Childéric, Roi des Francs, (tome premier)
CHILDÉRIC.
LIVRE NEUVIÈME.
SOMMAIRE
DU LIVRE NEUVIÈME.
Egidius espère encore. Mérovée, ranimé par le bonheur, retrouve des forces momentanées, et instruit son fils des devoirs des rois. La fête du Guy est célébrée, et après la cérémonie, le grand prêtre, suivi du roi, du prince, des braves et de l'armée, se rend au champ de Mars. Fureur d'Egésippe. Elle vole au champ de Mars. Trouble de Childéric à la vue de la belle romaine. Premiers mouvemens d'un amour extrême. Egésippe voit son triomphe et se promet une grande vengeance. Viomade lit dans le cœur du jeune prince, et s'afflige; il essaie en vain de l'éclairer. La fête est achevée; Childéric n'a vu qu'Egésippe, et ne songe qu'à elle. Mérovée s'affoiblit et expire dans les bras de son fils. Il est regretté de tous les Francs; son corps est réuni à celui de la reine Aboflède. La douleur de Childéric est vive et constante. Il paroît même oublier Egésippe. La gloire l'entraîne encore loin d'elle; il combat Odoacre, il est vainqueur; et prêt à rentrer dans Tournay, il est reçu par Egésippe, qui, entourée des épouses des guerriers, porte comme elles des couronnes aux vainqueurs. Une fête superbe attend le roi. Egésippe y développe autant d'art que de charmes; la nuit se passe dans les jeux, et Childéric, entièrement livré à l'amour, ne quitte Egésippe qu'avec effort et plein du désir de la revoir. Il évite tout entretien avec Viomade. Le brave désespéré se tait; le sommeil fuit l'un et l'autre.
LIVRE NEUVIÈME.
La fête du Guy étoit la plus agréable aux Francs; l'année où l'on pouvoit le découvrir étoit ordinairement abondante; le peuple, loin de voir dans cette fertilité une suite naturelle des combinaisons du tems et des saisons, la croyoit au contraire un effet particulier attaché à la religieuse cérémonie. Egidius espéroit en vain s'opposer à cette journée redoutable; il lui reste des partisans, de l'or, une armée; le prince est jeune et sans défiance, son cœur s'ouvre facilement à l'amitié, il est ardent et sensible; Egidius compte sur ses ressources, se flatte encore, et va cacher dans Soissons son inquiétude et ses espérances, après avoir dispersé et instruit de nouveau tous ceux dont il connoît l'adresse, l'intrigue, la fidélité et les moyens.
Mérovée, pour qui le bonheur est une nouvelle source de vie, a retrouvé ses forces épuisées; il sent que ce nouvel effort du flambeau prêt à s'éteindre, ne fera qu'en hâter la fin, et il profite de ses derniers instans pour instruire son fils de ses devoirs si pénibles et si grands; de l'état de son royaume, de ses ressources, et des imperfections du gouvernement. Childéric s'étonne que l'autorité royale ait tant de bornes. Ce n'est pas ainsi que commande l'empereur à Pékin, il s'en indigne; cette dépendance du trône, qui s'oppose à la force du gouvernant en la divisant, à sa paix intérieure en multipliant les pouvoirs et les volontés, irrite son génie et son ame. Mérovée essaie en vain de lui faire sentir que ces lois, suite d'un établissement encore peu assuré, ont été nécessaires; Childéric a peine à y soumettre sa raison, encore moins son cœur. Gardez-vous, disoit Mérovée, de tenir vos peuples dans une longue paix, ils tourneroient leur activité contre vous et contre eux. Vos troupes, par-tout triomphantes, remplissent de terreur leurs ennemis. Profitez de l'instant que vous ménage la victoire. Le meurtre d'Aëtius, la mort de Valentinien, celle de Maximus, les ravages de Genseric, la division des chefs de l'empire, l'ignorance de leurs généraux, l'expérience et les victoires des vôtres, les revers qui ont découragé vos ennemis; tout enfin vous dit de combattre. Tournez d'abord vos armes contre Odoacre; réduisez-le à une retraite prompte; attaquez-le avant qu'il ne soit reposé de ses combats; chassez-le des îles de la Loire; repoussez les Allemands qui se préparent à envahir les Gaules; chassez les Romains loin de vous, et étendez votre royaume sur l'Oise et la Seine: ensuite soyez législateur; car les sages lois font plus pour le bonheur des peuples que les grandes conquêtes.
Ainsi parloit Mérovée, et Childéric, impatient de se distinguer aussi, attendoit la saison guerrière pour marcher contre les Saxons; mais l'hiver commençoit à peine, et il falloit qu'il s'écoulât tout entier. La fête du Guy devoit se célébrer, et Childéric devoit être élevé sur le pavois. Ce jour mémorable que redoute Egidius, paroît enfin, et déjà l'entrée du bois est remplie d'un peuple immense; toutes les prêtresses avoient le droit d'assister à ces fêtes; mais les vierges s'y distinguoient par leur voile et les apprêts de la cérémonie, qui n'étoient confiés qu'à elles. Le grand prêtre, revêtu de ses plus magnifiques habits d'un lin éclatant et parsemé d'or, couronné de feuilles de chênes, parut au milieu des vierges qu'entouroient les prêtresses et les Druides; la foule sainte marche pompeusement jusqu'à l'arbre possesseur du Guy sacré. Diticas, soutenu par ses Druides, monte sur l'arbre, grave sur son tronc et sur deux de ses plus belles branches, le nom des dieux; alors, recevant des mains d'une des vierges, la serpe d'or destinée à couper le Guy, il chante plusieurs fois ces paroles que répètent les vierges, les prêtresses, les Druides, et toute l'armée:
AU GUY L'AN NEUF.
Ensuite il coupe le Guy, que les vierges reçoivent dans le sagum blanc qu'elles tiennent étendu. Le grand prêtre redescendu, plonge le Guy dans l'amula rempli d'eau, et prenant l'aspersoir des mains virginales qui le lui présentent, il répand au loin l'eau lustrale. Le peuple croyoit alors être délivré de tous maux, et surtout des sortiléges qu'il redoutoit beaucoup.
