Cham et Japhet, ou De l'émigration des nègres chez les blancs considérée comme moyen providentiel de régénérer la race nègre et de civiliser l'Afrique intérieure.
Nous admettons avec lui «que l'Égypte ne produit plus que très-peu de blé, parce que les cultures dites commerciales, le coton et le sucre, envahissent son territoire, et qu'il en est de même pour tous les pays chauds, notamment pour le royaume des Deux Siciles.»
En France même, ajouterons-nous, la vigne, la betterave et le colza se sont substitués au blé sur de vastes étendues, et la consommation du blé, pourtant, y est toujours croissante en raison du grand nombre d'ouvriers appelés dans les villes et sur les chantiers par l'industrie, et qui, dans leurs villages et leurs hameaux, ne vivaient autrefois que de pain inférieur, avec supplément de châtaignes, de sarrasin et de gaudes.
Mais, si constantes et si progressives que soient les causes d'une diminution notable dans la production des blés et d'une augmentation dans leur consommation, l'Algérie, sans laquelle a compté M. Chevalier, sera là pour les atténuer, au moins quant à la France.
Avec elle nous n'avons point à redouter les effets des regrettables phénomènes économiques dont peuvent être menacés les autres États: elle ne faillira point à son honneur traditionnel; elle nourrira la France aujourd'hui comme elle nourrissait Rome autrefois.
A ce point de vue, surtout, elle aura bien mérité de tous dans la métropole, peuple et gouvernement.
Tous ces résultats, je le répète, et avec eux une franche et large émigration de colons européens, sont subordonnés à l'introduction préalable de nègres dans notre colonie.
Au nom de la religion qui s'en fera des prosélytes; au nom de la philanthropie qui en fera des heureux, et,—pour faire la part à tous,—au nom des intérêts matériels de la France et de l'Algérie, engagés dans cette oeuvre humanitaire pour sept cent millions, appelons-les donc à nous.
Pour en avoir cent mille, ce pourrait être l'affaire de trois ans; car par cela même que les marchands de Ratt, de Ghadamès et des Touaregs Azegeurs qui se fournissent d'esclaves dans le Soudan central, et les écoulaient autrefois sur Tunis et Tripoli, subissent les conséquences de l'adhésion des beys des deux régences à l'abolition de la traite, ils cherchent d'autres débouchés; et d'après des renseignements que nous pouvons considérer comme dignes de foi, «ce n'est pas le moindre motif de la visite à El-Aghouat et à Alger des trois chefs touaregs que nous y avons vus en 1857. «Il ne tient qu'à vous, disaient-ils, que El-Aghouat ne succède à Ratt et à Ghadamès.»
Si encore les Touaregs Hoggars qui exploitent Kachena et Tombouctou ont, pour les mêmes motifs, abandonné les routes de notre Sahara et pris celles du Maroc, ils reviendront à nous a la première demande que nous leur ferions d'un convoi de nègres.
A n'en pas douter donc, toutes les caravanes nous arriveront aussitôt que nos relations seront ouvertes avec le Bournou par Tuggurt, Souf, Ratt, Murzouk et la route de Clapperton; avec Kachena par El-Aghouat, Insalah, le Djebel Hoggard, Ahir, Agdez et Dmergou;—avec Tombouctou par El-Aghouat, Insalah et la route de Caillé;—avec le Ludamar, le Kâarta, le Bambouk par une route à peu près parallèle au départ, mais obliquant ensuite au sud-ouest pour franchir les forêts de gommiers dont les produits se traitent dans nos escales du haut Sénégal.
Alger dès lors, à travers cette immensité, tendra la main à Bakel et à
Saint-Louis.
Nous avons sous les yeux cinq brochures dont le titre est à peu près le même: Projet d'une expédition française dans l'Afrique centrale. Elles témoignent certainement, quant au fond, des excellentes intentions de leurs auteurs et d'études sérieuses. Mais en ce qui concerne les renseignements de détail qu'elles donnent sur les approvisionnements indispensables des caravanes transsahariennes, sur leur organisation en vue de toute éventualité, et sur la route à suivre de leur point de départ à leur point d'arrivée, nous demandons la permission d'en faire ce que nous ferons également de ceux que nous pourrions produire: nous n'en tiendrons pas compte.
