Barnavaux et quelques femmes
L’ATTAQUE DU KSAR
… C’était une petite maison assez basse, presque sans fenêtres, sauf pour une espèce de longue meurtrière par laquelle on n’aurait pas fait sortir un chat, avec des murs bossus, très épais, et une porte renforcée par de vieux rails de chemin de fer, posés de guingois, tout à la diable. Mais sous une effroyable poussée de blasphèmes, la toiture, la porte, les ferrures, les murailles même, tout semblait trembler comme une marmite pleine d’eau bouillante placée sur un feu trop vif. L’heure de la sieste était venue depuis longtemps, et personne dans le poste ne pouvait fermer l’œil. Les hommes, joyeux de bataillons d’Afrique et soldats de la légion, tendaient l’oreille d’un air maussade ou rigoleur ; les goumiers arabes plissaient leur figure jaune, quand ils entendaient une particulièrement belle injure, connue d’eux ; les officiers, en grande tenue, parce qu’on attendait le général inspecteur, haussaient les épaules et rentraient chez eux pour ne pas compromettre le prestige de l’uniforme ; et les chameaux eux-mêmes, agenouillés dans les grandes cours aux parois de terre grise, troublés dans leur repos, grognaient d’ennui comme quand on charge leur bât. Le vent, du fond du bled saharien, soufflait par bouffées lentes, insupportablement chaudes. Une grande dune morte, un erg de sable roux, lourd et bas sur l’horizon, brillait d’une lumière aveuglante dans l’air éclatant et sec.
Barnavaux se rapprocha tout doucement de la porte de la prison.
— Qu’est-ce que c’est ? lui dis-je.
— Oh ! fit-il, rien : c’est Chavarot, le joyeux, qui gueule !
Et il profita d’un court moment de silence pour dire :
— Qu’est-ce que tu veux, La Victoire ?
La voix de Chavarot, traversant les planches, cria :
— J’ai soif, d’abord ! Mais c’est pas ça : où est-il, ce général…? (Ici Chavarot donna, de cet officier supérieur, une définition fausse de tous points, et qu’il est inutile de reproduire.) Où est-il, cet ould el gahbâ ? J’veux qu’il vienne em’ vouère.
— Il n’est pas encore arrivé, dit Barnavaux d’un ton conciliant ; mais il se fera un devoir de te rendre visite dans tes salons, sûr ! Et il te collera trente jours de rabiot : tu en as, des ambitions !
— S’il ne venait pas, répondit Chavarot plus doucement, il me les enverrait tout de même par la poste. Mais j’ai un petit mot à lui dire.
— Tu le verras, tu le verras ! répéta encore Barnavaux. Mais il n’est pas encore ici, parole ! Alors, pour l’instant, est-ce que tu ne pourrais pas laisser pioncer la coterie ?
De l’autre côté du mur on n’entendit plus rien, et je demandai :
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Lui ? dit Barnavaux. Oh ! rien : s’est soûlé, naturellement ; a jeté sa gamelle à la tête de l’homme de cuisine, sous prétexte que la soupe était froide. Drôle que la soupe soit toujours froide, dans les pays chauds. Puis a rossé les quatre hommes commandés pour le « servir ». Et tenu à l’œil : treize mois de prison pour coups et blessures, avec récidive. Très ami avec ces dames du boulevard Ornano : un apache, quoi.
Il ajouta, en réfléchissant :
— C’est égal, je ne serais pas fâché de savoir ce qu’il veut dire au général, La Victoire. C’est un garçon qui a de l’orgueil.
Le général n’arriva qu’à la tombée du soir, vers les cinq heures, et Barnavaux eut le temps de m’expliquer pourquoi Chavarot avait de l’orgueil.
— Voici, me dit-il. C’est quand on a fait la grande expédition du Tadémaït, il y a deux ans. Il paraît qu’il fallait la faire, l’expédition du Tadémaït. Et c’est mon avis : tant qu’il y aura dans le désert des gens qui attendent que vous vous promeniez tout seul, sans faire de mal à personne, pour vous ouvrir le ventre en croix, et vous mettre des saletés dedans, comme c’est leur usage, tous les autres circoncis, ceux du Maroc, ceux d’Algérie et de Tunisie, garderont l’idée qu’un beau jour eux aussi jouiront de la volupté de nous ouvrir le ventre en croix. On m’a dit qu’il y avait eu par-dessus le marché, pour faire l’expédition, des raisons diplomatiques, des raisons que les gens qui savent se racontent à Paris, en déjeunant. Mais ces gens qui savent ne sont que des artistes : ils ajoutent des beautés accessoires et décoratives au motif tout nu que je viens d’avoir l’honneur de vous exposer. Le général — le même qui va venir tout à l’heure — écrivit à Paris que c’était une très bonne idée, qu’il allait faire partir quatre cents hommes montés sur des méharis, huit cents goumiers arabes, faire occuper les puits, qui sont rares, et qu’en trois mois tous les gens du Tadémaït, crevant de soif, deviendraient doux comme des demoiselles. Alors les autres généraux l’ont mis en pénitence pour son indiscrétion.
