Aventures de Baron de Münchausen
Quelques minutes après, comme j'étais en train de raconter le fait au général Elliot, ils arrivèrent, et, après un cordial échange de remercîments et d'explications, nous célébrâmes cette journée mémorable le plus gaiement du monde.
Vous désirez tous, messieurs, je le lis dans vos yeux, savoir comment je possède un trésor aussi précieux que la fronde dont je viens de vous parler. Eh bien! je vais vous le dire. Je descends, vous ne l'ignorez sans doute pas, de la femme d'Urie, qui eut, comme vous savez, des relations très-intimes avec David. Mais avec le temps—cela se voit souvent—Sa Majesté se refroidit singulièrement à l'endroit de la comtesse, car elle avait reçu ce titre trois mois après la mort de son mari. Un jour ils se prirent de querelle au sujet d'une question de la plus haute importance, qui était de savoir dans quelle contrée fut construite l'arche de Noé et à quel endroit elle s'était arrêtée après le déluge. Mon aïeul avait la prétention de passer pour un grand antiquaire, et la comtesse était présidente d'une société historique: lui, avait cette faiblesse commune à la plupart des grands et à tous les petits, de ne pas souffrir la contradiction, et elle, ce défaut, spécial à son sexe, de vouloir avoir raison en toutes choses; bref, une séparation s'ensuivit.
Nous célébrâmes cette journée mémorable le plus gaiement du monde.
Elle l'avait souvent entendu parler de cette fronde comme d'un objet des plus précieux, et trouva bon de l'emporter, sous prétexte de garder un souvenir de lui. Mais, avant que mon aïeule eût franchi la frontière, on s'aperçut de la disparition de la fronde, et on lança six hommes de la garde du roi pour la reprendre. La comtesse poursuivie se servit si bien de cet objet qu'elle atteignit un de ces soldats qui, plus zélé que les autres, s'était avancé en tète de ses compagnons, précisément à la place où Goliath avait été frappé par David. Les gardes, voyant leur camarade tomber mort, délibérèrent mûrement et pensèrent que ce qu'il y avait de mieux à faire, c'était d'en référer au roi: la comtesse, de son côté, jugea prudent de continuer son voyage vers l'Égypte, où elle comptait de nombreux amis à la cour.
J'aurais dû vous dire d'abord que de plusieurs enfants qu'elle avait eus de Sa Majesté, elle avait emmené dans son exil un fils, son fils bien-aimé. La fertilité de l'Égypte ayant donné à ce fils plusieurs frères et sœurs, la comtesse lui laissa par un article particulier de son testament la fameuse fronde; et c'est de lui qu'elle m'est venue en ligne directe.
Mon arrière-arrière-grand-père, qui possédait cette fronde, et qui vivait il y a environ deux cent cinquante ans, fit, dans un voyage en Angleterre, la connaissance d'un poëte qui n'était rien moins que plagiaire, et n'en était que d'autant plus incorrigible braconnier; il s'appelait Shakespeare. Ce poëte, sur les terres duquel, par droit de réciprocité sans doute, les Anglais et les Allemands braconnent aujourd'hui impudemment, emprunta maintes fois cette fronde à mon père et tua, au moyen de cette arme, tant de gibier à sir Thomas Lucy, qu'il faillit encourir le sort de mes deux amis de Gibraltar. Le pauvre homme fut jeté en prison, et mon aïeul lui fit rendre la liberté par un procédé tout particulier vers la fin de sa vie à charge à elle-même. S'habiller, se déshabiller, manger, boire, accomplir enfin maintes autres fonctions que je n'énumérerai point, lui rendaient la vie insupportable. Mon aïeul la mit en état de faire tout cela selon son caprice, par elle-même ou par procuration. Et que pensez-vous que demanda mon père en récompense de ce signalé service?—la liberté de Shakespeare.—La reine ne put lui rien faire accepter de plus. Cet excellent homme avait pris le poëte en telle affection, qu'il eût volontiers donné une partie de sa vie pour prolonger celle de son ami.
Du reste, je puis vous assurer, messieurs, que la méthode pratiquée par la reine Élisabeth, de vivre sans nourriture, n'obtint aucun succès auprès de ses sujets, au moins auprès de ces gourmands affamés auxquels on a donné le nom de mangeurs de bœufs. Elle-même n'y résista pas plus de sept ans et demi, au bout desquels elle mourut d'inanition.
Mon père, duquel j'héritai la fronde peu de temps avant mon départ pour Gibraltar, me raconta l'anecdote suivante, que ses amis lui ont souvent entendu rapporter, et dont personne de ceux qui ont connu le digne vieillard ne révoquera la véracité.
«Dans l'un des nombreux séjours que je fis en Angleterre, me disait-il, je me promenais une fois sur le bord de la mer non loin de Harwick. Tout d'un coup voilà un cheval marin qui s'élance furieux contre moi. Je n'avais pour toute arme que ma fronde, avec laquelle je lui envoyai deux galets si adroitement lancés que je lui crevai les deux yeux. Je lui sautai alors sur le dos et le dirigeai vers la mer: car, en perdant les yeux, il avait perdu toute sa férocité, et se laissait mener comme un mouton. Je lui passai ma fronde dans la bouche en guise de bride, et le poussai au large.
«En moins de trois heures nous eûmes atteint le rivage opposé: nous avions fait trente milles dans ce court espace de temps. A Helvoetsluys je vendis ma monture moyennant sept cents ducats à l'hôte des Trois Coupes, qui montra cette bête extraordinaire pour de l'argent et s'en fit un joli revenu.—On peut en voir la description dans Buffon.—Mais si singulière que fût cette façon de voyager, ajoutait mon père, les observations et les découvertes qu'elle me permit de faire sont encore plus extraordinaires.
D'autres étaient rangés en cercle et chantaient des chœurs d'une beauté inexprimable.
«L'animal sur le dos duquel j'étais assis ne nageait pas: il courait avec une incroyable rapidité sur le fond de la mer, chassant devant lui des millions de poissons tout différents de ceux qu'on a l'habitude de voir: quelques-uns avaient la tête au milieu du corps, d'autres au bout de la queue; d'autres étaient rangés en cercle et chantaient des chœurs d'une beauté inexprimable; d'autres construisaient avec l'eau des édifices transparents, entourés de colonnes gigantesques dans lesquelles ondulait une matière fluide et éclatante comme la flamme la plus pure. Les chambres de ces édifices offraient toutes les commodités désirables aux poissons de distinction: quelques-unes étaient aménagées pour la conservation du frai; une suite de salles spacieuses était consacrée à l'éducation des jeunes poissons. La méthode d'enseignement,—autant que j'en pus juger par mes yeux, car les paroles étaient aussi inintelligibles pour moi que le chant des oiseaux ou le dialogue des grillons,—cette méthode me semble présenter tant de rapport avec cette employée de notre temps dans les établissements philantropiques, que je suis persuadé qu'un de ces théoriciens a fait un voyage analogue au mien, et pêché ses idées dans l'eau, plutôt que de les avoir attrapées dans l'air. Du reste, de ce que je viens de vous dire vous pouvez conclure qu'il reste encore au monde un vaste champ ouvert à l'exploitation et à l'observation. Mais je reprends mon récit.
