluchures, d'immondices; à cause du tassement, une malpropreté qui étonne, même après celle des rues arabes, et des puanteurs sans nom, à la fois âcres et fades, vous prenant à la gorge.
Voici notre ami d'hier au soir qui vient à notre rencontre, averti sans doute par la rumeur de la foule saluant notre arrivée. Il a toujours sa jolie figure douce, mais vraiment, pour un millionnaire, il est bien mal mis: une robe fanée, unie, incolore, quelconque. C'est l'usage, paraît-il, pour ces juifs riches d'affecter dans la rue ces airs simples.
La porte de sa maison est bien modeste aussi, toute petite, toute basse, au bord d'un ruisseau plein d'ordures...
Mais, au dedans, nous nous arrêtons saisis devant un luxe étrange, devant un groupe de femmes couvertes d'or et de pierreries, qui nous accueillent souriantes, au milieu d'un décor des Mille et une Nuits.
Nous sommes dans une cour intérieure, à ciel ouvert, avec, tout alentour, une colonnade et des arcades dentelées. Des mosaïques miroitantes recouvrent le sol et les murs jusqu'à hauteur d'homme; au-dessus, commencent les arabesques variées à l'infini, les étonnantes dentelles de pierre, rehaussées de bleu, de vert, de rouge et d'or. Les artistes patients qui ont décoré cette maison sont les descendants de ceux qui sculptaient les palais de Grenade, et ils n'ont rien changé, depuis tant de siècles, aux traditions d'art que leurs pères leur avaient léguées; ces mêmes broderies de fées, qu'on admire à l'Alhambra sous une couche de poussière, apparaissent ici dans tout l'éclat de leur fraîcheur neuve.
Les femmes qui sont dans cette cour, éblouissantes sous un rayon de soleil, ont des jupes de velours brodé d'or, des chemises de soie lamée d'or, des corsages ouverts presque entièrement dorés; aux bras, aux oreilles, aux chevilles, elles portent de lourds anneaux ornés de pierreries; et leurs bonnets très pointus, leurs espèces de petits casques, sont formés avec des soies de couleurs éclatantes brochées d'or. Elles sont pâles, blanches comme de la cire, avec des yeux noirs très cernés, et leurs bandeaux «à la juive», noirs aussi comme des plumes de corbeau, descendent tout plats le long de leurs joues.
La maîtresse de la maison est la seule personne dans ce groupe qui ne soit pas absolument jeune; les autres, qu'on nous présente comme des dames et qui doivent être mariées en effet, à en juger par le luxe de leurs vêtements, sont des enfants qui peuvent avoir en moyenne une dizaine d'années. (Chez les juifs de Fez et de Mékinez, c'est l'usage de marier les filles à dix ans et les garçons à quatorze.)
Toutes ces petites fées nous tendent la main, avec de gentils sourires; l'accueil de la maîtresse de la maison est cordial et même distingué; elle est la plus somptueuse de toutes; sa jupe de velours cramoisi, son corsage de velours bleu de ciel, disparaissent sous des dorures en relief, et, dans les anneaux de ses oreilles, sont enfilées des perles fines et des émeraudes grosses comme des noisettes.
Nous n'étions jamais entrés dans une grande maison juive, et toute cette richesse inattendue et inconnue nous semble un rêve, après la misère sordide et les puanteurs de la rue.
Nous refusons de déjeuner, malgré les instances de nos hôtes; mais on a l'air si heureux de nous recevoir que, pour ne pas faire de peine, nous acceptons une tasse de thé.
C'est au premier étage que ce thé va nous être servi; montons par un étroit escalier de mosaïques aux marches très raides, suivis de toutes les petites femmes en costumes d'idoles; traversons une galerie supérieure festonnée, ajourée, dorée, et entrons dans un salon décoré en style d'Alhambra, pour nous asseoir par terre, sur des coussins de velours et de merveilleux tapis.
Par terre également, notre thé aux aromates fume dans des théières et des samovars en argent d'une grande richesse.
Les fenêtres de ce salon sont des petits trèfles ou des petites rosaces découpées avec une excessive recherche de formes; sur les murs, toujours ces mêmes mosaïques, ces mêmes dentelles de sculptures dont les Arabes ont l'inimitable secret; quant au plafond, c'est une série de petites coupoles, de petits dômes étoilés, pour lesquels il semble qu'on ait épuisé les combinaisons géométriques les plus rares et les plus difficiles, et aussi les mélanges les plus extraordinaires de couleurs.
Par les fines découpures des fenêtres garnies de vitraux colorés, entrent des rayons bleus, des rayons jaunes, des rayons rouges, qui tombent au hasard sur les soieries, sur les ors, sur les costumes éclatants des femmes. Et au milieu de nous, dans un réchaud d'argent, brûle le bois précieux des Indes, qui répand son nuage de fumée odorante.
Après les trois tasses de thé de rigueur, après les «cornes de gazelle», les confitures de pastèques et les petits bonbons de toute sorte, nous voulons décidément prendre congé, partir. Mais notre hôtesse renouvelle son invitation à déjeuner avec une telle insistance de prière que, de guerre lasse, nous disons oui. Alors une expression de vrai plaisir apparaît sur sa figure, et les toutes petites dames mariées font chacune un saut de joie.