Cette cérémonie eut lieu l'an 458, la sixième lune du solstice. A peine fut-elle terminée, que Diticas promit aux Francs les bienfaits du ciel, et marcha vers le champ de Mars, suivi des Druides et de toute l'armée. Mérovée, toujours languissant, fut transporté sur un brancard formé de lances croisées et de drapeaux conquis. Ce moment étoit le plus beau de sa vie; il remercioit les dieux de l'en avoir rendu témoin, et jetoit un regard satisfait sur le sceptre qu'il alloit déposer dans de si chères mains.
La renommée, toujours prompte à parler des rois, a déjà porté le désespoir et la fureur dans l'ame d'Egésippe. L'altière romaine, venue dans les Gaules pour retrouver Egidius qu'elle aime, et à qui sa main est promise, avoit espéré le trône, et ne peut voir sans une secrète rage le jour qui doit le lui ravir. Elle habitoit un château près de Tournay, et c'étoit pour servir son amant qu'elle ne l'avoit pas rejoint. A une rare et majestueuse beauté, Egésippe joignoit un esprit adroit, un caractère violent, mais dissimulé. Eloquente, elle séduisoit par ses discours ceux qui échappoient à ses charmes; habile à lire dans les cœurs, prompte à changer de formes, elle empruntoit jusqu'au caractère même de ceux qu'elle vouloit subjuguer, sûre de les vaincre. Egidius ne devoit ses partisans qu'aux graces ou à l'adresse de son amante; elle seule avoit entraîné les volontés en charmant les cœurs. Le retour de Childéric avoit déjà détruit une partie des espérances de l'ambitieuse; le jour qui va le couronner les anéantit; elle voue une éternelle haine à cet ennemi, qu'elle ne connoît pas encore. Tout-à-coup, un vague espoir de vengeance la ranime; elle ordonne que son char soit attelé, elle-même conduira ses coursiers dociles et impatiens; elle sera témoin de cette fête, dont la seule pensée l'enflamme de courroux; elle monte sur le char léger, qu'entraînent rapidement deux chevaux superbes; debout, elle tient les rênes, et s'élance vers le champ de Mars. Telle étoit Diane avant qu'Endimion eût touché son ame, et avant que l'amour eût adouci son sourire.
L'auguste cérémonie étoit commencée, et Childéric élevé sur le pavois; une brillante couronne ornoit sa tête, le manteau royal étoit attaché sur ses épaules, un riche baudrier ceignoit sa taille élégante; il tenoit en main le javelot, sceptre de Pharamond, et que l'amitié sanctifia si cruellement. La joie prêtoit à ses traits nobles et réguliers, un nouvel éclat; la reconnoissance, plus de douceur: il promenoit sur toute l'armée ses regards attendris; on voyoit dans ses yeux tout ce qui se passoit dans son cœur; il étoit beau de ses traits, de sa jeunesse et de son ame... Egésippe le voit, s'étonne, et le hait encore davantage; plus elle le trouve supérieur à son amant, plus sa jalouse envie s'en accroît; elle fait le tour de l'enceinte, y pénètre, et vient se placer en face du pavois. Le murmure qu'excite son audace, se change en admiration; Childéric l'aperçoit et rougit, il la regarde, il pâlit et chancelle. Egésippe jouit de son triomphe, un léger sourire l'embellit. Ce n'est pas une ame pure et neuve encore, qui pourroit échapper à sa beauté; sur son front, d'une éclatante blancheur, sont tressés des cheveux d'ébène que réunissent des liens de pourpre et d'or; ses yeux fiers et indifférens commandent l'amour; cette bouche fraîche et vermeille laisse entrevoir les plus belles dents, et ce col d'albâtre, qui porte avec grace cette tête magnifique, s'entoure de ces riches parures qui n'ont jamais frappé les regards du jeune prince, accoutumé aux sauvages couronnes de Talaïs; une légère tunique blanche, serrée d'une riche ceinture, couvre des charmes qu'elle laisse deviner; un manteau de pourpre, et qu'agite les vents, flotte avec grace autour de sa taille majestueuse. Jamais une semblable divinité ne parut aux yeux du jeune monarque; il ne peut les en détacher, oublie le pavois, le trône et sa grandeur. Viomade, qui près de son maître et heureux comme lui, suit tous les mouvemens du jeune roi, a vu le trouble qu'excitoient en lui les charmes d'Egésippe; il a senti avec effroi tout ce que sa fatale beauté prenoit d'empire sur un cœur ardent et tourmenté du besoin d'aimer. Viomade sait que l'on ne s'oppose qu'en vain à l'amour, qu'il s'irrite même des obstacles, qu'enfant léger des désirs, il meurt avec lui trop souvent, dès qu'ils sont satisfaits, mais qu'il s'enflamme par la résistance. Cependant le caractère et l'ambition d'Egésippe, effraient Viomade; il n'ose inquiéter le roi de ses tristes réflexions, et les renferme dans son cœur. La cérémonie s'est achevée, Childéric est descendu de dessus le pavois; rappelé à lui-même par le mouvement qui se fait autour de lui: Soldats, dit-il, je jure de vivre pour vous aimer, et de mourir, s'il le faut, pour vous défendre. Volant alors vers le roi, se jetant à ses genoux, ôtant promptement la couronne de dessus sa tête, et la plaçant sur celle de son père: Grand roi, dit-il, portez la long-tems pour le bonheur des Francs et pour le mien. Détachant de même son manteau et toutes les marques extérieures de la royauté, il se revêtit de l'armure d'un simple soldat, et prenant des mains d'un d'entre eux le brancard qu'il portoit à l'aide de plusieurs autres, le jeune roi marcha chargé d'un fardeau glorieux et cher, de son auguste père. Le peuple versa des larmes, Viomade adoroit son jeune maître, Ulric ne pouvoit retenir son admiration, tous les braves vouloient mourir pour lui. O sensibilité! premier et précieux don que Dieu fit à l'homme dans un jour tout de bienveillance, source des douces larmes et des plaisirs parfaits! ô bien de l'ame et charme de la vie! pourquoi le méchant peut-il abuser de votre abandon, emprunter vos traits et déchirer le cœur que vous lui ouvrez?
