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Caroline de Lichtfield: ou Mémoires extraits des papiers d'une famille prussienne

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On a pu voir déjà qu'il savait très-bien altérer la vérité quand son intérêt l'exigeait; il joua donc si bien son rôle sur son voyage à Rindaw, que sa fille ne se douta de rien, le remercia mille fois de cette attention pour sa bonne maman, et le conjura de se hâter de partir et d'aller la rassurer.

Elle dit là-dessus des mots si touchants et si déchirants pour ceux qui savaient que cette amie si chère n'existait plus, que le comte, ne pouvant cacher son émotion, supplia Caroline de ne plus parler, et lui rappela les ordres sévères du médecin. — Eh bien! je me tairai; mais, mon père, dites-lui bien que c'est pour elle, pour la revoir plus tôt. Dites-lui que sa Caroline n'aspire qu'à ce bonheur…; dites-lui bien qu'elle soit tranquille, que le plus généreux des hommes…

Il était près d'elle, et l'interrompit en portant doucement la main sur sa bouche; elle faillit la baiser cette main chérie; ses lèvres en firent le mouvement… Je ne sais quelle crainte l'arrêta, ni ce qu'elle éprouva; mais elle eut un léger tremblement dont le comte s'aperçut, et qu'il fut loin d'attribuer à sa véritable cause. Il se hâta d'emmener le chambellan, et le vit monter avec plaisir dans sa chaise de poste. Le cercueil de la chanoinesse le suivit dans la nuit. Sa femme de chambre, les gens qu'elle avait amenés, d'autres que le comte y joignit, l'escortèrent; la femme de chambre de Caroline et son laquais restèrent à Ronnebourg auprès de leur maîtresse.

Le médecin, qui ne pouvait s'absenter longtemps de Berlin, voulait y retourner. A force de prières et de libéralités, le comte obtint de lui de rester encore quelques jours, et de ne quitter sa malade que lorsqu'il n'y aurait plus la moindre apparence de rechute ou de danger. Elle en fut bientôt à ce point: chaque jour la voyait renaître. Déjà elle commençait à se lever, à faire quelques pas, appuyée sur le bras du comte. Sa convalescence fut enfin décidée, et le docteur reprit le chemin de la capitale, récompensé au-delà de ses espérances.

Voilà donc le comte seul à Ronnebourg avec sa Caroline. Sa Caroline!… Etait-elle à lui? Hélas! il ne la regardait plus que comme le dépôt le plus cher et le plus sacré. D'après son billet, il était persuadé que Lindorf arriverait au premier jour; ne l'aurait-il donc fait revenir que pour le rendre témoin de son union avec celle qu'il adorait? Et Caroline, cette sensible Caroline, qu'une passion combattue avait conduite au bord du tombeau, lui ramènerait-il l'objet de cette passion pour en exiger le sacrifice? Il n'en eut pas même la cruelle pensée. Décidé plus que jamais à tenir le serment qu'il avait prononcé lorsqu'elle était mourante, à rompre le noeud qui l'attachait à lui, à l'unir à Lindorf, il n'attendait que son arrivée pour leur apprendre ses intentions généreuses, et le bonheur qu'il leur préparait. Mais redoutant, même pour Caroline, l'excès de ce bonheur, il voulait la préparer insensiblement, et surtout cacher avec soin à cette âme sensible et reconnaissante combien il lui en coûtait de renoncer à elle… Elle croit à présent me devoir la vie, disait-il, et se sacrifierait sans balancer à mon bonheur… Non, chère Caroline, non, tu ne seras point appelée à ce cruel sacrifice. C'est moi seul qui dois, qui veux le faire, et tu ne sauras jamais combien il me rend malheureux; tu ne liras jamais dans ce coeur qui t'adore; tu ne verras, tu ne soupçonneras que mon amitié: mais si tu m'accordes la tienne, si je fais ton bonheur et celui de Lindorf, serai-je en effet malheureux?… Ah! Caroline, Caroline! toi seule au monde pouvais me faire sentir qu'on peut l'être en remplissant tous ses devoirs… Pour renoncer à toi sans mourir, il ne fallait ni te revoir ni te connaître…

D'après cette résolution, il se forma un plan de conduite dont il se promit de ne point s'écarter jusqu'à l'arrivée de Lindorf. Ne pouvant se reposer sur personne des soins qu'exigeait la santé de Caroline, ni se refuser la douceur de les lui rendre, il les continua avec l'attention la plus soutenue; mais il sut presque toujours éviter d'être seul avec elle. Lorsqu'il s'y trouvait par hasard, il employait ces moments, soit à lui faire une lecture agréable, soit à lui jouer de la flûte, sur laquelle il excellait. Des sons mélodieux pénétraient dans l'âme de Caroline; ils y portaient un attendrissement dont elle ne cherchait pas à se défendre.

Dans la convalescence, le coeur est plus faible, plus tendre, plus susceptible d'impressions; à mesure qu'on renaît, on s'attache aux objets qui nous font aimer la vie; et chaque jour, chaque instant l'attachaient davantage à cet époux si aimable, complaisant, si digne d'être adoré. Son goût, ou, si l'on veut, son inclination pour Lindorf, n'avait fait que développer chez elle une sensibilité, une faculté aimante dont elle éprouve seulement aujourd'hui toute la force. Longtemps caché sous le nom de l'amitié, elle ne s'était avoué ce penchant pour Lindorf qu'au moment où elle avait cessé de le voir; elle ne connaissait de l'amour que la douleur et les remords. A présent, elle sent tout le charme d'un attachement autorisé par le devoir, elle s'y livre entièrement. Le bonheur et son époux se présentent ensemble à son imagination. Sans doute il m'aime, il m'a pardonné, disait-elle, et elle se faisait répéter par sa femme de chambre toutes les preuves d'attachement qu'il lui avait données pendant sa maladie. Ces nuits entières passées au chevet de son lit, son désespoir lorsqu'il crut l'avoir perdue, tout le traçait en traits de feu dans le coeur de Caroline; tout concourait à augmenter un amour qui bientôt ne connut plus de bornes, et qu'elle n'osait témoigner que sous le nom de reconnaissance.

Attentive aux moindres actions du comte, à tous ses mouvements, à toutes ses paroles, elle ne fut pas longtemps sans remarquer l'air gêné et contraint qu'il avait avec elle, son affectation à éviter soigneusement le tête-à-tête, et toute conversation relative à eux-mêmes, à leur position. Dès les commencements de sa convalescence, il lui avait dit que son ami Lindorf était en voyage et ne tarderait pas à revenir, et qu'en attendant il pouvait disposer de son château.

Caroline, trop faible alors pour entrer dans aucune explication, n'avait pu entendre ce nom, et surtout ce projet de retour, sans éprouver un sentiment pénible, un trouble, qui ne furent que trop remarqués, et qui confirmèrent les idées et les projets du comte. De son côté, elle crut voir qu'il l'examinait et n'en fut que plus interdite. Combien de fois depuis elle se reprocha de n'avoir pas saisi ce moment pour lui ouvrir son coeur, de n'avoir pas eu la force de lui avouer et les sentiments qu'elle avait eus pour Lindorf, et ceux qui leur avaient succédé!

Mais ce secret lui appartenait-il en entier? Et quand Lindorf s'éloignait d'elle, se sacrifiait pour elle, était-il permis à Caroline de risquer d'altérer par un tel aveu l'amitié que le comte avait pour lui, de lui ôter un protecteur, un appui, qui pouvait à la fin se lasser d'un attachement qui lui avait été si funeste?….

Ces réflexions n'échappaient pas à la Caroline, d'autres encore s'y joignaient et la retenaient. Comment oser dire la première au comte qu'elle l'adore, lorsqu'elle doute qu'elle soit aimée, et que ce doute augmente chaque jour?… La conduite actuelle du comte démentait absolument celle qu'il avait eue pendant sa maladie; elle ne savait plus comment expliquer ni l'une ni l'autre…. S'il ne m'aime pas, pensait-elle sans cesse, d'où venait cette crainte de me perdre, ce désespoir qui faillit lui coûter la vie? Pourquoi ces transports si doux, si touchants quand je lui fus rendue?…. Je vois encore ces larmes de joie; j'entends encore ces expressions si vives et si tendres, que l'amour seul peut dicter… Oui, mais pourquoi ne les prononce-t-il plus? Pourquoi, depuis que je pourrais si bien l'entendre et lui répondre, semble-t-il éviter de me parler, d'être seul avec moi? Ah! sans doute la pitié seule, dans cette âme si généreuse, excitait ce que j'ai pris pour les transports de l'amour. A mesure qu'elle passe, la haine et le ressentiment reprennent le dessus….. Cher comte! cher époux! si tu lisais dans mon coeur, si tu voyais mon amour, mon repentir, tu n'y serais pas insensible; tu me pardonnerais, tu m'aimerais peut-être, et nous serions heureux. Alors elle couvrait de baisers et de larmes ce portrait que sa femme de chambre avait détaché de son cou et caché avec soin, lorsqu'elle s'évanouit en arrivant à Ronnebourg. Elle le redemanda dès qu'elle eut repris la connaissance, et il devint son bien le plus précieux.

Ne pouvant plus supporter enfin une incertitude aussi cruelle, elle résolut de forcer en quelque sorte le comte à s'expliquer, en lui témoignant le désir de quitter Ronnebourg; et ce désir n'était point une feinte. Elle se voyait avec regret dans un lieu dont tout devait l'éloigner, et qui lui rappelait une erreur qu'elle se reprochait excessivement. Ce que le comte lui avait dit du prochain retour de son ami l'alarmait aussi; elle n'en pouvait comprendre le motif, mais quel qu'il fût, il serait également affreux pour elle et pour lui de la retrouver à Ronnebourg. Elle ignorait à quel point le comte était instruit. Jamais le nom de Lindorf ne sortait de sa bouche; il gardait également le plus profond silence sur lui-même; il ne lui parlait ni de la lettre qu'il lui avait écrite, ni de sa réponse, ni de ses projets de voyage, ni du séjour où Caroline devait habiter dans la suite, de rien enfin de ce qui les regardait.

Sans cesse occupé de ce qui pouvait l'amuser et lui plaire, ses soins étaient ceux de l'amour, et son langage celui de l'indifférence. Quelquefois, lorsqu'il lui faisait une lecture intéressante, ou qu'il jouait sur sa flûte quelque chose d'expressif, ils s'attendrissaient tous les deux jusqu'aux larmes. Dès que le comte voyait couler celles de Caroline, il se hâtait de sortir, de se dérober à une émotion dont il n'eût pas été le maître. Il allait ou s'enfoncer dans l'endroit le plus solitaire du parc, ou s'enfermer dans son cabinet, et là il donnait un libre essor à sa douleur et aux sentiments qui l'oppressaient.

Heureux Lindorf! disait-il, sentiras-tu tout le prix de ton bonheur et du sacrifice que je te fais? Viens les essuyer ces larmes que ton souvenir fait sans doute couler; qu'avant d'expirer je voie Caroline heureuse.

Il se reprochait alors de lui laisser ignorer si longtemps le sort qu'il lui préparait; de ne pas lui dire: Lindorf, ce Lindorf tant aimé, tant regretté, sera votre époux. Mais pouvait-il lui donner ce doux espoir avant d'être sûr qu'il serait réalisé? Lindorf n'écrivait point…. Si la mort n'avait épargné Caroline que pour frapper son amant!… si Lindorf n'existait plus!…. Le sang se glaçait dans les veines du comte. Dieu! disait-il, vous avez exaucé mes voeux quand je vous implorais pour Caroline, écoutez-les encore quand je vous invoque pour mon ami. Qu'il revienne, qu'il soit heureux, que je sois la seule victime.

Une lettre qu'il reçut alors de sa soeur, la jeune comtesse Matilde, vint encore ajouter à son tourment, et lui apprendre qu'elle serait aussi malheureuse que lui. Nous allons la donner cette lettre si naïve, si touchante, faire partager à nos lecteurs l'attendrissement du comte en la lisant, et les intéresser au sort de cette aimable enfant qu'on n'a fait qu'entrevoir dans le cahier de Lindorf, et qui, par ses grâces, son charmant caractère, et la place qu'elle doit occuper dans la suite de cette histoire, mérite qu'on s'occupe d'elle pendant quelques instants. Voici donc ce que l'aimable petite comtesse écrivait à son frère:

Dresde, ce 14 novembre 17…

"On m'assure que le meilleur des frères est de retour; mais je ne puis le croire… Je connais son coeur, il l'eût conduit d'abord auprès de sa pauvre Matilde; il m'aurait écrit du moins; et sa lettre et la certitude qu'il n'est pas au bout de monde m'auraient un peu consolée. O mon bon frère! combien ou m'a chagrinée pendant que vous étiez au fond de cette Russie, que j'ai maudite mille fois! Qu'auriez-vous dit si vous n'avez pas retrouvé votre petite Matilde? Car, je vous l'avoue, j'aimerais mieux mourir mille fois que de consentir à ce qu'ils veulent. M. Zastrow est beau, il est aimable, il m'adore…; voilà ce qu'on me dit du matin jusqu'au soir… Tout cela se peut; mais qu'est-ce que cela me fait à moi? Il n'est pas…, il n'est pas M. de Lindorf, et c'est n'être rien pour moi… Mon bon ami, mon tendre frère, vous voyez que votre petite soeur sait aimer, sait être constante, et que sa légèreté ne va pas jusqu'à son coeur. Hélas! elle est bien passée cette gaieté folle dont vous plaisantiez quand vous vîntes à Dresde, et qui vous fit douter peut-être de mes sentiments. Je l'ai conservée longtemps, parce que la tristesse ne sert à rien, et qu'elle m'ennuie; d'ailleurs, j'avais pris mon parti. Sûre du coeur de Lindorf, de votre appui et de ma fermeté, il me semblait que je n'avais rien à craindre: à présent, je crains tout, et je n'espère plus qu'en vous seul. M. de Zastrow m'obsède, ma tante me persécute, mon ami ne m'écrit plus…: et vous aussi, mon frère, m'abandonnerez-vous? Je me jette dans vos bras; je vous appelle à mon secours….. Venez protéger un amour que vous avez fait naître, et qui ne finira plus qu'avec ma vie. N'est-ce pas à vous aussi que je dois celui de mon cher Lindorf? Pensez combien de fois vous m'avez dit: Aime Lindorf, ma petite soeur; aime-le comme moi-même. Oh! comme j'ai bien obéi! Oui, je l'aime non-seulement comme l'ami de mon frère, mais comme le seul homme à qui je veuille appartenir et sans qui la vie m'est insupportable. Je ne puis croire que son silence soit une preuve d'inconstance ou d'oubli; vous étiez en voyage, il n'aura su par qui m'envoyer ses lettres. Non, je ne veux pas joindre à tous mes chagrins celui de me défier de lui; car celui-là je ne pourrais le supporter.

"Adieu, le plus aimé des frères. Si vous voyiez votre pauvre Matilde, vous ne la reconnaîtriez pas. Je ne ris plus, je ne chante plus; je pleure toute la journée, et je crois que bientôt je ne serai plus jolie. Mes joues ne sont plus ces petites pommes d'api que vous aimiez tant à baiser… Venez, venez me rendre tout ce que j'ai perdu: ma gaieté, mon bonheur, mon ami, mes joues, tout reviendra avec ce frère si chéri et si digne de l'être. Ah! si vous étiez marié, avec quel transport j'irais vivre avec vous et votre femme! Pourquoi ne l'êtes-vous pas? Mariez-vous donc bien vite; vous ferez deux heureuses, elle et votre

"MATILDE D. W.

"Encore une fois, venez me voir, prendre ma défense, me conserver à votre ami, à celui que vous m'avez choisi, ou je ne réponds pas de ce que je ferai."

Eh! grand Dieu! dit le comte en finissant cette lettre tous les sentiments qui devaient faire les délices de ma vie en deviendront-ils le tourment? Trompé par la vivacité de sa soeur, par cette gaieté, suite de l'innocence de son âge et de la fermeté de son caractère, il avait jugé qu'elle aimait Lindorf faiblement et que les soins de M. de Zastrow effaceraient bientôt une impression aussi légère. Sa lettre, en lui prouvant la force et la réalité de ses premiers sentiments, déchira l'âme sensible du comte, d'autant plus qu'il avait à se reprocher, et la connaissance de Lindorf avec sa soeur, et cet attachement si vif qu'elle lui conservait, et qui ne pouvait plus que la rendre malheureuse. Il savait bien qu'il n'avait qu'à dire un mot pour engager Lindorf à épouser Matilde, et que ce mariage lui assurait en même temps la possession de Caroline. Lindorf n'avait rien à lui refuser, et il voyait Caroline trop pénétrée de tout ce qu'elle lui devait, pour n'être pas sûr de son aveu, et pour craindre encore sa répugnance; mais il n'était pas dans le caractère du comte, il ne pouvait pas même entrer dans sa pensée d'abuser des droits que lui donnait la reconnaissance sur Caroline et sur Lindorf, et d'exiger un tel sacrifice pour assurer son bonheur et celui de sa soeur.

D'ailleurs, un bonheur qui n'aurait pas été partagé ne pouvait en être un pour lui. Il pensait de même pour Matilde; et rien n'aurait pu l'engager à l'unir à quelqu'un dont elle n'aurait pas possédé le coeur en entier. Il résolut donc, sans lui découvrir un secret qui demandait de trop longs détails, de la préparer doucement à renoncer à Lindorf; et voici ce qu'il lui répondit.

Lettre du comte DE WALSTEIN à sa soeur.

Ronnebourg.

"Oui, ma chère Matilde, je suis revenu dans ma patrie; votre frère, votre ami vous est rendu, et vous savez bien que les sentiments qui l'attachent à vous sont inaltérables; ils tiennent à son existence. L'amour fraternel, le plus doux et le plus durable des amours, n'est point sujet à des révolutions: tout, entre nous deux, doit l'entretenir, l'augmenter, et jamais rien ne pourra l'affaiblir. Ces bons amis que la nature nous a donnés doivent avoir la première place dans notre coeur. Je n'aurais pas cru, ma chère Matilde, qu'il fût possible d'ajouter à mon attachement pour vous, et que vous eussiez pu m'intéresser davantage; et cependant votre lettre, vos chagrins ont produit cet effet. Ce n'est plus une enfant que j'aime, parce qu'elle m'appartenait et qu'elle était aimable; c'est une amie, une tendre amie dont je partage tous les sentiments, à qui je sais gré de sa confiance, à qui je veux, à mon tour, donner toute la mienne, et lui demander des conseils et des consolations dont j'ai le même besoin qu'elle. O ma chère Matilde! votre frère n'est pas plus heureux que vous; mais, je ne sais si je me trompe, je crois qu'en nous aidant, en nous soutenant mutuellement, en réunissant notre raison et nos forces, nous pourrons peut-être surmonter le malheur qui nous poursuit, et nous faire une espèce de bonheur, fondé sur l'approbation de nous-mêmes, et sur le sentiment si doux d'avoir contribué à celui de nos amis….. Vous ne m'entendez pas encore: eh bien! je vais m'expliquer autant que les bornes d'une lettre pourront le permettre; je réserverai tous les détails (et j'en aurai beaucoup à vous faire) pour le moment de notre réunion, qui sera peu retardé.

"Ma triste histoire, chère Matilde, a plus de rapport avec la vôtre que vous ne le pensez. J'aime ainsi que vous, et avec d'autant plus de violence, que je suis d'un sexe qui n'a pas, comme le vôtre, l'habitude de régler les mouvements d'une passion impétueuse. La mienne ne connaît presque plus de bornes, et cependant…. Jugez vous-même si je dois y renoncer. Je n'ai qu'à dire un mot, un seul mot, et l'objet de cette passion est à moi pour toujours; mais ce mot pourrait-il faire mon bonheur quand il rendrait malheureuse? Son coeur est donné; celui qu'elle aime le mérite et l'aime à son tour. Il dépend de moi, et de moi seul, de les séparer ou de les unir pour toujours. O ma chère Matilde! combien la raison et la vertu sont faibles quand le coeur parle et commande! Imaginez que moi, que votre frère balance encore sur le parti qu'il prendra. Je vous l'ai dit, ma chère amie, j'ai besoin d'être soutenu par votre amitié, par votre fermeté, et peut-être par votre exemple. Dites, que feriez-vous à ma place? Et pour mieux décider, pour vous pénétrer davantage de ma situation, supposez vous y êtes vous-même; que c'est Lindorf qui aime, qui est aimé, dont le sort est entre mes mains, à qui je puis enlever ou céder l'objet de ma passion et de la sienne. Ah! j'entends déjà l'arrêt que vous allez prononcer. Je vois, ma chère, ma sensible Matilde me donner l'exemple du courage et de la générosité; m'assurer qu'elle ne veut point d'un bonheur dont elle jouirait seule, et qui coûterait des larmes et des regrets à celui qu'elle aime. Des regrets!! Aimable petite soeur! l'heureux mortel qui te possédera doit être au comble de ses voeux, te donner un coeur tout à toi, et n'avoir rien à regretter ni à désirer. Je ne ferai présent de ma chère Matilde qu'à celui qui saura l'apprécier et l'aimer uniquement.

"Il me paraît que le baron de Zastrow remplit fort bien cette condition, indispensable pour vous obtenir; mais il y en a une autre qui ne l'est pas moins, c'est de savoir vous plaire. J'irai dans peu de temps voir par moi-même si votre coeur prévenu ne le juge pas avec trop de rigueur; cependant vous convenez qu'il est beau, qu'il est aimable et qu'il vous adore: voilà bien des choses, Matilde, et si vous y joignez encore le plaisir que vous feriez à votre tante… Mais ne vous effrayez pas; je veux savoir s'il vous mérite, et s'il est vrai que votre coeur se refuse absolument à l'aimer. Dans ce cas-là, vous serez libre, je vous le promets; aucune puissance n'aura le droit de vous contraindre pendant que j'existerai. Rassurez-vous donc, chère Matilde. Si l'amour vous prépare des peines, l'amitié saura les adoucir, et j'attends la même chose de vous. Non, je ne suis point à plaindre, puisqu'il me reste une soeur, une amie. Lindorf est en Angleterre; n'attendez point de lettre de lui. Il reviendra bientôt ici, je l'espère. D'abord après son retour, je partirai pour Dresde; j'achèverai de vous ouvrir mon coeur; je lirai dans le vôtre. Si vous persistez à le refuser à M. de Zastrow, je vous ferai une autre proposition qui vous plaira peut-être mieux; c'est de venir vivre avec un frère qui vous chérit, jusqu'à ce que vous ayez fait un autre choix. Quelque parti que vous preniez, comptez entièrement sur un ami qui vous est attaché au delà de toute expression. Adieu, ma bonne et chère Matilde. Je sens déjà que vous pourrez me tenir lieu de tout. Adieu: je suis pour vous le plus tendre des frères.

"EDOUARD DE WALSTEIN."

A cette lettre il en joignit une pour sa tante. Il lui disait que des raisons l'obligeant à renoncer à ses projets d'union entre sa soeur et M. de Lindorf, il verrait avec plaisir qu'elle pût se décider en faveur du baron de Zastrow; mais qu'il la conjurait de ne rien précipiter, de n'user d'aucune violence. Il annonçait un prochain voyage à Dresde, et suppliait sa tante de ne faire aucune démarche jusqu'alors pour disposer de sa soeur, etc., etc.

Quand ses deux lettres furent parties, le comte, plus tranquille sur le sort de sa soeur, s'occupa du plan qu'il s'était formé pour lui-même, et pour assurer le bonheur de Caroline.

Il avait prié le chambellan de se rendre à Ronnebourg aussitôt que sa fille serait instruite de la mort de la baronne. Lindorf ne pouvait tarder à venir. Le comte résolut de partir pour Berlin dès que son ami serait arrivé, en prétextant un ordre du roi de le laisser à Ronnebourg avec le chambellan et Caroline, d'obtenir du roi la cassation de son mariage, et son consentement pour celui de Lindorf avec Caroline; de leur écrire pour leur apprendre leur bonheur, et de partir pour Dresde sans les revoir.

De Dresde il voulait passer en Angleterre avec Matilde, ou sans elle s'il la décidait à se marier avec M. de Zastrow, et s'y fixer tout à fait auprès de ses parents maternels. Il se sentait bien la force de faire le bonheur de Caroline et de son ami, mais non celle d'en être le témoin. Ce plan une fois décidé lui paraissait invariable. Hélas! il ne connaissait ni l'amour ni ses terribles effets. Plus il cherchait à combattre la passion qui l'entraînait malgré lui, plus il enfonçait le trait dans son coeur. Combien de fois auprès de Caroline, ne pouvant plus résister à tout ce qu'il éprouvait, fut-il sur le point de tomber à ses pieds, de lui faire l'aveu de son amour, de ses combats, de son désespoir, de réclamer sa générosité, de lui rappeler le noeud sacré qui les unissait, et les serments qu'elle avait prononcés; de tout employer enfin pour obtenir d'elle de les confirmer et de se donner à l'époux qui l'adorait! La fuite seule pouvait alors le rappeler à lui-même: éloigné d'elle, la vertu, la délicatesse, l'amitié, reprenaient bientôt leur empire sur son âme.

Il relisait alors les trois lettres qu'il avait reçues d'elle, qui toutes exprimaient le même éloignement pour lui, celle surtout où elle lui parlait avec une si noble franchise, en lui avouant son désir de voir leurs noeuds brisés, et presque celui d'être libre de s'unir à Lindorf. Sans doute à présent elle s'immolerait à ses devoirs, à sa reconnaissance; mais il la voyait également languir et mourir de sa douleur; il voyait Lindorf se bannissant pour toujours de sa patrie, traînant dans des climats lointains sa malheureuse existence, privé de son amante et de son ami, sans consolation, sans espoir… Il frémissait alors; il détestait sa faiblesse, renouvelait mille fois le serment de la vaincre; et, craignant de s'exposer au danger d'y retomber, il se privait du bonheur de voir Caroline, qui, de son côté, s'affligeait à l'excès d'une conduite qu'elle regardait comme une preuve trop sûre d'indifférence.

Dans des moments de dépit et de désespoir, elle se confirmait dans l'idée de partir, de s'éloigner de lui pour toujours, de retourner à Rindaw. Elle prenait de nouveau la résolution la plus décidée de le lui demander, de l'exiger même absolument, s'il s'y opposait. Mais il sera loin de s'y opposer, reprenait-elle avec douleur; il saisira avec transport tout ce qui pourra l'éloigner, le séparer de Caroline. Nous séparer!… Quoi! je ne le verrai plus! je ne l'entendrai plus! L'instant où je quitterai ce château sera peut-être celui d'une séparation éternelle; et c'est moi qui le demanderai, qui prononcerai ce fatal arrêt! Non, jamais je n'en aurai la force; c'est bien assez de m'y soumettre lorsqu'il aura la cruauté de l'ordonner. Elle en vint cependant bientôt à le désirer, et son amitié pour la chanoinesse l'emporta sur la crainte de quitter son époux.

Le chambellan, ainsi qu'il en était convenu avec le comte, cherchait à préparer sa fille à la mort de son amie. Il supposa d'abord, dans ses premières lettres, qu'elle prenait des remèdes pour sa vue, et qu'ils la fatiguaient extrêmement. Il écrivit ensuite qu'il était décidé qu'elle l'avait perdue sans retour, et que cet arrêt l'affligeait au point d'être malade de chagrin.

De ce moment-là, Caroline aurait voulu voler auprès d'elle, la soigner, la consoler; mais elle était trop faible encore pour entreprendre le voyage. Elle lui écrivait, ainsi qu'à son père, les lettres les plus tendres, les plus touchantes, et se flattait, d'un courrier à l'autre, d'apprendre qu'elle était mieux.

Enfin les lettres du chambellan devinrent si alarmantes, il disait si positivement qu'il voyait madame de Rindaw dans le plus grand danger, qu'elle se décida à partir sur-le-champ, et fit prier le comte de passer chez elle. Il la trouva les yeux noyés de pleurs, et se douta bien de ce qui les faisait couler. — O monsieur le comte! lui dit-elle dès qu'il entra, voyez ce que m'écrit mon père; ma bonne maman est très-mal, plus mal peut-être encore qu'on ne me le dit. De grâce, ayez la bonté de donner les ordres les plus prompts pour mon départ; je veux aller tout de suite à Rindaw. O mon Dieu! combien je me reproche de n'être pas partie plus tôt. S'il était trop tard, si je ne retrouvais plus la meilleure des amies!…

Le comte fut bien aise que cette idée se présentât d'elle-même. L'émotion était donnée, il crut que c'était le moment de l'instruire; d'ailleurs son projet de partir à l'instant même rendait impossible un plus long déguisement. — Chère Caroline! lui dit-il en s'asseyant auprès d'elle, et lui prenant les mains, au nom du ciel! calmez-vous. Eh! quel reproche auriez-vous à vous faire? Sortie à peine vous-même de l'état le plus dangereux, pouviez-vous?….. — Ah! oui sans doute, oui je devais consacrer le retour de mes forces à celle qui m'a tenu lieu de la plus tendre mère. Oui, je sens tous mes torts; heureuse si je puis les réparer! Elle voulait se lever, se préparer à partir; le comte la retint encore.