Avant de nous mettre à table, il faut visiter le logis, dont notre hôte semble très justement fier.
D'abord les terrasses, autrement dit les toits, qui sont le promenoir habituel de la famille. On ose à peine y marcher, tant la couche de chaux qui les recouvre est immaculée et neigeuse. Ils sont divisés en différentes parties, d'où l'on découvre différents aspects de la désolation grandiose d'alentour. Et il y a de tels enchevêtrements dans cette ville où, depuis tant de siècles, les constructions se sont appuyées et entassées sur des ruines, qu'une partie de ces terrasses si blanches s'enfonce sous la formidable ogive sombre d'une forteresse croulante, construite là jadis par Mouley-Ismaïl, le sultan cruel. De ces hauts promenoirs, on domine d'abord la ville juive, avec ses maisons sans air, serrées, tassées les unes sur les autres comme par une compression, et d'où montent d'écœurantes odeurs. Plus loin, les restes de Mékinez, tout le développement incompréhensible des grandes murailles de forteresses ou de palais auxquelles, par contraste, l'espace, l'étendue ont été donnés comme à plaisir; et, au milieu de la plus farouche et de la plus haute de ces enceintes, la porte merveilleuse par laquelle nous sommes sortis tout à l'heure des sérails, la grande ogive brodée de mosaïques qui était l'entrée d'honneur du glorieux sultan. Puis enfin, par échappées, au delà de tant de remparts et de ruines, des coins de cette campagne sauvage où les brigands font la loi. «Il est arrivé, nous conte notre hôte, à certaines époques où le sultan et son armée étaient en expédition lointaine dans le Sud, il est arrivé qu'on s'est vu obligé de fermer en plein jour les portes de Mékinez, tant les pillards Zemours devenaient hardis et dangereux.» Toute la famille israélite est montée avec nous, à la file, par le petit escalier raide et étroit, afin de nous faire les honneurs de ce lieu de plein air. Les costumes de velours et d'or des femmes tranchent sur l'éclatante blancheur des terrasses; les petites dames mariées sont toutes là. Il y a surtout deux petites belles-sœurs de dix ans, qui se tiennent enlacées, et qui sont bien charmantes et étranges, avec leurs yeux trop agrandis, trop cernés, qui ne semblent déjà plus des yeux d'enfants; leurs magnifiques bracelets de poignets et de chevilles, qui sont des cadeaux de noce et qui doivent leur servir plus tard lorsqu'elles seront grandes, trop larges à présent pour leurs membres délicats, ont été attachés avec des rubans. Et chez elles toutes, jeunes ou non, ce que l'on voit de cheveux, sous le petit casque en gaze d'or, est imité avec de la soie: deux bandeaux de soie noire, bien peignés, bien raides, encadrent leurs joues d'une blancheur de cire et deux petits accroche-cœur, également en soie noire, s'ébouriffent en pinceau au-dessus de leurs oreilles fines. Quant à leur vraie chevelure, elle est cachée je ne sais où, invisible.
En promenant mes yeux tout autour de ces terrasses, sur l'horizon mélancolique en face duquel ces femmes naissent et meurent, j'ai un instant la compréhension et l'effroi de ce que peut être la vie de ces israélites, astreints craintivement aux observances de la loi de Moïse, et murés dans leur quartier étroit, au milieu de cette ville momifiée, séparée du monde entier...
Une des gloires de la maison est son jardin, un jardin qui nous fait sourire: il a bien cinq ou six mètres carrés, entre de grands murs où sont peintes des charmilles; de petits orangers y poussent étiolés. Mais, vu l'extrême rareté de l'espace, il faut être tout à fait riche pour posséder un jardin dans ce quartier. Le sultan actuel, nous dit notre hôte, est très doux pour les juifs; il a promis, à son prochain séjour à Mékinez, de leur faire bâtir une nouvelle ville; alors ils espèrent bientôt s'agrandir et respirer mieux.
Toute la maison est du reste aménagée et décorée dans le goût arabe le plus recherché, et on pourrait se croire chez quelque élégant vizir, si les proportions n'étaient pas si petites, et surtout si on ne voyait, dans chaque appartement, encadrées sous verre, les tables de la Loi, ou des inscriptions hébraïques, ou la sombre figure de Moïse, ou quelque autre indice de cette obscurité particulière qui n'est pas l'obscurité musulmane.
Notre déjeuner est prêt. C'est au rez-de-chaussée, dans une salle qui donne sur la belle cour tout en dentelles de pierre rehaussées d'or. Les murs intérieurs sont décorés de mosaïques d'une rare finesse, représentant des séries d'arcades mauresques au milieu desquelles des rosaces se compliquent bizarrement comme des dessins de kaléidoscope. Quant au plafond, il est composé de ces innombrables petits pendentifs emboîtés les uns dans les autres, que je ne puis comparer qu'à ces cristallisations de givre accrochées aux branches des arbres en hiver.