«Entre autres incidents de voyage, je passai sur une immense chaîne de montagnes, aussi élevée, pour le moins, que les Alpes. Une foule de grands arbres d'essences variées s'accrochaient aux flancs des rochers. Sur ces arbres poussaient des homards, des écrevisses, des huîtres, des moules, des colimaçons de mer, dont quelques-uns si monstrueux qu'un seul eût suffi à la charge d'un chariot, et le plus petit écrasé un portefaix. Toutes les pièces de cette espèce qui échouent sur nos rivages et qu'on vend dans nos marchés ne sont que de la misère, que l'eau enlève des branches, tout comme le vent fait tomber des arbres le menu fruit. Les arbres à homards me parurent les mieux fournis: mais ceux à écrevisses et à huîtres étaient les plus gros. Les petits colimaçons de mer poussent sur des espèces de buissons qui se trouvent presque toujours au pied des arbres à écrevisses, et les enveloppent comme fait le lierre sur le chêne.
Je rencontrais de temps en temps de gros poissons.
«Je remarquai aussi le singulier phénomène produit par un navire naufragé. Il avait, à ce qu'il me sembla, donné contre un rocher dont la pointe était à peine à trois toises au-dessous de l'eau, et en coulant bas s'était couché sur le côté. Il était descendu sur un arbre à homards et en avait détaché quelques fruits, lesquels étaient tombés sur un arbre à écrevisses placé plus bas. Comme la chose se passait au printemps et que les homards étaient tout jeunes, ils s'unirent aux écrevisses; il en résulta un fruit qui tenait des deux espèces à la fois. Je voulus, pour la rareté du fait, en cueillir un sujet; mais ce poids m'aurait fort embarrassé, et puis mon Pégase ne voulait pas s'arrêter.
«J'étais à peu près à moitié route, et me trouvais dans une vallée située à cinq cents toises au moins au-dessous de la surface de la mer: je commençais à souffrir du manque d'air. Au surplus, ma position était loin d'être agréable sous bien d'autres rapports. Je rencontrais de temps en temps de gros poissons qui, autant que j'en pouvais juger par l'ouverture de leurs gueules, ne paraissaient pas éloignés de vouloir nous avaler tous deux. Ma pauvre Rossinante était aveugle, et je ne dus qu'à ma prudence d'échapper aux intentions hostiles de ces messieurs affamés. Je continuai donc à galoper, dans le but de me mettre le plus tôt possible à sec.
«Parvenu assez près des rives de la Hollande, et n'ayant plus guère qu'une vingtaine de toises d'eau sur la tête, je crus apercevoir, étendue sur le sable, une forme humaine, qu'à ses vêtements je reconnus être un corps de femme. Il me sembla qu'elle donnait encore quelques signes de vie, et, m'étant approché, je la vis, en effet, remuer la main. Je saisis cette main et ramenai sur le bord ce corps d'apparence cadavérique. Quoique l'art de réveiller les morts fût moins avancé à cette époque qu'aujourd'hui, où à chaque porte d'auberge on lit sur un écriteau: Secours aux noyés, les efforts et les soins d'un apothicaire de l'endroit parvinrent à raviver la petite étincelle vitale qui restait chez cette femme. Elle était la moitié chérie d'un homme qui commandait un bâtiment attaché au port d'Helvoetsluys, et qui avait pris la mer depuis peu. Par malheur, dans la précipitation du départ, il avait embarqué une autre femme que la sienne. Celle-ci fut aussitôt instruite du fait par quelques-unes de ces vigilantes protectrices de la paix et du foyer domestique, qu'on nomme amies intimes; jugeant que les droits conjugaux sont aussi sacrés et aussi valables sur mer que sur terre, elle s'élança dans une chaloupe à la poursuite de son époux; arrivée à bord du navire, elle chercha, dans une courte, mais intraduisible allocution, à faire triompher ses droits d'une façon si énergique que le mari jugea prudent de reculer de deux pas. Le résultat de ceci fut que sa main osseuse, au lieu de rencontrer les oreilles de son mari, ne rencontra que l'eau, et comme cette surface céda avec plus de facilité que ne l'eût fait l'autre, la pauvre femme ne trouva qu'au fond de la mer la résistance qu'elle cherchait. Ce fut en ce moment que mon étoile me fit la rencontrer et me permit de rendre à la terre un couple heureux et fidèle.
«Je me représente aisément les bénédictions dont monsieur son mari dut me combler en retrouvant, à son retour, sa tendre épouse sauvée par moi. Au reste, pour mauvais que fût le tour que j'avais joué à ce pauvre diable, mon cœur en reste parfaitement innocent. J'avais agi par pure charité, sans me douter des affreuses conséquences que ma bonne action devait amener.»
C'est là que se terminait habituellement le récit de mon père, récit que m'a rappelé la fameuse fronde dont je vous ai entretenu et qui, après avoir été conservée si longtemps dans ma famille et lui avoir rendu tant de services signalés, joua son reste contre le cheval de mer: elle put encore me servir en envoyant par ma main, ainsi que je vous l'ai raconté, une bombe au milieu des Espagnols, et en sauvant mes deux amis de la potence; mais ce fut là son dernier exploit; elle s'en alla en grande partie avec la bombe, et le morceau, ce qui m'en resta dans la main, est conservé aujourd'hui dans les archives de notre famille, à côté d'un grand nombre d'antiquités des plus précieuses.
Peu de temps après, je quittai Gibraltar et retournai en Angleterre, où il m'arriva une des plus singulières aventures de ma vie.
Je m'étais rendu à Wapping pour surveiller l'embarquement de divers objets que j'envoyais à plusieurs de mes amis de Hambourg; l'opération terminée, je revins par le Tower Wharf. Il était midi, et j'étais horriblement fatigué; pour échapper à l'ardeur du soleil, j'imaginai de me fourrer dans un des canons de la tour afin de prendre un peu de repos: à peine installé, je m'endormis profondément. Or, il se trouvait que nous étions précisément au 1er juin, jour anniversaire de la naissance du roi Georges III, et, à une heure, tous les canons devaient tirer pour fêter cette solennité. On les avait chargés le matin, et comme personne ne pouvait soupçonner ma présence en pareil lieu, je fus lancé par-dessus les maisons, de l'autre côté du fleuve, dans une cour de ferme, entre Benmondsey et Deptford. Je tombai sur une grande meule de foin, où je restai sans me réveiller,—ce qui s'explique par l'étourdissement qui m'avait saisi dans le trajet.