De retour au palais, où s'apprête un somptueux festin, Childéric paroît distrait et rêveur; ses regards inquiets s'égarent sans espoir: Viomade sait ce qu'ils cherchent vaguement; il croit qu'en ôtant l'espérance au prince, il arrêtera ce sentiment dès sa naissance; il ne connoît pas encore le cœur brûlant de Childéric, il ne sait pas que l'amour espère, malgré l'amour même. Enfin s'étant approché du jeune roi, il le félicita sur les événemens du jour, et celui-ci lui répondit avec grace, que c'étoit lui surtout qu'il falloit en féliciter, puisque ce jour étoit son ouvrage. Avez-vous pu remarquer, continua Viomade, votre superbe ennemie, l'ambitieuse Egésippe, l'amante et bientôt l'épouse d'Egidius? son adresse vous eût enlevé le trône sans votre retour. Que de haine remplissoit ses yeux à votre aspect! que de courroux éclatoit dans ses regards!... Childéric rougit, et se tut; la haine, il ne l'a jamais conçue, et cependant il sent qu'il peut haïr Egidius. Le prince, agité de ce qu'il apprend comme de ce qu'il éprouve, tombe dans une profonde rêverie; Viomade seul en connoît la cause, et cherche à l'en distraire par son entretien, par le chant des Bardes, et en lui présentant tour-à-tour les braves dont il reçoit l'hommage. Childéric se rappelant Eginard, s'approche avec respect du roi, et lui demande de vouloir bien admettre ce jeune soldat au rang des braves. Mérovée y consent avec joie; c'étoit récompenser Ulric dans ce qui lui étoit le plus cher; il avoit encore d'autres fils plus jeunes qu'Eginard, qui touchoit à sa vingtième année, et qui joignoit au courage d'un Français, la gaieté, les graces, la franchise et la légèreté de sa nation. Eginard avoit des yeux spirituels, un sourire fin, la fraîcheur de son âge, une taille élégante, dansoit, chantoit, montoit bien à cheval, se battoit encore mieux, aimoit, plaisoit surtout, et paroissoit s'attacher plus sérieusement à la tendre Grislidis, fille de Mainfroy. Ulric apprit de Mérovée l'honneur qu'alloit recevoir son fils; il s'empressa de le chercher, de le présenter lui-même à Childéric, qui le conduisant aux pieds du roi, remit au monarque la lance et le bouclier dont il devoit armer Eginard. En vain Mérovée se défendit-il de recevoir les hommages, en vain pressa-t-il Childéric d'armer lui-même son ami.—Non, non, répondit le jeune prince, ce n'est pas à ce bras sans gloire qu'appartient un tel avantage; faites plus, ô mon père! dit-il en se jetant à genoux, acceptez mes services, que je sois du nombre de vos plus dévoués sujets; si je n'ai pas encore, comme eux, l'honneur d'avoir vaincu sous vos ordres, je vous porte un cœur aussi fidèle que le leur... Mérovée, attendri de ces marques de respect et d'amour, ne put refuser à son fils une demande si modeste; il le reçut avec les cérémonies accoutumées, ainsi qu'Eginard, et tous deux se tenant par la main, allèrent embrasser les compagnons d'armes, parmi lesquels ils venoient d'être admis. Depuis ce jour, Childéric ne parut à la cour du roi que comme les autres braves, n'accepta aucune distinction, refusa tout autre hommage, et fut le plus empressé comme le plus respectueux de tous. Ces soins cependant ne pouvoient distraire entièrement sa pensée de la superbe romaine; l'ambition qui l'a séduite n'étonne pas le prince, elle est faite pour le trône, se disoit-il. Ah! qui n'obéiroit à ses lois?... Mais cette couronne qu'elle envie, ne puis-je pas la lui promettre, la lui donner?... Elle aime, hélas! elle aime l'heureux Egidius! Et qu'importe un trône, quand on aime? Childéric, depuis l'instant où Viomade lui a parlé d'Egésippe, craint tout entretien avec lui; il redoute d'entendre encore nommer Egidius, il craint d'entendre redire ce qu'il s'efforce d'oublier. Eginard, plus jeune, sera sans doute moins sévère; mais Eginard est l'ennemi du nom romain, il connoît les séductions de l'ambitieuse, il aime trop son maître pour ne pas haïr Egésippe, et Childéric voyant tant de cœurs irrités contre ce qu'il aime, sent l'amour l'enflammer davantage encore; il croit se devoir à lui-même de venger au fond de son ame l'objet de son délire; il cherche en vain à la voir: renfermée dans son château, elle médite en secret et espère encore, rien ne la désarme, et ce jeune roi, dont on lui redit les actions modestes et généreuses, ce prince, paré de tant de vertus, n'est pour elle qu'une victime qu'elle veut immoler à son ambition et à son amant.
Le bonheur sembloit retenir encore l'ame fugitive de Mérovée; mais la mort réclamoit sa proie, et il sentoit sa fin s'approcher. Childéric n'entrevoyoit ce moment qu'avec une vive douleur; les braves, désolés, le voyoient approcher avec effroi. Mérovée seul étoit tranquille, et attendoit la mort comme le repos de la vie: il prioit souvent Viomade de conserver à Childéric l'amitié qu'il avoit eue pour lui-même, le conjuroit de l'éclairer de ses conseils, de l'environner de sa prudence; il adressoit la même demande à Ulric, il recommandoit à son fils de voir en Viomade un second père. Childéric à genoux pressoit tendrement les mains glacées du roi, prioit les dieux de le lui conserver encore; mais il s'éteignit dans ses bras, dans ceux de Viomade qui couvrirent de pleurs ce corps inanimé. La douleur fut générale, le deuil éclatant et sincère. Grand guerrier, roi juste, homme sensible, Mérovée, craint et admiré des ennemis, étoit encore le père aimé de ses sujets. C'est à la mort d'un roi que l'on juge tout-à-coup son règne; la crainte ne retient plus la vérité, l'ambition ni l'intérêt ne dictent plus la flatterie, l'envie même ne distille plus son venin, toutes les passions qu'excitoit la grandeur expirent avec elle, l'auguste renommée plane sur la tombe. O rois! mortels comme les sujets qui vous sont soumis, méritez que la reconnoissance éternise votre glorieuse mémoire; écoutez ce peuple entier qui chante encore: Vive Henri quatre!
