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Cinq Semaines En Ballon

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CHAPITRE XVII

Les montagnes de la Lune.—Un océan de verdure.—On jette l'ancre.—L'éléphant remorqueur.— Feu nourri.—Mort du pachyderme.—Le four de campagne.—Repas sur l'herbe.—Une nuit

Vers six heures du matin, le lundi, le soleil s'élevait au-dessus de l'horizon ; les nuages se dissipèrent, et un joli vent rafraîchit ces première lueurs matinales.

La terre, toute parfumée, reparut aux yeux des voyageurs. Le ballon, tournant sur place au milieu des courants opposés, avait à peine dérivé ; le docteur, laissant se contracter le gaz, descendit afin de saisir une direction plus septentrionale. Longtemps ses recherches furent vaines ; le vent l'entraîna dans l'ouest, jusqu'en vue des célèbres montagnes de la Lune, qui s'arrondissent en demi-cercle autour de la pointe du lac Tanganayika ; leur chaîne, peu accidentée, se détachait sur l'horizon bleuâtre ; on eut dit une fortification naturelle, infranchissable aux explorateur du centre de l'Afrique ; quelques cônes isolés portaient la trace des neiges éternelles.

Nous voilà, dit le docteur, dans un pays inexploré ; le capitaine Burton s'est avancé fort avant dans l'ouest ; mais il n'a pu atteindre ces montagnes célèbres ; il en a même nié l'existence, affirmée par Speke son compagnon ; il prétend qu'elles sont nées dans l'imagination de ce dernier ; pour nous, mes amis, il n'y a plus de doute possible

—Est-ce que nous les franchirons ! demanda Kennedy.

—Non pas, s'il plaît à Dieu ; j'espère trouver un vent favorable qui me ramènera à l'équateur ; j'attendrai même, s'il le faut, et je ferai du Victoria comme d'un navire qui jette l'ancre par les vents contraires.

Mais les prévisions du docteur ne devaient pas tarder à se réaliser. Après avoir essayé différentes hauteurs, le Victoria fila dans le nord-est avec une vitesse moyenne.

« Nous sommes dans la bonne direction, dit-il en consultant sa boussole, et à peine à deux cents pieds de terre, toutes circonstances heureuses pour reconnaître ces régions nouvelles ; le capitaine Speke, en allant à la découverte du lac Ukéréoué remontait plus à l'est, en droite ligne au dessus de Kazeh.

—Irons-nous longtemps de la sorte ? demanda Kennedy

—Peut-être ; notre but est de pousser une pointe du côté des sources du Nil, et nous avons plus de six cents milles à parcourir, jusqu'à la limite extrême atteinte par les explorateurs venus du Nord.

—Et nous ne mettrons pied à terre, fit Joe, histoire de se dégourdir les jambes ?

—Si vraiment ; il faudra d'ailleurs ménager nos vivres, et, chemin faisant, mon brave Dick, tu nous approvisionneras de viande fraîche.

—Dès que tu le voudras, ami Samuel.

—Nous aurons aussi à renouveler notre réserve d'eau. Qui sait si nous ne serons pas entraînés vers des contrées arides. On ne saurait donc prendre trop de précautions. »

A midi, le Victoria se trouvait par 29° l5, de longitude et 3° 15' de latitude. Il dépassait le village d'Uyofu, dernière limite septentrionale de l'Unyamwezi, par le travers du lac Ukéréoué, que l'on ne pouvait encore apercevoir.

Les peuplades rapprochées de l'équateur semblent être un peu plus civilisées, et sont gouvernées par des monarques absolus, dont le despotisme est sans bornes ; leur réunion la plus compacte constitue la province de Karagwah.

Il fut décidé entre les trois voyageurs qu'ils accosteraient la terre au premier emplacement favorable. On devait faire une halte prolongée, et l'aérostat serait soigneusement passé en revue ; la flamme du chalumeau fut modérée ; les ancres lancées au dehors de la nacelle vinrent bientôt raser les hautes herbes d'une immense prairie ; d'une certaine hauteur, elle paraissait couverte d'un gazon ras, mais en réalité ce gazon avait de sept à huit pieds d'épaisseur.

Le Victoria effleurait ces herbes sans les courber, comme un papillon gigantesque. Pas un obstacle en vue. C'était comme un océan de verdure sans un seul brisant.

« Nous pourrons courir longtemps de la sorte, dit Kennedy ; je n'aperçois pas un arbre dont nous puissions nous approcher ; la chasse me parait compromise

—Attends, mon cher Dick ; tu ne pourrais pas chasser dans ces herbes plus hautes que toi ; nous finirons par trouver une place favorable. »

C'était en vérité une promenade charmante, une véritable navigation sur cette mer si verte, presque transparente, avec de douces ondulations au souffle du vent. La nacelle justifiait bien son nom, et semblait fendre des flots, à cela près qu'une volée d'oiseaux aux splendides couleurs s'échappait parfois des hautes herbes avec mille cris joyeux ; les ancres plongeaient dans ce lac de fleurs, et traçaient un sillon qui se refermait derrière elles, comme le sillage d'un vaisseau.

Tout à coup, le ballon éprouva une forte secousse ; l'ancre avait mordu sans doute une fissure de roc cachée sous ce gazon gigantesque.

« Nous sommes pris, fit Joe.

—Eh bien ! jette l'échelle, » répliqua le chasseur.

Ces paroles n'étaient pas achevées, qu'un cri aigu retentit dans l'air, et les phrases suivantes, entrecoupées d'exclamations, s'échappèrent de la bouche des trois voyageurs.

« Qu'est cela ?

—Un cri singulier !

—Tiens ! nous marchons !

—L'ancre a dérapé.

—Mais non ! elle tient toujours, fit Joe, qui halait sur la corde.

—C'est le rocher qui marche !

Un vaste remuement se fit dans les herbes, et bientôt une forme allongée et sinueuse s'éleva au-dessus d'elles.

« Un serpent ! fit Joe.

—Un serpent ! s'écria Kennedy en armant sa carabine.

—Eh non ! dit le docteur, c'est une trompe d'éléphant.

—Un éléphant, Samuel ! »

Et Kennedy, ce disant, épaula son arme.

« Attends, Dick, attends !

—Sans doute ! L'animal nous remorque.

—Et du bon côté, Joe, du bon côté. »

L'éléphant s'avançait avec une certaine rapidité ; il arriva bientôt à une clairière, où l'on put le voir tout entier ; à sa taille gigantesque, le docteur reconnut un mâle d'une magnifique espèce ; il portait deux défenses blanchâtres, d'une courbure admirable, et qui pouvaient avoir huit pieds de long ; les pattes de l'ancre étaient fortement prises entre elles.

L'animal essayait vainement de se débarrasser avec sa trompe de la corde qui le rattachait à la nacelle.

« En avant ! hardi ! s'écria Joe au comble de la joie, excitant de son mieux cet étrange équipage. Voilà encore une nouvelle manière de voyager ! Plus que cela de cheval ! un éléphant, s'il vous plaît.

—Mais où nous mène-t-il ! demanda Kennedy, agitant sa carabine qui lui brillait les mains.

—Il nous mène où nous voulons aller, mon cher Dick ! Un peu de patience !

—« Wig a more ! Wig a more ! » comme disent les paysans d'Écosse, s'écriait le joyeux Joe. En avant ! en avant ! »

L'animal prit un galop fort rapide ; il projetait sa trompe de droite et de gauche, et, dans ses ressauts, il donnait de violentes secousses à la nacelle. Le docteur, la hache à la main, était prêt à couper la corde s'il y avait lieu.

« Mais, dit-il, nous ne nous séparerons de notre ancre qu'au dernier moment. »

Cette course, à la suite d'un éléphant, dura prés d'une heure et demie ; l'animal ne paraissait aucunement fatigué ; ces énormes pachydermes peuvent fournir des trottes considérables, et, d'un jour à l'autre, on les retrouve à des distances immenses, comme les baleines dont ils ont la masse et la rapidité.

« Au fait, disait Joe, c'est une baleine que nous avons harponnée, et nous ne faisons qu'imiter la manœuvre des baleiniers pendant leurs pêches. »

Mais un changement dans la nature du terrain obligea le docteur à modifier son moyen de locomotion.

Un bois épais de camaldores apparaissait au nord de la prairie et à trois milles environ ; il devenait dès lors nécessaire que le ballon fût séparé de son conducteur.

Kennedy fut donc chargé d'arrêter l'éléphant dans sa course ; il épaula sa carabine ; mais sa position n'était pas favorable pour atteindre l'animal avec succès ; une première balle, tirée au crâne, s'aplatit comme sur une plaque de tôle ; l'animal n'en parut aucunement troublé ; au bruit de la décharge, son pas s'accéléra, et sa vitesse fut celle d'un cheval lancé au galop.

« Diable ! dit Kennedy.

—Quelle tête dure ! fit Joe.

—Nous allons essayer de quelques balles coniques au défaut doré au défaut de l'épaule, » reprit Dick en chargeant ; sa carabine avec soin, et il fit feu.

L'animal poussa un cri terrible, et continua de plus belle.

« Voyons, dit Joe en s'armant de l'un des fusils, il faut que je vous aide, Monsieur Dick, ou cela n'en finira pas. »

Et deux balles allèrent se loger dans les flancs de la bête.

L'éléphant s'arrêta, dressa sa trompe, et reprit à toute vitesse sa course vers le bois ; il secouait sa vaste tête, et le sang commençait à couler à flots de ses blessures

Continuons notre feu, Monsieur Dick.

—Et un feu nourri, ajouta le docteur, nous ne sommes pas à vingt toises du bois ! »

Dix coups retentirent encore. l'éléphant fit un bond effrayant ; la nacelle et le ballon craquèrent à faire croire que tout était brisé ; la secousse fit tomber la hache des mains du docteur sur le sol.

La situation devenait terrible alors ; le câble de l'ancre fortement assujetti ne pouvait être ni détaché, ni entamé par les couteaux des voyageurs ; le ballon approchait rapidement du bois, quand l'animal reçut une balle dans l'œil au moment où il relevait la tête ; il s'arrêta, hésita ; ses genoux plièrent ; il présenta son flanc au chasseur.

« Une balle au cœur, » dit celui-ci, en déchargeant une dernière fois la carabine.

L'éléphant poussa un rugissement de détresse et d'agonie ; il se redressa un instant en faisant tournoyer sa trompe, puis il retomba de tout son poids sur une de ses défenses qu'il brisa net. Il était mort.

« Sa défense est brisée ! s'écria Kennedy. De l'ivoire qui en Angleterre vaudrait trente-cinq guinées les demi-livres !

—Tant que cela, fit Joe, en s'affalant jusqu'à terre par la corde de l'ancre.

—A quoi servent tes regrets, mon cher Dick ? répondit le docteur Fergusson. Est-ce que nous sommes des trafiquants d'ivoire ? Sommes-nous venus ici pour faire fortune ? »

Joe visita l'ancre ; elle était solidement retenue à la défense demeurée intacte. Samuel et Dick sautèrent sur le sol, tandis que l'aérostat à demi dégonflé se balançait au-dessus du corps de l'animal.

La magnifique bête ! s'écria Kennedy. Quelle masse ! Je n'ai jamais vu dans l'Inde un éléphant de cette taille !

—Cela n'a rien d'étonnant, mon cher Dick ; les éléphants du centre de L'Afrique sont les plus beaux. Les Anderson, les Cumming les ont tellement chassés aux environs du Cap, qu'ils émigrent vers l'équateur, où nous les rencontrerons souvent en troupes nombreuses.

—En attendant, répondit Joe, j'espère que nous goûterons un peu de celui-là ! Je m'engage à vous procurer un repas succulent aux dépens de cet animal. M. Kennedy va chasser pendant une heure ou deux, M. Samuel va passer l'inspection du Victoria , et, pendant ce temps, je vais faire la cuisine.

—Voilà qui est bien ordonné, répondit le docteur. Fais à ta guise.

—Pour moi, dit le chasseur, Je vais prendre le deux heures de liberté que Joe a daigné m'octroyer.

—Va, mon ami ; mais pas d'imprudence. Ne t'éloigne pas.

—Sois tranquille. »

Et Dick, armé de son fusil, s'enfonça dans le bois.

Alors Joe s'occupa de ses fonctions. Il fit d'abord dans la terre un trou profond de deux pieds ; il le remplit de branches sèches qui couvraient le sol, et provenaient des trouées faites dans le bois par les éléphants dont on voyait les traces. Le trou rempli, il entassa au-dessus du bûcher haut de deux pieds, et il y mit le feu.

Ensuite il retourna vers le cadavre de l'éléphant, tombé à dix toises du bois à peine ; il détacha adroitement la trompe qui mesurait près de deux pieds de largeur à sa naissance ; il en choisit la partie la plus délicate, et y joignit un des pieds spongieux de l'animal ; ce sont en effet les morceaux par excellence, comme la bosse du bison, la patte de l'ours ou la hure du sanglier.

Lorsque le bûcher fut entièrement consumé à l'intérieur et à l'extérieur, le trou, débarrassé des cendres et des charbons, offrit une température très élevée ; les morceaux de l'éléphant, entourés de feuilles aromatiques, furent déposés au fond de ce four improvisé, et recouverts de cendres chaudes ; puis, Joe éleva un second bûcher sur le tout, et quand le bois fut consumé, la viande était cuite à point.

Alors Joe retira le dîner de la fournaise ; il déposa cette viande appétissante sur des feuilles vertes, et disposa son repas au milieu d'une magnifique pelouse ; il apporta des biscuits, de l'eau-de-vie, du café, et puisa une eau fraîche et limpide à un ruisseau voisin.

Ce festin ainsi dressé faisait plaisir à voir, et Joe pensait, sans être trop fier, qu'il ferait encore plus de plaisir à manger.

Un voyage sans fatigue et sans danger ! répétait-il. Un repas à ses heures ! un hamac perpétuel ! qu'est-ce que l'on peut demander de plus ?

Et ce bon M. Kennedy qui ne voulait pas venir ! »

De son côté, le docteur Fergusson se livrait à un examen sérieux de l'aérostat. Celui-ci ne paraissait pas avoir souffert de la tourmente ; le taffetas et la gutta-percha avaient merveilleusement résisté ; en prenant la hauteur actuelle du sol, et en calculant la force ascensionnelle du ballon, il vit avec satisfaction que l'hydrogène était en même quantité ; l'enveloppe jusque-là demeurait entièrement imperméable.

Depuis cinq jours seulement, les voyageurs avaient quitté Zanzibar ; le pemmican n'était pas encore entamé ; les provisions de biscuit et de viande conservée suffisaient pour un long voyage ; il n'y eut donc que la réserve d'eau à renouveler.

Les tuyaux et le serpentin paraissaient être en parfait état ; grâce à leurs articulations de caoutchouc, ils s'étaient prêtés à toutes les oscillations de l'aérostat.

Son examen terminé, le docteur s'occupa de mettre ses notes en ordre. Il fit une esquisse très réussie de la campagne environnante, avec la longue prairie à perte de vue, la forêt de camaldores, et le ballon immobile sur le corps du monstrueux éléphant.

Au bout de ses deux heures, Kennedy revint avec un chapelet de perdrix grasses, et un cuissot d'oryx, sorte de gemsbok, appartenant à l'espèce la plus agile des antilopes. Joe se chargea de préparer ce surcroît de provisions.

« Le dîner est servi, » s'écria-t-il bientôt de sa plus belle voix.

Et les trois voyageurs n'eurent qu'à s'asseoir sur la pelouse verte ; les pieds et la trompe d'éléphant furent déclarés exquis ; on but à l'Angleterre comme toujours, et de délicieux havanes parfumèrent pour la première fois cette contrée charmante.

Kennedy mangeait, buvait et causait comme quatre ; il était enivré ; il proposa sérieusement à son ami le docteur de s'établir dans cette forêt, d'y construire une cabane de feuillage, et d'y commencer la dynastie des Robinsons africains.

La proposition n'eut pas autrement de suite, bien que Joe se fût proposé pour remplir le rôle de Vendredi.

La campagne semblait si tranquille, si déserte, que le docteur résolut de passer la nuit à terre. Joe dressa un cercle de feux, barricade indispensable contre les bêtes féroces ; les hyènes, les couguars, les chacals, attirés par l'odeur de la chair d'éléphant, rodèrent aux alentours. Kennedy dut à plusieurs reprises décharger sa carabine sur des visiteurs trop audacieux ; mais enfin la nuit s'acheva sans incident fâcheux.

CHAPITRE XVIII

Le Karagwah.—Le lac Ukéréoué.—Une nuit dans une île.—L'Équateur.—Traversée du lac.—Les cascades.—Vue du pays.—Les sources du Nil.—L'île Benga.—La signature d'Andres.—Debono.—Le pavillon aux armes d'Angleterre.

Le lendemain dès cinq heures, commençaient les préparatifs du départ. Joe, avec la hache qu'il avait heureusement retrouvée, brisa les défenses de l'éléphant. Le Victoria, rendu à la liberté, entraîna les voyageurs vers le nord-est avec une vitesse de dix-huit milles.

Le docteur avait soigneusement relevé sa position par la hauteur des étoiles pendant la soirée précédente. Il était par 2° 40' de latitude au-dessous de l'équateur, soit à cent soixante milles géographiques ; il traversa de nombreux villages sans se préoccuper des cris provoqués par son apparition ; il prit note de la conformation des lieux avec des vues sommaires ; il franchit les rampes du Rubemhé, presque aussi roides que les sommets de l'Ousagara, et rencontra plus tard, à Tenga, les premiers ressauts des chaînes de Karagwah, qui, selon lui, dérivent nécessairement des montagnes de la Lune. Or, la légende ancienne qui faisait de ces montagnes le berceau du Nil s'approchait de la vérité, puisqu'elles confinent au lac Ukéréoué, réservoir présumé des eaux du grand fleuve.

De Kafuro, grand district des marchands du pays, il aperçut enfin à l'horizon ce lac tant cherché, que le capitaine Speke entrevit le 3 août 1858.

Samuel Fergusson se sentait ému, il touchait presque à l'un des points principaux de son exploration, et, la lunette à l'œil, il ne perdait pas un coin de cette contrée mystérieuse que son regard détaillait ainsi :

Au-dessous de lui, une terre généralement effritée ; à peine quelques ravins cultivés ; le terrain, parsemé de cônes d'une altitude moyenne, se faisait plat aux approches du lac ; les champs d'orge remplaçaient les rizières ; là croissaient ce plantain d'où se lire le vin du pays, et le « mwani », plante sauvage qui sert de café. La réunion d'une cinquantaine de huttes circulaires recouvertes d'un chaume en fleurs, constituait la capitale du Karagwah. :

On apercevait facilement les figures ébahies d'une race assez belle, au teint jaune brun. Des femmes d'une corpulence invraisemblable se traînaient dans les plantations, et le docteur étonna bien ses compagnons en leur apprenant que cet embonpoint, très apprécié, s'obtenait par un régime obligatoire de lait caillé.

A midi, le Victoria se trouvait par 1° 45' de latitude australe ; à une heure, le vent le poussait sur le lac.

Ce lac a été nommé Nyanza [Nyanza signifie lac] Victoria par le capitaine Speke. En cet endroit, il pouvait mesurer quatre-vingt-dix milles de largeur ; à son extrémité méridionale, le capitaine trouva un groupe d'îles, qu'il nomma archipel du Bengale. Il poussa sa reconnaissance jusqu'à Muanza, sur la côte de l'est, où il fut bien reçu par le sultan. Il fit la triangulation de cette partie du lac, mais il ne put se procurer une barque, ni pour le traverser, ni pour visiter la grande île d'Ukéréoué ; cette île, très populeuse, est gouvernée par trois sultans, et ne forme qu'une presqu'île à marée basse.

Le Victoria abordait le lac plus au nord, au grand regret du docteur, qui aurait voulu en déterminer les contours inférieurs. Les bords, hérissés de buissons épineux et de broussailles enchevêtrées, disparaissaient littéralement sous des myriades de moustiques d'un brun clair ; ce pays devait être inhabitable et inhabité ; on voyait des troupes d'hippopotames se vautrer dans des forêts de roseaux, ou s'enfuir sous les eaux blanchâtres du lac.

Celui-ci, vu de haut offrait vers l'ouest un horizon si large qu'on eut dit une mer ; la distance est assez grande entre les deux rives pour que des communications ne puissent s'établir ; d'ailleurs les, tempêtes y sont fortes et fréquentes, car les vents font rage dans ce bassin élevé et découvert.

Le docteur eut de la peine à se diriger ; il craignait d'être entraîné vers l'est ; mais heureusement un courant le porta directement au nord, et, à six heures du soir, le Victoria s'établit dans une petite île déserte, par 0° 30' de latitude, et 32° 52' de longitude à vingt milles de la côte.

Les voyageurs purent s'accrocher à un arbre, et, le vent s'étant calmé vers le soir, ils demeurèrent tranquillement sur leur ancre. On ne pouvait songer à prendre terre ; ici, comme sur les bords du Nyanza, des légions de moustiques couvraient le sol d'un nuage épais Joe même revint de l'arbre couvert de piqûres ; mais il ne se fâcha pas, tant il trouvait cela naturel de la part des moustiques.

Néanmoins, le docteur, moins optimiste ; fila le plus de corde qu'il put, afin d'échapper à ces impitoyables insectes qui s'élevaient avec un murmure inquiétant.

Le docteur reconnut la hauteur du lac au-dessus du niveau de la mer, telle que l'avait déterminée le capitaine Speke, soit trois mille sept cent cinquante pieds.

« Nous voici donc dans une île ! dit Joe, qui se grattait à se rompre les poignets.

—Nous en aurions vite fait le tour, répondit le chasseur, et, sauf ces aimables insectes, on n'y aperçoit pas un être vivant.

—-Les îles dont le lac est parsemé, répondit le docteur Fergusson, ne sont, à vrai dire, que des sommets de collines immergées ; mais nous sommes heureux d'y avoir rencontré un abri, car les rives du lac sont habitées par des tribus féroces. Dormez donc, puisque le ciel nous prépare une nuit tranquille.

—Est-ce que tu n'en feras pas autant, Samuel ?

—Non ; je ne pourrais fermer l'œil. Mes pensées chasseraient tout sommeil. Demain, mes amis, si le vent est favorable, nous marcherons droit au nord, et nous découvrirons peut-être les sources du Nil, ce secret demeuré impénétrable. Si prés des sources du grand fleuve, je ne saurais dormir. »

Kennedy et Joe, que les préoccupations scientifiques ne troublaient pas à ce point, ne tardèrent pas à s'endormir profondément sous la garde du docteur.

