Boule de Suif
L'accusé se rassit. Devant cette révélation, l'affaire a été reportée à la session suivante. Elle passera bientôt. Si nous étions jurés, que ferions-nous de ce parricide?
Le Rendez-vous
Son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noir sur le nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle serait montée dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, ne pouvant se décider à sortir pour aller à ce rendez-vous.
Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'était habillée ainsi, pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change très mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon le beau vicomte de Martelet, son amant!
La pendule derrière son dos battait les secondes vivement; un livre à moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deux petits bouquets baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminée, se mêlait à une vague odeur de verveine soufflée sournoisement par la porte du cabinet de toilette demeurée entr'ouverte. L'heure sonna—trois heures—et la mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, songeant: «Il m'attend déjà. Il va s'énerver». Alors, elle sortit, prévint le valet de chambre qu'elle serait rentrée dans une heure au plus tard—un mensonge—descendit l'escalier et s'aventura dans la rue, à pied.
On était aux derniers jours de mai, à cette saison délicieuse où le printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le conquérir par-dessus les toits, envahir les maisons, à travers les murs, faire fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierre des façades, l'asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la baigner, la griser de sève comme un bois qui verdit.
Mme Haggan fit quelques pas à droite avec l'intention de suivre, comme toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, mais la douceur de l'air, cette émotion de l'été qui nous entre dans la gorge en certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant d'idée, elle prit la rue de la Chaussée-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurément attirée par le désir de voir des arbres dans le square de la Trinité. Elle pensait: «Bah! il m'attendra dix minutes de plus.» Cette idée, de nouveau, la réjouissait, et, tout en marchant à petits pas, dans la foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la fenêtre, écouter à la porte, s'asseoir quelques instants, se relever, et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours de rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regards désespérés.
Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si peu désireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des prétextes pour s'arrêter.
Au bout de la rue, devant l'église, la verdure du petit square l'attira si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage à enfants, et fit deux fois le tour de l'étroit gazon, au milieu des nounous enrubannées, épanouies, bariolées, fleuries. Puis elle prit une chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille.
Juste à ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnée, plus un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes encore de flânerie,—une heure! une heure volée au rendez-vous! Elle y resterait quarante minutes à peine, et ce serait fini encore une fois.
Dieu! comme ça l'ennuyait d'aller là-bas! Ainsi qu'un patient montant chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolérable de tous les rendez-vous passés, un par semaine en moyenne depuis deux ans, et la pensée qu'un autre allait avoir lieu, tout à l'heure, la crispait d'angoisse de la tête aux pieds. Non pas que ce fût bien douloureux, douloureux comme une visite au dentiste, mais c'était si ennuyeux, si ennuyeux, si compliqué, si long, si pénible que tout, tout, même une opération, lui aurait paru préférable. Elle y allait pourtant, très lentement, à tous petits pas, en s'arrêtant, en s'asseyant, en flânant partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore celui-là, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte deux fois de suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tôt. Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison à donner à ce malheureux Martelet quand il voudrait connaître ce pourquoi! Pourquoi avait-elle commencé? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aimée? C'était possible! Pas bien fort mais un peu, voilà si longtemps! Il était bien, recherché, élégant, galant, et représentait strictement, au premier coup d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait duré trois mois—temps normal, lutte honorable, résistance suffisante—puis elle avait consenti, avec quelle émotion, quelle crispation, quelle peur horrible et charmante à ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres, dans ce petit entresol de garçon, rue de Miromesnil. Son coeur? Qu'éprouvait alors son petit coeur de femme séduite, vaincue, conquise, en passant pour la première fois la porte de cette maison de cauchemar? Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublié! On se souvient d'un fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guère, deux ans plus tard, d'une émotion qui s'est envolée très vite, parce qu'elle était très légère. Oh! par exemple, elle n'avait pas oublié les autres, ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausée lui montait aux lèvres en prévision de ce que ce serait tout à l'heure.
Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller là, ils ne ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu'à la façon dont ils la regardaient, et ces yeux de cochers de Paris sont terribles! Quand on songe qu'à tout moment, devant le tribunal, ils reconnaissent, au bout de plusieurs années, des criminels qu'ils ont conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque à une gare, et qu'ils ont affaire à presque autant de voyageurs qu'il y a d'heures dans la journée, et que leur mémoire est assez sûre pour qu'ils affirment: «Voilà bien l'homme que j'ai chargé rue des Martyrs, et déposé, gare de Lyon, à minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier!» n'y a-t-il pas de quoi frémir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune femme allant à un rendez-vous, en confiant sa réputation au premier venu de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employé, pour ce voyage de la rue Miromesnil, au moins cent à cent vingt, en comptant un par semaine. C'étaient autant de témoins qui pouvaient déposer contre elle dans un moment critique.
Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, épais et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus déjà? Oh! dans cette rue de Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaître les passants, tous les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arrêtée, elle sautait et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir, tout,—son adresse,—son nom,—la profession de son mari,—tout,—car ces concierges sont les plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter, lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait osé faire ce petit mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roulé! Elle avait peur.—De quoi?—Elle ne savait pas!—D'être rappelée, s'il ne comprenait point? D'un scandale? D'un rassemblement dans l'escalier? D'une arrestation peut-être? Pour arriver à la porte du vicomte, il n'y avait guère qu'un demi-étage à monter, et il lui paraissait haut comme la tour Saint-Jacques! A peine engagée dans le vestibule, elle se sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derrière elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce concierge et la rue qui lui fermait la retraite; et si quelqu'un descendait juste à ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait, montait, montait! Elle aurait monté quarante étages! Puis, quand tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle redescendait en courant avec l'angoisse dans l'âme de ne pas reconnaître l'entresol!
Il était là, attendant dans un costume galant en velours doublé de soie, très coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien changé à sa manière de l'accueillir, mais rien, pas un geste!
Dès qu'il avait refermé la porte, il lui disait: «Laissez-moi baiser vos mains, ma chère, chère amie!» Puis il la suivait dans la chambre, où volets clos et lumières allumées, hiver comme été, par chic sans doute, il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air d'adoration. Le premier jour ça avait été très gentil, très réussi, ce mouvement-là! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la cent vingtième fois le cinquième acte d'une pièce à succès. Il fallait changer ses effets.
Et puis après, oh! mon Dieu! après! c'était le plus dur! Non, il ne changeait pas ses effets, le pauvre garçon! Quel bon garçon, mais banal!...
Dieu, que c'était difficile de se déshabiller sans femme de chambre! Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une pareille corvée! Mais s'il était difficile de se déshabiller, se rhabiller devenait presque impossible et énervant à crier, exaspérant à gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air gauche:—Voulez-vous que je vous aide.—L'aider! Ah oui! à quoi? De quoi était-il capable? Il suffisait de lui voir une épingle entre les doigts pour le savoir.
C'est à ce moment-là peut-être qu'elle avait commencé à le prendre en grippe. Quand il disait: «Voulez-vous que je vous aide!» elle l'aurait tué. Et puis était-il possible qu'une femme ne finît point par détester un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcée plus de cent vingt fois à se rhabiller sans femme de chambre?
Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui, aussi peu dégourdis, aussi monotones. Ce n'était pas le beau baron de Grimbal qui aurait demandé de cet air niais: «Voulez-vous que je vous aide?» Il aurait aidé, lui, si vif, si drôle, si spirituel. Voilà! C'était un diplomate; il avait couru le monde, rôdé partout, déshabillé et rhabillé sans doute des femmes vêtues suivant toutes les modes de la terre, celui-là!...
L'horloge de l'église sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le cadran, se mit à rire en murmurant «Oh! doit-il être agité!» puis elle partit d'une marche plus vive, et sortit du square.
Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez à nez avec un monsieur qui la salua profondément.
—Tiens, vous, baron?—dit-elle, surprise. Elle venait justement de penser à lui.
—Oui, madame.
Et il s'informa de sa santé, puis, après quelques vagues propos, il reprit:
—Vous savez que vous êtes la seule—vous permettez que je dise de mes amies, n'est-ce pas?—qui ne soit point encore venue visiter mes collections japonaises.
—Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garçon!
—Comment! comment! en voilà une erreur quand il s'agit de visiter une collection rare!
—En tout cas, elle ne peut y aller seule.
—Et pourquoi pas? mais j'en ai reçu des multitudes de femmes seules, rien que pour ma galerie! J'en reçois tous les jours. Voulez-vous que je vous les nomme—non—je ne le ferai point. Il faut être discret même pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant d'entrer chez un homme sérieux, connu, dans une certaine situation, que lorsqu'on y va pour une cause inavouable!
—Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-là.
—Alors vous venez voir ma collection.
—Quand?
—Mais tout de suite.
—Impossible, je suis pressée.
—Allons donc. Voilà une demi-heure que vous êtes assise dans le square.
—Vous m'espionniez?
—Je vous regardais.
—Vrai, je suis pressée.
—Je suis sûr que non. Avouez que vous n'êtes pas pressée.
Mme Haggan se mit à rire, et avoua:
—Non ... non ... pas ... très....
Un fiacre passait à les toucher. Le petit baron cria: «Cocher!» et la voiture s'arrêta. Puis, ouvrant la portière:
—Montez, madame.
—Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui.
—Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence à nous regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous enlève et nous arrêter tous les deux, montez, je vous en prie!
Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il s'assit auprès d'elle en disant au cocher: «rue de Provence».
Mais soudain elle s'écria:
—Oh! mon Dieu, j'oubliais une dépêche très pressée, voulez-vous me conduire, d'abord, au premier bureau télégraphique?
Le fiacre s'arrêta un peu plus loin, rue de Châteaudun, et elle dit au baron:
—Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis à mon mari d'inviter Martelet à dîner pour demain, et j'ai oublié complètement.
Quand le baron fut revenu, sa carte bleue à la main, elle écrivit au crayon:
«Mon cher ami, je suis très souffrante; j'ai une névralgie atroce qui me tient au lit. Impossible sortir. Venez dîner demain soir pour que je me fasse pardonner.
«JEANNE.»
Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: «Vicomte de Martelet, 240, rue Miromesnil», puis, rendant la carte au baron:
—Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la boîte aux télégrammes.
Bombard
Simon Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie! Il était né avec une incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un désir immodéré pour ne point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses forces. Aussitôt qu'il entendait parler d'une affaire sérieuse il devenait distrait, son esprit étant incapable d'une tension ou même d'une attention.