Environ trois mois après, le foin haussa si considérablement de prix, que le fermier jugea avantageux de vendre sa provision de fourrage. La meule où je me trouvais était la plus grande de toutes, et représentait au moins cinq cents quintaux. Ce fut donc par elle qu'on commença. Le bruit des gens qui y avaient appliqué leurs échelles pour l'escalader me réveilla enfin. Encore plongé dans un demi-sommeil, ne sachant pas où j'étais, je voulus m'enfuir et tombai juste sur le propriétaire du foin. Je ne me fis pas la plus légère égratignure dans cette chute, mais le fermier n'en fut que plus maltraité: il fut tué roide, car je lui avais, bien innocemment, cassé le col. Pour le repos de ma conscience, j'appris plus tard que le drôle était un infâme juif, qui entassait ses fruits et ses céréales dans son grenier, jusqu'au moment où leur rareté excessive lui permettait de les vendre à des prix exorbitants: de sorte que cette mort violente fut une juste punition de ses crimes et un service rendu au bien public.
Je tombai sur une grande meule de foin.
Mais quel fut mon étonnement, lorsque, entièrement revenu à moi-même, j'essayai de rattacher mes pensées présentes à celles avec lesquelles je m'étais endormi trois mois auparavant! Quelle fut la surprise de mes amis de Londres en me voyant reparaître après les recherches infructueuses qu'ils avaient faites pour me retrouver! Vous pouvez, messieurs, vous l'imaginer facilement.
Maintenant, messieurs, buvons un coup, que je vous raconte encore une couple de mes aventures de mer.
CHAPITRE XIV
HUITIÈME AVENTURE DE MER
Vous avez sans doute entendu parler du dernier voyage de découverte accompli au pôle Nord par le capitaine Phipps, aujourd'hui lord Mulgrave. J'accompagnais le capitaine, non pas en qualité d'officier, mais à titre d'ami et d'amateur. Quand nous fûmes arrivés à un degré fort avancé de latitude Nord, je pris mon télescope avec lequel vous avez fait connaissance à l'occasion du récit de mes aventures à Gibraltar, et j'examinai les objets qui nous environnaient. Car, soit dit en passant, je trouve qu'il est bon, surtout en voyage, de regarder de temps en temps ce qui se passe autour de soi.
A environ un demi-mille en avant de nous flottait un immense glaçon, aussi haut pour le moins que notre grand mât, et sur lequel je vis deux ours blancs qui, autant que j'en pus juger, étaient engagés dans un duel acharné. Je saisis mon fusil et descendis sur la glace. Mais lorsque j'en eus atteint le sommet, je m'aperçus que le chemin que je suivais était extrêmement dangereux et difficile. Par moments j'étais obligé de sauter par-dessus d'effroyables précipices; dans d'autres endroits la glace était polie et glissante comme un miroir, de sorte que je ne faisais que tomber et me relever. Je parvins cependant à atteindre les ours, mais en même temps je reconnus qu'au lieu de se battre, ils étaient simplement en train de jouer ensemble.
Je calculais déjà la valeur de leur peau,—car chacun d'eux était au moins aussi gros qu'un boeuf gras;—par malheur, au moment où j'ajustai mon arme, le pied droit me glissa, je tombai en arrière, et perdis, par la violence de la chute, connaissance pour plus d'un quart d'heure. Représentez-vous l'épouvante dont je fus saisi, lorsque, revenant à moi, je sentis qu'un des deux monstres m'avait retourné sur le ventre, et tenait déjà entre ses dents la ceinture de ma culotte de peau. La partie supérieure de mon corps était appuyée sur la poitrine de l'animal, et mes jambes s'étalaient en avant. Dieu sait où l'horrible bête m'eût entraîné; mais je ne perdis pas la tête: je tirai mon couteau,—le couteau que voici, messieurs;—je saisis la patte gauche de l'ours et lui coupai trois doigts: il me lâcha alors et se mit à hurler terriblement. Je pris mon fusil, je fis feu au moment où la bête se mettait en devoir de s'en retourner et je l'étendis morte. Le monstre sanguinaire était endormi du sommeil éternel; mais le bruit de mon arme avait réveillé plusieurs milliers de ses compagnons qui reposaient sur la glace dans un rayon d'un quart de lieue. Ils coururent tous sur moi à franc étrier.
Il n'y avait pas de temps à perdre; c'en était fait de moi s'il ne m'arrivait pas une idée lumineuse et immédiate:—elle arriva! En moins de temps qu'il n'en faut a un chasseur habile pour dépioter un lièvre, je déshabillai l'ours mort, m'enveloppai de sa robe et cachai ma tête sous la sienne. J'avais à peine terminé cette opération, que toute la troupe s'assembla autour de moi. J'avoue que je sentais, sous ma fourrure, des alternatives terribles de chaud et de froid. Cependant ma ruse réussit à merveille. Ils vinrent l'un après l'autre me flairer, et parurent me prendre pour un de leurs confrères. J'en avais du reste à peu près la mine; avec un peu plus de corpulence la ressemblance eût été parfaite, et même il y avait dans l'assemblée plusieurs petits jeunes ours qui n'étaient guère plus gras que moi: après qu'ils m'eurent bien flairé, moi et le cadavre de ma victime, nous nous familiarisâmes rapidement: j'imitais parfaitement tous leurs gestes et tous leurs mouvements; mais, pour ce qui était du grondement, du mugissement et du hurlement, je dois reconnaître qu'ils étaient plus forts que moi. Cependant, pour ours que je parusse, je n'en étais pas moins homme! Je commençai à chercher le meilleur moyen de mettre à profit la familiarité qui s'était établie entre ces bêtes et moi.
J'avais à peine terminé, que toute la troupe s'assembla autour de moi.
J'avais entendu dire autrefois par un vieux chirurgien militaire qu'une incision faite à l'épine dorsale cause instantanément la mort. Je résolus d'en faire l'expérience. Je repris mon couteau, et en frappai le plus grand des ours près de l'épaule, à la nuque: convenez que le coup était hardi, et j'avais des raisons d'être inquiet. Si la bête survivait à la blessure, c'en était fait de moi, j'étais réduit en pièces. Heureusement ma tentative réussit, l'ours tomba mort à mes pieds, sans plus faire un mouvement. Je pris donc le parti d'expédier de cette façon tous les autres, et cela ne fut pas difficile: car, bien qu'ils vissent de droite et de gauche tomber leurs frères, ils ne se méfiaient de rien, ne songeant ni à la cause ni au résultat de la chute successive de ces infortunés: ce fut là ce qui me sauva. Quand je les vis tous étendus morts autour de moi, je me sentis aussi fier que Samson après la défaite des Philistins.
Bref, je retournai au navire, je demandai les trois quarts de l'équipage pour m'aider à retirer les peaux et à apporter les jambons à bord. Nous jetâmes le surplus à l'eau, bien que, convenablement salé, cela eût fait un aliment fort supportable.
Dès que nous fûmes de retour, j'envoyai, au nom du capitaine, quelques jambons aux lords de l'Amirauté, aux lords de l'Échiquier, au lord-maire et aux aldermen de Londres, aux clubs de commerce, et distribuai le surplus entre mes amis. Je reçus de tous côtés les remercîments les plus chaleureux; la Cité me rendit mon amabilité en m'invitant au dîner annuel qui se célèbre lors de la nomination du lord-maire.