Le mercredi 23 avril, le Victoria appareillait à quatre heures du matin par un ciel grisâtre ; la nuit quittait difficilement les eaux du lac, qu'un épais brouillard enveloppait, mais bientôt un vent violent dissipa toute cette brume. Le Victoria fut balancé pendant quelques minutes en sens divers et enfin remonta directement vers le nord.

Le docteur Fergusson frappa des mains avec joie.

« Nous sommes en bon chemin ! s'écria-t-il. Aujourd'hui ou jamais nous verrons le Nil ! Mes amis, voici que nous franchissons l'Équateur ! nous entrons dans notre hémisphère !

—Oh ! fit Joe ; vous pensez, mon maître, que l'équateur passe par ici ?

—Ici même mon brave garçon !

—Eh bien ! sauf votre respect, il me paraît convenable de l'arroser sans perdre de temps.

—Va pour un verre de grog ! répondit le docteur en riant ; tu as une manière d'entendre la cosmographie qui n'est point sotte.

Et voilà comment fut célébré le passage de la ligne à bord du Victoria.

Celui-ci filait rapidement. On apercevait dans l'ouest la côte basse et peu accidentée ; au fond, les plateaux plus élevés de l'Uganda et de l'Usoga. La vitesse du vent devenait excessive : près de trente milles à l'heure.

Les eaux du Nyanza, soulevées avec violence, écumaient comme les vagues d'une mer. A certaines lames de fond qui se balançaient longtemps après les accalmies, le docteur reconnut que le lac devait avoir une grande profondeur A peine une ou deux barques grossières furent-elles entrevues pendant cette rapide traversée.

« Le lac, dit le docteur, est évidemment, par sa position élevée, le réservoir naturel des fleuves de la partie orientale d'Afrique ; le ciel lui rend en pluie ce qu'il enlève en vapeurs à ses effluents Il me paraît certain que le Nil doit y prendre sa source.

—Nous verrons bien, » répliqua Kennedy.

Vers neuf heures, la côte de l'ouest se rapprocha ; elle paraissait déserte et boisée. Le vent s'éleva un peu vers l'est, et l'on put entrevoir l'autre rive du lac. Elle se courbait de manière à se terminer par un angle très ouvert, vers 2°40' de latitude septentrionale. De hautes montagnes dressaient leurs pics arides à cette extrémité du Nyanza ; mais entre elles une gorge profonde et sinueuse livrait passage à une rivière bouillonnante.

Tout en manœuvrant son aérostat, le docteur Fergusson examinait le pays d'un regard avide.

« Voyez ! s'écria-t-il, voyez, mes amis ! les récits des Arabes étaient exacts ! Ils parlaient d'un fleuve par lequel le lac Ukéréoué se déchargeait vers le nord, et ce fleuve existe, et nous le descendons, et il coule avec une rapidité comparable à notre propre vitesse ! Et cette goutte d'eau qui s'enfuit sous nos pieds va certainement se confondre avec les flots de la Méditerranée ! C'est le Nil !

—C'est le Nil ! répéta Kennedy, qui se laissait prendre à l'enthousiasme de Samuel Fergusson.

—Vive le Nil ! dit Joe, qui s'écriait volontiers vive quelque chose quand il était en joie.

Des rochers énormes embarrassaient çà et là le cours de cette mystérieuse rivière. L'eau écumait ; il se faisait des rapides et des cataractes qui confirmaient le docteur dans ses prévisions. Des montagnes environnantes se déversaient de nombreux torrents, écumants dans leur chute ; l'œil les comptait par centaines. On voyait sourdre du sol de minces filets d'eau éparpillés, se croisant, se confondant, luttant de vitesse, et tous couraient à cette rivière naissante, qui se faisait fleuve après les avoir absorbés.

« Voilà bien le Nil, répéta le docteur avec conviction. L'origine de son nom a passionné les savants comme l'origine de ses eaux ; on l'a fait venir du grec, du copte, du sanscrit [Un savant byzantin voyait dans Neilos un nom arithmétique. N représentait 50, E 5, I 10, L 30, O 70, S 200 : ce qui fait le nombre des jours de l'année] ; peu importe, après tout, puisqu'il a dû livrer enfin le secret de ses sources !

—Mais, dit le chasseur, comment s'assurer de l'identité de cette rivière et de celle que les voyageurs du nord ont reconnue !

—Nous aurons des preuves certaines, irrécusables, infaillibles, répondit Fergusson, si le vent nous favorise une heure encore. »

Les montagnes se séparaient, faisant place à des villages nombreux, à des champs cultivés de sésame, de dourrah, de cannes à sucre. Les tribus de ces contrées se montraient agitées, hostiles ; elles semblaient plus près de la colère que de l'adoration ; elles pressentaient des étrangers, et non des dieux. Il semblait qu'en remontant aux sources du Nil on vint leur voler quelque chose. Le Victoria dut se tenir hors de la portée des mousquets.

Aborder ici sera difficile, dit l'Ecossais.

—Eh bien ! répliqua Joe, tant pis pour ces indigènes ; nous les priverons du charme de notre conversation.

—Il faut pourtant que je descende, répondit le docteur Fergusson, ne fût-ce qu'un quart d'heure. Sans cela, je ne puis constater les résultats de notre exploration.

—C'est donc indispensable, Samuel ?

—Indispensable, et nous descendrons, quand même nous devrions faire le coup de fusil !

—La chose me va, répondit Kennedy en caressant sa carabine.

—Quand vous voudrez, mon maître, dit Joe en se préparant au combat.

Ce ne sera pas la première fois, répondit le docteur, que l'on aura fait de la science les armes à la main ; pareille chose est arrivée à un savant français, dans les montagnes d'Espagne, quand il mesurait le méridien terrestre.

—Sois tranquille, Samuel, et fie-toi à tes deux gardés du corps.

—Y sommes-nous, Monsieur ?

—Pas encore. Nous allons même nous élever pour saisir la configuration exacte du pays. »

L'hydrogène se dilata, et, en moins de dix minutes, le Victoria planait à une hauteur de deux mille cinq cents pieds au-dessus du sol.

On distinguait de là un inextricable réseau de rivières que le fleuve recevait dans son lit ; il en venait davantage de l'ouest, entre les collines nombreuses, au milieu de campagnes fertiles.

« Nous ne sommes pas à quatre-vingt-dix milles de Gondokoro, dit le docteur en pointant sa tête, et à moins de cinq milles du point atteint par les explorateurs venus du nord. Rapprochons-nous de terre avec précaution. »

Le Victoria s'abaissa de plus de deux mille pieds.

« Maintenant, mes amis, soyez prêts à tout hasard.

—Nous sommes prêts, répondirent Dick et Joe.

- -Bien ! »

Le Victoria marcha bientôt en suivant le lit du fleuve, et à cent pied peine. Le Nil mesurait cinquante toises en cet endroit, et les indigène s'agitaient tumultueusement dans les villages qui bordaient ses rives. Au deuxième degré, il forme une cascade à pic de dix pieds de hauteur environ, et par conséquent infranchissable.

« Voilà bien la cascade indiquée par M. Debono, » s'écria le docteur.

Le bassin du fleuve s'élargissait, parsemé d'îles nombreuses que Samuel Fergusson dévorait du regard ; il semblait chercher un point de repère qu'il n'apercevait pas encore.

Quelques nègres s'étant avancés dans une barque au-dessous du ballon, Kennedy les salua d'un coup de fusil, qui, sans les atteindre, les obligea à regagner la rive au plus vite.

« Bon voyage ! leur souhaita Joe ; à leur place, je ne me hasardera pas à revenir ! j'aurais singulièrement peur d'un monstre qui lance la foudre à volonté. »

Mais voici que le docteur Fergusson saisit soudain sa lunette et la braqua vers une île couchée au milieu du fleuve.

Quatre arbres! s'écria-t-il ; voyez, là-bas ! »

En effet, quatre arbres isolés s'élevaient à son extrémité.

C'est l'île de Benga ! c'est bien elle ! ajouta-t-il.

—Eh bien, après ? demanda Dick.

—C'est là que nous descendrons, s'il plaît à Dieu !

—Mais elle paraît habitée, Monsieur Samuel !

—Joe a raison ; si je ne me trompe, voilà un rassemblement d'une vingtaine d'indigènes.

—Nous les mettrons en fuite ; cela ne sera pas difficile, répondit Fergusson.

—Va comme il est dit, » répliqua le chasseur.

Le soleil était au zénith. Le Victoria se rapprocha de l'île.

Les nègres, appartenant à la tribu de Makado, poussèrent des cris énergiques. L'un d'eux agitait en l'air son chapeau d'écorce. Kennedy le prit pour point de mire, fit feu, et le chapeau vola en éclats.

Ce fut une déroute générale. Les indigènes se précipitèrent dans le fleuve et le traversèrent à la nage ; des deux rives, il vint une grêle de balles et une pluie de flèches, mais sans danger pour l'aérostat dont l'ancre avait mordu une fissure de roc. Joe se laissa couler à terre.

« L'échelle ! s'écria le docteur. Suis-moi, Kennedy

—Que veux-tu faire ?

—Descendons ; il me faut un témoin.

—Me voici.

—Joe, fais bonne garde.

—Soyez tranquille, Monsieur, je réponds de tout.

« Viens, Dick ! » dit le docteur en mettant pied à terre.

Il entraîna son compagnon vers un groupe de rochers qui se dressaient à la pointe de l'île ; là, il chercha quelque temps, fureta dans les broussailles, et se mit les mains en sang.

Tout d'un coup, il saisit vivement le bras du chasseur.

« Regarde, dit-il.

—Des lettres ! » s'écria Kennedy.

En effet, deux lettres gravées sur le roc apparaissaient dans toute leur netteté. On lisait distinctement :

                                     A. D.

« A. D., reprit le docteur Fergusson ! Andrea Debono ! La signature même du voyageur qui a remonté le plus avant le cours du Nil !

—Voilà qui est irrécusable, ami Samuel.

—Es-tu convaincu maintenant !

—C'est le Nil ! nous n'en pouvons douter. »

Le docteur regarda une dernière fois ces précieuses initiales, dont il prit exactement la forme et les dimensions.

« Et maintenant, dit-il, au ballon !

—Vite alors, car voici quelques indigènes qui se préparent à repasser le fleuve.

—Peu nous importe maintenant ! Que le vent nous pousse dans le nord pendant quelques heures, nous atteindrons Gondokoro, et nous presserons la main de nos compatriotes ! »

Dix minutes après, le Victoria s'enlevait majestueusement, pendant que le docteur Fergusson, en signe de succès, déployait le pavillon aux armes d'Angleterre.

CHAPITRE XIX

Le Nil.—La Montagne tremblante.—Souvenir du pays.—Les récits des Arahes.—Les Nyam-Nyam.—Réflexions sensées de Joe.—Le Victoria court des bordées.—Les ascensions aérostatiques.—Madame Blanchard.

Quelle est notre direction ? demanda Kennedy en voyant son ami consulter la boussole.

—Nord-nord-ouest.

—Diable ! mais ce n'est pas le nord, cela !

—Non, Dick, et je crois que nous aurons de la peine à gagner Gondokoro ; je le regrette, mais enfin nous avons relié les explorations de l'est à celles du nord ; il ne faut pas se plaindre. »

Le Victoria s'éloignait peu à peu du Nil.

« Un dernier regard, fit le docteur, à cette infranchissable latitude que les plus intrépides voyageurs n'ont jamais pu dépasser ! Voilà bien ces intraitables tribus signalées par MM. Petherick, d'Arnaud, Miani, et ce jeune voyageur, M. Lejean, auquel nous sommes redevables des meilleurs travaux sur le haut Nil.

—Ainsi, demanda Kennedy, nos découvertes sont d'accord avec les pressentiments de la science

—Tout à fait d'accord. Les sources du fleuve Blanc, du Bahr-el-Abiad, sont immergées dans un lac grand comme une mer ; c'est là qu'il prend naissance ; la poésie y perdra sans doute ; on aimait à supposer à ce roi des fleuves une origine céleste ; les anciens l'appelaient du nom d'Océan, et l'on n'était pas éloigné de croire qu'il découlait directement du soleil ! Mais il faut en rabattre et accepter de temps en temps ce que la science nous enseigne ; il n'y aura peut-être pas toujours des savants, il y aura toujours des poètes.

—On aperçoit encore des cataractes, dit Joe.

—Ce sont les cataractes de Makedo, par trois degrés de latitude. Rien n'est plus exact ! Que n'avons-nous pu suivre pendant quelques heures le cours du Nil !

—Et là-bas, devant nous, dit le chasseur, j'aperçois le sommet d'une montagne.

—C'est le mont Logwek, la Montagne tremblante des Arabes ; toute cette contrée a été visitée par M. Debono, qui la parcourait sous le nom de Latif Effendi. Les tribus voisines du Nil sont ennemies et se font une guerre d'extermination. Vous jugez sans peine des périls, qu'il a dû affronter. »

Le vent portait alors le Victoria vers le nord-ouest. Pour éviter le mont Logwek, il fallut chercher un courant plus incliné.

« Mes amis, dit le docteur à ses deux compagnons, voici que nous commençons véritablement notre traversée africaine. Jusqu'ici nous avons surtout suivi les traces de nos devanciers. Nous allons nous lancer dans l'inconnu désormais. Le courage ne nous fera pas défaut ?

—Jamais, s'écrièrent d'une seule voix Dick et Joe.

—En route donc, et que le ciel nous soit en aide ! »

A dix heures du soir, par-dessus des ravins, des forêts, des villages dispersés, les voyageurs arrivaient au flanc de la Montagne tremblante, dont ils longeaient les rampes adoucies.

En cette mémorable journée du 23 avril, pendant une marche de quinze heures, ils avaient, sous l'impulsion d'un vent rapide, parcouru une distance de plus de trois cent quinze milles [Plus de cent vingt-cinq lieues].

Mais cette dernière partie du voyage les avait laissés sous une impression triste. Un silence complet régnait dans la nacelle. Le docteur Fergusson était-il absorbé par ses découvertes ? Ses deux compagnons songeaient-ils à cette traversée au milieu de régions inconnues ? Il y avait de tout cela, sans doute, mêlé à de plus vifs souvenirs de l'Angleterre et des amis éloignés. Joe seul montrait une insouciante philosophie, trouvant tout naturel que la patrie ne fût pas là du moment qu'elle était absente ; mais il respecta le silence de Samuel Fergusson et de Dick Kennedy.

A dix heures du soir, le Victoria « mouillait » par le travers de la Montagne-Tremblante [La tradition rapporte qu'elle tremble dès qu'un musulman y pose le pied] ; on prit un repas substantiel, et tous s'endormirent successivement sous la garde de chacun.

Le lendemain, des idées plus sereines revinrent au réveil ; il faisait un joli temps, et le vent soufflait du bon côté ; un déjeuner, fort égayé par Joe, acheva de remettre les esprits en belle humeur.

La contrée parcourue en ce moment est immense ; elle confiné aux montagnes de la Lune et aux montagnes du Darfour ; quelque chose de grand comme l'Europe.

Nous traversons, sans doute, dit le docteur, ce que l'on suppose être le royaume d'Usoga ; des géographes ont prétendu qu'il existait au centre de l'Afrique une vaste dépression, un immense lac central. Nous verrons si ce système a quelque apparence de vérité.

—Mais comment a-t-on pu faire cette supposition ? demanda Kennedy.

—Par les récits des Arabes. Ces gens-là sont très conteurs, trop conteurs peut-être. Quelques voyageurs, arrivés à Kazeh ou aux Grands Lacs, ont vu des esclaves venus des contrées centrales, ils les ont interrogés sur leur pays, ils ont réuni un faisceau de ces documents divers, et en ont déduit des systèmes. Au fond de tout cela, il y a toujours quelque chose de vrai, et, tu le vois, on ne se trompait pas sur l'origine du Nil.

—Rien de plus juste, répondit Kennedy.

—C'est au moyen de ces documents que des essais de cartes ont été tentés. Aussi vais-je suivre notre route sur l'une d'elles, et la rectifier au besoin.

—Est-ce que toute cette région est habitée ? demanda Joe.

—Sans doute, et mal habitée.

—Je m'en doutais.

—Ces tribus éparses sont comprises sous la dénomination générale de Nyam-Nyam, et ce nom n'est autre chose qu'une onomatopée ; il reproduit le bruit de la mastication.

—Parfait, dit Joe ; nyam ! nyam !

—Mon brave Joe, si tu étais la cause immédiate de cette onomatopée, tu ne trouverais pas cela parfait.

— Que voulez-vous dire ?

— Que ces peuplades sont considérées comme anthropophages.

— Cela est-il certain ?

—Très certain ; on avait aussi prétendu que ces indigènes étaient pourvus d'une queue comme de simples quadrupèdes ; mais on a bientôt reconnu que cet appendice appartenait aux peaux de bête dont ils sont revêtus.

—Tant pis ! une queue est fort agréable pour chasser les moustiques.

—C'est possible, Joe ; mais il faut reléguer cela au rang des fables, tout comme les têtes de chiens que le voyageur Brun-Rollet attribuait à certaines peuplades.

—Des têtes de chiens ? Commode pour aboyer et même pour être anthropophage !

—Ce qui est malheureusement avéré, c'est la férocité de ces peuples, très avides de la chair humaine qu'ils recherchent avec passion.

—Je demande, dit Joe, qu'ils ne se passionnent pas trop pour mon individu.

—Voyez-vous cela ! dit le chasseur.

—C'est ainsi, Monsieur Dick. Si jamais je dois être mangé dans un moment de disette, je veux que ce soit à votre profit et à celui de mon maître ! Mais nourrir ces moricauds, fi donc ! j'en mourrais de honte !

—Eh bien ! mon brave Joe, fit Kennedy, voilà qui est entendu, nous comptons sur toi à l'occasion.

—A votre service, Messieurs.

—Joe parle de la sorte, répliqua le docteur, pour que nous prenions soin de lui, en l'engraissant bien.

—Peut-être ! répondit Joe ; l'homme est un animal si égoïste ! »

Dans l'après-midi, le ciel se couvrit d'un brouillard chaud qui suintait du sol ; l'embrun permettait à peine de distinguer les objets terrestres ; aussi, craignant de se heurter contre quelque pic imprévu, le docteur donna vers cinq heures le signal d'arrêt.

La nuit se passa sans accident, mais il avait fallu redoubler de vigilance par cette profonde obscurité.

La mousson souffla avec une violence extrême pendant la matinée du lendemain ; le vent s'engouffrait dans les cavités inférieures du ballon ; s'agitait violemment l'appendice par lequel pénétraient les tuyaux de dilatation ; on dut les assujettir par des cordes, manœuvre dont Joe s'acquitta fort adroitement.

Il constata en même temps que l'orifice de l'aérostat demeurait hermétiquement fermé.

« Ceci a un a double importance pour nous, dit le docteur Fergusson ; nous évitons d'abord la déperdition d'un gaz précieux ; ensuite, nous ne laissons point autour de nous une traînée inflammable, à laquelle nous finirions par mettre le feu.

—Ce serait un fâcheux incident de voyage, dit Joe.

—Est-ce que nous serions précipités à terre ? demanda Dick.

—Précipités, non ! Le gaz brûlerait tranquillement, et nous descendrions peu à peu. Pareil accident est arrivé à une aéronaute française, madame Blanchard ; elle mit le feu à son ballon en lançant des pièces d'artifice, mais elle ne tomba pas, et elle ne se serait pas tuée, sans doute, si sa nacelle ne se fût heurtée à une cheminée, d'où elle fut jetée à terre.

—Espérons que rien de semblable ne nous arrivera, dit le chasseur ; jusqu'ici notre traversée ne me parait pas dangereuse, et je ne vois pas de raison qui nous empêche d'arriver à notre but.

—Je n'en vois pas non plus, mon cher Dick ; les accidents, d'ailleurs, ont toujours été causés par l'imprudence des aéronautes ou par la mauvaise construction de leurs appareils. Cependant, sur plusieurs milliers d'ascensions aérostatiques, on ne compte pas vingt accidents ayant causé la mort. En général, ce sont les attérissements et les départs qui offrent le plus de dangers. Aussi, en pareil cas, ne devons-nous négliger aucune précaution.

—Voici l'heure du déjeuner, dit Joe ; nous nous contenterons de viande conservée et de café, jusqu'à ce que M. Kennedy ait trouvé moyen de nous régaler d'un bon morceau de venaison.

CHAPITRE XX

La bouteille céleste.—Les figuiers-palmiers.—Les « mammoth trees. » L'arbre de guerre.—L'attelage ailé.—Combats de deux peuplades.—Massacre.—Intervention divine.

Le vent devenait violent et irrégulier. Le Victoria courait de véritables bordées dans les airs. Rejeté tantôt dans le nord, tantôt dans le sud, il ne pouvait rencontrer un souffle constant.

« Nous marchons très vite sans avancer beaucoup, dit Kennedy, en remarquant les fréquentes oscillations de l'aiguille aimantée,

—Le Victoria file avec une vitesse d'au moins trente lieues à l'heure, dit Samuel Fergusson. Penchez-vous, et voyez comme la campagne disparaît rapidement sous nos pieds. Tenez ! cette forêt a l'air de se précipiter au-devant de nous !

—La forêt est déjà devenue une clairière, répondit le chasseur.

—Et la clairière un village, riposta Joe, quelques instants plus tard. Voilà-t-il des faces de nègres assez ébahies !

—C'est bien naturel, répondit le docteur. Les paysans de France, à la première apparition des ballons, ont tiré dessus, les prenant pour de monstres aériens ; il est donc permis à un nègre du Soudan d'ouvrir de grands yeux.

—Ma foi! dit Joe, pendant que le Victoria rasait un village à cent pied du sol, je m'en vais leur jeter une bouteille vide, avec votre permission mon maître ; si elle arrive saine et sauve, ils l'adoreront ; si elle se casse ils se feront des talismans avec les morceaux! »

Et, ce disant, il lança une bouteille, qui ne manqua pas de se briser en mille pièces, tandis que les indigènes se précipitaient dans leurs hutte rondes, en poussant de grands cris.

Un peu plus loin, Kennedy s'écria :

« Regardez donc cet arbre singulier ! il est d'une espèce par en haut, et d'une autre par en bas.

—Bon ! fit Joe ; voilà un pays où les arbres poussent les uns sur les autres.