De vifs regrets, une profonde douleur, le respect le plus pur, éloignent du cœur du nouveau roi toute idée étrangère à son auguste père. Ses restes sacrés sont réunis à ceux d'Aboflède; tous les derniers ordres qu'a donnés Mérovée sont exécutés; Viomade et tous les braves conservent leur rang auprès du trône et du souverain: quand Mérovée n'est plus, il gouverne encore. La gloire, rivale de l'amour, va entraîner Childéric loin des piéges que lui prépare Egésippe. Joint à Trasimond, roi des Visigoths, il marche contre Odoacre. Ses premières armes furent heureuses, il fit des prodiges de valeur, ménageant ses troupes, s'exposant le premier, cherchant sans cesse l'ennemi, et rencontrant par-tout la victoire; il ramena son armée triomphante, et fière de son général. Près de Tournay, un groupe charmant attendoit les combattans; c'étoient leurs épouses, leurs filles, leurs sœurs, celles qui leur étoient promises. Elles portoient des branches de lauriers, des couronnes, semoient des feuillages sur les pas des vainqueurs, et voloient au devant d'eux. Parmi cette troupe aimable, on distinguoit sans peine la ravissante Egésippe; tel brille le lys audacieux au milieu des fleurs d'un parterre. Childéric, à sa vue, sentit renaître tous ses premiers feux; mais que devint-il, dans quel délire s'égara son ame, dans quelle région divine crut-il être transporté, lorsqu'Egésippe, imitant ses compagnes qui offrent leurs dons aux guerriers, lui présenta, à lui-même, une simple couronne de feuillage, en lui disant: O roi des Francs! recevez-la, puisque vous la méritez. Tremblant d'amour, éperdu, le roi reçoit la couronne des belles mains qui la lui présentent. Oh! combien il la préfère à celle qu'il tient de la fortune! Une fête charmante étoit préparée dans le château de l'enchanteresse; elle invite le roi à s'y rendre, ainsi que ses braves et les généraux. Childéric accepte avec empressement, et suit la belle romaine, qui le conduit dans un jardin décoré, où plusieurs tables sont dressées; des instrumens se font entendre; les Bardes chantent la gloire du jeune roi; on danse; à l'heure du festin, cent flambeaux remplacent le jour; au parfum des fleurs, s'unissent les parfums d'Arabie, brûlant dans des cassolettes embrasées. Egésippe, ornement de ces beaux lieux, s'est entourée, sans les craindre, des plus belles comme des plus jeunes compagnes qu'elle a pu réunir; aucune ne l'efface: on admiroit pourtant la voluptueuse langueur de Grisledis, la taille parfaite de Lantilde, les cheveux d'un blond argenté d'Ingonde, les graces innocentes d'Astregilde, la danse légère d'Amalasuinte; mais Egésippe réunissoit tous ces charmes, dont un seul suffisoit pour être belle.
A la table, placée près celle du roi, sont assis ses généraux; de l'autre côté sont ses braves; Viomade, Ulric et Mainfroy occupent les premières places; Amblare, Arthaut, Recimer, l'aimable Eginard, tous jeunes et courageux, sont placés au dessous, le roi est seul au milieu des dames, qui s'empressent de le servir; le vin d'Italie remplit les coupes dorées; les vieux généraux, couverts de lauriers et de blessures, retrouvent une nouvelle gaieté et l'oubli des ans dans les dons de Bacchus; la joie, ame des festins, ranime les yeux et les discours. Mais Childéric n'a vu que la maîtresse de ces lieux charmans; l'art qu'elle emploie pour le séduire étoit inutile, il suffisoit qu'elle se laissât admirer. Le jeune roi, dans toute la simplicité d'un cœur qui s'ignore, ne sait ni taire, ni contraindre, ni exprimer ce qu'il éprouve; l'amour est dans ses yeux, dans son air, dans ses discours, dans ses mouvemens, il embrâse tout son être. Egésippe a reçu sans courroux, mais avec un trouble adroit, l'aveu répété qu'elle brûloit d'entendre. Childéric n'a point recours aux sermens; mais qui peut douter de la vérité de ses paroles? leur désordre, l'expression de sa douce et tendre physionomie, l'oubli entier de tout ce qui n'est pas celle qu'il aime, cet empressement qui ne connoît plus la prudence, tout peint à Egésippe son empire, et l'assure de sa puissance. Viomade n'a point partagé les plaisirs de cette soirée décisive; il voit les dangers du roi, il s'afflige, et l'adroite romaine interprète ses regards, qu'elle suit comme malgré elle. Viomade étoit là comme une seconde conscience, à laquelle elle ne pouvoit échapper. Souvent elle fixoit ses yeux sur lui avec une espèce de terreur; mais sûre enfin de son triomphe, ne redoutant plus rien de sa prudence ni de ses conseils, elle porta sur lui des regards satisfaits et menaçans. Viomade les entendit, n'osa leur répondre, et conjura les dieux de l'inspirer.
En vain la nuit devoit terminer des jeux, dont la ruse et l'amour mettent les instans à profit; ils se prolongent encore, et Childéric s'étonne que le jour ose interrompre une si belle nuit. Il faut la quitter, celle qui captive toute son ame; il faudra vivre loin d'elle des heures entières, des heures qui d'avance effrayent le roi; ses adieux sont aussi pénibles que s'il craignoit de ne la revoir jamais. Il part enfin, suivi de ses compagnons d'armes; rentré dans son palais, il se hâte de se mettre au lit, pour échapper à Viomade qui ne le quitte point, et couche dans sa chambre royale, comme du vivant de Mérovée. Childéric feint de dormir, pour éviter tout entretien, et le brave qui sent lui-même combien ce qu'il a à dire est inutile, soupire et se tait. Comment persuader au prince, ce dont lui seul est convaincu, qu'Egésippe le trompe? Comment se flatter qu'il croira une vérité si cruelle, prononcée par lui, de préférence aux doux mensonges dont elle l'enivre elle-même? Mais comment le défendre d'un si dangereux ennemi? Voilà ce que Viomade ne peut décider, ce qui l'agite et lui ravit le repos. Il sait trop, hélas! qu'Egésippe n'aime point le roi; il n'a vu, dans sa conduite, qu'un manége adroit, le désir et l'orgueil de plaire, non ce trouble de l'ame qui s'accroît de celui qu'il fait naître. Childéric est trop jeune, trop ignorant encore de tout ce qui tient à l'art, trop amoureux sur-tout pour s'en douter; il s'est enivré d'espérance; Egésippe elle-même auroit peine à la lui ravir. Oh! combien la prévoyance stérile de Viomade le désespère!