— Barnavaux, lui dis-je, vous faites de la politique !
— Je ne fais pas de politique, répondit Barnavaux. C’était une chose toute naturelle qu’on le mît en pénitence, puisque ce n’est pas avec quatre cents hommes qu’on fait la grande guerre, et par conséquent qu’on gagne un avancement mérité. Si vous n’êtes pas aveuglé par une coupable jalousie, vous reconnaîtrez que les généraux de Paris avaient raison. On réunit donc une armée invincible, six mille hommes pleins d’ardeur, qui s’en allèrent dans le désert à pied, à cheval, à mulet, sur toutes sortes de bêtes excepté des chameaux. Il y avait pourtant derrière eux beaucoup plus de chameaux que de citoyens français, mais ils ne servaient qu’à porter des tentes, des petits canons, des conserves, des cartouches, et on les faisait marcher très lentement. L’armée se baladait en trois colonnes, à cause d’un plan magnifique tracé d’avance à Paris, et les chameaux étaient si nombreux qu’il n’y avait pas assez d’eau pour eux dans les puits. Alors ils mouraient avec une résignation de chameaux mahométans ; on demandait de l’argent pour en acheter d’autres, et les nouveaux chameaux arrivaient tout doux, tout doux, trotti-trotta, cahin-caha, balançant la tête, bavant, rognant, et flairant sur le sable les squelettes de leurs frères et amis, morts à la peine. En règle générale, ils leur levaient un tibia ou une vertèbre, et se la plantaient au coin de la bouche, exactement comme vous feriez d’une cigarette. Il paraît que c’est parce qu’ils ont besoin de… une chose de pharmacien.
— De phosphate ?
— Oui. Mais c’est une explication anticléricale et matérialiste. La vérité, c’est qu’ils avaient l’air de vieux marabouts philosophes, en train de se dire : « Demain ce sera notre tour. Et ces agités qui nous mènent y passeront aussi. Inchallah ! » Si jamais vous aviez marché huit jours à côté de ces bêtes de l’Apocalypse mâchant des tibias, vous n’écririez plus que des oraisons funèbres. Il y avait, dans le corps expéditionnaire, un tas de joyeux, escarpes ou grinches envoyés de France aux bataillons d’Afrique. Ils n’écrivaient pas des oraisons funèbres, à cause de leur grand mépris pour la littérature, mais ils faisaient les fortes têtes : et c’est vrai qu’avec nos trois colonnes de deux mille hommes chacune, on n’arrivait à rien, à rien qu’à marcher pour rien. Imaginez trois éléphants employés à la chasse aux rats, par suite d’une erreur de proportion dans les idées architecturales du ministère. La… la philosophie enseigne que pour chasser le rat, il faut des chiens ratiers. Nous n’en avions pas.
» Les joyeux montraient en route la plus coupable indiscipline. Par bonheur, quand on fut plus loin que Fort-Mac-Mahon, plus loin que Fort-Miribel, devant Aïn-Souf, une vieille petite forteresse arabe, au bord d’un lac salé aux trois quarts sec, les gens de ce ksar nous tirèrent quelques coups de fusil. Alors on descendit les canons du dos des chameaux, on braqua ces canons sur la porte du ksar, d’après les règles les plus modernes de la tactique ; les chameaux grognèrent, les canons tonnèrent, les ais de la porte tombèrent en miettes, les habitants de la forteresse en pâmoison. On rédigea un bulletin de victoire et on installa dans ce ksar, avec un commandant, tous ceux des goumiers arabes dont les chameaux étaient définitivement morts sans avoir été remplacés, une compagnie de tirailleurs algériens, et soixante des plus insupportables parmi ces joyeux désespérants, afin de s’en débarrasser. Chavarot en était. Après quoi les trois colonnes reprirent leur voyage de circumnavigation mélancolique à travers la mer de sable.