— Un seul moment, Caroline, je vous en conjure, écoutez-moi; j'ai aussi reçu une lettre de votre père. — Ah! mon Dieu! reprit-elle en pâlissant et pressentant son malheur, une lettre à vous!…: expliquez-vous, de grâce. Que vous dit-il? me cache-t-on quelque chose?… O monsieur le comte… Et son coeur oppressé ne put résister plus longtemps à l'agitation qu'elle éprouvait; les sanglots lui coupèrent la voix. Le silence du comte, son air touché, attendri, quelques expressions vagues qui lui échappèrent enfin, confirmèrent ses soupçons. Elle se livra au désespoir le plus violent.

O mon Dieu! mon Dieu! répétait-elle en sanglotant, je le vois bien, je n'ai plus d'amie; je ne tiens plus à rien dans ce monde. Ma bonne maman n'existe plus; j'ai donc tout perdu! — Non, non, chère Caroline, il vous reste un ami, qui saura vous prouver combien il vous aime, et à quel point votre bonheur l'intéresse…

Caroline l'aimait trop elle-même cet ami, pour être longtemps insensible aux consolations qu'il s'efforçait de lui donner, et aux nouvelles preuves d'une tendresse dont elle n'osait plus se flatter. Ses larmes coulaient encore abondamment, mais avec moins d'amertume. Dans les plus violents chagrins, une âme sensible et passionnée éprouve même une sorte de douceur à s'affliger avec l'objet aimé, à recevoir les consolations de l'amour.

Elle pleurait; mais le comte pleurait avec elle, partageait ses sentiments et sa douleur, et leurs coeurs, dans ces moments de tristesse, étaient à l'unisson. Elle perdait la plus tendre des amies; mais l'instant où elle apprenait ce malheur était aussi celui qui lui rendait l'espoir d'être aimée de l'époux qu'elle adorait.

Dans ces premiers moments de désespoir, qui rendaient Caroline encore plus intéressante, le comte ne fut pas le maître de réprimer tout ce qu'elle lui faisait éprouver.

L'état où elle était demandait les soins et les consolations de l'amitié: il croyait ne pas aller au-delà, et ses expressions et ses regards exprimaient l'amour le plus tendre. Caroline, malgré son chagrin, entrevit enfin un heureux avenir, et s'affligeait seulement que son amie n'en fût pas le témoin.

Elle voulait des détails sur la mort, sur la maladie de la chanoinesse. Le comte, qui ne savait pas mentir, la renvoya au chambellan, qui devait bientôt revenir; mais, pour calmer ses remords sur ce qu'elle avait trop tardé à la rejoindre, il lui dit qu'elle avait perdu son amie depuis plusieurs jours, et dans un temps où elle ne pouvait lui être d'aucun secours. Dès que le chambellan sut que sa fille était instruite du fatal événement, il revint à Ronnebourg, et lui apprit qu'elle était seule héritière de son amie. Le testament était fait depuis qu'elle lui avait confié son mariage; et c'était à la comtesse de Walstein qu'elle donnait tous les biens. Elle laissait aussi quelque chose au comte, seulement pour lui prouver, disait-elle, combien son union avec Caroline lui faisait de plaisir. Elle lui recommandait, dans les termes les plus touchants, le bonheur de cette élève chérie, et à Caroline celui du meilleur des hommes.

La lecture de ce testament fit verser bien des larmes à Caroline, et le comte en fut aussi très-affecté: le chambellan seul le lisait avec satisfaction, et ne comprenait pas qu'une augmentation de fortune fût un sujet d'affliction. Hélas! Caroline ne voyait dans les bienfaits d'une amie aussi tendre, aussi généreuse, qu'un nouveau motif de la regretter. Le comte, déchiré par mille sentiments contraires, ne pouvait entendre parler d'une union et d'un bonheur auxquels il allait renoncer pour jamais.

A cet article, il se jeta aux genoux de Caroline. Oui, lui dit-il avec transport, oui, j'en fais le serment, Caroline, vous serez heureuse; vous le serez… Il ne put rien ajouter.

Caroline, émue à l'excès, le releva tendrement, et sentit plus que jamais que ce bonheur qu'il lui promettait dépendait de lui seul au monde et de ses sentiments pour elle. Peut-être s'ils eussent été seuls, lui eût-elle exprimé tous les siens; peut-être ce moment aurait-il amené une explication trop retardée; mais la présence du froid chambellan retint l'effusion de leurs coeurs. Il acheva tranquillement la lecture du testament, qui ne contenait plus que des legs pour ses gens et pour ses vassaux.

Le comte, ne pouvant plus soutenir son émotion ni les pleurs de Caroline, sortit, et alla se promener dans le parc, où son agitation le suivit. Il commençait à n'être plus d'accord avec lui-même, et à se demander quelquefois pourquoi il se condamnerait à un malheur éternel, pourquoi il céderait celle sur qui il avait tant de droits, et sans laquelle il ne pouvait supporter la vie. Elle commence, pensait-il, à s'accoutumer à moi; je viens même, je viens de voir dans ses yeux l'expression la plus tendre. Je sais bien que ce n'est, que ce ne peut être que celle de l'amitié, de l'estime, de la reconnaissance; mais dans une âme comme la sienne, ces sentiments ne peuvent-ils payer et remplacer l'amour? Me suis-je jamais flatté d'en inspirer d'autres? Ne m'accorde-t-elle pas au delà de ce que je pouvais espérer? Oui; mais si je sais, à n'en pas douter, qu'un autre est l'objet de son amour, que son coeur, que ses affections les plus tendres appartiennent à Lindorf…

Hélas! savait-il seulement si Lindorf existait encore; s'il n'avait pas été la victime de cette passion que le comte comprenait trop bien pour ne pas tout craindre de ses effets? Peut-être Lindorf a-t-il succombé à sa douleur; et les larmes de Caroline, ces larmes qui déchirent déjà le coeur du comte, ne sont que le prélude de celles qu'elle répandra encore. Il frémit d'avoir à lui apprendre peut-être la mort de celui qu'elle aime, d'en être regardé par elle comme la cause, de perdre lui-même l'ami de son coeur. Le silence de Lindorf, après le billet qu'il devait avoir reçu, lui paraît la preuve certaine de ce qu'il craint.

Ces différentes idées le tourmentaient au point d'égarer presque sa raison. Il succombait sous le poids des sentiments qui l'agitaient et qui se succédaient les uns aux autres; tantôt désirant ardemment le retour de Lindorf, tantôt le redoutant plus que la mort; craignant également ou de le voir arriver, ou d'apprendre qu'il n'existait plus… Il passa quelques jours dans cet état de trouble et d'anxiété. Cet homme, jusqu'alors si sage, si philosophe, si maître de lui-même, connaît enfin tout l'empire des passions et ressent leur tyrannique pouvoir. Il en est effrayé, jure de nouveau de n'y pas céder, et de se sacrifier sans balancer, s'il en est temps encore, au bonheur de ceux qu'il aime.

{Ici s'achevait le second volume de l'édition de 1786}

Le comte fut enfin délivré de ses plus cruelles inquiétudes: il reçut une lettre de Varner, ce valet de chambre de Lindorf, auquel il avait remis ce billet si pressant qui devait hâter son retour.

L'honnête Varner écrivait à son excellence de ne pas s'inquiéter s'il ne recevait point encore la réponse à ce billet. Arrivé à Hambourg, il n'y avait plus trouvé son maître, qui s'était embarqué pour l'Angleterre avec un gentilhomme saxon; et lui Varner, retenu depuis trois semaines à Hambourg par les vents contraires, n'avait pu ni rejoindre son maître, qui l'attendait à Londres, ni lui remettre par conséquent la lettre dont le comte l'avait chargé.

Le comte eut le plus grand plaisir d'apprendre que Lindorf vivait encore et sans doute se portait bien; mais ce ne fut pas le seul qu'il éprouva. Son ami n'avait pas reçu son billet; le moment de son retour était donc différé, et ce petit retard, qui éloignait le moment de quitter Caroline, de la céder, de se séparer d'elle pour jamais, lui parut alors le comble du bonheur. Il se hâta de la rejoindre pour ne rien perdre de ce temps si précieux: elle était avec son père.

Mon cher comte, lui dit le chambellan dès qu'il entra, voilà ma fille qui désire vivement de quitter ce château et qui n'ose vous en parler. Pour moi, je ne vois pas ce qui vous y retiendrait plus longtemps, à présent que la comtesse est assez bien remise pour soutenir le voyage. Le roi pourrait blâmer une plus longue absence; il m'a chargé de hâter votre retour à Berlin, et cela d'un ton qui ne permet plus de délai; quant à moi, je ne puis différer plus longtemps; ma présence est absolument nécessaire à la cour: ainsi, mon gendre, je vous conseille de donner vos ordres en conséquence, nous partirons incessamment.

Le comte ne répondit rien. Il regarda fixement Caroline, comme pour démêler dans sa physionomie si son désir de quitter Ronnebourg était sincère. Elle rougissait, baissait les yeux, et semblait le confirmer par son silence.

On ne peut exprimer l'embarras du comte. Il n'ignorait pas en effet combien le roi désirait de le voir. Au retour de son ambassade, il ne s'était arrêté que vingt-quatre heures à Berlin, et n'avait eu qu'une courte entrevue avec Sa Majesté. C'était uniquement à son amitié qu'il avait dû la permission de s'absenter aussi longtemps; et fréquemment des courriers lui apportaient les lettres les plus pressantes d'un roi, ou plutôt d'un ami qui le réclamait. Il savait aussi que son mariage avec Caroline était alors connu généralement; le chambellan, qui gémissait depuis si longtemps de l'obligation de le tenir secret, l'avait communiqué à tout le monde depuis sa fille était à Ronnebourg. Le roi lui-même, les sachant réunis, l'avait hautement déclaré; il n'était plus possible d'en faire un mystère: et comment, avec les intentions actuelles du comte, pouvait-il amener à Berlin la comtesse de Walstein, la présenter à la cour et dans le monde sous un titre qu'elle devait bientôt quitter?

Il sentit alors combien le retard de son billet à Lindorf dérangeait ses projets. Il n'était donc plus possible de se refuser aux sollicitations d'un roi qui n'avait fait encore que demander son retour, mais qui pouvait l'ordonner d'un moment à l'autre. Il ne pouvait penser à laisser Caroline seule à Ronnebourg, encore moins à Rindaw, où tout nourrirait sa douleur et ses regrets.

Il réfléchissait au parti qu'il devait prendre, lorsque Caroline, pressée par son père de confirmer son désir de partir, dit à demi-voix qu'elle suivrait avec plaisir M. le comte à Berlin; mais qu'elle espérait de sa bonté, de celle du roi, qu'on la dispenserait quelque temps encore de paraître à la cour, de voir le monde, et qu'on la laisserait passer tout le temps de son deuil dans la retraite.

Le comte saisit avidement cette idée. La convalescence, le deuil profond de Caroline, qu'elle portait avec raison comme pour une mère, étaient en effet d'excellents prétextes pour ne point sortir de chez elle et n'y recevoir personne pendant les premiers mois de son séjour à Berlin; et probablement son sort se déciderait en moins de temps. En attendant, elle serait à peu près ignorée dans l'hôtel de Walstein; elle n'y verrait que son père et lui-même, et ce fut peut-être ce qui le détermina le plus promptement. Tout lui parut facile, pourvu qu'il ne la quittât point, qu'il ne s'éloignât d'elle que lorsqu'il y serait obligé.

Le plus sage des hommes n'est plus qu'un homme dès qu'il est amoureux. Le comte ne trouva donc aucun obstacle. Caroline serait chez lui; il la verrait du matin au soir; et quoiqu'il la destinât toujours à celui qu'il croyait aimé, quoiqu'il fût bien décidé à cacher avec soin ses sentiments, il ne put se refuser ce bonheur, qui levait d'ailleurs toutes les difficultés pour le séjour actuel de Caroline.

Le jour du départ fut donc fixé, et la tendre Caroline le vit arriver avec transport. Elle ne pouvait plus supporter d'habiter le château de Lindorf. Son sort était décidé pour jamais; elle allait passer sa vie avec un époux adoré, et se promettait bien d'effacer, par l'excès de sa tendresse, un caprice, une erreur que son coeur désavouait et qu'elle ne pouvait se pardonner. Le comte, attentif à tous ses mouvements, s'aperçut bien qu'elle partait avec plaisir; mais il en fit honneur à sa vertu et au désir qu'elle avait d'éviter désormais tout ce qui pouvait lui rappeler Lindorf. Son estime et par conséquent son attachement pour elle en redoublèrent; mais il n'en fut que plus confirmé dans le projet de la dédommager des sacrifices qu'elle s'imposait.

Les voilà donc arrivés à Berlin. Ils descendent à cet hôtel de Walstein, que Caroline avait si fort redouté. Elle y entre à présent avec une douce émotion, qui lui paraît le prélude du bonheur dont elle va jouir. Le souvenir de ce qui se passa le jour de son mariage, de l'éloignement qu'elle témoigna à cet époux qu'elle adore actuellement; un mélange de crainte et d'espérance sur les sentiments du comte, un triste retour sur la mort de son amie, qu'elle aurait voulu avoir pour témoin de son bonheur; tout enfin contribua à l'augmenter, cette émotion qu'elle ne put cacher, et qui fit couler ses larmes. Le comte les vit, il en fut pénétré. De ce moment-là il aurait voulu la rassurer, lui confier ce qu'il méditait pour son bonheur, mais on sait les motifs qui le retenaient: il ne voulait pas lui promettre un bonheur incertain, ni même avoir à combattre sa délicatesse et sa générosité; et comment prononcer lui-même: Je veux renoncer à vous, vous céder à un autre? Ce mot eût expiré sur lèvres, et jamais il n'aurait pu le prononcer.

Le chambellan soupa avec eux, et se retira fort content d'avoir enfin installé sa fille dans l'hôtel de Walstein. Dès qu'il fut parti, le comte mena Caroline dans l'appartement qui lui était destiné depuis longtemps. A l'époque de son mariage, et lorsqu'il était loin de prévoir qu'il allait se séparer de sa jeune épouse, il l'avait fait arranger avec tout le goût et toute la magnificence possibles, et toujours il avait conservé l'espoir qu'elle viendrait l'occuper. Il était enfin réalisé cet espoir; mais de quelle manière! et dans quel moment! et combien alors il dut regretter le temps où il espérait encore!…

Voici, chère Caroline, lui dit-il en y entrant avec elle, un appartement où depuis longtemps vous êtes attendue. Caroline, qui crut voir un reproche dans ce peu de mots, baissa les yeux en rougissant et pâlissant tour à tour. Le comte, l'attribuant à un autre motif, se hâta de la rassurer. Vous y serez souveraine absolue, ajouta-t-il en lui baisant respectueusement la main, et votre ami n'entrera chez vous que lorsque vous le lui permettrez. Il se hâta de sortir. Un moment de plus, et peut-être il eût oublié ses serments et Lindorf. Amitié! s'écria-t-il en rentrant chez lui, soutiens mon courage! Caroline adorée, Caroline, Lindorf, mon ami, dites, répétez-moi que vous ne pouvez être heureux l'un sans l'autre!… Et la nuit se passa tout entière à gémir sur son sort, sur le cruel sacrifice que la vertu, ses principes, l'amitié, l'amour même, exigeaient de lui.

Caroline fut plus tranquille; mais elle dormit peu et réfléchit beaucoup.

Quoique son innocence l'empêchât de sentir tout ce que la conduite du comte avait de singulier, elle ne pouvait ignorer cependant qu'il avait le droit de partager son appartement, et elle croyait avoir trop de torts avec lui pour ne pas attribuer au ressentiment le soin qu'il paraissait prendre de s'éloigner d'elle.

Les jours suivants durent la confirmer dans cette idée. Le comte, redoutant une épreuve à laquelle il avait failli à succomber, non-seulement n'accompagnait plus Caroline dans son appartement, mais recommença comme il avait fait à Ronnebourg, avant qu'elle sût la mort de son amie, à éviter autant qu'il le pouvait, à n'entrer chez elle que lorsqu'elle avait son père et ses femmes; et dans ces moments même, il avait un air si contraint, si malheureux; il paraissait si fort redouter de la regarder, de s'approcher d'elle, qu'elle ne douta plus de son indifférence, peut-être même de sa haine.

Cette conduite, loin de l'irriter, la toucha sensiblement. Elle n'en accusait qu'elle-même et ses caprices passés. Peut-être il voulait la punir, et il en avait bien le droit; ou plutôt cet injuste éloignement qu'elle lui avait marqué si longtemps l'avait enfin révolté tout à fait contre elle. Mais les soins si tendres si soutenus du comte pendant sa maladie et dans les premiers moments de son affliction? Elle ne les attribuait plus qu'à cette générosité qui lui était naturelle, qu'à cette pitié que tout être souffrant excite dans un coeur bon et sensible; mais elle voit trop bien à présent qu'il déteste ses liens, qu'il gémit de la fatalité qui les a rapprochés. Elle se rappelle son projet d'absence et ne doute pas qu'il ne pense à l'exécuter; elle eut même un moment l'idée de le prévenir, de retourner à sa terre de Rindaw, de lui rendre, en s'éloignant de lui et de la cour, une liberté qu'elle croyait qu'il désirait avec ardeur.

Cette résolution cependant lui paraissait bien plus difficile à exécuter que lorsqu'elle lui écrivit de Rindaw qu'elle voulait y passer sa vie. Elle aime à présent; elle aime avec passion, et jamais elle n'aurait la force de s'éloigner volontairement de l'objet de toute sa tendresse: aussi ce projet fut-il aussitôt évanoui que formé. Elle y fit succéder celui de s'efforcer, par tous les moyens possibles, d'obtenir le coeur de son époux, et de lui faire oublier ses torts.

Son courage se ranima. Il est si bon, si sensible, si généreux! disait-elle en elle-même. Quand il verra combien je l'aime, pourra-t-il me refuser sa tendresse, et ne m'accordera-t-il pas au moins son amitié? Elle s'abandonne à ce doux espoir; sa confiance renaît, et dès ce moment elle mit autant de soins à rechercher le comte qu'il en mettait à l'éviter.

Il s'aperçut de ce nouvel empressement; mais il était trop loin d'imaginer qu'il pût être aimé, pour l'attribuer à l'amour. Plus les attentions et les prévenances de Caroline étaient marquées, plus elle lui paraissaient la suite d'un système de reconnaissance et de devoir que cette âme sensible et vertueuse s'était imposé.

Caroline, jeune, timide, éprouvant un sentiment qu'elle ne croyait point partagé, se reprochant et s'exagérant même ses torts passés, craignant de déplaire, par trop d'empressement, à un époux prévenu contre elle, avait souvent un air de contrainte, qui persuada toujours de plus en plus au comte qu'elle en faisait une continuelle à son coeur.

Souvent, dépitée du peu de succès de ses soins, elle se laissait aller à la tristesse la plus profonde, se renfermait chez elle, versait des larmes dont il apercevait les traces, et qui le confirmaient dans l'idée qu'elle se sacrifiait à un pénible devoir, et gémissait d'être séparée sans retour de celui qu'elle aimait.

Il l'attendait d'un jour à l'autre cet ami auquel il destinait un si grand bonheur, et ne comprenait rien à son retard. Outre le billet remis à Varner, il lui avait écrit les premiers jours de son arrivée à Berlin; et sa lettre, adressée et recommandée au banquier de Lindorf, à Hambourg, devait lui être parvenue, s'il n'était pas déjà en chemin.

Elle était plus pressante encore que la précédente. Sans s'expliquer clairement, il se servait des motifs les plus forts pour hâter son retour.

"Son propre bonheur, lui disait-il, et celui de tout ce qu'il aimait au monde, en dépendaient. Si ce n'était pas assez de le prier, de le conjurer d'arriver au plus tôt, il l'exigeait absolument de lui… Rappelez-vous, cher Lindorf, combien de fois vous m'avez donné le droit de disposer de votre sort: eh bien! je le réclame aujourd'hui ce droit que je tiens de votre amitié et peut-être d'une reconnaissance trop exaltée. Mais n'importe, je veux vous rappeler à présent tout ce que vous croyez me devoir, pour vous dire qu'il ne tient qu'à vous non-seulement de vous acquitter, mais de mettre en un instant toutes les obligations de mon côté. Je n'ai qu'un mot à ajouter: si dans un mois, au plus tard, je n'ai pas le plaisir de vous embrasser chez moi, à Berlin, vous me mettrez dans le cas de douter d'un attachement que je crois mériter, et de penser que je n'ai plus d'ami."

Cette lettre, si forte, si pressante, était restée sans réponse; il devait croire et croyait en effet que Lindorf était parti d'abord après l'avoir reçue, et ne tarderait pas à arriver.

Quoique ce moment dût être l'époque d'une séparation à laquelle il ne pouvait penser sans frémir, il l'attendait avec une sorte d'impatience, fondée sur celle d'assurer le bonheur de Caroline, et même d'être délivré de cette incertitude qui laisse errer l'âme sur des illusions qu'un instant détruit, et auxquelles le malheur même est préférable.

Eh! comment aurait-il pu se défendre de ces douces illusions? Elles devenaient chaque jour plus séduisantes, plus dangereuses: il fallait toute la modestie et toute la prévention du comte, et la lecture continuelle des lettres que Caroline lui avait écrites, pour ne pas s'apercevoir de leur réalité. Loin de se rebuter, elle était toujours plus tendre, toujours plus empressée. Il s'agissait du bonheur de sa vie: pouvait-elle marquer trop d'attachement à cet époux qu'elle avait blessé si longtemps par une injuste répugnance, auquel son coeur avait fait une infidélité? Combien de torts avait-elle à réparer, à faire oublier! Bannissant enfin toute défiance, osant tout espérer de sa tendresse et de sa persévérance, elle employait, pour le rapprocher d'elle, pour l'attacher à elle, mille petites moyens dont l'amour seul est susceptible, et auquel il sait donner tant de force.

Le comte aimait la musique avec passion: elle la cultiva avec plus de soin. Souvent elle lui demandait de l'accompagner sur la flûte ou le violoncelle, dont il jouait également bien; elle lui chantait, avec toute l'expression du sentiment, les airs les plus touchants, les plus propres à faire impression sur une âme aussi passionnée que celle du comte.

Il avait du goût et des dispositions pour le dessin; mais ses occupations l'avaient empêché de faire des progrès. Caroline, au contraire, élevée dans la retraite, s'était appliquée avec beaucoup de succès à cet art charmant, qui fait qu'on peut se suffire à soi-même; qui, malgré l'hiver, les frimas, la solitude, nous retrace les beautés de la nature, les scènes champêtres, et fixe sur la toile ces belles fleurs qu'un instant voit mourir. Elle réussissait particulièrement aux fleurs et aux paysages; c'était aussi le genre que le comte préférait. Elle s'offrit à lui donner des leçons, à le perfectionner, à diriger ses essais: en échange, elle le priait à son tour de diriger ses lectures, et les études qu'elle désirait de faire sur plusieurs objets, trop souvent négligés dans l'éducation des femmes.

Quelquefois, pendant qu'il dessinait auprès d'elle, elle lui faisait une lecture. Son habitude de lire à haute voix à sa bonne maman avait exercé ce talent, qu'elle possédait au suprême degré. Lorsqu'elle était fatiguée, le comte lisait à son tour; et, pendant qu'elle l'écoutait avec l'intérêt le plus marqué, ses mains adroites serraient des noeuds, ou nuançaient des soies pour une bourse, une veste, un porte-feuille, etc., qu'elle lui destinait. Toujours occupée de lui et des moyens de lui plaire, toutes ses actions étaient relatives à cet unique objet: elle semblait n'exister que pour lui. A chaque instant elle trouvait des prétextes pour passer dans son appartement ou pour l'attirer dans le sien; et quoiqu'elle ne vît et ne voulût voir que lui seul et le chambellan, qui soupait chez eux presque tous les soirs, elle n'avait jamais l'air d'éprouver un moment d'ennui; au contraire, elle se refusait aux sollicitations de son père pour se faire présenter à la cour, paraissait désirer de prolonger sa retraite, et disait, en regardant le comte avec timidité, qu'elle n'avait jamais été plus heureuse.

Malgré tant de preuves d'un amour qu'elle ne cherchait point à dissimuler, le comte résistait encore aux charmes dont il était environné, et au doux espoir qui s'insinuait dans son coeur. Il le repoussait avec effroi, et tremblait de s'y livrer. Combien de fois il s'arracha d'auprès d'elle avec un effort douloureux!

Non, disait-il, non, c'est impossible, je ne puis être aimé. Cette âme aimante et sensible, cette femme adorable sait donner à l'amitié…, que dis-je? peut-être à la simple reconnaissance l'expression même de l'amour: ou c'est le souvenir de son cher Lindorf qui l'anime. Sans doute c'est à lui qu'elle adresse secrètement ces attentions si touchantes, ces mots si tendres, ces regards si doux, dont je ne puis être l'objet. Ne sais-je pas qu'elle aime Lindorf, qu'elle doit l'aimer?… Cependant, s'il était vrai?… si c'était moi?… si cette cruelle résolution qui me tue me rendait le plus ingrat des hommes?… si cette félicité suprême que j'ose réserver à un autre m'était destinée par son coeur? si ce coeur était à moi? Ah! Caroline, Caroline!… Mais puis-je chercher à le pénétrer ce coeur sans la faire lire dans le mien, sans lui découvrir le feu qui me dévore? Et ne sais-je pas alors que le devoir, la compassion, la générosité dicteraient sa réponse? Ne me prouve-t-elle pas qu'elle peut tout sur elle-même, et qu'elle est prête à sacrifier, sans balancer, tous les sentiments de son coeur?

Ainsi le comte, tourmenté, combattu entre la crainte et l'espoir, faisait en même temps son supplice et celui de la tendre Caroline. Une situation aussi violente ne pouvait durer longtemps. Lindorf n'arrivait point, et le comte ne trouvait plus ni dans son amitié ni dans sa délicatesse la force de résister à sa passion, lorsque tout l'assurait qu'elle était partagée.

Un soir, le chambellan fut retenu à la cour; le comte soupa tête à tête avec Caroline. Plus tendre, plus séduisante encore qu'à l'ordinaire, si elle ne disait pas je vous aime, il n'était du moins plus possible de s'y méprendre. L'émotion, le trouble du comte, augmentaient à chaque instant; il eut cependant encore la force de se dérober, par la fuite, au danger de se trahir, de la quitter en sortant de table; mais ce fut le dernier effort de sa raison.

Rentré chez lui, il réfléchit sur sa position, sur son amour, sur ses droits, sur la conduite de Caroline. — Non, disait-il, non, ce n'est point une illusion, je suis aimé, je ne puis plus en douter. Si je touche sa main, je la sens trembler dans la mienne; elle la serre doucement, comme pour me retenir auprès d'elle. Quand je la quitte, ses yeux me suivent tristement: ce soir même, oui, j'ai cru le voir, ils se sont mouillés de quelques larmes. L'expression du sentiment le plus tendre animait tous ses traits; et j'ai pu m'éloigner! et je ne suis pas tombé à ses pieds! je ne lui ai pas dit que je l'adore! je n'ai pas tout tenté pour l'engager à me confirmer mon bonheur et cet amour dont tout m'assure!….

Cette idée ne s'était jamais présentée à lui avec autant de force et de certitude. Elle l'enflamme au point que, n'écoutant plus que cet espoir qui le séduit, il se décide à retourner auprès d'elle, à lui faire l'aveu de son amour, à obtenir d'elle celui dont il se croit certain. Ses serments, sa résolution, ses projets, tout disparaît, tout s'anéantit; il oublie que Lindorf existe; il ne voit plus que Caroline, sa Caroline qui est à lui, unie avec lui, dont il est aimé, et qu'aucun mortel sur la terre n'a le droit de lui disputer.

Il est déjà dans son appartement: il ne la voit pas encore; mais il entend les sons de sa voix touchante et de sa guitare. Il s'approche, sans faire de bruit, d'une porte vitrée qui le séparait d'elle, et qui n'était pas même entièrement fermée: elle conduisait dans un petit cabinet charmant, que Caroline aimait de préférence. Elle s'y retirait quand elle voulait être seule et tranquille; et tous les soirs elle y passait une demi-heure, avant de se coucher, à lire ou à faire de la musique. Ce soir-là elle chantait devant son feu, déshabillée à demi, penchée sur un fauteuil, en s'accompagnant faiblement de sa guitare. L'air qu'elle chantait était doux et triste; il paraissait l'affecter beaucoup. De temps en temps elle s'interrompait, passait sa main ou son mouchoir sur ses yeux, et recommençait avec une voix plus altérée.