La table est, par galanterie, servie à l'européenne sur une nappe blanche; la porcelaine est française, de Limoges, style Empire, avec filets dorés. A la suite de quelles odyssées ces choses sont-elles venues s'échouer à Mékinez?...
On fait venir quatre musiciens, deux chanteurs, un violon et un tambour, qui s'installent par terre, contre nos jambes, pour nous jouer sans arrêt des choses rapides, stridentes et lugubres. Notre hôtesse, malgré ses perles et ses émeraudes, désire surveiller elle-même la cuisine et nous apporter nos plats; ce qu'elle fait du reste avec une bonne grâce parfaite et une originale distinction.
Une vingtaine de mets différents se succèdent à la file, arrosés de deux ou trois qualités de vieux petits vins roses tout à fait bons, que les israélites récoltent sur les coteaux alentour de Mékinez, au grand scandale des musulmans. Et, tandis que la musique fait rage par terre, tandis que la fumée du bois indien, que l'on brûle devant nous, voile notre déjeuner d'un odorant nuage bleu, nous voyons, au milieu de la belle cour tout en lumière, la famille groupée dans ses costumes chamarrés d'or, et toujours les deux petites belles-sœurs qui passent et repassent, enlacées, leurs espiègleries enfantines contrastant avec leurs lourds bijoux et leurs vêtements de grandes dames.
L'heure venue de nous en aller, nous ne savons quels remerciements faire à ces aimables gens, que nous ne reverrons jamais nulle part et auxquels nous aimerions pourtant offrir à notre tour l'hospitalité, si, par impossible, ils venaient dans notre pays.
Quand nous ressortons pour reprendre nos mules dans la rue sordide, nous trouvons un attroupement considérable, qui s'est formé là dans l'attente curieuse de nous voir; tout le quartier est dehors, et nous marchons à travers une foule compacte, jusqu'au moment où, la porte des Juifs franchie, nous retombons dans les solitudes de la ville arabe.
L'accablant soleil de deux heures tombe sur les tranquillités des ruines, où des milliers de cigales chantent. Nous sortons des enceintes des grands remparts, pour redescendre vers notre camp.
Là nous attendent les cavaliers qui sont venus de Fez nous apporter nos cadeaux. Avant de les congédier, nous voulons vérifier le contenu de nos caisses, de peur qu'elles n'aient été pillées pendant la nuit de voyage; et, à l'annonce de ce déballage, nos muletiers font cercle, bien près, bien près, avec des yeux avides de voir; les gens d'une petite caravane qui est venue camper près de nous en notre absence s'approchent aussi, très alléchés par ce spectacle, et nous avons bientôt une trentaine d'Arabes, suspects d'allures et drapés en majestueuses guenilles, qui se pressent autour de nous, dans l'isolement de ce cimetière, muets d'impatience, à l'idée d'admirer les présents du Calife... Ouvrons une première caisse: c'est la selle de velours vert, très somptueusement brodée d'or, que nous sommes chargés de faire parvenir au gouverneur de l'Algérie, en même temps que son cheval pommelé; des murmures d'admiration passionnée accueillent son apparition au soleil.
Déballons maintenant la boîte infiniment longue qui doit contenir nos cadeaux personnels.—Pour chacun de nous, un fusil du Souss dans son étui rouge; un fusil ancien, de cinq pieds de long, entièrement revêtu d'argent. Pour chacun de nous aussi, un grand sabre de pacha marocain, dans un fourreau niellé, avec bretelle de soie et d'or; poignée en corne de rhinocéros, lame et garde damasquinées d'or. Cela brille, sous la chaude lumière du ciel, et les exclamations les plus exaltées partent de notre entourage. Dans son enthousiasme pour le Calife qui peut faire d'aussi désirables cadeaux, un chamelier va jusqu'à s'écrier: «Qu'Allah rende victorieux notre sultan Mouley-Hassan! Qu'Allah prolonge ses jours, même aux dépens de ma propre vie!»
Alors nous nous trouvons imprudents d'avoir éveillé autour de nous de telles convoitises...
Nous remontons vers la ville sainte, assis sur nos mules et précédés de notre vieux caïd responsable. Cette fois, c'est pour nous promener à l'aventure et à la recherche des tapis, des armes, jusqu'au coucher du soleil.
Le «bazar», beaucoup plus petit, plus obscur, plus triste que celui de Fez, est complètement vide quand nous arrivons; le long des murs, tous les petits couvercles des niches à marchands sont rabattus et fermés. On nous explique que tout le monde est à la mosquée; dans un moment, on va revenir: nous n'avions pas songé en effet qu'il est trois heures et demie, l'heure de la quatrième prière du jour...
Peu à peu, l'un après l'autre, les marchands reviennent, à pas lents, drapés dans leurs transparentes mousselines, et tout blancs dans la pénombre des petites ruelles voûtées. Absorbés dans leur rêve, insouciants ou dédaigneux de notre présence, ils ouvrent leurs niches, en relèvent les couvercles, et montent s'asseoir dedans, le chapelet à la main, sans nous regarder. Cependant nous sommes les seuls acheteurs,—et on est tenté de se demander à quoi bon un bazar dans cette nécropole.—On y vend des burnous, des costumes, des cuirs ouvragés, beaucoup d'étriers niellés d'argent ou d'or; et de ces couvertures aux dessins sauvages, tissées dans le Sud par les femmes des tribus, le soir à la porte des tentes,—chez les Beni M'guil ou les Touaregs.