J'envoyai les peaux d'ours à l'impératrice de Russie pour servir de pelisses d'hiver à Sa Majesté et à sa cour. Elle m'en remercia par une lettre autographe que m'apporta un ambassadeur extraordinaire, et où elle me priait de venir partager sa couronne avec elle. Mais comme je n'ai jamais eu beaucoup de goût pour la souveraineté, je repoussai, dans les termes les plus choisis, l'offre de Sa Majesté. L'ambassadeur qui m'avait apporté la lettre avait l'ordre d'attendre ma réponse pour la rapporter à sa souveraine. Une seconde lettre, que quelque temps après je reçus de l'impératrice, me convainquit de l'élévation de son esprit et de la violence de sa passion. Sa dernière maladie, qui la surprit au moment où—pauvre et tendre femme—elle s'entretenait avec le comte Dolgorouki, ne doit être attribuée qu'à ma cruauté envers elle. Je ne sais pas quel effet je produisis aux dames, mais je dois dire que l'impératrice de Russie n'est pas la seule de son sexe qui du haut de son trône m'ait offert sa main.
Quand je les vis tous étendus morts autour de moi.
On a répandu le bruit que le capitaine Phipps n'était pas allé aussi loin vers le Nord qu'il l'aurait pu: il est de mon devoir de le défendre sur ce point. Notre bâtiment était en bon chemin d'atteindre le pôle, lorsque je le chargeai d'une telle quantité de peaux d'ours et de jambons que c'eût été folie d'essayer d'aller plus loin; nous n'eussions pas pu naviguer contre le plus léger vent contraire, et moins encore contre les glaçons qui encombrent la mer à cette latitude.
Le capitaine a depuis déclaré bien souvent combien il regrettait de ne pas avoir pris part à cette glorieuse journée, qu'il avait emphatiquement surnommée la journée des peaux d'ours. Il jalouse ma gloire, et cherche par tous les moyens à la déprécier. Nous nous sommes souvent querellés à ce sujet, et aujourd'hui encore nous ne sommes pas dans de très-bons termes. Il prétend, par exemple, qu'il n'y a pas grand mérite à avoir trompé les ours en m'affublant de la peau d'un des leurs; et que lui serait allé sans masque au milieu d'eux, et ne s'en serait pas moins fait passer pour un ours.
Mais c'est là un point trop délicat pour qu'un homme qui a des prétentions à la bonne éducation se risque à en discuter avec un noble pair d'Angleterre.
CHAPITRE XV
NEUVIÈME AVENTURE DE MER
Je fis un autre voyage, d'Angleterre aux Indes orientales, avec le capitaine Hamilton. J'emmenais un chien couchant, qui valait, dans l'acception propre du mot, son pesant d'or, car il ne m'a jamais failli. Un jour que, d'après les meilleurs calculs, nous nous trouvions à trois cents milles au moins de terre, mon chien tomba en arrêt. Je le vis, avec étonnement, rester plus d'une heure dans cette position: je fis part de ce fait au capitaine et aux officiers du bord, et leur assurai que nous devions être près de terre, vu que mon chien flairait du gibier. Je n'obtins qu'un succès de fou rire, qui ne modifia nullement la bonne opinion que j'avais de mon chien.
Après une longue discussion où l'on débattit mon avis, je finis par déclarer ouvertement au capitaine que j'avais plus de confiance dans le nez de mon Traï que dans les yeux de tous les marins du bord, et je pariai hardiment cent guinées,—somme que j'avais destinée à ce voyage,—que nous trouverions du gibier avant une demi-heure.
Le capitaine, qui était un excellent homme, se remit à rire de plus belle, et pria M. Crawford, notre chirurgien, de me tâter le pouls. L'homme de l'art obéit et déclara que j'étais en parfaite santé. Ils se mirent alors à causer à voix basse: je parvins cependant à saisir quelques mots de leur conversation.
—Il n'a pas sa tête à lui, disait le capitaine, je ne peux pas honnêtement accepter ce pari.
—Je suis d'un avis entièrement contraire, répliquait le chirurgien; le baron n'est nullement dérangé; il a plus de confiance dans l'odorat de son chien que dans la science de nos officiers, voilà tout. En tout cas, il perdra, et il l'aura bien mérité.
—Ce n'est pas raisonnable de ma part d'accepter un pareil pari, répétait le capitaine. Toutefois je m'en tirerai à mon honneur en lui rendant son argent après l'avoir gagné.
Traï n'avait point bougé pendant cette conversation, ce qui me confirma dans mon opinion. Je proposai une seconde fois le pari, qui fut enfin accepté.
Nous avions à peine prononcé le tope là sacramentel que des matelots placés dans la chaloupe attachée à l'arrière du bâtiment, et occupés à pêcher à la ligne, attrapèrent un énorme chien de mer, qu'ils amenèrent aussitôt sur le pont. On commença à le dépecer, et voilà qu'on lui trouva dans le ventre six couples de perdrix vivantes!
Les pauvres bêtes y habitaient depuis si longtemps, qu'une des perdrix était occupée à couver cinq œufs, dont l'un était en train d'éclore lorsque l'on ouvrit le poisson.
Nous élevâmes ces jeunes oiseaux avec une portée de petits chats venus au monde quelques minutes auparavant. La mère chatte les chérissait autant que ses enfants, et se désolait chaque fois qu'un des perdreaux s'éloignait trop et tardait à revenir auprès d'elle. Comme dans notre prise il y avait quatre perdrix qui ne cessaient de couver à tour de rôle, notre table fut fournie de gibier tout le temps du voyage.
Pour récompenser mon brave Traï des cent guinées qu'il m'avait fait gagner, je lui donnai chaque fois les os des perdreaux que nous avions mangés, et de temps en temps même un perdreau tout entier.
CHAPITRE XVI
DIXIÈME AVENTURE EN MER, SECOND VOYAGE DANS LA LUNE
Je vous ai déjà parlé, messieurs, d'un voyage que je fis dans la lune pour retrouver ma hachette d'argent. J'eus une nouvelle occasion d'y retourner, mais d'une façon beaucoup plus agréable, et j'y séjournai assez longtemps pour y faire diverses observations que je vais vous communiquer aussi exactement que ma mémoire me le permettra.
Un de mes parents éloignés s'était mis dans la tête qu'il devait absolument y avoir quelque part un peuple égal en grandeur à celui que Gulliver prétend avoir trouvé dans le royaume de Brobdignag. Il résolut de partir à la recherche de ce peuple, et me pria de l'accompagner. Pour ma part, j'avais toujours considéré le récit de Gulliver comme un conte d'enfant, et je ne croyais pas plus à l'existence de Brobdignag qu'à celle de l'Eldorado; mais comme cet estimable parent m'avait institué son légataire universel, vous comprenez que je lui devais des égards. Nous arrivâmes heureusement dans la mer du Sud, sans rien rencontrer qui mérite d'être rapporté, si ce n'est cependant quelques hommes et quelques femmes volants qui gambadaient et dansaient le menuet en l'air.