Le comte croyait connaître tous les airs qu'elle savait et qu'elle aimait; et celui-ci était nouveau pour lui. Il prête l'oreille, s'efforce d'entendre les paroles; elle chantait si bas, qu'il ne saisit d'abord que quelques mots. Celui de Caroline, qui finissait une ligne, le frappa. Il écoute avec plus d'attention encore; enfin il parvient à entendre ces quatre vers qui terminaient un couplet:

Mais puis-je me flatter encore?

Non, l'espoir s'éteint dans mon coeur.

Toi qui me fuis, toi que j'adore,

Où veux-tu chercher le bonheur?

L'expression et l'attendrissement marqués avec lequel elle chantait prouvaient assez qu'elle pensait à quelqu'un; mais était-ce à lui? était-ce à Lindorf? Le doute, la défiance, rentrent dans son coeur. Il écoute, il regarde, et bientôt il n'a plus même le triste bonheur de douter.

Caroline avait posé sa guitare sur ses genoux, et détachait de son cou une légère chaîne d'or qu'elle portait toujours, et que le comte avait prise jusqu'alors pour un simple ornement. Il voit avec surprise qu'il servait à suspendre un portrait caché dans son sein. Trop éloigné pour en distinguer les traits, il put voir cependant, quand elle l'approcha de la lumière, que c'était celui d'un homme avec l'uniforme des gardes: c'est donc celui de Lindorf.

D'abord Caroline le regarde avec attention; puis elle le presse contre son coeur, contre ses lèvres, avec un mouvement passionné; des larmes coulent sur ses joues: il en tombe une sur le portrait; elle l'essuie avec précaution, le regarde encore en soupirant, le pose sur la table à côté d'elle, reprend sa guitare, et chante sur le même air ce couplet, que le comte entendit distinctement:

Tu deviendras mon bien suprême,

O le plus chéri des portraits!

Tiens-moi lieu de celui que j'aime;

Viens du moins me rendre ses traits.

Mais puis-je m'abuser encore?

J'ai ses traits, je n'ai plus son coeur.

Toi qui me fuis, toi que j'adore,

Où veux-tu chercher le bonheur?

Quand elle l'eut fini, elle reprit son portrait, lui donna encore un baiser, le rattacha autour de son cou, en disant, avec un petit mouvement de tendresse mêlée de dépit: "Pour toi, tu ne me quitteras jamais;" et, prenant sa lumière, elle passa dans sa chambre à coucher, après avoir sonné ses femmes, sans regarder même du côté de la porte vitrée.

Le bruit qu'elle fit en sortant, l'obscurité où elle laissa le comte, le tirèrent de l'espèce d'anéantissement dans lequel il était plongé. Ce moment était affreux pour lui; il détruisait les douces espérances qu'il avait osé former; il lui enlevait sans retour toute idée de bonheur; il le replongeait dans le néant à l'instant où il croyait jouir de la félicité suprême. Toujours généreux cependant, même au comble du désespoir, son premier mouvement, lorsqu'il fut un peu revenu à lui-même, fut de pénétrer également auprès de Caroline, non plus pour lui parler de lui, mais pour lui assurer qu'elle allait revoir Lindorf, être libre de s'unir avec celui qu'elle aimait; mais ses femmes entrèrent chez elle, et l'empêchèrent d'exécuter ce projet. Il sentit bientôt qu'il serait au-dessus de ses forces de la revoir, de lui parler, de lui dire qu'il allait la quitter pour toujours; ce moment eût été le dernier de sa vie, ou peut-être, s'il l'avait revue, loin de la céder à celui qu'elle aime, il aurait eu, dans son délire, la cruauté d'en exiger le sacrifice.

Non, il ne la reverra point; il ne peut, il ne doit pas la revoir. Il trouvera dans sa vertu le courage de la fuir, de lui rendre sa liberté; mais il n'a pas celui de lui faire un éternel adieu, de résister à un seul de ses regards, dont il n'avait que trop éprouvé le danger. Il rentra donc chez lui, et passa quelques heures dans l'agitation la plus cruelle, ne sachant à quel parti s'arrêter, ni qui l'emporterait de l'amour ou de la générosité, de lui-même ou de Lindorf.

Il écrivit dix lettres à Caroline. Dans l'une il réclamait ses droits, et s'efforçait de l'attendrir en sa faveur; un instant après, détestant cette tyrannie, il la déchirait et en recommençait une nouvelle, où il lui faisait un éternel adieu sans lui parler de ses sentiments. Quoi! disait-il en la déchirant encore, elle ne saurait pas même que je l'adore, et je mourrais loin d'elle sans exciter seulement sa pitié! Alors il peignait sa passion en traits de feu; il lui répétait combien le sacrifice qu'il faisait était affreux pour lui. Sentant ensuite à quel point cette idée empoisonnerait son bonheur, il tâchait d'écrire une lettre plus modérée et n'y pouvait réussir; cependant, à force d'exhaler sur le papier les différents sentiments qui l'agitaient, il se calma assez pour prendre une résolution ferme et décidée.

Ce fut celle d'aller, dès le matin, au lever du roi, que l'aurore ne trouvait jamais dans son lit, et chez qui il pouvait entrer à toute heure, d'obtenir de lui, sans différer, la cassation de son mariage, de l'envoyer de suite à Caroline, et de partir de Potsdam pour sa terre de Walstein, d'où il prendrait des arrangements pour un plus long voyage.

Plus il réfléchit à sa position actuelle, à la passion dont il est tourmenté, à celle qu'il suppose à Caroline, plus il persiste dans ce projet. Il en vient même à regretter de ne l'avoir pas exécuté dès son arrivée à Berlin, et de s'être laissé entraîner au plaisir de vivre avec Caroline. Depuis longtemps, pensait-il, elle serait heureuse et tranquille, et j'aurais peut-être été moins malheureux. Je n'aurais pas connu ce charme enchanteur répandu dans ses moindres actions, cette amitié si séduisante, si dangereuse, que j'osais prendre pour de l'amour, et qui pourrait m'en tenir lieu si j'ignorais qu'elle aime ailleurs et qu'elle gémit en secret. Elle gémit, elle… Caroline, celle pour qui je donnerais mille vies; et j'hésite à lui sacrifier mon bonheur!

Cette idée lui rendit tout son courage; il lui écrivit ou plutôt il commença la lettre qu'il voulait achever lorsqu'il aurait obtenir le divorce.

Il écrivit ensuite au chambellan pour motiver cet événement de manière qu'il ne pût l'imputer à sa fille ni à Lindorf, qui devait naturellement arriver au premier jour. Il mit ces lettres dans son portefeuille, et prit avec son valet de chambre tous les arrangements nécessaires pour son voyage.

Comme il ne comptait pas revenir à Berlin, il passa le reste de la nuit à mettre en ordre différents papiers et plusieurs choses qu'il voulait emporter avec lui. Dès que le jour parut, il partit pour Potsdam, où le roi était alors, et lui demanda une audience secrète.

Que faisait alors la pauvre Caroline? Elle sortait d'un doux sommeil qui avait calmé ses chagrins de la veille, et s'impatientait déjà revoir ce cher et cruel époux qui la fuyait, et qu'elle avait toujours espéré de ramener à force de persévérance. Depuis quelque temps même, elle se flattait d'y avoir réussi, et ne trouvait presque plus rien d'extraordinaire dans sa conduite. Il paraissait se plaire avec elle; il la quittait peu dans la journée; il avait pour elle ces attentions, ces petits soins qui n'appartiennent qu'à l'amour. Souvent elle remarqua les regards passionnés qu'il jetait sur elle; une fois, elle le surprit baisant avec ardeur une natte de ses cheveux qu'il lui avait demandée. Que fallait-il de plus à Caroline? Elevée dans la plus parfaite innocence, n'ayant jamais eu de liaison ni de conversations qu'avec la chaste chanoinesse, n'ayant lu que des livres qu'elle lui donnait, elle était heureuse de voir son époux, de l'entendre, de savoir qu'elle était aimée, de passer sa vie auprès de lui; et quand il la quittait le soir, le seul chagrin d'être séparée de lui jusqu'au lendemain faisait couler ses larmes; c'étaient aussi les seuls moments où elle doutait de sa tendresse. Car enfin, disait-elle, il ne tenait qu'à lui de rester; nous aurions encore un peu causé, un peu lu, un peu fait de musique, et demain, à mon réveil, j'aurais eu le plaisir de le voir tout de suite. Ne pouvait-il pas dormir dans ma chambre tout comme dans la sienne? Ah! si j'osais le lui dire! Mais sans doute il n'aime pas autant à être avec moi que j'aime à être avec lui. — Alors ses pleurs coulaient sans qu'elle sût pourquoi; elle regardait son petit portrait, le baisait, lui disait ce qu'elle n'osait dire à l'original, le remettait dans son sein, allait se coucher avec lui; et le lendemain, en revoyant le comte, elle ne pensait plus qu'au plaisir de le voir.

C'était à peu près là son histoire de tous les soirs; mais la veille, elle avait été plus émue qu'à l'ordinaire et par la présence du comte et par son trouble, et surtout par cette prompte retraite à laquelle elle ne s'était pas attendue. Pour la première fois, elle pensa qu'il y avait quelque chose de bien singulier dans la conduite de son époux. Tant d'inégalités, de contrariétés, devaient enfin la frapper. Est-elle aimée? ne l'est-elle pas? Elle cherche à se rappeler tout ce qui peut l'éclairer sur les sentiments du comte, tout ce qui s'est passé depuis son arrivée à Ronnebourg. Une romance qu'elle y avait composée dans le temps où il l'évitait, où elle s'était crue haïe de lui, lui revient dans l'esprit et l'attendrit; elle la chante, et son attendrissement redouble.

C'est dans ce moment que le comte l'avait surprise, et malheureusement à la fin de la romance. La voici telle qu'elle était.

ROMANCE.

  Un jour pur éclairait mon âme,
  J'unissais l'amour au devoir;
  J'osais me livrer à ma flamme,
  M'enivrer du plus doux espoir.
  Mais puis-je m'abuser encore?
  Cet espoir s'éteint dans mon coeur.
  Toi qui me fuis, toi que j'adore,
  Où veux-tu chercher le bonheur?

  Quand tes soins me rendaient la vie,
  Je crus les devoir à l'amour;
  Je me disais: Je suis chérie,
  Je saurai l'être plus d'un jour.
  Mais puis-je me flatter encore?
  Non, l'espoir s'éteint dans mon coeur.
  Cruel époux! toi que j'adore,
  Où veux-tu chercher le bonheur?

  Quel sort ta rigueur me destine!
  Que ne me laissais-tu mourir?
  Si tu n'aimes plus Caroline,
  C'est là son unique désir.
  Mais puis-je m'abuser encore?
  Non, l'espoir s'éteint dans mon coeur.
  Toi qui me fuis, toi que j'adore,
  Où veux-tu chercher le bonheur?

  Tu deviendras mon bien suprême,
  O le plus chéri des portraits!
  Tiens-moi lieu de celui que j'aime,
  Viens du moins me rendre ses traits.
  Mais puis-je m'abuser encore?
  J'ai ses traits, je n'ai plus son coeur.
  Toi qui me fuis, toi que j'adore,
  Où veux-tu chercher le bonheur?

S'il eût entendu les premiers couplets, il aurait su qu'il en était l'objet; mais celui qu'elle chantait alors, ce portrait , les mots qu'elle lui adressa, tout enfin le jeta dans l'erreur, et lui persuada que ce ne pouvait être que Lindorf.

Pour Caroline, après chanté, pleuré et baisé sa miniature, elle se mit dans son lit plus calme et plus tranquille. Il m'aime, pensa-t-elle, cela n'est pas douteux; mais sans doute il ne se croit pas aimé. Il se rappelle cette répugnance que je lui témoignai si durement le jour de notre mariage; peut-être pense-t-il qu'elle existe encore. Oh! comme je le détromperai! comme je vais le faire lire dans mon coeur, lui prouver que ce coeur est bien changé! Dès demain, il saura positivement qu'il est tout à lui; je lui dirai tout le jour que je l'aime, que je l'adore, et nous verrons le soir s'il me quittera d'abord après souper.

Cette résolution la tranquillisa tout à fait. Elle s'endormit paisiblement, fit les songes les plus agréables, se réveilla avec la joie la plus pure, et persista plus que jamais dans son projet de la veille. Elle ne trouve plus dans son coeur ni crainte ni défiance d'elle-même. Son époux l'aime, elle en est sûre: ses doutes et le souvenir du passé lui donnent encore cette réserve qu'elle ne peut plus supporter et qu'un mot va détruire. Elle va lui dire, lui répéter mille fois qu'il est l'unique objet de sa tendresse, de tous les sentiments de son coeur; et ce coeur si naïf et si tendre ne peut contenir ses transports en pensant qu'elle n'aura plus de secrets pour cet homme adoré, pour cet ami généreux, à qui elle doit une vie qu'elle veut consacrer à son bonheur.

Caroline était timide comme on l'est à dix-sept ans, quand on a toujours vécu dans la retraite; le comte surtout lui imposait, sans quoi elle n'eût pas attendu jusqu'alors à lui parler clairement. A présent même qu'elle y est décidée, elle ne sait comment s'y prendre, et plus le moment approche, plus son émotion et son embarras redoublent. Oh! combien elle regrettait sa bonne maman! Depuis longtemps elle eût été l'interprète et le garant de ses sentiments. Comment les dévoiler elle-même?

Si elle écrivait? Elle essaya; mais elle était trop émue, trop agitée; sa main tremblait; elle ne trouvait aucune expression; elle ne pouvait former un seul mot. Non, dit-elle, j'aime mieux aller chez lui; je me jetterai dans ses bras; je lui dirai…, je ne lui dirai rien; mais il entendra mon silence; il saura bien lire dans le coeur de sa Caroline; il me rassurera, il me pardonnera. Plus de doutes, plus de défiance, plus de réserve; il sera tout pour moi, et moi tout pour lui, et je vais être la plus heureuse des femmes.

Elle s'enflamme de cette idée, baise son petit portrait pour animer encore son courage, et vole dans l'appartement du plus aimé des époux. Elle entre…, il n'y est plus! il ne paraît pas même y avoir couché! Une grand malle au milieu de son cabinet, couverte de différentes choses empaquetées, semble annoncer un projet de voyage. Caroline frissonne, trouve à peine la force de sonner. Un laquais arrive, elle lui demande d'une voix tremblante où est monsieur le comte. Le laquais paraît surpris de cette question. — Je croyais que madame la comtesse savait….. — Quoi donc? — Que monsieur le comte est parti de grand matin. Wilhelm, son valet de chambre, a veillé toute la nuit pour faire ses malles. Il m'a chargé de les faire partir où il me l'indiquera. Il ignore où monsieur le comte veut aller; mais il croit que c'est en Angleterre. — Ah Dieu! il suffit, laissez-moi.

Le laquais sort; Caroline tombe sur le premier siége qui se présente, et, pour la seconde fois de sa vie, éprouve toute la douleur, tous les déchirements de l'amour au désespoir; pour la seconde fois, elle voit celui qu'elle aime la fuit, l'abandonner, s'éloigner d'elle. Mais quelle différence! et combien actuellement elle se trouve plus à plaindre! Lorsqu'à Rindaw Lindorf se sépara d'elle, ce fut presque de son aveu. Le premier moment fut cruel; mais bientôt la vertu reprit son empire, et l'orgueil d'avoir rempli son devoir devint une consolation; d'ailleurs elle savait qu'elle était adorée, et que celui qui la fuyait malgré lui partageait toute sa douleur; mais ici tout se réunit pour l'augmenter. C'est son époux qui la fuit; c'est celui qu'elle osait aimer, sur qui elle avait fondé l'espoir du bonheur de sa vie. Il la hait sans doute, puisqu'il a pu l'abandonner d'une manière aussi cruelle. Et dans quel moment, grand Dieu! quand je volais dans ses bras, quand je ne redoutais plus que l'excès de sa joie…. et partir sans me dire un seul mot, sans me revoir! Ah! c'est la haine ou l'indifférence la plus cruelle; et cependant hier au soir encore, comme il me regardait! Avec quelle tendresse il prit ma main et la pressa contre son coeur!… Il est vrai qu'il la repoussa avec terreur, et me quitta rapidement; et c'était pour toujours!…. Non, non, c'est impossible; il n'est pas faux; il n'est pas le plus barbare des hommes…; il y a une erreur…; ce domestique se trompe; il reviendra; il reviendra sûrement, et je veux l'attendre ici.

A peine eut-elle le temps de saisir cette lueur d'espoir qui la ranimait un peu, le laquais rentre, et lui remet un paquet. — C'est de monsieur le comte; son coureur arrive de Potsdam. — Caroline a à peine la force de le prendre et de lui faire signe de se retirer. La voilà seule; elle tient ce paquet, et n'ose l'ouvrir; il renferme l'assurance de son bonheur ou l'arrêt de sa mort. Il était adressé à Madame la comtesse Caroline, baronne de Lichtfield, en son hôtel. Cette singularité la frappe…. Il ne me donne pas son nom! Grand Dieu! se pourrait-il?… Et ses doigts tremblants brisent le cachet, déchirent l'enveloppe. Elle renferme un petit parchemin écrit, trois lettres, et un papier non cacheté, qui s'ouvre et sur lequel elle jette les yeux.

Ames sensibles, peignez-vous son saisissement. Ce fatal papier, signé par le roi, ayant le sceau du roi, était l'acte de divorce, ou plutôt une déclaration par laquelle le roi, consentant à la dissolution du mariage d'Edouard-Auguste, comte de Walstein, et de Caroline, baronne de Lichtfield, le déclarait nul, et les parties libres de contracter d'autres engagements. Caroline regarda quelques instants cet écrit avec des yeux égarés et sans verser une larme. Bientôt toutes ses idées se confondent; le fatal papier s'échappe de ses mains; un nuage épais l'enveloppe; une sueur glacée couvre son visage; elle ne voit plus, elle ne respire plus; une palpitation universelle l'a saisie. Sa dernière pensée est l'espoir que la main de la mort est sur elle, qu'elle touche au terme de sa vie.

Cet état dura longtemps. Quand elle reprit ses sens, elle crut sortir d'un songe affreux. Cependant la chambre où elle était, les papiers, les lettres qu'elle avait autour d'elle, tout confirme la réalité de son malheur. Elle regarde l'adresse de ces lettres: l'une est à son père, la seconde à Caroline, elle la rejette avec horreur. Que peut-il me dire lorsqu'il m'ôte la vie, lorsqu'il brise lui-même nos liens? Elle regarde la troisième: quelle surprise! elle est adressée à monsieur le baron de Lindorf, hôtel de Walstein, à Berlin; et au dos de la lettre: Je conjure Caroline de remettre elle-même cette lettre à mon ami au moment de son arrivée, qui ne peut tarder. — A Lindorf, s'écrie-t-elle, et chez lui! et c'est à moi qu'il l'envoie!… Dieu! mon Dieu! quelle est son idée? Lindorf serait-il ici? Se pourrait-il?… serait-il la cause?… Ah! plût au ciel que la jalousie!… il me sera si facile de la détruire pour toujours! Reprenant alors avec empressement la lettre qui lui était adressée, elle se hâte de l'ouvrir, de la lire, et l'espoir renaît dans son coeur.

Non, ce ne sont ni la haine, ni l'indifférence, ni le ressentiment qui l'ont dictée cette lettre qui peint à la fois la générosité, la délicatesse, et plus encore la passion du comte. Chaque mot témoignait l'excès de son amour pour elle. Caroline passe en un instant du comble de la douleur à la joie la plus pure. Il m'aime, disait-elle. Ah! puisqu'il m'aime, nos noeuds ne sont point brisés. Bientôt il saura que sa Caroline ne veut être qu'à lui, n'existe que pour lui, et que cette séparation était l'arrêt de sa mort. A peine la lettre est achevée, qu'elle a déjà donné des ordres pour qu'on prépare à l'instant sa berline. Pendant ce temps-là, elle lit encore cette lettre, qui est le gage de son bonheur futur et de l'amour de son époux.

"Chère et tendre Caroline! lui disait-il, rassurez-vous; cessez de gémir, cessez de vous contraindre. Ce n'est point à un tyran que le soin de votre bonheur fut confié; et les larmes que je viens de voir couler sur le portrait de l'amant que vous regrettez seront les dernières que vous répandrez de votre vie, si mes voeux ardents sont remplis… Dieu puissant! pour prix du sacrifice que je fais, que cette femme adorée soit toujours heureuse; et même loin d'elle, séparé d'elle, je pourrai supporter mon existence. — Oui, Caroline, oui, vous serez heureuse, unie à celui que votre coeur a choisi, et qui mérite l'excès de son bonheur, si un mortel peut vous mériter. Votre âme, vertueuse et sensible, ne gémira plus dans des liens abhorrés; vous pourrez enfin allier l'amour et le devoir; vous ne verserez plus ces larmes amères et secrètes qui m'ont pénétré. Oh! je crois les entendre encore ces sons touchants dictés par la douleur, adressés à l'objet de votre tendresse. Caroline, ne vous plaignez plus de lui; ne lui reprochez plus un éloignement involontaire qu'il a cru devoir à l'amitié. Il va vous être rendu; bientôt vous le reverrez à vos pieds; bientôt vous oublierez tous deux vos peines passées. — O Caroline! pardonne; depuis longtemps j'ai pu les faire cesser, et porter dans ton coeur l'espérance et la joie.

"Depuis l'instant où j'ai su votre secret, depuis cet affreux moment où je t'ai vue prête à perdre la vie, où j'ai senti que je pouvais être plus malheureux encore qu'en renonçant à toi, j'ai juré de vous réunir l'un à l'autre; et, tu le sais, Caroline, si je t'ai regardée comme un dépôt sacré, comme l'amante et l'épouse de Lindorf! Cependant, égaré par ma passion, j'ai osé croire un instant à la félicité suprême, j'ai pu prendre l'effort du devoir et de la vertu pour un sentiment plus tendre, et j'allais me préparer des regrets éternels… Ah! Caroline, je le sens, il est temps de vous fuir; il le faut; je le dois. Je cours l'élever cette barrière insurmontable qui m'interdira sans retour un fol espoir, et l'illusion dangereuse où je me laissais entraîner. Je vais vous rendre à vous-même, ou plutôt à l'original de ce portrait si chéri.

"Adieu, Caroline, adieu! Je m'égare; j'afflige sans doute votre coeur sensible et généreux, en vous laissant voir toute la faiblesse du mien. Eh bien! chère Caroline, achevez de me connaître; sachez que, quelque malheureux que je sois en vous quittant, en renonçant à vous pour jamais, je le serais mille fois plus encore en demeurant auprès de vous, en usurpant des droits qui ne doivent être accordés que par l'amour. Posséder Caroline et savoir qu'un autre possède son coeur; être un obstacle à son bonheur, à celui d'un ami qui m'est cher: voilà, voilà ce que je n'aurais pu supporter, ce qui aurait empoisonné mes jours; et votre félicité mutuelle peut encore y répandre quelque charme. Vous me la devrez cette félicité; vous ne penserez à moi qu'avec attendrissement, avec reconnaissance. Sûr au moins de votre amitié, de votre estime… Adieu, Caroline, je cours les mériter.

"Berlin, 5 heures du matin.

"De Potsdam, 10 heures du matin, en sortant de l'audience du roi.

"C'en est fait, ils sont brisés ces liens que votre coeur a toujours repoussés. Caroline, vous êtes libre; mais bientôt vous serez à Lindorf… Ah! dites, dites-moi que vous êtes heureuse…. Il ignore encore le bonheur qui l'attend, et je connais son amitié généreuse. Le même sentiment qui l'éloigna de Rindaw et de sa patrie l'engagerait peut-être à s'y refuser; mais il n'est plus temps, et ce motif m'a aussi décidé à prévenir son retour. La lettre que je joins ici, achèvera de lever tous ses scrupules, et de lui prouver qu'il fait le bonheur de son ami, en faisant le sien et celui de Caroline.

"Il me reste encore à vous demander une grâce. Caroline pourrait-elle, dans ce moment, me refuser, ajouter encore à mes peines? Non, je connais son coeur. Eh bien! j'exige de votre amitié, de votre reconnaissance, que vous acceptiez l'hôtel que vous habitez actuellement. Vous aimez sa situation, votre appartement vous plaît: Caroline, il est à vous; il fut arrangé pour vous, personne que vous ne l'habitera jamais. Non, vous n'outragerez point, par un refus cruel, un ami déjà trop malheureux.

"Adieu, Caroline! Chère, trop chère Caroline! il est donc vrai que vous n'êtes plus à moi, que je n'ai plus aucun droit… Mais je n'en eus jamais: c'est le coeur seul qui peut les donner, et du moins j'en aurai à votre estime, à votre amitié, à votre compassion. Si vous vouliez quelquefois m'écrire, me parler de votre bonheur… Mais non, non; je ne puis, je ne pourrai jamais peut-être écrire à l'épouse de Lindorf. Si Caroline de Lichtfield daigne me répondre une fois, une seule fois avant qu'elle porte un autre nom, sa lettre me trouvera dans ma terre de Walstein, où je passe huit jours avant d'aller à Dresde, auprès de ma soeur. Je pars à l'instant même… Quoi! je ne vous reverrai donc plus? Ces heures délicieuses passées à côté de vous ne reviendront jamais? Je n'entendrai plus cette douce voix?… Que dis-je? vous serez toujours présente à mon imagination, à mon coeur, à ma pensée; je ne verrai que vous dans l'univers.

"Je joins ici l'acte de votre liberté, une lettre à votre père, celle à….. à votre époux, et la donation de l'hôtel. Dites-moi du moins que tous ces papiers vous sont parvenus, qu'ils assurent votre bonheur, et je n'aurai plus rien à désirer dans ce monde.

"EDOUARD DE WALSTEIN."

Enfin la berline est prête. Caroline ne se donne que le temps de passer chez elle, d'y prendre le cahier de Lindorf: le portrait, cause principale de l'erreur, est dans son sein.

Elle part, recommande aux postillons la plus grande diligence, et malgré leur zèle à presser les chevaux, elle trouve qu'elle est mal obéie. Le comte avait quelques heures d'avance sur elle; mais elle fit aller si grand train, qu'elle arriva deux heures après lui. Enfermé dans son cabinet, livré à la douleur la plus profonde, il sentait seulement qu'il avait perdu Caroline, qu'il ne la reverrait jamais, et n'éprouvait pas encore les consolations que la vertu se procure à elle-même.

Il n'avait cependant pas été tout à fait insensible aux transports de joie que ses vassaux avaient fait éclater en le revoyant, et aux témoignages touchants de leur attachement.

Louise, Justin et le vieux Johanes avaient été des premiers à accourir, à se précipiter aux genoux de leur bienfaiteur, à lui présenter leurs deux petits garçons: Louise était encore près d'accoucher. — O monseigneur! lui dit-elle, votre arrivée me portera bonheur; j'aurai une petite fille que je désire tant; et puisque monseigneur est marié, si madame la comtesse veut avoir la bonté de lui donner son nom, c'est alors que nous serons heureux.

Le comte ne put soutenir ce mot déchirant, il lui perça le coeur. — Hélas! mes enfants, je ne suis pas…, je ne suis plus… Il ne peut achever; et les quittant brusquement, il s'enferme dans son appartement.

Ils étaient encore dans la cour avec une partie des habitants du village, et s'affligeaient ensemble de l'air triste de leur bon seigneur, lorsque Caroline arriva. Elle s'élance de sa voiture, et sans faire attention à personne, elle s'écrie: Où est-il? où est monsieur le comte? Wilhelm accourt. — Quoi! c'est madame la comtesse! — Oui, mon cher Wilhelm, conduisez-moi à l'instant auprès de votre maître.

Wilhelm marche devant elle, lui montre la porte du cabinet où le comte s'est retiré. Elle l'ouvre promptement, se précipite dans ses bras, en disant d'une voix entrecoupée: — Cher et cruel ami! as-tu pu quitter ainsi ta Caroline, qui t'adore, qui n'aime que toi seule au monde, qui meurt si son époux l'abandonne? Et penchant sa tête sur l'épaule du comte, elle l'inonde de ses larmes. Ses sanglots, la promptitude avec laquelle elle est accourue, coupent sa voix, arrêtent sa respiration. Le comte la soulève dans ses bras, la place dans un fauteuil et se jette à ses pieds. — O Caroline! est-ce bien vous?….. Un ange bienfaisant a sans doute pris vos traits. Ce que je viens d'entendre serait-il possible? — Ah! n'en doute pas, n'en doute jamais; et détachant vivement la chaîne qu'elle avait sur le sein: Tiens, lui dit-elle, le voilà ce portrait que j'aime…. Regarde-le bien; vois, reconnais l'objet qu'il représente; c'est lui qui possède uniquement mon coeur; c'est à lui seul que je veux être.