—C'est tout simplement un tronc de figuier, répondit le docteur, sur lequel il s'est répandu un peu de terre végétale. Le vent un beau jour y a jeté une graine de palmier, et le palmier a poussé comme en plein champ.

—Une fameuse mode, dit Joe, et que j'importerai en Angleterre ; cela fera bien dans les parcs de Londres ; sans compter que ce serait un moyen de multiplier les arbres à fruit ; on aurait des jardins en hauteur ; voilà qui sera goûté de tous les petits propriétaires. »

En ce moment, il fallut élever le Victoria pour franchir une forêt d'arbres hauts de plus de trois cents pieds, sortes de banians séculaires.

« Voilà de magnifiques arbres, s'écria Kennedy ; je ne connais rien de beau comme l'aspect de ces vénérables forêts. Vois donc, Samuel.

—La hauteur de ces banians est vraiment merveilleuse, mon cher Dick ; et cependant elle n'aurait rien d'étonnant dans les forêts du Nouveau-Monde.

—Comment ! il existe des arbres plus élevés ?

—Sans doute, parmi ceux que nous appelons les « mammouth trees. »

Ainsi, en Californie, on a trouvé un cèdre élevé de quatre cent cinquante pieds, hauteur qui dépasse la tour du Parlement, et même la grande pyramide d'Égypte. La base avait cent vingt pieds de tour, et les couches concentriques de son bois lui donnaient plus de quatre mille ans d'existence.

—Eh ! Monsieur, cela n'a rien d'étonnant alors ! Quand on vit quatre mille ans, quoi de plus naturel que d'avoir une belle taille ? »

Mais, pendant l'histoire du docteur et la réponse de Joe, la forêt avait déjà fait place à une grande réunion de huttes circulairement disposées autour d'une place. Au milieu croissait un arbre unique, et Joe de s'écrier à sa vue :

Eh bien ! s'il y a quatre mille ans que celui-là produit de pareilles fleurs, je ne lui en fais pas mon compliment. »

Et il montrait un sycomore gigantesque dont le tronc disparaissait en entier sous un amas d'ossements humains. Les fleurs dont parlait Joe étaient des têtes fraîchement coupées, suspendues à des poignards fixés dans l'écorce.

L'arbre de guerre des cannibales ! dit le docteur. Les Indiens enlèvent la peau du crâne, les Africains la tête entière.

—Affaire de mode, » dit Joe.

Mais déjà le village aux têtes sanglantes disparaissait à l'horizon ; un autre plus loin offrait un spectacle non moins repoussant ; des cadavres à demi dévorés, des squelettes tombant en poussière, des membres humains épars çà et là, étaient laissés en pâture aux hyènes et aux chacals.

« Ce sont sans doute les corps des criminels ; ainsi que cela se pratique dans l'Abyssinie, on les expose aux bêtes féroces, qui achèvent de les dévorer à leur aise, après les avoir étranglés d'un coup de dent.

—Ce n'est pas beaucoup plus cruel que la potence, dit l'Écossais. C'est plus sale, voilà tout.

—Dans les régions du sud de l'Afrique, reprit le docteur, on se contente de renfermer le criminel dans sa propre hutte, avec ses bestiaux, et peut-être sa famille ; on y met le feu, et tout brûle en même temps. J'appelle cela de la cruauté, mais j'avoue avec Kennedy que, si la potence est moins cruelle, elle est aussi barbare. »

Joe, avec l'excellente vue dont il se servait si bien, signala quelques bandes d'oiseaux carnassiers qui planaient à l'horizon.

« Ce sont des aigles, s'écria Kennedy, après les avoir reconnus avec la lunette, de magnifiques oiseaux dont le vol est aussi rapide que le notre.

—Le ciel nous préserve de leurs attaques ! dit le docteur ; ils sont plutôt à craindre pour nous que les bêtes féroces ou les tribus sauvages.

—Bah ! répondit le chasseur, nous les écarterions à coups de fusil.

—J'aime autant, mon cher Dick, ne pas recourir à ton adresse ; le taffetas de notre ballon ne résisterait pas à un de leurs coups de bec ; heureusement, je crois ces redoutables oiseaux plus effrayés qu'attirés par notre machine.

— Eh mais ! une idée, dit Joe, car aujourd'hui les idées me poussent par douzaines ; si nous parvenions à prendre un attelage d'aigles vivants, nous les attacherions à notre nacelle, et ils nous traîneraient dans les airs !

—Le moyen a été sérieusement proposé, répondit le docteur ; mais je le crois peu praticable avec des animaux assez rétifs de leur naturel.

—On les dresserait, reprit Joe ; au lieu de mors, on les guiderait avec des œillères qui leur intercepteraient la vue ; borgnes, ils iraient à droite ou à gauche ; aveugles, ils s'arrêteraient.

—Permets-moi, mon brave Joe, de préférer un vent favorable à tes aigles attelés ; cela coûte moins cher à nourrir, et c'est plus sûr.

—Je vous le permets, Monsieur, mais je garde mon idée. »

Il était midi ; le Victoria, depuis quelque temps, se tenait à une allure plus modérée ; le pays marchait au-dessous de lui, il ne fuyait plus.

Tout d'un coup, des cris et des sifflements parvinrent aux oreilles des voyageurs ; ceux-ci se penchèrent et aperçurent dans une plaine ouverte un spectacle fait pour les émouvoir

Deux peuplades aux prises se battaient avec acharnement et faisaient voler des nuées de flèches dans les airs. Les combattants, avides de s'entre-tuer, ne s'apercevaient pas de l'arrivée du Victoria ; ils étaient environ trois cents, se choquant dans une inextricable mêlée ; la plupart d'entre eux, rouges du sang des blessés dans lequel ils se vautraient, formaient un ensemble hideux à voir.

A l'apparition de l'aérostat, il y eut un temps d'arrêt ; les hurlements redoublèrent ; quelques flèches furent lancées vers la nacelle, et l'une d'elles assez près pour que Joe l'arrêtât de la main.

« Montons hors de leur portée ! s'écria le docteur Fergusson! Pas d'imprudence ! cela ne nous est pas permis »

Le massacre continuait de part et d'autre, à coups de haches et de sagaies ; dès qu'un ennemi gisait sur le sol, son adversaire se hâtait de lui couper la tête ; les femmes, mêlées à cette cohue, ramassaient les têtes sanglantes et les empilaient à chaque extrémité du champ de bataille ; souvent elles se battaient pour conquérir ce hideux trophée.

« L'affreuse scène ! s'écria Kennedy avec un profond dégoût.

—Ce sont de vilains bonshommes ! dit Joe. Après cela, s'ils avaient un uniforme, ils seraient comme tous les guerriers du monde.

—J'ai une furieuse envie d'intervenir dans le combat, reprit le chasseur en brandissant sa carabine.

—Non pas répondit vivement le docteur ! non pas ! mêlons-nous de ce qui nous regarde ? Sais-tu qui a tort ou raison, pour jouer le rôle de la Providence ? Fuyons au plus tôt ce spectacle repoussant ! Si les grands capitaines pouvaient dominer ainsi le théâtre de leurs exploits, ils finiraient peut-être par perdre le goût du sang et des conquêtes ! »

Le chef de l'un de ces partis sauvages se distinguait par une taille athlétique, jointe à une force d'hercule. D'une main il plongeait sa lance dans les rangées compactes de ses ennemis, et de l'autre y faisait de grandes trouées à coups de hache. A un moment, il rejeta loin de lui sa sagaie rouge de sang, se précipita sur un blessé dont il trancha le bras d'un seul coup, prit ce bras d'une main, et, le portant à sa bouche, il y mordit à pleines dents.

« Ah ! dit Kennedy, l'horrible bête! je n'y tiens plus ! »

Et le guerrier, frappé d'une balle au front, tomba en arrière.

A sa chute, une profonde stupeur s'empara de ses guerriers ; cette mort surnaturelle les épouvanta en ranimant l'ardeur de leurs adversaires, et en une seconde le champ de bataille fut abandonné de la moitié des combattants.

« Allons chercher plus haut un courant qui nous emporte, dit le docteur. Je suis écœuré de ce spectacle. »

Mais il ne partit pas si vite qu'il ne pût voir la tribu victorieuse, se précipitant sur les morts et les blessés, se disputer cette chair encore chaude, et s'en repaître avidement.

« Pouah ! fit Joe, cela est repoussant ! »

Le Victoria s'élevait en se dilatant ; les hurlements de cette horde en délire le poursuivirent pendant quelques instants ; mais enfin, ramené vers le sud, il s'éloigna de cette scène de carnage et de cannibalisme.

Le terrain offrait alors des accidents variés, avec de nombreux cours d'eau qui s'écoulaient vers l'est ; ils se jetaient sans doute dans ces affluents du lac Nû ou du fleuve des Gazelles, sur lequel M. Guillaume Lejean a donné de si curieux détails.

La nuit venue, le Victoria jeta l'ancre par 27° de longitude, et 4° 20' de latitude septentrionale, après une traversée de 150 milles.

CHAPITRE XXI

Rumeurs étranges.—Une attaque nocturne.—Kennedy et Joe dans l'arbre.—Deux coups de feu.— A moi ! à moi !—Réponse en français.—Le matin.—Le missionnaire.—Le plan de sauvetage.

La nuit se faisait très obscure. Le docteur n'avait pu reconnaître le pays ; il s'était accroché à un arbre fort élevé, dont il distinguait à peine la masse confuse dans l'ombre.

Suivant son habitude, il prit le quart de neuf heures, et à minuit Dick vint le remplacer.

« Veille bien, Dick, veille avec grand soin.

—Est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau

—Non ! cependant j'ai cru surprendre de vagues rumeurs au-dessous de nous ; je ne sais trop où le vent nous a portés ; un excès de prudence ne peut pas nuire.

—Tu auras entendu les cris de quelques bêtes sauvages.

—Non ! cela m'a semblé tout autre chose ; enfin, à la moindre alerte, ne manque pas de nous réveiller.

—Sois tranquille. »

Après avoir écouté attentivement une dernière fois, le docteur, n'entendant rien, se jeta sur sa couverture et s'endormit bientôt.

Le ciel était couvert d'épais nuages, mais pas un souffle n'agitait l'air. Le Victoria, retenu sur une seule ancre, n'éprouvait aucune oscillation.

Kennedy, accoudé sur la nacelle de manière à surveiller le chalumeau en activité, considérait ce calme obscur ; il interrogeait l'horizon, et, comme il arrive aux esprits inquiets ou prévenus, son regard croyait parfois surprendre de vagues lueurs.

Un moment même il crut distinctement en saisir une à deux cents pas de distance ; mais ce ne fut qu'un éclair, après lequel il ne vit plus rien.

C'était sans doute l'une de ces sensations lumineuses que l'œil perçoit dans les profondes obscurités.

Kennedy se rassurait et retombait dans sa contemplation indécise, quand un sifflement aigu traversa les airs.

Était-ce le cri d'un animal, d'un oiseau de nuit ? Sortait-il de lèvres humaines ?

Kennedy, sachant toute la gravité de la situation, fut sur le point d'éveiller ses compagnons ; mais il se dit qu'en tout cas, hommes ou bêtes se trouvaient hors de portée ; il visita donc ses armes, et, avec sa lunette de nuit, il plongea de nouveau son regard dans l'espace.

Il crut bientôt entrevoir au-dessous de lui des formes vagues qui se glissaient vers l'arbre ; à un rayon de lune qui filtra comme un éclair entre deux nuages, il reconnut distinctement un groupe d'individus s'agitant dans l'ombre.

L'aventure des cynocéphales lui revint à l'esprit ; il mit la main sur l'épaule du docteur.

Celui-ci se réveilla aussitôt.

« Silence, fit Kennedy, parlons à voix basse.

—Il y a quelque chose ?

—Oui, réveillons Joe. »

Dès que Joe se fut levé, le chasseur raconta ce qu'il avait vu.

« Encore ces maudits singes ? dit Joe.

—C'est possible ; mais il faut prendre ses précautions.

—Joe et moi, dit Kennedy, nous allons descendre dans l'arbre par l'échelle.

—Et pendant ce temps, répartit le docteur, je prendrai mes mesures de manière à pouvoir nous enlever rapidement.

—C'est convenu.

—Descendons, dit Joe.

—Ne vous servez de vos armes qu'à la dernière extrémité, dit le docteur ; il est inutile de révéler notre présence dans ces parages. »

Dick et Joe répondirent par un signe. Ils se laissèrent glisser sans bruit vers l'arbre, et prirent position sur une fourche de fortes branches que l'ancre avait mordue.

Depuis quelques minutés, ils écoutaient muets et immobiles dans le feuillage. A un certain froissement d'écorce qui se produisit, Joe saisit la main de l'Écossais.

« N'entendez-vous pas ?

—Oui, cela approche.

—Si c'était un serpent ? Ce sifflement que vous avez surpris...

—Non ! il avait quelque chose d'humain.

—J'aime encore mieux des sauvages, se dit Joe. Ces reptiles me répugnent.

—Le bruit augmente, reprit Kennedy, quelques instants après.

—Oui ! on monte, on grimpe.

—Veille de ce côté, je me charge de l'autre.

—Bien. »

Ils se trouvaient tous les deux isolés au sommet d'une maîtresse branche, poussée droit au milieu de cette forêt qu'on appelle un baobab ; l'obscurité accrue par l'épaisseur du feuillage était profonde ; cependant Joe, se penchant à l'oreille de Kennedy et lui indiquant la partie inférieure de l'arbre, dit :

« Des nègres. »

Quelques mots échangés à voix basse parvinrent même jusqu'aux deux voyageurs.

Joe épaula son fusil.

« Attends, » dit Kennedy.

Des sauvages avaient en effet escaladé le baobab ; ils surgissaient de toutes parts, se coulant sur les branches comme des reptiles, gravissant lentement, mais sûrement ; ils se trahissaient alors par les émanations de leurs corps frottés d'une graisse infecte.

Bientôt deux têtes apparurent aux regards de Kennedy et de Joe, au niveau même de la branche qu'ils occupaient.

« Attention, dit Kennedy, feu ! »

La double détonation retentit comme un tonnerre, et s'éteignit au milieu des cris de douleur. En un moment, toute la horde avait disparu.

Mais, au milieu des hurlements, il s'était produit un cri étrange, inattendu, impossible ! Une voix humaine avait manifestement proféré ces mots en français :

« A moi ! à moi ! »

Kennedy et Joe, stupéfaits, regagnèrent la nacelle au plus vite.

Avez-vous entendu ? leur dit le docteur.

—Sans doute ! ce cri surnaturel : A moi ! à moi!

—Un Français aux mains de ces barbares !

—Un voyageur !

—Un missionnaire, peut-être !

—Le malheureux, s'écria le chasseur ? on l'assassine, on le martyrise ! »

Le docteur cherchait vainement à déguiser son émotion.

« On ne peut en douter, dit-il. Un malheureux Français est tombé entre les mains de ces sauvages Mais nous ne partirons pas sans avoir fait tout au monde pour le sauver. A nos coups de fusil, il aura reconnu un secours inespéré, une intervention providentielle. Nous ne mentirons pas à cette dernière espérance. Est-ce votre avis ?

—C'est notre avis, Samuel, et nous sommes prêts à t'obéir.

—Combinons donc nos manœuvres, et dès le matin, nous chercherons à l'enlever.

—Mais comment écarterons-nous ces misérables nègres ? Demanda Kennedy.

—Il est évident pour moi, dit le docteur, à la manière dont ils ont déguerpi, qu'ils ne connaissent pas les armes à feu ; nous devrons donc profiter de leur épouvante ; mais il faut attendre le jour avant d'agir, et nous formerons notre plan de sauvetage d'après la disposition des lieux.

Ce pauvre malheureux ne doit pas être loin, dit Joe, car...

—A moi ! à moi ! répéta la voix plus affaiblie.

—Les barbares ! s'écria Joe palpitant. Mais s'ils le tuent cette nuit ?

—Entends-tu, Samuel, reprit Kennedy en saisissant la main du docteur, s'ils le tuent cette nuit ?

—Ce n'est pas probable, mes amis ; ces peuplades sauvages font mourir leurs prisonniers au grand jour ; il leur faut du soleil !

—Si je profitais de la nuit, dit l'Écossais, pour me glisser vers ce malheureux ?

—Je vous accompagne, Monsieur Dick

—Arrêtez mes amis ! arrêtez ! Ce dessein fait honneur à votre cœur et à votre courage ; mais vous nous exposeriez tous, et vous nuiriez plus encore à celui que nous voulons sauver.

—Pourquoi cela ? reprit Kennedy. Ces sauvages sont effrayés, dispersés ! Ils ne reviendront pas.

Dick, je t'en supplie, obéis-moi ; j'agis pour le salut commun ; si, par hasard, tu te laissais surprendre, tout serait perdu !

—Mais cet infortuné qui attend, qui espère ! Rien ne lui répond ! Personne ne vient à son secours ! Il doit croire que ses sens ont été abusés, qu'il n'a rien entendu !...

—On peut le rassurer, » dit le docteur Fergusson.

Et debout, au milieu de l'obscurité, faisant de ses mains un porte-voix, il s'écria avec énergie dans la langue de l'étranger :

« Qui que vous soyez, ayez confiance ! Trois amis veillent sur vous ! »

Un hurlement terrible lui répondit, étouffant sans doute la réponse du prisonnier.

« On l'égorge ! on va l'égorger ! s'écria Kennedy. Notre intervention n'aura servi qu'à hâter l'heure de son supplice ! Il faut agir !

—Mais comment, Dick ! Que prétends-tu faire au milieu de cette obscurité ?

—Oh ! s'il faisait jour ! s'écria Joe.

—Eh bien, s'il faisait jour ? demanda le docteur d'un ton singulier.

—Rien de plus simple, Samuel, répondit le chasseur. Je descendrais à terre et je disperserais cette canaille à coups de fusil.

—Et toi, Joe ? demanda Fergusson.

—Moi, mon maître, j'agirais plus prudemment, en faisant savoir au prisonnier de s'enfuir dans une direction convenue.

—Et comment lui ferais-tu parvenir cet avis ?

—Au moyen de cette flèche que j'ai ramassée au vol, et à laquelle j'attacherais un billet, ou tout simplement en lui parlant à voix haute, puisque ces nègres ne comprennent pas notre langue.

—Vos plans sont impraticables, mes amis ; la difficulté la plus grande serait pour cet infortuné de se sauver, en admettant qu'il parvint à tromper la vigilance de ses bourreaux. Quant à toi, mon cher Dick, avec beaucoup d'audace, et en profitant de l'épouvante jetée par nos armes à feu, ton projet réussirait peut-être ; mais s'il échouait, tu serais perdu, et nous aurions deux personnes à sauver au lieu d'une. Non, il faut mettre toutes les chances de notre côté et agir autrement.

—Mais agir tout de suite, répliqua le chasseur.

—Peut-être ! répondit Samuel en insistant sur ce mot.

—Mon maître, êtes-vous donc capable de dissiper ces ténèbres !

—Qui sait, Joe ?

—Ah ! si vous faites une chose pareille, je vous proclame le premier savant du monde. »

Le docteur se tut pendant quelques instants ; il réfléchissait. Ses deux compagnons le considéraient avec émotion ; ils étaient surexcités par cette situation extraordinaire. Bientôt Fergusson reprit la parole :

« Voici mon plan, dit-il. Il nous reste deux cents livres de lest, puisque les sacs que nous avons emportés : sont encore intacts. J'admets que ce prisonnier, un homme évidemment épuisé par les souffrances, pèse autant que l'un de nous ; il nous restera encore une soixantaine de livres à jeter afin de monter plus rapidement

—Comment comptes-tu donc manœuvrer ? demanda Kennedy.

—Voici, Dick : tu admets bien que si je parviens jusqu'au prisonnier, et que je jette une quantité de lest égale à son poids, je n'ai rien changé à l'équilibre du ballon ; mais alors, si je veux obtenir une ascension rapide pour échapper à cette tribu de nègres, il me put employer des moyens plus énergiques que le chalumeau ; or, en précipitant cet excédant de lest au moment voulu, je suis certain de m'enlever avec une grande rapidité.

—Cela est évident.

—Oui, mais il y a un inconvénient ; c'est que, pour descendre plus tard, je devrai perdre une quantité de gaz proportionnelle au surcroît de lest que j'aurai jeté. Or, ce gaz est chose précieuse ; mais on ne peut en regretter la perte, quand il s'agit du salut d'un homme.

—Tu as raison, Samuel, nous devons tout sacrifier pour le sauver !

—Agissons donc, et disposez ces sacs sur le bord de la nacelle, de façon à ce qu'ils puissent être précipités d'un seul coup.

—Mais cette obscurité ?

—Elle cache nos préparatifs, et ne se dissipera que lorsqu'ils seront terminés Ayez soin de tenir toutes les armes à portée de notre main. Peut-être faudra-t-il faire le coup de feu ; or nous avons pour la carabine un coup, pour les deux fusils quatre, pour les deux revolvers douze, en tout dix-sept, qui peuvent être tirés en un quart de minute. Mais peut-être n'aurons-nous pas besoin de recourir à tout ce fracas. Etes-vous prêts ?

—Nous sommes prêts, » répondit Joe.

Les sacs étaient disposés, les armes étaient en état.

« Bien ; fit le docteur. Ayez l'œil à tout. Joe sera chargé de précipiter le lest, et Dick d'enlever le prisonnier ; mais que rien ne se fasse avant mes ordres. Joe, va d'abord ; détacher l'ancre, et remonte promptement dans la nacelle. »

Joe se laissa glisser par le câble, et reparut au bout de quelques instants Le Victoria rendu libre flottait dans l'air, à peu près immobile.

Pendant ce temps, le docteur s'assura de la présence d'une suffisante quantité de gaz dans la caisse de mélange pour alimenter au besoin le chalumeau sans qu'il fût nécessaire de recourir pendant quelque temps à l'action de la pile de Bunzen ; il enleva les deux fils conducteurs parfaitement isolés qui servaient à la décomposition de l'eau ; puis, fouillant dans son sac de voyage, il en retira deux morceaux de charbon taillés en pointe, qu'il fixa à l'extrémité de chaque fil.

Ses deux amis le regardaient sans comprendre, mais ils se taisaient ; lorsque le docteur eut terminé son travail, il se tint debout au milieu de la nacelle ; il prit de chaque main les deux charbons, et en rapprocha les deux pointes

Soudain, une intense et éblouissante lueur fut produite avec un insoutenable éclat entre les deux pointes de charbon ; une gerbe immense de lumière électrique brisait littéralement l'obscurité de la nuit.

« Oh ! fit Joe, mon maître !