La première condition de réussite, en effet, est de ne point embarrasser d'Européens les caravanes que nous aurons à diriger vers le sud, et de nous en remettre absolument, pour les approvisionnements et pour la route, aux khrebirs ou conducteurs; pour la protection, aux Touaregs. Un proverbe saharien dit: «Jamais grenouille n'a traversé le pays de la soif;» et, tous, nous sommes plus ou moins grenouilles.
Que l'on risque plus tard quelques savants, comme l'indique M. le baron Aucapitaine, dans une très-bonne étude sur la caravane de la Mecque, les grandes caravanes et le commerce de l'Algérie[101], nous l'admettons; mais pour aujourd'hui nous devons, dans l'intérêt même de la science, assurer à notre entreprise un succès décisif, purement commercial!
[Note 101: Revue contemporaine du 15 octobre 1857.]
C'était l'avis du chef touareg azegeur Ikhenouken, l'un de ceux dont nous venons de parler. «Je me charge, disait-il, de conduire, où vous le voudrez, une de vos caravanes et de la ramener avec le bien; mais pas de marchands chrétiens. La sollicitude dont je serais obligé de les entourer, les exigences de leurs habitudes, auxquelles il me faudrait pourvoir, ne me laisseraient pas ma liberté d'action. Nous verrons plus tard, et, quand le temps sera venu, je répondrai d'eux sur ma tête.»
L'archipel montagneux occupé par les Touaregs du Nord, dans l'océan saharien, s'étend de l'oasis de Ratt, à l'est, au Djebel Hoggard, à l'ouest, sur une longueur de 250 à 300 lieues, et barre ainsi la route à toutes les caravanes soudaniennes.
Avant d'arriver à destination, d'ailleurs, elles ont encore à franchir le pays des Touaregs du Sud, placés à l'avant-garde du Bournou et du Tombouctou.
Pirates et douaniers dans cet immense espace de cent mille lieues carrées, ils y prêtèrent sur le commerce un droit de protection et de transit ou s'arment en course contre les contrebandiers.
Il y va donc de notre intérêt absolu de nous en faire des intermédiaires, comme il y va du leur de nous en servir; et leur loyauté nous est acquise par cet intérêt même.
Or, et dès 1857, grâce à l'initiative de M. le maréchal comte Randon et à l'intelligente activité de M. Marguerite, commandant supérieur d'El-Aghouat, «nos rapports avec eux ayant été plus fréquents et de plus en plus satisfaisants, quelques-uns se sont rendus encore à El-Agbouat, conduits par le cheikh Ottman, l'un des personnages qui ont fait le voyage d'Alger, et se sont chargés de conduire jusqu'à Ratt une caravane organisée par nos soins[102].»
[Note 102: Ratt est une petite ville de 400 à 500 maisons. Tous les ans, au mois de novembre, les caravanes y arrivent de toutes parts et y forment un marché considérable. C'est le moment ou les marchands de R'damès, de Tripoli et du Djérid y reçoivent les caravanes qu'ils ont envoyées dans le Soudan l'année précédente et en forment de nouvelles. (Moniteur algérien des 10 et 25 janvier 1858.)]
Cette caravane, dans laquelle trois caïds des Ouled Nayls avaient engagé chacun mille francs et trois charges de marchandises, comptait soixante et quelques chameaux chargés de blé, de laine, de beurre et d'une somme de vingt mille francs argent. Elle se composait de gens des Ouled Nayls, des Laarbas, des Béni Laghouat et des Beni M'zab; et les fantassins qui l'accompagnaient, comme chameliers, appartenaient à la Smala même de Laghouat. Tout ce personnel laissait donc derrière lui, chez nous, ses biens et sa famille; et son chef, ses intérêts d'avenir.