Le comte, ne concevant plus rien à ce qu'il entend, jette les yeux sur cette peinture….. Grand Dieu! c'est lui, c'est lui-même, tel du moins qu'il était avant son accident; mais Caroline lui prouve trop qu'elle le voit toujours ainsi, et qu'il n'a pas changé pour elle. Il est vrai qu'il ressemblait tous les jours davantage à son portrait, et qu'il n'eût pas été possible de le méconnaître.

Mais par quelle circonstance étrange ce portrait, dont le comte ignorait même l'existence, se trouvait-il entre les mains de Caroline, attaché sur son coeur, et l'objet de ses plus tendres caresses? Il voit, il sent tout son bonheur; il est près de succomber sous le poids de tant de félicité, et cependant il croit encore que c'est un illusion, un rêve enchanteur dont il craint le réveil. Il témoigne à Caroline, autant que son saisissement peut le lui permettre, sa surprise et ses craintes.

Elle tire de sa poche, en rougissant, tous les papiers que lui avait remis Lindorf. — Tenez, lui dit-elle, lisez ceci, et vous saurez tout…. Plus de secrets pour vous; ils m'ont rendue trop malheureuse… Oui, j'ai aimé Lindorf; j'ai du moins cru reconnaître quelques rapports entre les sentiments que j'avais pour lui et ceux que j'éprouve à présent…. Mais jugez vous-même de la différence. Quand il me laissa à Rindaw, je pleurai, oui, je pleurai beaucoup; mais je fus bientôt consolée; bientôt ce petit portrait me devint plus cher que lui. Aujourd'hui, en recevant l'arrêt cruel qui nous séparait, je n'ai point pleuré; non, pas une larme n'est sortie de mes yeux; mais j'a cru que j'allais perdre la vie ou la raison….; et si vous persistiez dans cet affreux projet, c'est comme si vous me disiez: Caroline, je veux que tu meures. Oh! dites-moi plutôt que je suis encore à vous, que j'y serai toujours…. Tenez, vous voyez bien que cet affreux papier ne signifie plus rien, lui dit-elle en montrant l'acte de divorce qu'elle avait déjà déchiré, et qu'elle jeta dans le feu.

Le comte ne pouvait parler; ce qu'il éprouvait était au-dessus de toute expression. Il couvrait de baisers les mains de Caroline; il les pressait contre son coeur; il prononçait des mots entrecoupés sans liaison et sans suite. Dans son délire, il baisait avec transport son propre portrait, qu'il regardait comme la preuve de l'amour de sa Caroline.

Elle le pressa encore de lire le cahier. Il ne le voulait pas; il fallait pour cela la perdre un instant de vue, s'occuper d'autre chose que d'elle seule, cesser de la regarder: c'étaient autant d'instants retranchés à son bonheur. — Non, chère Caroline, n'exigez pas que je lise rien en ce moment. Vous me permettez de lire dans votre coeur, d'y voir que je suis aimé; qu'ai-je besoin d'en savoir davantage? — Mais le mystère de ce portrait. — Je sais qu'il vous est cher, que c'est le mien, et cela me suffit. — Sachez du moins comment Lindorf m'apprit à vous connaître, par quels degrés l'estime et l'admiration qu'il m'inspira pour vous ont enfin produit l'amour. — Quoi! Lindorf…. — Je dois lui rendre justice; c'est à lui que vous devez le coeur de votre Caroline. — Comment! Lindorf?…. O généreux ami! — Il vous devait tout. — C'est moi, c'est moi qui lui dois plus que la vie.

Alors il prit le cahier et le lut. Bientôt Caroline vit couler ses larmes au souvenir de la mort de son père, à l'expression de la reconnaissance et de l'amitié de Lindorf. Souvent il fut obligé de s'interrompre; et, retombant aux genoux de Caroline, il lui disait d'une voix étouffée: Ah! c'est Lindorf qui mérite d'être aimé. Caroline lui fermait la bouche de sa jolie main, et le forçait à reprendre sa lecture.

Il passa rapidement sur les événements qu'il connaissait déjà; mais à l'époque de la connaissance de Lindorf avec Caroline, son âme entière était attachée sur le papier. Il dévorait chaque phrase, chaque syllabe; il lisait des yeux seulement: une telle lecture ne pouvait se faire à haute voix; mais Caroline, les regards attachés sur lui, ne le perdait pas de vue, et cherchait à découvrir les sentiments divers qui l'agitaient.

Quand il eut fini, il lui rendit le cahier avec l'air le plus pénétré. Je le vois, dit-il, j'ai une épouse et un ami comme il n'en fut jamais; ils se sont sacrifiés pour moi, pour mon bonheur….. Ah! Caroline, pourquoi m'avez-vous forcé à lire ce cahier? Pourquoi ne pas me laisser la douce illusion que vous veniez de me donner? — Une illusion! reprit-elle; ingrat! quel nom vous donnez au sentiment le plus vrai! Oubliez-vous que ce portrait est le vôtre? Ce mot, prononcé avec l'accent le plus touchant, le plus persuasif, rendit au comte sa confiance et son bonheur. A présent, lui dit-elle, que vous avez eu la complaisance de lire votre histoire et celle de Lindorf, laissez-moi vous faire celle de mon coeur.

Alors elle raconta en détail tout ce qui s'était passé dans ce coeur depuis l'instant qu'elle fut unie au comte; et l'innocence avec laquelle elle crut aimer Lindorf comme un frère, et son effroi lorsqu'elle crut l'aimer comme un amant; puis la scène du jardin, celle du pavillon, sa douleur, ses larmes, ses regrets, ses combats: rien ne fut oublié.

Elle lui raconta ensuite comment, entraînée d'abord par l'estime, l'admiration et la lecture de ses lettres à Lindorf, elle avait commencé à s'attacher à lui, à chérir son portrait; tout ce qu'elle avait éprouvé en recevant cette lettre où il lui parlait de s'expatrier; le sentiment de délicatesse mêlé d'un peu de dépit qui avait dicté sa réponse; celui qui la priva de ses sens dans la cour du château de Ronnebourg. Je vous le jure, lui dit-elle, c'était l'émotion seule de me trouver aussi près de vous, de revoir cet époux que j'avais si fort offensé, qui devait me haïr; Lindorf n'y entra pour rien; depuis longtemps vous avez entièrement effacé l'impression légère qu'il avait faite sur mon coeur.

Le comte, enchanté, l'écoutait avec ravissement, et n'avait garde de l'interrompre. Avec quel feu, avec quelle éloquence touchante et persuasive elle lui détailla tout ce qu'elle avait éprouvé pendant sa convalescence! Et depuis leur arrivée à Berlin, ses espérances, ses craintes, ses projets continuels de le faire lire dans son âme; la timidité qui la retenait; cette envie de lui plaire, de l'attacher à elle, de le rendre le plus heureux des hommes; son chagrin de n'y pas réussir; sa résolution, de la veille, de s'entretenir avec lui, de lui ouvrir son âme, sa douleur extrême en apprenant son départ; son désespoir en recevant ce fatal paquet; sa joie en voyant clairement dans la lettre de son époux qu'elle était aimée: tout fut exprimé avec cette rapidité, cette éloquence naïve du sentiment, qui ne peut laisser aucun doute.

A présent, lui dit-elle, vous connaissez Caroline comme elle se connaît elle-même; il ne me reste plus qu'à vous peindre son bonheur; mais peut-il s'exprimer? Elle aime, elle est aimée; elle ose le dire sans rougir; elle ose l'entendre et se livrer à ses sentiments. Cher comte, actuellement que nos coeurs s'entendent, jugez le mien d'après le vôtre.

Il allait lui répondre, et lui expliquer à son tour les motifs secrets de sa conduite, lorsqu'il fut interrompu par Wilhelm. Il entra en disant que les habitants du village, ayant appris que cette belle dame était madame la comtesse, ne voulaient pas s'en aller qu'ils ne l'eussent revue, et demandaient avec acclamation qu'elle voulût bien reparaître un instant.

Caroline, conduite par son époux, descendit dans les cours du château et fut reçue avec des cris redoublés de vivent monsieur le comte et madame la comtesse. Le comte leur fit distribuer du vin et de l'argent.

Caroline, lui serrant la main de l'air le plus attendri, lui disait doucement: O mon ami! ces bonnes gens ne se doutent pas qu'ils célèbrent véritablement l'époque de notre union et du bonheur de toute notre vie… Ah! si vous permettiez… — Permettre, ma Caroline…, ordonnez. — Eh bien! faisons des heureux, des heureux comme nous. Il y a sûrement dans cette foule des jeunes gens qui s'aiment, marions tous ceux qui voudront l'être. Le comte lui baisa la main avec transport. — Chère…., adorable Caroline! faisons mieux encore, éternisons la mémoire de ce jour fortuné. Puisque c'est ici que ma Caroline m'est rendue, je veux que ce lieu se ressente à jamais de mon bonheur; et je vais fonder à perpétuité six mariages toutes les années.

Caroline se chargea d'annoncer elle-même aux paysans cette bonne nouvelle. Les cris, les acclamations, les bénédictions redoublèrent: au milieu de ces tumultueux transports, on aurait pu facilement distinguer les voix des jeunes amoureux, qui criaient plus fort que les autres: Dieu bénisse à jamais nos bon maîtres!

Le comte aperçut Louise et Justin dans un coin de la cour avec leur petite famille. Il les appela, et les présenta à Caroline: Voilà, ma chère amie, lui dit-il, un ménage que vous connaissez déjà. — Ah! sans doute, c'est la belle Louise? Louise rougit, et s'embellit encore. Quoique les travaux champêtres et trois enfants eussent diminué sa fraîcheur, elle était encore frappante. — Ah! oui, madame la comtesse, dit Justin avec cette physionomie expressive et naïve qui annonçait à la fois sa joie et sa candeur: c'est bien vrai cela; c'est bien ma belle Louise. Il n'y a dans tout le monde, je crois, que monseigneur qui ait une plus jolie femme, et c'est bien juste; c'est sa récompense de m'avoir donné ma Louise.

Ce fut le tour de Caroline de rougir. Elle caressa les deux petits garçons, qui étaient charmants; et s'apercevant de la grossesse de Louise, elle prévint sa requête, et lui dit qu'elle serait la marraine de l'enfant qu'elle portait. Louise voulut se jeter à ses pieds, elle la retint; mais Justin s'y précipita, baisa le bas de sa robe, et se releva en disant: Sûrement le bon Dieu m'aime bien, car il m'accorde tout ce que je lui demande. Je lui ai tant demandé ma Louise, qu'il mit au coeur de monseigneur de me la donner; je n'ai demandé après cela qu'une Louise pour monseigneur, et voilà qu'il l'a trouvée. A présent, je vais lui demander pour vous deux petits gars jolis comme les nôtres, et vous verrez qu'ils viendront tout de suite.

Caroline se détourna, se baissa vers les petits gars, leur donna à chacun un baiser et un ducat, pendant que le comte, attendri, serrait la main de Justin, et jetait sa bourse dans son chapeau. Pour échapper à leur reconnaissance, il proposa à Caroline d'entrer dans les jardins; elle y consentit. C'était au mois de décembre: l'air était froid et nébuleux, la terre couverte de neige et les bassins de glaçons. Mais ni l'un ni l'autre ne s'en aperçurent; et jamais promenade du plus beau printemps ne leur parut plus délicieuse.

Il y a longtemps que l'on sait que l'amour peut tout embellir, et qu'avec l'objet aimé il n'est point de mauvaise saison. Les jardins du comte étaient d'ailleurs remarquables par leur beauté, leur étendue, leur arrangement, et cités même comme un objet de curiosité pour les voyageurs. Caroline les avait peu vus le jour de son mariage; elle ne les voit guère mieux à présent; mais elle s'y arrête quelque temps; enfin, le comte, craignant pour elle le froid et l'humidité, la ramène au château. Ils trouvèrent une collation champêtre préparée par Louise. Elle s'était hâtée d'aller chercher de la crème, quelques fromages, des marrons, des rayons de miel, et une pièce d'un chevreuil que Justin avait tué. Voyez mon bonheur, dit-elle, de l'avoir justement apprêté hier pour régaler notre vieux père! — Le bon Johanes? s'écria Caroline; eh bien! Louise, il faut qu'il en mange avec nous.

Louise courut le chercher. Il arriva appuyé sur Justin, et tremblant de joie plus encore que de vieillesse. Caroline et le comte allèrent au-devant de lui; ils le prirent chacun par un bras, le placèrent dans un fauteuil, et le comte lui versant une rasade: Buvez ceci, bon Johanes, à la santé du plus heureux des hommes: — Et de celui qui mérite le plus de l'être, dit Justin. Le vieillard voulut aussi parler, mais il était trop ému, trop touché; il ne put que balbutier quelques mots, et lever les yeux et les mains vers le ciel. Cependant, après avoir bu un second verre à la santé de madame la comtesse, et l'avoir longtemps regardée, il s'écria tout à coup: Que Dieu soit béni d'avoir fait une si belle dame tout exprès pour notre seigneur! Vous êtes bien belle et bien bonne, madame la comtesse; mais aussi vous avez un ange pour mari. Si vous saviez quel bien il nous a fait! comme il a marié ma Louise!

Une fois que le bon vieillard fut ranimé par le vin, et en train de parler, il ne pouvait plus se taire. Il raconta à Caroline toute l'histoire du mariage de sa fille; et comme il ne voulait point de Justin; et comme monseigneur l'attrapa; et comme il leur donna une bonne ferme, et cent ducats comptant; et comme il eut le malheur de se blesser en sortant de chez eux; et comme ils le portèrent au château, etc.

Caroline savait tous ces détails par le cahier de Lindorf; cependant elle écoutait avec délices. L'éloquence simple et naïve de ce bon paysan, le ton pénétré et vrai avec lequel il racontait, le plaisir qu'il avait à parler, et surtout l'éloge de son époux à chaque instant répété, l'attendrissaient jusqu'aux larmes. Elle le regarda cet époux si chéri et si digne de l'être; il était ému comme elle. Elle lui tendit la main avec un sourire, une expression, un regard qu'on ne peut décrire. C'étaient l'amour, la vertu, le bonheur; ce seul instant aurait suffi pour compenser un siècle de peines.

Johanes buvait, causait et s'animait toujours davantage. Il parla de son ménage, des soins touchants que ses enfants avaient de lui, de son cher Justin, qui était le meilleur des fils, des maris et des pères. Si c'était à refaire, disait-il, je lui donnerais ma Louise, quand même il n'aurait pas un sou vaillant; mais votre bonté, monseigneur, n'y a rien gâté. Et ces petits marmots que je vois là autour de moi, comme ça me réjouit le coeur! comme ça me rajeunit! Si seulement ma pauvre Christine vivait encore! Mais, à propos d'elle, monseigneur, qu'est-ce qu'est donc devenu son nourrisson, notre jeune baron de Lindorf? J'ai vu ça tout petit, moi; je suis son père nourricier, et je l'aime toujours. On nous avait dit qu'il épousait la soeur de monseigneur, et nous étions bien aises: il faut que les braves gens s'allient ensemble. Est-ce que c'est donc vrai, monseigneur, qu'il est votre frère? — Non, pas encore; mais le sera bientôt, j'espère, dit Caroline en se levant, et remettant à Louise son fils cadet, qu'elle avait eu tout ce temps-là sur ses genoux.

Ils comprirent qu'ils devaient se retirer. Louise en avertit son père; mais le bon vieillard se trouvait si bien dans son fauteuil, entre le comte, la comtesse et la bouteille, qu'il ne pouvait se résoudre à la quitter. — Laisse-moi encore ici, ma fille; c'est le plus beau jour de ma vie: à mon âge, il n'en reste pas beaucoup à perdre. — Mais, mon père, dit Louise, nous embarrasserons monseigneur. — Point du tout, mon enfant; tu ne sais ce que tu dis. Je le connais mieux que toi; c'est son plaisir de voir les heureux qu'il fait: n'est-ce pas, monseigneur, que j'ai raison et qu'elle a tort? Mais à présent les enfants veulent en savoir plus long que leurs pères.

Le comte sourit; Caroline se rassit en faisant un signe à Louise; et le vieillard, content, commença une petite chanson; il ne put l'achever. Je n'y entends plus rien, dit-il; le coeur y est, mais je n'ai plus la voix que j'avais quand je commandais l'exercice. C'est à toi, mon fils Justin: allons, prends ton flageolet, joue un air à madame la comtesse; Louise chantera; le petits danseront. Vous êtes là comme de grands nigauds; si je ne pensais à rien, moi, vous laisseriez monseigneur et sa dame s'ennuyer ici comme des morts.

Caroline ayant dit qu'en effet elle serait bien aise d'entendre le flageolet de Justin, il le prit, et joua quelques allemandes que les deux petits garçons dansèrent avec grâce et gaieté. Leur mère suivait des yeux tous leurs mouvements; et le vieillard riait et était aux anges en regardant le comte et la comtesse. Ne vous avais-je pas dit que c'était joli à voir? A présent, Louise, chante la chanson que ton mari a faite ces jours passés. — Comment, Justin, s'écria Caroline, encore un nouveau talent! Vous faites des chansons! — O mon Dieu! non, madame la comtesse; seulement de temps en temps un petit couplet pour ma Louise. Il préluda sur son flageolet, et Louise chanta avec une douce petite voix de village:

  On dit que l'amour
  Ne dure qu'un jour
  Dans le mariage:
  C'est un conte que cela,
  Si l'on aime, on aimera
  Toujours davantage.

  Est-c' que le bonheur
  Refroidit le coeur?
  Non pas au village:
  Depuis que je suis heureux,
  Je sens augmenter mes feux
  Toujours davantage

  Plus content qu'un roi,
  Quand autour de moi
  J'vois mon p'tit ménage,
  Ma Louise et nos enfants;
  Je les aime, et je le sens
  Toujours davantage.

Louise se tut; Justin posa son flageolet, s'avança quelques pas, et chanta ce couplet, qu'il venait de faire pendant que sa femme chantait les précédents:

  C'est à monseigneur
  Que de notre coeur
  Nous devons l'hommage.
  Je ne forme plus de voeux;
  Comme nous il est heureux,
  Qu' m' faut-il davantage?

Le comte et Caroline, émus, attendris, et surpris des talents de Justin, lui donnèrent les éloges qu'il méritait. Sa modestie et sa simplicité les surprirent plus encore: il ne comprenait pas qu'on pût l'admirer.

C'est Louise, répétait-il, qui m'a appris tout cela; sans le désir de lui plaire, je ne saurais rien. — Mais ce dernier couplet, répétait Caroline, composé dans un instant! — Oh! pour celui-là, c'est monseigneur; je ne l'aurais pas trouvé si vite pour un autre…

Pendant la chanson, Johanes s'était endormi profondément; ses enfants le réveillèrent à demi, et l'emmenèrent. Le coeur de Caroline était si rempli de mille sensations, qu'elle avait besoin de l'épancher. Dès qu'elle fut seule avec le comte, elle se laissa aller à son attendrissement, et versa les plus douces larmes. Ce vieillard, ces enfants, ce couple si uni; la vénération, l'amour de ces bonnes gens pour le comte, qui rejaillissaient sur elle: tout avait exalté son imagination et sa sensibilité au point que son époux lui paraissait un être surnaturel, un dieu bienfaisant, qu'elle devait adorer et qu'elle adorait en effet. Ces sentiments, si longtemps comprimés et retenus dans son coeur, elle ose à présent leur donner essor: elle ose dire et répéter au plus aimé des hommes qu'il l'est avec passion, qu'il le sera toujours; elle ose lui chanter en entier cette romance qu'elle composa et chanta si souvent loin de lui avec tant de douleur, cette preuve si forte et si touchante de son amour! Elle la lui chante avec une âme, une expression surnaturelles. Des larmes inondent encore ses joues; mais le comte ne peut se méprendre sur leur objet: ce sont les larmes du bonheur; elles coulent doucement et sans effort, et n'interrompent point ses doux accents. Le comte les écoute avec un ravissement, un transport qui va jusqu'au délire. Chaque mot, chaque vers, portent au fond de son coeur la plus douce des convictions, celle d'être aimé de cette épouse adorée. C'est la voix céleste de Caroline qui lui répète: toi que j'adore; c'est son regard enchanteur qui lui demande: où veux-tu chercher le bonheur? et qui lui dit en même temps qu'il l'a trouvé.

Quand il serait resté le moindre doute au comte, ce moment l'eût tout à fait dissipé: mais il n'en avait point. La naïve et tendre Caroline était loin de savoir dissimuler. Elle exprimait tout ce que son coeur sentait; et quand elle aurait voulu se taire, on l'aurait lu dans ses yeux et dans son sourire. On voyait d'abord que cette bouche charmante ne pouvait proférer une fausseté, et qu'elle était l'organe de l'âme la plus pure et la plus sincère. Quand elle disait je vous aime, ce seul mot valait tous les serments. Elle le dit si souvent au comte dans le cours de cette heureuse journée, qu'il dut être persuadé.

Ils soupèrent, au coin du feu, du chevreuil que Justin avait tué fort à propos; car le comte, en partant pour sa terre, abîmé dans sa douleur, n'avait pensé à rien, et ce repas simple fut sans doute le plus délicieux qu'il eût fait de sa vie. Le manuscrit ne dit point si la force de l'habitude fit qu'il se retira dans un autre appartement d'abord après le souper. On laisse au lecteur le soin de le deviner. Pourquoi prolonger les détails? On aime trop à s'appesantir sur le bonheur. Ajoutons seulement qu'ils auraient accepté avec transport tous les deux l'offre de passer leur vie entière dans cette terre, loin de la cour, et sans autre ambition que celle de se plaire; mais le comte devait trop à son roi pour écouter ce désir. Brûlant d'impatience de lui apprendre son bonheur, d'anéantir cette cruelle idée d'un divorce dont le seul mot le faisait frémir, de lui présenter une épouse adorée, et contente de l'être, il supplia Caroline, dès le lendemain matin, de consentir à partir pour Potsdam.

Elle rougit excessivement à cette proposition; mais se remettant tout de suite, elle lui dit, avec un sourire enchanteur: — Il serait bien temps, n'est-ce pas, de n'être plus une sotte enfant? Eh bien! oui, mon cher ami, je vous en prie, conduisez-moi aux pieds du roi. Il me grondera peut-être, il fera bien; mais je le gronderai aussi à mon tour. — Vous, mon ange? — Oui, moi-même; je le gronderai bien fort d'avoir signé cet affreux papier qui nous séparait pour toujours.

Ils partirent donc, en promettant à Justin et à Louise de revenir bientôt à Walstein. La tendre Caroline le répéta avec transport. — Oh! oui, oui, nous reviendrons ici, nous reviendrons, dit-elle en serrant la main de Louise, et jetant un regard timide sur le comte: cette terre sera toujours pour moi le séjour du bonheur.

A mesure qu'ils approchaient de Potsdam, le trouble de Caroline augmentait. Elle n'avait pas revu le roi depuis le jour de son mariage; et sentant combien il devait être mécontent d'elle, elle redoutait à l'excès ce moment. Le comte s'efforçait de la rassurer; il lui racontait mille traits de la bonté du grand Frédéric, de cette affabilité qui lui gagnait tous les coeurs, et le faisait adorer de ses sujets. — Il est bien plus que mon roi, lui disait-il, c'est mon ami. Oui, chère Caroline, c'est à mon ami que je vais présenter celle qui fait le charme de ma vie, et que je tiens de lui-même. Si vous aviez entendu, hier matin, comme il résistait à la cruelle grâce que je lui demandais! Et lorsque enfin il céda à mes persécutions, lorsqu'il signa ce fatal papier, et qu'il me le remit, ce fut en me disant: — Réfléchissez encore, mon cher Walstein; votre résolution m'afflige. J'ai cru vous rendre heureux, je crois encore que vous pourriez l'être: c'est avec regret que j'ai signé ceci; mais j'espère que vous n'en ferez pas usage. — Voilà, Caroline, celui devant qui vous allez confirmer le bonheur de son ami. — Ils étaient déjà dans les cours. Le comte descend, et laisse Caroline dans la voiture. Le roi, suivant sa coutume, allait monter à cheval, exercer lui-même ses troupes. Il aperçoit Walstein, et s'arrête. — Ah! vous êtes là, comte? j'en suis bien aise. J'ai pensé à vous hier tout le jour. J'ai vu le chambellan, il ne savait rien encore. Ne précipitez rien; il faut que je parle moi-même à Caroline; j'ai peine à consentir… — Ah! sire, elle est ici. — Qui donc? — Elle, ma Caroline, ma femme, mon amante, l'adorable épouse que Votre Majesté m'a donnée, et qui m'en devient plus chère encore. —Vous extravaguez, comte. — Non, sire; c'est hier, hier matin que j'étais un insensé. Elle m'a rendu la raison, le bonheur, la vie; elle m'aime, elle veut être à moi. Je me jette à vos pieds, et je vous demande encore une fois Caroline, le plus grand de tous vos bienfaits. Il était en effet tombé aux genoux du roi, qui, ne comprenant pas trop qu'une femme pût causer tout ce délire, lui ordonna en riant de se relever et de s'expliquer. Le comte obéit; il raconta au roi le désespoir de Caroline, son arrivée à Walstein, et le désir qu'ils avaient eu tous les deux d'obtenir son pardon et la confirmation de leur union. Il accorda l'un et l'autre avec joie, et voulut en aller assurer lui-même Caroline, qui attendait toujours dans sa voiture le retour du comte. Elle fut bien émue en voyant le roi s'approcher d'elle, et voulut descendre; mais le roi l'arrêta, et lui dit: — Restez, madame la comtesse; c'est bien, très-bien. Oublions le passé; je suis fort content. Soyez toujours unis, et donnez-moi beaucoup de sujets qui vous ressemblent. Il serra la main du comte, salua Caroline, et les laissa pénétrés de cette bonté si rare et si sublime lorsqu'elle se trouve unie au rang suprême.

Ils prirent la route de Berlin, et rentrèrent ensemble dans cet hôtel d'où le comte s'était comme banni pour toujours. Il n'est pas besoin d'ajouter qu'ils y jouirent d'un bonheur d'autant plus senti, qu'ils l'avaient acheté par de cruelles peines.

FIN.

Il y peut-être des lecteurs attachés aux règles strictes, qui pensent qu'un épisode quelconque doit être placé dans le corps de l'ouvrage avant le dénoûment, et qu'on ne peut plus rien avoir d'intéressant à leur dire lorsque le héros est heureux. C'est pour eux que j'ai mis le mot fin après la réunion du comte et de Caroline (quoiqu'ils fussent bien éloignés eux-mêmes de regarder leur histoire comme finie, tant que celle de Lindorf et de Matilde ne l'était pas). Il suffira sans doute d'apprendre en deux mots à ces lecteurs-là que Lindorf et Matilde furent unis dans la suite. L'histoire sera dans les grandes règles; ils sauront tout ce qu'ils veulent savoir, et n'auront pas besoin d'aller plus loin.

Mais nous aimons à penser qu'il est des lecteurs plus curieux, ou plus sensibles, qui nous sauront gré d'entrer dans les détails d'un événement qui ne peut leur être indifférent, puisqu'il est si nécessaire au bonheur du comte et de Caroline, qu'on ne peut même imaginer qu'ils puissent jouir d'un instant de vrai bonheur, tant qu'il leur reste quelque inquiétude sur le sort de Lindorf et de Matilde, et qu'ils peuvent se regarder tous les deux comme la cause innocente, mais bien réelle, du malheur d'êtres aussi chers et dont les intérêts sont aussi inséparables des leurs propres. Une soeur chérie, un ami intime, sont-ils donc des personnages épisodiques? Non, ce sont des parties d'un même tout. Ceux qui se rappelleront que le pauvre Lindorf est parti désespéré de Ronnebourg sans qu'on sache ce qu'il est devenu; que l'intéressante et jeune Matilde, abandonnée de celui qu'elle aime, persécutée par sa tante, vit dans les larmes et la douleur, et qui n'auront aucun désir d'apprendre comment ils se sont réunis; non, ceux-là ne sont pas dignes d'être amis de la sensible Caroline. C'est donc sans aucune crainte de ne pas exciter l'intérêt, que nous allons continuer l'histoire de Caroline, et compléter son bonheur.