Fils d'un marchand de nouveautés de Caen, il se l'était coulé douce, comme on disait dans sa famille, jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans.
Mais ses parents demeurant toujours plus près de la faillite que de la fortune, il souffrait horriblement de la pénurie d'argent.
Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, à la normande, le teint fleuri, l'oeil bleu, bête et gai, le ventre apparent déjà, il s'habillait avec une élégance tapageuse de provincial en fête. Il riait, criait, gesticulait à tout propos, étalant sa bonne humeur orageuse avec une assurance de commis-voyageur. Il considérait que la vie était faite uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitôt qu'il fallait mettre un frein à sa joie braillarde, il tombait dans une sorte de somnolence hébétée, étant même incapable de tristesse.
Ses besoins d'argent le harcelant, il avait coutume de répéter une phrase devenue célèbre dans son entourage:
—Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau.
Or, il allait chaque année passer quinze jours à Trouville. Il appelait ça «faire sa saison».
Il s'installait chez des cousins qui lui prêtaient une chambre, et, du jour de son arrivée au jour du départ, il se promenait sur les planches qui longent la grande plage de sable.
Il allait d'un pas assuré, les mains dans ses poches ou derrière le dos, toujours vêtu d'amples habits, de gilets clairs et de cravates voyantes, le chapeau sur l'oreille et un cigare d'un sou au coin de la bouche.
Il allait, frôlant les femmes élégantes, toisant les hommes en gaillard prêt à se flanquer une tripotée, et cherchant ... cherchant ... car il cherchait.
Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il s'était dit:
—Que diable, dans le tas de celles qui viennent là, je finirai bien par trouver mon affaire. Et il cherchait avec un flair de chien de chasse, un flair de Normand, sûr qu'il la reconnaîtrait, rien qu'en l'apercevant, celle qui le ferait riche.
Ce fut un lundi matin qu'il murmura:
—Tiens—tiens—tiens.
Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaunes et bleus du mois de juillet où on dirait qu'il pleut de la chaleur. La vaste plage couverte de monde, de toilettes, de couleurs, avait l'air d'un jardin de femmes; et les barques de pêche aux voiles brunes, presque immobiles sur l'eau bleue, qui les reflétait la tête en bas, semblaient dormir sous le grand soleil de dix heures. Elles restaient là, en face de la jetée de bois, les unes tout près, d'autres plus loin, d'autres très loin, sans remuer, comme accablées par une paresse de jour d'été, trop nonchalantes pour gagner la haute mer ou même pour rentrer au port. Et, là-bas, on apercevait vaguement, dans la brume, la côte du Havre portant à son sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse.
Il s'était dit:
—Tiens, tiens, tiens! en la rencontrant pour la troisième fois et en sentant sur lui son regard, son regard de femme mûre, expérimentée et hardie, qui s'offre.
Déjà il l'avait remarquée les jours précédents, car elle semblait aussi en quête de quelqu'un. C'était une Anglaise assez grande, un peu maigre, l'Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait une espèce d'homme. Pas mal d'ailleurs, marchant sec, d'un pas court, vêtue simplement, sobrement, mais coiffée d'une façon drôle, comme elles se coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent.
Quand il arriva près du port, il revint sur ses pas pour voir s'il la rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup d'oeil enflammé, un coup d'oeil qui disait:
—Me voilà.
Mais comment lui parler?
Il revint une cinquième fois, et comme il la voyait de nouveau arriver en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle.
Il s'élança, la ramassa, et, la présentant:
—Permettez, madame ...
Elle répondit:
—Aôh, vos êtes fort gracious.
Et ils se regardèrent. Ils ne savaient plus que dire. Elle avait rougi.
Alors, s'enhardissant, il prononça:
—En voilà un beau temps.
Elle murmura:
—Aôh, délicious!
Et ils restèrent encore en face l'un de l'autre, embarrassés, et ne songeant d'ailleurs à s'en aller ni l'un ni l'autre. Ce fut elle qui eut l'audace de demander.
—Vos été pour longtemps dans cette pays.
Il répondit en souriant:
—Oh! oui, tant que je voudrai!
Puis, brusquement, il proposa:
—Voulez-vous venir jusqu'à la jetée? c'est si joli par ces jours-là!
Elle dit simplement:
—Je volé bien.
Et ils s'en allèrent côte à côte, elle de son allure sèche et droite, lui de son allure balancée de dindon qui fait la roue.
Trois mois plus tard les notables commerçants de Caen recevaient, un matin, une grande lettre blanche qui disait:
Monsieur et Madame Prosper Bombard ont l'honneur de vous faire part du mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate Robertson.
Et, sur l'autre page:
Madame veuve Kate Robertson a l'honneur de vous faire part de son mariage avec Monsieur Simon Bombard.
Ils s'installèrent à Paris.
La fortune de la mariée s'élevait à quinze mille francs de rentes bien claires. Simon voulait quatre cents francs par mois pour sa cassette personnelle. Il dut prouver que sa tendresse méritait ce sacrifice; il le prouva avec facilité et obtint ce qu'il demandait.
Dans les premiers temps tout alla bien. Mme Bombard jeune n'était plus jeune, assurément, et sa fraîcheur avait subi des atteintes; mais elle avait une manière d'exiger les choses qui faisait qu'on ne pouvait les lui refuser.
Elle disait avec son accent anglais volontaire et grave: «Oh! Simon, nô allons nô coucher», qui faisait aller Simon vers le lit comme un chien à qui on ordonne «à la niche». Et elle savait vouloir en tout, de jour comme de nuit, d'une façon qui forçait les résistances.
Elle ne se fâchait pas; elle ne faisait point de scènes; elle ne criait jamais; elle n'avait jamais l'air irrité ou blessé, ou même froissé. Elle savait parler, voilà tout, et elle parlait à propos, d'un ton qui n'admettait point de réplique.
Plus d'une fois Simon faillit hésiter; mais devant les désirs impérieux et brefs de cette singulière femme, il finissait toujours par céder.
Cependant comme il trouvait monotones et maigres les baisers conjugaux, et comme il avait en poche de quoi s'en offrir de plus gros, il s'en paya bientôt à satiété, mais avec mille précautions.
Mme Bombard s'en aperçut, sans qu'il devinât à quoi; et elle lui annonça un soir qu'elle avait loué une maison à Nantes où ils habiteraient dans l'avenir.
L'existence devint plus dure. Il essaya des distractions diverses qui n'arrivaient point à compenser le besoin de conquêtes féminines qu'il avait au coeur.
Il pêcha à la ligne, sut distinguer les fonds qu'aime le goujon, ceux que préfère la carpe ou le gardon, les rives favorites de la brème et les diverses amorces qui tentent les divers poissons.
Mais en regardant son flotteur trembloter au fil de l'eau, d'autres visions hantaient son esprit.
Il devint l'ami du chef de bureau de la sous-préfecture et du capitaine de gendarmerie; et ils jouèrent au whist, le soir, au café du Commerce, mais son oeil triste déshabillait la reine de trèfle ou la dame de carreau, tandis que le problème des jambes absentes dans ces figures à deux têtes embrouillait tout à fait les images écloses en sa pensée.
Alors il conçut un plan, un vrai plan de Normand rusé. Il fit prendre à sa femme une bonne qui lui convenait; non point une belle fille, une coquette, une parée, mais une gaillarde, rouge et râblée, qui n'éveillerait point de soupçons et qu'il avait préparée avec soins à ses projets.
Elle leur fut donnée en confiance par le directeur de l'octroi, un ami complice et complaisant qui la garantissait sous tous les rapports. Et Mme Bombard accepta avec confiance le trésor qu'on lui présentait.
Simon fut heureux, heureux avec précaution, avec crainte, et avec des difficultés incroyables.
Il ne dérobait à la surveillance inquiète de sa femme que de très courts instants, par-ci par-là, sans tranquillité.
Il cherchait un truc, un stratagème, et il finit par en trouver un qui réussit parfaitement.
Mme Bombard qui n'avait rien à faire se couchait tôt, tandis que Bombard qui jouait au whist, au café du Commerce, rentrait chaque jour à neuf heures et demie précises. Il imagina de faire attendre Victorine dans le couloir de sa maison, sur les marches du vestibule, dans l'obscurité.
Il avait cinq minutes au plus, car il redoutait toujours une surprise; mais enfin cinq minutes de temps en temps suffisaient à son ardeur, et il glissait un louis, car il était large en ses plaisirs, dans la main de la servante, qui remontait bien vite à son grenier.
Et il riait, il triomphait tout seul, il répétait tout haut, comme le barbier du roi Midas, dans les roseaux du fleuve, en pêchant l'ablette:
—Fichue dedans, la patronne.
Et le bonheur de ficher dedans Mme BomBard équivalait, certes, pour lui, à tout ce qu'avait d'imparfait et d'incomplet sa conquête à gages.
Or, un soir, il trouva comme d'habitude Victorine l'attendant sur les marches, mais elle lui parut plus vive, plus animée que d'habitude, et il demeura peut-être dix minutes au rendez-vous du corridor.
Quand il entra dans la chambre conjugale, Mme Bombard n'y était pas. Il sentit un grand frisson froid qui lui courait dans le dos et il tomba sur une chaise, torturé d'angoisse.
Elle apparut, un bougeoir à la main.
Il demanda, tremblant:
—Tu étais sortie?
Elle répondit tranquillement:
—Je été dans la cuisine boire un verre d'eau.
Il s'efforça de calmer les soupçons qu'elle pouvait avoir; mais elle semblait tranquille, heureuse, confiante; et il se rassura.
Quand ils pénétrèrent, le lendemain, dans la salle à manger pour déjeuner, Victorine mit sur la table les côtelettes.
Comme elle se relevait, Mme Bombard lui tendit un louis qu'elle tenait délicatement entre deux doigts, et lui dit, avec son accent calme et sérieux:
—Tené, ma fille, voilà vingt francs dont j'avé privé vô, hier au soir. Je vô les rendé.
Et la fille interdite prit la pièce d'or qu'elle regardait d'un air stupide, tandis que Bombard, effaré, ouvrait sur sa femme des yeux énormes.