Lorsque nous découvrîmes une vaste terre ronde et brillante.
Le dix-huitième jour après que nous eûmes dépassé Otahiti, un ouragan enleva notre bâtiment à près de mille lieues au-dessus de la mer, et nous maintint dans cette position pendant assez longtemps. Enfin un vent propice enfla nos voiles et nous emporta avec une rapidité extraordinaire. Nous voyagions depuis six semaines au-dessus des nuages lorsque nous découvrîmes une vaste terre, ronde et brillante, semblable à une île étincelante. Nous entrâmes dans un excellent port, nous abordâmes et trouvâmes le pays habité. Tout autour de nous, nous voyions des villes, des arbres, des montagnes, des fleuves, des lacs, si bien que nous nous croyions revenus sur la terre que nous avions quittée.
Dans la lune,—car c'était là l'île étincelante où nous venions d'aborder,—nous vîmes de grands êtres montés sur des vautours, dont chacun avait trois têtes. Pour vous donner une idée de la dimension de ces oiseaux, je vous dirai que la distance mesurée de l'extrémité d'une de leurs ailes à l'autre est six fois plus grande que la plus longue de nos vergues. Au lieu de monter à cheval, comme nous autres habitants de la terre, les gens de la lune montent ces sortes d'oiseaux.
A l'époque où nous arrivâmes, le roi de ce pays était en guerre avec le soleil. Il m'offrit un brevet d'officier; mais je n'acceptai point l'honneur que me faisait Sa Majesté.
Tout, dans ce monde-là, est extraordinairement grand: une mouche ordinaire, par exemple, est presque aussi grosse qu'un de nos moutons. Les armes usuelles des habitants de la lune sont des raiforts qu'ils manœuvrent comme des javelots, et qui tuent ceux qui en sont atteints. Lorsque la saison des raiforts est passée, ils emploient des tiges d'asperges. Pour boucliers, ils ont de vastes champignons.
Je vis en outre dans ce pays quelques naturels de Sirius venus là pour affaires; ils ont des têtes de bouledogue et les yeux placés au bout du nez, ou plutôt à la partie inférieure de cet appendice. Ils sont privés de sourcils; mais lorsqu'ils veulent dormir, ils se couvrent les yeux avec leur langue; leur taille moyenne est de vingt pieds; celle des habitants de la lune n'est jamais au-dessous de trente-six pieds. Le nom que portent ces derniers est assez singulier; il peut se traduire par celui d'êtres vivants; on les appelle ainsi parce qu'ils préparent leurs mets sur le feu, tout comme nous. Du reste, ils ne consacrent guère de temps à leurs repas; ils ont sur le côté gauche un petit guichet qu'ils ouvrent et par lequel ils jettent la portion tout entière dans l'estomac; après quoi ils referment le guichet et recommencent l'opération au bout d'un mois, jour pour jour. Ils n'ont donc que douze repas par an, combinaison que tout individu sobre doit trouver bien supérieure à celles usitées chez nous.
Les joies de l'amour sont complètement inconnues dans la lune; car, chez les êtres cuisants aussi bien que chez les autres animaux, il n'existe qu'un seul et même sexe. Tout pousse sur des arbres qui diffèrent à l'infini les uns des autres, suivant les fruits qu'ils portent. Ceux qui produisent les êtres cuisants ou hommes sont beaucoup plus beaux que les autres; ils ont de grandes branches droites et des feuilles couleur de chair; leur fruit consiste en noix à écorce très-dure, et longues d'au moins six pieds. Lorsqu'elles sont mûres, ce qu'on reconnaît à leur couleur, on les cueille avec un grand soin, et on les conserve aussi longtemps qu'on le juge convenable. Quand on veut en retirer le noyau, on les jette dans une grande chaudière d'eau bouillante; au bout de quelques heures, l'écorce tombe, et il en sort une créature vivante.
Avant qu'ils viennent au monde, leur esprit a déjà reçu une destination déterminée par la nature.
D'une écorce sort un soldat, d'une autre un philosophe, d'une troisième un théologien, d'une quatrième un jurisconsulte, d'une cinquième un fermier, d'une sixième un paysan et ainsi de suite, et chacun se met aussitôt à pratiquer ce qu'il connaît déjà théoriquement. La difficulté consiste à juger avec certitude ce que contient l'écorce; au moment où je me trouvais dans le pays, un savant lunaire affirmait à grand bruit qu'il possédait ce secret. Mais on ne fit pas attention à lui, et on le tint généralement pour fou.
Lorsque les gens de la lune deviennent vieux, ils ne meurent pas, mais ils se dissolvent dans l'air et s'évanouissent en fumée.
Ils n'éprouvent pas le besoin de boire, n'étant asservis à aucune excrétion. Ils n'ont à chaque main qu'un seul doigt avec lequel ils exécutent tout beaucoup mieux que nous ne le faisons avec notre pouce et ses quatre aides.
Ils portent leur tête sous le bras droit, et, lorsqu'ils vont en voyage ou qu'ils ont à exécuter quelque travail qui exige beaucoup de mouvement, ils la laissent habituellement à la maison; car ils peuvent lui demander conseil à n'importe quelle distance.
Les hauts personnages de la lune, lorsqu'ils veulent savoir ce que font les gens du peuple, n'ont pas coutume d'aller les trouver; ils restent à la maison, c'est-à-dire que leur corps reste chez eux, et qu'ils envoient leur tête dans la rue pour voir incognito ce qui s'y passe. Une fois les renseignements recueillis, elle revient dès que le maître la rappelle.
Les pépins de raisin lunaire ressemblent exactement à nos grêlons, et je suis fermement convaincu que, lorsqu'une tempête détache les grains de leur tige, les pépins tombent sur notre terre et forment notre grêle. Je suis même porté à croire que cette observation doit être connue depuis longtemps de plus d'un marchand de vin; du moins j'ai bien souvent bu du vin qui m'a paru fait de grêlons, et dont le goût rappelait celui du vin de la lune.
J'allais oublier un détail des plus intéressants. Les habitants de la lune se servent de leur ventre comme nous des gibecières; ils y fourrent tout ce dont ils ont besoin, l'ouvrent et le ferment à volonté comme leur estomac, car ils ne sont pas embarrassés d'entrailles, ni de cœur, ni de foie; ils ne portent non plus pas de vêtements, l'absence de sexe les dispensant de pudeur.
Ils peuvent à leur gré ôter et remettre leurs yeux, et, lorsqu'ils les tiennent à la main, ils voient aussi bien que s'ils les avaient sur la figure. Si, par hasard, ils en perdent ou en cassent un, ils peuvent en louer ou en acheter un nouveau, qui leur fait le même service que l'autre; aussi rencontre-t-on dans la lune, à chaque coin de rue, des gens qui vendent des yeux; ils en ont les assortiments les plus variés, car la mode change souvent: tantôt ce sont les yeux bleus, tantôt les yeux noirs, qui sont mieux portés.