Ainsi tentée dans des conditions pratiques dont nous ne devons point nous départir de longtemps encore, cette première expérience devait être décisive; et si, bien qu'elle eût complètement réussi, avec gros bénéfices et sans perte d'un seul homme ni d'un seul chameau, elle n'eût pas paru suffisamment concluante, celle qui la suivit, l'année d'après, n'eût plus laissé de doutes sur le succès impossible ou certain de semblables entreprises.
Une caravane nouvelle, cette fois, sous la conduite de M. Bouderbah, indigène, interprète de l'armée, dont l'éducation a été faite à Paris, et qui par conséquent représentait l'élément français assez pour l'accréditer dignement, sans le mettre en suspicion ouverte vis-à-vis des susceptibilités qu'il est prudent de ménager, partait d'El-Aghouat le 1er août 1858 et, guidée par le cheikh Ottman, campait sons les murs de Ratt le 29 septembre, sans autres difficultés que celles qui résultent d'un voyage de trois cent cinquante lieues à travers le désert.
Le moment était pourtant peu favorable: Ratt, où deux partis se disputaient l'autorité, était en plein état d'anarchie, avec complication de l'effet produit par cette nouvelle qu'y avaient répandue des lettres de Manzouk, qu'une caravane de Français voulait s'emparer de la ville. Aussi en avait-on fermé les portes, en réparait-on les remparts ébréchés ou menaçant ruine; et ces dispositions déjà peu rassurantes prenaient un caractère tout à fait sérieux de l'intermittente fusillade et des cris dont le bruit arrivait au bivouac de nos voyageurs. Nous avions heureusement des intelligences dans la place avec le cheikh Ikhenouken, notre ancien hôte à Alger, et celui de MM. Marguerite et Bouderbah a El-Aghouat. «Vous avez bien accueilli les Anglais, disait-il aux opposants, en faisant sans doute allusion au séjour prolongé de Richardson au milieu d'eux, pourquoi n'accueilleriez-vous pas les Français? Ils sont riches et puissants; s'ils voulaient prendre la ville, ils enverraient une armée et non pas une caravane de marchands; ce qu'ils veulent, c'est reconnaître le degré de sécurité des routes, l'importance commerciale du pays avant d'y risquer leur argent; recevez-les donc sans crainte; ne perdez pas cette occasion de nouer avec eux des relations qui assureront nos approvisionnements à bon marché et ouvriront un large débouché à nos marchandises.»
Cette logique de l'intérêt, développée par M. Bouderbah aux quelques chefs qu'Ikhenouken avait décidés à le visiter, et l'impassible contenance avec laquelle il continuait à procéder aux préparatifs de son installation, amenèrent bientôt à son camp une foule curieuse et de plus en plus confiante; la ville enfin lui fut ouverte. Des négociants de Ghadamès et de Murzouk y attendaient, avec six cents charges de chameaux accumulées déjà, les grandes caravanes du Bournou et du Haoussa qui s'y rencontrent annuellement en novembre pour en repartir fin décembre approvisionnées en soieries, soies et bourre de soie, draps communs, cotonnades, tapis, haïcs et chachias, quincaillerie, papiers, ambre jaune, corail long, verroterie, sucre, café, armes de toutes sortes, le tout de provenance anglaise, par Tunis et Tripoli. L'année précédente pourtant, un marchand de Souf, probablement approvisionné à Constantine, avait apporté a Ratt des objets français qu'il avait écoulés à plus de 100 pour 100 de bénéfice.
Ces notes, à l'adresse de nos Chambres de commerce, sont extraites du manuscrit de M. Bouderbah où sont également consignées, a l'adresse de la science, des observations météorologiques, géologiques, botaniques et même nosologiques, qui, si nous sommes bien informé, vont valoir à cet excellent travail les honneurs mérités d'une publication officielle.
Deux fois donc nous avons poussé des reconnaissances jusqu'à mi-chemin du Soudan central, sur la route du Bournou, par Mourzouk et Bilma; sur celle du Haoussa par Abir et Damergou; il nous sera tout aussi facile de cheminer par le Touat sur le Tombouctou et le Sénégal. Alger dès lors tendra la main à Bakel et à Saint-Louis.