Nous errons longtemps au milieu des quartiers déserts et funèbres; nous passons, toujours dans l'obscurité des rues couvertes, devant plusieurs mosquées immenses, où nos regards jetés à la dérobée entrevoient des enfilades mystérieuses d'arceaux et de colonnes. Puis nous arrivons au quartier, un peu moins mort, des marchands de bijoux.
Oh! les étranges vieux bijoux que l'on vend à Mékinez! A quelles époques ont-ils bien pu être neufs?—Pas un qui n'ait un air d'antiquité extrême: de vieux anneaux de poignets ou de chevilles, polis par des frottements séculaires sur la peau humaine; de larges agrafes pour attacher les voiles; de vieux petits flacons d'argent, à pendeloques de corail, pour contenir du noir à peindre les yeux, avec des crochets pour les attacher à la ceinture; des boîtes pour corans, toutes gravées d'arabesques et portant le sceau de Salomon; de vieux colliers de sequins, usés sur des cous de femmes mortes;—et une quantité de ces larges trèfles, en argent repoussé enchâssant une pierre verte, que l'on s'attache sur la poitrine pour conjurer le mauvais œil.—Dans les niches des vieux murs, devant les vendeurs accroupis, ces choses sont étalées sur des petits dressoirs en bois crassi et vermoulu.
C'est près du quartier des juifs; plusieurs d'entre eux, nous devinant là, arrivent, nous entourent, pour nous offrir aussi des bijoux, des bracelets, de vieilles bagues extraordinaires, ou des boucles d'oreilles à émeraudes, toutes choses qu'ils tirent des poches de leurs robes noires avec des airs de cachotterie, après avoir jeté autour d'eux des regards méfiants.
Viennent aussi des marchands de tapis de R'bat; tapis en haute laine, qu'on étale par terre, sur la poussière, sur les détritus et sur les ossements, pour nous en montrer les dessins rares et les belles couleurs.
Le soleil est déjà bas, il commence à jeter ses rayons en longues bandes d'or sur les ruines. Alors nous concluons nos marchés péniblement discutés, pour quitter la sainte ville où nous ne reviendrons plus jamais et nous diriger vers nos tentes.
Avant de franchir la dernière muraille d'enceinte, nous nous arrêtons dans une sorte de petit bazar que nous ne connaissions pas encore. C'est celui des marchands de bric-à-brac, et Dieu sait ce que des boutiques de ce genre à Mékinez peuvent recéler de bizarres vieilleries.
Ces brocantages se passent près d'une porte donnant sur le désert de la campagne, au pied des hauts et farouches remparts et à l'ombre de quelques mûriers centenaires qui ont en ce moment leurs jeunes feuilles tendres d'avril. Ce sont surtout de vieilles armes que l'on trouve ici: yatagans rouillés, longs fusils du Souss; puis de vieilles amulettes de cuir, pour la chasse ou la guerre; des poires à poudre saugrenues, et aussi des instruments de musique: guitares à peau de serpent, musettes ou tambourins. Par analogie sans doute avec ces débris qu'ils vendent, les marchands sont presque tous des vieillards caducs, effondrés, finis.
Des mendiants, qui ont élu demeure dans des trous de pierre à cette entrée de ville, assistent à nos marchés: un manchot couvert de plaies, un cul-de-jatte galeux; et plusieurs de ces gens qui ont pour regard deux trous saignants où s'assemblent les mouches, et qui sont d'anciens voleurs auxquels, de par la loi, on a enlevé les yeux avec la pointe d'un fer rougi.
On est sans doute très pauvre dans ce bazar, on a grand besoin de vendre, car on s'occupe de nous, on nous entoure. Nous faisons à vil prix plusieurs acquisitions étonnantes... A l'heure jaune et subitement refroidie du coucher du soleil, nous sommes encore là, près de cette porte désolée et sous les branchages de ces vieux arbres, cernés par une cinquantaine de figures sauvages, en haillons, Berbères, Arabes ou Soudaniens.
On sait en ville que nous devons partir demain matin à la pointe du jour. Aussi, dès que nous sommes revenus sous nos tentes, des juifs descendent vers notre camp pour nous offrir encore des plumes, des œufs d'autruche et d'autres bijoux d'argent, d'autres tapis de R'bat; tant que dure une lueur de crépuscule, ils étalent obstinément ces choses devant nous, sur l'herbe des tombes...
Le jeune pacha vient ensuite à cheval nous faire ses adieux. Puis nos gardes de nuit arrivent, et enfin, aux lanternes, le cortège de notre pompeuse mouna: alors commence pour nos gens la grande orgie nocturne de poulets, de moutons et de couscouss.
XXXIV
Mardi 30 avril.