SUITE DE CAROLINE

Le souvenir de Lindorf, et même quelquefois celui de Matilde, avaient souvent ajouté aux tourments de Caroline, dans le temps où il lui eût été permit peut-être de ne s'occuper que d'elle seule; et bientôt ce sentiment se réveille avec plus de force par celui de son propre bonheur. A peine fut-elle arrivée chez elle, et seule avec le comte, qu'elle amena la conversation sur un objet également intéressant pour tous deux, en lui rendant la lettre inutile qu'il avait écrite à Lindorf. — Mais, lui dit-elle, mon cher comte, vous disposiez là d'un bien qui ne vous appartenait pas. Lindorf est à Matilde; il faut que notre cher Lindorf devienne notre frère. — Plût au ciel! reprit le comte; mais vous oubliez… — Quoi donc? — Que ce n'est plus Matilde qui peut faire le bonheur de Lindorf. — Et pourquoi? parce qu'il a aimé quelques mois Caroline de Lichtfield? Mais elle n'existe plus cette Caroline-là; il ne la reverra jamais; et celle qu'il va retrouver à sa place, Caroline de Walstein, ne peut lui inspirer qu'une amitié fraternelle, qui ne nuira point à son amour pour Matilde. Qu'il la revoie seulement, il ne comprendra pas lui-même qu'il ait pu l'oublier un instant. Je voudrais être aussi sûre des sentiments de Matilde. Un mot d'une de vos lettres à Lindorf m'inquiète: vous paraissez croire qu'elle ne l'aime plus, et que ce Zastrow…. O mon Dieu! comme j'en serais fâchée!

Pour toute réponse, le comte chercha dans son portefeuille, et donna à lire à Caroline la dernière lettre qu'il avait reçue de Matilde… Comme elle en fut touchée! comme elle répéta plusieurs fois, en la lisant: Pauvre enfant! aimable Matilde! chère petite soeur! Eh! oui, sans doute, tu vivras avec nous; tu retrouveras ton amant, ton frère et la plus tendre soeur. Et rendant la lettre au comte: Méchant que vous êtes! pourquoi ne pas voler tout de suite à son secours? — Pourquoi?… Ma Caroline était mourante; il n'y avait plus qu'elle pour moi dans l'univers. — Pauvre Matilde! du moins vous lui avez répondu? — Oui; mais je voudrais à présent qu'elle n'eût reçu cette réponse, et j'avoue que son silence m'inquiète…… — Ah! Dieu! vous l'aurez affligée! Chère Matilde!…… Et, tout à coup, se levant avec impétuosité et s'approchant du comte les mains jointes, elle ajouta d'un ton vif et suppliant: Mon ami, mon cher ami! ne me refusez pas ce que je fais vous demander; de grâce ne me le refusez pas: partons demain; allons à Dresde; allons chercher Matilde; je brûle de la connaître, de vivre avec elle, de porter la joie et la consolation dans son coeur. Relisez sa lettre, et vous ne balancerez pas un instant; pensez qu'à présent, peut-être, elle est dans les larmes et la douleur. Oh! comme je me les reproche ces larmes dont je suis la cause! Chère petite Matilde! c'est donc moi, moi seule qui lui enlevais son ami, qui la privais de son frère! Que de torts j'ai à réparer avec elle! En vérité, je ne puis avoir un seul instant de vrai bonheur que je ne la voie heureuse, heureuse comme moi-même.

Elle parlait avec tant de feu, sa physionomie exprimait tant de choses, elle était si belle dans ce moment-là, que le comte tomba presque involontairement à ses genoux, et resta longtemps la bouche collée sur sa main sans pouvoir prononcer un mot. — Eh bien! reprit-elle avec impatience, nous partirons demain, n'est-ce pas? — Adorable Caroline, s'écria le comte, vous savez donc lire dans mon coeur? L'absence de ma soeur, l'idée de la savoir malheureuse, pouvaient seules altérer ma félicité; mais vous quitter, Caroline, ou vous proposer un voyage dans cette saison rigoureuse, était au-dessus de mes forces. — Vous plaisantez, je crois; la saison est toujours belle quand on voyage avec ce que l'on aime et qu'on va chercher une amie.

Le comte ne résista plus et les préparatifs du voyage furent bientôt faits, grâce à l'aimable empressement de Caroline. Ils furent de bonne heure le lendemain sur la route de Dresde, jouissant d'avance et du plaisir de Matilde, et de sa surprise. Le comte ne lui avait jamais parlé de son mariage, et l'embarras de lui cacher ou de lui expliquer ses projets avait aussi causé son silence. — Nous la ramènerons avec nous, disait Caroline; nous ne nous quitterons plus. Je vais enfin avoir une amie; et c'est à vous encore que je devrai ce bien si longtemps désiré. Il ne manquera plus que Lindorf à notre bonheur. Mais vous dites qu'il ne peut tarder à venir; nous les marierons d'abord, et nous jouirons ensemble de tout ce que l'amour et l'amitié ont de charmes. Chaque mot de Caroline transportait le comte, l'enivrait de tendresse et bonheur. La manière franche et naturelle dont elle parlait de Lindorf, son désir de le voir uni à Matilde, devaient dissiper jusqu'à l'ombre même du doute; mais il était loin d'avoir là-dessus les mêmes espérances qu'elle, et de croire que jamais Lindorf pût s'unir à Matilde. Il lui paraissait impossible qu'après avoir aimé Caroline ou pût revenir à quelque autre objet; et, bien décidé à ne pas donner sa soeur à un époux prévenu pour une autre femme, il ne formait d'autre projet que celui de la soustraire à la tyrannie de sa tante et de M. de Zastrow, de la détacher insensiblement de Lindorf, et de lui faire attendre doucement, dans le sein de l'amitié fraternelle, un époux qui n'eût pas aimé Caroline, et qui méritât mieux que l'ingrat Lindorf le coeur et la main de Matilde. Quant à Lindorf lui-même, le comte tâchait d'écarter son souvenir; mais il y réussissait faiblement; et, même à côté de sa chère Caroline, même au comble du bonheur, un profond soupir s'échappait quelquefois de son coeur oppressé, en pensant que ce bonheur était aux dépens de son ami; que Lindorf était malheureux; qu'il le serait toujours; qu'il ne le faisait revenir dans sa patrie que pour le rendre témoin de la félicité de son rival, et ranimer peut-être dans le coeur de la pauvre Matilde des sentiments que l'absence seule de Lindorf pouvait éteindre.

Occupé de ces tristes pensées, et du soin de les cacher à Caroline, à qui ces douces illusions faisaient tant de plaisir, qu'il ne pouvait se résoudre à les lui ôter à l'avance, ils ne s'apercevaient ni l'un ni l'autre que l'impatience d'arriver les faisait voyager avec une rapidité dont la jeune comtesse se ressentit enfin. Ses forces n'égalaient ni son courage ni le sentiment qu'il l'animait: le soir de la seconde journée; elle pria le comte de s'arrêter, pour cette nuit-là, dans un petit village où ils étaient près d'arriver. Il y consentit; mais, se défiant de la manière dont ils y seraient, il envoya un de ses gens en avant pour s'assurer au moins d'un logement.

Il ne tarda pas à revenir, et ramenait avec lui l'hôte d'une mauvaise petite auberge qui se trouvait dans le lieu. Jugeant à l'équipage que c'était un grand seigneur, il craignait de perdre cette aubaine, et venait lui-même pour le décider à s'arrêter chez lui. Il n'avait cependant que deux chambres à deux lits chacune, et toutes les deux étaient retenues par un jeune homme et sa femme, arrivés de la veille. Une blessure que le mari avait au bras, et qui s'était rouverte par le mouvement de la voiture, les retiendrait là peut-être encore quelques jours. Pour s'assurer les deux chambres, ils les avaient payées d'avance; mais cela n'embarrassait point l'hôte, qui était un gros paysan à mine joviale. — Pardieu! disait-il, ils pourront bien vous céder une de leurs chambres; qu'ont-ils besoin d'en avoir deux? Ils s'aiment tant! Ils sont beaux comme des anges; ils ne se quittent pas un instant de tout le jour: eh bien! ils ne se quitteront pas de la nuit; et, malgré leur micmac de deux chambres, je crois qu'ils n'en seront pas fâchés.

Tout en parlant, ils arrivèrent devant l'auberge. Le comte, toujours honnête, crut qu'il devait aller lui-même prier ces étrangers de les recevoir pour cette nuit-là, et de donner au moins un des lits d'une des chambres à la comtesse; en attendant, l'hôtesse la conduisit dans la sienne. Le comte monte un mauvais escalier obscur. Il voulait se faire annoncer; mais l'hôte, peu au fait des règles de la politesse, l'introduit dans une espèce d'entrée, au fond de laquelle était une porte ouverte, lui dit: Vous les trouverez là, et le quitte.

Il fallait donc s'annoncer soi-même. Il s'avance, et voit, à l'autre bout d'une longue chambre, une femme mise très-élégamment, occupée à nouer autour de cou d'un homme placé dans un fauteuil, un mouchoir noir qui devait lui servir d'écharpe et soutenir un bras blessé. Dans cette attitude, une main très-blanche et très-jolie se trouvant près de la bouche de jeune homme, il la baisait avec passion.

Ce tableau était fait pour intéresser le comte; il n'osait les déranger et contemplait en silence ce couple qui lui retraçait son propre bonheur. Craignant enfin d'être indiscret, il voulut se retirer doucement; mais la jeune dame ayant fini se tourne par hasard du côté de la porte, le voit, fait un cri perçant, et s'élance dans le bras du comte, immobile d'étonnement, en disant: — Eh! grand Dieu, c'est mon frère, mon cher frère! A ce cri, Lindorf, car c'était lui-même, oublie sa blessure, se lève avec précipitation. — O mon Dieu! Walstein! serait-il vrai?….. Oui, c'est lui-même; et du bras qui lui reste libre il le presse contre sa poitrine, pendant que Matilde se jette à son cou, lui baise la main, et fait des sauts de joie. — Oui, c'étaient Matilde et Lindorf. Le comte n'en peut plus douter; c'est sa soeur, c'est son ami qu'il presse dans ses bras. Quand ses sens se refuseraient à le croire, son coeur ému le lui dirait. Sans pouvoir comprendre quel miracle les réunit, il en jouit avec transport. Pendant quelque minutes, les noms de Lindorf, de Matilde, de Walstein, ma soeur, mon frère, mon ami, des cris de joie, des exclamations, furent tout ce qu'on put articuler; le comte y mêlait le nom de Caroline. Elle est ici, avec moi, dit-il enfin: chère Matilde! nous allions vous ….. Elle est ici. — Ma soeur est ici? s'écrie Matilde….. Et, plus légère qu'une biche, elle est déjà au bas de l'escalier, et bientôt dans les bras de Caroline, qui la reconnut aisément au portrait que lui en avait fait Lindorf, et plus encore à ses tendres caresses, et au nom de chère soeur qu'elle répète en l'embrassant. Le comte et Lindorf la suivirent de près. La surprise de Caroline augmente; mais cette surprise, jointe au plaisir le plus pur, fut tout ce qu'elle éprouva. Lindorf n'est plus que son frère et son ami, elle ne balance pas à l'embrasser avec cette tendresse franche et naturelle qui caractérise si bien la véritable et simple amitié.

Je puis donc vous appeler mon frère, lui dit-elle, et vous assurer de mon amitié! Oh! combien j'aimerai l'ami de mon cher Walstein et l'époux de ma chère Matilde!

Cette manière ingénieuse de rappeler d'un seul mot à Lindorf les relations qui devaient les unir désormais eut son effet. En apprenant qu'il allait revoir Caroline, il s'était senti si ému, si peu sûr de lui-même, qu'il avait tremblé de cette entrevue; mais la manière dont elle le reçut, le ton qu'elle sut mettre au peu de mots qu'elle prononça, la présence du comte, celle de Matilde lui imposèrent. Lindorf est surpris lui-même de ne plus voir, dans cette Caroline qu'il avait si fort redoutée, que la femme de son ami, la belle-soeur de Matilde, une amie respectable, qui ne lui inspirait plus que des sentiments doux et tranquilles qu'il osait avouer. — Oui, lui répondit-il avec feu, oui, Caroline, appelez-moi votre frère, votre ami, l'ami de Walstein; je sens que je suis digne de tous ces titres qui me sont si chers, si précieux. Et saisissant la main de Matilde: cher comte! vous me faisiez revenir en me promettant le bonheur. Voilà le seul où j'aspire; que je reçoive de vous cette main qui me fut promise une fois, et dont je vous jure que je sens tout le prix.

On comprend la réponse du comte; elle fut accompagnée du plus vif désir d'apprendre quel étrange événement les avoir réunis; s'ils étaient mariés ou non; ce que c'était que cette blessure de Lindorf; où ils allaient; d'où ils venaient; enfin l'explication d'une énigme qui lui paraissait impénétrable.

On suppose et l'on espère que le lecteur partage un peu cette curiosité: qu'il ait donc la bonté de se transporter dans une chambre de la petite auberge où cette singulière rencontre avait eu lieu. Qu'on se représente les quatre personnes les plus heureuse qu'il y eût alors sur la terre, éprouvant tout ce que l'amour et l'amitié ont de plus doux, assises autour d'un poêle antique, parlant d'abord toutes à la fois, faisant des questions les unes sur les autres sans attendre les réponses. Voyez Matilde, la gentille petite Matilde pleurer et rire tour à tour, embrasser son frère et puis Caroline, tendre une main à son cher Lindorf, et tout à coup, d'un petit ton grave et sérieux, leur imposer silence à tous, et demander un quart d'heure d'audience pour raconter mon histoire, disait-elle en se redressant; car je suis toute fière d'avoir une histoire à faire. Elle est presque aussi singulière, dit-elle à son frère, que les beaux contes que vous me faisiez quand j'étais petite fille.

On parvient à se taire, à l'écouter; on se serre autour d'elle; elle s'adresse au comte, et commence ainsi:

Il y avait une fois un oiseleur…

Un oiseleur! s'écrièrent-ils tous à la fois. — Eh! oui, un oiseleur, reprit-elle sans se déconcerter. Avant d'en venir à mon histoire, je veux raconter à mon frère une petite fable, lui donner une question à décider; et quoi que vous disiez, j'en reviens à mon oiseleur; j'aurai bientôt fini. Cet oiseleur donc avait, par mille ruses, fait tomber dans ses filets un pauvre petit oiseau. Oh! comme il était malheureux le pauvre petit oiseau! comme il se débattait dans les piéges qu'on lui avait tendus! comme il appelait tous ses amis à son secours! Mais l'oiseleur faisait en sorte qu'aucun de ses amis ne l'entendît. Enfin il vint une linotte voler autour des filets dont il était entortillé. Pauvre petit oiseau! lui dit-elle, tu crierais bien plus fort si tu savais ce qui t'attend; demain on coupera tes ailes; on t'ôtera pour toujours ta liberté; on t'enfermera avec un oiseau que tu n'aimes point, et tu ne reverras jamais celui que tu as laissé dans les airs. Le petit oiseau cria bien fort; la linotte en fut touchée, et lui dit: Voyons s'il n'y a pas moyen de te sauver. Ils travaillèrent si bien tous les deux, que, crac! une maille du filet s'échappe, le petit oiseau sort la tête, et puis le corps, et puis les ailes: il les étend, il s'envole, il va tout joyeux retrouver ses amis et le bonheur.

A présent, mon frère, dites-moi lequel des deux a tort: l'oiseleur qui ôtait au petit oiseau sa liberté, ou le petit oiseau qui a su la retrouver? — Ah! c'est l'oiseleur sans doute, s'écria le comte enchanté des grâces, de la finesse et de la naïveté qu'elle avait mises dans son apologue. Le charmant petit oiseau n'aura jamais tort avec moi: quand même ma raison le condamnerait, mon coeur l'approuvera toujours. Matilde se jeta dans ses bras de l'air le plus attendri. J'ai retrouvé mon frère! s'écria-t-elle; et sa bonté touchante m'assure plus encore que je n'ai rien à me reprocher! Oh! comme j'ai bien fait de quitter les méchants qui me faisaient douter de son amitié? — Douter de mon amitié…, vous, Matilde? Expliquez-vous, de grâce. — Et bien, reprit-elle avec vivacité, on a eu la cruauté de me dire…, de me prouver même, que vous ne m'aimiez plus, que vous ne m'écriviez plus; que vous ne me verriez plus; que vous me défendiez de penser à Lindorf; que vous m'ordonniez d'épouser Zastrow; que vous étiez reparti pour la Russie; enfin, que je n'avais plus de frère: car c'était la même chose…

Ici la respiration lui manqua, et des torrents de larmes coulaient sur ses jolies joues rondes et couleur de rose. Elle souriait en même temps: ces pleurs ressemblaient à ces ondées subites d'été lorsque le soleil éclaire l'horizon, et qu'on voit à travers les grosses gouttes de pluie, briller des nuages blancs mêlés d'un rouge tendre. — Ne suis-je pas bien enfant? dit-elle quand elle put parler; je sais que tout cela n'est pas vrai; je jouis de la réalité; vous êtes là; vous m'aimez, et la seule supposition du contraire m'afflige encore. Mais me voilà consolée, et prête à vous donner tous les détails que vous voudrez sur l'histoire du petit oiseau.

Avant qu'elle commençât, le comte lui fit plusieurs questions sur ce qu'on avait supposé contre lui. Sa tante avait intercepté et soustrait la lettre où il promettait à sa soeur de venir bientôt à Dresde et de la laisser libre. Elle arrangea à sa manière celle qu'il lui écrivait à elle, et la lut à Matilde; le désir qu'elle épousât Zastrow fut changé en ordre positif; le voyage de Lindorf en Angleterre devint inclination et un projet de mariage avec une Anglaise; la lettre du comte, datée de Ronnebourg, le fut de Pétersbourg; et l'innocente Matilde, voyant l'écriture de son frère, fut la dupe de tous ces artifices. La prochaine arrivée du comte allait sans doute les découvrir, mais on espérait engager Matilde à se marier auparavant; et puisque le comte le désirait, il pardonnerait aisément.

Il est certain qu'avec un caractère moins décidé que celui de Matilde, sa tante serait parvenue à son but; mais elle trouva une fermeté, une résistance, que rien ne put ébranler. Elle paraissait inconcevable au jeune de Zastrow, qui n'avait pas imaginé jusqu'alors qu'une femme pût résister au bon ton, aux grâces, à l'élégance, qu'il avait acquis dans ces voyages. Un an de séjour à Paris, des liaisons de jeux avec quelques roués à la mode, des succès payés au poids de l'or avec des actrices, l'avaient si pleinement convaincu de son mérite irrésistible, qu'il croyait n'avoir qu'à paraître pour tout subjuguer sans se donner la moindre peine.

Il laissait à sa tante le soin de faire sa cour, et pensait que Matilde lui en devait de reste quand il lui avait juré sur sa parole d'honneur, qu'elle était jolie comme un ange; que sa forme était délicieuse; que sa physionomie avait quelque chose de français; qu'elle était presque aussi bien que mademoiselle D. de l'Opéra; qu'elle chantait comme mademoiselle R.; que dès qu'elle serait sa femme, il la mènerait à Paris, où certainement elle ferait sensation: et il disait cela en se regardant au miroir, en admirant sa jambe, en s'interrompant pour montrer une breloque nouvelle, une mode du jour.

Voilà, disait Matilde, quel est l'être dont ma tante est enthousiasmée, auquel elle voulait unir mon sort, et dont elle ne cessait de me vanter la figure, l'esprit et la passion. Pour moi, j'avoue que je n'ai su voir qu'un homme bien blond, bien suffisant, bien égoïste, n'aimant que lui seul au monde, et ne me faisant l'honneur de penser à moi que parce que j'étais la soeur de favori du roi, et l'héritière de madame de Zastrow.

Je ne cachais point me façon de penser à ma tante ni sur son neveu, ni sur Lindorf. Elle savait combien je haïssais l'un et combien j'aimais l'autre, et ne cessait de chercher à détruire ces deux sentiments. — Vous voyez bien, me disait-elle, que votre frère a changé d'avis. — Oui, ma tante, mais son avis ne change pas mon coeur. — Votre Lindorf ne vous aime plus. — Est-ce que je dois me punir de son infidélité? — Vous ne le reverrez jamais. — A-t-on besoin de voir pour aimer et pour tenir ce qu'on a promis? — Mais sa légèreté vous dégage. — Point du tout: c'est lui que sa légèreté dégage; mais si je ne suis pas légère, est-ce ma faute à moi? Dépend-il de lui, de vous, de moi-même, de qui que ce soit au monde, que je ne l'aime plus et que j'en aime un autre?

Ces conversations finissaient ordinairement assez mal; j'étais tour à tour grondée, caressée, flattée, menacée; et, malgré tout mon courage, j'étais au désespoir. Enfin, je pris le parti d'écrire, non pas à vous, mon frère, je vous croyais au fond de la Russie: on aurait pu me marier dix fois avant votre réponse; j'étais d'ailleurs un peu piquée de votre abandon, de votre silence, et j'écrivis à Lindorf. — A Lindorf! en Angleterre? Saviez-vous son adresse? — Je ne savais pas même s'il était bien vrai qu'il y fût: quelquefois je me donnais le plaisir de croire qu'on ne m'avait dit que des mensonges; cependant tout semblait les confirmer.

J'écrivis donc: ce fut un moment de bonheur et de consolation; et quoique ma lettre restât dans mon portefeuille dès qu'elle fut écrite, je me crus beaucoup moins malheureuse. Il est vrai que j'avais un léger espoir de découvrir si Lindorf était en Angleterre, et peut-être même de la lui faire parvenir: voici sur quoi je le fondais.

A mon arrivée à Dresde, mademoiselle de Manteul, fille aimable, mais plus âgée que moi, m'avait prévenue par mille politesses; les liaisons de sa famille avec ma tante me mettaient à même de la voir souvent. Ayant perdu depuis longtemps sa mère, vivant seule avec un vieux père goutteux et un frère cadet, elle jouissait d'une liberté qui rendait sa maison et son commerce très-agréables pour une jeune personne. Elle était continuellement chez moi, ou m'attirait chez elle. Flattée de l'amitié que me témoignait une grande demoiselle de vingt-cinq ans, je répondis à ces avances, et nous finîmes par nous lier autant que la différence de nos âges pouvait le permettre. Quoiqu'elle fît tout au monde pour me la faire oublier cette différence, et que je désirasse avec passion d'avoir une confidente, je n'avais point encore osé lui avouer le secret de mon coeur. Un air un peu décidé, suite de son éducation; sa liaison intime avec ma tante, à qui elle faisait une cour assidue; l'amitié qu'elle témoignait à M. de Zastrow; tout me faisait craindre de trouver en elle un censeur de plus. Il me semblait que je me serais plus volontiers confiée à son frère, dont l'âge était plus rapproché du mien, et que son caractère doux et sensible devait rendre plus indulgent; mais il était lié aussi avec M. de Zastrow. D'ailleurs, il paraissait éviter les occasions d'être avec moi, plutôt que de les rechercher; et, peu de temps après, il annonça qu'il allait voyager pour quelques années.

Oh! quand j'appris qu'il commençait par l'Angleterre, comme mon coeur palpita! comme j'aurais voulu lui confier alors mon secret, le prier de s'informer de Lindorf, le charger de ma lettre! J'en cherchai le moment; mais, trop occupé des préparatifs de son départ, des regrets de quitter sa famille, je le vis peu, ou plutôt je ne pus prendre sur moi d'entamer avec lui cette conversation. Souvent je m'approchais de lui; je lui parlais de l'Angleterre,de son départ prochain; mais si je voulais essayer d'ajouter un mot sur l'objet qui m'intéressait uniquement, je me troublais, je ne savais plus comment m'exprimer, et je finissais par me taire, en rougissant comme si j'avais parlé, ou qu'on eût pu deviner ma pensée.

Mademoiselle de Manteul, presque toujours en tiers avec nous, voyait mon embarras et l'augmentait par ses plaisanteries. Enfin, son frère était parti que je cherchais encore comment je pourrais m'y prendre pour lui parler de Lindorf et lui donner ma lettre. Je fus désolée d'avoir manqué cette occasion de la lui faire parvenir.

Il me restait une ressource, mon amie pouvait l'envoyer à son frère; mais il fallait pour cela lui faire un aveu complet, l'intéresser à mon amour. Pour amener cette confidence, je lui parlais à tout moment de l'Angleterre, de son frère, des lettres intéressantes qu'elle en recevait, du bonheur d'avoir une correspondance avec quelqu'un qu'on aime; mais je n'avais pas encore osé prononcer le nom de Lindorf.

Un matin, elle entre chez moi, et jette une lettre sur mes genoux: Tenez, me dit-elle, vous qui croyez qu'il est si doux de recevoir des lettres, je vous fais présent de celle-là, aussi bien elle aurait dû vous être adressée. Mon frère m'écrit, il est vrai; mais c'est uniquement pour me parler de vous. — De moi? — Oui, de vous, petite méchante. Vous êtes la cause de son absence; vous me privez de mon frère: lisez et rappelez-le bien vite.

Je n'y comprenais rien encore; j'ouvris presque machinalement, et je fus bientôt au fait. Le jeune Manteul confiait à sa soeur des sentiments que j'étais bien loin de pouvoir partager et qui m'affligèrent; je ne voulais pas lire plus loin que la première page.

Bon Dieu! de quel plaisir j'allais me priver! Mon amie m'oblige à continuer; je tourne ce papier avec un mouvement de dépit et de chagrin, à peine ai-je parcouru des yeux cette seconde page, que j'entrevois au bas un nom…. Oh! comme mon chagrin s'évanouit pour faire place au plaisir le plus pur! C'est ce nom si cher à mon coeur, si présent à ma pensée; oui, c'est le nom de mon ami Lindorf que je vois en toutes lettres: M. le baron de Lindorf, capitaine aux gardes. Ah! je ne me trompe point: c'est lui, c'est bien lui-même. J'ai déjà lu l'article en entier; j'ai fait un cri de joie; j'ai pressé la lettre contre mon coeur, contre mes lèvres; j'ai pleuré et ri tout à la fois, comme si j'eusse été seule; et, voyant tout à coup devant moi la mine étonnée de mademoiselle de Manteul, je me suis jetée dans ses bras, et j'ai caché dans son sein mon trouble et mon émotion. Elle m'en demande la cause; elle me fait relever doucement. Matilde, me dit-elle, mais, ma chère Matilde, qu'avez-vous donc? Qu'est-ce qui vous agite à cet excès? — Ah! voyez, voyez; lisez vous-même, lui dis-je en lui montrant l'article de la lettre; je vous expliquerai tout; et pendant qu'elle lit, je cache encore mon visage sur son tablier.

"J'ai eu le bonheur, disait M. de Manteul à sa soeur, de rencontrer à Hambourg M. le baron de Lindorf, capitaine aux gardes du roi de Prusse, et cette connaissance deviendra, j'espère, une liaison intime. Nous avons fait la traversée ensemble; nous avons pris un même logement; nous ne nous quittons point, et nous nous convenons à merveille. Il est, comme moi, triste, occupé; il regrette aussi sa patrie: sans en être encore aux confidences, je parierais que son coeur n'est pas plus libre que le mien."

Ah! m'écriai-je alors en relevant la tête et joignant les mains, il n'est pas vrai donc qu'il aime en Angleterre, qu'il s'y marie, qu'il y est depuis six mois? Oh! mon coeur me le disait bien! — Mais qui donc? reprit mon amie: connaissez-vous ce baron de Lindorf? — Si je le connais!… — Mais l'aimeriez-vous? — Ah! si je l'aime!…. Enfin, de questions en questions, je fis à mademoiselle de Manteul une confidence entière de mes sentiments et de ma situation actuelle. Je lui racontai, mon cher frère, vos liaisons avec Lindorf, votre désir de nous unir; mais il faut toujours garder pour soi quelque chose, je ne lui dis pas comme vous aviez changé; je lui confiai cependant les doutes qu'on me donnait sur Lindorf; son silence semblait les confirmer.

Cependant il était possible, et je cherchais à me le persuader, que la difficulté de me faire parvenir ses lettres en fût la cause. Mon frère n'était plus dans ses intérêts; il le savait sans doute; et cette tristesse, et cet air occupé, et ces regrets sur sa patrie, et cet attachement que Manteul lui soupçonnait, rien ne m'était échappé, et tout ranimait mes espérances.