Un jour viendra sans doute où se réalisera la vaste idée émise, il y a douze ou treize ans, par M. Fournel, et qui semblerait encore un rêve si elle n'avait reçu un commencement d'exécution dans notre Sahara oriental; un jour viendra où nous jalonnerons le grand désert de puits artésiens et d'oasis, la nuit illuminés de fanaux qui, d'étapes en étapes, guideront nos caravanes de long cours dont le soleil boit aujourd'hui les outres, et qu'ensevelissent ou dispersent des ouragans de sables. Désormais au repos à la source, par la chaleur, et toujours assurées d'un approvisionnement facile, elles accompliront leur voyage sans péril aucun pour elles et sans fatigue pour les émigrants soudaniens que nous appellerons à nous.
Pour le présent, et sans attendre cette rénovation de la terre, non plus que le chemin de fer qui, pour nos enfants, en sera la conséquence nécessaire et forcée la science peut mettre à notre disposition ses moyens peux coûteux de conserver à l'état salubre et de garantir d'évaporation les provisions d'eau de nos voyageurs; d'améliorer et de préserver de corruption leurs provisions de vivres; d'épargner enfin aux nègres que nous attendons les tortures de ces marches impitoyables durant lesquelles nous les avons vus chargés outre mesure, les pieds brûlés, exténués de soif et, ne pouvant plus suivre, abandonnés aux hyènes et aux chacals.
Toutes ces précautions prises pour parer à ces éventualités, entendons-nous avec les Touaregs pour lancer à la fois trois caravanes dans le Soudan avec mission d'y racheter en notre nom des captifs et promesse de les payer au prix de revient sur un point donné: Tugurt, El-Agbonat, El-Biad, par exemple.
A leur arrivée, que des représentants du gouvernement les reçoivent et, dans une solennité publique, les déclarent libres au nom de la France.
Qu'on organise aussitôt les hommes en bataillon, sous le commandement hiérarchique d'officiers, de sous-officiers et de caporaux du génie, avec quelques soldats de la même arme, bons ouvriers d'art, à titre de moniteurs; des aumôniers, des soeurs de charité et des médecins.
Réunis ensuite en famille, qu'on les groupe en smala dans les trois provinces, sur des points désignés, pour l'exécution de grands travaux d'utilité publique et la création de villages dont nous allons trouver plus loin la destination.
Par les soins intelligents de leurs chefs militaires et par leur tâche de chaque jour, en même temps que les hommes se façonneraient à la discipline, au maniement du fusil, de la pioche et de la charrue, les femmes et les enfants se feraient aux travaux du jardinage et des champs et, tous ensemble, recevraient des aumôniers une éducation chrétienne.
Ils s'acclimateront ainsi peu à peu et se familiariseront avec nos moeurs et notre langue.
Ce ne sont pas précisément des soldats qu'il s'agit de nous donner. Aussi leur laisserons-nous leur costume indigène, le serwal, la gandoura, et pour l'hiver un burnous. Serrée autour des reins avec une ceinture, la gandoura ne gênera pas plus qu'une blouse le maniement du fusil, et beaucoup moins que la capote ou la veste le maniement de la pioche; mais, outre que la discipline militaire à laquelle ils seront soumis est, ce me semble, pour des barbares, la meilleure école de civilisation, nous aurions en eux, au premier appel, et dans l'éventualité d'une guerre qui appellerait notre armée d'Afrique sur l'autre continent, un contingent d'hommes nombreux, faits à brûler des cartouches, étrangers aux Arabes par leur langue et leur religion, qui serait la nôtre, et que nous ne pourrions leur opposer.
Deux années suffiraient à cette première initiation, durant laquelle ils pourraient être également utilisés par le service des ponts et chaussées et mis exceptionnellement, pour les travaux urgents de la moisson, à la disposition des colons.
On les livrerait alors à l'agriculture et à l'industrie privée, dans les conditions plus haut posées: salaire de 20, 15 et 12 francs par mois,—retenue mensuelle au profit de la caisse d'immigration, etc.