Le Pain maudit
I
Le père Taille avait trois filles. Anna, l'aînée, dont on ne parlait guère dans la famille, Rose, la cadette, âgée maintenant de dix-huit ans, et Claire, la dernière, encore gosse, qui venait de prendre son quinzième printemps.
Le père Taille, veuf aujourd'hui, était maître mécanicien dans la fabrique de boutons de M. Lebrument. C'était un brave homme, très considéré, très droit, très sobre, une sorte d'ouvrier modèle. Il habitait rue d'Angoulême, au Havre.
Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieux était entré dans une colère épouvantable; il avait menacé de tuer le séducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d'un grand magasin de nouveautés de la ville. Puis, on lui avait dit de divers côtés que la petite se rangeait, qu'elle mettait de l'argent sur l'État, qu'elle ne courait pas, liée maintenant avec un homme d'âge, un juge au tribunal de commerce, M. Dubois; et le père s'était calmé.
Il s'inquiétait même de ce qu'elle faisait; demandait des renseignements sur sa maison à ses anciennes camarades qui avaient été la revoir; et quand on lui affirmait qu'elle était dans ses meubles et qu'elle avait un tas de vases de couleur sur ses cheminées, des tableaux peints sur les murs, des pendules dorées et des tapis partout, un petit sourire content lui glissait sur les lèvres. Depuis trente ans il travaillait, lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille francs! La fillette n'était pas bête, après tout!
Or, voilà qu'un matin, le fils Touchard, dont le père était tonnelier au bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, la seconde. Le coeur du vieux se mit à battre. Les Touchard étaient riches et bien posés; il avait décidément de la chance dans ses filles.
La noce fut décidée; et on résolut qu'on la ferait d'importance. Elle aurait lieu à Sainte-Adresse, au restaurant de la mère Jusa. Cela coûterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois n'était pas coutume.
Mais un matin, comme le vieux était rentré au logis pour déjeuner, au moment où il se mettait à table avec ses deux filles, la porte s'ouvrit brusquement et Anna parut. Elle avait une toilette brillante, et des bagues, et un chapeau à plume. Elle était gentille comme un coeur avec tout ça. Elle sauta au cou du père, qui n'eut pas le temps de dire «ouf», puis elle tomba en pleurant dans les bras de ses deux soeurs, puis elle s'assit en s'essuyant les yeux et demanda une assiette pour manger la soupe avec la famille. Cette fois, le père Taille fut attendri jusqu'aux larmes à son tour, et il répéta à plusieurs reprises: «C'est bien, ça, petite, c'est bien, c'est bien.» Alors, elle dit tout de suite son affaire.—Elle ne voulait pas qu'on fît la noce de Rose à Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah! mais non. On la ferait chez elle, donc, cette noce, et ça ne coûterait rien au père. Ses dispositions étaient prises, tout arrangé, tout réglé; elle se chargeait de tout, voilà!
Le vieux répéta: «Ça, c'est bien, petite, c'est bien». Mais un scrupule lui vint. Les Touchard consentiraient-ils? Rose, la fiancée, surprise, demanda: «Pourquoi qu'ils ne voudraient pas, donc? Laisse faire, je m'en charge, je vais en parler à Philippe, moi».
Elle en parla à son prétendu, en effet, le jour même; et Philippe déclara que ça lui allait parfaitement. Le père et la mère Touchard furent aussi ravis de faire un bon dîner qui ne coûterait rien. Et ils disaient: «Ça sera bien, pour sûr, vu que monsieur Dubois roule sur l'or».
Alors ils demandèrent la permission d'inviter une amie, Mlle Florence, la cuisinière des gens du premier. Anna consentit à tout.
Le mariage était fixé au dernier mardi du mois.
II
Après la formalité de la mairie et la cérémonie religieuse, la noce se dirigea vers la maison d'Anna. Les Taille avaient amené, de leur côté, un cousin d'âge, M. Sauvetanin, homme à réflexions philosophiques, cérémonieux et compassé, dont on attendait l'héritage, et une vieille tante, Mme Lamondois.
M. Sauvetanin avait été désigné pour offrir son bras à Anna. On les avait accouplés, les jugeant les deux personnes les plus importantes et les plus distinguées de la société.
Dès qu'on arriva devant la porte d'Anna, elle quitta immédiatement son cavalier et courut en avant en déclarant: «Je vais vous montrer le chemin.»
Elle monta, en courant, l'escalier, tandis que la procession des invités suivait plus lentement.
Dès que la jeune fille eut ouvert son logis elle se rangea pour laisser passer le monde qui défilait devant elle en roulant de grands yeux et en tournant la tête de tous les côtés pour voir ce luxe mystérieux.
La table était mise dans le salon, la salle à manger ayant été jugée trop petite. Un restaurateur voisin avait loué les couverts, et les carafes pleines de vin luisaient sous un rayon de soleil qui tombait d'une fenêtre.
Les dames pénétrèrent dans la chambre à coucher pour se débarrasser de leurs châles et de leurs coiffures, et le père Touchard, debout sur la porte, clignait de l'oeil vers le lit bas et large, et faisait aux hommes des petits signes farceurs et bienveillants. Le père Taille, très digne, regardait avec un orgueil intime l'ameublement somptueux de son enfant, et il allait de pièce en pièce, tenant toujours à la main son chapeau, inventoriant les objets d'un regard, marchant à la façon d'un sacristain dans une église.
Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hâtait le repas.
Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle à manger démeublée, en criant: «Venez tous par ici une minute.» Les douze invités se précipitèrent et aperçurent douze verres de madère en couronne sur un guéridon.
Rose et son mari se tenaient par la taille, s'embrassaient déjà dans les coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l'oeil, poursuivi sans doute par cette ardeur, par cette attente qui remuent les hommes, même vieux et laids, auprès des femmes galantes, comme si elles devaient par métier, par obligation professionnelle, un peu d'elles à tous les mâles.
Puis on se mit à table, et le repas commença. Les parents occupaient un bout, les jeunes gens tout l'autre bout. Mme Touchard la mère présidait à droite, la jeune mariée présidait à gauche. Anna s'occupait de tous et de chacun, veillait à ce que les verres fussent toujours pleins et les assiettes toujours garnies. Une certaine gêne respectueuse, une certaine intimidation devant la richesse du logis et la solennité du service paralysaient les convives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on ne rigolait pas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans une atmosphère trop distinguée, cela gênait. Mme Touchard, la mère, qui aimait rire, tâchait d'animer la situation; et, comme on arrivait au dessert, elle cria: «Dis donc, Philippe, chante-nous quelque chose.» Son fils passait dans sa rue pour posséder une des plus jolies voix du Havre.
Le marié aussitôt se leva, sourit, et se tournant vers sa belle-soeur, par politesse et par galanterie, il chercha quelque chose de circonstance, de grave, de comme il faut, qu'il jugeait en harmonie avec le sérieux du dîner.
Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pour écouter. Tous les visages devinrent attentifs et vaguement souriants.
Le chanteur annonça «Le pain maudit», et arrondissant le bras droit, ce qui fit remonter son habit dans son cou, il commença:
Il nous faut arracher d'un bras victorieux.
C'est le pain du travail, celui que l'honnête homme,
Le soir, à ses enfants, apporte tout joyeux.
Mais il en est un autre, à mine tentatrice,
Pain maudit que l'Enfer pour nous damner sema (bis)
Enfants, n'y touchez pas, car c'est le pain du vice!
Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là! (bis.)
Toute la table applaudit avec frénésie. Le père Touchard déclara: «Ça, c'est tapé.» La cuisinière invitée tourna dans sa main un croûton qu'elle regardait avec attendrissement. M. Sauvetanin murmura: «Très bien!» Et la tante Lamondois s'essuyait déjà les yeux avec sa serviette.
Le marié annonça: «Deuxième couplet» et le lança avec une énergie croissante:
Nous implore en passant sur le bord du chemin,
Mais flétrissons celui qui, désertant l'ouvrage,
Alerte et bien portant, ose tendre la main.
Mendier sans besoin, c'est voler la vieillesse.
C'est voler l'ouvrier que le travail courba (bis.)
Honte à celui qui vit du pain de la paresse,
Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là (bis.)
Tous, même les deux servants restés debout contre les murs, hurlèrent en choeur le refrain. Les voix fausses et pointues des femmes faisaient détonner les voix grasses des hommes.
La tante et la mariée pleuraient tout à fait. Le père Taille se mouchait avec un bruit de trombone, et le père Touchard affolé brandissait un pain tout entier jusqu'au milieu de la table. La cuisinière amie laissait tomber des larmes muettes sur son croûton qu'elle tourmentait toujours.
M. Sauvetanin prononça au milieu de l'émotion générale: «Voilà des choses saines, bien différentes des gaudrioles.»
Anna, troublée aussi, envoyait des baisers à sa soeur et lui montrait d'un signe amical son mari, comme pour la féliciter.
Le jeune homme, grisé par le succès, reprit:
Tu sembles écouter la voix du tentateur!
Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l'aiguille.
Tes parents n'ont que toi, toi seule es leur bonheur.
Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes
Lorsque, te maudissant, ton père expirera? (bis)
Le pain du déshonneur se pétrit dans les larmes.
Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là, (bis.)
Seuls les deux servants et le père Touchard reprirent le refrain. Anna, toute pâle, avait baissé les yeux. Le marié, interdit, regardait autour de lui sans comprendre la cause de ce froid subit. La cuisinière avait soudain lâché son croûton comme s'il était devenu empoisonné.
M. Sauvetanin déclara gravement, pour sauver la situation: «Le dernier couplet est de trop.» Le père Taille, rouge jusqu'aux oreilles, roulait des regards féroces autour de lui.
Alors Anna, qui avait les yeux pleins de larmes, dit aux valets d'une voix mouillée, d'une voix de femme qui pleure: «Apportez le champagne.»
Aussitôt une joie secoua les invités. Les visages redevinrent radieux. Et comme le père Touchard, qui n'avait rien vu, rien senti, rien compris, brandissait toujours son pain et chantait tout seul, en le montrant aux convives:
toute la noce, électrisée en voyant apparaître les bouteilles coiffées d'argent, reprit avec un bruit de tonnerre:
Les Sabots
Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe étaient posés à terre à côté d'elles; et la lourde chaleur d'un jour de juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois un souffle d'air chargé d'aromes des champs s'engouffrait sous le portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout des cierges «... Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il!» prononçait le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de la commune. C'était un vieux homme à cheveux blancs qui administrait la paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour communiquer familièrement avec tout son monde.