FIN DU LIVRE NEUVIÈME.
CHILDÉRIC.
LIVRE DIXIÈME.
SOMMAIRE
DU LIVRE DIXIÈME.
Childéric a moins de confiance en Viomade. L'Empire d'Egésippe s'étend chaque jour. Valérius est reçu parmi les braves. Mécontentement du conseil. Ulric est dépouillé du champ qui lui appartient. Murmures du peuple. Egésippe l'excite, et s'en plaint au roi qu'elle irrite. Elle accuse Ulric, il est chargé de fers. L'armée se soulève. Viomade l'appaise et obtient du roi la liberté d'Ulric. Crime de Valérius impuni. Fureur du peuple. Egésippe en profite pour accuser Viomade. Les injustices se multiplient. Le roi propose un impôt, le conseil s'y oppose; le peuple le rejette et s'irrite. Egidius travaille les esprits. Egésippe, par ses artifices, charme et égare Childéric. Elle obtient enfin l'exil de Viomade.
LIVRE DIXIÈME.
Cependant le partage du butin, les rangs à accorder après la victoire, l'assemblée générale du peuple occupèrent fortement le jeune monarque. Il consultoit Viomade avec respect, suivoit ses avis, mais n'avoit plus en lui cette confiance abandonnée, qu'un seul secret altère, et qu'il eût si bien méritée. Les paroles de Viomade contre Egésippe ne s'effaçoient point du souvenir du roi; et quoiqu'il cessât de les croire, il renonçoit même à désabuser Viomade, et à défendre celle qu'il aimoit, dans la crainte de l'entendre l'accuser de nouveau. Cependant il la voyoit sans cesse, et loin d'elle il s'en occupoit; c'étoit pour lui plaire qu'il n'attaquoit point Egidius: Viomade ne cessoit de l'inviter à le chasser de la Champagne, de Soissons, enfin, de bannir loin de lui cet ennemi trop voisin: retenu par les charmes d'Egésippe, par la crainte d'une éternelle séparation dont elle le menaçoit, il n'écoutoit ni Viomade ni ses braves. A sa prière même, Valérius, jeune romain qu'elle avoit présenté au roi, fut admis dans son conseil secret et parmi ses braves. Jamais un étranger ne devoit obtenir un tel honneur; les murmures furent sans effet; Viomade osa s'élever avec force contre cette infraction aux lois. J'en renverserai bien d'autres, lui dit fièrement Childéric. Viomade, blessé au cœur, sortit du conseil, Ulric l'imita; Valérius fut armé des mains du roi. Valérius, à un caractère faux et intriguant, joignoit l'adresse d'un courtisan et des mœurs corrompues. Egésippe l'employoit avec succès, quand elle avoit besoin d'un secours artificieux; elle le plaça auprès du monarque, moins encore pour l'environner, que pour épier Viomade qu'elle redoutoit, que pour être instruite des délibérations du conseil. Valérius lui fit part de la réponse de Childéric à Viomade; du mécontentement du brave, de celui d'Ulric, et ces heureux commencemens la flattèrent d'un succès plus prompt qu'elle ne l'avoit d'abord espéré. De nouvelles fêtes furent préparées; Egésippe enivroit le souverain de mille plaisirs inconnus pour lui; chaque jour plus charmé de sa présence, plus enflammé, plus épris, tout à l'amour, il étoit prêt à laisser échapper les rênes du gouvernement, que déjà il ne tenoit plus d'une main ferme et assurée. Oh! qu'est devenu ce grand caractère, ces projets glorieux? Comme il est tombé, ce noble descendant de Pharamond, ce vertueux élève de Gelimer, ce protecteur de l'innocence de Talaïs! Un regard l'a vaincu, l'amour en a fait un esclave. Valérius, par des conseils trop d'accord avec son cœur, y verse chaque jour le poison; et Viomade, livré à la plus profonde douleur, voit s'évanouir ses espérances. Mais a-t-il donc perdu tous ses droits sur l'ame du prince? n'y reste-t-il aucune étincelle d'amitié, de reconnoissance? Viomade va bientôt s'en assurer. Valérius a envahi un champ qu'Ulric avoit reçu de Mérovée; le vieillard en porta des plaintes au conseil: mais Egésippe avoit déjà prévenu l'esprit du roi. Ulric n'obtint point justice; furieux, il s'exprima en soldat outragé; ses paroles téméraires, prononcées dans un premier mouvement, désavouées par son cœur, expiées par vingt blessures qu'il avoit reçues, offensèrent le roi, qui lui ordonna de sortir du conseil. Eginard suivit son père, et ne reparut plus à la suite de Childéric. Cette nouvelle marque de ressentiment d'Ulric, fut représentée comme un nouveau crime. Jusques à quand, lui disoit Egésippe, vous laisserez-vous ainsi gouverner? est-ce donc pour obéir à Viomade, à Ulric, que vous êtes roi? Au nom de Viomade, Childéric a fait un mouvement; Egésippe a pressenti que l'instant de l'écarter n'étoit pas venu. Cependant on répand dans l'armée tous les bruits propres à l'inquiéter; on alarme le peuple sur sa liberté; on lui peint le monarque comme un prince léger, injuste, livré à ses passions, et sans respect pour les lois. On assure qu'il doit rendre aux Romains une partie de ses conquêtes; qu'Egésippe, qui seule règne sous son nom, dissipe en fêtes les trésors, et entraîne l'esprit du roi. On murmure; ces plaintes, que recueille Egésippe, et qu'elle répète elle-même au monarque, blessent son amour, irritent sa fierté; la belle bouche de la romaine accuse Ulric; Ulric est arrêté, chargé de fers, honte que jamais brave n'avoit subie. Eginard éclate, il porte dans tous les cœurs son séditieux courroux: l'armée, qu'il excite, s'assemble, et veut demander la liberté d'Ulric. Viomade, toujours fidèle, toujours prudent, toujours dévoué, toujours tel enfin que doit être un brave, marche au-devant des mutins et les arrête. A son aspect les clameurs cessent: il va parler, on écoute.