S'il en était dans le nombre de trop rebelles au travail ou d'instincts dangereux, le fait serait constaté par procès-verbal et ils seraient renvoyés à la smala, où des peines disciplinaires—légales—leur seraient infligées, et où ils feraient corps à part dans les conditions à peu près où sont placés les ateliers des condamnés.
Ce serait là, du reste, l'objet d'un règlement d'administration dont nous avons dû nous borner à tracer à larges esquisses les données principales, et dont celui qui régit la matière aux Antilles et le décret présidentiel des 13 février-12 mars 1852, relatif à l'immigration des travailleurs dans les colonies, aux engagements de travail et aux obligations des travailleurs et de ceux qui les emploient, à la police rurale et à la répression du vagabondage, serviraient naturellement de base.
L'organisation de nos travailleurs, différant toutefois en plusieurs points essentiels de celle qui les régit dans les Antilles, notre législation devrait, par contre, nous être elle-même spéciale.
A leur arrivée chez nous, en effet, ils deviendraient pour deux ans engagés de l'État, qui, par conséquent, devrait pourvoir aux frais de leur rachat à 250 francs par homme et femme adultes, et à 150 francs par enfant de dix à quatorze ans, soit pour 100,000 (55,000 hommes, 36,000 femmes et 9,000 non adultes) 14 millions environ, à 100 francs de plus par tête qu'ils ne se payent à Ratt et sur les marchés du Maroc[103].
[Note 103: Léon G…, le Maroc en 1858 1859.]
Ce ne serait là, du reste, qu'une avance de trois annuités qui se couvrirait au moyen des retenues versées à la caisse-tontine d'immigration, et qui resterait en définitive au compte des engagistes.
Que si l'on calcule d'ailleurs le bénéfice en main-d'oeuvre à prix réduit de 200 pour 100 au moins qu'en retirerait l'État pour l'exécution de ses grands travaux, et ce que lui coûte un ouvrier civil qui vient en Algérie avec frais de route, passage gratuit, nourriture à bord, séjour au dépôt des ouvriers, secours éventuels, frais d'hôpitaux, et dont le retour en France double quelques mois après la dépense inutile, les chiffres donneront bien autrement valeur à notre proposition.
En appliquant ici les calculs du chapitre précédent, le rapatriement du premier tiers de nos engagés, à terme d'engagement, entraînerait un mouvement de 38 millions de francs, dont 17 acquis à la caisse d'immigration; d'où il suit que, dès le second rapatriement effectué, et l'État s'étant remboursé de ses 24 millions avancés, il en resterait 10 encore à la caisse pour continuer dorénavant ses opérations de rachat et de recrutement.
A partir de cette époque, on pourrait réduire proportionnellement les retenues et par conséquent le salaire des engagés, donc les charges des engagistes.
Il y a là, ce nous semble, les éléments d'une combinaison financière qui pourrait tenter les capitalistes et faire que, sans en appeler à l'intervention de l'État, le commerce algérien et les colons, réunis en société, pourvussent eux-mêmes au besoin urgent de bras qui les presse, et s'ouvrissent les marchés soudaniens, avec intérêt de 25 à 30 pour 100 des capitaux engagés dans l'entreprise.
Quanta nos rapatriés, nous opérerons avec eux dans le Soudan central comme nous avons opéré sur la lisière du continent africain avec les rapatriés de l'Amérique et de l'Asie, de façon à leur assurer des installations agricoles et commerciales dans des villages qu'ils seraient à même de bâtir, de fortifier et de défendre.
L'Algérie a tenu parole: ces malheureux noirs qu'elle a pris tout à l'heure à l'orée du désert, païens, captifs, pauvres et nus, elle vient de les rendre à leur pays natal, chrétiens, libres, riches et civilisés.
Elle y a gagné, pour elle, la première année, plus de 8 millions de journées de travail, la seconde année plus de 16 millions, la troisième plus de 24, au prix de 66 centimes pour les hommes. 50 centimes pour les femmes, 40 centimes pour les non adultes, soit, en moyenne, 53 centimes de solde et 60 centimes de nourriture,—1 fr. 13 c. environ, qu'elle paye aujourd'hui, quand elle en peut avoir, de 3 à 5 francs.