Il reprit: «Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu'est bien malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches.»
Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier posés dans un bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: «Il ne faut pas que les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière, ou bien je préviendrai le garde-champêtre.—M. Césaire Omont voudrait bien trouver une jeune fille honnête comme servante.» Il réfléchit encore quelques secondes, puis ajouta: «C'est tout, mes frères, c'est la grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit.»
Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.
Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que sa femme décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet les verres et les assiettes, et il dit: «Ça s'rait p't'être bon, c'te place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru l'aime pas, qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p't'être ben d'y envoyer Adélaïde.»
La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une odeur de choux, elle réfléchit.
L'homme reprit: «Il a d'quoi, pour sûr. Mais qu'il faudrait être dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin.»
La femme alors articula: «J'pourrions voir tout d'même.» Puis, se tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria: «T'entends, grande bête. T'iras chez maît' Omont t'proposer comme servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera.»
La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois commencèrent à manger.
Au bout de dix minutes, le père reprit: «Écoute un mot, la fille, et tâche d'n' point te mettre en défaut sur ce que j'vas te dire....»
Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête d'un vieux veuf mal avec sa famille.
La mère avait cessé de manger pour écouter et elle demeurait, la fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette.
Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.
Dès que le repas fut terminé la mère lui fit mettre son bonnet, et elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était retiré du faire-valoir, pour vivre de ses rentes.
Il avait environ cinquante-cinq ans; il était gros, Jovial et bourru comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour chaud, malgré son âge.
Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos, enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée du blé ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur à son aise, qui aime ça, mais qui ne se la foule plus.
On disait de lui: «C'est un père Bontemps, qui n'est pas bien levé tous les jours.»
Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se renversant, il demanda:
—Qu'est-ce que vous désirez?
La mère prit la parole:
—C'est no't fille Adélaïde que j'viens vous proposer pour servante, vu c'qu'a dit çu matin monsieur le curé.
Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement:
—Quel âge qu'elle a, c'te grande bique-là?
—Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont.
—C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends d'main, pour faire ma soupe du matin.
Et il congédia les deux femmes.
Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur, sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.
Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, monsieur Omont la héla.
—Adélaïde!
Elle accourut.
—Me v'là, not' maître.
Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l'oeil troublé, il déclara:
—Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre nous. T'es ma servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons point nos sabots.
—Oui, not' maître.
—Allons, c'est bien, va à ton ouvrage.
Et elle alla reprendre sa besogne.
A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M. Omont.
—C'est servi, not' maître.
Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita une seconde, puis, d'une voix de tonnerre:
—Adélaïde!
Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer.
—Eh bien, nom de D ... et té, ousqu'est ta place?
—Mais ... not'maître ...
Il hurlait:
«—J'aime pas manger tout seul, nom de D ...; tu vas te mett' là ou bien foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'n assiette et ton verre.»
Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant:
—Me v'là, not' maître.
Et elle s'assit en face de lui.
Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot.
De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, des assiettes.
En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse devant lui, alors, repris de colère, il grogna:
—Eh bien, et pour té?
—J'n'en prends point, not' maître.
—Pourquoi que tu n'en prends point?
—Parce que je l'aime point.
Alors il éclata de nouveau:
—J'aime pas prend' mon café tout seul, nom de D ... Si tu n'veux pas t'mett' à en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D ... Va chercher une tasse et plus vite que ça.
Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la grimace, mais, sous l'oeil furieux du maître, avala jusqu'au bout. Puis il fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le second du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul.
Et M. Omont la congédia.
—Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une bonne fille.
Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos, puis il l'envoya se mettre au lit.
—Va te coucher, je monterai tout à l'heure.
Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa prière, se dévêtit et se glissa dans ses draps. Mais soudain elle bondit, effarée. Un cri furieux faisait trembler la maison:
—Adélaïde?
Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier:
—Me v'là, not' maître.
—Ousque t'es?
—Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maître.
Alors il vociféra:
—Veux-tu bien descendre, nom de D ... J'aime pas coucher tout seul, nom de D ..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D ...
Alors, elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa chandelle:
—Me v'là, not' maître!
Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de l'escalier; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la prit par le bras, et dès qu'elle eut laissé devant la porte ses étroites chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa dans sa chambre en grognant:
—Plus vite que ça, donc, nom de D ...!
Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait:
—Me v'là, me v'là, not' maître.
Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son père l'examina curieusement, puis demanda:
—T'es-ti point grosse?
Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant:
—Mais non, je n'crois point.
Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir:
—Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, mêlé vos sabots?
—Oui, je les ons mêlés l'premier soir et puis l's autres.
—Mais t'es pleine, grande futaille.
Elle se mit à sangloter, balbutiant:
—J'savais ti, mé? J'savais ti, mé?
Le père Malandain la guettait, l'oeil éveillé, la mine satisfaite. Il demanda:
—Quéque tu ne savais point?
Elle prononça, à travers ses pleurs:
—J'savais ti, mé, que ça se faisait comme ça d's'éfants!
Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère:
—La v'là grosse, à c't'heure.
Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, injuriant à pleine gueule sa fille en larmes, la traitant de «manante» et de «traînée».
Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il déclara:
—All' est tout d'même encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait point c'qu'all' faisait, c'te niente.
Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M. Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain.
La Bûche
Le salon était petit, tout enveloppé de teintures épaisses, et discrètement odorant. Dans une cheminée large, un grand feu flambait; tandis qu'une seule lampe posée sur le coin de la cheminée versait une lumière molle, ombrée par un abat-jour d'ancienne dentelle, sur les deux personnes qui causaient.
Elle, la maîtresse de la maison, une vieille à cheveux blancs, mais une de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lisse comme un fin papier et parfumée, tout imprégnée de parfums, pénétrée jusqu'à la chair vive par les essences fines dont elle se baigne, depuis si longtemps, l'épiderme: une vieille qui sent, quand on lui baise la main, l'odeur légère qui vous saute à l'odorat lorsqu'on ouvre une boîte de poudre d'iris florentine.
Lui était un ami d'autrefois, resté garçon, un ami de toutes les semaines, un compagnon de voyage dans l'existence. Rien de plus d'ailleurs.
Ils avaient cessé de causer depuis une minute environ, et tous deux regardaient le feu, rêvant à n'importe quoi, en l'un de ces silences amis des gens qui n'ont point besoin de parler toujours pour se plaire l'un près de l'autre.
Et soudain une grosse bûche, une souche hérissée de racines enflammées, croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancée dans le salon, roula sur le tapis en jetant des éclats de feu tout autour d'elle.
La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir, tandis que lui, à coup de botte, rejetait dans la cheminée l'énorme charbon et ratissait de sa semelle toutes les éclaboussures ardentes répandues autour.
Quand le désastre fut réparé, une forte odeur de roussi se répandit; et l'homme se rasseyant en face de son amie, la regarda en souriant: «Et voilà, dit-il en montrant la bûche replacée dans l'âtre, voilà pourquoi je ne me suis jamais marié.»
Elle le considéra, tout étonnée, avec cet oeil curieux des femmes qui veulent savoir, cet oeil des femmes qui ne sont plus toutes jeunes, où la curiosité est réfléchie, compliquée, souvent malicieuse; et elle demanda: «Comment ça?»
Il reprit: «Oh! c'est toute une histoire, une assez triste et vilaine histoire.
Mes anciens camarades se sont souvent étonnés du froid survenu tout à coup entre un de mes meilleurs amis qui s'appelait, de son petit nom, Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deux intimes, deux inséparables comme nous étions, avaient pu tout à coup devenir presque étrangers l'un à l'autre. Or, voici le secret de notre éloignement.
Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nous quittions jamais; et l'amitié qui nous liait semblait si forte que rien n'aurait pu la briser.
Un soir, en rentrant, il m'annonça son mariage.
Je reçus un coup dans la poitrine, comme s'il m'avait volé ou trahi. Quand un ami se marie, c'est fini, bien fini. L'affection jalouse d'une femme, cette affection ombrageuse, inquiète et charnelle, ne tolère point l'attachement vigoureux et franc, cet attachement d'esprit, de coeur et de confiance qui existe entre deux hommes.
Voyez-vous, madame, quel que soit l'amour qui les soude l'un à l'autre, l'homme et la femme sont toujours étrangers d'âme, d'intelligence; ils restent deux belligérants; ils sont d'une race différente; il faut qu'il y ait toujours un dompteur et un dompté, un maître et un esclave; tantôt l'un, tantôt l'autre; ils ne sont jamais deux égaux. Ils s'étreignent les mains, leurs mains frissonnantes d'ardeur; ils ne se les serrent jamais d'une large et forte pression loyale, de cette pression qui semble ouvrir les coeurs, les mettre à nu, dans un élan de sincère et forte et virile affection. Les sages, au lieu de se marier et de procréer, comme consolation pour les vieux jours, des enfants qui les abandonneront, devraient chercher un bon et solide ami, et vieillir avec lui dans cette communion de pensées qui ne peut exister qu'entre deux hommes.
Enfin mon ami Julien se maria. Elle était jolie, sa femme, charmante, une petite blonde frisottée, vive, potelée, qui semblait l'adorer.
D'abord, j'allais peu dans la maison, craignant de gêner leur tendresse, me sentant de trop entre eux. Ils semblaient pourtant m'attirer, m'appeler sans cesse, et m'aimer.
Peu à peu je me laissai séduire par le charme doux de cette vie commune; et je dînais souvent chez eux; et souvent, rentré chez moi la nuit, je songeais à faire comme lui, à prendre une femme, trouvant bien triste à présent ma maison vide.
Eux, paraissaient se chérir, ne se quittaient point. Or, un soir, Julien m'écrivit de venir dîner. J'y allai. «Mon bon, dit-il, il va falloir que je m'absente, en sortant de table, pour une affaire. Je ne serai pas de retour avant onze heures; mais à onze heures précises, je rentrerai. J'ai compté sur toi pour tenir compagnie à Berthe.»
La jeune femme sourit: «C'est moi, d'ailleurs, qui ai eu l'idée de vous envoyer chercher», reprit-elle.
Je lui serrai la main: «Vous êtes gentille comme tout.» Et je sentis sur mes doigts une amicale et longue pression. Je n'y pris pas garde. On se mit à table; et, dès huit heures, Julien nous quittait.