Soldats, dit-il, mes compagnons, mes amis, qu'est devenue votre vertueuse obéissance? Est-ce ainsi, est-ce avec des cris séditieux que vous devez demander la grace d'Ulric; d'Ulric, coupable des mêmes murmures; d'Ulric, qui a lui-même provoqué le courroux de son maître par un ressentiment inconsidéré? Nous sentons le besoin d'un chef, nous l'avons choisi, notre obéissance fait sa force, comme sa force fait notre sûreté. Ne retombons plus dans ces tems malheureux, où le chemin ouvert jusqu'au trône, laissoit à chacun le droit d'y monter; ces tems, où nous étions tous rivaux; ces tems, où désunis, on nous chassa au-delà du Rhin: rappellons-nous quelle gloire suit nos armes depuis l'établissement de l'empire, et soyons soumis à ces lois qui nous rendent heureux et invincibles. O mes amis! retirez-vous, je vais tomber aux pieds du roi, je vais lui demander, au nom du peuple, la grace d'Ulric; je vais lui porter vos respects et vos vœux; j'espère tout obtenir de sa clémence. Ces paroles calmèrent les esprits; ils en attendirent l'effet, et Viomade supplia le roi de rendre à Ulric sa liberté; il osa lui rappeler ses longs services, l'attachement de Mérovée; il osa même lui faire sentir son injustice en faveur de Valérius. Childéric étoit jeune et bouillant, il étoit fier, mais son ame étoit pure, son esprit juste, son cœur sensible; il ouvrit ses bras à son cher Viomade, rendit à Ulric sa liberté, le reçut avec bienveillance, pardonna même à Eginard. Childéric, plus content de lui, se trouva mieux avec Viomade, et se décida à lui confier son secret. Son secret, ah! les rois ne peuvent en avoir; l'éclat suit de trop près la grandeur, pour lui laisser le doux mystère; esclaves de leur brillante destinée, comment échapperoient-ils aux regards, lorsque tout les décèle? Childéric, cependant, se livre aux charmes de la confiance; il aime, il est aimé, mais il désire en vain; toujours attiré et repoussé, il a fait inutilement l'offre de partager son trône; il n'a point été accepté, et sa couronne ne s'embellit point encore de cet heureux partage. Viomade aime le roi avec cette franchise qui peut tout et ose tout; il rend hommage aux beautés d'Egésippe, à son esprit et à ses graces, mais il doute de sa sincérité, il doute de son amour. Si Egésippe aimoit le roi, pourquoi éloigneroit-elle le jour de son bonheur et de son brillant hyménée? pourquoi s'opposeroit-elle à ce qu'il marchât vers Soissons pour punir Egidius de ses ambitieux desseins? pourquoi, si elle l'aime enfin, lui dicter des injustices, et mettre des bornes à sa gloire? Les femmes, plus sensibles, portent l'exaltation plus loin que les hommes; l'amour en elle est généreux et fier, il ne leur inspire que de grandes actions, et ne leur dicte aucune foiblesse; une femme n'aima jamais un lâche, et fière de la gloire de son amant, elle la préfère toujours au bonheur, à sa vie même. Eh bien! ô roi! disoit Viomade, quels faits d'armes, quelle glorieuse journée, quels traits vertueux avez-vous offert à l'amour? Hélas! rien de grand, de noble, de généreux, de digne enfin de Childéric montant au trône, ne vous distingue. Egésippe, loin d'exciter en vous les mouvemens sublimes que l'amour développeroit d'un regard, semble enchaîner votre belle ame. Déjà les trésors, que la sage prévoyance de Mérovée avoit amassés pendant la guerre, sont dissipés malgré la paix. On a vu s'élever à des postes distingués, ceux que la gloire n'en avoit point déclarés dignes; rester dans l'oubli ceux dont les actions avoient parlé; par-tout les Romains l'emportent. Qui sait, ô mon roi! jusqu'où l'adresse se propose de vous entraîner? qui sait, si elle n'espère point altérer l'amour de vos peuples, ranimer le parti d'Egidius, et... Childéric l'interrompant: C'est assez, Viomade, dit-il, je connois votre ame et vos longs services; je viens de vous prouver ma reconnoissance, en écoutant un discours qui outrage celle que j'aime; vous seul pouviez le faire impunément. Valérius a entendu ces dernières paroles, il les répète à Egésippe, qui peut à peine contenir sa colère contre Viomade. Elle le hait, parce qu'elle le craint; mais que peut craindre la plus belle des mortelles, bravant l'amour, et d'autant plus sûre de ses succès, qu'aucun sentiment ne l'entraîne? Elle revoit son amant, et lit avec peine dans ses yeux, l'effet qu'ont produit les conseils qu'il a en vain repoussés. Il n'a plus cet air de triomphe et de bonheur; ses empressemens mêmes sont moins ardens, une inquiète mélancolie l'oppresse, non cette douce langueur de l'ame qui s'abandonne, mais cette sombre rêverie qui peint la défiance. Egésippe va la dissiper; elle ne se plaindra point de la liberté rendue à Ulric; un doux sourire va embellir ses traits, un tendre regard, un mot échappé au cœur, un instant de ce trouble délicieux qui semble annoncer à l'amant sa victoire, et implorer sa clémence, rendent au roi sa confiance et son bonheur. Il accuse Viomade d'injustice, et il enfonce le trait qui le blesse. Valérius entretient son espoir, irrite ses feux par tout ce qui peut les accroître, et Childéric reprendroit sa sécurité, si Egésippe acceptoit sa main. Elle ne l'a point refusée, mais elle ne fixe point l'instant du bonheur, et cet injuste caprice réveille les soupçons du roi. Malheureux, il ne sait où porter ses alarmes; l'amour le ramène aux pieds de celle qui fait son tourment; plus il souffre, plus il cherche celle qui le tue, plus il a besoin de la voir et de l'entendre. Indigné pourtant de son malheur et de sa foiblesse, un noble dépit va l'arracher à ses fers. Egésippe le prévoit, l'enchanteresse le rattache par l'espérance; et d'un amant mécontent, jaloux, honteux d'un esclavage sans récompense, elle sait d'un mot, d'un