» Maintenant, je suppose que vous voyez Aïn-Souf ? Tous ces ksour de la région, c’est la même chose. Ils sont construits au bord d’une rivière qu’on ne voit pas, simplement parce qu’elle coule à trente mètres sous terre. Mais les Arabes — il paraît du reste que ce ne sont pas des Arabes, mais des Berbères — font des trous pour la chercher, et la suivent en creusant des tunnels qui ont parfois des quatre lieues de long : on dirait un métropolitain. Avec l’eau ils font pousser des dattiers, et à l’endroit où il y a le plus de dattiers, ils mettent leur ksar. Ou plutôt ce sont leurs arrière-grands-pères qui ont creusé les puits, construit les remparts et les maisons, il y a des siècles. Ceux de maintenant ne font plus rien qu’arroser leurs palmiers toute l’année et piller quand ils peuvent. Sur le désert, de loin, la forteresse a l’air toute petite et les palmiers ressemblent à de mauvais balais verts. De près, vu du dehors, c’est presque grand, c’est très sérieux, ça fait peur. Ça fait peur à cause des remparts de terre battue, très hauts, d’un roux noirci ; à cause des tours, encore plus hautes, pareilles aux vieux châteaux forts de France ; à cause d’un dôme pointu et tout hérissé de petits clochetons faits comme des épines, où se cache un curé musulman, aux trois quarts sorcier ; et dans l’intérieur ce n’est rien que des petites rues, si étroites entre les grands murs qu’on dirait des fossés.
» Derrière ces grands murs, ce sont des cours entourées de portiques aveugles qui servent de contreforts, des magasins et des maisons. Le commandant se logea dans la plus belle des maisons, les joyeux dans une cour, les tirailleurs kabyles dans une autre, où l’on mit le magasin aux farines, et les goumiers un peu partout. Le plus beau, c’est que lorsqu’on voulut refaire une porte au ksar, à la place de celle qu’on avait démolie à coups de canon, on ne trouva pas une planche : il n’y a pas de planches dans le pays, et quant aux palmiers, leur bois est mou comme une éponge. Il paraît que l’ancienne porte était venue du Maroc, dans la nuit des temps.
» Pendant qu’on s’arrangeait comme on pouvait dans Aïn-Souf, les colonnes continuaient leur circumnavigation. On leur envoya un convoi. Les vaillants guerriers du Tadémaït, que les colonnes n’avaient jamais pu voir, sautèrent sur le convoi, égorgèrent cinquante hommes, prirent les chameaux, les cartouches, les vivres et le reste, puis encouragés par cet exploit arrivèrent une belle nuit devant Aïn-Souf. Ils laissèrent leurs méharis sous les palmeraies, tournèrent en silence autour du ksar, traversèrent un parc à moutons, où il n’y avait plus de moutons, au pied des remparts, et se firent la courte échelle pour entrer dans la forteresse par une espèce de fenêtre si étroite qu’on n’y pouvait passer qu’un à un. »
Ici, j’interrompis Barnavaux :
— Mais, lui dis-je, puisque la porte était ouverte ?
— La porte ! répliqua Barnavaux scandalisé. Puisqu’ils croyaient qu’elle était fermée ! Alors, c’est comme ça que vous connaissez la guerre ? Il faudrait un grand général, un génie, pour voir les choses comme elles sont, à la guerre ! Un génie comme il n’y en a pas un tous les siècles. Napoléon ou… ou Bismarck voient qu’une porte est ouverte quand elle est ouverte. Mais les autres ! Ils se disent : « Elle doit être fermée. » Voilà. Ça vous explique pourquoi les guerriers du Tadémaït sont passés par la fenêtre au lieu d’entrer par la porte.
Ayant donné cette explication brève et lumineuse, Barnavaux poursuivit :
— Le premier qui atteignit cette fenêtre fit ensuite un bon saut de huit mètres et retomba sur un sac plein. Il l’éventra d’un coup de couteau et trouva de la farine. Alors il fit un creux dans son burnous, et commença bien vite à le remplir de farine. Le second fit de même, et le troisième, et le quatrième, et des vingtaines ensuite. Et ça aussi, puisque vous ne le savez pas, je vous apprends que c’est la guerre. Sur le chemin de ronde des remparts, il y avait un tirailleur kabyle en sentinelle. Quand il vit des choses blanches qui moutonnaient dans le parc à moutons, il tira dessus pour l’acquit de sa conscience et par respect de la consigne. Là-dessus, les guerriers amateurs de farine, dans le magasin, tirèrent également des coups de fusil.
