Clio
—Faut-il, s'écria Lavallette, faut-il que nous ayons échappé à d'innombrables dangers pour périr si près du rivage!
Bonaparte haussa les épaules:
—Peut-on encore douter de mon bonheur et de ma destinée?
Et il rendit leur cours à ses pensées.
—Il faut balayer ces fripons et ces incapables et mettre à leur place un gouvernement compact, de mouvements rapides et sûrs, comme le lion. Il faut de l'ordre. Sans ordre, pas d'administration. Sans administration, pas de crédit ni d'argent, mais la ruine de l'État et celle des particuliers. Il faut arrêter le brigandage et l'agio, la dissolution sociale. Qu'est-ce que la France sans gouvernement? Trente millions de grains de poussière. Le pouvoir est tout. Le reste n'est rien. Dans les guerres de Vendée, quarante hommes maîtrisaient un département. La masse entière de la population veut à tout prix le repos, l'ordre et la fin des disputes. De peur des jacobins, des émigrés ou des chouans, elle se jettera dans les bras d'un maître.
—Et ce maître, dit Berthollet, sera sans doute un chef militaire?
—Non pas, répliqua vivement Bonaparte, non pas! Jamais un soldat ne sera le maître de cette nation éclairée par la philosophie et par la science. Si quelque général tentait de prendre le pouvoir, il serait bientôt puni de son audace. Hoche y songea. Je ne sais s'il fut arrêté par le goût du plaisir ou par une juste appréciation des choses: mais l'entreprise se renversera sur tous les soldats qui la tenteront. Pour ma part, j'approuve cette impatience des Français qui ne veulent pas subir le joug militaire et je n'hésite pas à penser que dans l'État la prééminence appartient au civil.
En entendant ces déclarations, Monge et Berthollet se regardèrent surpris. Ils savaient que Bonaparte allait, à travers les périls et l'inconnu, prendre le pouvoir, et ils ne comprenaient rien à un discours par lequel il semblait s'interdire ce pouvoir ardemment convoité. Monge qui, dans le fond de son cœur, aimait la liberté, commençait à se réjouir. Mais le général, qui devinait leur pensée, y répondit aussitôt:
—Il est certain que si la nation découvre dans un soldat les qualités civiles convenables à l'administration et au gouvernement du pays, elle le mettra à sa tête; mais ce sera comme chef civil et non comme chef militaire. Ainsi le veut l'état des esprits chez un peuple civilisé, raisonnable et savant.
Et Bonaparte, après un moment de silence, ajouta:
—Je suis membre de l'Institut.
Le navire anglais nagea quelques instants encore sur la bande de l'horizon empourpré, et disparut.
Le lendemain matin, la vigie signala les côtes de France. On était en vue de Port-Vendres. Bonaparte attacha son regard sur cette petite ligne pâle de terre. Un tumulte de pensées s'éleva dans son âme. Il eut la vision éclatante et confuse d'armes et de toges; une immense clameur remplit ses oreilles dans le silence de la mer. Et parmi des images de grenadiers, de magistrats, de législateurs, de foules humaines, qui passaient devant ses yeux, il vit souriante et languissante, son mouchoir sur les lèvres et la gorge à demi découverte, Joséphine dont le souvenir lui brûlait le sang.
—Général, lui dit Gantheaume en lui montrant la côte qui blanchissait au soleil du matin, je vous ai conduit où vos destins vous appelaient. Vous abordez comme Énée aux rivages promis par les dieux.
Bonaparte débarqua à Fréjus le 17 vendémiaire an VIII.
[1] Nous reproduisons la phrase telle qu'elle a été dite.
LE CHANTEUR DE KYMÉ
KOMM L'ATRÉBATE
FARINATA DEGLI UBERTI OU LA GUERRE CIVILE
LE ROI BOIT
LA MUIRON