Aussitôt qu'il fut parti, une sorte de gêne singulière naquit brusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous étions encore jamais trouvés seuls, et, malgré notre intimité grandissant chaque jour, le tête-à-tête nous plaçait dans une situation nouvelle. Je parlai d'abord de choses vagues, de ces choses insignifiantes dont on emplit les silences embarrassants. Elle ne répondit rien et restait en face de moi, de l'autre côté de la cheminée, la tête baissée, le regard indécis, un pied tendu vers la flamme, comme perdue en une difficile méditation. Quand je fus à sec d'idées banales, je me tus. C'est étonnant comme il est difficile quelquefois de trouver des choses à dire. Et puis, je sentais du nouveau dans l'air, je sentais de l'invisible, un je ne sais quoi impossible à exprimer, cet avertissement mystérieux qui vous prévient des intentions secrètes, bonnes ou mauvaises, d'une autre personne à votre égard.
Ce pénible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit: «Mettez donc une bûche au feu, mon ami, vous voyez bien qu'il va s'éteindre.» J'ouvris le coffre à bois, placé juste comme le vôtre, et je pris une bûche, la plus grosse bûche, que je plaçai en pyramide sur les autres morceaux aux trois quarts consumés.
Et le silence recommença.
Au bout de quelques minutes, la bûche flambait de telle façon qu'elle nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi ses yeux, des yeux qui me parurent étranges. «Il fait trop chaud, maintenant, dit-elle; allons donc là-bas, sur le canapé.» Et nous voilà partis sur le canapé. Puis tout à coup, me regardant bien en face: «Qu'est-ce que vous feriez si une femme vous disait qu'elle vous aime?»
Je répondis, fort interloqué: «Ma foi, le cas n'est pas prévu, et puis, ça dépendrait de la femme.»
Alors, elle se mit à rire, d'un rire sec, nerveux, frémissant, un de ces rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, et elle ajouta:
«Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins.»
Elle se tut, puis reprit:
«Avez-vous quelquefois été amoureux, monsieur Paul?»
Je l'avouai, oui, j'avais été amoureux.
«Racontez-moi ça,» dit-elle.
Je lui racontai une histoire quelconque. Elle m'écoutait attentivement, avec des marques fréquentes d'improbation et de mépris; et soudain: «Non, vous n'y entendez rien. Pour que l'amour fût bon, il faudrait, il me semble, qu'il bouleversât le coeur, tordît les nerfs et ravageât la tête; il faudrait qu'il fût—comment dirai-je?—dangereux, terrible même, presque criminel, presque sacrilège, qu'il fût une sorte de trahison; je veux dire qu'il a besoin de rompre des obstacles sacrés, des lois, des liens fraternels; quand l'amour est tranquille, facile, sans périls, légal, est-ce bien de l'amour?»
Je ne savais plus quoi répondre, et je jetais en moi-même cette exclamation philosophique: O cervelle féminine, te voilà bien!
Elle avait pris, en parlant, un petit air indifférent, sainte-nitouche; et, appuyée sur les coussins, elle s'était allongée, couchée, la tête contre mon épaule, la robe un peu relevée, laissant voir un bas de soie rouge que les éclats du foyer enflammaient par instants.
Au bout d'une minute: «Je vous fais peur», dit-elle. Je protestai. Elle s'appuya tout à fait contre ma poitrine et, sans me regarder: «Si je vous disais, moi, que je vous aime, que feriez-vous?» Et avant que j'eusse pu trouver ma réponse, ses bras avaient pris mon cou, avaient attiré brusquement ma tête, et ses lèvres joignaient les miennes. Ah! ma chère amie, je vous réponds que je ne m'amusais pas! Quoi! tromper Julien? devenir l'amant de cette petite folle perverse et rusée, effroyablement sensuelle sans doute, à qui son mari déjà ne suffisait plus! Trahir sans cesse, tromper toujours, jouer l'amour pour le seul attrait du fruit défendu, du danger bravé, de l'amitié trahie! Non, cela ne m'allait guère. Mais que faire? Imiter Joseph! rôle fort sot et, de plus, fort difficile, car elle était affolante en sa perfidie, cette fille, et enflammée d'audace, et palpitante et acharnée. Oh! que celui qui n'a jamais senti sur sa bouche le baiser profond d'une femme prête à se donner, me jette la première pierre ...
... Enfin, une minute de plus ... vous comprenez, n'est-ce pas? Une minute de plus et ... j'étais ... non, elle était ... pardon, c'est lui qui l'était!... ou plutôt qui l'aurait été, quand voilà qu'un bruit terrible nous fit bondir.
La bûche, oui, la bûche, madame, s'élançait dans le salon, renversant la pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan de flamme, incendiant le tapis et se gîtant sous un fauteuil qu'elle allait infailliblement flamber.
Je me précipitai comme un fou, et pendant que je repoussais dans la cheminée le tison sauveur, la porte brusquement s'ouvrit! Julien, tout joyeux, rentrait. Il s'écria: «Je suis libre, l'affaire est finie deux heures plus tôt!»
Oui, mon amie, sans la bûche, j'étais pincé en flagrant délit. Et vous apercevez d'ici les conséquences!
Or, je fis en sorte de n'être plus repris dans une situation pareille, jamais, jamais. Puis je m'aperçus que Julien me battait froid, comme on dit. Sa femme évidemment sapait notre amitié; et peu à peu il m'éloigna de chez lui; et nous avons cessé de nous voir. Je ne me suis point marié. Cela ne doit plus vous étonner.
Magnétisme
C'était à la fin d'un dîner d'hommes, à l'heure des interminables cigares et des incessants petits verres, dans la fumée et l'engourdissement chaud des digestions, dans le léger trouble des têtes après tant de viandes et de liqueurs absorbées et mêlées.
On vint à parler du magnétisme, des tours de Donato et des expériences du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques, aimables, indifférents à toute religion, se mirent à raconter des faits étranges, des histoires incroyables mais arrivées, affirmaient-ils, retombant brusquement en des croyances superstitieuses, se cramponnant à ce dernier reste de merveilleux, devenus dévots, à ce mystère du magnétisme, le défendant au nom de la science.
Un seul souriait, un vigoureux garçon, grand coureur de filles et chasseur de femmes, chez qui une incroyance à tout s'était ancrée si fortement qu'il n'admettait même point la discussion.
Il répétait en ricanant: «Des blagues! des blagues! des blagues! Nous ne discuterons pas Donato qui est tout simplement un très malin faiseur de tours. Quant à M. Charcot qu'on dit être un remarquable savant, il me fait l'effet de ces conteurs dans le genre d'Edgar Poe, qui finissent par devenir fous à force de réfléchir à d'étranges cas de folie. Il a constaté des phénomènes nerveux inexpliqués et encore inexplicables, il marche dans cet inconnu qu'on explore chaque jour, et ne pouvant toujours comprendre ce qu'il voit, il se souvient trop peut-être des explications ecclésiastiques des mystères. Et puis je voudrais l'entendre parler, ce serait tout autre chose que ce que vous répétez.»
Il y eut autour de l'incrédule une sorte de mouvement de pitié, comme s'il avait blasphémé dans une assemblée de moines.
Un de ces messieurs s'écria:
—Il y a eu pourtant des miracles autrefois.
Mais l'autre répondit:
—Je le nie. Pourquoi n'y en aurait-il plus?
Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques, des communications d'âmes à travers de longs espaces, des influences secrètes d'un être sur un autre. Et on affirmait, on déclarait les faits indiscutables, tandis que le nieur acharné répétait: «Des blagues! des blagues! des blagues!»
A la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans les poches: «Eh bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, et puis je vous les expliquerai. Les voici:
«Dans le petit village d'Étretat les hommes, tous matelots, vont chaque année au banc de Terre-Neuve pêcher la morue. Or, une nuit, l'enfant d'un de ces marins se réveilla en sursaut en criant que son «pé était mort à la mé». On calma le mioche qui se réveilla de nouveau en hurlant que son «pé était neyé». Un mois après on apprenait en effet la mort du père enlevé du pont par un coup de mer. La veuve se rappela les réveils de l'enfant. On cria au miracle, tout le monde s'émut; on rapprocha les dates; et il se trouva que l'accident et le rêve avaient coïncidé à peu près; d'où l'on conclut qu'ils étaient arrivés la même nuit, à la même heure. Et voilà un mystère du magnétisme.»
Le conteur s'interrompit. Alors un des auditeurs fort ému demanda:—Et vous expliquez ça, vous?
—Parfaitement, Monsieur, j'ai trouvé le secret. Le fait m'avait surpris et même vivement embarrassé; mais moi, voyez-vous, je ne crois pas par principe. De même que d'autres commencent par croire, je commence par douter; et quand je ne comprends nullement, je continue à nier toute communication télépathique des âmes, sûr que ma pénétration seule est suffisante. Eh bien, j'ai cherché, cherché, et j'ai fini, à force d'interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre qu'il ne se passait pas huit jours sans que l'une d'elles ou l'un des enfants rêvât et annonçât à son réveil que le «pé était mort à la mé». La crainte horrible et constante de cet accident fait qu'ils en parlent toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces fréquentes prédictions coïncide, par un hasard très simple, avec une mort, on crie aussitôt au miracle, car on oublie soudain tous les autres songes, tous les autres présages, toutes les autres prophéties de malheur, demeurés sans confirmation. J'en ai pour ma part considéré plus de cinquante dont les auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient même plus. Mais si l'homme, en effet, était mort, la mémoire se serait immédiatement réveillée, et l'on aurait célébré l'intervention de Dieu selon les uns, du magnétisme selon les autres.
Un des fumeurs déclara:
—C'est assez juste, ce que vous dites là, mais voyons votre seconde histoire?
—Oh! ma seconde histoire est fort délicate à raconter. C'est à moi qu'elle est arrivée, aussi je me défie un rien de ma propre appréciation. On n'est jamais équitablement juge et partie. Enfin la voici:
«J'avais dans mes relations mondaines une jeune femme à laquelle je ne songeais nullement, que je n'avais même jamais regardée attentivement, jamais remarquée, comme on dit.
«Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu'elle ne fût pas laide; enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux quelconques, toute une physionomie terne; c'était un de ces êtres sur qui la pensée ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir arrêter, sur qui le désir ne s'abat point.