Je conviens, messieurs, que tout cela doit vous paraître étrange; mais je prie ceux qui douteraient de ma sincérité de se rendre eux-mêmes dans la lune, pour se convaincre que je suis resté plus fidèle à la vérité qu'aucun autre voyageur.
CHAPITRE XVII
VOYAGE A TRAVERS LA TERRE ET AUTRES AVENTURES REMARQUABLES.
Si je m'en rapporte à vos yeux, je suis sûr que je me fatiguerais plus vite à vous raconter les événements extraordinaires de ma vie que vous à les écouter. Votre complaisance est trop flatteuse pour que je m'en tienne, ainsi que je me l'étais proposé, au récit de mon second voyage dans la lune. Écoutez donc, s'il vous plaît, une histoire dont l'authenticité est aussi incontestable que celle de la précédente, mais qui la surpasse par l'étrangeté et le merveilleux dont elle est empreinte.
La lecture du Voyage de Brydone en Sicile m'inspira un vif désir de visiter l'Etna. En route il ne m'arriva rien de remarquable: je dis à moi, car beaucoup d'autres, pour faire payer aux lecteurs naïfs les frais de leur voyage, n'eussent pas manqué de raconter longuement et emphatiquement maints détails vulgaires qui ne sont pas dignes de fixer l'attention des honnêtes gens.
Un matin de bonne heure, je sortais d'une chaumière située au pied de la montagne, fermement résolu à examiner, dût-il m'en coûter la vie, l'intérieur de ce célèbre volcan. Après trois heures d'une marche des plus pénibles, j'atteignis le sommet de la montagne. Depuis trois semaines le volcan grondait sans discontinuer. Je ne doute pas, messieurs, que vous ne connaissiez l'Etna par les nombreuses descriptions qui en ont été faites: je n'essayerai donc pas de vous redire ce que vous savez aussi bien que moi, et j'épargnerai à moi une peine et à vous une fatigue inutile.
Je fis trois fois le tour du cratère,—dont vous pouvez avoir une idée en vous figurant un immense entonnoir,—et reconnaissant que j'aurais beau tourner, cela ne m'avancerait guère, je pris bravement ma résolution, et je me décidai à sauter dedans. A peine eus-je exécuté le saut, que je me sentis comme plongé dans un bain de vapeur brûlante; les charbons ardents qui jaillissaient sans relâche endommagèrent et brûlèrent en tous sens mon pauvre corps.
Mais quelle que fût la violence avec laquelle s'élançaient les matières incandescentes, je descendais plus rapidement qu'elles ne montaient, grâce à la loi de la pesanteur, et au bout de quelques instants je touchai le fond. La première chose que je remarquai fut un bruit épouvantable, un concert de jurements, de cris et de hurlements qui semblaient s'élever autour de moi. J'ouvris les yeux, et qu'est-ce que je vis?... Vulcain en personne accompagné de ses cyclopes. Ces messieurs, que mon bon sens avait depuis longtemps relégués dans le domaine de la fiction, étaient depuis trois semaines en querelle au sujet d'un article du règlement intérieur, et c'était cette dispute qui remuait la surface externe. Mon apparition rétablit comme par enchantement la paix et la concorde dans la tapageuse assemblée.
Vulcain courut aussitôt clopin-clopant vers son armoire, en tire des onguents et des emplâtres qu'il m'appliqua de sa propre main, et, quelques minutes après, mes blessures étaient guéries. Il m'offrit ensuite des rafraîchissements, un flacon de nectar et d'autres vins précieux, comme n'en boivent que les dieux et les déesses. Dès que je fus à peu près remis, il me présenta à Vénus, son épouse, en lui recommandant de me prodiguer tous les soins qu'exigeait ma position. La somptuosité de la chambre où elle me conduisit, le moelleux du sofa sur lequel elle me fit asseoir, le charme divin qui régnait dans toute sa personne, la tendresse de son cœur, il n'y a pas de mots dans les langues terrestres pour exprimer cela; rien que dépenser, la tète me tourne!
Vulcain me fit une description très-détaillée de l'Etna. Il m'expliqua comme quoi cette montagne n'était qu'un amas de cendres sorties de la fournaise; qu'il était souvent obligé de sévir contre ses ouvriers; qu'alors, dans sa colère, il leur jetait des charbons ardents qu'ils paraient avec une grande adresse en les laissant passer sur la terre, afin de le laisser épuiser ses munitions. «Nos dissensions, ajouta-t-il, durent quelquefois plusieurs mois, et les phénomènes qu'elles produisent à la surface de la terre sont ce que vous appelez, je crois, des éruptions. Le mont Vésuve est également une de mes forges: une galerie de trois cent cinquante milles de longueur m'y conduit en passant sous le lit de la mer: là aussi des dissensions semblables amènent sur la terre des accidents analogues.»
Là il me tint suspendu au-dessus d'une espèce de puits profond.
Si je me plaisais à la conversation instructive du mari, je goûtais encore davantage la société de la femme, et je n'aurais peut-être jamais quitté ce palais souterrain, si quelques mauvaises langues n'avaient mis la puce à l'oreille au seigneur Vulcain, et n'avaient allumé dans son cœur le feu de la jalousie. Sans me prévenir le moins du monde, il me saisit un matin au collet, comme j'assistais la belle déesse à sa toilette, et m'emmena dans une chambre que je n'avais pas encore vue: là il me tint suspendu au-dessus d'une espèce de puits profond, et me dit: «Ingrat mortel, retourne dans le monde d'où tu es venu!»
En prononçant ces mots et sans me permettre de rien répliquer pour ma défense, il me précipita dans l'abîme. Je tombai avec une rapidité toujours croissante, jusqu'à ce que l'effroi m'eût lad perdre entièrement connaissance. Mais je fus tout d'un coup tiré de mon évanouissement en me sentant plongé dans une immense masse d'eau illuminée par les rayons du soleil: c'était le paradis et le repos, en comparaison de l'affreux voyage que je venais d'accomplir.
Je regardai tout autour de moi, mais je ne voyais de tous côtés que de l'eau. La température était tout autre que celle à laquelle je m'étais accoutumé chez le seigneur Vulcain. Enfin je découvris à quelque distance un objet qui avait l'apparence d'un énorme rocher, et qui semblait se diriger vers moi: Je reconnus bientôt que c'était un glaçon flottant. Après beaucoup de recherches, je trouvai enfin un endroit où je pus m'accrocher, et je parvins à gravir jusqu'au sommet. A mon grand désespoir, je ne découvris aucun indice qui m'annonçât le voisinage de la terre. Enfin, avant la tombée de la nuit, j'aperçus un navire qui s'avançait de mon côté. Dès qu'il fut à portée de la voix, je le hélai de toutes mes forces: il me répondit en hollandais. Je me jetai à la mer, et nageai jusqu'au navire où l'on, m'amena à bord. Je demandai où nous étions. «Dans la mer du Sud,» me répondit-on. Ce fait expliquait toute l'énigme. Il était évident que j'avais traversé le centre du globe et que j'étais tombé par l'Etna dans la mer du Sud: ce qui est beaucoup plus direct que de faire le tour du monde. Personne avant moi n'avait encore tenté ce passage, et si je refais jamais le voyage, je me promets bien d'en rapporter des observations du plus haut intérêt.