—Pas un mot, » dit le docteur

CHAPITRE XXII

La gerbe de lumière. — Le missionnaire.—Enlèvement dans un rayon de lumière.—Le prêtre lazariste.—Peu d'espoir.—Soins du docteur.—Une vie d'abnégation.—Passage d'un volcan.

Fergusson projeta vers les divers points de l'espace son puissant rayon de lumière et l'arrêta sur un endroit où des cris d'épouvante se firent entendre. Ses deux compagnons y jetèrent un regard avide.

Le baobab au-dessus duquel se maintenait le Victoria presque immobile s'élevait au centre d'une clairière ; entre des champs de sésame et de cannes à sucre, on distinguait une cinquantaine de huttes basses et coniques autour desquelles fourmillait une tribu nombreuse

A cent pieds au-dessous du ballon se dressait un poteau. Au pied de ce poteau gisait une créature humaine, un jeune homme de trente ans au plus, avec de longs cheveux noirs, à demi nu, maigre, ensanglanté, couvert de blessures, la tête inclinée sur la poitrine, comme le Christ en croix.

Quelques cheveux plus ras sur le sommet du crâne indiquaient encore la place d'une tonsure à demi effacée.

« Un missionnaire ! un prêtre ! s'écria Joe.

—Pauvre malheureux ! répondit le chasseur.

—Nous le sauverons, Dick ! fit le docteur, nous le sauverons ! »

La foule des nègres, en apercevant le ballon, semblable à une comète énorme avec une queue de lumière éclatante, fut prise d'une épouvante facile à concevoir. A ses cris, le prisonnier releva la tête. Ses yeux brillèrent d'un rapide espoir, et sans trop comprendre ce qui se passait, il tendit ses mains vers ces sauveurs inespérés.

« Il vit ! il vit ! s'écria Fergusson ; Dieu soit loué ! Ces sauvages sont plongés dans un magnifique effroi ! Nous le sauverons! Vous êtes prêts, mes amis.

—Nous sommes prêts Samuel.

—Joe, éteins le chalumeau. »

L'ordre du docteur fut exécuté. Une brise à peine saisissable poussait doucement le Victoria au-dessus du prisonnier, en même temps qu'il s'abaissait insensiblement avec la contraction du gaz. Pendant dix minutes environ, il resta flottant au milieu des ondes lumineuses. Fergusson plongeait sur la foule son faisceau étincelant qui dessinait ça et là de rapides et vives plaques de lumière. La tribu, sous l'empire d'une indescriptible crainte, disparut peu à peu dans ses huttes, et la solitude se fit autour du poteau. Le docteur avait donc eu raison de compter sur l'apparition fantastique du Victoria qui projetait des rayons de soleil dans cette intense obscurité.

La nacelle s'approcha du sol. Cependant quelques nègres, plus audacieux, comprenant que leur victime allait leur échapper, revinrent avec de grands cris. Kennedy prit son fusil, mais le docteur lui ordonna de ne point tirer.

Le prêtre, agenouillé, n'ayant plus la force de se tenir debout, n'était pas même lié à ce poteau, car sa faiblesse rendait des liens inutiles. Au moment où la nacelle arriva près du sol, le chasseur, jetant son arme et saisissant le prêtre à bras-le-corps, le déposa dans la nacelle, à l'instant même où Joe précipitait brusquement les deux cents livres de lest.

Le docteur s'attendait à monter avec une rapidité extrême ; mais, contrairement à ses prévisions, le ballon, après s'être élevé de trois à quatre pieds au-dessus du sol, demeura immobile !

« Qui nous retient ? » s'écria-t-il avec l'accent la terreur.

Quelques sauvages accouraient en poussant, des cris féroces.

« Oh ! s'écria Joe en se penchant au dehors. Un de ces maudits noirs s'est accroché au-dessous de la nacelle !

—Dick ! Dick ! s'écria le docteur, la caisse à eau ! »

Dick comprit la pensée de son ami, et soulevant une des caisses à eau qui pesait plus de cent livres, il la précipita par-dessus le bord.

Le Victoria, subitement délesté, fit un bond de trois cents pieds dans les airs, au milieu de rugissements de la tribu, à laquelle le prisonnier échappait dans un rayon d'une éblouissante lumière.

« Hurrah ! » s'écrièrent les deux compagnons du docteur.

Soudain le ballon fit un nouveau bond, qui le porta à plus de mille pieds d'élévation.

« Qu'est-ce donc ? demanda Kennedy qui faillit perdre l'équilibre.

« Ce n'est rien ! c'est ce gredin qui nous lâche, » répondit tranquillement Samuel Fergusson.

Et Joe, se penchant rapidement, put encore apercevoir le sauvage, les mains étendues, tournoyant dans l'espace, et bientôt se brisant contre terre. Le docteur écarta alors les deux fils électriques, et l'obscurité redevint profonde. Il était une heure du matin.

Le Français évanoui ouvrit enfin les yeux.

« Vous êtes sauvé, lui dit le docteur.

—Sauvé, répondit-il en anglais, avec un triste sourire, sauvé d'une mort cruelle ! Mes frères, je vous remercie ; mais mes jours sont comptés, mes heures même, et je n'ai plus beaucoup de temps à vivre ! »

Et le missionnaire, épuisé, retomba dans son assoupissement.

« Il se meurt, s'écria Dick.

—Non, non, répondit Fergusson en se penchant sur lui, mais il est bien faible ; couchons-le sous la tente. »

Ils étendirent doucement sur leurs couvertures ce pauvre corps amaigri, couvert de cicatrices et de blessures encore saignantes, où le fer et le feu avaient laissé en vingt endroits leurs traces douloureuses. Le docteur fit, avec un mouchoir, un peu de charpie qu'il étendit sur les plaies après les avoir lavées ; ces soins, il les donna adroitement avec l'habileté d'un médecin ; puis, prenant un cordial dans sa pharmacie, il en versa quelques gouttes sur les lèvres du prêtre.

Celui-ci pressa faiblement ses lèvres compatissantes et eut à peine la force de dire : « Merci ! merci ! »

Le docteur comprit qu'il fallait lui laisser un repos absolu ; il ramena les rideaux de la tente, et revint prendre la direction du ballon.

Celui-ci, en tenant compte du poids de son nouvel hôte, avait été délesté de prés de cent quatre-vingts livres ; il se maintenait donc sans l'aide du chalumeau. Au premier rayon du jour, un courant le poussait doucement vers l'ouest-nord-ouest. Fergusson alla considérer pendant quelques instants le prêtre assoupi.

« Puissions-nous conserver ce compagnon que le ciel nous a envoyé dit le chasseur. As-tu quelque espoir ?

—Oui, Dick, avec des soins, dans cet air si pur.

—Comme cet homme a souffert ! dit Joe avec émotion. Savez-vous qu'il faisait là des choses plus hardies que nous, en venant seul au milieu de ces peuplades !

—Cela n'est pas douteux, » répondit le chasseur.

Pendant toute cette journée, le docteur ne voulut pas que le sommeil du malheureux fut interrompu ; c'était un long assoupissement, entrecoupé de quelques murmures de souffrance qui ne laissaient pas d'inquiéter Fergusson.

Vers le soir, le Victoria demeurait stationnaire au milieu de l'obscurité, et pendant cette nuit, tandis que Joe et Kennedy se relayaient aux côtés du malade, Fergusson veillait à la sûreté de tous.

Le lendemain au matin, le Victoria avait à peine dérivé dans l'ouest. La journée s'annonçait pure et magnifique. Le malade put appeler ses nouveaux amis d'une voix meilleure. On releva les rideaux de la tente, et il aspira avec bonheur l'air vif du matin.

« Comment vous trouvez-vous ? lui demanda Fergusson .

—Mieux peut-être, répondit-il. Mais vous, mes amis, je ne vous ai encore vus que dans un rêve ! A peine puis-je me rendre compte de ce qui s'est passé ! Qui êtes-vous, afin que vos noms ne soient pas oubliés dans ma dernière prière ?

—Nous sommes des voyageurs anglais, répondit Samuel ; nous avons tenté de traverser l'Afrique en ballon, et, pendant notre passage, nous avons eu le bonheur de vous sauver.

—La science a ses héros, dit le missionnaire

—Mais la religion a ses martyrs, répondit l'Écossais.

—Vous êtes missionnaire ? demanda le docteur.

—Je suis un prêtre de la mission des Lazaristes. Le ciel vous a envoyés vers moi, le ciel en soit loué ! Le sacrifice de ma vie était fait ! Mais vous venez d'Europe. Parlez-moi de l'Europe, de la France ! Je suis sans nouvelles depuis cinq ans ?

—Cinq ans, seul, parmi ces sauvages ! s'écria Kennedy.

—Ce sont des âmes à racheter, dit le jeune prêtre, des frères ignorants et barbares, que la religion seule peut instruire et civiliser. »

Samuel Fergusson, répondant au désir du missionnaire, l'entretint longuement de la France.

Celui-ci l'écoutait avidement et des larmes coulèrent de ses yeux. Le pauvre jeune homme prenait tour à tour les mains de Kennedy et de Joe dans les siennes, brûlantes de fièvre ; le docteur lui prépara quelques tasses de thé qu'il but avec plaisir ; il eut alors la force de se relever un peu et de sourire en se voyant emporté dans ce ciel si pur !

« Vous êtes de hardis voyageurs, dit-il, et vous réussirez dans votre audacieuse entreprise ; vous reverrez vos parents, vos amis, votre patrie, vous !... »

La faiblesse du jeune prêtre devint si grande alors, qu'il fallut le coucher de nouveau. Une prostration de quelques heures le tint comme mort entre les mains de Fergusson. Celui-ci ne pouvait contenir son émotion ; il sentait cette existence s'enfuir. Allaient-ils donc perdre si vite celui qu'ils avaient arraché au supplice ? Il pansa de nouveau les plaies horribles du martyr et dut sacrifier la plus grande partie de sa provision d'eau pour rafraîchir ses membres brûlants. Il l'entoura des soins les plus tendres et les plus intelligents. Le malade renaissait peu à peu entre ses bras, et reprenait le sentiment, sinon la vie.

Le docteur surprit son histoire entre ses paroles entrecoupées.

« Parlez votre langue maternelle, lui avait-il dit ; je la comprends, et cela vous fatiguera moins. »

Le missionnaire était un pauvre jeune du village d'Aradon, en Bretagne, en plein Morbihan ; ses premiers instincts l'entraînèrent vers la carrière ecclésiastique ; à cette vie d'abnégation il voulut encore joindre la vie de danger, en entrant dans l'ordre des prêtres de la Mission, dont saint Vincent de Paul fut le glorieux fondateur ; à vingt ans, il quittait son pays pour les plages inhospitalières de l'Afrique. Et de là peu à peu, franchissant les obstacles, bravant les privations, marchant et priant, il s'avança jusqu'au sein des tribus qui habitent les affluents du Nil supérieur ; pendant deux ans, sa religion fut repoussée, son zèle fut méconnu, ses charités furent malaisés ; il demeura prisonnier de l'une des plus cruelles peuplades du Nyambarra, en butte à mille mauvais traitements. Mais toujours il enseignait, il instruisait, il priait. Cette tribu dispersée et lui laissé pour mort après un de ces combats si fréquents de peuplade à peuplade, au lieu de retourner sur ses pas, il continua son pèlerinage évangélique. Son temps le plus paisible fut celui où on le prit pour un fou, il s'était familiarisé avec les idiomes de ces contrées ; il catéchisait. Enfin, pendant deux longues années encore, il parcourut ces régions barbares, poussé par cette force surhumaine qui vient de Dieu ; depuis un an, il résidait dans cette tribu des Nyam-Nyam, nommée Barafri, l'une des plus sauvages. Le chef étant mort il y a quelques jours, ce fut à lui qu'on attribua cette mort inattendue ; on résolut de l'immoler ; depuis quarante heures déjà durait son supplice ; ainsi que l'avait supposé le docteur, il devait mourir au soleil de midi. Quand il entendit le bruit des armes à feu, la nature l'emporta : « A moi ! à moi ! » s'écria-t-il, et il crut avoir rêvé, lorsqu'une voix venue du ciel lui lança des paroles de consolation.

« Je ne regrette pas, ajouta-t-il, cette existence qui s'en va, ma vie est Dieu !

—Espérez encore, lui répondit le docteur ; nous sommes près de vous ; nous vous sauverons de la mort comme nous vous avons arraché au supplice.

—Je n'en demande pas tant au ciel, répondit le prêtre résigné ! Béni soit Dieu de m'avoir donné avant de mourir cette joie de presser des mains amies, et d'entendre la langue de mon pays. »

Le missionnaire s'affaiblit de nouveau. La journée se passa ainsi entre l'espoir et la crainte, Kennedy très ému et Joe s'essuyant les yeux à l'écart.

Le Victoria faisait peu de chemin, et le vent semblait vouloir ménager son précieux fardeau.

Joe signala vers le soir une lueur immense dans l'ouest. Sous des latitudes plus élevées, on eût pu croire une vaste aurore boréale ; le ciel paraissait en feu. Le docteur vint examiner attentivement ce phénomène.

« Ce ne peut être qu'un volcan en activité, dit-il.

—Mais le vent nous porte au-dessus, répliqua Kennedy.

—Eh bien ! nous le franchirons à une hauteur rassurante. »

Trois heures après le Victoria se trouvait en pleines montagnes ; sa position exacte était par 24° 15' de longitude et 4° 42' de latitude ; devant lui, un ciel embrasé déversait des torrents de lave en fusion, et projetait des quartiers de roches à une grande élévation ; il y avait des coulées de feu liquide qui retombaient en cascades éblouissantes. Magnifique et dangereux spectacle, car le vent, avec une fixité constante, portait le ballon vers cette atmosphère incendiée.

Cet obstacle que l'on ne pouvait tourner, il fallut le franchir ; le chalumeau fut développé à toute flamme, et le Victoria parvint à six mille pieds, laissant entre le volcan et lui un espace de plus de trois cents toises.

De son lit de douleur, le prêtre mourant put contempler ce cratère en feu d'où s'échappaient avec fracas mille gerbes éblouissantes.

« Que c'est beau, dit-il, et que la puissance de Dieu est infinie jusque dans ses plus terribles manifestations ! »

Cet épanchement de laves en ignition revêtait les flancs de la montagne d'un véritable tapis de flammes ; l'hémisphère inférieur du ballon resplendissait dans la nuit ; une chaleur torride montait jusqu'à la nacelle, et le docteur Fergusson eut hâte de fuir cette périlleuse situation.

Vers dix heures du soir, la montagne n'était plus qu'un point rouge à l'horizon, et le Victoria poursuivait tranquillement son voyage dans une zone moins élevée.

CHAPITRE XXIII

Colère de Joe.—La mort d'un juste.—La veillée du corps.—Aridité. - L'ensevelissement.—Les blocs de quartz.—Hallucination de Joe.—Un lest précieux.—Relèvement des montagnes aurifères.—Commencement des désespoirs de Joe.

Une nuit magnifique s'étendait sur la terre. Le prêtre s'endormit dans une prostration paisible. « Il n'en reviendra pas, dit Joe ! Pauvre jeune homme ! trente ans à peine !

—Il s'éteindra dans nos bras ! dit le docteur avec désespoir. Sa respiration déjà si faible s'affaiblit encore, et je ne puis rien pour le sauver !

—Les infâmes gueux ! s'écriait Joe, que ces subites colères prenaient de temps à autre. Et penser que ce digne prêtre a trouvé encore des paroles pour les plaindre, pour les excuser, pour leur pardonner !

—Le ciel lui fait une nuit bien belle, Joe, sa dernière nuit peut-être. Il souffrira peu désormais, et sa mort ne sera qu'un paisible sommeil. »

Le mourant prononça quelques paroles entrecoupées ; le docteur s'approcha ; la respiration du malade devenait embarrassée ; il demandait de l'air ; les rideaux furent entièrement retirés, et il aspira avec délices les souffles légers de cette nuit transparente ; les étoiles lui adressaient leur tremblante lumière, et la lune l'enveloppait dans le blanc linceul de ses rayons.

Mes amis, dit-il d'une voix affaiblie, Je m'en vais ! Que le Dieu qui récompense vous conduise au port ! qu'il vous paye pour moi ma dette de reconnaissance !

—Espérez encore, lui répondit Kennedy. Ce n'est qu'un affaiblissement passager. Vous ne mourrez pas ! Peut-on mourir par cette belle nuit d'été.

—La mort est là, reprit le missionnaire, je le sais ! Laissez-moi la regarder en face ! La mort, commencement des choses éternelles, n'est que la fin des soucis terrestres. Mettez-moi à genoux, mes frères, je vous en prie ! »

Kennedy le souleva ; ce fut pitié de voir ses membres sans forces se replier sous lui.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria l'apôtre mourant, ayez pitié de moi ! »

Sa figure resplendit. Loin de cette terre dont il n'avait jamais connu les joies, au milieu de cette nuit qui lui jetait ses plus douces clartés, sur le chemin de ce ciel vers lequel il s'élevait comme dans une assomption miraculeuse, il semblait déjà revivre de l'existence nouvelle.

Son dernier geste fut une bénédiction suprême à ses amis d'un jour.

Et il retomba dans les bras de Kennedy, dont le visage se baignait de grosses larmes.

« Mort ! dit le docteur en se penchant sur lui, mort ! »

Et d'un commun accord les trois amis s'agenouillèrent pour prier en silence.

« Demain matin, reprit bientôt Fergusson, nous l'ensevelirons dans cette terre d'Afrique arrosée de son sang. »

Pendant le reste de la nuit, le corps fut veillé tour à tour par le docteur, Kennedy, Joe, et pas une parole ne troubla ce religieux silence ; chacun pleurait.

Le lendemain, le vent venait du sud, et le Victoria marchait assez lentement au-dessus d'un vaste plateau de montagnes ; là des cratères éteints, ici des ravins incultes ; pas une goutte d'eau sur ces crêtes desséchées ; des rocs amoncelés, des blocs erratiques, des marnières blanchâtres, tout dénotait une stérilité profonde.

Vers midi, le docteur, pour procéder à l'ensevelissement du corps, résolut de descendre dans un ravin, au milieu de roches plutoniques de formation primitive, les montagnes environnantes devaient l'abriter et lui permettre d'amener sa nacelle jusqu'au sol, car il n'existait aucun arbre qui pût lui offrir un point d'arrêt.

Mais, ainsi qu'il l'avait fait comprendre à Kennedy, par suite de sa perte de lest lors de l'enlèvement du prêtre, il ne pouvait descendre maintenant qu'à la condition de lâcher une quantité proportionnelle de gaz ; il ouvrit donc la soupape du ballon extérieur. L'hydrogène fusa, et le Victoria s'abaissa tranquillement vers le ravin.

Dès que la nacelle toucha à terre, le docteur ferma sa soupape ; Joe sauta sur le sol, tout en se retenant d'une main au bord extérieur, et de l'autre, il ramassa un certain nombre de pierres qui bientôt remplacèrent son propre poids ; alors il put employer ses deux mains, et il eut bientôt entassé dans la nacelle plus de cinq cents livres de pierres ; alors le docteur et Kennedy purent descendre à leur tour. Le Victoria se trouvait équilibré, et sa force ascensionnelle était impuissante à l'enlever.

D'ailleurs, il ne fallut pas employer une grande quantité de ces pierres, car les blocs ramassés par Joe étaient d'une pesanteur extrême, ce qui éveilla un instant l'attention de Fergusson. Le sol était parsemé de quartz et de roches porphyriteuses.

« Voilà une singulière découverte, » se dit mentalement le docteur.

Pendant ce temps, Kennedy et Joe allèrent à quelques pas choisir un emplacement pour la fosse. Il faisait une chaleur extrême dans ce ravin encaissé comme une sorte de fournaise. Le soleil de midi y versait d'aplomb ses rayons brûlants.

Il fallut d'abord déblayer le terrain des fragments de roc qui l'encombraient ; puis une fosse fut creusée assez profondément pour que les animaux féroces ne pussent déterrer le cadavre.

Le corps du martyr y fut déposé avec respect.

La terre retomba sur ces dépouilles mortelles, et au-dessus de gros fragments de roches furent disposés comme un tombeau.

Le docteur cependant demeurait immobile et perdu dans ses réflexions. Il n'entendait pas l'appel de ses compagnons, il ne revenait pas avec eux chercher un abri contre la chaleur du jour.

« A quoi penses-tu donc, Samuel ? lui demanda Kennedy.

—A un contraste bizarre de la nature, à un singulier effet du hasard. Savez-vous dans quelle terre cet homme d'abnégation, ce pauvre de cœur a été enseveli ?

—Que veux-tu dire ? Samuel, demanda l'Écossais.

—Ce prêtre, qui avait fait vœu de pauvreté, repose maintenant dans une mine d'or !

—Une mine d'or ! s'écrièrent Kennedy et Joe.

—Une mine d'or, répondit tranquillement le docteur. Ces blocs que vous foulez aux pieds comme des pierres sans valeur sont du minerai d'une grande pureté.

—Impossible ! impossible! répéta Joe.

—Vous ne chercheriez pas longtemps dans ces fissures de schiste ardoisé sans rencontrer des pépites importantes. »

Joe se précipita comme un fou sur ces fragments épars. Kennedy n'était pas loin de l'imiter.

Calme-toi, mon brave Joe, lui dit son maître.

—Monsieur, vous en parlez à votre aise.

—Comment ! un philosophe de ta trempe...

—Eh ! Monsieur, il n'y a pas de philosophie qui tienne.

—Voyons ! réfléchis un peu. A quoi nous servirait toute cette richesse nous ne pouvons pas l'emporter.

—Nous ne pouvons pas l'emporter ! par exemple !

—C'est un peu lourd pour notre nacelle ! J'hésitais même à te faire part de cette découverte, dans la crainte d'exciter tes regrets.

—Comment ! dit Joe, abandonner ces trésors! Une fortune à nous ! bien à nous ! la laisser !

—Prends garde, mon ami. Est-ce que la fièvre de l'or te prendrait ? est-ce que ce mort, que tu viens d'ensevelir, ne t'a pas enseigné la vanité des choses humaines ?

—Tout cela est vrai, répondit Joe ; mais enfin, de l'or ! Monsieur Kennedy, est-ce que vous ne m'aiderez pas à ramasser un peu de ces millions ?

—Qu'en ferions-nous, mon pauvre Joe ? dit le chasseur qui ne put s'empêcher de sourire. Nous ne sommes pas venus ici chercher la fortune, et nous ne devons pas la rapporter.