«Or, un soir, que j'écrivais des lettres au coin de mon feu avant de me mettre au lit, j'ai senti au milieu de ce dévergondage d'idées, de cette procession d'images qui vous effleurent le cerveau quand on reste quelques minutes rêvassant, la plume en l'air, une sorte de petit souffle qui me passait dans l'esprit, un tout léger frisson du coeur, et immédiatement, sans raison, sans aucun enchaînement de pensées logique, j'ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des pieds à la tête, et sans voile, cette jeune femme à qui je n'avais jamais songé plus de trois secondes de suite, le temps que son nom me traversât la tête. Et soudain je lui découvris un tas de qualités que je n'avais point observées, un charme doux, un attrait langoureux; elle éveilla chez moi cette sorte d'inquiétude d'amour qui vous met à la poursuite d'une femme. Mais je n'y pensai pas longtemps. Je me couchai, je m'endormis. Et je rêvai.
«Vous avez tous fait de ces rêves singuliers, n'est-ce pas, qui vous rendent maîtres de l'impossible, qui vous ouvrent des portes infranchissables, des joies inespérées, des bras impénétrables?
«Qui de nous dans ces sommeils troublés, nerveux, haletants, n'a tenu, étreint, pétri, possédé avec une acuité de sensation extraordinaire, celle dont son esprit était occupé? Et avez-vous remarqué quelles surhumaines délices apportent ces bonnes fortunes du rêve! En quelles ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles vous secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, pénétrante, elles vous enfoncent au coeur pour celle qu'on tient défaillante et chaude, en cette illusion adorable et brutale, qui semble une réalité.
«Tout cela, je l'ai ressenti avec une inoubliable violence. Cette femme fut à moi, tellement à moi que la tiède douceur de sa peau me restait aux doigts, l'odeur de sa peau me restait au cerveau, le goût de ses baisers me restait aux lèvres, le son de sa voix me restait aux oreilles, le cercle de son étreinte autour des reins, et le charme ardent de sa tendresse en toute ma personne, longtemps après mon réveil exquis et décevant.
«Et trois fois en cette même nuit, le songe se renouvela.
«Le jour venu, elle m'obsédait, me possédait, me hantait la tête et les sens, à un tel point que je ne restais plus une seconde sans penser à elle.
«A la fin, ne sachant que faire, je m'habillai et je l'allai voir. Dans son escalier j'étais ému à trembler, mon coeur battait, un désir véhément m'envahissait des pieds aux cheveux.
«J'entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer mon nom; et soudain nos yeux se croisèrent avec une surprenante fixité. Je m'assis.
«Je balbutiai quelques banalités qu'elle ne semblait point écouter. Je ne savais que dire ni que faire; alors brusquement je me jetai sur elle, la saisissant à pleins bras; et tout mon rêve s'accomplit si vite, si facilement, si follement, que je doutai soudain d'être éveillé ... Elle fut pendant deux ans ma maîtresse ...»
—Qu'en concluez-vous? dit une voix.
Le conteur semblait hésiter.
—J'en conclus ... je conclus à une coïncidence, parbleu! Et puis, qui sait? C'est peut-être un regard d'elle que je n'avais point remarqué et qui m'est revenu ce soir-là par un de ces mystérieux et inconscients rappels de mémoire qui nous représente souvent des choses négligées par notre conscience, passées inaperçues devant notre intelligence!
—Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous ne croyez pas au magnétisme après cela, vous êtes un ingrat mon cher monsieur!
Divorce
Maître Bontran, le célèbre avocat parisien, celui qui depuis dix ans plaide et obtient toutes les séparations entre époux mal assortis, ouvrit la porte de son cabinet et s'effaça pour laisser passer le nouveau client.
C'était un gros homme ventru, sanguin et vigoureux. Il salua:
—Prenez un siège, dit l'avocat
Le client s'assit et après avoir toussé:
—Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans une affaire de divorce.
—Parlez, monsieur, je vous écoute.
—Monsieur, je suis un ancien notaire.
—Déjà!
—Oui, déjà. J'ai trente-sept ans.
—Continuez.
—Monsieur, j'ai fait un mariage malheureux, très malheureux.
—Vous n'êtes pas le seul.
—Je le sais et je plains les autres; mais mon cas est tout à fait spécial et mes griefs contre ma femme d'une nature très particulière. Mais je commence par le commencement. Je me suis marié d'une façon très bizarre. Croyez-vous aux idées dangereuses?
—Qu'entendez-vous par là?
—Croyez-vous que certaines idées soient aussi dangereuses pour certains esprits que le poison pour le corps?
—Mais, oui, peut-être.
—Certainement. Il y a des idées qui entrent en nous, nous rongent, nous tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pas leur résister. C'est une sorte de phylloxera des âmes. Si nous avons le malheur de laisser une de ces pensées-là se glisser en nous, si nous ne nous apercevons pas dès le début qu'elle est une envahisseuse, une maîtresse, un tyran, qu'elle s'étend heure par heure, jour par jour, qu'elle revient sans cesse, s'installe, chasse toutes nos préoccupations ordinaires, absorbe toute notre attention, change l'optique de notre jugement, nous sommes perdus.
Voici donc ce qui m'est arrivé, monsieur. Comme je vous l'ai dit, j'étais notaire à Rouen, et un peu gêné, non pas pauvre, mais pauvret, mais soucieux, forcé à une économie de tous les instants, obligé de limiter tous mes goûts, oui, tous! et c'est dur à mon âge.
Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces des quatrièmes pages des journaux, les offres et demandes, les petites correspondances, etc., etc.; et il m'était arrivé plusieurs fois, par ce moyen, de faire faire à quelques clients des mariages avantageux.
Un jour je tombe sur ceci:
«Demoiselle jolie, bien élevée, comme il faut, épouserait homme honorable et lui apporterait deux millions cinq cent mille francs bien nets. Rien des agences.»
Or, justement, ce jour-là, je dînais avec deux amis, un avoué et un filateur. Je ne sais comment la conversation vint à tomber sur les mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle aux deux millions cinq cent mille francs.
Le filateur dit: «Qu'est-ce que c'est que ces femmes-là?»
L'avoué plusieurs fois avait vu des mariages excellents conclus dans ces conditions, et il donna des détails; puis il ajouta, en se tournant vers moi:
«—Pourquoi diable ne vois-tu pas ça pour toi-même? Cristi, ça t'en enlèverait, des soucis, deux millions cinq cent mille francs.»
Nous nous mîmes à rire tous les trois, et on parla d'autre chose.
Une heure plus tard je rentre chez moi.
Il faisait froid cette nuit-là. J'habitais d'ailleurs une vieille maison, une de ces vieilles maisons de province, qui ressemblent à des champignonnières. En posant la main sur la rampe de fer de l'escalier, un frisson glacé m'entra dans le bras, et comme j'étendais l'autre pour trouver le mur, je sentis, en le rencontrant, un second frisson m'envahir, plus humide, celui-là, et ils se joignirent dans ma poitrine, m'emplirent d'angoisse, de tristesse et d'énervement. Et je murmurai, saisi par un brusque souvenir: «Sacristi, si je les avais, les deux millions cinq cent mille!»
Ma chambre était lugubre, une chambre de garçon rouennais faite par une bonne chargée aussi de la cuisine. Vous la voyez d'ici, cette chambre! un grand lit sans rideaux, une armoire, une commode, une toilette, pas de feu. Des habits sur les chaises, des papiers par terre. Je me mis à chantonner, sur un air de café-concert, car je fréquente quelquefois ces endroits-là:
Deux millions
Sont bons
Avec cinq cent mille
Et femme gentille.
Au fait, je n'avais pas encore pensé à la femme et j'y songeai tout à coup en me glissant dans mon lit. J'y songeai même si bien que je fus longtemps à m'endormir.
Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelai que je devais me trouver à huit heures à Darnétal pour une affaire importante. Il fallait me lever à six heures—et il gelait.—Cristi de cristi, les deux millions cinq cent mille!
Je revins à mon étude vers dix heures. Il y avait là dedans une odeur de poêle rougi, de vieux papiers, l'odeur des papiers de procédure avancés—rien ne pue comme ça—et une odeur de clercs—bottes, redingotes, cheveux et peau, peau d'hiver peu lavée, le tout chauffée à dix-huit degrés.
Je déjeunai, comme tous les jours, d'une côtelette brûlée et d'un morceau de fromage. Puis je me remis au travail.
C'est alors que je pensai très sérieusement à la demoiselle aux deux millions cinq cent mille. Qui était-ce? Pourquoi ne pas écrire? Pourquoi ne pas savoir?
Enfin, monsieur, j'abrège. Pendant quinze jours cette idée me hanta, m'obséda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petites misères dont je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-là, presque sans m'en apercevoir, me piquaient à présent comme des coups d'aiguille, et chacune de ces petites souffrances me faisait songer aussitôt à la demoiselle aux deux millions cinq cent mille.
Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on désire une chose, monsieur, on se la figure telle qu'on l'espère.
Certes, il n'était pas naturel qu'une jeune fille de bonne famille, dotée d'une façon aussi convenable, cherchât un mari par la voie des journaux. Cependant, il se pouvait faire que cette fille fût honorable et malheureuse.
D'abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francs ne m'avait pas ébloui comme une chose féerique. Nous sommes habitués, nous autres qui lisons toutes les offres de cette nature, à des propositions de mariage accompagnées de six, huit, dix ou même douze millions. Le chiffre de douze millions est même assez commun. Il plaît. Je sais bien que nous ne croyons guère à la réalité de ces promesses. Elles nous font cependant entrer dans l'esprit ces nombres fantastiques, rendent vraisemblables, jusqu'à un certain point, pour notre crédulité inattentive, les sommes prodigieuses qu'ils représentent et nous disposent à considérer une dot de deux millions cinq cent mille francs comme très possible, très morale.
Donc, une jeune fille, enfant naturelle d'un parvenu et d'une femme de chambre, ayant hérité brusquement de son père, avait appris du même coup la tache de sa naissance, et pour ne pas avoir à la dévoiler à quelque homme qui l'aurait aimée, faisait appel aux inconnus par un moyen fort usité qui comportait en lui-même une sorte d'aveu de tare originelle.
Ma supposition était stupide. Je m'y attachai cependant. Nous autres, notaires, nous ne devrions jamais lire des romans; et j'en ai lu, monsieur.