Je me fis donner quelques rafraîchissements et je me couchai. Quels grossiers personnages, messieurs que les Hollandais! Le lendemain je racontai mon aventure aux officiers aussi exactement et aussi simplement que je viens de le faire ici, et plusieurs d'entre eux, le capitaine surtout, firent mine de douter de l'authenticité de mes paroles. Cependant, comme ils m'avaient donné l'hospitalité à leur bord, et que si je vivais c'était grâce à eux, il me fallut bien empocher l'humiliation sans répliquer.
Je m'enquis ensuite du but de leur voyage. Ils me répondirent qu'ils faisaient une expédition de découverte et que, si ce que je leur avais raconté était vrai, leur but était atteint. Nous nous trouvions précisément sur la route qu'avait suivie le capitaine Cook, et nous arrivâmes le lendemain à Botany-Bay, lieu où le gouvernement anglais devrait envoyer non pas ses mauvais garnements pour les punir, mais des honnêtes gens pour les récompenser, tant ce pays est beau et richement doté par la nature.
Nous ne restâmes que trois jours à Botany-Bay. Le quatrième jour après notre départ il s'éleva une effroyable tempête qui déchira toutes nos voiles, rompit notre beaupré, abattit notre mât de perroquet, lequel tomba sur la cahute où était enfermée notre boussole et la mit en pièces. Quiconque a navigué sait quelles peuvent être les conséquences d'un pareil accident. Nous ne savions plus où nous étions, ni où aller. Enfin la tempête s'apaisa, et fut suivie d'une bonne brise continue. Nous naviguions depuis trois mois et nous devions avoir fait énormément de chemin, lorsque tout à coup nous remarquâmes un changement singulier dans tout ce qui nous entourait. Nous nous sentions tout gais et tout dispos, notre nez s'emplissait des odeurs les plus douces et les plus balsamiques; la mer elle-même avait changé de couleur: elle n'était plus verte, mais blanche.
Bientôt après nous aperçûmes la terre, et à quelque distance un port vers lequel nous nous dirigeâmes et que nous trouvâmes spacieux et profond. Au lieu d'eau, il était rempli d'un lait exquis. Nous descendîmes à terre et nous vîmes que l'île tout entière consistait en un immense fromage. Nous ne nous en serions peut-être pas aperçus, si une circonstance particulière ne nous avait mis sur la trace. Nous avions sur notre navire un matelot qui professait pour le fromage une antipathie naturelle. En posant le pied sur la terre, il tomba évanoui.
Quand il revint à lui, il demanda qu'on retirât le fromage de dessous ses pieds; on vérifia, et on reconnut qu'il avait parfaitement raison: cette île n'était, comme je viens de vous le dire, qu'un énorme fromage. La plupart des habitants s'en nourrissaient; les parties mangées pendant le jour étaient remplacées pendant la nuit. Nous vîmes dans cette île une grande quantité de vignes chargées de grosses grappes, lesquelles, lorsqu'on les pressait, ne donnaient que du lait. Les insulaires étaient sveltes et beaux, la plupart avaient neuf pieds de haut; ils avaient trois jambes et un bras, et les adultes portaient sur le front une corne dont ils se servaient avec une adresse remarquable. Ils font des courses sur la surface du lait, et s'y promènent sans y enfoncer avec autant d'assurance que nous sur une pelouse.
Il croissait sur cette île, ou plutôt sur ce fromage, une grande quantité de blé, dont les épis, semblables à des champignons, contenaient des pains tout cuits et prêts à être mangés. En traversant ce fromage nous rencontrâmes sept fleuves de lait et deux de vin.
Après un voyage de seize jours, nous atteignîmes le rivage opposé à celui où nous avions abordé. Nous trouvâmes dans cette partie de l'île des plaines entières de ce fromage bleu à force de vieillesse, dont les amateurs font si grand cas. Mais, au lieu d'y rencontrer des vers, on y voyait croître de magnifiques arbres fruitiers tels que cerisiers, abricotiers, pêchers, et vingt autres espèces que nous ne connaissons point. Ces arbres, qui sont extraordinairement grands et gros, abritaient une immense quantité de nids d'oiseaux.
Nous remarquâmes entre autres un nid d'alcyons, dont la circonférence était cinq fois grande comme la coupole de Saint-Paul à Londres; il était artistement construit d'arbres gigantesques, et il contenait ...—attendez, que je me rappelle bien le chiffre!—il contenait cinq cents œufs dont le plus petit était au moins aussi gros qu'un muid. Nous ne pûmes pas voir les jeunes qui étaient dedans, mais nous les entendîmes siffler. Ayant ouvert à grand'peine un de ces œufs, nous en vîmes sortir un petit oiseau sans plumes, gros environ comme vingt de nos vautours. A peine avions-nous fait éclore le jeune oiseau que le vieux alcyon se jeta sur nous, saisit notre capitaine dans une de ses serres, l'enleva à la hauteur d une bonne lieue, le frappa violemment avec ses ailes et le laissa tomber dans la mer.
...L'enleva à la hauteur d'une bonne lieue.
Les Hollandais nagent comme des rats d'eau; aussi le capitaine nous eut-il bientôt rejoints, et nous regagnâmes tous ensemble notre navire. Mais nous ne retournâmes pas par le même chemin, ce qui nous permit de faire de nouvelles observations. Dans le gibier que nous tuâmes, il y avait deux buffles d'une espèce particulière qui ne possédait qu'une seule corne, placée entre les deux yeux. Nous regrettâmes plus tard de les avoir tués, car nous apprîmes que les habitants les apprivoisaient et s'en servaient en guise de cheval de trait ou de selle. On nous assura que la chair en était exquise, mais absolument inutile à un peuple qui ne vit que de lait et de fromage.
Deux jours avant d'atteindre notre navire, nous vîmes trois individus pendus par les jambes à de grands arbres. Je demandai quel crime leur avait valu cette terrible punition, et j'appris qu'ils étaient allés à l'étranger, et qu'à leur retour ils avaient raconté à leurs amis une foule de mensonges, leur décrivant des lieux qu'ils n'avaient pas vus, et des aventures qui ne leur étaient pas arrivées. Je trouvai cette punition bien méritée, car le premier devoir d'un voyageur, c'est de ne s'écarter jamais de la vérité.
Revenus à bord, nous levâmes l'ancre et nous quittâmes ce singulier pays. Tous les arbres du rivage, dont quelques-uns énormes et très-élevés, s'inclinèrent deux fois en nous saluant en mesure. Après quoi ils reprirent leur première position.