—C'est un peu lourd, les millions, reprit le docteur, et cela ne se met pas aisément dans la poche.

—Mais enfin, répondit Joe, poussé dans ses derniers retranchements ne peut-on, au lieu de sable, emporter ce minerai pour lest ?

—Eh bien ! J'y consens, dit Fergusson ; mais tu ne feras pas trop la grimace, quand nous jetterons quelques milliers de livres par-dessus le bord.

—Des milliers de livres ! reprenait Joe, est-il possible que tout cela soit de l'or !

—Oui, mon ami ; c'est un réservoir où la nature a entassé ses trésors depuis des siècles ; il y a là de quoi enrichir des pays tout entiers ! Une Australie et une Californie réunies au fond d'un désert !

—Et tout cela demeurera inutile !

—Peut-être ! En tout cas, voici ce que je ferai pour te consoler.

—Ce sera difficile, répliqua Joe d'un air contrit.

—Ecoute. Je vais prendre la situation exacte de ce placer, je te la donnerai, et, à ton retour en Angleterre, tu en feras part à tes concitoyens, si tu crois que tant d'or puisse faire leur bonheur.

—Allons, mon maître, je vois bien que vous avez raison ; je me résigne, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement. Emplissons notre nacelle de ce précieux minerai. Ce qui restera à la fin du voyage sera toujours autant de gagné.

Et Joe se mit à l'ouvrage ; il y allait de bon cœur ; il eut bientôt entassé près de mille livres de fragments de quartz, dans lequel l'or se trouve renfermé comme dans une gangue d'une grande dureté.

Le docteur le regardait faire en souriant ; pendant ce travail, il prit ses hauteurs, et trouva pour le gisement de la tombe du missionnaire 22° 23' de longitude, et 4° 55' de latitude septentrionale.

Puis, jetant un dernier regard sur ce renflement du sol sous lequel reposait le corps du pauvre Français, il revint vers la nacelle.

Il eût voulu dresser une croix modeste et grossière sur ce tombeau abandonné au milieu des déserts de l'Afrique ; mais pas un arbre ne croissait aux environs.

« Dieu la reconnaîtra, » dit-il.

Une préoccupation assez sérieuse se glissait aussi dans l'esprit de Fergusson ; il aurait donné beaucoup de cet or pour trouver un peu d'eau ; il voulait remplacer celle qu'il avait jetée avec la caisse pendant l'enlèvement du nègre, mais c'était chose impossible dans ces terrains arides ; cela ne laissait pas de l'inquiéter ; obligé d'alimenter sans cesse son chalumeau, il commençait à se trouver à court pour les besoins de la soif ; il se promit donc de ne négliger aucune occasion de renouveler sa réserve.

De retour à la nacelle, il la trouva encombrée par les pierres de l'avide Joe ; il y monta sans rien dire, Kennedy prit sa place habituelle, et Joe les suivit tous deux, non sans jeter un regard de convoitise sur les trésors du ravin.

Le docteur alluma son chalumeau ; le serpentin s'échauffa, le courant d'hydrogène se fit au bout de quelques minutes, le gaz se dilata, mais le ballon ne bougea pas.

Joe le regardait faire avec inquiétude et ne disait mot.

« Joe, » fit le docteur.

Joe ne répondit pas.

« Joe, m'entends-tu ? »

Joe fit signe qu'il entendait, mais qu'il ne voulait pas comprendre.

« Tu vas me faire le plaisir, reprit Fergusson, de jeter une certaine quantité de ce minerai à terre.

—Mais, Monsieur, vous m'avez permis

—Je t'ai permis de remplacer le lest, voilà tout.

—Cependant.

—Veux-tu donc que nous restions éternellement dans ce désert ! »

Il jeta un regard désespéré vers Kennedy ; mais le chasseur prit l'air d'un homme qui n'y pouvait rien.

« Eh bien, Joe ?

—Votre chalumeau ne fonctionne donc pas ? reprit l'entêté.

—Mon chalumeau est allumé, tu le vois bien ! mais le ballon ne s'enlèvera que lorsque tu l'auras délesté un peu. »

Joe se gratta l'oreille, prit un fragment de quartz, le plus petit de tous, le pesa, le repesa, le fit sauter dans ses mains ; c'était un poids de trois ou quatre livres ; il le jeta.

Le Victoria ne bougea pas.

« Hein ! fit-il, nous ne montons pas encore

—Pas encore, répondit le docteur. Continue. »

Kennedy riait. Joe jeta encore une dizaine de livres. Le ballon demeurait toujours immobile. Joe pâlit.

« Mon pauvre garçon, dit Fergusson, Dick, toi et moi, nous pesons, si je ne me trompe, environ quatre cents livres ; il faut donc te débarrasser d'un poids au moins égal au notre, puisqu'il nous remplaçait.

—Quatre cents livres à jeter ! s'écria Joe piteusement.

—Et quelque chose avec pour nous enlever. Allons, courage ! »

Le digne garçon, poussant de profonds soupirs, se mit à délester le ballon. De temps en temps il s'arrêtait :

Nous montons ! disait-il.

—Nous ne montons pas, lui était-il invariablement répondu.

—Il remue, dit-il enfin.

—Va encore, répétait Fergusson.

— Il monte ! j'en suis sûr.

—Va toujours, » répliquait Kennedy.

Alors Joe, prenant un dernier bloc avec désespoir, le précipita en dehors de la nacelle. Le Victoria s'éleva d'une centaine de pieds, et, le chalumeau aidant, il dépassa bientôt les cimes environnantes.

« Maintenant, Joe, dit le docteur, il te reste encore une jolie fortune, si nous parvenons à garder cette provision jusqu'à la fin du voyage, et tu seras riche pour le reste de tes jours. »

Joe ne répondit rien et s'étendit moelleusement sur son lit de minerai.

« Vois, mon cher Dick, reprit le docteur, ce que peut la puissance de ce métal sur le meilleur garçon du monde. Que de passions, que d'avidités, que de crimes enfanterait la connaissance d'une pareille mine ! Cela est attristant. »

Au soir, le Victoria s'était avancé de quatre-vingt-dix milles dans l'ouest ; il se trouvait alors en droite ligne à quatorze cents milles de Zanzibar.

CHAPITRE XXIV

Le vent tombe.—Les approches du Désert.—Le décompte de la provision d'eau.—Les nuits de l'Équateur.—Inquiétudes de Samuel Fergusson.—La situation telle qu'elle est. Énergique réponses de Kennedy et de Joe.—Encore une nuit.

Le Victoria, accroché à un arbre solitaire et presque desséché, passa la nuit dans une tranquillité parfaite ; les voyageurs purent goûter un peu de ce sommeil dont ils avaient si grand besoin ; les émotions des journées précédentes leur avaient laissé de tristes souvenirs.

Vers le matin, le ciel reprit sa limpidité brillante et sa chaleur. Le ballon s'éleva dans les airs ; après plusieurs essais infructueux, il rencontra un courant, peu rapide d'ailleurs, qui le porta vers le nord-ouest.

« Nous n'avançons plus, dit le docteur ; si je ne me trompe, nous avons accompli la moitié de notre voyage à peu près en dix jours ; mais, au train dont nous marchons, il nous faudra des mois pour le terminer. Cela est d'autant plus fâcheux que nous sommes menacés de manquer d'eau.

—Mais nous en trouverons, répondit Dick ; il est impossible de ne pas rencontrer quelque rivière, quelque ruisseau, quelque étang, dans cette vaste étendue de pays.

—Je le désire.

—Ne serait-ce pas le chargement de Joe qui retarderait notre marche ? »

Kennedy parlait ainsi pour taquiner le brave garçon ; il le faisait d'autant plus volontiers, qu'il avait un instant éprouvé les hallucinations de Joe ; mais, n'en ayant rien fait paraître, il se posait en esprit fort ; le tout en riant, du reste.

Joe lui lança un coup d'œil piteux. Mais le docteur ne répondit pas. Il songeait, non sans de secrètes terreurs, aux vastes solitudes du Sahara ; là, des semaines se passant sans que les caravanes rencontrent un puits où se désaltérer. Aussi surveillait-il avec la plus soigneuse attention les moindres dépressions du sol.

Ces précautions et les derniers incidents avaient sensiblement modifié la disposition d'esprit des trois voyageurs ; ils parlaient moins ; ils s'absorbaient davantage dans leurs propres pensées.

Le digne Joe n'était plus le même depuis que ses regards avaient plongé dans cet océan d'or ; il se taisait ; il considérait avec avidité ces pierres entassées dans la nacelle sans valeur aujourd'hui, inestimables demain.

L'aspect de cette partie de l'Afrique était inquiétant d'ailleurs. Le désert se faisait peu à peu. Plus un village, pas même une réunion de quelques huttes ; La végétation se retirait. A peine quelques plantes rabougries comme dans les terrains bruyéreux de l'Écosse, un commencement de sables blanchâtres et des pierres de feu, quelques lentisques et des buissons épineux. Au milieu de cette stérilité, la carcasse rudimentaire du globe apparaissant en arêtes de roches vives et tranchantes. Ces symptômes d'aridité donnaient à penser au docteur Fergusson.

Il ne semblait pas qu'une caravane eût jamais affronté cette contrée déserte ; elle aurait laissé des traces visibles de campement, les ossements blanchis de ses hommes ou de ses bêtes. Mais rien. Et l'on sentait que bientôt une immensité de sable s'emparerait de cette région désolée.

Cependant on ne pouvait reculer ; il fallait aller en avant ; le docteur ne demandait pas mieux ; il eut souhaité une tempête pour l'entraînerait delà de ce pays. Et pas un nuage au ciel ! A la fin de cette journée, le Victoria n'avait pas franchi trente milles.

Si l'eau n'eut pas manqué ! Mais il en restait en tout trois gallons [Treize litres et demi environ] ! Fergusson mit de côté un gallon destiné à étancher la soif ardente qu'une chaleur de quatre-vingt-dix degrés [50° centigrades] rendait intolérable ; deux gallons restaient donc pour alimenter le chalumeau ; ils ne pouvaient produire que quatre cent quatre-vingts pieds cubes de gaz ; or le chalumeau en dépensait neuf pieds cubes par heure environ ; on ne pouvait donc plus marcher que pendant cinquante-quatre heures. Tout cela était rigoureusement mathématique.

« Cinquante-quatre heures ! dit-il à ses compagnons. Or, comme je suis bien décidé à ne pas voyager la nuit, de peur de manquer un ruisseau, une source, une mare, c'est trois jours et demi de voyage qu'il nous reste, et pendant lesquels il faut trouver de l'eau à tout prix. J'ai cru devoir vous prévenir de cette situation grave, mes amis, car je ne réserve qu'un seul gallon pour notre soif, et nous devrons nous mettre à une ration sévère.

—Rationne-nous, répondit le chasseur ; mais il n'est pas encore temps de se désespérer ; nous avons trois jours devant nous, dis-tu ?

—Oui, mon cher Dick.

—Eh bien ! comme nos regrets ne sauraient qu'y faire, dans trois jours il sera temps de prendre un parti ; jusque-là redoublons de vigilance. »

Au repas du soir, l'eau fut donc strictement mesurée ; la quantité d'eau-de-vie s'accrut dans les grogs ; mais il fallait se défier de cette liqueur plus propre à altérer qu'à rafraîchir.

La nacelle reposa pendant la nuit sur un immense plateau qui présentait une forte dépression. Sa hauteur était à peine de huit cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Cette circonstance rendit quelque espoir au docteur ; elle lui rappela les présomptions des géographes sur l'existence d'une vaste étendue d'eau au centre de l'Afrique. Mais, si ce lac existait, il y fallait parvenir ; or, pas un changement ne se faisait dans le ciel immobile.

A la nuit paisible, à sa magnificence étoilée, succédèrent le jour immuable et les rayons ardents du soleil ; dès ses premières lueurs, la température devenait brûlante. A cinq heures du matin, le docteur donna le signal du départ, et pendant un temps, assez long le Victoria demeura sans mouvement dans une atmosphère de plomb.

Le docteur aurait pu échapper à cette chaleur intense en s'élevant dans des zones supérieures ; mais il fallait dépenser une plus grande quantité d'eau, chose impossible alors. Il se contenta donc de maintenir son aérostat à cent pieds du sol ; là, un courant faible le poussait vers l'horizon occidental.

Le déjeuner se composa d'un peu de viande séchée et de pemmican. Vers midi, le Victoria avait à peine fait quelques milles.

« Nous ne pouvons aller plus vite, dit le docteur. Nous ne commandons pas, nous obéissons.

—Ah ! mon cher Samuel, dit le chasseur, voilà une de ces occasions où un propulseur ne serait pas à dédaigner.

—Sans doute, Dick, en admettant toutefois qu'il ne dépensât pas d'eau pour se mettre en mouvement, car alors la situation serait exactement la même ; jusqu'ici, d'ailleurs, on n'a rien inventé qui fût praticable. Les ballons en sont encore au point où se trouvaient les navires avant l'invention de la vapeur. On a mis six mille ans à imaginer les aubes et les hélices ; nous avons donc le temps d'attendre.

—Maudite chaleur ! fit Joe en essuyant son front ruisselant.

—Si nous avions de l'eau, cette chaleur nous rendrait quelque service, car elle dilate l'hydrogène de l'aérostat et nécessite une flamme moins forte dans le serpentin. Il est vrai que si nous n'étions pas à bout de liquide, nous n'aurions pas à l'économiser. Ah ! maudit sauvage qui nous a coûté cette précieuse caisse !

—Tu ne regrettes pas ce que tu as fait, Samuel ?

—Non, Dick, puisque nous avons pu soustraire cet infortuné à une mort horrible. Mais les cent livres d'eau que nous avons jetées nous seraient bien utiles ; c'étaient encore douze ou treize jours de marche assurés, et de quoi traverser certainement ce désert.

—Nous avons fait au moins la moitié du voyage ? demanda Joe.

—Comme distance, oui ; comme durée, non, si le vent nous abandonne. Or il a une tendance à diminuer tout à fait.

—Allons, Monsieur, reprit Joe, il ne faut pas nous plaindre ; nous nous en sommes assez bien tirés jusqu'ici, et, quoi que je fasse, il m'est impossible de me désespérer. Nous trouverons de l'eau, c'est moi qui vous le dis.

Le sol, cependant, se déprimait de mille en mille ; les ondulations des montagnes aurifères venaient mourir sur la plaine ; c'étaient les derniers ressauts d'une nature épuisée. Les herbes éparses remplaçaient les beaux arbres de l'est ; quelques bandes d'une verdure altérée luttaient encore contre l'envahissement des sables ; les grandes roches tombées des sommets lointains, écrasées dans leur chute, s'éparpillaient en cailloux aigus, qui bientôt se feraient sable grossier, puis poussière impalpable.

« Voici l'Afrique, telle que tu te la représentais, Joe ; j'avais raison de te dire : Prends patience !

—Eh bien, Monsieur, répliqua Joe, voilà qui est naturel, au moins ! de la chaleur et du sable ! il serait absurde de rechercher autre chose dans un pareil pays. Voyez-vous, ajouta-t-il en riant, moi je n'avais pas confiance dans vos forêts et vos prairies ; c'est un contre-sens ! ce n'est pas la peine de venir si loin pour rencontrer la campagne d'Angleterre. Voici la première fois que je me crois en Afrique, et je ne suis pas fâché d'en goûter un peu. »

Vers le soir, le docteur constata que le Victoria n'avait pas gagné vingt milles pendant cette journée brûlante. Une obscurité chaude l'enveloppa dès que le soleil eut disparu derrière, un horizon tracé avec la netteté d'une ligne droite.

Le lendemain était le 1er mai, un jeudi ; mais les jours se succédaient avec une monotonie désespérante ; le matin valait le matin qui l'avait précédé ; midi jetait à profusion ses mêmes rayons toujours inépuisables, et la nuit condensait dans son ombre cette chaleur éparse que le jour suivant devait léguer encore à la nuit suivante. Le vent, à peine sensible, devenait plutôt une expiration qu'un souffle, et l'on pouvait pressentir le moment où cette haleine s'éteindrait elle-même.

Le docteur réagissait contre la tristesse de cette situation ; il conservait le calme et le sang-froid d'un cœur aguerri. Sa lunette à la main, il interrogeait tous les points de l'horizon ; il voyait décroître insensiblement les dernières collines et s'effacer la dernière végétation ; devant lui s'étendait toute l'immensité du désert.

La responsabilité qui pesait sur lui l'affectait beaucoup, bien qu'il n'en laissât rien paraître. Ces deux hommes, Dick et Joe, deux amis tous les deux, il les avait entraînés au loin, presque par la force de l'amitié ou du devoir. Avait-il bien agit ? N'était-ce pas tenter les voies défendues ? N'essayait-il pas dans ce voyage de franchir les limites de l'impossible ? Dieu n'avait-il pas réservé à des siècles plus reculés la connaissance de ce continent ingrat !

Toutes ces pensées, comme il arrive aux heures de découragement, se multiplièrent dans sa tête, et, par une irrésistible association d'idées, Samuel s'emportait au-delà de la logique et du raisonnement. Après avoir constaté ce qu'il n'eût pas dû faire. il se demandait ce qu'il fallait faire alors. Serait-il impossible de retourner sur ses pas ? N'existait-il pas des courants supérieurs qui le repousseraient vers des contrées moins arides. Sûr du pays passé, il ignorait le pays à venir ; aussi, sa conscience parlant haut, il résolut de s'expliquer franchement avec ses deux compagnons ; il leur exposa nettement la situation ; il leur montra ce qui avait été fait et ce qui restait à faire ; à la rigueur on pouvait revenir, le tenter du moins ; quelle était leur opinion ?

Je n'ai d'autre opinion que celle de mon maître, répondit Joe. Ce qu'il souffrira, je puis le souffrir, et mieux que lui où il ira, j'irai.

—Et toi, Kennedy !

—Moi ? mon cher Samuel, je ne suis pas homme à me désespérer ; personne n'ignorait moins que moi les périls de l'entreprise ; mais je n'ai plus voulu les voir du moment que tu les affrontais. Je suis donc à toi corps et âme. Dans la situation présente, mon avis est que nous devons persévérer, aller jusqu'au bout. Les dangers, d'ailleurs, me paraissent aussi grands pour revenir. Ainsi donc, en avant, tu peux compter sur nous.

—Merci, mes dignes amis, répondit le docteur véritablement ému. Je m'attendais à tant de dévouement ; mais il me fallait ces encourageantes paroles. Encore une fois, merci. »

Et ces trois hommes se serrèrent la main avec effusion.

« Écoutez-moi, reprit Fergusson. D'après mes relèvements, nous ne sommes pas à plus de trois cents milles du golfe de Guinée ; le désert ne peut donc s'étendre indéfiniment, puisque la côte est habitée et reconnue jusqu'à une certaine profondeur dans les terres. S'il le faut, nous nous dirigerons vers cette côte, et il est impossible que nous ne rencontrions pas quelque oasis, quelque puits où renouveler notre provision d'eau.

Mais ce qui nous manque, c'est le vent, et, sans lui, nous sommes retenus en calme plat au milieu des airs.

—Attendons avec résignation, » dit le chasseur.

Mais chacun à son tour interrogea vainement l'espace pendant cette interminable journée ; rien n'apparut qui pût faire naître une espérance. Les derniers mouvements du sol disparurent au soleil couchant, dont les rayons horizontaux s'allongèrent en longues lignes de feu sur cette plate immensité. C'était le désert.

Les voyageurs n'avaient pas franchi une distance de quinze milles, ayant dépensé, ainsi que le jour précèdent, cent trente pieds cube de gaz pour alimenter le chalumeau, et deux pintes d'eau sur huit durent être sacrifiées à l'étanchement d'une soif ardente.

La nuit se passa tranquille, trop tranquille ! Le docteur ne dormit pas.

CHAPITRE XXV

Un peu de philosophie.—Un nuage à l'horizon.—Au milieu d'un brouillard.—Le ballon inattendu.—Les signaux.—Vue exacte du Victoria.—Les palmiers.—Traces d'une caravane.—Le puits au milieu du désert.

Le lendemain, même pureté du ciel, même immobilité de l'atmosphère.

Le Victoria s'éleva jusqu'à une hauteur de cinq cents pieds ; mais c'est à peine s'il se déplaça sensiblement dans l'ouest.

« Nous sommes en plein désert, dit le docteur. Voici l'immensité de sable ! Quel étrange spectacle ! Quelle singulière disposition de la nature ! Pourquoi là-bas cette végétation excessive, ici cette extrême aridité, et cela, par la même latitude, sous les mêmes rayons de soleil !

—Le pourquoi, mon cher Samuel, m'inquiète peu, répondit Kennedy ; la raison me préoccupe moins que le fait. Cela est ainsi, voilà l'important.

—Il faut bien philosopher un peu, mon cher Dick ; cela ne peut pas faire de mal

—Philosophons, je le veux bien ; nous en avons le temps ; à peine si nous marchons. Le vent a peur de souffler, il dort.

—Cela ne durera pas, dit Joe, il me semble apercevoir quelques bandes de nuages dans l'est.

—Joe a raison, répondit le docteur.

—Bon, fit Kennedy, est-ce que nous tiendrions notre nuage ; avec une bonne pluie et un bon vent qu'il nous jetterait au visage !

—Nous verrons bien, Dick, nous verrons bien.

—C'est pourtant vendredi, mon maître, et je me défie des vendredis

—Eh bien ! j'espère qu'aujourd'hui même tu reviendras de tes prétentions.

—Je le désire, Monsieur. Ouf ! fit-il en s'épongeant le visage, la chaleur est une bonne chose, en hiver surtout ; mais en été, il ne faut pas en abuser.

—Est-ce que tu ne crains pas l'ardeur du soleil pour notre ballon demanda Kennedy au docteur.

—Non ; la gutta-percha dont le taffetas est enduit supporte des températures beaucoup plus élevées. Celle à laquelle je l'ai soumise intérieurement au moyen du serpentin a été quelquefois de cent cinquante-huit degrés [70° centigrades] et l'enveloppe ne paraît pas avoir souffert.

—Un nuage ! un vrai nuage ! » s'écria en ce moment Joe, dont la vue perçante défiait toutes les lunettes.

En effet, une bande épaisse et maintenant distincte s'élevait lentement au-dessus de l'horizon ; elle paraissait profonde et comme boursouflée ; c'était un amoncellement de petits nuages qui conservaient invariablement leur forme première, d'où le docteur conclut qu'il n'existait aucun courant d'air dans leur agglomération.