regard, en faire l'amant le plus fier et le plus heureux. Mais ce n'est point assez pour elle que d'exciter à son gré sa joie ou ses larmes: Egidius l'accuse de lenteur; il fait plus encore, il devient jaloux; déguisé, il parvient jusqu'auprès de la perfide, se plaint, s'irrite, menace et parle en amant sûr d'être aimé; ce n'est plus ce prince soumis, respectueux et tendre, aimant jusqu'aux rigueurs de celle qu'il adore, c'est un maître audacieux qui ordonne et qui prétend être obéi. Egésippe, si fière, tremble à son tour devant l'arbitre de son bonheur, et promet une prompte et éclatante preuve de son amour. Egidius se retire, après lui avoir fait de nouvelles menaces; il a revu les chefs de son parti; l'orage s'apprête de toutes parts, et la victime qu'elle doit frapper est loin d'en prévoir les coups. Valérius, en sortant d'un festin, animé par la joie, entraîné par l'ivresse, a rencontré sur ses pas la jeune Valderade, promise au courageux Rodéric: animé par les feux du vin, il a osé s'approcher d'elle, et la vierge effrayée l'a repoussé; plus téméraire, il l'a prise dans ses bras; Valderade, troublée, s'est évanouie, et le monstre en a profité pour son éternelle honte. Valderade, privée à jamais de son éclat virginal, se livre au désespoir. En vain le coupable, revenu de son délire, cherche à l'apaiser, elle lui échappe, et court demander vengeance à son père et à son amant, non moins désespérés qu'elle-même. La loi étoit terrible, et condamnoit le coupable à la mort et à une réparation publique. Valérius alla chercher un azile dans le château d'Egésippe, qui obtint du roi qu'il seroit respecté. En vain le peuple en tumulte demanda Valérius; en vain la loi parloit, il fut sauvé. Les secrets émissaires d'Egidius se répandirent dans toute la France; par-tout on peignit le jeune roi sous les plus odieuses couleurs; par-tout on agite le peuple; on lui fait voir son prince esclave de l'amour, encourageant la licence, protégeant le vice auquel lui-même s'abandonne. Viomade entend ces clameurs, son cœur se déchire; il se jette aux pieds du roi, qui le relève avec émotion; il alloit triompher peut-être. On lui remet des tablettes, elles sont d'Egésippe; il vole lui répondre. Dieu! quel spectacle l'attendoit! elle est triste, abattue, celle qui d'un regard fait sa destinée; jamais l'amour ne se peignit si tendrement dans ses yeux; un mot dit en tremblant, une douce plainte qui échappe à son cœur, remplissent d'émotion le jeune monarque. Egésippe craint de n'être plus aimée; pour la première fois elle frémit et soupire; pour la première fois, les sons enchanteurs d'une voix entrecoupée par des pleurs, expriment une flatteuse inquiétude. Oh! dans quel transport elle jeta le roi! Il aime, et il veut en convaincre; c'est à présent le premier, le seul de ses désirs; il tombe aux genoux de cette maîtresse de sa vie, n'aime qu'elle, ne veut aimer qu'elle, ne veut obéir qu'à ses lois, ne posséder que son cœur, dût-il lui en coûter et le trône et la vie. La perfide Egésippe paroît peu-à-peu se rassurer, le calme renaît par degrés dans ses traits, bientôt le bonheur les anime, et Childéric rend grace à l'amour. Egésippe, assurée de son empire, avertit secrètement Egidius; elle va frapper enfin un dernier coup. Ses demandes indiscrètes, ses profusions ont dissipé le trésor royal; elle persuade au roi de lever un impôt; il le propose au conseil; Viomade s'y oppose avec force. Que fera-t-on pendant la guerre, dit-il, si on met des impôts pendant la paix? Ménageons le cultivateur, lui seul nourrit le peuple et le roi, gardons ces dernières ressources, toujours pénibles à employer, pour l'instant où nous attaquerons les Romains. Ulric appuya l'avis de Viomade: mais le roi exigea que sa demande fut soumise à l'assemblée du peuple, et chargea Viomade de l'y porter. Ce fidèle serviteur y consentit, afin de juger par lui-même de l'effet qu'elle produiroit, et de calmer le ressentiment du peuple, si les circonstances l'exigeoient. L'impôt fut rejeté d'une voix unanime; on accusoit Egésippe; on se plaignoit du roi; Viomade ne put contenir la révolte, elle éclatoit dans tous les yeux, se communiquoit, s'étendoit, et alloit devenir générale: cependant, la modération, la sagesse de ses discours, son amour pour la patrie, son dévouement pour son roi, eurent tant d'ascendant sur le peuple, qu'il prit un maintien plus tranquille, se contenta de rejeter l'impôt, et de demander le départ d'Egésippe. Viomade, chargé d'une telle réponse, ne craignit pas de la transmettre avec fidélité; mais il savoit qu'elle seroit sans effet. Childéric est courageux, fier, amant et roi; il ne sacrifiera point ce qu'il aime, et tandis que le brave délibère sur ce qu'il va dire, qu'il cherche dans sa pensée les paroles qui iront au cœur du prince, et le toucheront sans l'offenser, éveilleront la fierté sans irriter l'orgueil, éclaireront les yeux sans les blesser, Egésippe, déjà prévenue de ce qui se passe, renverse ses projets, détruit ses plans et anéantit son espoir. Childéric mandé chez elle, y vole avec empressement; des femmes éplorées l'introduisent dans l'appartement où il est attendu; leur abattement, leur trouble, l'ont déjà frappé. Mais qui pourra peindre sa douleur à la vue d'Egésippe mourante; ses beaux cheveux, détachés, flottent sur ses épaules et tombent en anneaux autour de sa taille; son sein, baigné de larmes, se soulève et palpite; le désordre de sa parure, les sanglots qui s'échappent de sa poitrine, son silence, ses pleurs, tout prépare le roi à la plus terrible nouvelle; il s'approche en tremblant, s'assied près d'elle et la conjure de s'expliquer. Les larmes d'Egésippe redoublent, et le roi éperdu, la supplie, la presse de lui