Aux premiers rayons splendides du soleil, nous levons le camp, laissant les restes de nos festins aux chiens et aux vautours.
Très promptement la ville sainte disparaît derrière nous, masquée par des coteaux sauvages.
Des défilés de montagnes, des tapis de fleurs. De grands liserons roses parmi des aloès bleuâtres; mais des liserons en profusion telle, qu'entre les feuilles pâles et cendrées de ces aloès, on dirait qu'on a jeté à pleines poignées des rubans roses. Et c'est ainsi durant des lieues... Puis viennent des zones uniformes de liserons bleus, mais tellement bleus qu'on dirait de loin des flaques d'eau reflétant la belle couleur profonde du ciel.
Nous ne rejoindrons que demain la route de Tanger, que nous avions suivie avec l'ambassade pour venir; aujourd'hui nous traversons une région encore moins fréquentée, et qui nous était inconnue. Une région bien déserte. Il fait plus chaud qu'à l'aller, la senteur d'Afrique est plus prononcée dans la campagne, et il y a encore plus de fleurs, et plus de vibrante musique d'insectes, dans plus de silence.
Nous marcherons à étapes un peu forcées, à soixante kilomètres par jour environ; nos lieux de campement, discutés et fixés d'avance avec le caïd qui nous mène, sont espacés dans ces proportions-là. Et ce soir nous espérons camper au delà de ces contreforts de l'Atlas, à l'entrée de la plaine sans fin où le Sebou serpente.
Elle est bien différente, cette fois-ci, notre manière de voyager, et le pays que nous avions traversé en fête, au milieu de tous les cavaliers des tribus accourus de loin pour nous faire honneur, maintenant nous apparaît sous son vrai aspect, dans sa morne tranquillité, avec ses grandes étendues vides. N'en déplaise à nos compagnons d'ambassade restés à Fez—auxquels nous gardons le plus cordial souvenir—nous préférons revenir ainsi, comme de braves Marocains quelconques, n'éveillant pas la curiosité des caravanes qui passent, ne faisant même plus tache dans les solitudes où nous cheminons, dissimulés que nous sommes sous nos burnous et tout hâlés de soleil: nous nous sentons dix fois plus en Afrique, causant avec nos muletiers, écoutant leurs chansons et leurs histoires, initiés à mille aspects, à mille petits détails d'un Maroc intime, que nous n'avions pas soupçonnés dans notre trajet pompeux d'arrivée.
Le vieux caïd qui a brigué l'honneur et le profit de nous ramener à Tanger est un habitant de Mékinez, où il possède, paraît-il, un harem de jeunes femmes blanches,—et il nous avait demandé hier l'autorisation de passer la soirée dans sa demeure.—Ce matin, dès l'aube, il était de retour au camp, fidèle à la consigne donnée. Mais aujourd'hui, toujours droit sur sa bête, il a l'air d'un cadavre séché au soleil, et, au lieu de marcher le premier, il nous suit par derrière, péniblement. Alors un muletier noir, qui est le bouffon de notre bande, le regardant avec un clignement d'œil intraduisible, donne cette explication de sa fatigue: «Il a couché cette nuit dans un silos.»—(En français il est impossible de rendre les dessous moqueurs de cette phrase, ni l'impayable drôlerie de singe avec laquelle ce nègre l'a prononcée.) Cependant il nous cause une vraie pitié, ce caïd, dans sa lutte contre la vieillesse: trop fier pour s'avouer fatigué, éperonnant sa bête avec un navrant dépit chaque fois que nous faisons mine de ralentir pour l'attendre.
De tout le jour, nous ne rencontrons ni un village, ni une maison, ni une culture. De loin en loin seulement, quelques douars de nomades, installés en général à grande distance du chemin, mais dont les chiens de garde, nous flairant quand même, hurlent dans la campagne silencieuse, quand nous passons.—Leurs tentes, jaunâtres, brunâtres, sont toujours rangées en cercle,—comme poussent les champignons des bois, auxquels elles ressemblent; leurs troupeaux paissent au milieu, et, à côté de chaque douar, il y a dans la prairie deux ou trois grands ronds dénudés, pelés, salis,—qui sont des emplacements anciens, abandonnés après l'épuisement des herbages.—On nous dit que ces tentes aujourd'hui ne sont habitées que par des femmes, tous les cavaliers valides ayant été réquisitionnés par le pacha de Mékinez pour son expédition contre les Zemours.
Vers midi, au passage d'un gué, nous nous croisons avec une tribu berbère en voyage, troussée très haut dans l'eau courante. Suivant l'usage berbère, les femmes sont à peine voilées, et il y en a, parmi les jeunes, qui sont bien jolies. Les troupeaux passent aussi en beuglant, en bêlant, pourchassés par des chiens très affairés. Des petites filles tiennent des agneaux à leur cou, et, d'un de ces larges paniers appelés chouari que les mules portent sur leur dos, sort la figure étonnée d'un petit poulain tout jeune qu'on a couché là dedans et qui paraît s'y trouver fort à l'aise.