Cette masse compacte avait paru vers huit heures du matin, et à onze heures seulement, elle atteignait le disque du soleil, qui disparut tout entier derrière cet épais rideau ; à ce moment même, la bande inférieure du nuage abandonnait la ligne de l'horizon qui éclatait en pleine lumière.

« Ce n'est qu'un nuage isolé, dit le docteur, il ne faut pas trop compter sur lui. Regarde, Dick, sa forme est encore exactement celle qu'il avait ce matin.

—En effet, Samuel, il n'y a là ni pluie ni vent, pour nous du moins.

—C'est à craindre, car il se maintient à une très grande hauteur.

—Eh bien ! Samuel, si nous allions chercher ce nuage qui ne veut pas crever sur nous ?

—J'imagine que cela ne servira pas grand-chose, répondit le docteur ; ce sera une dépense de gaz et par conséquent d'eau plus considérable. Mais, dans notre situation, il ne faut rien négliger ; nous allons monter. »

Le docteur poussa toute grande la flamme du chalumeau dans les spirales du serpentin ; une violente chaleur se développa, et bientôt le ballon s'éleva sous l'action de son hydrogène dilaté.

A quinze cents pieds environ du sol, il rencontra la masse opaque du nuage, et entra dans un épais brouillard, se maintenant à cette élévation ; mais il n'y trouva pas le moindre souffle de vent ; ce brouillard paraissait même dépourvu d'humidité, et les objets exposés à son contact furent à peine humectés. Le Victoria, enveloppé dans cette vapeur, y gagna peut-être une marche plus sensible, mais ce fut tout.

Le docteur constatait avec tristesse le médiocre résultat obtenu par sa manœuvre, quand il entendit Joe s'écrier avec les accents de la plus vive surprise :

« Ah ! par exemple !

—Qu'est-ce donc, Joe ?

—Mon maître ! Monsieur Kennedy ! voilà qui est étrange !

—Qu'y a-t-il donc ?

—Nous ne sommes pas seuls ici ! il y a des intrigants ! On nous a volé notre invention !

—Devient-il fou ? » demanda Kennedy.

Joe représentait la statue de la stupéfaction ! Il restait immobile

« Est-ce que le soleil aurait dérangé l'esprit de ca pauvre garçon ? dit le docteur en se tournant vers lui.

« Me diras-tu ?... dit-il.

—Mais voyez, Monsieur, dit Joe en indiquant un point dans l'espace,

—Par saint Patrick! s'écria Kennedy à son tour, ceci n'est pas croyable ! Samuel, Samuel, vois donc !

—Je vois, répondit tranquillement le docteur.

—Un autre ballon ! d'autres voyageurs comme nous ! »

En effet, à deux cents pieds, un aérostat flottait dans l'air avec sa nacelle et ses voyageurs ; il suivait exactement la même route que le Victoria.

« Eh bien ! dit le docteur, il ne nous reste qu'à lui faire des signaux ; prends le pavillon, Kennedy, et montrons nos couleurs.

Il paraît que les voyageurs du second aérostat avaient eu au même moment la même pensée, car le même drapeau répétait identiquement le même salut dans une main qui l'agitait de la même façon.

« Qu'est-ce que cela signifie ? demanda le chasseur.

—Ce sont des singes, s'écria Joe, ils se moquent de nous !

—Cela signifie, répondit Fergusson en riant, que c'est toi-même qui te fais ce signal, mon cher Dick ; cela veut dire que nous-mêmes nous sommes dans cette seconde nacelle, et que ce ballon est tout bonnement notre Victoria.

—Quant à cela, mon maître, sauf votre respect, dit Joe, vous ne me le ferez jamais croire.

—Monte sur le bord, Joe, agite tes bras, et tu verras. »

Joe obéit : il vit ses gestes exactement et instantanément reproduits.

« Ce n'est qu'un effet de mirage, dit le docteur, et pas autre chose ; un simple phénomène d'optique ; il est du à la réfraction inégale des couches de l'air, et voilà tout.

—C'est merveilleux ! répétait Joe, qui ne pouvait se rendre et multipliait ses expériences à tour de bras.

—Quel curieux spectacle ! reprit Kennedy. Cela fait plaisir de voir notre brave Victoria ! Savez-vous qu'il a bon air et se tient majestueusement !

—Vous avez beau expliquer la chose à votre façon, répliqua Joe, c'est un singulier effet tout de même. »

Mais bientôt cette image s'effaça graduellement ; les nuages s'élevèrent à une plus grande hauteur abandonnant le Victoria, qui n'essaya plus de les suivre, et, au bout d'une heure, ils disparurent en plein ciel.

Le vent, à peine sensible, sembla diminuer encore. Le docteur désespéré se rapprocha du sol.

Les voyageurs, que cet incident avait arrachés à leurs préoccupations retombèrent dans de tristes pensées, accablés par une chaleur dévorante.

Vers quatre heures, Joe signala un objet en relief sur l'immense plateau de sable et il put affirmer bientôt que deux palmiers s'élevaient à une distance peu éloignée.

« Des palmiers ! dit Fergusson, mais il y a donc une fontaine, un puits ? »

Il prit une lunette et s'assura que les yeux de Joe ne le trompaient pas.

« Enfin, répéta-t-il, de l'eau ! de l'eau ! et nous sommes sauvés, car, si peu que nous marchions, nous avançons toujours et nous finirons par arriver !

—Eh bien, Monsieur ! dit Joe, si nous buvions en attendant ? L'air est vraiment étouffant.

—Buvons, mon garçon. »

Personne ne se fit prier. Une pinte entière y passa, ce qui réduisit la provision à trois pintes et demie seulement.

« Ah ! cela fait du bien ! fit Joe. Que c'est bon ! Jamais bière de Perkins ne m'a fait autant de plaisir

—Voilà les avantages de la privation, répondit le docteur.

—Ils sont faibles, en somme, dit le chasseur, et quand je devrais ne jamais éprouver de plaisir à boire de l'eau, j'y consentirais à la condition de n'en être jamais privé »

A six heures, le Victoria planait au-dessus des palmiers.

C'étaient deux maigres arbres, chétifs, desséchés, deux spectres d'arbres sans feuillage, plus morts que vivants. Fergusson les considéra avec effroi.

A leur pied, on distinguait les pierres à demi rongées d'un puits ; mais ces pierres, effritées sous les ardeurs du soleil, semblaient ne former qu'une impalpable poussière. Il n'y avait pas apparence d'humidité. Le cœur de Samuel se serra, et il allait faire part de ses craintes à ses compagnons, quand les exclamations de ceux-ci attirèrent son attention.

A perte de vue dans l'ouest s'étendait une longue ligne d'ossements blanchis ; des fragments de squelettes entouraient la fontaine ; une caravane avait poussé jusque-là, marquant son passage par ce long ossuaire ; les plus faibles étaient tombés peu à peu sur le sable ; les plus forts, parvenus à cette source tant désirée, avaient trouvé sur ses bords une mort horrible.

Les voyageurs se regardèrent en palissant.

Ne descendons pas, dit Kennedy, fuyons ce hideux spectacle ! Il n'y a pas là une goutte d'eau à recueillir.

—Non pas, Dick, il faut en avoir la conscience nette. Autant passer la nuit ici qu'ailleurs. Nous fouillerons ce puits jusqu'au fond ; il y a eu là une source ; peut-être en reste-t-il quelque chose.

Le Victoria prit terre ; Joe et Kennedy mirent dans la nacelle un poids de sable équivalent au leur et ils descendirent. Ils coururent au puits et pénétrèrent à l'intérieur par un escalier qui n'était plus que poussière. La source paraissait tarie depuis de longues années. Ils creusèrent dans un sable sec et friable, le plus aride des sables ; il n'y avait pas trace d'humidité.

Le docteur les vit remonter à la surface du désert, suants, défaits couverts d'une poussière fine, abattus, découragés, désespérés.

Il comprit l'inutilité de leurs recherches ; il s'y attendait, il ne dit rien. Il sentait qu'à partir de ce moment il devrait avoir du courage et de l'énergie pour trois.

Joe rapportait les fragments d'une outre racornie, qu'il jeta avec colère au milieu des ossements dispersés sur le sol.

Pendant le souper, pas une parole ne fut échangée entre les voyageurs ; ils mangeaient avec répugnance.

Et pourtant, ils n'avaient pas encore véritablement enduré les tourments de la soif, et ils ne se désespéraient que pour l'avenir.

CHAPITRE XXVI

Cent treize degrés.—Réflexions du docteur.—Recherche désespérée.—Le chalumeau s'éteint. Cent vingt-deux degrés.—La contemplation du désert.—Une promenade dans la nuit.—Solitude.—Défaillance.—Projets de Joe.—Il se donne un jour encore.

La route parcourue par le Victoria pendant la journée précédente n'excédait pas dix milles, et, pour se maintenir, on avait dépensé cent soixante-deux pieds cubes de gaz.

Le samedi matin, le docteur donna le signal du départ.

« Le chalumeau ne peut plus marcher que six heures, dit-il. Si dans six heures nous n'avons découvert ni un puits, ni une source, Dieu seul sait ce que nous deviendrons.

—Peu de vent ce matin, maître ! dit Joe, mais il se lèvera peut-être, ajouta-t-il en voyant la tristesse mal dissimulée de Fergusson.

Vain espoir ! Il faisait dans l'air un calme plat, un de ces calmes qui dans les mers tropicales enchaînent obstinément les navires. La chaleur devint intolérable, et le thermomètre à l'ombre, sous la tente, marqua cent treize degrés [45° centigrades].

Joe et Kennedy, étendus l'un prés de l'autre, cherchaient sinon dans le sommeil, au moins dans la torpeur, l'oubli de la situation. Une inactivité forcée leur faisait de pénibles loisirs. L'homme est plus à plaindre qui ne peut s'arracher à sa pensée par un travail ou une occupation matérielle ; mais ici, rien à surveiller ; à tenter, pas davantage ; il fallait subir la situation sans pouvoir l'améliorer.

Les souffrances de la soif commencèrent à se faire sentir cruellement ; l'eau-de-vie, loin d'apaiser ce besoin impérieux, l'accroissait au contraire, et méritait bien ce nom de « lait de tigres » que lui donnent les naturels de l'Afrique. Il restait à peine deux pintes d'un liquide échauffé. Chacun couvait du regard ces quelques gouttes si précieuses, et personne n'osai y tremper ses lèvres. Deux pintes d'eau, au milieu d'un désert !

Alors le docteur Fergusson, plongé dans ses réflexions, se demanda s'il avait prudemment agi N'aurait-il pas mieux valu conserver cette eau qu'il avait décomposée en pure perte pour se maintenir dans l'atmosphère ?

Il avait fait un peu de chemin sans doute, mais en était-il plus avancé ! Quand il se trouverait de soixante milles en arrière sous cette latitude, qu'importait puisque l'eau lui manquait en ce lieu ? Le vent, s'il se levait enfin, soufflerait là-bas comme ici, moins vite ici même, s'il venait de l'est ! Mais l'espoir poussait Samuel en avant ! Et cependant, ces deux gallons d'eau dépensés en vain, c'était de quoi suffire à neuf jours de halte dans ce désert ! Et quels changements pouvaient se produire en neuf jours ! Peut-être aussi, tout en conservant cette eau, eut-il dû s'élever en jetant du lest, quitte à perdre du gaz pour redescendre après ! Mais le gaz de son ballon, c'était son sang, c'était sa vie !

Ces mille réflexions se heurtaient dans sa tête qu'il prenait dans ses mains, et pendant des heures entières il ne la relevait pas.

« Il faut faire un dernier effort ! se dit-il vers dix heures du matin. Il faut tenter une dernière fois. de découvrir un courant atmosphérique qui nous emporte ! Il faut risquer nos dernières ressources. »

Et, pendant que ses compagnons sommeillaient, il porta à une haute température l'hydrogène de l'aérostat ; celui-ci s'arrondit sous la dilatation du gaz et monta droit dans les rayons perpendiculaires du soleil. Le docteur chercha vainement un souffle de vent depuis cent pieds jusqu'à cinq milles ; son point de départ demeura obstinément au-dessous de lui ; un calme absolu semblait régner jusqu'au, dernières limites de l'air respirable.

Enfin l'eau d'alimentation s'épuisa ; le chalumeau s'éteignit faute de gaz ; la pile de Bunzen cessa de fonctionner, et le Victoria, se contractant, descendit doucement sur le sable à la place même que la nacelle y avait creusée.

Il était midi ; le relèvement donna 19° 35' de longitude et 6° 51' de latitude, à près de cinq cents milles du lac Tchad, à plus de quatre cents milles des côtes occidentales de l'Afrique.

En prenant terre, Dick et Joe sortirent de leur pesante torpeur.

Nous nous arrêtons, dit l'Écossais.

—Il le faut, » répondit Samuel d'un ton grave.

Ses compagnons le comprirent. Le niveau du sol se trouvait alors au niveau de la mer, par suite de sa constante dépression ; aussi le ballon se maintint-il dans un équilibre parfait et une immobilité absolue.

Le poids des voyageurs fut remplacé par une charge équivalente de sable, et ils mirent pied à terre ; chacun s'absorba dans ses pensées, et, pendant plusieurs heures, ils ne parlèrent pas. Joe prépara le souper, composé de biscuit et de pemmican, auquel on toucha à peine ; une gorgée d'eau brûlante compléta ce triste repas.

Pendant la nuit, personne ne veilla, mais personne ne dormit. La chaleur fut étouffante. Le lendemain, il ne restait plus qu'une demi-pinte d'eau ; le docteur la mit en réserve, et on résolut de n'y toucher qu'à la dernière extrémité.

« J'étouffe, s'écria bientôt Joe, la chaleur redouble ! Cela ne m'étonne pas, dit-il après avoir consulté le thermomètre, cent quarante degrés [60° centigrades] !

—Le sable vous brûle, répondit le chasseur, comme s'il sortait d'un four. Et pas un nuage dans ce ciel en feu ! C'est à devenir fou !

—Ne nous désespérons pas, dit le docteur ; à ces grandes chaleurs succèdent inévitablement des tempêtes sous cette latitude, et elles arrivent avec la rapidité de l'éclair ; malgré l'accablante sérénité du ciel, il peut s'y produire de grands changements en moins d'une heure.

—Mais enfin, reprit Kennedy, il y aurait quelque indice !

—Eh bien ! dit le docteur, il me semble que le baromètre a une légère tendance à baisser.

—Le ciel t'entende ! Samuel, car nous voici cloués à ce sol comme un oiseau dont les ailes sont brisées.

—Avec cette différence pourtant, mon cher Dick, que nos ailes sont intactes, et j'espère bien nous en servir encore.

—Ah ! du vent ! du vent ! s'écria Joe ! De quoi nous rendre à un ruisseau, à un puits, et il ne nous manquera rien ; nos vivres sont suffisants, et avec de l'eau nous attendrons un mois sans souffrir ! Mais la soif est une cruelle chose. »

La soif, mais aussi la contemplation incessante du désert fatiguait l'esprit ; il n'y avait pas un accident de terrain, pas un monticule de sable, pas un caillou pour arrêter le regard. Cette planité écœurait et donnait ce malaise qu'on appelle le mal du désert. L'impassibilité de ce bleu aride du ciel et de ce jaune immense du sable finissait par effrayer. Dans cette atmosphère incendiée, la chaleur paraissait vibrante, comme au-dessus d'un foyer incandescent ; l'esprit se désespérait à voir ce calme immense, et n'entrevoyait aucune raison pour qu'un tel état de choses vint à cesser, car l'immensité est une sorte d'éternité.

Aussi les malheureux, privés d'eau sous cette température torride, commencèrent à ressentir des symptômes d'hallucination ; leurs yeux s'agrandissaient, leur regard devenait trouble.

Lorsque la nuit fut venue, le docteur résolut de combattre cette disposition inquiétante par une marche rapide ; il voulut parcourir cette plaine de sable pendant quelques heures, non pour chercher, mais pour marcher.

« Venez, dit-il à ses compagnons, croyez-moi, cela vous fera du bien.

—Impossible, répondit Kennedy, je ne pourrais faire un pas.

—J'aime encore mieux dormir, fit Joe.

—Mais le sommeil ou le repos vous seront funestes, mes amis. Réagissez donc contre cette torpeur. Voyons, venez. »

Le docteur ne put rien obtenir d'eux, et il partit seul au milieu de la transparence étoilée de la nuit. Ses premiers pas furent pénibles, les pas d'un homme affaibli et déshabitué de la marche ; mais il reconnut bientôt que cet exercice lui serait salutaire ; il s'avança de plusieurs milles dans l'ouest, et son esprit se réconfortait déjà, lorsque, tout d'un coup, il fut pris de vertige ; il se crut penché sur un abîme ; il sentit ses genoux plier ; cette vaste solitude l'effraya ; il était le point mathématique, le centre d'une circonférence infinie, c'est-à-dire, rien ! Le Victoria disparaissait entièrement dans l'ombre. Le docteur fut envahi par un insurmontable effroi, lui, l'impassible, l'audacieux voyageur ! Il voulut revenir sur ses pas, mais en vain ; il appela, pas même un écho pour lui répondre, et sa voix tomba dans l'espace comme une pierre dans un gouffre sans fond. Il se coucha défaillant sur le sable, seul, au milieu des grands silences du désert.

A minuit, il reprenait connaissance entre les bras de son fidèle Joe ; celui-ci, inquiet de l'absence prolongée de son maître, s'était lancé sur ses traces nettement imprimées dans la plaine ; il l'avait trouvé évanoui.

« Qu'avez-vous eu, mon maître ? demanda-t-il.

—Ce ne sera rien, mon brave Joe ; un moment de faiblesse, voilà tout.

—Ce ne sera rien, en effet, Monsieur ; mais relevez-vous ; appuyez-vous sur moi, et regagnons le Victoria.

Le docteur, au bras de Joe, reprit la route qu'il avait suivie.

« C'était imprudent, Monsieur, on ne s'aventure pas ainsi. Vous auriez pu être dévalisé, ajouta-t-il en riant. Voyons, Monsieur, parlons sérieusement.

—Parle, je t'écoute !

—Il faut absolument prendre un parti. Notre situation ne peut pas durer plus de quelques jours encore, et si le vent n'arrive pas, nous sommes perdus. »

Le docteur ne répondit pas.

« Eh bien ! il faut que quelqu'un se dévoue au sort commun, et il est tout naturel que ce soit moi !

—Que veux-tu dire ? quel est ton projet ?

—Un projet bien simple : prendre des vivres, et marcher toujours devant moi jusqu'à ce que j'arrive quelque part, ce qui ne peut manquer. Pendant ce temps, si le ciel vous envoie un vent favorable, vous ne m'attendrez pas, vous partirez. De mon côté, si je parviens à un village, je me tirerai d'affaire avec les quelques mots d'arabe que vous me donnerez par écrit, et je vous ramènerai du secours, ou j'y laisserai ma peau ! Que dites-vous de mon dessein ?

—Il est insensé, mais digne de ton brave cœur, Joe. Cela est impossible, tu ne nous quitteras pas.

—Enfin, Monsieur, il faut tenter quelque chose ; cela ne peut vous nuire en rien, puisque, je vous le répète, vous ne m'attendrez pas, et, à la rigueur, je puis réussir !

—Non, Joe ! non ! ne nous séparons pas ! ce serait une douleur ajoutée aux autres. Il était écrit qu'il en serait ainsi, et il est très probablement écrit qu'il en sera autrement plus tard. Ainsi, attendons avec résignation.

—Soit, Monsieur, mais je vous préviens d'une chose : je vous donne encore un jour ; je, n'attendrai pas davantage ; c'est aujourd'hui dimanche, ou plutôt lundi, car il est une heure du matin ; si mardi nous ne partons pas, je tenterai l'aventure ; c'est un projet irrévocablement décidé. »

Le docteur ne répondit pas ; bientôt il rejoignait la nacelle, et il y prit place auprès de Kennedy. Celui-ci était plongé dans un silence absolu qui ne devait pas être le sommeil.

CHAPITRE XXVII

Chaleur effrayante.—Hallucinations.—Les dernières gouttes d'eau.—Nuit de désespoir.—Tentative de suicide.—Le simoun.—L'oasis.—Lion et lionne.

Le premier soin du docteur fut, le lendemain, de consulter le baromètre. C'est à peine si la colonne de mercure avait subi une dépression appréciable.

« Rien ! se dit-il, rien ! »

Il sortit de la nacelle, et vint examiner le temps ; même chaleur, même dureté, même implacabilité.

« Faut-il donc désespérer ! » s'écria-t-il.

Joe ne disait mot, absorbé dans sa pensée, et méditant son projet d'exploration.

Kennedy se releva fort malade, et en proie à une surexcitation inquiétante. Il souffrait horriblement de la soif. Sa langue et ses lèvres tuméfiées pouvaient à peine articuler un son.

Il y avait encore là quelques gouttes d'eau ; chacun le savait, chacun y pensait et se sentait attiré vers elles ; mais personne n'osait faire un pas.

Ces trois compagnons, ces trois amis se regardaient avec des yeux hagards, avec un sentiment d'avidité bestiale, qui se décelait surtout chez Kennedy ; sa puissante organisation succombait plus vite à ces intolérables privations ; pendant toute la journée, il fut en proie au délire ; il allait et venait, poussant des cris rauques, se mordant les poings, prêt à s'ouvrir les veines pour en boire le sang.

« Ah! s'écria-t-il ! pays de la soif ! tu serais bien nommé pays du désespoir ! »

Puis il tomba dans une prostration profonde ; on n'entendit plus que le sifflement de sa respiration entre ses lèvres altérées.

Vers le soir, Joe fut pris à son tour d'un commencement de folie ; ce vaste oasis de sable lui paraissait comme un étang immense, avec des eaux claires et limpides ; plus d'une fois il se précipita sur ce sol enflammé pour boire à même, et il se relevait la bouche pleine de poussière.

« Malédiction ! dit-il avec colère ! c'est de l'eau salée ! »

Alors, tandis que Fergusson et Kennedy demeuraient étendus sans mouvement, il fut saisi par l'invincible pensée d'épuiser les quelques gouttes d'eau mises en réserve. Ce fut plus fort que lui ; il s'avança vers la nacelle en se traînant sur les genoux, il couva des yeux la bouteille où s'agitait ce liquide, il y jeta un regard démesuré, il la saisit et la porta à ses lèvres.

En ce moment, ces mots : « A boire ! à boire ! » furent prononcés avec un accent déchirant.