répondre. Elle essaye de parler, sa voix s'y refuse, les paroles expirent sur ses lèvres, sa tête se penche, elle tombe dans les bras de son amant; ses voiles se sont détachés, mille charmes nouveaux, et toujours cachés à ses yeux, se laissent entrevoir. Childéric presse contre son cœur la beauté, trop foible et trop languissante, qui cesse de le repousser. Surpris, charmé, il n'ose, et cependant jamais il n'éprouva tant d'ardeur. Mais revenue à elle comme d'un songe, Egésippe le repousse, et levant sur lui des yeux trop sûrs de leur empire: Où m'emportent, dit-elle, et l'amour et la douleur? est-ce ainsi que je dois vous dire adieu et retrouver le courage de vous quitter? Me quitter! reprit Childéric, me quitter, ô ciel! et qu'osez-vous penser? Il le faut, reprit-elle avec anxiété, il le faut, cédons au peuple, ou plutôt à Viomade. Hélas! il me hait, je le sais, et sa haine a passé dans tous les cœurs. Déjà l'impôt est rejeté, et ma perte est promise; déjà votre peuple attend mon départ. Que dites-vous, ô ciel! s'écrie le prince. La vérité, répond la perfide. Vous le savez depuis long-tems; Viomade, jaloux peut-être de votre cœur.... Oh! madame, n'accusez point Viomade, si vous voulez que j'en croye vos discours... Eh bien! reprit fièrement Egésippe, n'en parlons plus, j'y consens; mais souffrez, je vous prie, que je parte à l'instant même, et que je n'attende point l'ordre odieux: aujourd'hui, je pars libre et sans honte; demain, chassée par un peuple en fureur... Adieu, ô roi! dit-elle, en s'abandonnant de nouveau au désespoir; adieu, je vais porter au fond de ma patrie le trait qui m'a blessée, et implorer une mort prochaine, qui seule peut mettre un terme à mes regrets; puissiez-vous, heureux loin d'Egésippe... De grace, cessez de tels discours, s'écria Childéric; est-ce bien vous qui voulez me quitter? est-ce à moi qu'un peuple insolent viendroit enlever celle que j'aime? ne suis-je donc plus son roi?—Viomade l'a promis, lui-même vous cherche pour vous l'annoncer.—Ah! s'il l'osoit...—Il l'osera.—Non, non, je ne puis le croire. Egésippe, ô belle Egésippe! calmez-vous et demeurez: mon bras saura vous défendre; acceptez mon trône; daignez y monter; venez régner sur des rebelles, qui tomberont à vos pieds; venez assurer mon bonheur. Allons répondre à ces clameurs en allumant les flambeaux d'hyménée, en plaçant ma couronne sur votre front. Egésippe parut attendrie; elle se laissa aller un moment à une profonde méditation, et regardant le roi, elle lui dit: mes chars sont prêts, ma suite m'attend; ce moment va décider de mon sort. Ou je reste, et je suis à vous, ou je pars à l'instant même et pour toujours; mais j'exige que Viomade me soit livré, et je reste à ce prix. O ciel! s'écria le roi en s'éloignant d'Egésippe, livrer Viomade, l'ami de mon père, mon libérateur! jamais, jamais, dût m'accabler l'amour de toutes ses rigueurs: et il cacha son visage dans ses mains. Il dit qu'il m'aime, il prétend qu'il m'aime, et il me refuse, s'écrie Egésippe, c'en est assez, adieu, adieu, séparons-nous. Elle se lève; Childéric ne la retient pas, il souffre, il gémit, mais il ne dit rien; Egésippe frémit: Tu hésites, barbare! s'écrie-t-elle, en tombant à ses genoux, tu veux ma mort! Ah! me crois-tu moins de courage et d'amour qu'à Talaïs? Childéric ne sait plus ce qu'il veut, ce qu'elle exige, ce qu'il éprouve. O ciel! disoit-il, inspirez-moi: comment les sauver tous deux? Eh bien! reprit Egésippe, je veux encore te prouver que je t'aime; le roi la relevoit avec empressement; elle résiste et demeure à ses pieds: laisse-moi, dit elle, t'implorer contre l'ennemi qui nous désunit, contre celui qui me dispute ton cœur, qui promet aux Francs mon départ, irrite le peuple, et veut ma mort: accorde-moi seulement son exil et je suis à toi; mais je ne puis combattre sans cesse sa haine, ni réprimer la mienne; car, je te l'avoue, je hais Viomade; cède au nom de l'amour, vois mes pleurs, cède, dit-elle, en se levant, en l'entourant de ses beaux bras, cède une fois, pour régner toujours. En disant ces mots, elle presse sur son cœur cet amant jeune et sensible; ses yeux se confondent avec les siens, elle attend la vie ou la mort. Qui résisteroit à sa beauté, à sa séduction, à ses caresses, à ses larmes? Childéric est vaincu, et Valérius est chargé de porter à Viomade l'ordre de son exil. Mais le roi peut se repentir, il faut l'enivrer de bonheur, charmer sa raison, écarter toute idée étrangère à l'amour. Egésippe lui peint sa joie, sa vive reconnoissance: je suis aimée autant que j'aime, disoit-elle, rien n'égale mon bonheur et mon amour. Alors, s'apercevant du désordre de sa parure, elle le répare avec lenteur; les mains guerrières du roi rattachent, avec une heureuse maladresse, ses voiles légers, ses longues tresses qui lui échappent cent fois; il craint de blesser mille charmes qu'il touche à peine, sourit en admirant son ouvrage, et se livre à cette innocente joie de l'amour qui espère encore: ces légères faveurs le contentent; il attend de l'hymen un dernier bienfait; ils en fixent le jour; ils en projettent les fêtes; il faut que tous les cœurs soient heureux de sa félicité. Cette journée et une partie de la nuit se sont écoulés; une des femmes d'Egésippe entre, et lui parle bas; elle sourit, avertit le roi qu'il est l'heure de se retirer. Il reprend le chemin de son palais, entouré de ses gardes, et encore enivré de son bonheur et de ses espérances.
FIN DU LIVRE DIXIÈME.
TABLE DES MATIÈRES
| Livre Premier | 11 |
| Livre Second | 29 |
| Livre Troisième | 45 |
| Livre Quatrième | 63 |
| Livre Cinquième | 93 |
| Livre Sixième | 111 |
| Livre Septième | 135 |
| Livre Huitième | 163 |
| Livre Neuvième | 179 |
| Livre Dixième | 201 |