Donc j'écrivis, comme notaire, au nom d'un client, et j'attendis.
Cinq jours plus tard, vers trois heures de l'après-midi, j'étais en train de travailler dans mon cabinet, quand le maître clerc m'annonça:
—Mlle Chantefrise.
—Faites entrer.
Alors apparut une femme d'environ trente ans, un peu forte, brune, l'air embarrassée.
—Asseyez-vous, mademoiselle.
Elle s'assit et murmura:
—C'est moi, monsieur.
—Mais, mademoiselle, je n'ai pas l'honneur de vous connaître.
—La personne à qui vous avez écrit.
—Pour un mariage?
—Oui, monsieur.
—Ah! très bien!
—Je suis venue moi-même, parce qu'on fait mieux les choses en personne.
—Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous désirez vous marier?
—Oui, monsieur.
—Vous avez de la famille?
Elle hésita, baissa les yeux et balbutia:
—Non, monsieur ... Ma mère ... et mon père ... sont morts.
Je tressaillis.—Donc j'avais deviné juste,—et une vive sympathie s'éveilla brusquement dans mon coeur pour cette pauvre créature. Je n'insistai pas pour ménager sa sensibilité, et je repris:
—Votre fortune est bien nette?
Elle répondit, cette fois, sans hésiter:
—Oh! oui, monsieur.
Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne me déplaisait pas, bien qu'un peu mûre, plus mûre que je n'avais pensé. C'était une belle personne, une forte personne, une maîtresse femme. Et l'idée me vint de lui jouer une jolie petite comédie de sentiment, de devenir amoureux d'elle, de supplanter mon client imaginaire, quand je me serais assuré que la dot n'était pas illusoire. Je lui parlai de ce client que je dépeignis comme un homme triste, très honorable, un peu malade.
Elle dit vivement:—Oh! monsieur, j'aime les gens bien portants.
—Vous le verrez, d'ailleurs, mademoiselle, mais pas avant trois ou quatre jours, car il est parti hier pour l'Angleterre.
—Oh! que c'est ennuyeux, dit-elle.
—Mon Dieu! oui ou non. Êtes-vous pressée de retourner chez vous?
—Pas du tout.
—Eh bien, restez ici. Je m'efforcerai de vous faire passer le temps.
—Vous êtes trop aimable, monsieur.
—Vous êtes descendue à l'hôtel?
Elle nomma le premier hôtel de Rouen.
—Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre à votre futur ... notaire de vous offrir à dîner, ce soir.
Elle parut hésiter, inquiète, indécise; puis elle se décida:
—Oui, monsieur.
—Je vous prendrai chez vous à sept heures.
—Oui, monsieur.
—Alors, à ce soir, mademoiselle?
—Oui, monsieur.
Et je la reconduisis jusqu'à ma porte.
A sept heures, j'étais chez elle. Elle avait fait des frais de toilette pour moi et me reçut d'une façon très coquette.
Je l'emmenai dîner dans un restaurant où j'étais connu, et je commandai un menu troublant.
Une heure plus tard, nous étions très amis, et elle me contait son histoire. Fille d'une grande dame séduite par un gentilhomme, elle avait été élevée chez des paysans. Elle était riche à présent, ayant hérité de grosses sommes de son père et de sa mère, dont elle ne dirait jamais les noms, jamais. Il était inutile de les lui demander, inutile de la supplier, elle ne le dirait pas. Comme je tenais peu à les savoir, je l'interrogeai sur sa fortune. Elle en parla aussitôt en femme pratique, sûre d'elle, sûre des chiffres, des titres, des revenus, des intérêts et des placements. Sa compétence en cette matière me donna aussitôt une grande confiance en elle, et je devins galant, avec réserve cependant; mais je lui montrai clairement que j'avais du goût pour elle.
Elle marivauda, non sans grâce. Je lui offris du champagne, et j'en bus, ce qui me troubla les idées. Je sentis alors clairement que j'allais devenir entreprenant, et j'eus peur, peur de moi, peur d'elle, peur qu'elle ne fût aussi un peu émue et qu'elle ne succombât. Pour me calmer, je recommençai à lui parler de sa dot, qu'il faudrait établir d'une façon précise, car mon client était homme d'affaires.
Elle répondit avec gaieté:—Oh! je sais. J'ai apporté toutes les preuves.
—Ici, à Rouen?
—Oui, à Rouen.
—Vous les avez à l'hôtel?
—Mais oui.
—Pouvez-vous me les montrer?
—Mais oui.
—Ce soir.
—Mais oui.
Cela me sauvait de toutes les façons. Je payai l'addition, et nous voici rentrant chez elle.
Elle avait, en effet, apporté tous ses titres. Je ne pouvais douter, je les tenais, je les palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie au coeur que je fus pris aussitôt d'un violent désir de l'embrasser. Je m'entends, d'un désir chaste, d'un désir d'homme content. Et je l'embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois ... si bien que ... le champagne aidant ... je succombai ... ou plutôt ... non ... elle succomba.
Ah! monsieur, j'en fis une tête, après cela ...—et elle donc! Elle pleurait comme une fontaine, en me suppliant de ne pas la trahir, de ne pas la perdre. Je promis tout ce qu'elle voulut, et je m'en allai dans un état d'esprit épouvantable.
Que faire? J'avais abusé de ma cliente. Cela n'eût été rien si j'avais eu un client pour elle, mais je n'en avais pas. C'était moi, le client, le client naïf, le client trompé, trompé par lui-même. Quelle situation! Je pouvais la lâcher, c'est vrai. Mais la dot, la belle dot, palpable, sûre! Et puis avais-je le droit de la lâcher, la pauvre fille, après l'avoir ainsi surprise? Mais que d'inquiétudes plus tard!
Combien peu de sécurité avec une femme qui succombait ainsi!
Je passai une nuit terrible d'indécision, torturé de remords, ravagé de craintes, ballotté par tous les scrupules. Mais, au matin, ma raison s'éclaircit. Je m'habillai avec recherche et je me présentai, comme onze heures sonnaient, à l'hôtel qu'elle habitait.
En me voyant, elle rougit jusqu'aux yeux.
Je lui dis:
—Mademoiselle, je n'ai plus qu'une chose à faire pour réparer nos torts. Je vous demande votre main.
Elle balbutia:
—Je vous la donne.
Je l'épousai.
Tout alla bien pendant six mois.
J'avais cédé mon étude, je vivais en rentier, et vraiment je n'avais pas un reproche, mais pas un seul à adresser à ma femme.
Cependant je remarquais peu à peu que, de temps en temps, elle faisait de longues sorties. Cela arrivait à jour fixe, une semaine le mardi, l'autre le vendredi. Je me crus trompé, je la suivis.
C'était un mardi. Elle sortit à pied vers une heure, descendit la rue de la République, tourna à droite, par la rue qui suit le palais archiépiscopal, prit la rue Grand-Pont jusqu'à la Seine, longea le pont de Pierre, traversa l'eau. A partir de ce moment, elle parut inquiète, se retournant souvent, épiant tous les passants.
Comme je m'étais costumé en charbonnier, elle ne me reconnut pas.
Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche; je ne doutais plus, son amant allait arriver par le train d'une heure quarante-cinq.
Je me cachai derrière un camion et j'attendis. Un coup de sifflet ... un flot de voyageurs ... Elle s'avance, s'élance, saisit dans ses bras une petite fille de trois ans qu'une grosse paysanne accompagne, et l'embrasse avec passion. Puis elle se retourne, aperçoit une autre enfant, plus jeune encore, fille ou garçon, porté par une autre campagnarde, se jette dessus, l'étreint avec violence, et s'en va, escortée des deux mioches et des deux bonnes, vers la longue et sombre et déserte promenade du Cours-la-Reine.
Je rentrai effaré, l'esprit en détresse, comprenant et ne comprenant pas, n'osant point deviner.
Quand elle revint pour dîner, je me jetai vers elle, hurlant:
—Quels sont ces enfants?
—Quels enfants?
—Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever?
Elle poussa un grand cri et s'évanouit. Quand elle revint à elle, elle me confessa, dans un déluge de larmes qu'elle en avait quatre. Oui, monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deux pour le vendredi, deux garçons.
Et c'était là—quelle honte!—c'était là l'origine de sa fortune.—Les quatre pères!... Elle avait amassé sa dot.
Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous de faire?
L'avocat répondit avec gravité:
—Reconnaître vos enfants, monsieur.
Une Soirée
Le maréchal des logis Varajou avait obtenu huit jours de permission pour les passer chez sa soeur, Mme Padoie. Varajou, qui tenait garnison à Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant à sec et mal avec sa famille, avait écrit à sa soeur qu'il pourrait lui consacrer une semaine de liberté. Ce n'est point qu'il aimât beaucoup Mme Padoie, une petite femme moralisante, dévote, et toujours irritée; mais il avait besoin d'argent, grand besoin, et il se rappelait que, de tous ses parents, les Padoie étaient les seuls qu'il n'eût jamais rançonnés.
Le père Varajou, ancien horticulteur à Angers, retiré maintenant des affaires, avait fermé sa bourse à son garnement de fils et ne le voyait guère depuis deux ans. Sa fille avait épousé Padoie, ancien employé des finances, qui venait d'être nommé receveur des contributions à Vannes.
Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire à la maison de son beau-frère. Il le trouva dans son bureau, en train de discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie se souleva sur sa chaise, tendit la main par-dessus sa table chargée de papiers, murmura: «Prenez un siège, je suis à vous dans un instant», se rassit et recommença sa discussion.
Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveur ne comprenait pas leurs raisonnements; il parlait français, les autres parlaient breton, et le commis qui servait d'interprète ne semblait comprendre personne.
Ce fut long, très long. Varajou considérait son beau-frère en songeant: «Quel crétin!» Padoie devait avoir près de cinquante ans; il était grand, maigre, osseux, lent, velu, avec des sourcils en arcade qui faisaient sur ses yeux deux voûtes de poils. Coiffé d'un bonnet de velours orné d'un feston d'or, il regardait avec mollesse, comme il faisait tout. Sa parole, son geste, sa pensée, tout était mou. Varajou se répétait: «Quel crétin!»