Son industrie s'est développée, et ses chefs d'ateliers, pourvus d'une main-d'oeuvre sûre et constante, se sont débarrassés comme elle de ces prétendus ouvriers, plus souvent au cabaret qu'à l'ouvrage, bras fainéants, bouches parasites qui vivent d'étapes en étapes, à la recherche d'un travail qu'ils ne veulent pas trouver, des aumônes de l'administration.
Ceux-là disparaîtront, et les autres, les bons, trouveront place sur la terre, désormais offerte à tous les travailleurs de bonne volonté.
Il ne doit point y avoir d'ouvriers nomades en Algérie; il faut à l'Algérie des colons attachés au sol, et son sol est assez vaste pour qu'une part y soit faite à tous.
Elle y a gagné des canaux, des barrages, des ponts, des routes, le dessèchement de ses marais, le défrichement de ses terres, une production au niveau des besoins de la France; des hameaux et des villages dans toutes ses plaines et sur toutes les lignes que suivront un jour ses voies ferrées.
Ces hameaux et ces villages seraient tout prêts à recevoir des hôtes, jusqu'ici vainement attendus, effrayés qu'ils sont de risquer leurs femmes et leurs enfants, et de se risquer eux-mêmes, hors de vue du coq de leur clocher, pour se lancer dans cet inconnu qu'on leur a dit peuplé de lions et de panthères; où il leur faudra bivaquer en attendant un abri et vivre de mince épargne du premier coup de pioche au dernier coup de faucille[104].
[Note 104: «Je vous écris cette lettre, c'est pour m'informer de ce qu'est devenu M… et toute sa famille, qui sont venus s'établir à Boufarick, parce qu'il me donne une grande inquiétude. Je vous dirai que j'ai entendu dire qu'il avait été mangé par les bêtes féroces.» (Lettre d'un paysan de la Charente.)]
Mais qu'un ou plusieurs villages, bâtis dans des conditions convenables, maisons suffisantes, église, école, presbytère, lavoir couvert, abreuvoir, aménagement des eaux, soient mis en adjudication, avec plans à l'appui du cahier des charges, dans un département de France;—et qu'il soit énoncé dans l'avis de vente que les acquéreurs, partis avec leur acte d'acquisition en poche, seront attendus au port de débarquement en Algérie, par un agent de l'administration qui, pour toute salutation de bienvenue, leur remettra la clef de leur nouveau domicile; quel est donc le chef de famille qui ne ferait écus de quelques arpents pour se donner pignon sur rue et quinze ou vingt hectares de terre,—un domaine?
Il n'est point d'amour de clocher plus fort que l'amour de la propriété; et d'ailleurs, eux tous, les acquéreurs de ces cinquante maisonnettes, dont le groupe prendrait un nom de leur pays, ne s'encourageraient-ils pas à l'audace de l'émigration, enhardis par une solidarité mutuelle, des habitudes communes, des amitiés traditionnelles et de plus jeunes amitiés, sans compter la juste ambition du mieux-être?
C'est par centaines de villages que nous peuplerions l'Algérie en quelques années, si les idées que nous venons d'émettre étaient acceptées; et ce serait par milliers, si elles étaient fécondées à la fois par la mise en application du vaste projet de M. le maréchal Randon, qui, par le cantonnement des indigènes, sans leur porter préjudice aucun, livrerait à la colonisation des millions d'hectares;—et de celui de M. le général baron de Chabaud-Latour, qui, pour en terminer avec les grands travaux d'utilité publique, leur affecterait 300 millions.
Solidaires que nous sommes de nos colonies, par cette solidarité filiale qui nous unit comme elle à la France, nous ajouterons qu'il leur serait économique de se recruter de travailleurs par nos ports algériens, au lien d'aller les prendre en Guinée et jusqu'au Congo.