C'était Kennedy qui se traînait près de lui ; le malheureux faisait pitié, il demandait à genoux, il pleurait.

Joe, pleurant aussi, lui présenta la bouteille, et jusqu'à la dernière goutte, Kennedy en épuisa le contenu.

« Merci, » fit-il.

Mais Joe ne l'entendit pas ; il était comme lui retombé sur le sable.

Ce qui se passa pendant cette nuit orageuse, on l'ignore. Mais le mardi matin, sous ces douches de feu que versait le soleil, les infortunés sentirent leurs membres se dessécher peu à peu. Quand Joe voulut se lever, cela lui fut impossible ; il ne put mettre son projet à exécution.

Il jeta les yeux autour de lui. Dans la nacelle, le docteur accablé, les bras croisés sur la poitrine, regardait dans l'espace un point imaginaire avec une fixité idiote. Kennedy était effrayant ; il balançait la tête de droite et de gauche comme une bête féroce en cage.

Tout d'un coup, les regards du chasseur se portèrent sur sa carabine dont la crosse dépassait le bord de la nacelle.

« Ah ! » s'écria-t-il en se relevant par un effort surhumain.

Il se précipita sur l'arme, éperdu, fou, et il en dirigea le canon vers sa bouche.

« Monsieur ! Monsieur ! fit Joe, se précipitant sur lui.

—Laisse-moi ! va-t-en, » dit en râlant l'Écossais.

Tous les deux luttaient avec acharnement.

« Va-t-en, ou je te tue, » répéta Kennedy.

Mais Joe s'accrochait à lui avec force ; ils se débattirent ainsi, sans que le docteur parût les apercevoir, et pendant près d'une minute ; dans la lutte, la carabine partit soudain ; au bruit de la détonation, le docteur se releva droit comme un spectre ; il regarda autour de lui.

Mais, tout d'un coup. voici que son regard s'anime, sa main s'étend vers l'horizon, et, d'une voix qui n'avait plus rien d'humain, il s'écrie :

« Là ! là ! là-bas ! »

Il y avait une telle énergie dans son geste, que Joe et Kennedy se séparèrent, et tous deux regardèrent.

La plaine s'agitait comme une mer en fureur par un jour de tempête ; des vagues de sable déferlaient les unes sur les autres au milieu d'une poussière intense ; une immense colonne venait du sud-est en tournoyant avec une extrême rapidité ; le soleil disparaissait derrière un nuage opaque dont l'ombre démesurée s'allongeait jusqu'au Victoria ; les grains de sable fin glissaient avec la facilité de molécules liquides, et cette marée montante gagnait peu à peu.

Un regard énergique d'espoir brilla dans les yeux de Fergusson.

« Le simoun ! s'écria-t-il.

—Le simoun ! répéta Joe sans trop comprendre.

—Tant mieux, s'écria Kennedy avec une rage désespérée ! tant mieux ! nous allons mourir !

—Tant mieux ! répliqua le docteur, nous allons vivre au contraire !

Il se mit à rejeter rapidement le sable qui lestait la nacelle.

Ses compagnons le comprirent enfin, se joignirent à lui, et prirent place à ses côtés.

« Et maintenant, Joe, dit le docteur, jette-moi en dehors une cinquantaine de livres de ton minerai ! »

Joe n'hésita pas, et cependant il éprouva quelque chose comme un regret rapide. Le ballon s'enleva.

« Il était temps, » s'écria le docteur.

Le simoun arrivait en effet avec la rapidité de la foudre. Un peu plus le Victoria était écrasé, mis en pièces, anéanti. L'immense trombe allait l'atteindre ; il fut couvert d'une grêle de sable.

« Encore du lest ! cria le docteur à Joe.

—Voilà, » répondit ce dernier en précipitant un énorme fragment de quartz.

Le Victoria monta rapidement au-dessus de la trombe ; mais, enveloppé dans l'immense déplacement d'air, il fut entraîné avec une vitesse incalculable au-dessus de cette mer écumante.

Samuel, Dick et Joe ne parlaient pas ; ils regardaient, ils espéraient, rafraîchis d'ailleurs par le vent de ce tourbillon.

A trois heures, la tourmente cessait ; le sable, en retombant, formait une innombrable quantité de monticules ; le ciel reprenait sa tranquillité première.

Le Victoria, redevenu immobile, planait en vue d'une oasis, île couverte d'arbres verts et remontée à la surface de cet océan.

« L'eau ! l'eau est là ! s'écria le docteur.

Aussitôt, ouvrant la soupape supérieure, il donna passage à l'hydrogène, et descendit doucement à deux cents pas de l'oasis.

En quatre heures, les voyageurs avaient franchi un espace de deux cent quarante milles [Cent lieues].

La nacelle fut aussitôt équilibrée, et Kennedy, suivi de Joe, s'élança sur le sol.

« Vos fusils ! s'écria le docteur, vos fusils, et soyez prudents. »

Dick se précipita sur sa carabine, et Joe s'empara de l'un des fusils. Ils s'avancèrent rapidement jusqu'aux arbres et pénétrèrent sous cette fraîche verdure qui leur annonçait des sources abondantes ; ils ne prirent pas garde à de larges piétinements, à des traces fraîches qui marquaient çà et là le sol humide.

Soudain, un rugissement retentit à vingt pas d'eux.

« Le rugissement d'un lion ! dit Joe.

—Tant mieux ! répliqua le chasseur exaspéré, nous nous battrons ! On est fort quand il ne s'agit que de se battre.

—De la prudence, Monsieur Dick, de la prudence ! de la vie de l'un dépend la vie de tous. »

Mais Kennedy ne l'écoutait pas ; il s'avançait, l'œil flamboyant, la carabine armée, terrible dans son audace. Sous un palmier, un énorme lion à crinière noire se tenait dans une posture d'attaque. A peine eut-il aperçu le chasseur qu'il bondit ; mais il n'avait pas touché terre qu'une balle au cœur le foudroyait ; il tomba mort.

« Hourra ! hourra ! » s'écria Joe.

Kennedy se précipita vers le puits, glissa sur les marches humides, et s'étala devant une source fraîche, dans laquelle il trempa ses lèvres avidement ; Joe l'imita, et l'on n'entendit plus que ces clappements de langue des animaux qui se désaltèrent.

« Prenons garde, Monsieur Dick, dit Joe en respirant. N'abusons pas ! »

Mais Dick, sans répondre, buvait toujours. Il plongeait sa tête et ses mains dans cette eau bienfaisante ; il s'enivrait.

« Et monsieur Fergusson ? » dit Joe.

Ce seul mot rappela Kennedy à lui-même ! il remplit une bouteille qu'il avait apportée, et s'élança sur les marches du puits.

Mais quelle fut sa stupéfaction ! Un corps opaque, énorme, en fermait l'ouverture. Joe, qui suivait Dick, dut reculer avec lui.

« Nous sommes enfermés !

—C'est impossible! qu'est-ce que cela veut dire ?... »

Dick n'acheva pas ; un rugissement terrible lui fit comprendre à quel nouvel ennemi il avait affaire.

« Un autre lion ! s'écria Joe.

—Non pas, une lionne ! Ah! maudite bête, attends, » dit le chasseur en rechargeant prestement sa carabine.

Un instant après, il faisait feu, mais l'animal avait disparu.

« En avant ! s'écria-t-il.

—Non, Monsieur Dick, non, vous ne l'avez pas tuée du coup ; son corps eut roulé jusqu'ici ; elle est là prête à bondir sur le premier d'entre nous qui paraîtra, et celui-là est perdu !

—Mais que faire ? Il faut sortir ! Et Samuel qui nous attend !

—Attirons l'animal ; prenez mon fusil, et passez-moi votre carabine

—Quel est ton projet ?

—Vous allez voir. »

Joe, retirant sa veste de toile, la disposa au bout de l'arme et la présenta comme appât au-dessus de l'ouverture. La bête furieuse se précipita dessus ; Kennedy l'attendait au passage, et d'une balle il lui fracassa l'épaule. La lionne rugissante roula sur l'escalier, renversant Joe. Celui-ci croyait déjà sentir les énormes pattes de l'animal s'abattre sur lui, quand une seconde détonation retentit, et le docteur Fergusson apparut à l'ouverture, son fusil à la main et fumant encore.

Joe se releva prestement, franchit le corps de la bête, et passa à son maître la bouteille pleine d'eau.

La porter à ses lèvres, la vider à demi fut pour Fergusson l'affaire d'un instant, et les trois voyageurs remercièrent du fond du cœur la Providence qui les avait si miraculeusement sauvés.

CHAPITRE XXVIII

Soirée délicieuse.—La cuisine de Joe.—Dissertation sur la viande crue.—Histoire de James Bruce.—Le bivouac.—Les rêves de Joe.—Le baromètre baisse.—Le baromètre remonte.—Préparatifs de départ.—L'ouragan.

La soirée fut charmante et se passa sous de frais ombrages de mimosas, après un repas réconfortant ; le thé et le grog n'y furent pas ménagés.

Kennedy avait parcouru ce petit domaine dans tous les sens, il en avait fouillé les buissons ; les voyageurs étaient les seuls êtres animés de ce paradis terrestre ; ils s'étendirent sur leurs couvertures et passèrent une nuit paisible, qui leur apporta l'oubli des douleurs passées.

Le lendemain, 7 mai, le soleil brillait de tout son éclat, mais ses rayons ne pouvaient traverser l'épais rideau d'ombrage. Comme il avait des vivres en suffisante quantité, le docteur résolut d'attendre en cet endroit un vent favorable.

Joe y avait transporté sa cuisine portative, et il se livrait à une foule de combinaisons culinaires, en dépensant l'eau avec une insouciante prodigalité.

« Quelle étrange succession de chagrins et de plaisirs ! s'écria Kennedy ; cette abondance après cette privation ! ce luxe succédant à cette misère ! Ah ! j'ai été bien près de devenir fou !

—Mon cher Dick, lui dit le docteur, sans Joe, tu ne serais pas là en train de discourir sur l'instabilité des choses humaines.

—Brave ami ! fit Dick en tendant la main à Joe.

—Il n'y a pas de quoi, répondit celui-ci. A charge de revanche, Monsieur Dick, en préférant toutefois que l'occasion ne se présente pas de me rendre la pareille !

—C'est une pauvre nature que la notre ! reprit Fergusson. Se laisser abattre pour si peu !

—Pour si peu d'eau, voulez-vous dire, mon maître! Il faut que cet élément soit bien nécessaire à la vie !

—Sans doute, Joe, et les gens privés de manger résistent plus longtemps que les gens privés de boire.

—Je le crois ; d'ailleurs, au besoin, on mange ce qui se rencontre, même son semblable, quoique cela doive faire un repas à vous rester longtemps sur le cœur !

—Les sauvages ne s'en font pas faute, cependant, dit Kennedy.

—Oui, mais ce sont des sauvages, et qui sont habitués à manger de la viande crue ; voilà une coutume qui me répugnerait !

—Cela est assez répugnant, en effet, reprit le docteur, pour que personne n'ait ajouté foi aux récits des premiers voyageurs en Afrique ; ceux-ci rapportèrent que plusieurs peuplades se nourrissaient de viande crue, et on refusa généralement d'admettre le fait. Ce fut dans ces circonstances qu'il arriva une singulière aventure à James Bruce.

—Contez-nous cela, Monsieur ; nous avons le temps de vous entendre, dit Joe en s'étalant voluptueusement sur l'herbe fraîche.

—Volontiers. James Bruce était un Écossais du comté de Stirling, qui, de 1768 à 1772, parcourut toute l'Abyssinie jusqu'au lac Tyana, à la recherche des sources du Nil ; puis, il revint en Angleterre, où il publia ses voyages en 1790 seulement. Ses récits furent accueillis avec une incrédulité extrême, incrédulité qui sans doute est réservée aux nôtres. Les habitudes des Abyssiniens semblaient si différentes des us et coutumes anglais, que personne ne voulait y croire. Entre autres détails, James Bruce avait avancé que les peuples de l'Afrique orientale mangeaient de la viande crue. Ce fait souleva tout le monde contre lui. Il pouvait en parler à son aise ! on n'irait point voir ! Bruce était un homme très courageux et très rageur. Ces doutes l'irritaient au suprême degré. Un jour, dans un salon d'Édimbourg, un Écossais reprit en sa présence le thème des plaisanteries quotidiennes, et à l'endroit de la viande crue, il déclara nettement que la chose n'était ni possible ni vraie. Bruce ne dit rien ; il sortit, et rentra quelques instants après avec un beefsteack cru, saupoudré de sel et de poivre à là mode africaine. « Monsieur, dit-il à l'Écossais, en doutant d'une chose que j'ai avancée, vous m'avez fait une injure grave ; en la croyant impraticable, vous vous êtes complètement trompé. Et, pour le prouver à tous, vous allez manger tout de suite ce beefsteack cru, ou vous me rendrez raison de vos paroles. »

L'Écossais eut peur, et il obéit non sans de fortes grimaces. Alors, avec le plus grand sang-froid, James Bruce ajouta : « En admettant même que la chose ne soit pas vraie, Monsieur, vous ne soutiendrez plus, du moins, qu'elle est impossible. »

—Bien riposté, fit Joe. Si l'Écossais a pu attraper une indigestion, il n'a eu que ce qu'il méritait. Et si, à notre retour en Angleterre, on met notre voyage en doute...

—Eh bien ! que feras-tu ? Joe.

—Je ferai manger aux incrédules les morceaux du Victoria, sans sel et sans poivre ! »

Et chacun de rire des expédients de Joe. La journée se passa de la sorte, en agréables propos ; avec la force revenait l'espoir ; avec l'espoir, l'audace. Le passé s'effaçait devant l'avenir avec une providentielle rapidité.

Joe n'aurait jamais voulu quitter cet asile enchanteur ; c'était le royaume de ses rêves ; il se sentait chez lui ; il fallut que son maître lui en donnât le relèvement exact, et ce fut avec un grand sérieux qu'il inscrivit sur ses tablettes de voyage : 15° 43' de longitude et 8° 32' de latitude.

Kennedy ne regrettait qu'une seule chose, de ne pouvoir chasser dans cette forêt en miniature ; selon lui, la situation manquait un peu de bêtes féroces.

« Cependant, mon cher Dick, reprit le docteur, tu oublies promptement. Et ce lion, et cette lionne ?

— Ça ! fit-il avec le dédain du vrai chasseur pour l'animal abattu ! Mais, au fait leur présence dans cette oasis peut faire supposer que nous ne sommes pas très éloignés de contrées plus fertiles.

—Preuve médiocre, Dick ; ces animaux-là, pressés par la faim ou la soif, franchissent souvent des distances considérables ; pendant la nuit prochaine, nous ferons même bien de veiller avec plus de vigilance et d'allumer des feux.

—Par cette température, fit Joe ! Enfin, si cela est nécessaire, on le fera. Mais j'éprouverai une véritable peine à brûler ce joli bois, qui nous a été si utile.

—Nous ferons surtout attention à ne pas l'incendier, répondit le docteur, afin que d'autres puissent y trouver quelque jour un refuge au milieu du désert !

—On y veillera, Monsieur ; mais pensez-vous que cette oasis soit connue ?

—Certainement. C'est un lieu de halte pour les caravanes qui fréquentent le centre de l'Afrique, et leur visite pourrait bien ne pas te plaire, Joe.

—Est-ce qu'il y a encore par ici de ces affreux Nyam-Nyam ?

—Sans doute, c'est le nom général de toutes ces populations, et, sous le même climat, les mêmes races doivent avoir des habitudes pareilles.

—Pouah ! fit Joe! Après tout, cela est bien naturel ! Si des sauvages avaient les goûts des gentlemen, où serait la différence ? Par exemple, voilà des braves gens qui ne se seraient pas fait prier pour avaler le beefsteak de l'Écossais, et même l'Écossais par-dessus le marché. »

Sur cette réflexion très sensée, Joe alla dresser ses bûchers pour la nuit, les faisant aussi minces que possible. Ces précautions furent heureusement inutiles, et chacun s'endormit tour à tour dans un profond sommeil.

Le lendemain, le temps ne changea pas encore ; il se maintenait au beau avec obstination. Le ballon demeurait immobile, sans qu'aucune oscillation ne vînt trahir un souffle de vent.

Le docteur recommençait à s'inquiéter : si le voyage devait ainsi se prolonger, les vivres seraient insuffisants. Après avoir failli succomber faute d'eau, en serait-on réduit à mourir de faim ?

Mais il reprit assurance en voyant le mercure baisser très sensiblement dans le baromètre ; il y avait des signes évidents d'un changement prochain dans l'atmosphère ; il résolut donc de faire ses préparatifs de départ pour profiter de la première occasion ; la caisse d'alimentation et la caisse à eau furent entièrement remplies toutes les deux.

Fergusson dut rétablir ensuite l'équilibre de l'aérostat, et Joe fut obligé de sacrifier une notable partie de son précieux minerai. Avec la santé, les idées d'ambition lui étaient revenues ; il fit plus d'une grimace avant d'obéir à son maître ; mais celui-ci lui démontra qu'il ne pouvait enlever un poids aussi considérable ; il lui donna à choisir entre l'eau ou l'or ; Joe n'hésita plus, et il jeta sur le sable une forte quantité de ses précieux cailloux

« Voilà pour ceux qui viendront après nous, dit-il ; ils seront bien étonnés de trouver la fortune en pareil lieu.

—Eh ! fit Kennedy, si quelque savant voyageur vient à rencontrer ces échantillons ?...

—Ne doute pas, mon cher Dick, qu'il n'en soit fort surpris et qu'il ne publie sa surprise en nombreux in-folios ! Nous entendrons parler quelque jour d'un merveilleux gisement de quartz aurifère au milieu des sables de l'Afrique.

—Et c'est Joe qui en sera la cause. »

L'idée de mystifier peut-être quelque savant consola le brave garçon et le fit sourire.

Pendant le reste de la journée, le docteur attendit vainement un changement dans l'atmosphère. La température s'éleva et, sans les ombrages de l'oasis, elle eut été insoutenable. Le thermomètre marqua au soleil cent quarante-neuf degrés [69° centigrades]. Une véritable pluie de feu traversait l'air. Ce fut la plus haute chaleur qui eut encore été observée.

Joe disposa comme la veille le bivouac du soir, et, pendant les quarts du docteur et de Kennedy, il ne se produisit aucun incident nouveau.

Mais, vers trois heures du matin, Joe veillant, la température s'abaissa subitement, le ciel se couvrit de nuages, et l'obscurité augmenta.

« Alerte ! s'écria Joe en réveillant ses deux compagnons ! alerte ! voici le vent.

—Enfin ! dit le docteur en considérant le ciel, c'est une tempête ! Au Victoria ! au Victoria ! »

Il était temps d'y arriver. Le Victoria se courbait sous l'effort de l'ouragan et entraînait la nacelle qui rayait le sable. Si, par hasard, une partie du lest eut été précipitée à terre, le ballon serait parti, et tout espoir de le retrouver eut été à jamais perdu.

Mais le rapide Joe courut à toutes jambes et arrêta la nacelle, tandis que l'aérostat se couchait sur le sable au risque de se déchirer. Le docteur prit sa place habituelle, alluma son chalumeau, et jeta l'excès de poids.

Les voyageurs regardèrent une dernière fois les arbres de l'oasis qui pliaient sous la tempête, et bientôt, ramassant le vent d'est à deux cents pieds du sol, ils disparurent dans la nuit.

CHAPITRE XXIX

Symptômes de végétation.—Idée fantaisiste d'un auteur français.—Pays magnifique.—Royaume d'Adamova.—Les explorations de Speke et Burton reliées à celles de Barth.—Les monts Atlantika.—Le fleuve Benoué.—La ville d'Yola.—Le Bagélé.—Le mont Mendif.

Depuis le moment de leur départ, les voyageurs marchèrent avec une grande rapidité ; il leur tardait de quitter ce désert qui avait failli leur être si funeste.

Vers neuf heures un quart du matin, quelques symptômes de végétation furent entrevus, herbes flottant sur cette mer de sable, et leur annonçant, comme à Christophe Colomb, la proximité de la terre ; des pousses vertes pointaient timidement entre des cailloux qui allaient eux-mêmes redevenir les rochers de cet Océan.

Des collines encore peu élevées ondulaient à l'horizon ; leur profil, estompé par la brume, se dessinait vaguement ; la monotonie disparaissait. Le docteur saluait avec joie cette contrée nouvelle, et, comme un marin en vigie, il était sur le point de s'écrier :

« Terre ! terre ! »

Une heure plus tard, le continent s'étalait sous ses yeux, d'un aspect encore sauvage, mais moins plat, moins nu, quelques arbres se profilaient sur le ciel gris.

Nous sommes donc en pays civilisé ? dit le chasseur.

—Civilisé ? Monsieur Dick ; c'est une manière de parler ; on ne voit pas encore d'habitants.

—Ce ne sera pas long, répondit Fergusson, au train dont nous marchons.

—Est-ce que nous sommes toujours dans le pays des nègres, Monsieur Samuel ?

—Toujours, Joe, en attendant le pays des Arabes.

—Des Arabes, Monsieur, de vrais Arabes, avec leurs chameaux ?

—Non, sans chameaux ; ces animaux sont rares, pour ne pas dire inconnus dans ces contrées ; il faut remonter quelques degrés au nord pour les rencontrer.

—C'est fâcheux.

—Et pourquoi, Joe

—Parce que, si le vent devenait contraire, ils pourraient nous servir.

—Comment ?

—Monsieur, c'est une idée qui me vient : on pourrait les atteler à la nacelle et se faire remorquer par eux. Qu'en dites-vous ?

—Mon pauvre Joe, cette idée, un autre l'a eue avant toi ; elle a été exploitée par un très spirituel auteur français [M. Méry] ... dans un roman, il est vrai. Des voyageurs se font traîner en ballon par des chameaux ; arrive un lion qui dévore les chameaux, avale la remorque, et traîne à leur place ; ainsi de suite. Tu vois que tout ceci est de la haute fantaisie, et n'a rien de commun avec notre genre de locomotion.

Joe, un peu humilié à la pensée que son idée avait déjà servi, chercha quel animal aurait pu dévorer le lion ; mais il ne trouva pas et se remit à examiner le pays.