Mon amie m'avait écoutée avec l'intérêt le plus vif et le plus marqué. Quand j'eus fini, elle m'embrassa tendrement. Pauvre petite Matilde! pourquoi ne m'avez-vous pas dit plus tôt tout cela? Votre confiance me fait un plaisir si grand, et vous me la refusiez! — Je craignais que vous ne prissiez contre moi le parti de Zastrow. — Moi? oh! comme j'en suis éloignée! Je ne puis assez approuver votre résistance; mais vous finirez peut-être par céder? — Ah! jamais, jamais de ma vie; je ne puis, je ne veux aimer que Lindorf. — Dites aussi que vous ne devez aimer que lui; vous devez vous regarder comme absolument engagée, comme déjà mariée: ce serait un crime, un parjure que d'en épouser un autre. — Ah! je le pense bien ainsi; mais…. — Mais, qu'est-ce qu'il fait en Angleterre ce Lindorf? — Hélas! je l'ignore, je ne puis le comprendre; depuis plus de six mois, je n'ai pas de ses nouvelles. — Et vous pouvez rester ainsi? Que ne lui écrivez-vous?… C'était aller à mon but; aussi je répondis vivement: — Oh! je lui ai écrit. — Eh bien? — Ma lettre est dans mon portefeuille. — Il est sûr qu'elle y produit un grand effet! Enfant que vous êtes! donnez-la moi cette lettre, elle partira ce soir, et votre ami l'aura dans huit jours.

Comme je j'embrassai! Cependant les sentiments de son frère me revinrent dans l'esprit. Quelle bonté charmante! je craignis d'en abuser, et je dis en hésitant: Mais M. de Manteul voudra-t-il?…. — La commission est un peu cruelle, j'en conviens; mais il faut le guérir. Assommer tout à coup cet amour inutile, c'est lui rendre un service: allons, donnez. — La lettre était sortie du portefeuille; je me la laissai doucement arracher: elle était déjà cachetée. — Lui promettez-vous positivement, me dit mon amie, de n'être jamais qu'à lui, de ne pas épouser Zastrow? — Oh! très-positivement. — Fort bien; cela tranquillise ma conscience. Je crois servir deux époux persécutés: à présent, laissez-moi faire, et soyez sûre de mon zèle. En attendant la réponse de cette lettre, il faut gagner du temps. Envoyez-moi souvent Zastrow; je lui parlerai, je le flatterai; vous ne prendriez jamais sur vous de le tromper? — Oh non! je ne cesse de lui répéter que j'aimerai toujours Lindorf. — Et qu'est-ce qu'il vous répond? — Qu'il ne croit pas à la constance éternelle. — Il n'y croit pas? Ah! je le comprends bien; mais on saura lui prouver de quoi les femmes sont capables, n'est-ce pas, chère Matilde? — Je le lui promis de bien bonne foi; et je rentrai chez moi plus décidée que jamais à la résistance la plus ferme.

Ici, le comte s'approcha de Lindorf, et lui dit en riant quelques mots à l'oreille, auxquels il répondit sur le même ton. Les dames, surtout Matilde, voulaient savoir ce que c'était. — Vous le saurez, je vous le promets; mais, chère Matilde, achevez votre histoire: vous en étiez à la tendre amitié de mademoiselle de Manteul.

Jamais, peut-être, reprit Matilde avec feu, il n'en fut de pareille. A voir le vif intérêt qu'elle mettait dans nos entretiens, à son empressement, à son zèle, on eût dit que c'était elle qui me confiait le secret de son coeur, et qu'il s'agissait de son propre bonheur: elle animait, elle soutenait mon courage. Une fille de vingt-cinq ans pouvait-elle se tromper? Je me serais peut-être défiée de moi-même; mais, autorisée par une raison de cinq lustres, je crus n'avoir rien à me reprocher. Je persistai donc plus que jamais dans mes projets de résistance, et j'attendais avec impatience, mais sans effroi, la réponse de Lindorf, sûre qu'il me dirait au moins la vérité. Si je n'étais plus aimée, j'avais pris mon parti. — Qu'auriez-vous donc fait? demanda Caroline avec vivacité. — Tous mes efforts pour l'oublier aussi, mais en même temps le voeu de ne point me marier, de ne plus me fier à ce sexe perfide; je n'ai jamais compris qu'on pût aimer deux fois.

Ce mot, dit bien innocemment, porta une atteinte bien douloureuse au coeur de la sensible Caroline; elle rougit excessivement, baissa ses beaux yeux, les révéla à demi sur son époux, et les baissa de nouveau. Il vit ce charmant embarras; il en jouit un instant avec délices, baisa tendrement la main de Caroline; puis s'adressant à Lindorf: — Mon ami, lui dit-il, vous approuvez sans doute la façon de pense de Matilde, et peut-être avez-vous raison; mais chacun a la sienne; et, pour moi, je crois qu'il n'y a rien de plus doux, de plus flatteur, que d'être le second objet de l'attachement d'une femme délicate et sensible. Je compterais mille fois plus sur la durée de cet attachement que sur celle d'un coeur qui n'aurait pas appris à se défier de lui-même. — Comment, s'écria Matilde, c'est mon frère qui prêche l'inconstance? — Je ne donne pas ce nom à une seconde inclination, et je n'en permets que deux, pas davantage. — Oh! non sûrement, pas davantage, dit Caroline à demi-voix, en pressant contre son coeur la main du comte.

Pour moi, reprit Matilde, je trouvais à Dresde, que c'était déjà beaucoup trop d'une fois, et que nous autres femmes nous sommes bien dupes d'aimer. L'amour ne nous donne que des tourments, et si peu à ces hommes! Monsieur s'amusait tranquillement à Londres pendant que j'étais grondée, persécutée, désespérée du matin au soir. Je me trouvais cependant bien moins malheureuse depuis que j'avais une amie à qui je pouvais ouvrir mon coeur. Eh! quelle charmante amie! elle entrait si bien dans toutes mes idées; elle approuvait si fort mon amour et ma constance; elle me disait tant de bien de Lindorf et tant de mal de Zastrow! et cependant elle poussait la complaisance pour moi au point de le recevoir, de l'entretenir à ma place pendant des heures entières. Elle me conseilla même de l'inviter toujours dans les petites soirées que nous passions ensemble. C'est un moyen de le contenter qui ne vous expose point, me disait-elle, et dont votre tante vous saura gré; je vous promets de ne point vous quitter, d'être toujours là: il n'est rien que je ne fasse pour vous. En effet, ma tante était de meilleure humeur; elle ne me parlait plus de rien, et j'espérais gagner au moins un peu de temps. Mais il y a trois jours qu'elle m'apporta deux grands papiers, en m'ordonnant de les lire, de signer l'un des deux, à mon choix, et de les lui rapporter. Elle me laissa bien surprise. Deux grands papiers qui ressemblaient à deux contrats! me donnait-on à choisir entre Lindorf et Zastrow?

J'eus une courte espérance. J'ouvre, je lis, et je vois que tous deux regardent cet odieux Zastrow, que je haïssais tous les jours un peu plus.

L'un de ces papiers était bien, comme je l'avais pensé, mon contrat de mariage avec lui, où il ne manquait que ma signature, et par lequel ma tante m'assurait son héritage en entier; l'autre était une donation dans les formes de ce même héritage à M. de Zastrow, si je m'obstinais à le refuser.

Oh! comme je fus contente qu'on me laissât le choix! comme je signai bien vite cette donation! comme je l'apportai en sautant dans l'appartement de ma tante! Son neveu était avec elle. Tenez, leur dis-je en entrant, voilà qui est fait: oh! c'est de bien bon coeur que j'ai signé. M. de Zastrow, toujours vain et présomptueux, ne mit pas un instant en doute que ce ne fût le contrat. Il se jeta à mes pieds, me remercia mille fois de ma condescendance. — Je suis charmée qu'elle vous rende heureux, monsieur, lui dis-je en riant; mais ce n'est pas moi qu'il faut remercier; je n'y ai aucun mérite, je vous assure; j'ai suivi mon goût.

Alors ses transports redoublèrent, et j'eus la malice d'arrêter un instant sur cette phrase: — Oui, monsieur, repris-je lentement, mon goût…. pour la liberté…. D'ailleurs, ma tante est maîtresse de ses bontés, et jamais je n'ai désiré un instant de jouir de ces biens qu'on mettait en balance avec le plus grand de tous, le droit de disposer de mon coeur et de ma main. Zastrow se releva d'un air surpris; ma tante avait ouvert les papiers, et savait déjà lequel était signé. La colère se peignait dans ses yeux; je ne lui laissai pas le temps de l'exhaler. Je me mis à ses genoux; je baisai mille fois ses mains, et je lui dis: Ma tante, ma chère tante, ne vous fâchez pas; tout est bien à présent. Ne parlons plus de mariage, ni d'un héritage auquel je ne veux pas seulement penser, et dont la seule idée est un tourment pour mon coeur; déchirons ce contrat; et en disant cela, je le pris et le mis en mille pièces. — Laissons subsister cette donation à M. de Zastrow; les hommes ont plus besoin de richesses que nous; moi, je n'en veux point d'autres que votre amitié, celle de mon frère et l'amour de Lindorf, ou du moins la liberté de l'aimer toute ma vie. M. de Zastrow trouvera tant de femmes qui voudront de son amour, qui n'aimeront pas Lindorf, qui le rendront plus heureux que moi! Et quand vous aurez fait mourir de chagrin votre petite Matilde, où la retrouverez-vous?

En vérité, je crus qu'elle allait s'attendrir et céder à mes instances. Zastrow se promenait dans la chambre à grands pas, d'un air furieux. Elle me releva tendrement, en me serrant la main; puis se tournant de son côté: — Vous l'entendez, mon neveu? qu'en pensez-vous? — Ce que je pense, madame, dit-il d'un air tragique et menaçant; c'est que je veux Matilde, ou la mort. En même temps il tire son épée, oui, en vérité, son épée, et parut prêt à se tuer. Je m'élance, je saisis son bras. Ma tante jetait les hauts cris, disait qu'elle se trouvait mal; je ne savoir auquel courir. Enfin je ne pus les calmer tous les deux qu'en leur promettant de faire tout ce qu'on voudrait; et j'étais moi-même si fort émue et tremblante, qu'à peine pus-je articuler ce peu de mots, qui produisirent un grand effet. L'épée se remet dans le fourreau; la tante se ranime, m'embrasse et me prie de signer tout de suite.

Heureusement j'y avais mis bon ordre, et les pièces du contrat, éparses sur le tapis, avertirent qu'il fallait premièrement en faire un autre: on remit donc la signature au lendemain, mais on voulut que je renouvelasse ma promesse. Le moment de la terreur était passé; je frémis de ce qu'elle m'avait fait faire, de cet engagement que j'avais pris sans savoir ce que je disais; et, quand il s'agissait de le confirmer encore, mon coeur se serra au point d'en perdre connaissance. On fut obligé de m'emporter dans ma chambre et de me mettre au lit. Le mouvement me ranima; je ne pouvais encore ni parler ni ouvrir les yeux; mais j'entendais ce qu'on disait autour de moi. On me croyait toujours complètement évanouie, et ma tante disait à Zastrow: "Ne vous alarmez pas, mon neveu, cela n'est rien: nous l'avons aussi un peu trop effrayée, mais le plus difficile est fait. Elle a promis; demain elle signera, après-demain vous épouserez, et le frère dira tout ce qu'il lui plaira. Quand la chose sera faite, nous ne le craindrons plus; pour le moment, il faut la laisser tranquille." Ils sortirent en me recommandant aux soins des femmes qui m'entouraient. Oh! combien j'avais à penser, et comme je renvoyai bien vite tout le monde! Dès que j'eus repris tout à fait mes sens, je réfléchis sur les mots que ma tante avait prononcés: il n'y en avait pas un seul qui ne fût un sujet de surprise, de colère, de crainte, de douleur et même aussi de joie. — Nous l'avons trop effrayée, disait-elle. Quoi! cette scène dont j'avais été si cruellement la dupe n'était donc qu'une comédie, un jeu concerté entre ma tante et ce Zastrow pour obtenir mon consentement? J'en fus indignée, et de ce moment-là je ne me regardai plus comme engagée. Je frémissais cependant en me rappelant cette phrase: Elle a promis; demain elle signera, après-demain vous épouserez. Plutôt la mort, répétai-je avec effroi; mais ce qu'elle avait ajouté me rendait un peu d'espérance: Le frère dira ce qu'il lui plaira; nous ne le craindrons plus. On le craignait donc ce cher frère que je croyais du parti de mes persécuteurs; il n'en était donc pas; on m'avait trompée; il me restait donc un appui, un protecteur, un ami sur lequel je pouvais compter? Hélas! dans ma joie de l'avoir retrouvé cet ami, ce bon frère, j'oubliais la distance qui nous séparait, et que c'était le lendemain qu'on voulait disposer de mon sort.

J'était agitée de mille pensées différentes lorsque mademoiselle de Manteul entra chez moi. Je lui tendis les bras dès que je l'aperçus: Venez au secours de votre malheureuse amie, lui dis-je en pleurant.

Je n'imaginais pas encore jusqu'où peut aller l'amitié. Elle était aussi pâle, aussi tremblante, aussi émue que moi-même. — Je sais tout, me répondit-elle d'une voix altérée; je sors de chez votre tante. Qu'avez-vous fait, Matilde? Vous avez promis d'épouser Zastrow. — Je l'ai vu prêt à se tuer. — Bon! les hommes ne se tuent pas comme ils le disent; mais qu'est-ce que vous ferez? La tiendrez-vous cette fatale promesse? Rappelez-vous toutes celles que vous avez faites à votre cher Lindorf. — Eh! pensez-vous que je les oublie? lui dis-je avec impatience; elles sont toutes écrites là dans mon coeur: on me l'arracherait plutôt que de les en effacer. Mais ce n'est pas ce dont il s'agit à présent; c'est de me soustraire à cet odieux mariage. Dites, ma chère amie, ne savez-vous aucun moyen de le retarder au moins jusqu'à ce que j'aie écrit à mon frère? Il me protégera, j'en suis sûre à présent; je viens d'entendre un mot… Ah! s'il n'était pas en Russie, mon parti serait bientôt pris. — Comment? me dit mon amie, qui paraissait rêver à quelque chose; quel parti? Qu'est ce que vous feriez? — Je ne balancerais pas; je m'échapperais secrètement; je partirais; j'irais le joindre. — Quoi! me dit-elle avec transport, vous auriez ce courage? — En doutez-vous un instant? — Je vous admire, me dit-elle en m'embrassant; en effet, c'est le seul parti que vous ayez à prendre. J'y pensais, mais je n'osais vous le proposer. — Hélas! lui dis-je, c'est une chimère impossible; mon frère est en Russie; c'est trop loin, je n'irai jamais jusque-là. — Il est vrai que c'est difficile, dit-elle en hésitant; mais n'avez-vous pas à Londres un oncle maternel? — Oui, milord Seymour. — Eh bien; si vous alliez vous mettre sous sa protection? — Y pensez-vous bien, repris-je vivement, que j'aille en Angleterre à présent? Et Lindorf? — Eh bien! Lindorf y est; je ne croyais pas que ce fût une raison pour vous d'éviter ce pays-là. — Ah, ma chère amie, lui dis-je en secouant la tête, je suis perdue si vous n'avez que ce moyen à m'offrir. J'aimerais mieux la Russie, tout impossible qu'est ce voyage; et ce n'est qu'auprès de mon frère que je puis et que je veux chercher un asile. Je le dis avec tant de fermeté, qu'elle n'insista pas; mais elle me demanda l'explication de ce mot que j'avais entendu. Je la lui donnai; elle en parut frappée comme d'un trait de lumière, et me dit tout à coup: Puisqu'on vous trompe sur une chose, on peut vous tromper sur une autre. Je ne sais, mais je parierais que votre frère n'est point en Russie; il me semble aussi avoir entendu quelques mots. Laissez-moi retourner auprès de votre tante; je la ferai parler, et nous saurons bientôt à quoi nous en tenir.

Elle sortit, et ne tarda pas à revenir; la joie brillait dans ses yeux. Je ne me suis point trompée dans mes conjectures, me dit-elle en rentrant; on vous en imposait. Votre frère est à Berlin, marié avec une femme charmante. On vous a soustrait ses lettres; on vous cache qu'il doit venir ici dans quelque temps, et l'on est décidé à vous marier de gré ou de force, avant qu'il arrive. Demain vous serez obligée de signer ce contrat; on est décidé à passer sur tout, à vous conduire la main s'il le faut; et le jour suivant vous serez mariée. Voilà ce que votre tante vient de me confier. "Elle a promis, dit-elle; il faudra bien qu'elle tienne sa promesse."

O mon Dieu, mon Dieu! m'écriai-je, que ferai-je? Et vous m'annoncez tout cela comme si c'était un bonheur! — Je pensais que c'en était un d'apprendre que votre frère est à Berlin: il ne tient qu'à vous à présent d'éviter cette tyrannie. — Ah! oui, sans doute…. mais…. mais…. — Comment donc! ce courage que vous aviez tout à l'heure, le voilà tout à fait évanoui! Pauvre Matilde! vous céderez, je le vois; vous n'aurez jamais la fermeté de refuser; et, tirant de sa poche un petit almanach, elle le feuilleta. Oui, justement, reprit-elle, Lindorf doit avoir reçu votre lettre avant-hier; il ne se doute guère, je crois, que sa réponse vous trouvera mariée. — Cruelle amie! lui dis-je avec dépit, est-ce ainsi que vous me consolez, que vous venez à mon secours? — Qu'est-ce que vous voulez que je dise à une petite fille faible et timide, qui ne sait elle-même ce qu'elle veut ou ne veut pas? Quand on n'ose rien entreprendre pour se tirer d'affaire, il ne reste d'autre parti que celui d'obéir; et je vous promets qu'avant deux jours vous serez baronne de Zastrow. — Jamais, jamais de ma vie, repris-je avec feu en mettant ma main sur sa bouche, cet odieux nom ne deviendra le mien! Je vous prouverai qu'une petite fille peut avoir de la fermeté; je saurai mourir s'il le faut. — Et pourquoi mourir quand on peut vivre et vivre heureuse? — Oh! j'aime beaucoup mieux mourir que d'aller ainsi toute seule à Berlin; cela m'est beaucoup plus facile. Je ne sais point le chemin de Berlin; je me perdrais mille fois avant d'y arriver, et je crois que jamais je n'aurais la force d'aller jusque-là.

Elle éclata de rire. — Pauvre enfant! vous avez pensé que je vous proposais d'aller à Berlin seule, à pied, comme une héroïne fugitive, déguisée en paysanne sans doute, un grand chapeau de paille sur les yeux, un petit paquet noué dans un mouchoir, et là-dessous un air de noblesse et de distinction qui vous trahit? Il n'y manquerait plus que la diligence, où l'on vous donne une place, pour être dans le grand costume des romans; cela serait sans doute beaucoup plus intéressant, mais peut-être moins sûr que ce que je vais vous proposer.

J'ai une ancienne femme de chambre mariée dans cette ville avec un des maîtres de la poste; elle m'est entièrement dévouée. Son mari vous donnera une chaise, des chevaux, vous conduira lui-même; elle vous accompagnera jusque chez votre frère, et vous pourrez attendre chez elle le moment de partir. Voyez si cela vous convient, ou si vous aimez mieux épouser Zastrow; c'est comme vous voudrez; mais il n'y a point de milieu: il faut vous décider sur-le-champ pour Zastrow ou pour la fuite. Passé ce moment, je ne pourrai plus vous servir.

Je ne balance plus, lui dis-je vivement: oh! que je suis heureuse d'avoir une amie comme vous! Oui, je veux partir, joindre mon frère, me conserver à Lindorf; mais cependant, il est affreux de quitter ainsi sa tante, de la tromper! — Plaisant scrupule! ne vous donne-t-elle pas l'exemple? Ne vous trompe-t-elle pas indignement? — Il est vrai, mais si j'essayais encore de la toucher? — Cela serait bien inutile; elle s'attend à vos pleurs, à vos hésitations, à vos évanouissements même, et, loin d'en être touchée, on en profiterait peut-être.

Ah! je partirai! m'écriai-je; je ne sens plus ni remords ni scrupules: on en agit trop indignement avec moi, et je n'ai plus que l'inquiétude de sortir sans être aperçue. — Rien n'est plus aisé; mettez mon manteau, mon voile; on croira que c'est moi, et je saurai bien m'échapper aussi à mon tour. Vous irez m'attendre chez moi, où je vous joindrai bientôt.

(Mademoiselle de Manteul n'est pas difficultueuse, dit le comte en souriant.)

Vous ne pouvez vous faire une idée de son zèle, de son activité. J'étais incapable de penser à rien. Dans un instant, elle rassembla ce que je voulais emporter avec moi, m'aida à me lever, à m'habiller, m'enveloppa dans sa grande pelisse, dans son voile de taffetas, m'ouvrit la porte, et me dit en m'embrassant: Allez, chère Matilde, vous n'avez pas un instant à perdre; songez qu'on peut entrer ici d'un moment à l'autre, et qu'il ne vous resterait alors aucune ressource. Cette idée me rendit mon courage, et j'étais déjà au bas de l'escalier lorsque je pensai que je devais laisser un billet sur ma table pour rassurer ma tante au moins sur ma vie. Je remontai; mademoiselle de Manteul fut effrayée de me voir rentrer; elle crut que j'avais rencontré quelqu'un. J'eus à peine commencé à lui dire ce qui me ramenait, qu'elle m'interrompit. — Vous êtes folle, je crois; écrire une lettre! Vous voulez donc laisser à votre tante le temps d'arriver? Lorsque je suis rentrée chez vous, elle m'a dit qu'elle allait me suivre. Allez; elle ne croira pas aussi facilement que vous que l'on est prêt à se tuer.

La peur de la voir arriver m'empêcha d'insister, et je sortis de la maison sans avoir été vue. Mademoiselle de Manteul logeait près de notre hôtel; je fus bientôt dans son appartement, et, quelques minutes après, elle m'y joignit. Nous aurons au moins une bonne heure pour nous arranger, me dit-elle en entrant; on croit que vous dormez: j'ai recommandé qu'on vous laissât tranquille. Commençons d'abord par nous rendre chez Marianne, cette femme dont je vous ai parlé. Dès qu'on s'apercevra de votre évasion, on viendra sans doute vous chercher ici; là, du moins, vous serez en sûreté, et nous fixerons avec elle et son mari le moment du départ. Si vous n'avez pas d'argent, je puis encore y suppléer. — Je la rassurai sur cet article; grâce à vos bontés, mon frère, j'étais toujours en fonds. Dès qu'elle m'eut conduite chez Marianne, qui consentit à tout ce qu'elle voulut, elle m'y laissa. On pourrait venir chez elle pour savoir si j'y étais; elle devait s'y rendre pour détourner les soupçons. Dès que je fus seule, je pensai douloureusement à l'inquiétude affreuse où serait ma tante si je la laissais dans l'ignorance totale de ce que j'étais devenue. J'avais bien assez de torts avec elle, sans les aggraver encore, et je résolus de réparer au moins celui-là. Je me fis donner du papier, de l'encre, une plume, et j'écrivis à peu près ceci:

"J'apprends dans cet instant, ma chère tante, que mon frère est à Berlin. Mon impatience de le voir est si vive, que je pars sans vous demander la permission que vous m'auriez peut-être refusée. Je m'épargne au moins par là le regret de vous désobéir encore: c'est bien assez pour moi d'emporter celui de vous avoir déplu par ma résistance. O ma tante! pourquoi m'avez-vous forcée à vous déplaire, à vous refuser quelque chose? Pourquoi me forcez-vous aujourd'hui à m'éloigner de vous? Il m'eût été si doux de vous consacrer ma volonté, ma vie! M. de Zastrow est trop délicat, sans doute, pour ne pas sentir qu'une promesse arrachée par la terreur et démentie par le coeur n'engage à rien. Je pense qu'il ne songera plus à se tuer à présent que je ne suis plus là pour l'arrêter; je lui conseille fort de vivre, et surtout d'être heureux sans Matilde."

Je chargeai un des enfants de Marianne de porter ce billet au portier de l'hôtel de Zastrow, et de le lui remettre sans dire de quelle part. Plus tranquille lorsque je pus penser que ma tante le serait, j'attendis assez patiemment mademoiselle de Manteul, qui m'avait promis de me revoir, et qui vint en effet assez tard.

Vous n'avez pas de temps à perdre, me dit-elle; partez à la pointe du jour. Zastrow s'obstine encore à vous chercher dans la ville, chez toutes vos connaissances; il sort de chez moi, et je l'ai confirmé dans cette idée, qui ne peut durer, mais qui vous donnera le temps de vous éloigner. Quel bonheur que vous n'ayez pas écrit où vous alliez, comme vous en aviez la fantaisie! Je n'osai jamais lui avouer que je venais de le faire; mais je sentis toute mon imprudence, et la peur d'être poursuivie s'empara de moi au point que je ne voulais plus partir. Mon amie employait toute son éloquence à me rassurer, et n'y parvenait pas. Elle réussit mieux en me peignant la colère où ma tante était sans doute contre moi; l'obligation où je me verrais d'avouer où j'avais été, et qui m'avait aidée; l'ascendant que ma fuite et mon retour allaient donner à ma tante. Je ne pouvais plus espérer de l'apaiser qu'en obéissant; et si je persistais à rentrer à l'hôtel, je n'y serais pas deux heures sans être la femme de Zastrow. Je ne la laissai pas même achever. Je veux partir, je partirai! m'écriai-je: le sort en est jeté, quoi qu'il puisse arriver; et les ordres furent donnés de suite pour avoir une chaise et des chevaux.

Mademoiselle de Manteul, craignant que mon courage ne s'évanouît au moment, ne me quitta plus. Son vieux père, toujours goutteux, ne la gênait point; elle fit dire qu'elle soupait en ville, et fut libre de rester avec moi jusqu'au moment de mon départ. Elle ne cessa de me parler de Zastrow, de Lindorf, de mon frère, de tout ce qui pouvait m'encourager dans mon entreprise et dissiper me frayeurs. Fiez-vous à moi, me dit-elle; demain matin je ferai demander Zastrow; je détournerai ses soupçons sur l'Angleterre; je le garderai longtemps; je l'entretiendrai si bien, que lors même qu'il vous saurait sur le route de Berlin, il sera trop tard pour vous poursuivre. Vous aurez déjà bien de l'avance lorsque je le laisserai sortir de chez moi.

Je fus un peu rassurée, ou plutôt ce n'était plus le moment d'écouter ma frayeur; j'en avais trop fait pour ne pas achever, et je vis arriver avec plaisir le moment de partir. J'embrassai mon amie sans pouvoir lui exprimer ma reconnaissance que par mes larmes et mes caresses. Pour elle, elle se livrait à la joie la plus vive de me voir, disait-elle, échappée à tant de dangers: je montai dans la chaise de poste.

Seule? interrompit le comte. — Avec cette femme que j'ai encore ici, cette Marianne qui avait servi mademoiselle de Manteul, et dont le mari me conduisait. — Et Lindorf? reprit le comte; vous voilà partie, ou peu s'en faut, et je ne vois point de Lindorf. Jusqu'à présent, c'est mademoiselle de Manteul qui vous enlève. — Aviez-vous donc pensé que c'était Lindorf? — J'apprends avec plaisir que non…; mais je ne comprends pas… — Un peu de patience, mon frère; ne me jugez pas une autre fois sur les apparences.

Me voilà donc dans une chaise de poste à côté de la bonne Marianne, escortée par son mari, qui courait à cheval, ne m'arrêtant que pour changer de chevaux, prodiguant les ducats aux postillons pour avancer, et prenant chaque buisson pour monsieur de Zastrow. Ma compagne me rassurait de son mieux; mademoiselle de Manteul était son oracle. Elle me répétait à chaque instant: Il n'y a rien à redouter, car mademoiselle l'a dit. Sur cette assurance, je devins plus tranquille, et la première journée s'étant passée avoir rien vu qui pût m'effrayer, je crus n'avoir plus rien à craindre, ni plus de précautions à garder. Nous étant arrêtées hier à une poste pour changer de chevaux, j'avançai étourdiment la tête hors la portière. J'entends une voix que je crois reconnaître, qui crie: C'est elle, c'est bien elle! Arrêtez, postillon, sur votre tête, arrêtez! Et je vois M. de Zastrow à côté de la chaise avec l'air le plus menaçant.

M. de Zastrow! s'écrièrent à la fois le comte et Caroline.

Eh! oui, monsieur de Zastrow; vous croyez à l'enchantement, n'est-ce pas? Vous pensez qu'une méchante fée l'avait transporté dans les airs, puisqu'il se trouvait là sans que je l'eusse aperçu sur la route? En vérité, je le crus aussi au premier instant; mais, hélas! je compris bientôt que la méchante fée qui me nuisait était ma propre imprudence. Le billet que j'avais écrit à ma tante les ayant instruits de la route que je prenais, M. de Zastrow comprit qu'il perdait son temps à me chercher à Dresde. J'avais écrit, sans doute, au moment de mon départ. En se mettant sans délai sur mes traces, il lui serait facile de me rejoindre et de me ramener: il était donc parti de suite, c'est-à-dire deux ou trois heures avant moi. Je croyais être poursuivie; et c'est moi qui le poursuivais bride abattue, et qui l'atteignis malheureusement à cette poste où il attendait des chevaux. Cette chère demoiselle de Manteul, comme elle aura été surprise en apprenant le matin qu'il était parti! quelles inquiétudes mortelles! comme elle aura tremblé pour moi! j'espère à présent qu'elle est rassurée.