Il était, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vie n'a pas de plus grands plaisirs que le café et la fille publique. En dehors de ces deux pôles de l'existence, il ne comprenait rien. Hâbleur, bruyant, plein de dédain pour tout le monde, il méprisait l'univers entier du haut de son ignorance. Quand il avait dit: «Nom d'un chien, quelle fête!» il avait certes exprimé le plus haut degré d'admiration dont fût capable son esprit.
Padoie, ayant enfin éloigné ses paysans, demanda:
—Vous allez bien?
—Pas mal, comme vous voyez. Et vous?
—Assez bien, merci. C'est très aimable d'avoir pensé à venir nous voir.
—Oh! j'y songeais depuis longtemps; mais, vous savez, dans le métier militaire, on n'a pas grande liberté.
—Oh! je sais, je sais; n'importe, c'est très aimable.
—Et Joséphine va bien?
—Oui, oui, merci, vous la verrez tout à l'heure.
—Où est-elle donc?
—Elle fait quelques visites; nous avons beaucoup de relations ici; c'est une ville très comme il faut.
—Je m'en doute.
Mais la porte s'ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers son frère sans empressement, lui tendit la joue et demanda:
—Il y a longtemps que tu es ici?
—Non, à peine une demi-heure.
—Ah! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veux venir dans le salon.
Ils passèrent dans la pièce voisine, laissant Padoie à ses chiffres et à ses contribuables.
Dès qu'ils furent seuls:
—J'en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle.
—Quoi donc?
—Il paraît que tu te conduis comme un polisson, que tu te grises, que tu fais des dettes.
Il eut l'air très étonné.
—Moi! Jamais de la vie.
—Oh! ne nie pas, je le sais.
Il essaya encore de se défendre, mais elle lui ferma la bouche par une semonce si violente qu'il dut se taire.
Puis elle reprit:
—Nous dînons à six heures, tu es libre jusqu'au dîner. Je ne puis te tenir compagnie parce que j'ai pas mal de choses à faire.
Resté seul, il hésita entre dormir ou se promener. Il regardait tour à tour la porte conduisant à sa chambre et celle conduisant à la rue. Il se décida pour la rue.
Donc il sortit et se mit à rôder, d'un pas lent, le sabre sur les mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme, si morte au bord de sa mer intérieure, qu'on appelle «le Morbihan». Il regardait les petites maisons grises, les rares passants, les boutiques vides, et il murmurait: «Pas gai, pas folichon, Vannes. Triste idée de venir ici!»
Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire et désolé, et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son lit pour sommeiller jusqu'au dîner.
La bonne le réveilla en frappant à sa porte.
—C'est servi, monsieur.
Il descendit.
Dans la salle humide, dont le papier se décollait près du sol, une soupière attendait sur une table ronde sans nappe, qui portait aussi trois assiettes mélancoliques.
M. et Mme Padoie entrèrent en même temps que Varajou. On s'assit, puis la femme et le mari dessinèrent un petit signe de croix sur le creux de leur estomac, après quoi Padoie servit la soupe, de la soupe grasse. C'était jour de pot-au-feu.
Après la soupe vint le boeuf, du boeuf trop cuit, fondu, graisseux, qui tombait en bouillie. Le sous-officier le mâchait avec lenteur, avec dégoût, avec fatigue, avec rage.
Mme Padoie disait à son mari:
—Tu vas ce soir chez M. le premier président?
—Oui, ma chère.
—Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors. Tu n'es pas fait pour le monde avec ta mauvaise santé.
Alors elle parla de la société de Vannes, de l'excellente société où les Padoie étaient reçus avec considération, grâce à leurs sentiments religieux.
Puis on servit des pommes de terre en purée, avec un plat de charcuterie, en l'honneur du nouveau venu.
Puis du fromage. C'était fini. Pas de café.
Quand Varajou comprit qu'il devait passer la soirée en tête-à-tête avec sa soeur, subir ses reproches, écouter ses sermons, sans avoir même un petit verre à laisser couler dans sa gorge pour faire glisser les remontrances, il sentit bien qu'il ne pourrait pas supporter ce supplice, et il déclara qu'il devait aller à la gendarmerie pour faire régulariser quelque chose sur sa permission.
Et il se sauva, dès sept heures.
A peine dans la rue, il commença par se secouer comme un chien qui sort de l'eau. Il murmurait: «Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, quelle corvée!»
Et il se mit à la recherche d'un café, du meilleur café de la ville. Il le trouva, sur une place, derrière deux becs de gaz. Dans l'intérieur, cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants, buvaient et causaient doucement, accoudés sur de petites tables, tandis que deux joueurs de billard marchaient autour du tapis vert où roulaient les billes en se heurtant.
On entendait leur voix compter: «Dix-huit,—dix-neuf.—Pas de chance.—Oh! joli coup! bien joué!—Onze.—Il fallait prendre par la rouge.—Vingt.—Bille en tête, bille en tête.—Douze. Hein! j'avais raison?»
Varajou commanda: «Une demi-tasse et un carafon de fine, de la meilleure.»
Puis il s'assit, attendant sa consommation.
Il était accoutumé à passer ses soirs de liberté avec ses camarades, dans le tapage et la fumée des pipes. Ce silence, ce calme l'exaspéraient. Il se mit à boire, du café d'abord; puis son carafon d'eau-de-vie, puis un second qu'il demanda. Il avait envie de rire maintenant, de crier, de chanter, de battre quelqu'un.
Il se dit: «Cristi, me voilà remonté. Il faut que je fasse la fête.» Et l'idée lui vint aussitôt de trouver des filles pour s'amuser. Il appela le garçon.
—Hé, l'employé!
—Voilà, m'sieu.
—Dites, l'employé, ousqu'on rigole ici?
L'homme resta stupide à cette question.
—Je n'sais pas, m'sieur. Mais ici!
—Comment ici? Qu'est-ce que tu appelles rigoler, alors, toi?
—Mais je n'sais pas, m'sieu, boire de la bonne bière ou du bon vin.
—Va donc, moule, et les demoiselles, qu'est-ce que t'en fais?
—Les demoiselles! ah! ah!
—Oui, les demoiselles, ousqu'on en trouve ici?
—Des demoiselles?
—Mais, oui, des demoiselles!
Le garçon se rapprocha, baissa la voix:
—Vous demandez ousqu'est la maison?
—Mais oui, parbleu!
—Vous prenez la deuxième rue à gauche et puis la première à droite.—C'est au 15.
—Merci, ma vieille. V'là pour toi.
—Merci, m'sieu.
Et Varajou sortit en répétant: «Deuxième à gauche, première à droite, 15.» Mais au bout de quelques secondes, il pensa: «Deuxième à gauche,—oui,—Mais en sortant du café, fallait-il prendre à droite ou à gauche? Bah? tant pis, nous verrons bien.»
Et il marcha, tourna dans la seconde rue à gauche, puis dans la première à droite, et chercha le numéro 15. C'était une maison d'assez belle apparence, dont on voyait, derrière les volets clos, les fenêtres éclairées au premier étage. La porte d'entrée demeurait entr'ouverte, et une lampe brûlait dans le vestibule. Le sous-officier pensa:
—C'est bien ici.
Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela:
-Ohé! Ohé!
Une petite bonne apparut et demeura stupéfaite en apercevant un soldat. Il lui dit:
—Bonjour, mon enfant. Ces dames sont en haut?
—Oui, monsieur.
—Au salon?
—Oui monsieur.
—Je n'ai qu'à monter?
—Oui, monsieur.
—La porte en face?
—Oui, monsieur.
Il monta, ouvrit une porte et aperçut, dans une pièce bien éclairée par deux lampes, un lustre et deux candélabres à bougies, quatre dames décolletées qui semblaient attendre quelqu'un.
Trois d'entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d'un air un peu guindé, sur des sièges de velours grenat, tandis que la quatrième, âgée de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleurs dans un vase; elle était très grosse, vêtue d'une robe de soie verte qui laissait passer, pareille à l'enveloppe d'une fleur monstrueuse, ses bras énormes et son énorme gorge, d'un rose rouge poudrederizé. Le sous-officier salua:
—Bonjour, mesdames.
La vieille se retourna, parut surprise, mais s'inclina:
—Bonjour, monsieur.
Mais, voyant qu'on ne semblait pas l'accueillir avec empressement, il songea que les officiers seuls étaient sans doute admis dans ce lieu; et cette pensée le troubla. Puis il se dit: «Bah! s'il en vient un, nous verrons bien.» Et il demanda:
—Alors, ça va bien?
La dame, la grosse, la maîtresse du logis sans doute, répondit:
—Très bien! merci.
Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut.
Cependant il eut honte, à la fin, de sa timidité, et riant d'un rire gêné:
—Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille de vin ...
Il n'avait point fini sa phrase que la porte s'ouvrit de nouveau, et Padoie, en habit noir, apparut.
Alors Varajou poussa un hurlement d'allégresse, et, se dressant, il sauta sur son beau-frère, le saisit dans ses bras et le fit danser tout autour du salon en hurlant: «V'là Padoie ... V'là Padoie ... V'là Padoie ...» Puis, lâchant le percepteur éperdu de surprise, il lui cria dans la figure:
—Ah! ah! ah! farceur!... farceur. Tu fais donc la fête, toi, ... Ah! Farceur.... Et ma soeur!... Tu la lâches, dis!...
Et songeant à tous les bénéfices de cette situation inespérée, à l'emprunt forcé, au chantage inévitable, il se jeta tout au long sur le canapé et se mit à rire si fort que tout le meuble en craquait.
Les trois jeunes dames, se levant d'un seul mouvement, se sauvèrent, tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissait prête à défaillir.
Et deux messieurs apparurent, décorés, tous deux en habit. Padoie se précipita vers eux:
—Oh! monsieur le président ... il est fou ... il est fou ... On nous l'avait envoyé en convalescence ... vous voyez bien qu'il est fou....
Varajou s'était assis, ne comprenant plus, devinant tout à coup qu'il avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, et se tournant vers son beau-frère:
—Où donc sommes-nous ici? demanda-t-il.
Mais Padoie, saisi soudain d'une colère folle, balbutia:
—Où ... où ... où nous sommes.... Malheureux ... misérable ... infâme.... Où nous sommes ... Chez monsieur le premier président!... chez monsieur le premier président de Mortemain ... de Mortemain ... de ... de ... de ... Mortemain.... Ah!... ah!... canaille!... canaille!... canaille!...