Quand nous eûmes erré trois jours durant, Dieu sait où,—car nous manquions toujours de boussole,—nous arrivâmes dans une mer qui semblait toute noire: nous goûtâmes ce que nous prenions pour de l'eau sale, et nous reconnûmes que c'était de l'excellent vin! Nous eûmes toutes les peines du monde à empêcher nos matelots de se griser. Mais notre joie ne fut pas de longue durée, car, quelques heures après, nous nous trouvâmes entourés de baleines et d'autres poissons non moins gigantesques: il y en avait un d'une longueur si prodigieuse que même avec une lunette d'approche nous n'en pûmes voir le bout. Malheureusement nous n'aperçûmes le monstre qu'au moment où il était tout près de nous: il avala d'un trait notre bâtiment avec ses mâts dressés et toutes ses voiles dehors.
Après que nous eûmes passé quelque temps dans sa gueule, il la rouvrit pour engloutir une énorme masse d'eau: notre navire, soulevé par ce courant, fut entraîné dans l'estomac du monstre, où nous nous trouvions comme si nous eussions été à l'ancre pris d'un calme plat. L'air était, il faut en convenir, chaud et lourd. Nous vîmes dans cet estomac des ancres, des câbles, des chaloupes, des barques et bon nombre de navires, les uns chargés, les autres vides, qui avaient subi le même sort que nous. Nous étions obligés de vivre à la lumière des torches; il n'y avait plus pour nous ni soleil, ni lune, ni planètes. Ordinairement nous nous trouvions deux fois par jour à flot et deux fois à sec. Quand la bête buvait nous étions à flot, lorsqu'elle lâchait l'eau nous étions à sec. D'après les calculs exacts que nous fîmes, la quantité d'eau qu'elle avalait à chaque gorgée eût suffi à remplir le lit du lac de Genève, dont la circonférence est de trente milles.
Le second jour de notre captivité dans ce ténébreux royaume, je me hasardai avec le capitaine et quelques officiers à faire une petite excursion au moment de la marée basse, comme nous disions. Nous nous étions munis de torches, et nous rencontrâmes successivement près de dix mille hommes de toutes nations qui se trouvaient dans la même position que nous. Ils s'apprêtaient à délibérer sur les moyens à employer pour recouvrer leur liberté. Quelques-uns d'entre eux avaient déjà passé plusieurs années dans l'estomac du monstre. Mais au moment où le président nous instruisait de la question qui allait s'agiter, notre diable de poisson eut soif et se mit à boire: l'eau se précipita avec tant de violence que nous eûmes tout juste le temps de retourner à nos navires: plusieurs des assistants, moins prompts que les autres, furent même obligés de se mettre à la nage.
Quand le poisson se fut vidé, nous nous réunîmes de nouveau. On me choisit pour président: je proposai de réunir bout à bout deux des plus grands mâts, et, lorsque le monstre ouvrirait la gueule, de les dresser de façon a l'empêcher de la refermer. Cette motion fut acceptée à l'unanimité, et cent hommes choisis parmi les plus vigoureux furent chargés de la mettre à exécution. A peine les deux mâts étaient-ils disposés selon mes instructions, qu'il se présenta une occasion favorable. Le monstre se prit à bâiller; nous dressâmes aussitôt nos deux mâts de manière que l'extrémité inférieure se trouvait plantée dans sa langue, et que l'autre extrémité pénétrait dans la voûte de son palais: il lui était dès lors impossible de rapprocher ses mâchoires.
Dès que nous fûmes à flot, nous armâmes les chaloupes qui nous remorquèrent et nous ramenèrent dans le monde. Ce fut avec une joie inexprimable que nous revîmes la lumière du soleil dont nous avions été privés pendant ces quinze jours de captivité. Lorsque tout le monde fut sorti de ce vaste estomac, nous formions une flotte de trente-cinq navires de toutes les nations. Nous laissâmes nos deux mâts plantés dans la gorge du poisson, pour préserver d'un accident semblable au nôtre ceux qui se trouveraient entraînés vers ce gouffre.
Une fois délivrés, notre premier désir fut de savoir dans quelle partie du monde nous étions; il nous fallut longtemps avant de parvenir à une certitude. Enfin, grâce à mes observations antérieures, je reconnus que nous nous trouvions dans la mer Caspienne. Comme cette mer est entourée de tous côtés par la terre et qu'elle ne communique avec aucune autre nappe d'eau, nous ne pouvions comprendre comment nous y étions arrivés. Un habitant de l'île de fromage, que j'avais emmené avec moi, nous expliqua la chose fort raisonnablement. Selon lui, le monstre dans l'estomac duquel nous avions erré si longtemps s'était rendu dans cette mer par quelque route souterraine.—Bref, nous y étions et fort contents d'y être; nous nous dirigeâmes à toutes voiles vers la terre. Je descendis le premier.
A peine avais-je posé le pied sur la terre ferme, que je me vis assailli par un gros ours.
«Ah! ah! pensai-je, tu arrives bien!»
Je lui pris les pattes de devant dans mes deux mains et les serrai avec tant de cordialité qu'il se mit à hurler désespérément; mais moi, sans me laisser toucher par ses lamentations, je le tins dans cette position jusqu'à ce qu'il mourût de faim. Grâce à cet exploit, j'inspirai un tel respect à tous les ours, que depuis lors aucun d'eux n'a jamais osé me chercher querelle.
De là je me rendis à Saint-Pétersbourg, où je reçus d'un ancien ami un cadeau qui me fut extrêmement agréable. C'était un chien de chasse, descendant de la fameuse chienne dont je vous ai parlé, et qui mit bas en chassant un lièvre. Malheureusement ce chien fut tué par un chasseur maladroit qui l'atteignit en tirant une compagnie de perdreaux. Je me fis faire avec la peau de cette bête le gilet que voici, et qui, lorsque je vais à la chasse, me conduit toujours infailliblement là où est le gibier. Quand j'en suis assez près pour pouvoir tirer, un bouton de mon gilet saute à la place où se trouve le gibier, et, comme mon fusil est toujours armé et amorcé, je ne manque jamais mon coup.
Il me reste encore trois boulons, comme vous voyez; mais dès que la chasse rouvrira, j'en ferai remettre deux rangs. Venez me trouver alors, et vous verrez que j'aurai de quoi vous amuser.
Pour aujourd'hui, je prends la liberté de me retirer et de vous souhaiter une bonne nuit.
FIN
Voyage en Russie et à Saint-Pétersbourg
Histoire de chasse
Des chiens et des chevaux du baron de Münchhausen
Aventures du baron de Münchhausen dans la guerre contre les Turcs
Aventures du baron de Münchhausen pendant sa captivité chez les Turcs. Il revient dans sa patrie
Première aventure de mer
Deuxième aventure de mer
Troisième aventure de mer
Quatrième aventure de mer
Cinquième aventure de mer
Sixième aventure de mer
Septième aventure de mer.—Récits authentiques d'un partisan qui prit la parole en l'absence du baron
Le baron reprend son récit
Huitième aventure de mer
Neuvième aventure de mer
Dixième aventure de mer.—Second voyage dans la lune
Voyage à travers la terre et autres aventures remarquables
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