Oui, dit le comte en souriant, elle doit être fort tranquille. Mais achevez, de grâce; votre histoire devient presque un petit roman.

Qu'appelez-vous un petit roman? Il y aurait assez d'événements pour en faire un de dix volumes: vous n'êtes pas au bout. J'en suis, je crois, à la terreur, à l'effroi, à la consternation à l'instant où je vois Zastrow. Je jette un cri perçant; je me cache au fond de la chaise. Marianne se désole; crie au postillon d'avancer; Zastrow le lui défend, le menace; des gens s'assemblent autour de nous; le bruit et la foule augmentent: il faut cependant prendre un parti. Je veux parler à Zastrow, lui imposer, lui demander quels droits il a sur moi, sur ma liberté, lui dire nettement que je préfère la mort à l'épouser, à retourner à Dresde avec lui: je lève les yeux; et qui vois-je à quatre pas de moi?…

C'est bien à présent que vous allez crier à la féerie, au roman, à tout ce qu'il y a de plus étonnant, de plus incroyable…… C'est Lindorf! oui, c'est Lindorf lui-même, que je croyais au fond de l'Angleterre, et qui est à côté de la chaise de poste, tout aussi frappé d'étonnement que moi-même. Nous nous écrions à la fois Matilde! Lindorf! Je ne balance pas un instant; je crois que le ciel lui-même l'envoie à mon secours; et m'élançant hors de la chaise….. Achevez l'histoire, Lindorf, dit-elle tout à coup en s'interrompant et baissant les yeux; vous savez le reste mieux que moi; et, se penchant sur Caroline, elle lui dit à l'oreille: Il ne dira pas, je l'espère, que je me jetai dans ses bras, et que je l'entourai des miens en le serrant de toutes mes forces.

Eh bien! mon cher Lindorf, achevez, je vous en conjure, dit le comte avec le ton de l'impatience; expliquez-moi, de grâce, par quel hasard tous vous trouviez là à point nommé sur la route de Dresde, derrière monsieur de Zastrow.

Je venais répondre moi-même à la charmante lettre que j'avais reçue à Londres. Quant à ma rencontre avec le baron de Zastrow, elle fut l'effet du hasard: oui, le hasard, ou, si vous voulez, mon bon génie, me fit arriver à cette poste à peu près en même temps que lui. Je ne le connaissais point; je vois un grand jeune homme de bonne mine, qui s'impatientait en attendant des chevaux, et paraissait en fureur de n'en pas trouver. Il s'informait en même temps si une jeune dame, qu'il tâchait de dépeindre, n'avait pas passé par là il y avait quelques heures. On lui disait que non: il jurait de nouveau, soutenait qu'elle devait être passée, et il envoyait le maître de poste à tous les diables. Dès que je fus descendu de ma chaise, il vint à moi: Monsieur, me dit-il, vous avez sûrement rencontré une jeune dame seule, jolie, allant très-vite? — Non, monsieur, je vous assure que je n'ai rencontré aucune dame, rien qui ressemble à que vous dites. — C'est bien inconcevable! dit-il en frappant du pied; ce billet serait-il une nouvelle ruse?….. Pardon, monsieur, reprit-il, de ma question, de l'agitation extrême où vous me voyez; on serait agité à moins: je cours après une femme que j'idolâtre, qui me promit sa main avant-hier, que je devais épouser aujourd'hui, et qui s'échappa hier au moment de signer. — C'est d'autant plus malheureux, lui répondis-je, que vous n'êtes pas d'une tournure à faire fuir une femme.

Mon compliment parut le flatter, et m'attira toute sa confiance. Il s'inclina; et, d'un ton suffisant qu'il voulait rendre modeste, il me répondit: Il est vrai, monsieur, que l'on ma dit cela quelquefois, et même que l'on me l'a prouvé; mais vous voyez cependant que les goûts sont différents; les femmes en ont quelquefois de si bizarres! peut-on répondre de leurs caprices? Imaginez que celle que je poursuis s'avise, à seize ans, de se piquer d'une fidélité romanesque pour un amant qui l'a quittée et qu'elle ne reverra jamais. Je ne le connais pas, mais je crois qu'on peut le valoir pour les agréments; et quant à la fortune et à la naissance, assurément je ne le cède à personne. — Je le crois, monsieur; mais si votre rival est aimé, vous conviendrez que cet avantage… — Aimé tant qu'il lui plaira; il est absent, il ne la verra plus. Si je puis la rattraper, elle est à moi, et finira par m'adorer.

Cette conversation se passait devant la porte de la maison de poste; et, m'étonnant de la facilité avec laquelle cet homme indiscret et vain s'ouvrait à un inconnu, ainsi que de son manque de délicatesse, j'approuvais intérieurement celle qui le fuyait, lorsqu'une chaise, arrivant au grand galop du côté de Dresde, nous interrompit. Il parut n'avoir d'abord aucun soupçon, et la seule curiosité l'engageait à regarder. La chaise arrête, une femme avance la tête. Je ne fis alors que l'entretenir et ne la reconnus point, mais mon homme s'écrie à l'instant: C'est elle! Elle se rejette au fond de la chaise en criant à son tour: Mon Dieu! c'est lui! Une femme de chambre disait au postillon d'avancer; Zastrow, la canne levée, menaçait de l'assommer s'il faisait un pas de plus.

Je balançai un instant sur ce que je devais faire. L'espèce de confidence de l'étranger semblait devoir me lier à ses intérêts, et j'en sentais un bien plus vif pour cette jeune infortunée qu'on mariait contre son gré. Je pouvais au moins être médiateur, chercher à ramener les esprits, à rassurer cette pauvre femme éperdue. Je m'approche de la chaise dans cette intention, bien éloigné d'imaginer à quel point j'étais intéressé à cette aventure, lorsque je m'entends nommer avec l'accent de la plus vive surprise. La portière s'ouvre, et Matilde elle-même, que je reconnus alors à l'instant, quoiqu'elle fût embellie et grandie, la charmante Matilde se précipite auprès de moi, et me prenant la main, elle me dit d'une voix entrecoupée par la terreur et par la joie: O cher Lindorf! Dieu lui-même vous envoie à mon secours; défendez votre Matilde; on veut vous l'enlever; mais elle ne sera, elle ne veut être qu'à vous.

A peine avais-je pu lui répondre, que Zastrow, m'ayant entendu nommer, jette sa canne, tire son épée, et s'avance fièrement en disant: Monsieur de Lindorf? quelle trahison! Et s'adressant à Matilde: Mademoiselle, je vous prie de monter dans ma chaise de poste; j'ai des ordres positifs de votre tante de vous ramener à Dresde, et je ne pense pas que monsieur ait le droit de s'y opposer.

C'est ce que nous verrons dans un moment, monsieur, lui dis-je froidement en soutenant Matilde, que tant d'émotions l'une sur l'autre avaient privée de ses sens, et qui se laissait tomber sur moi sans connaissance.

Je la soulevai, et l'emportai dans la maison du maître de poste. Je la posai sur le premier lit que je trouvai, et la recommandant à plusieurs personnes que le bruit avait rassemblées, je ressortis de suite; et, l'épée à la main, comme M. de Zastrow, j'allai au-devant de lui. Il voulait absolument entrer; deux or trois hommes le retenaient de force. Dès que je parus, on le laissa libre, et je m'éloignai de quelques pas avec lui: nous entrâmes dans un petit jardin.

Monsieur le baron, lui dis-je, vous m'avez accusé de trahison. Je conviens que les apparences sont peut-être contre moi; mais je veux bien vous assurer sur mon honneur que le hasard le plus heureux, il est vrai, m'a seul conduit ici. En vous parlant, j'ignorais également et que vous fussiez mon rival et que Matilde eût pris la fuite. Si cette assurance vous suffit, et que, laissant mademoiselle de Walstein maîtresse absolue d'elle-même, vous juriez de vous en rapporter à sa décision, je vous offre mon amitié, et je vous assure de mon estime; sinon je défendrai mes droits sur elle et sa liberté, aux dépens de ma vie.

Défends-les donc, traître, me répondit-il en se jetant sur moi avec tant d'impétuosité, que, n'étant point en garde, je ne pus éviter de recevoir une blessure au bras gauche. Elle était légère, et ne fit qu'irriter ma fureur contre mon adversaire. Il se livrait avec si peu de ménagement, et lorsqu'il me vit blessé il se crut si sûr de la victoire, que j'eus peu de peine à le désarmer. Son épée sauta de sa main; je mis légèrement le pied dessus. — Vous voilà hors de combat, lui dis-je; je suis maître de votre vie; je suis blessé et vous ne l'êtes pas; mais malgré ce petit désavantage, je suis prêt à vous rendre votre arme, et à recommencer si vous ne renoncez à toutes vos prétentions sur Matilde, et si vous ne promettez de repartir pour Dresde à l'instant même sans la revoir.

Il hésita; et je m'aperçus, au changement de sa physionomie, que mon procédé faisait impression sur lui. La fierté combattait encore, enfin l'honneur eut le dessus. Il me tendit la main: Rappelez-vous, me dit-il, qu'à ces deux conditions-là vous m'avez offert votre estime et votre amitié; je vous demande l'une et l'autre, et je cours les mériter en apaisant ma tante, en l'engageant à confirmer un bonheur qui vous est dû…. Oubliez le passé; faites ma paix avec Matilde; je ne prétends plus qu'à son amitié: aussi bien, ajouta-t-il en reprenant son ton suffisant, je suis peu accoutumé aux dédains, et je ne sais pourquoi j'ai supporté les siens si longtemps.

Je l'embrassai, en l'assurant que c'était la dernière cruelle qu'il trouverait; que pour lui résister il fallait avoir le coeur prévenu et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. Je le vis monter dans sa chaise, et je me hâtai de rentrer auprès de Matilde, dont j'étais très-inquiet; cependant jamais évanouissement ne fut plus heureux, puisqu'il lui déroba la connaissance d'une scène qui l'aurait mortellement effrayée. Elle commençait à reprendre ses sens, ne savait où elle était, et regardait autour d'elle avec étonnement lorsque j'entrai: alors sa charmante physionomie reprit ses grâces accoutumées. — Cher Lindorf, me dit-elle, ce n'est donc point un songe? il est vrai que je vous ai retrouvé? A présent, nous ne nous quitterons plus.

A peine put-il achever cette phrase, la jolie main de Matilde lui ferma la bouche. — Paix donc, monsieur! je ne vois pas qu'il soit besoin de répéter mot à mot toutes mes paroles. Mon cher frère, ma chère soeur, ne croyez pas un mot de tout cela; peut-être que je le pensais, mais vraiment je n'avais garde de le dire; et quand je l'aurais dit, savais-je ce que je faisais? Une fuite, une rencontre, une reconnaissance, un combat, un évanouissement…, on serait troublée à moins, et il est bien permis d'extravaguer un peu dans les premiers moments; mais à présent que me voilà bien raisonnable, je…. Elle regardait Lindorf en souriant malicieusement. — Eh bien? — Eh bien! je dis encore de même, et la raison confirme aujourd'hui ce qui échappait hier à l'amour.

Elle était si jolie en disant cela, toute cette petite figure avait tant de grâces, que Lindorf, dans ce moment, crut l'aimer plus qu'il n'avait aimé de sa vie, et l'exprima avec un feu, une vivacité, qui ne pouvaient laisser aucun doute. Caroline était transportée de joie, elle embrassa le comte en lui disant: Avais-je tort quand je vous assurais qu'il l'aimerait à la folie?

Le comte regardait Lindorf avec étonnement. Jusqu'alors, sans pouvoir comprendre par quel hasard il le trouvait réuni à Matilde, il avait attribué à un effort de raison et d'amitié l'attachement qu'il lui témoignait; il se rappelait trop bien à quel excès il avait adoré Caroline, pour croire qu'en aussi peu de temps cette passion si vive pût avoir un autre objet. Cependant Lindorf avait l'air de la sincérité en témoignant ses sentiments à Matilde; et Lindorf n'était pas faux. Le comte, d'ailleurs, était si fort accoutumé à lire dans son coeur, qu'aucun mouvement secret n'aurait pu lui échapper, et son coeur paraissait dicter ses expressions.

Lindorf s'aperçut à son tour de ce qui se passait dans l'âme du comte, et s'approchant de lui, il lui dit à demi-voix: Lorsque nous serons seuls, mon cher comte, je vous ferai mon histoire; vous aurez le clef de ce qui paraît vous surprendre: en attendant, croyez que votre ami n'a point appris l'art de feindre et qu'il sent tout ce qu'il exprime. Le comte lui serra la main, et pria Matilde d'achever ce qui lui restait à raconter: c'était peu de chose; mais on voulait tout savoir, et le moindre détail intéressait.

Ce fut encore Lindorf qui prit la parole. Mon valet de chambre, qui est chirurgien, pansa ma blessure. J'avais espéré pouvoir la cacher à Matilde, ainsi que mon combat avec Zastrow; je lui dis simplement qu'il avait entendu raison, et qu'il était reparti pour Dresde en promettant d'apaiser sa tante. Elle en fut charmée; et tous les deux éprouvant une égale impatience de vous revoir, nous partîmes à l'instant même.

Le mouvement de la voiture, et peut-être la douce agitation de mon coeur, ne tardèrent pas à rouvrir ma blessure. Matilde eut l'émotion la plus vive en voyant couler mon sang: il ne me fut plus possible de lui en cacher la cause, et nous fûmes obligés d'arrêter ici pour mettre un nouvel appareil. La plaie se trouva plus profonde que nous ne l'avions jugé d'abord; Varner me condamna à vingt-quatre heures de repos. Je sollicitai vainement mon aimable compagne de continuer sa route et de me laisser dans cette mauvaise auberge, elle ne voulut jamais y consentir.

Vraiment, je n'avais garde, interrompit Matilde avec vivacité; je connaissais mieux mon devoir: a-t-on jamais vu qu'une héroïne de roman abandonnât son chevalier blessé pour elle en la défendant contre un félon ravisseur? Je crois même que, pour bien remplir mon rôle, c'est moi qui devais panser cette plaie en l'arrosant de mes larmes; j'attachai du moins l'écharpe avec assez de grâce: qu'en dites-vous, mon frère? mon attitude n'était-elle pas touchante? — Vous ressembliez tout à fait, lui dit le comte en riant, à une princesse du temps d'Amadis. — Une des belles du fameux Galaor? reprit Matilde en jetant un petit coup d'oeil sur Lindorf.

C'est donc à celle qui l'a fixé? dit-il en lui baisant la main. — Galaor disait cela à toutes les belles qu'il rencontrait, et il les persuadait; mais je ne suis pas aussi crédule, et je vais mettre votre sincérité à l'épreuve. — Ordonnez. — Une femme autrefois exigeait froidement de son amant de ne pas prononcer une seule parole pendant deux années, et il obéissait: l'heureux temps! Je suis sûre à présent que si j'ordonnais à mon chevalier blessé repos et silence seulement jusqu'à demain, je ne serais pas obéie? — Vous le serez toujours, lui dit Lindorf en mettant un genou en terre, et il y a quelque mérite à ma soumission; j'avais bien des choses à dire à mon ami. — Et vous auriez passé la nuit entière à causer; et la fièvre, et la blessure?… Je réitère mes ordres absolus; repos et silence jusqu'à demain.

On le lui promit, mais avec peine. Les deux amis éprouvaient une égale impatience de s'entretenir en liberté; le comte surtout avait un double intérêt à pénétrer dans le coeur de Lindorf, à s'assurer qu'il était bien guéri de sa passion pour Caroline, et qu'il aimait assez Matilde pour faire son bonheur. Ils convinrent donc que, pour se dédommager du silence qu'on leur imposait, ils feraient route ensemble le lendemain dans la chaise de poste de Lindorf, et laisseraient aux dames la berline du comte. Cet arrangement fut accepté avec plaisir par Caroline. Elle désirait autant que les deux amis qu'ils eussent une conversation particulière qui achevât de rassurer son époux sur ses sentiments passés, et qui apprît à Lindorf ceux qu'elle éprouvait actuellement.

Matilde aurait préféré peut-être qu'on lui laissât soigner son chevalier blessé, mais elle n'osa le témoigner; et son frère ayant parlé d'envoyer son valet de chambre à Dresde avec des lettres pour la baronne de Zastrow, elle se retira pour lui écrire, ainsi qu'à mademoiselle de Manteul, à qui on renvoyait aussi ses gens et sa chaise.

Elle revint bientôt, ses deux lettres à la main. Le comte lut celle à madame de Zastrow, l'approuva, y joignit quelques lignes, et regardant Matilde qui cachetait celle pour mademoiselle de Manteul, il lui dit en souriant: — Exprimez-vous bien vivement votre reconnaissance à cette amie si zélée pour vos intérêts? — Mais je l'exprime comme je la sens; et c'est beaucoup dire. En vérité, vous qui êtes un héros d'amitié, mon frère, vous devez être enchanté d'en trouver un tel exemple, et chez une femme encore! — Le comte continuait de sourire. — Qu'est-ce que c'est que cet air ironique? Vous n'y croyez pas?…. Ma soeur, vous prendrez, j'espère, avec moi le parti de notre sexe. — Nous ferons mieux, dit Caroline, nous lui prouverons que deux femmes peuvent s'aimer de bonne foi. — Je ne leur fais pas le tort d'en douter, reprit le comte; je crois même qu'une amitié sincère, pure, désintéressée, est moins rare parmi les femmes qu'on ne le pense. Un sentiment si doux est fait pour leur âme sensible et confiante, mais vous me permettrez de ne pas citer mademoiselle de Manteul comme un modèle d'une amitié pure et désintéressée. — Comment? après tant de preuves de plus vif intérêt!… — Chère Matilde! je suis fâchée de vous ôter cette heureuse crédulité de votre âge, qui prouve si bien l'innocence de votre coeur; mais je doute très-fort que vous fussiez l'objet de ce vif intérêt que mademoiselle de Manteul prenait à votre situation. N'avez-vous jamais pensé que monsieur de Zastrow pouvait y avoir quelque part, et qu'elle a bien plus songé à éloigner une rivale qu'à servir une amie? toute sa conduite l'annonce, et j'en suite convaincu.

Matilde était confondue; mille petites circonstances se retraçaient en foule à son esprit, et lui prouvaient que son frère avait raison; cependant elle ne crut pas devoir en convenir, et dit avec vivacité: — En vérité, vous vous trompez tout à fait; elle déteste Zastrow; elle ne cessait de m'en dire du mal, de le tourner en ridicule. — Adresse de plus pour augmenter votre répugnance: c'est précisément ce qui me fait dire qu'elle n'est pas une véritable amie. Si mademoiselle de Manteul, victime d'un sentiment involontaire pour M. de Zastrow, vous eût ouvert son coeur et rendu confiance pour confiance; si vous eussiez concerté ensemble les moyens d'éviter un mariage qui vous rendait toutes les deux malheureuses, je croirais à son amitié et ne la blâmerais en rien; mais je déteste la ruse à cet âge, et sa conduite est une ruse continuelle. Elle n'a pensé qu'à elle seule en vous faisant faire une démarche imprudente, que l'événement justifie, mais qui pouvait vous perdre.

Lindorf prit la parole. — Vous êtes bien sévère, mon cher comte. Quels que soient les motifs de mademoiselle de Manteul, elle m'a trop bien servi pour que je ne cherche pas à la justifier. Je ne vois dans tout cela qu'une adresse bien pardonnable à l'amour; d'ailleurs en travaillant pour elle-même, elle sauvait aussi son amie d'un malheur inévitable. — Oui sans doute, dit Matilde, qui reprit courage en se voyant soutenue; car enfin, un jour de plus, et j'étais forcée d'épouser cet odieux Zastrow. — Et ne voyez-vous pas, ma chère amie, que j'étais en chemin? Un jour de plus, et vous étiez délivrée de la tyrannie, sans un éclat qui nuit toujours à la réputation d'une jeune personne, et sans vous brouiller avec une tante à qui vous devez beaucoup. Votre seul tort, chère Matilde, est de vous être défiée de ma tendre amitié, d'avoir pu croire un seul instant que je vous abandonnais, et de vous être confiée aveuglément à une jeune imprudente: d'ailleurs c'est elle qui vous a conduite et entraînée. — Ah! mon frère, s'écria Matilde en se jetant tout en pleurs dans ses bras, pardonnez-nous à l'un et à l'autre. Si vous saviez combien je me reproche de vous avoir parlé d'elle, de vous en avoir donné mauvaise opinion! J'étais si loin de penser, que je croyais de bonne foi que vous admireriez sa conduite et son zèle.

Lindorf se joignit à Matilde, et gronda son ami de sa sévérité. Caroline serrait Matilde contre son coeur, essuyait ses larmes, en versait avec elle. — Ah! puis-je en vouloir à mademoiselle de Manteul, s'écria le comte attendri à l'excès, puisque c'est à elle que je dois le bonheur de voir réuni tout ce que j'aime? Je lui pardonne si bien, que je désire de tout mon coeur qu'elle épouse Zastrow, et que je veux même en parler à ma tante. Pardonne aussi, toi, chère Matilde, si je t'ai affligée, si j'ai détruit ta douce illusion. J'ai cru te devoir cette petite leçon; c'est la dernière que je ferai, et dès ce moment, je remets à Lindorf le soin de ta conduite et de ton bonheur. Vous savez si je l'ai désirée cette union qui comble tous mes voeux! O ma Caroline, ma soeur, mon ami! mon coeur peut à peine suffire à tous les sentiments que vous inspirez au plus heureux des hommes.

Matilde le remercia mille fois de l'avoir éclairée sur son imprudence, qu'elle avait peine à se reprocher, disait-elle, puisqu'elle avait avancé l'instant de leur réunion. Elle voulut ajouter à sa lettre à mademoiselle de Manteul quelques plaisanteries sur M. de Zastrow, seulement pour lui prouver qu'on l'avait devinée.

Le comte ne s'était point trompé dans l'idée qu'il avait prise d'elle sur le récit de Matilde. Mademoiselle de Manteul n'avait eu d'autre motif qu'un goût très-vif pour le jeune baron de Zastrow. Il lui avait rendu quelques soins avant ses voyages, elle s'était même flattée de l'épouser à son retour. L'arrivée de Matilde à Dresde, les projets de sa famille, l'attachement que M. de Zastrow prit pour l'aimable épouse qu'on lui destinait, tout anéantissait ses espérances, lorsque la confidence de Matilde vint les ranimer. Elle ne s'était liée avec elle que pour se procurer les occasions de voir M. de Zastrow, de lui rappeler ses anciens sentiments, de pénétrer dans ceux de Matilde, de lui en inspirer, s'il était possible, pour quelque autre objet. Elle avait espéré que ce serait pour son frère, et c'est dans ce but qu'elle lui montra sa lettre. Sa joie fut extrême lorsqu'elle apprit que cet objet existait déjà, et que sa jeune rivale était décidée à la plus ferme résistance. Il lui importait trop qu'elle y persistât, pour ne pas l'encourager vivement; mais cela ne suffisait pas. Elle pensa que le meilleur moyen de parvenir à son but était d'éloigner Matilde de Dresde, et de l'engager à quelque démarche qui rompît absolument et sans retour le mariage projeté. Ce fut elle qui persuada à madame de Zastrow et à son neveu qu'en effrayant Matilde on obtiendrait son consentement. On a vu quel parti elle sut tirer de cet effroi, et comme tout lui réussit. Elle recueillit cependant peu de fuit de ses intrigues: M. de Zastrow reconnut dans la chaise de poste l'ancienne femme de chambre de mademoiselle de Manteul, et, convaincu qu'elle avait favorisé la fuite de Matilde, indigné du rôle perfide qu'elle avait joué, il eut peine à le lui pardonner. Mais ces perfidies étaient une suite de l'amour qu'elle avait pour lui, et quand l'amour-propre des hommes est flatté, ils sont toujours indulgents.

Revenons à nos heureux voyageurs. Le lendemain, la blessure de Lindorf allait à merveille: le bonheur est un baume si salutaire! On reprit donc la route de Berlin, Caroline et Matilde dans une des voitures, et les deux amis dans l'autre. Laissons les aimables belles-soeurs se parler des objets de leur tendresse, se féliciter de leur bonheur, former des plans délicieux pour l'avenir, et se lier d'une amitié qui durera toute leur vie; laissons-les regarder souvent aux deux portières de la chaise de poste qui les suit, et désirer d'arriver pour ne plus se quitter. Les deux amis partageaient leur impatience; mais les hommes sentent moins vivement ces petites privations qui font le désespoir des femmes sensibles. Peut-être sont-ils, dans les grandes occasions, plus ardents, plus passionnés, plus capables de tout pour l'objet de leur amour; mais toutes les preuves journalières, tous les sentiments, toutes les nuances d'une passion vive, délicate et soutenue, n'appartiennent qu'aux femmes. Non-seulement les hommes n'en sont pas susceptibles, il en est peu même qui sachent les apprécier. Ceux-ci d'ailleurs avaient tant de choses à se dire! et cependant la chaise roulait depuis longtemps, et le plus profond silence y régnait encore…. Lindorf ne savait par où commencer tout ce qu'il avait à l'époux de Caroline et le comte craignait que la moindre question n'eût l'air du doute ou du reproche: ce fut lui cependant qui parla le premier. Il exprima vivement à son ami tout ce qu'il avait éprouvé à la lecture du cahier qu'il avait remis à Caroline. Je confie sans la moindre crainte, lui dit-il, le bonheur de ma soeur à l'ami auquel je dois tout le mien, à celui qui, amoureux et aimé de la plus charmante femme de l'univers, sut non-seulement sacrifier sa passion, mais chercher à lui en inspirer pour un autre… O mon cher Lindorf! si je vous dois le coeur de Caroline et le bonheur de Matilde, pourrai-je jamais m'acquitter envers vous?… Mais expliquez-moi cette révolution subite dans vos sentiments, je ne puis la comprendre. Ceux que vous témoignez à ma soeur ne sont-ils pas un nouveau sacrifice de votre amitié généreuse? Ne cherchez-vous point à vous en imposer à vous-même? Est-il bien vrai que Caroline…

Mon cher comte, interrompit Lindorf vivement, je vous ferais des serments si je ne savais pas que la parole de votre ami vous suffit; croyez-le donc cet ami quand il vous assure qu'il est digne d'être votre frère, et qu'il n'exprime que ce qu'il sent. J'aime votre Caroline sans doute, mais comme j'aime son époux, d'une amitié aussi pure, aussi vive, aussi inaltérable; et j'aime ma chère Matilde comme la seule femme qui puisse actuellement me rendre heureux. Vous êtes surpris, je le vois; apprenez donc tout ce qui s'est passé dans mon coeur depuis notre séparation. Vous lirez dans ce coeur que vous avez formé. et j'ose croire que vous en serez satisfait. Le comte se prépara à l'écouter avec la plus grande attention, et Lindorf commença.

"Puisque vous avez lu mon cahier, mon cher comte, vous êtes instruit de l'époque et des détails de ma connaissance avec Caroline, et des sentiments qu'elle m'inspira. Je ne chercherai point à les justifier, vous savez s'il était possible de la voir avec indifférence; j'atteste le ciel que, malgré tous ses charmes, elle eût été sans danger pour moi, si j'avais eu le moindre soupçon des liens qui vous unissaient. Mais tout concourait à me laisser dans l'erreur; votre silence, l'âge de Caroline à peine sortie de l'enfance, le nom qu'elle portait, la bonne chanoinesse qui me témoignait ouvertement le plus vif désir de m'unir à son élève; tout enfin m'assurait qu'elle était libre, et qu'en osant l'adorer…. O mon ami! pourquoi votre fatale discrétion?…. Mais passons sur ces temps où, coupable sans le savoir, j'offensais l'ami généreux pour qui j'aurais sacrifié ma vie. Il a lu l'expression de ma douleur, de mes remords, de la résolution que je pris, à l'instant où je découvris mon crime, de m'éloigner pour toujours. Je crus le réparer en quelque sorte, ce crime involontaire, en faisant connaître à Caroline l'époux qu'elle fuyait; je savais que son âme était faite pour sentir, pour apprécier la vôtre, pour se donner à celui qui méritait seul un bien si précieux.

— Ah! c'est ton amitié qui sut me peindre avec ces traits si flatteurs, si propres à faire impression sur elle, interrompit le comte avec feu. Cher Lindorf! c'est à toi seul que je dois le coeur de ma Caroline, et tout le bonheur de ma vie; sans toi, sans cet amour que tu te reproches, Caroline eût toujours ignoré peut-être que je pouvais faire le sien. Mais achève, cher ami; il me tarde d'être convaincu que tu sera heureux comme moi, que Matilde peut récompenser le sublime effort qui dicta ton écrit et t'éloigna de Rindaw.