Un lac d'une moyenne étendue s'étendait sous ses regards, avec un amphithéâtre de collines qui n'avaient pas encore le droit de s'appeler des montagnes ; là, serpentaient des vallées nombreuses et fécondes, et leurs inextricables fouillis d'arbres les plus variés ; l'élaïs dominait cette masse, portant des feuilles de quinze pieds de longueur sur sa tige hérissée d'épines aiguës ; le bombax chargeait le vent à son passage du fin duvet de ses semences ; les parfums actifs du pendanus, ce « kenda » des Arabes, embaumaient les airs jusqu'à la zone que traversait le Victoria ; le papayer aux feuilles palmées, le sterculier qui produit la noix du Soudan, le baobab et les bananiers complétaient cette flore luxuriante des régions intertropicales.

« Le pays est superbe, dit le docteur.

—Voici les animaux, fit Joe ; les hommes ne sont pas loin.

—Ah ! les magnifiques éléphants ! s'écria Kennedy. Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de chasser un peu ?

—Et comment nous arrêter, mon cher Dick, avec un courant de cette violence ? Non, goûte un peu le supplice de Tantale ! Tu te dédommageras plus tard. »

Il y avait de quoi, en effet, exciter l'imagination d'un chasseur ; le cœur de Dick bondissait dans sa poitrine, et ses doigts se crispaient sur la crosse de son Purdey.

La faune de ce pays en valait la flore. Le bœuf sauvage se vautrait dans une herbe épaisse sous laquelle il disparaissait tout entier ; des éléphants gris, noirs ou jaunes, de la plus grande taille, passaient comme une trombe au milieu des forêts, brisant, rongeant, saccageant, marquant leur passage par une dévastation ; sur le versant boisé des collines suintaient des cascades et des cours d'eau entraînés vers le nord ; là, les hippopotames se baignaient à grand bruit, et des lamentins de douze pieds de long, au corps pisciforme, s'étalaient sur les rives, en dressant vers le ciel leurs rondes mamelles gonflées de lait.

C'était toute une ménagerie rare dans une serre merveilleuse, où des oiseaux sans nombre et de mille couleurs chatoyaient à travers les plantes arborescentes.

A cette prodigalité de la nature, le docteur reconnut le superbe royaume d'Adamova.

« Nous empiétons, dit-il, sur les découvertes modernes ; j'ai repris la piste interrompue des voyageurs ; c'est une heureuse fatalité, mes amis ; nous allons pouvoir rattacher les travaux des capitaines Burton et Speke aux explorations du docteur Barth ; nous avons quitté des Anglais pour retrouver un Hambourgeois, et bientôt nous arriverons au point extrême atteint par ce savant audacieux.

—Il me semble, dit Kennedy, qu'entre ces deux explorations, il y a une vaste étendue de pays, si j'en juge par le chemin que nous avons fait.

—C'est facile à calculer ; prends la carte et vois quelle est la longitude de la pointe méridionale du lac Ukéréoué atteinte par Speke.

—Elle se trouve à peu près sur le trente-septième degré.

—Et la ville d'Yola, que nous relèverons ce soir, et à laquelle Barth parvint, comment est-elle située ?

—Sur le douzième degré de longitude environ.

—Cela fait donc vingt-cinq degrés ; à soixante milles chaque, soit quinze cents milles [Six cent vingt-cinq lieues].

—Un joli bout de promenade, fit Joe, pour les gens qui iraient à pied.

—Cela se fera cependant. Livingstone et Moffat montent toujours vers l'intérieur ; le Nyassa, qu'ils ont découvert, n'est pas très éloigné du lac Tanganayka, reconnu par Burton ; avant la fin du siècle, ces contrées immenses seront certainement explorées Mais, ajouta le docteur en consultant sa boussole, je regrette que le vent nous porte tant à l'ouest ; j'aurais voulu remonter au nord. »

Après douze heures de marche, le Victoria se trouva sur les confins de la Nigritie. Les premiers habitants de cette terre, des Arabes Chouas, paissaient leurs troupeaux nomades. Les vastes sommets des monts Atlantika passaient par-dessus l'horizon, montagnes que nul pied européen n'a encore foulées, et dont l'altitude est estimée à treize cents toises environ. Leur pente occidentale détermine l'écoulement de toutes les eaux de cette partie de l'Afrique vers l'Océan ; ce sont les montagnes de la Lune de cette région.

Enfin, un vrai fleuve apparut aux yeux des voyageurs, et, aux immenses fourmilières qui l'avoisinaient, le docteur reconnut le Bénoué, l'un des grands affluents du Niger, celui que les Indigènes ont nommé la « Source des eaux. »

Ce fleuve, dit le docteur à ses compagnons, deviendra un jour la voie naturelle de communication avec l'intérieur de la Nigritie ; sous le commandement de l'un de nos braves capitaines, le steamboat la Pléiade l'a déjà remonté jusqu'à la ville d'Yola ; vous voyez que nous sommes en pays de connaissance. »

De nombreux esclaves s'occupaient des champs, cultivant le sorgho, sorte de millet qui forme la base de leur alimentation ; les plus stupides étonnements se succédaient au passage du Victoria, qui filait comme un météore. Le soir, il s'arrêtait à quarante milles d'Yola, et devant lui, mais au loin, se dressaient les deux cônes aigus du mont Mendif.

Le docteur fit jeter les ancres, et s'accrocha au sommet d'un arbre élevé ; mais un vent très dur ballottait le Victoria jusqu'à le coucher horizontalement, et rendait parfois la position de la nacelle extrêmement dangereuse. Fergusson ne ferma pas l'œil de la nuit, souvent il fut sur le point de couper le câble d'attache et de fuir devant la tourmente. Enfin la tempête se calma, et les oscillations de l'aérostat n'eurent plus rien d'inquiétant.

Le lendemain, le vent se montra plus modéré, mais il éloignait les voyageurs de la ville d'Yola, qui, nouvellement reconstruite par les Foullannes, excitait la curiosité de Fergusson ; néanmoins il fallut se résigner à s'élever dans le nord, et même un peu dans l'est.

Kennedy proposa dé faire une halte dans ce pays de chasse ; Joe prétendait que le besoin de viande fraîche se faisait sentir ; mais les mœurs sauvages de ce pays, l'attitude de là population, quelques coups de fusil tirés dans la direction du Victoria, engagèrent le docteur à continuer son voyage. On traversait alors une contrée, théâtre de massacres et d'incendies, où les luttes guerrières sont incessantes, et dans lesquelles les sultans jouent leur royaume au milieu des plus atroces carnages.

Des villages nombreux, populeux, à longues cases, s'étendaient entre les grands pâturages, dont l'herbe épaisse était semée de fleurs violettes ; les huttes, semblables à de vastes ruches, s'abritaient derrière des palissades hérissées. Les versants sauvages des collines rappelaient les « glen » des hautes terres d'Écosse, et Kennedy en fit plusieurs fois la remarque.

En dépit de ses efforts, le docteur portait en plein dans le nord-est, vers le mont Mendif, qui disparaissait au milieu des nuages ; les hauts sommets de ces montagnes séparent le bassin du Niger du bassin du lac Tchad.

Bientôt apparut le Bagelé, avec ses dix-huit villages accrochés à ses flancs, comme toute une nichée d'enfants au sein de leur mère, magnifique spectacle pour des regards qui dominaient et saisissaient cet ensemble ; les ravins, se montraient couverts de champs de riz et d'arachides.

A trois heures, le Victoria se trouvait en face du mont Mendif. On n'avait pu l'éviter, il fallut le franchir. Le docteur, au moyen d'une température qu'il accrut de cent quatre-vingts degrés [100° centigrades] , donna au ballon une nouvelle force ascensionnelle de près de seize cents livres ; il s'éleva à plus de huit mille pieds. Ce fut la plus grande élévation obtenue pendant le voyage, et la température s'abaissa tellement que le docteur et ses compagnons durent recourir à leurs couvertures.

Fergusson eut hâte de descendre, car l'enveloppe de l'aérostat se tendait à rompre ; il eut le temps de constater cependant l'origine volcanique de la montagne, dont les cratères éteints ne sont plus que de profonds abîmes. De grandes agglomérations de fientes d'oiseaux donnaient aux flancs du Mendif l'apparence de roches calcaires, et il y avait là de quoi fumer les terres de tout le Royaume-Uni.

A cinq heures, le Victoria, abrité des vents du sud, longeait doucement les pentes de la montagne, et s'arrêtait dans une vaste clairière éloignée de toute habitation ; dès qu'il eut touché le sol, les précautions furent prises pour l'y retenir fortement, et Kennedy, son fusil à la main, s'élança dans la plaine inclinée ; il ne tarda pas à revenir avec une demi-douzaine de canards sauvages et une sorte de bécassine, que Joe accommoda de son mieux. Le repas fut agréable, et la nuit se passa dans un repos profond.

CHAPITRE XXX

Mosfeia.—Le cheik.—Denham, Clapperton, Oudney.—Vogel.—La capitale du Loggoum.—Toole.—Calme au-dessus du Kernak.—Le gouverneur et sa cour.—L'attaque.—Les pigeons incendiaires.

Le lendemain, 1er mai, le Victoria reprit sa course aventureuse ; les voyageurs avaient en lui la confiance d'un marin pour son navire.

D'ouragans terribles, de chaleurs tropicales, de départs dangereux, de descentes plus dangereuses encore, il s'était partout et toujours tiré avec bonheur. On peut dire que Fergusson le guidait d'un geste ; aussi, sans connaître le point d'arrivée, le docteur n'avait plus de craintes sur l'issue du voyage. Seulement, dans ce pays de barbares et de fanatiques, la prudence l'obligeait à prendre les plus sévères précautions ; il recommanda donc à ses compagnons d'avoir l'œil ouvert à tout venant et à toute heure.

Le vent les ramenait un peu plus au nord, et vers neuf heures, ils entrevirent la grande ville de Mosfeia, bâtie sur une éminence encaissée elle-même entre deux hautes montagnes ; elle était située dans une position inexpugnable ; une route étroite entre un marais et un bois y donnait seule accès.

En ce moment, un cheik, accompagné d'une escorte à cheval, revêtu de vêtements aux couleurs vives, précédé de joueurs de trompette et de coureurs qui écartaient les branches sur son passage, faisait son entrée dans la ville.

Le docteur descendit, afin de contempler ces indigènes de plus prés ; mais, à mesure que le ballon grossissait à leurs yeux, les signes d'une profonde terreur se manifestèrent, et ils ne tardèrent pas à détaler de toute la vitesse de leurs jambes ou de celles de leurs chevaux.

Seul, le cheik ne bougea pas ; il prit son long mousquet, l'arma et attendit fièrement. Le docteur s'approcha à cent cinquante pieds à peine, et, de sa plus belle voix, il lui adressa le salut en arabe.

Mais, à ces paroles descendues du ciel, le cheik mit pied à terre, se prosterna sur la poussière du chemin, et le docteur ne put le distraire de son adoration.

« Il est impossible, dit-il, que ces gens-là ne nous prennent pas pour des êtres surnaturels, puisque, à l'arrivée des premiers Européens parmi eux, ils les crurent d'une race surhumaine. Et quand ce cheik parlera de cette rencontre, il ne manquera pas d'amplifier le fait avec toutes les ressources d'une imagination arabe. Jugez donc un peu de ce que les légendes feront de nous quelque jour.

—Ce sera peut-être fâcheux, répondit le chasseur ; au point de vue de la civilisation, il vaudrait mieux passer pour de simples hommes ; cela donnerait à ces nègres une bien autre idée de la puissance européenne.

—D'accord, mon cher Dick ; mais que pouvons-nous y faire ? Tu expliquerais longuement aux savants du pays le mécanisme d'un aérostat, qu'ils ne sauraient te comprendre, et admettraient toujours là une intervention surnaturelle.

—Monsieur, demanda Joe, vous avez parlé des premiers Européens qui ont exploré ce pays ; quels sont-ils donc, s'il vous plaît ?

—Mon cher garçon, nous sommes précisément sur la route du major Denham ; c'est à Mosfeia même qu'il fut reçu par le sultan du Mandara ; il avait quitté le Bornou, il accompagnait le cheik dans une expédition contre les Fellatahs, il assista à l'attaque de la ville, qui résista bravement avec ses flèches aux balles arabes et mit en fuite les troupes du cheik ; tout cela n'était que prétexte à meurtres, à pillages, à razzias ; le major fut complètement dépouillé, mis à nu, et sans un cheval sous le ventre duquel il se glissa et qui lui permit de fuir les vainqueurs par son galop effréné, il ne fût jamais rentré dans Kouka, la capitale du Bornou.

—Mais quel était ce major Denham ?

—Un intrépide Anglais, qui de 1822 à 1824 commanda une expédition dans le Bornou en compagnie du capitaine Clapperton et du docteur Oudney. Ils partirent de Tripoli au mois de mars, parvinrent à Mourzouk, la capitale du Fezzan, et, suivant le chemin que plus tard devait prendre le docteur Barth pour revenir en Europe, ils arrivèrent le 16 février 1823 à Kouka, prés du lac Tchad. Denham fit diverses explorations dans le Bornou, dans le Mandara, et aux rives orientales du lac ; pendant ce temps, le l5 décembre 1823, le capitaine Clapperton et le docteur Oudney s'enfonçaient dans le Soudan jusqu'à Sackatou, et Oudney mourait de fatigue et d'épuisement dans la ville de Murmur.

—Cette partie de l'Afrique, demanda Kennedy, a donc payé un large tribut de victimes à la science !

—Oui, cette contrée est fatale ! Nous marchons directement vers le royaume de Barghimi, que Vogel traversa en 1856 pour pénétrer dans le Wadaï, où il a disparu. Ce jeune homme, à vingt-trois ans, était envoyé pour coopérer aux travaux du docteur Barth ; ils se rencontrèrent tous deux le 1er décembre 1854 ; puis Vogel commença les explorations du pays ; vers 1856, il annonça dans ses dernières lettres son intention de reconnaître le royaume du Wadaï, dans lequel aucun Européen n'avait encore pénétré ; il parait qu'il parvint jusqu'à Wara, la capitale, où il fut fait prisonnier suivant les uns, mis à mort suivant les autres, pour avoir tenté l'ascension d'une montagne sacrée des environs ; mais il ne faut pas admettre légèrement la mort des voyageurs, car cela dispense d'aller à leur recherche ; ainsi, que de fois la mort du docteur Barth n'a-t-elle pas été officiellement répandue, ce qui lui a causé souvent une légitime irritation ! Il est donc fort possible que Vogel soit retenu prisonnier par le sultan du Wadaï, qui espère le rançonner. Le baron de Neimans se mettait en route pour le Wadaï, quand il mourut au Caire en 1855. Nous savons maintenant que M. de Heuglin, avec l'expédition envoyée de Leipzig, s'est lancé sur les traces de Vogel. Ainsi nous devrons être prochainement fixés sur le sort de ce jeune et intéressant voyageur [ Depuis le départ du docteur, des lettres adressées d'El'Obeid par M. Munzinger, le nouveau chef de l'expédition, ne, laissent malheureusement plus de doute sur la mort de Vogel ] . »

Mosfeia avait depuis longtemps déjà disparu à l'horizon. Le Mandara développait sous les regards des voyageurs son étonnante fertilité avec les forêts d'acacias, de locustes aux fleurs rouges, et les plantes herbacées des champs de cotonniers et d'indigotiers ; le Shari, qui va se jeter quatre-vingts milles plus loin dans le Tchad, roulait son cours impétueux.

Le docteur le fit suivre à ses compagnons sur les cartes de Barth.

« Vous voyez, dit-il, que les travaux de ce savant sont d'une extrême précision ; nous nous dirigeons droit sur le district au Loggoum, et peut-être même sur Kernak, sa capitale. C'est là que mourut le pauvre Toole, à peine Agé de vingt-deux ans : c'était un jeune Anglais, enseigne au 80e régiment, qui avait depuis quelques semaines rejoint le major Denham en Afrique, et il ne tarda pas à y rencontrer la mort. Ah ! l'on peut appeler justement cette immense contrée le cimetière des Européens ! »

Quelques canots, longs de cinquante pieds, descendaient le cours du Shari ; le Victoria, à 1,000 pieds de terre, attirait peu l'attention des indigènes ; mais le vent, qui jusque-là soufflait avec une certaine force, tendit à diminuer.

« Est-ce que nous allons encore être pris par un calme plat ? dit le docteur.

—Bon, mon maître ! nous n'aurons toujours ni le manque d'eau ni le désert à craindre.

—Non, mais des populations plus redoutables encore.

—Voici, dit Joe, quelque chose qui ressemble à une ville.

—C'est Kernak. Les derniers souffles du vent nous y portent, et, si cela nous convient, nous pourrons en lever le plan exact.

—Ne nous rapprocherons-nous pas ? demanda Kennedy.

—Rien n'est plus facile, Dick ; nous sommes droit au-dessus de la ville ; permets-moi de tourner un peu le robinet du chalumeau, et nous ne tarderons pas à descendre. »

Le Victoria, une demi-heure après, se maintenait immobile à deux cents pieds du sol.

« Nous voici plus près de Kernak, dit le docteur, que ne le serait de Londres un homme juché dans la boule de Saint-Paul. Ainsi nous pouvons voir à notre aise.

—Quel est donc ce bruit de maillets que l'on entend de tous côtés ? »

Joe regarda attentivement, et vit que ce bruit était produit par les nombreux tisserands qui frappaient en plein air leurs toiles tendues sur de vastes troncs d'arbres.

La capitale du Loggoum se laissait saisir alors dans tout son ensemble, comme sur un plan déroulé ; c'était une véritable ville, avec des maisons alignées et des rues assez larges ; au milieu d'une vaste place se tenait un marché d'esclaves ; il y avait grande affluence de chalands, car les mandaraines, aux pieds et aux mains d'une extrême petitesse, sont fort recherchées et se placent avantageusement.

A la vue du Victoria, l'effet si souvent produit se reproduisit encore : d'abord des cris, puis une stupéfaction profonde ; les affaires furent abandonnées, les travaux suspendus, le bruit cessa. Les voyageurs demeuraient dans une immobilité parfaite et ne perdaient pas un détail de cette populeuse cité ; ils descendirent même à soixante pieds du sol.

Alors le gouverneur de Loggoum sortit de sa demeure, déployant son étendard vert, et accompagné de ses musiciens qui soufflaient à tout rompre, excepté leurs poumons, dans de rauques cornes de buffle. La foule se rassembla autour de lui. Le docteur Fergusson voulut se faire entendre ; il ne put y parvenir.

Cette population au front haut, aux cheveux bouclés, au nez presque aquilin, paraissait fière et intelligente ; mais la présence du Victoria la troublait singulièrement ; on voyait des cavaliers courir dans toutes les directions ; bientôt il devint évident que les troupes du gouverneur se rassemblaient pour combattre un ennemi si extraordinaire Joe eut beau déployer des mouchoirs de toutes les couleurs, il n'obtint aucun résultat.

Cependant le cheik, entouré de sa cour, réclama le silence et prononça un discours auquel le docteur ne put rien comprendre ; de l'arabe mêlé de baghirmi ; seulement il reconnut, à la langue universelle des gestes, une invitation expresse de s'en aller ; il n'eut pas mieux demandé, mais, faute de vent, cela devenait impossible. Son immobilité exaspéra le gouverneur, et ses courtisans se prirent à hurler pour obliger le monstre à s'enfuir.

C'étaient de singuliers personnages que ces courtisans, avec leurs cinq ou six chemises bariolées sur le corps ; ils avaient des ventres énormes, dont quelques-uns semblaient postiches. Le docteur étonna ses compagnons en leur apprenant que c'était la manière de faire sa cour au sultan. La rotondité de l'abdomen indiquait l'ambition des gens. Ces gros hommes gesticulaient et criaient, un d'entre eux surtout, qui devait être premier ministre, si son ampleur trouvait ici-bas sa récompense. La foule des nègres unissait ses hurlements aux cris de la cour, répétant ses gesticulations à la manière des singes, ce qui produisait un mouvement unique et instantané de dix mille bras

A ces moyens d'intimidation qui furent jugés insuffisants, s'en joignirent d'autres plus redoutables. Des soldats armés d'arcs et de flèches se rangèrent en ordre de bataille ; mais déjà le Victoria se gonflait et s'élevait tranquillement hors de leur portée. Le gouverneur, saisissant alors un mousquet, le dirigea vers le ballon. Mais Kennedy le surveillait, et, d'une balle de sa carabine, il brisa l'arme dans la main du cheik.

A ce coup inattendu, ce fut une déroute générale ; chacun rentra au plus vite dans sa case, et, pendant le reste du jour, la ville demeura absolument déserte.

La nuit vint. Le vent ne soufflait plus. Il fallut se résoudre à rester immobile à trois cents pieds du sol. Pas un feu ne brillait dans l'ombre ; il régnait un silence de mort. Le docteur redoubla de prudence ; ce calme pouvait cacher un piège.

Et Fergusson eut raison de veiller. Vers minuit, toute la ville parut comme embrasée ; des centaines de raies de feu se croisaient comme des fusées, formant un enchevêtrement de lignes de flamme.

« Voilà qui est singulier ! fit le docteur.

—Mais, Dieu me pardonne ! répliqua Kennedy, on dirait que l'incendie monte et s'approche de nous. »

En effet, au bruit de cris effroyables et des détonations des mousquets, cette masse de feu s'élevait vers le Victoria. Joe se prépara à jeter du lest. Fergusson ne tarda pas à avoir l'explication de ce phénomène.

Des milliers de pigeons, la queue garnie de matières combustibles, avaient été lancés contre le Victoria ; effrayés, ils montaient en traçant dans l'atmosphère leurs zigzags de feu. Kennedy se mit à faire une décharge de toutes ses armes au milieu de cette masse ; mais que pouvait-il contre une innombrable armée ! Déjà les pigeons environnaient la nacelle et le ballon dont les parois, réfléchissant cette lumière, semblaient enveloppées dans un réseau de feu.

Le docteur n'hésita pas, et précipitant un fragment de quartz, il se tint hors des atteintes de ces oiseaux dangereux. Pendant deux heures, on les aperçut courant çà et là dans la nuit ; puis peu à peu leur nombre diminua, et ils s'éteignirent

Maintenant nous pouvons dormir tranquilles, dit le docteur.

—Pas mal imaginé pour des sauvages ! fit Joe.

—Oui, ils emploient assez communément ces pigeons pour incendier les chaumes des villages ; mais cette fois, le village volait encore plus haut que leurs volatiles incendiaires !

Décidément un ballon n'a pas d'ennemis à craindre, dit Kennedy.

—Si fait, répliqua le docteur.

—Lesquels, donc ?

—Les imprudents qu'il porte dans sa nacelle ; ainsi, mes amis, de la vigilance partout, de la vigilance toujours. »

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