Il résulte, en effet, de ce long voyage et de la concurrence que font les négriers aux agents de l'immigration, d'abord, que l'immigration même est insuffisante, ensuite, que chaque immigrant n'arrive à destination qu'au prix de 500 francs.
Si les Antilles au contraire s'alimentaient par l'Algérie, les conséquences les plus immédiates de ce fait, sans les considérer au point de vue des nouveaux intérêts qu'elles feraient se développer dans nos trois provinces, seraient que les engagés libres et les captifs rachetés pourraient être livrés, à nos planteurs de l'Océan, à 350 ou 400 francs au plus; et, circonstance importante, ce ne seraient pas seulement les engagistes qui bénéficieraient de la différence, ce seraient surtout les engagés qui remboursent, comme on l'a vu, les frais de leur engagement.
De plus, les négriers ne trouvant plus à s'approvisionner sur la cote d'Afrique, en raison de la direction centrale que prendrait l'émigration, leur trafic infamant serait de beaucoup réduit d'abord, anéanti bientôt après.
En attendant, enfin, que le gouvernement patronne ou qu'une compagnie financière, dont nous ne saurions comprendre l'hésitation, provoque une immigration qui nous soit spéciale, ceux de nos colons algériens, et ils sont nombreux, qui pensent avec nous que les nègres leur seraient d'utiles auxiliaires, en engageraient au passage et tenteraient ainsi une expérience désormais décisive.
En modifiant, comme nous venons de le faire, dans quelques-unes de ses dispositions, un projet qui, s'il a en les honneurs de très chauds assentiments, a soulevé de très-vives oppositions, nous faisons volontiers acte de déférence envers nos adversaires; mais nous croyons devoir à la cause que nous défendons et à ceux qui s'y sont ralliés de ne pas aller plus loin.
On nous a reproché de faire intervenir l'État, pour une somme qu'on a beaucoup exagérée, dans l'immigration algérienne; la combinaison nouvelle que nous proposons laisserait l'État libre de la prendre à sa charge ou de la confier, sous sa surveillance, à une association qui bientôt aurait en mains le monopole exclusif de tout le commerce soudanien, importation et exportation. Que nos adversaires en calculent les bénéfices et la portée.
On nous a crié de Paris: «Vous avez plus de bras que vous n'en pouvez employer, qu'avez-vous besoin de nègres?» et l'Algérie font entière, par la presse, par des pétitions collectives, par ses conseils généraux, continue à demander des bras.
On nous a dit: «Vous ferez les nègres chrétiens, oui, de nom, si l'on ajoute le baptême à toutes les autres violences, sinon, non.» Nous avons répondu par ce fait qu'ils se font chrétiens sans violence dans les colonies; que le père Gaver, seul avec sa charité, en a baptisé plus de trois cent mille au dix-huitième siècle, et qu'au contraire c'est par la violence que les Fellahs les ont faits musulmans du Niger au lac Tchad.
On nous a objecté que «nous ravivions la chasse à l'homme; que cette chasse serait primée et soudoyée par la France;» nous avons prouvé qu'elle existe comme autrefois, sans suppression possible dans l'état actuel des choses, primée et soudoyée qu'elle est par la traite de contrebande, et qu'à supposer que nous la ravivions pour un moment, nous y mettrions fin dans un temps prévu.
On nous a appelé «négrier philanthrope.» La même honorable injure avait
assailli le fondateur de Libéria et, pendant quarante ans, poursuivi
Wilberforce; l'un a vécu sur sa devise: Je sait que ce dessein est de
Dieu; l'autre est mort en disant: Ce que j'ai fait est bien.
Les gouvernements européens ont fait de l'esclavage ce que l'édilité des grandes villes fait des immondices. Montfaucon n'existe-t-il pas pour être en dehors de Paris? Mais qui donc semble y croire, sinon par quelques bouffées de vent que corrige bien vite un mouchoir parfumé? Eh bien! nous nous sommes placé, nous, au centre du Montfaucon africain et nous vous déclarons, à vous qui niez son infection à distance, que notre coeur bondit à l'odeur de ce charnier que vous protégez d'un cordon sanitaire.