J'en partis, reprit Lindorf, bien décidé à ne revoir Caroline que lorsque je serais digne d'elle et de vous, et que j'aurais surmonté ma fatale passion; j'étais loin de prévoir que cet heureux moment fût aussi prochain. La solitude de mon antique château de Ronnebourg augmentait mon amour et ma mélancolie. Mon imagination me transportait sans cesse dans le pavillon de Rindaw, je croyais voir Caroline, je croyais l'entendre; et quand cette douce illusion se dissipait, mon désespoir et mes remords devenaient plus déchirants. Votre arrivée et le récit que vous me fîtes, y mirent le comble. Vous aimiez Caroline, votre bonheur dépendait d'être aimé d'elle: dès cet instant, je renouvelai le voeu de faire tous mes efforts pour surmonter ma passion, de me bannir plutôt pour jamais de ma patrie, et surtout de vous laisser toujours ignorer notre fatale rivalité. Oui, je l'aurais tenu ce voeu qui devenait chaque jour plus sacré, jamais le nom de Caroline ne serait sorti de ma bouche, si son apparition subite à Ronnebourg, cette apparition que je ne puis comprendre encore, n'eût égaré ma raison.

Dispensez-moi de vous peindre ce que j'éprouvai dans cet affreux moment, où, la croyant expirante, je trahis le secret de mon coeur; où je vous appris que cet ami comblé de vos bienfaits, après avoir attenté à vos jours, osait être votre rival. Je fus sur le point de vous venger moi-même et de suivre celle que je croyais déjà privée de la vie; mais elle fit quelques mouvements; je vis ses yeux se rouvrir, ses joues se colorer; elle vous était rendue, je ne voulus point troubler votre bonheur par l'affreux spectacle de la mort de votre ami. Je passai dans ma chambre; je vous écrivis une lettre, que vous avez trouvée sur mon bureau; et, montant à cheval, je m'éloignai rapidement sans savoir où j'allais, et sans penser à prendre aucun domestique avec moi.

La première journée, je marchai, sans tenir de route décidée, où mon cheval me conduisit. Le soir, arrêté dans une mauvaise auberge, je cherchai cependant à rassembler mes idées; je résolus de suivre mon premier projet, qui était de passer en Angleterre. J'avais écrit en cour pour en demander la permission, et je l'avais obtenue. Mon valet de chambre et mes équipages pouvaient me rejoindre; rien ne devait m'arrêter, et je pris tout de suite le chemin de Hambourg, où je voulais m'embarquer. Je courus la poste jour et nuit: ce mouvement continuel convenait à l'agitation de mon âme, et le repos m'eût été insupportable. J'aurais voulu trouver, en arrivant à Hambourg, un vaisseau prêt à partir, et m'embarquer en sortant de ma chaise ce poste: heureusement il n'y en avait pas. Quelques heures après mon arrivée, je fus saisi d'une fièvre ardente, qui dura plusieurs jours. Un médecin, que l'hôte fit appeler, me fit saigner si abondamment, qu'une faiblesse excessive succéda à la fièvre, et retarda mon départ. Forcé d'attendre à Hambourg le retour de ma santé et de mes forces, j'écrivis à mon valet de chambre de venir m'y joindre.

Cette maladie, suite bien naturelle de ce que j'avais éprouvé, et ma course forcée, furent sans doute un bonheur. Elle calma la violence de mes transports, et m'obligea, malgré moi peut-être, à suivre le plan que je m'étais prescrit dès que je sus que vous étiez l'époux de Caroline. Je puis vous l'avouer à présent que je rougis de ma faiblesse et que je l'ai surmontée; mais plus de vingt fois sur la route je fus tenté de retourner à Ronnebourg et de vous demander Caroline ou la mort. Si j'eusse été forcé de m'arrêter à Hambourg sans y tomber malade, peut-être aurais-je succombé, et je me serais à jamais rendu indigne de votre estime et de votre amitié. Ma fièvre, et surtout l'abattement de ma convalescence, me firent voir les objets sous un autre point de vue. Soit que le physique eût influé sur le moral, soit que ce fût le fruit des réflexions que je ne cessais de faire, ou que mon amitié pour vous, mon cher comte, fût assez forte pour triompher de l'amour, il est certain que ma passion s'affaiblissait chaque jour, ou plutôt ma raison se fortifiait. J'adorais toujours Caroline, mais comme on adore la Divinité, sans oser même imaginer de la revoir jamais. Je frémissais d'en avoir eu l'idée; et, loin de conserver le désir de me rapprocher d'elle, j'éprouvais celui de m'éloigner davantage, et j'attendais Varner avec impatience.

J'étais dans ces dispositions lorsque le jeune baron de Manteul arriva à Hambourg, et vint loger dans la même auberge que moi. L'hôte lui parla tout de suite de ma maladie, lui exagéra le danger où j'avais été, les soins qu'il avait pris de moi, ma peine à me rétablir, et lui inspira l'envie de me voir. Il se fit annoncer chez moi; je connaissais de réputation cette famille saxonne, je le reçus avec plaisir. Son extérieur me prévint en sa faveur, et sa conversation ne démentit point cette bonne opinion. Je fis sur lui la même impression. Au bout de quelques heures, nous fûmes ensemble comme d'anciennes connaissances. Il allait aussi en Angleterre; mais il ne pouvait s'arrêter plus de trois jours à Hambourg. Apprenant que je voulais aussi passer la mer, il me sollicita vivement de m'embarquer avec lui. Ma santé, qui se fortifiait chaque jour, me permettait de partir, et je consentis avec plaisir à cet arrangement, qui me procurait une compagnie agréable.

Je laissai à l'hôte un billet pour mon valet de chambre, et deux jours après nous quittâmes Hambourg, M. de Manteul et moi, en nous félicitant mutuellement de cette heureuse rencontre. Nous convînmes aussi de ne point nous quitter en arrivant à Londres, et de prendre un logement commun.

Ce jeune homme me convenait d'autant plus, qu'il était presque aussi triste que moi, et souvent nous soupirions à l'unisson: il fut le premier à le remarquer. Pendant la traversée, nous étions seuls sur le tillac, absorbés dans nos idées et gardant, tous les deux, le plus profond silence; Manteul le rompit enfin: Je crois, me dit-il, que je découvre entre nous une nouvelle conformité; convenez, mon cher Lindorf, que votre coeur est occupé, et que vous regrettez profondément quelqu'un dans votre patrie? Je rougis; mais, détournant la question sur lui-même, je lui dis en riant qu'il venait de me faire un aveu. Je ne le nie point, me répondit-il, et si vous connaissiez l'objet de mes regrets, vous en comprendriez la vivacité. Lorsque je quittai la Saxe, je croyais ne fuir que le danger d'aimer la plus charmante personne de l'univers; depuis que je ne la vois plus, je sens que le mal était fait et que je suis parti trop tard. — J'avouai que mon coeur n'était pas plus libre que le sien, mais sans rien ajouter de plus; je cherchai même à détourner la conversation, et je me contentai de quelques réflexions vagues sur les peines de l'amour.

Notre courte navigation fut heureuse. Nous arrivâmes à Londres. L'aspect de cette grande ville, si riche, si peuplée, eut le pouvoir de me distraire de ma mélancolie. Comme je désirais sincèrement d'en guérir, je me livrai de moi-même à toutes les distractions qui se présentaient, et je m'en trouvai bien. Je recouvrai bientôt mes forces, ma santé, même une partie de la gaieté qui m'était naturelle; cependant Caroline occupait toujours mon coeur et ma pensée. Dans mes moments de solitude, je ne songeais qu'à elle; mais comme je redoutais ce dangereux souvenir, je travaillais sans cesse à l'écarter, et j'étais seul le moins qu'il m'était possible. Manteul me quittait rarement, s'attachait à moi tous les jours davantage, et redoutait à l'avance le moment de nous séparer. A son arrivée à Londres, il avait trouvé chez son banquier des lettres de Dresde, qui parurent lui faire le plus grand plaisir.

Il serait possible, me dit-il alors, que son retour dans sa patrie fût plus prochain qu'il ne l'avait pensé; mais l'événement qui le rappellerait serait si heureux pour lui, qu'il ne regretterait que moi. Il m'était aisé de voir qu'il aurait voulu m'ouvrir entièrement son coeur, mais peut-être alors eût-il exigé la réciprocité, et j'étais décidé à ne confier jamais à personne le secret de ma fatale passion, à ne jamais prononcer le nom de Caroline. J'évitai donc, sans affectation, de lui demander celui de l'objet de son attachement, ou de lui faire aucune question que pût amener une confidence.

Nous avions été présentés par M. de J***, notre envoyé à la cour de Londres, chez plusieurs seigneurs. Un jour, nous étions à un dîner d'hommes, chez milord Salisbury. Au dessert, il fut question de porter des toasts. Vous connaissez sans doute cet usage anglais, qui consiste à boire à la ronde à la santé de la femme qui nous intéresse le plus? Lorsque ce fut mon tour, mon coeur disait Caroline, et ma bouche faillit à prononcer ce nom; je me retins cependant, et je priai qu'on me dispensât de nommer celle dont je portais la santé. On me plaisanta beaucoup sur ma discrétion, et l'on but à la ronde la santé de la belle inconnue.

Je ne serai point aussi discret que Lindorf, dit Manteul en prenant son verre, et je fais gloire de boire à la santé de l'aimable Matilde de Walstein. Ce nom me frappa si fort, que je crus avoir mal entendu; mais il fut répété plusieurs fois, et je ne pus douter que ce ne fût bien Matilde elle-même, cette Matilde dont j'avais été si tendrement aimé et que j'avais si cruellement offensée.

Je ne puis vous exprimer de quel trouble je fus saisi, moi qui, l'instant auparavant, n'aurais pas cru possible qu'un autre nom que celui de Caroline eût pu me faire la moindre impression.

Manteul était trop loin de moi pour lui parler, pour lui demander si cette Matilde était bien celle qu'il aimait; mais pouvais-je en douter? Sa physionomie s'était animée en prononçant son nom, en l'entendant répéter. Je le regardai, et je le trouvai mieux encore qu'à l'ordinaire; il me parut fait pour être aimé, et sans doute il l'était de Matilde. Ces lettres qui l'ont rendu si content étaient sans doute de Matilde; ce retour si prompt à Dresde, et qui doit le rendre si heureux, est sans doute ordonné par Matilde; sans doute il doit recevoir sa main; il a déjà son coeur. Toutes ces idées m'occupèrent, et cependant le reste du dîner et pendant le spectacle, où je fus entraîné malgré moi. J'aurais voulu pouvoir parler en particulier à Manteul, pénétrer dans son coeur; je me reprochais d'avoir évité ses confidences; je craignais d'avoir manqué le moment; enfin j'étais agité au point que, ne pouvant rester plus longtemps au spectacle, que je ne regardais ni n'écoutais, je pris le parti de le quitter et de rentrer chez moi, où j'attendis Manteul avec une impatience dont je ne pouvais me rendre raison à moi-même.

Il ne tarda pas à rentrer; ma prompte sortie du spectacle l'avait alarmé. A peine lui donnai-je le temps de me le dire; je lui demandai tout de suite si cette Matilde de Walstein dont il avait porté la santé, soeur de comte de Walstein, ambassadeur en Russie, était celle qu'il aimait? — Oui sans doute, me répondit-il avec feu; c'est elle-même, c'est votre charmante compatriote: est-ce que vous la connaissez? Elle était bien jeune lorsqu'elle quitta Berlin. — Je connais beaucoup son frère, lui dis-je en éludant ainsi sa question. Le comte de Walstein est pour moi plus qu'un ami; il est mon père, mon bienfaiteur, ce que j'ai de plus cher au monde. — O mon cher Lindorf! me dit Manteul en m'embrassant avec transport, s'il est vrai que vous soyez lié à ce point avec le frère de ma chère Matilde, je puis vous devoir mon bonheur. Elle m'a souvent protesté que ce frère aurait seul le droit de disposer d'elle. Vous lui parlerez pour moi; vous le préviendrez en ma faveur; dites-moi que vous le ferez. — N'en doutez pas, mon ami. Si Matilde trouve aussi son bonheur dans cette union, j'userai de tout le pouvoir que l'amitié me donne sur le comte pour l'engager à la former. Mais je croyais Matilde engagée avec le baron de Zastrow. — Ah! c'est ce cruel engagement, ou plutôt ce projet de mariage, qui peut seul me décider à m'éloigner de Dresde. J'étais ami de Zastrow; je ne voulais pas devenir son rival; j'ignorais alors la répugnance extrême que Matilde avait pour lui. Une lettre de ma soeur, que je trouvai en arrivant ici, me l'apprend et me donne les espérances les plus flatteuses. — Quoi! vous n'en aviez aucune jusqu'à cette lettre? — Aucune, absolument. Matilde ne m'a jamais témoigné que de l'estime, et cette simple amitié que je croyais une suite de celle qu'elle a pour ma soeur. Elle ne paraissait pas même s'apercevoir de la préférence que je lui donnais sur toutes les femmes; et, je crois déjà vous l'avoir dit, avant de m'éloigner d'elle, j'ignorais moi-même la force de mes sentiments. La lettre de ma soeur, en me faisant entrevoir la possibilité d'être heureux, m'a fait sentir combien j'aimais sa charmante amie.

Je brûlais de la voir cette lettre, et mon envie fut satisfaite: il la tira de son portefeuille, et me la donna. — Lisez, mon ami, me dit-il; voyez si je n'ai pas lieu de me flatter d'être aimé. Je la pris, et je la lus avec une émotion excessive.

"Mademoiselle de Manteul blâmait son frère d'être parti, de n'avoir pas suivi ses conseils, et fait ouvertement sa cour à la jeune comtesse. M. de Zastrow n'aurait point dû l'arrêter; il était détesté, et jamais ce mariage n'aurait lieu: tout qui prouvait, au contraire, que Manteul était aimé. Elle avait déjà remarqué bien ces choses avant son départ, à présent elle n'en doutait plus. Matilde avait témoigné le chagrin le plus vif en apprenant qu'il allai voyager, au point même d'en verser des larmes. Elle avait perdu sa gaieté; et ce qui m'assure, disait-elle, que votre absence seule cause sa tristesse, c'est qu'elle semble redoubler quand on parle de l'Angleterre. Elle disait hier, avec un charmant petit dépit: Ah! cette Angleterre, je ne sais pourquoi tous les hommes ont la passion d'y courir. Je crois, mon frère, que voilà d'assez bons symptômes. Si vous en voulez une preuve plus convaincante encore, c'est qu'elle m'a priée de lui montrer les lettres que vous m'écririez. Profitez de cet avis; il est temps encore, peut-être, de réparer la sottise que vous avez faite en vous éloignant de Dresde. Ecrivez-moi tout de suite une lettre qui n'ait pas l'air d'une réponse à celle-ci. Confiez-moi vos sentiments pour ma jeune amie; chargez-moi de pénétrer les siens; dites que le doute seul vous a fait partir, mais qu'à la moindre lueur d'espérance vous êtes prêt à revenir. Elle lira cette lettre; elle la lira devant moi; je verrai l'impression qu'elle fera sur elle, et certainement le secret de son coeur n'échappera pas à ma pénétration. J'espère, dans ma première, vous apprendre quelque chose de plus certain, et hâter votre retour, etc."

Cette lettre me parut en effet la preuve sûre que Matilde aimait le frère de son amie. J'éprouvais, malgré moi, le sentiment le plus pénible, une espèce de colère intérieure que je ne pouvais définir, et que je m'efforçais de cacher. Je lui rendis sa lettre, en confirmant les espérances flatteuses qu'elle lui donnait.

J'ai écrit à ma soeur, me dit-il, conformément à ce qu'elle me prescrivait, et j'attends sa réponse avec la plus vive impatience. Si, comme elle le pense, elle m'est favorable; si Matilde accepte mes voeux; si elle me permet de prétendre à son coeur et à sa main, vous voudrez bien, mon cher Lindorf, me servir auprès du comte: vous devoir mon bonheur est un moyen de l'augmenter encore. Je le lui promis solennellement, mais non pas sans éprouver quelque chose qui ressemblait assez à la jalousie. Le portrait qu'il me fit de votre charmante soeur y mit le comble. Je ne pus lui cacher que je l'avais vue souvent avant son départ pour Dresde, chez sa tante de Zastrow. Non, me disait-il, non, vous ne la connaissez pas. Lorsque Matilde quitta Berlin, à peine sortait-elle de l'enfance, et vous ne pouvez vous imaginer combien elle a gagné depuis ce temps-là, à quel point elle s'est formée, développée. Il est possible d'être plus belle que Matilde; il ne l'est pas de réunir plus de grâces et en même temps plus de noblesse, d'avoir un ensemble plus séduisant. Ses traits ne sont pas réguliers, mais chacun d'eux a une expression qui lui est propre; sa physionomie varie à chaque instant; elle est le miroir du coeur le plus excellent et de l'esprit le plus aimable. Tantôt gaie, badine, folâtre, mutine même, elle inspire la joie et le plaisir à tout ce qui l'entoure; dans d'autres moments, douce, sensible, caressante, elle attendrirait l'âme la plus froide: voilà celle que je voyais tous les jours. Ai-je pu résister à tant de charmes? et jugez de mon bonheur si je puis les posséder.

Ah! sans doute j'en pouvais juger par mes regrets de l'avoir négligé ce bonheur lorsqu'il m'était offert. Quoi! j'avais été aimé de cette adorable personne, dont chaque trait se gravait dans mon âme; il n'avait tenu qu'à moi, qu'à moi seul de m'unir à elle! Mais l'avais-je mérité ce bien dont je connaissais trop tard tout le prix? N'a-t-elle pas dû l'oublier cet homme qui n'a payé ses sentiments que de la plus noire ingratitude, qui l'a négligée, abandonnée; qui, livré tout entier à une autre passion, a repoussé durement le coeur qui se donnait à lui, et l'a forcé de chercher un autre objet d'attachement?

Ces idées, qui se succédaient dans mon imagination comme des éclairs, me donnaient un air sombre et préoccupé, dont Manteul dut être surpris; mais le sujet de la conversation l'intéressait trop pour qu'il s'aperçût de rien. Il aurait voulu me parler plus longtemps de sa chère Matilde et de ses espérances; mais il ne m'était plus possible de l'entendre de sang-froid. Je prétextai une migraine, et il me laissa.

Il me tardait d'être seul, de chercher à démêler ce qui se passait en moi, pourquoi j'éprouvais cette agitation singulière pour un événement que j'aurais dû prévoir et désirer. Puisque je n'aimais pas Matilde, puisque j'avais renoncé à son coeur, à sa main, aux droits que j'avais sur elle, ne devais-je pas être charmé qu'un autre lui rendît plus de justice et réparât tous mes torts? Ah! je l'étais si peu, qu'il me paraissait que Manteul m'enlevait un bien qui m'appartenait, et que j'avais l'inconséquence, l'injustice d'accuser Matilde de légèreté, et de lui reprocher une inconstance dont j'étais moi-même si coupable.

Je me rappelais toute les circonstances de notre liaison, ces promesses si tendres, si naïve, si souvent répétées dans ses lettres de n'aimer jamais que moi, et je disais: Toutes les femmes sont légères; comme si je n'avais pas été la preuve que les hommes n'ont pas trop le droit de se plaindre d'elles!

Je réfléchis ensuite sur ma position avec Manteul, sur cette fatalité qui me rendait pour la seconde fois le rival d'un ami; mais je n'osais convenir avec moi-même que j'étais son rival, et je me promis, s'il était aimé, comme tout m'en assurait, de le servir avec toute la vivacité et la chaleur de l'amitié. Je lui en renouvelai l'assurance, et nous attendîmes avec une égale impatience la réponse de sa soeur, qui devait contenir l'arrêt de son sort. Il me paraissait quelquefois qu'elle serait aussi l'arrêt du mien. — Et Caroline est donc entièrement oubliée? Est-elle effacée de ce coeur où elle a régné avec tant d'empire? — Non, mon ami; Caroline est présente à mon coeur, à ma pensée, plus que je ne le voudrais; mais j'écarte autant qu'il m'est possible ce dangereux souvenir. Depuis quelque temps, je pense plus à Caroline de Walstein qu'à Caroline de Lichtfield; mon imagination n'erre plus dans le parc de Rindaw ni dans le petit pavillon. Je vois Caroline occupant à Berlin l'hôtel du meilleur des hommes, du plus aimable des époux, et goûtant tout son bonheur: je sens que bientôt je pourrai penser à elle sans remords. Son nom se lie, s'identifie tous les jours davantage avec le vôtre dans mon coeur: déjà je ne les sépare plus, et je vous aime presque également; déjà le nom de Matilde, que Manteul prononce sans cesse, me donne une émotion plus vive, et d'une nature que je connais trop bien pour ne pas la distinguer. Voilà, mon cher ami, ma guérison bien avancée; vous allez savoir ce qui va l'achever.

Nous avions formé le projet, dès notre arrivée en Angleterre, d'en parcourir les différentes provinces; mais croyant y passer l'hiver, nous avions remis ce voyage au printemps prochain. Manteul, décidé à repartir tout de suite si les lettres de sa soeur le rappelaient à Dresde, me pria de ne pas le différer, et de voir au moins les endroits les plus intéressants. Depuis ces confidences, j'éprouvais un malaise et une agitation intérieurs qui ne me permettaient pas de rester en place. Je pensai qu'un voyage me ferait du bien, et je consentis à ce que mon ami désirait. Nous partîmes donc; nous parcourûmes plusieurs provinces ou comtés, la principauté de Galles, et nous vîmes tout ce que ces différents lieux pouvaient offrir de curieux et d'intéressant.

Ce n'est pas le moment, mon cher comte, de vous donner des détails sur un pays où la paix et la liberté, entretiennent l'abondance, où les campagnes, cultivées par de riches fermiers, ne sont pas, comme les nôtres, le théâtre des guerres sanglantes et des désastres affreux qui en sont la suite. Sûrs de pouvoir les nourrir, ils ne craignent point de donner le jour à de nombreux citoyens. Les villages, ou petites villes principales des provinces, sont extrêmement peuplés, et tout le monde a l'air à son aise et heureux. La noblesse anglaise passe une partie de l'année dans ses terres, et contribue à l'aisance de ses vassaux. Ces belles demeures sont entretenues avec un soin, une élégance bien au-dessus de la triste magnificence de nos antiques châteaux. Si l'on veut avoir une idée de la belle nature et des agréments que peut offrir le séjour de la campagne, c'est en Angleterre qu'il faut aller. — Vous augmentez mon désir de connaître ce pays, dit le comte; je veux y mener ma chère Caroline: en attendant, j'aurais bien des choses à vous demander. — Je ne serai peut-être pas en état d'y répondre, reprit Lindorf; nous avons voyagé trop rapidement, et nous avions l'esprit et le coeur trop occupés pour remarquer tout ce qui méritait de l'être. Je ne puis vous parler que de ce qui doit nécessairement frapper tout étranger qui voit l'Angleterre pour la première fois.

L'impatience d'avoir des nouvelles de Dresde nous fit abréger notre tournée et reprendre le chemin de Londres, où nous espérions en trouver. J'étais certainement plus agité que Manteul; il se livrait aux plus douces espérances, et ne doutait presque plus de son bonheur. Je n'en doutais pas plus que lui; mais, loin de le partager, je l'enviais. Plus il était content, plus mon dépit secret et ma tristesse redoublaient.

Je lui parlais cependant à tout moment de Matilde; je me faisais répéter jusqu'aux moindres circonstances de sa vie; j'étais aussi inépuisable en questions sur elle que Manteul dans ses réponses: nous n'avions plus d'autre sujet de conversation, et à chaque instant ma jalousie, ma douleur, mes regrets, je dirai presque mon amour, prenaient de nouvelles forces. Manteul ne trouva point à Londres de lettres de sa soeur; mais deux jours après notre arrivée, je venais de me lever, et j'allais passer chez lui lorsque son laquais me remit de sa part un paquet cacheté dans une enveloppe à mon adresse. Surpris de cet envoi au moment où nous devions déjeuner ensemble, j'allais entrer chez lui avant même de l'ouvrir; mais on me dit qu'il venait de sortir, et qu'il ne reviendrait que pour le dîner. Mon étonnement augmenta; j'ouvris le paquet, non sans quelque émotion: elle devint plus forte encore lorsque je vis qu'il renfermait une lettre ouverte, avec le timbre de Dresde et qui paraissait en contenir une autre, adressée à Manteul. C'était sans doute la réponse de sa soeur et une lettre de Matilde; mais pourquoi ne pas me l'apporter lui-même? Malgré mon impatience de lire, je commençai par quelques lignes que Manteul avait écrites dans l'enveloppe. La voici, dit Lindorf en prenant des papiers dans son portefeuille; jugez quelle dut être ma surprise.

"J'ignore si c'est au meilleur des amis, ou bien au plus dissimulé des hommes, que j'envoie les lettres que je viens de recevoir. M'en rapporter absolument à lui sur l'opinion que je dois avoir de lui-même, c'est lui prouver ce que je cherche à croire, malgré toutes les apparences.. Quoi! Lindorf, vous êtes l'amant de Matilde! vous êtes son amant aimé, l'époux de son choix, nommé par son frère, accepté par son coeur, celui auquel elle sacrifierait sans balancer les hommages de l'univers; et c'est d'elle que je l'apprends! O Lindorf? quel pouvoir être le motif de cet inconcevable mystère? Je ne puis vous croire coupable d'une lâche trahison. Non, Lindorf, je ne le crois pas; mais j'ai droit d'exiger de vous de la confiance et de la sincérité….. Je m'y perds, et j'avoue que j'ai craint de vous voir dans le premier moment… Envoyez-moi votre réponse au café d'Orange. Rien ne doit plus vous empêcher d'être sincère: puisque vous êtes aimé, vous n'avez plus de rival.

"CH. DE M."

Non, mon ami, tout ce que j'éprouvai dans cet instant ne peut se décrire. Quoi! j'étais encore aimé de cette charmante et constante Matilde! Quoi! c'était pour moi, pour cet ingrat qui l'offensait, qu'elle refusait les hommages de Zastrow, de Manteul, qu'elle refuserait ceux de l'univers! Cette phrase, soulignée dans le billet de Manteul, était sans doute dans la lettre que j'allais lire. Je déployai celle de sa soeur; elle en renfermait une à mon adresse, dont l'écriture m'était bien connue. Un mouvement involontaire me la fit approcher de mes lèvres; j'allais l'ouvrir, et jouir de tout mon bonheur, quand une réflexion cruelle vint le troubler et m'arrêter. C'était aux dépens d'un ami que j'allais être heureux, et cet ami était dans le cas de me croire perfide. Je ne pus soutenir cette idée: vous êtes fait, mon cher comte, pour comprendre tout ce que j'éprouvai, même par les souvenirs qu'elle me retraça. C'était la seconde fois que l'amour et l'amitié étaient en opposition dans mon coeur: l'amitié devait toujours l'emporter. Il me fut impossible de lire mes lettres avant de m'être justifié auprès de Manteul, avant d'avoir, pour ainsi dire, son aveu.

Je les serrai dans mon bureau, et je me hâtai d'aller le chercher. J'allai d'abord au café qu'il m'indiquait, il n'y était pas encore. J'aurais dû l'attendre; mais l'attente dans ce moment-là n'était pas supportable, et je préférai le chercher ailleurs. J'aimais mieux lui parler que lui écrire: une lettre assez détaillée pour lui donner la clef de ma conduite n'allait pas à mon impatience; cependant, comme nous pouvions nous croiser pendant que je le chercherais, je pris le parti de laisser un mot pour lui au café même. Je lui disais seulement: "qu'il me rendait justice en me croyant incapable d'une perfide; que j'avais, il est vrai, bien des torts à me reprocher, mais non vis-à-vis de lui, et que Matilde seule était en droit de se plaindre. Je le priais de m'attendre à ce même café, et je lui promettais toutes les explications qu'il pourrait désirer; je l'assurai que je n'aurais pas un instant de repos qu'il ne m'eût entendu. Je n'ai pas lu, lui disais-je, ni ne lirai un seul mot des lettres que vous m'avez envoyées, que je ne vous aie vu. Je crois vous prouver par là le prix que j'attache à votre estime et à votre amitié."

Après avoir remis ce billet au garçon du café, je continuai ma recherche. J'allai à l'hôtel de Prusse, au Parc, chez nos connaissances; je le manquai partout, et je revins au café. J'appris avec chagrin qu'il venait d'en sortir, et qu'il avait à son tour laissé un billet pour moi. On me le donna, et le voici:

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