Vers quatre heures enfin, du haut de la dernière montagne de cette chaîne de l'Atlas, nous voyons cette plaine du Sebou, qu'il nous faudra traverser demain, apparaître comme une mer lumineuse. Aux premiers plans, elle est toute marbrée, zébrée, de jaune, de rose, de violet, suivant ses zones de fleurs que les hommes n'ont jamais dérangées. Au loin seulement, vers l'horizon nettement circulaire, toutes ces chamarrures se brouillent, se fondent en un bleu uniforme, comme celui de la vraie mer.
Descendus par une pente raide, nous campons dans cette plaine, à une heure de marche encore, au delà du pied des montagnes, près du saint tombeau de Sidi-Kassem et à côté d'un petit groupe de huttes de chaume que ce marabout protège.
Et c'est toujours une heure délicieuse que celle où, le camp dressé, la longue étape finie, on s'assied voluptueusement devant sa tente, sur une couche de fleurs sauvages toutes fraîches, et toujours différentes, toujours changées. L'espace est immense de tous côtés; l'air sent bon; il est imprégné de cette odeur qu'il a chez nous, à un degré moindre et d'une façon plus éphémère, à l'époque des foins; les vêtements arabes sont libres et légers, augmentant la sensation de repos que l'on éprouve, étendu là, sous le ciel rafraîchi du soir; et cette limpidité profonde qui est partout, qui est une fête pour les yeux, il semble aussi qu'on la respire, qu'on en goûte l'impression physique en remplissant sa poitrine d'air. Après tant d'heures bercées d'incessantes petites secousses au pas de la mule, on trouve infiniment douce l'immobilité de la vieille terre arabe sur laquelle on va dormir; et puis on a très faim, et volontiers on songe à l'heure du couscouss qui approche, ou même à ces cuisines barbares que nous font nos muletiers là-bas: moutons et poulets rôtis dans l'herbe.
Nous sommes ici près de chez les Beni-Hassem, dont nous traverserons demain le pays tout d'une traite afin de mettre le fleuve du Sebou entre eux et notre prochain campement; les Zemours ne sont pas bien loin non plus, mais on a beaucoup de peine à concevoir un danger dans ce lieu délicieusement paisible et plein de fleurs.
Au petit village d'à côté, les troupeaux rentrent en bêlant, conduits par des enfants encapuchonnés. On nous envoie aussitôt du lait encore tiède, dans des écuelles de terre; et le vieux chef, qui doit nous fournir une garde pour cette nuit, vient causer avec nous.
Après des questions quelconques échangées, nous nous informons des trois brigands qu'on avait capturés par ici le jour de notre premier passage: «Ah! dit-il, les trois brigands... voilà le cinquième ou sixième jour qu'ils ont les mains au sel!»
Oh! les malheureux! Nous nous en doutions bien, mais cela nous glace! Ainsi, ces hommes, qui étaient en même temps que nous dans cette plaine, respirant ce même air pur, libres comme nous-mêmes de courir, ayant comme nous la santé, l'espace, sont depuis cinq ou six jours, cinq ou six nuits, à attendre la mort, les ongles retournés dans la chair fendue, serrés, serrés dans l'effroyable gant qui ne sera jamais ôté; n'ayant rien à espérer, ni un soulagement, ni une pitié de personne, puisqu'il faut que la douleur aille en augmentant toujours, et qu'ils meurent précisément par l'excès de souffrir... Alors notre nervosité d'Européens étant revenue, voici que notre paix du soir, à l'heure confuse où le sommeil arrive, est troublée par l'image de ces trois suppliciés...
XXXV
1er Mai.—Mercredi matin.
On a tiré des coups de fusil toute la nuit, autour de notre camp, à nos oreilles. Et c'étaient nos veilleurs, très inquiets, très agités. On les entendait se dire entre eux: «C'est un voleur!—Non, c'est un chacal!» Et ils discutaient les formes de ce qu'ils avaient cru voir approcher dans l'obscurité: «Des hommes, je te dis, mais qui marchaient à quatre pattes, tout baissés, tout baissés...»
Quatre heures et demie du matin, au petit jour pâle, ils nous réveillent, suivant la consigne, pour lever le camp et partir: avant la nuit, nous désirons être sortis de chez les Beni-Hassem, avoir franchi le grand fleuve.
En s'éveillant ainsi dans sa maisonnette de toile—qui est toujours pareille, où les nattes et les tapis sont toujours disposés de la même façon—il arrive qu'on ne se rappelle plus bien l'aspect du pays d'alentour, qui, au contraire, est constamment varié: grande ville morte, ou plaine désolée, ou montagne d'où la vue domine?...