— Sur qui ? demandai-je.
— Sur rien. Sur la porte du magasin, sur leurs camarades, sur les sacs. C’est nerveux. Vous en auriez fait autant. L’intendant qui couchait près du magasin, s’éveilla en sursaut au bruit des coups de feu, songeant : « Voilà les gardes qui se battent. Encore une histoire de femmes ! » Il prit la clef pour aller voir. Il tournait à peine cette clef dans la serrure que cinq balles l’étendaient tout roide. C’est ainsi qu’il mourut, victime du souci qu’il avait du bon ordre et de la morale, et son dévouement lui fait le plus grand honneur. Mais une minute après il y avait plus de cent Arabes dans la cour, et la ville était comme prise.
» Représentez-vous que tout le monde dormait. Représentez-vous l’impossibilité d’y voir clair. Représentez-vous que le commandant était à l’autre bout du ksar, et que les tirailleurs algériens n’auraient pas bougé un doigt sans ordre — c’est leur manière — et s’apprêtaient mahométiquement à se laisser égorger. Mais les soixante joyeux sautèrent dans la cour, et Chavarot mit le feu à un toit de paille, pour voir ce qui se passait, et pour le plaisir de la destruction. Il ne faut pas penser à son patriotisme, ni à celui de ses copains, les cinquante-neuf escarpes, grinches et souteneurs qui l’accompagnaient, ni à leur « esprit militaire », ni à tout ce qu’on écrit de vertueux dans les papiers ; mais ils ne perdirent pas un instant la tête, et ne songèrent qu’à tuer, parce qu’on allait les tuer, qu’on les tuait déjà. Et ça, comme le reste, c’est la vérité de la guerre ! Ils s’aperçurent aussi que rien ne ressemble plus au couteau à virole avec cran d’arrêt dont ils avaient la longue habitude, qu’une baïonnette Lebel quand elle n’est pas au bout d’un fusil. Et ils y allèrent comme sur le pavé de la Goutte-d’Or. C’est à cette minute que Chavarot fut grand, qu’il fut le Bonaparte des apaches, enfin Chavarot-La-Victoire ! Vous avez entendu sa voix, tout à l’heure : elle remplissait le camp. Il cria :
» — En joue, feu !
» Les copains se regardèrent. Ils avaient lâché le fusil pour le surin, par goût, par fureur instinctive, par raisonnement, car tirer dans cette cour de cent pieds carrés où on était les uns sur les autres, c’était se massacrer entre soi. Mais les Arabes avaient entendu le cri de Chavarot. Ils savaient la manœuvre qu’on doit faire devant une salve, la parade contre ce coup ; et tous ensemble, à quatre pattes derrière les sacs, ils se rasèrent.
» — Allez, maintenant ! cria Chavarot.
» Les soixante qui venaient de comprendre, ne firent qu’un bond, et soixante Arabes furent poignardés, dans le dos, comme des civilisés, avant qu’un seul eût pu crier ou fuir. Les autres n’étaient plus assez. Voilà pourquoi, sans bouger, ils tendirent le cou. Il n’y a personne comme ces gens-là pour tendre le cou, quand ils se savent perdus.
» C’est comme ça que Chavarot-La-Victoire (treize mois de prison, condamné aux bataillons d’Afrique) a sauvé Aïn-Souf. Et il le sait. Trop ! »
Au moment où Barnavaux achevait, le général parcourait déjà le cantonnement. L’inspection terminée, sur un mot qu’on lui dit, il fit sortir Chavarot de sa bauge de pierre.
Le vainqueur d’Aïn-Souf parut, clignant des yeux sous la lumière, la face cireuse encore d’ivresse, vêtu d’une horrible souquenille brune dont il avait arraché les boutons. Le général écouta le rapport, et dit d’une voix triste :
— C’est soixante jours…
Il ajouta, pour l’exemple, et parce qu’il faut dire de ces choses-là :
— Vous déshonorez l’armée française !
Chavarot répliqua :
— On ne disait pas ça, à Aïn-Souf !
Puis il se laissa remettre en cellule, avec philosophie. Semblable à la plupart des Français, une fois qu’il avait exprimé son opinion, la réalité à ses yeux n’avait plus aucune importance.