En sortant ce matin de ma tente, l'esprit encore alourdi de sommeil, j'ai devant moi une étendue infinie, toute de luzernes violettes et de mauves roses, sous un ciel entièrement noir; une inimaginable profusion de fleurs dans une solitude plate illimitée, quelque chose qui tient à la fois de l'Éden et du désert. C'est à peine éclairé encore, et ces nuages si épais, qui semblent tombés sur les herbages, font la voûte du ciel plus obscure que la terre d'en dessous. Cependant au bout de la plaine, à la partie la plus basse de ce ciel ténébreux, le soleil jaunâtre révèle sa présence par de longs rayons qu'il jette tout à coup au travers de cette grande intensité d'ombre où nous sommes; on le devine sans le voir et subitement l'obscurité semble s'être épaissie, par contraste, autour de ces raies lumineuses émanées de lui; ce lever plein de mystère me rappelle beaucoup ceux qui m'ont été familiers jadis sur les côtes de Bretagne, ou sur les mers septentrionales à la saison des brumes. Mais, tandis que, désorienté, indécis, je regarde cette lointaine déchirure pâle, de grandes bêtes passent devant ce soleil, à la file; des bêtes lentes, dandinantes, dont les pattes longues projettent sur la plaine des ombres n'en finissant plus: les caravanes d'Afrique!... Alors je ressaisis la notion du lieu, que j'avais aux trois quarts perdue.
Les nuages s'absorbent, disparaissent on ne sait où. De tous côtés à la fois, le bleu reparaît, puis se fixe uniformément, sur le dôme entier du ciel.
Sept heures de route, sans arrêt, dans la plaine, au milieu de la magnificence des pâquerettes, des soucis, des luzernes et des mauves, croisant de temps à autre des files de chameaux et de petits ânons très chargés: tout le va-et-vient entre Tanger et Fez—entre l'Europe et le Soudan.—A la fin, nous sommes lassés de tant de fleurs, tant de fleurs pareilles, vues dans une demi-somnolence que berce toujours le pas des mules et que le brûlant soleil alourdit.
Vers deux heures de l'après-midi, halte dans un lieu quelconque, d'où il me reste cette image: la plaine toujours, illimitée, fleurie comme ne fut jamais aucun jardin; et seul, à l'écart, le vieux caïd épuisé, disant ses prières à genoux... C'est dans une zone de pâquerettes blanches mêlées de pavots roses. Vieillard près de la mort à figure terreuse, à barbe blanchâtre comme du lichen, vêtu des mêmes couleurs fraîches que ces pavots et ces pâquerettes d'alentour, ses longs voiles blancs laissant transparaître son cafetan de drap rose;—son cheval blanc à haute selle rouge paissant à côté de lui, la tête plongée dans les herbages;—et lui-même, à moitié enfoui dans ces fleurs, dans ces fleurs blanches et roses, au milieu de l'immense plaine de fleurs infiniment déserte sous le bleu profond du ciel d'été; lui, prosterné sur cette terre où on le mettra bientôt, et implorant la miséricorde d'Allah avec cette ferveur de prière que donne l'approche pressentie du néant...
Passé le Sebou à quatre heures, pour camper prés d'un village des Beni-Malek, sur la rive nord du fleuve.
XXXVI
Jeudi 2 mai.
Notre petite troupe s'est augmentée de quelques nouvelles recrues: des Arabes quelconques rencontrés en route, voyageurs isolés qui nous ont demandé de se joindre à nous, par crainte des détrousseurs. Nous avons aussi deux de ces personnages appelés Rakkas, qui forment à Fez, une corporation importante sous le commandement d'un Aminn, et qui font métier de porter les lettres à travers le Maroc, en courant au besoin nuit et jour suivant le prix qu'on y met, sauf à dormir ensuite une semaine d'affilée.
Dans la matinée fraîche, nous traversons quatre heures durant ces solitudes sablonneuses tapissées de fougères et de petites fleurs rares, que nous connaissions déjà, mais qui nous semblent tout autres, plus mornes, plus mélancoliques, plus vastes aussi, à présent que nous cheminons seuls au milieu, sans notre bruyante escorte d'ambassade qui tirait des coups de fusil au vent. L'air qui ne sent plus la poudre, et que n'agite plus le passage en ouragan des fantasias, est étonnamment tranquille, pur, vivifiant, suave. Et la lumière est si belle!... Au delà des lignes immenses de la plaine, les montagnes où nous entrerons demain sont dessinées comme d'un pinceau net et ferme, en couleurs franchement intenses, sur un vide très clair qui est le ciel. De temps à autre, une cigogne nous regarde défiler, immobile sur ses échasses, ou bien passe en l'air agitant au dessus de nos têtes ses grands éventails blancs et noirs. Et c'est là tout ce qui anime ce pays désert, où l'on se sent si pleinement vivre.
Vers midi, au milieu de collines violettes de lavandes dont le soleil surchauffe et exalte la pénétrante senteur, nous apercevons un recreux de ravin où il y a par hasard un arbre, un vrai grand arbre, un vieux figuier sauvage contourné comme un banian de l'Inde. Et c'est si tentant, si extraordinaire dans ce pays nu, où il n'y a d'ombre que celle des nuages errants, que nous mettons pied à terre pour descendre dans ce trou et y faire notre halte du milieu du jour. La place, choisie et rare, est déjà occupée par une dizaine de taureaux qui se tiennent là, bien serrés les uns aux autres, bien cachés sous l'abri des larges feuilles épaisses, béats dans cette fraîcheur humide, quand tout rayonne et brûle alentour. Mais ils nous cèdent sans conteste, se sauvent épeurés à notre approche, et nous nous installons en maîtres dans la petite oasis.
Ce figuier doit avoir des siècles, tant ses branches sont grosses et bizarrement tordues. Un ruisseau court à ses pieds, en bruissant sur des cailloux noirs, au milieu des cressons, des myosotis bleus, de toutes ces plantes d'eau connues depuis l'enfance dans nos ruisseaux des campagnes françaises. Et, derrière la masse touffue de l'arbre, un rocher surplombant s'avance en voûte de grotte, formant comme une seconde petite salle, plus couverte encore et plus intime, que tapissent des capillaires et d'où suinte une source. En entrant là dessous, on a une sensation délicieuse de fraîcheur et d'ombre, après l'accablement de lumière brûlante qui est partout dehors sur ces collines de lavandes. Parmi les racines de ce figuier, comme sur des fauteuils, nous nous étendons paresseusement, nos pieds nus dans l'eau du ruisseau. De tout ce qui nous entoure, rien d'africain, rien d'étranger, il nous semble être dans quelque recoin d'une France sauvage, d'une France d'autrefois, au resplendissement de juin, par un midi sans nuages. Et les bêtes ici, jamais tourmentées par les hommes, n'ont pas peur de nous; les tortues d'eau tout doucement, tout doucement, entre les joncs, approchent leurs carapaces noires, pour venir manger les miettes de notre pain; et les rainettes vertes sautent sur nous, se laissent prendre et caresser.
De tous les recoins d'ombre, de tous les ruisseaux frais aux bords desquels il m'est arrivé de me reposer, par les brûlants midis, durant tant d'expéditions diverses, au milieu de tant de circonstances différentes, dans des pays quelconques du monde, je ne crois pas qu'aucun m'ait jamais apporté une plus pénétrante impression de paix que celui-ci, avec un plus intime désir de m'abîmer dans la tranquille nature verte.
A la fin de ce même jour, deuxième de notre mois de mai et premier du mois arabe de ramadan, nous sommes campés devant Czar-el-Kébir.
Et le soir, notre caïd, nos muletiers qui ont commencé depuis ce matin à observer le jeûne que le Coran ordonne pendant la durée de ce mois-là, sont tous debout, regardant la ville derrière laquelle le soleil se couche, attendant avec impatience l'heure où les pavillons blancs de prière vont se hisser sur les mosquées, l'heure du saint Moghreb, après laquelle il leur sera permis de manger et de boire.
Le ciel est absolument jaune, d'un jaune pâle de citron, une intense lumière jaune est répandue partout, et sur ce couchant si clair, la ville se profile en silhouette dure: ses lourds minarets, en noir; toutes ses murailles crénelées, ensevelies sous la chaux, en une sorte de gris bleu, froid et mort; en noir aussi, ses quelques hauts palmiers, aux tiges minces comme des fils, qui penchent çà et là leurs bouquets de plumes au-dessus des terrasses.—Et dans le jaune lumineux du fond, dominant tout, la lune nouvelle du ramadan marque son fin croissant comme un trait d'ongle qui brillerait. C'est un décor idéalement arabe, éclairé avec un art suprême.
—«Allah Akbar!...» L'heure sainte est enfin sonnée, l'immense cri retentit sur la ville. A genoux, tous les burnous de laine: c'est le Moghreb, le premier Moghreb du ramadan.
Les grandes cigognes, contrariées par ce bruit pourtant familier, s'envolent, tournoient lentement, promènent un instant, en silhouette sur le jaune du ciel, leurs éventails de plumes, puis reviennent se poser à la pointe des minarets, dans leurs nids...
—«Allah Akbar!» Le cri, longuement répété, s'apaise, se perd en traînée mourante dans le silence envahissant; la lumière s'éteint vite, dans du bleuâtre qui semble monter de la terre; et, du côté opposé à la ville, du côté de l'ombre, une voix de chacal répond en sourdine, derrière un fourré de cactus...
En temps de Ramadan, il est d'usage au Maroc de faire toute la nuit de la musique et des festins après le jeûne austère du jour; aussi, dès que l'obscurité nous a tous enveloppés, la ville nous envoie des bruits confus de tambourins battant des danses étranges, de cornemuses glapissant des chants tristes; et dans notre petit camp aussi, où le ramadan est fidèlement observé, on joue, sous les tentes, de la guitare à deux cordes au son de grillon agonisant; on chante en voix flûtée, avec des battements de mains.
Un peu plus avant dans la nuit, le silence, qui était revenu, tout à coup se remplit d'une musique aigre et déchirante qui semble être en l'air, qui semble venir d'en haut, planer. Et alors, étant sorti de ma tente, je demande à un de nos muletiers, qui flâne à la belle étoile malgré l'heure indue, d'où ces sons nous viennent. En souriant, il m'indique du doigt les tours des mosquées qui se profilent en grisaille sur le ciel semé d'une poussière blanche d'étoiles: au bout de chaque minaret, en compagnie des cigognes, un joueur de musette, paraît-il, est installé, jouant à plein souffle, et devant continuer jusqu'au matin, au-dessus de la vieille ville confusément obscure...