Colomba
XVII
Débarrassé de son escorte indisciplinée, Orso continuait sa route, plus préoccupé du plaisir de revoir miss Nevil que de la crainte de rencontrer ses ennemis. «Le procès que je vais avoir avec ces misérables Barricini, se disait-il, va m'obliger d'aller à Bastia. Pourquoi n'accompagnerais-je pas miss Nevil? Pourquoi, de Bastia, n'irions-nous pas ensemble aux eaux d'Orezza?» Tout à coup des souvenirs d'enfance lui rappelèrent nettement ce site pittoresque. Il se crut transporté sur une verte pelouse au pied des châtaigniers séculaires. Sur un gazon d'une herbe lustrée, parsemé de fleurs bleues ressemblant à des yeux qui lui souriaient, il voyait miss Lydia assise auprès de lui. Elle avait ôté son chapeau, et ses cheveux blonds, plus fins et plus doux que la soie, brillaient comme de l'or au soleil qui pénétrait au travers du feuillage. Ses yeux, d'un bleu si pur, lui paraissaient plus bleus que le firmament. La joue appuyée sur une main, elle écoutait toute pensive les paroles d'amour qu'il lui adressait en tremblant. Elle avait cette robe de mousseline qu'elle portait le dernier jour qu'il l'avait vue à Ajaccio. Sous les plis de cette robe s'échappait un petit pied dans un soulier de satin noir. Orso se disait qu'il serait bien heureux de baiser ce pied; mais une des mains de miss Lydia n'était pas gantée, et elle tenait une pâquerette. Orso lui prenait cette pâquerette, et la main de Lydia serrait la sienne; et il baisait la pâquerette, et puis la main, et on ne se fâchait pas… Et toutes ces pensées l'empêchaient de faire attention à la route qu'il suivait, et cependant il trottait toujours. Il allait pour la seconde fois baiser en imagination la main blanche de miss Nevil, quand il pensa baiser en réalité la tête de son cheval qui s'arrêta tout à coup. C'est que la petite Chilina lui barrait le chemin et lui saisissait la bride.
«Où allez-vous ainsi, Ors' Anton'? disait-elle. Ne savez-vous pas que votre ennemi est près d'ici?
— Mon ennemi! s'écria Orso furieux de se voir interrompu dans un moment aussi intéressant. Où est-il?
— Orlanduccio est près d'ici. Il vous attend. Retournez, retournez.
— Ah! il m'attend! Tu l'as vu?
— Oui, Ors' Anton', j'étais couchée dans la fougère quand il a passé. Il regardait de tous les côtés avec sa lunette.
— De quel côté allait-il?
— Il descendait par là, du côté où vous allez.
— Merci.
— Ors' Anton', ne feriez-vous pas bien d'attendre mon oncle? Il ne peut tarder, et avec lui vous seriez en sûreté.
— N'aie pas peur, Chili, je n'ai pas besoin de ton oncle.
— Si vous vouliez, j'irais devant vous.
— Merci, merci.»
Et Orso, poussant son cheval, se dirigea rapidement du côté que la petite fille lui avait indiqué.
Son premier mouvement avait été un aveugle transport de fureur, et il s'était dit que la fortune lui offrait une excellente occasion de corriger ce lâche qui mutilait un cheval pour se venger d'un soufflet. Puis, tout en avançant, l'espèce de promesse qu'il avait faite au préfet, et surtout la crainte de manquer la visite de miss Nevil, changeaient ses dispositions et lui faisaient presque désirer de ne pas rencontrer Orlanduccio. Bientôt le souvenir de son père, l'insulte faite à son cheval, les menaces des Barricini rallumaient sa colère et l'excitaient à chercher son ennemi pour le provoquer et l'obliger à se battre. Ainsi agité par des résolutions contraires, il continuait de marcher en avant, mais, maintenant, avec précaution, examinant les buissons et les haies, et quelquefois même s'arrêtant pour écouter les bruits vagues qu'on entend dans la campagne. Dix minutes après avoir quitté la petite Chilina (il était alors environ neuf heures du matin), il se trouva au bord d'un coteau extrêmement rapide. Le chemin, ou plutôt le sentier à peine tracé qu'il suivait, traversait un maquis récemment brûlé. En ce lieu la terre était chargée de cendres blanchâtres, et çà et là des arbrisseaux et quelques gros arbres noircis par le feu et entièrement dépouillés de leurs feuilles se tenaient debout, bien qu'ils eussent cessé de vivre. En voyant un maquis brûlé, on se croit transporté dans un site du Nord au milieu de l'hiver, et le contraste de l'aridité des lieux que la flamme a parcourus avec la végétation luxuriante d'alentour les fait paraître encore plus tristes et désolés. Mais dans ce paysage Orso ne voyait en ce moment qu'une chose, importante il est vrai, dans sa position: la terre étant nue ne pouvait cacher une embuscade, et celui qui peut craindre à chaque instant de voir sortir d'un fourré un canon de fusil dirigé contre sa poitrine, regarde comme une espèce d'oasis un terrain uni où rien n'arrête la vue. Au maquis brûlé succédaient plusieurs champs en culture, enclos, selon l'usage du pays, de murs en pierres sèches à hauteur d'appui. Le sentier passait entre ces enclos, où d'énormes châtaigniers, plantés confusément, présentaient de loin l'apparence d'un bois touffu.
Obligé par la roideur de la pente à mettre pied à terre, Orso, qui avait laissé la bride sur le cou de son cheval, descendait rapidement en glissant sur la cendre; et il n'était guère qu'à vingt-cinq pas d'un de ces enclos en pierre à droite du chemin, lorsqu'il aperçut, précisément en face de lui, d'abord un canon de fusil, puis une tête dépassant la crête du mur. Le fusil s'abaissa, et il reconnut Orlanduccio prêt à faire feu. Orso fut prompt à se mettre en défense, et tous les deux, se couchant en joue, se regardèrent quelques secondes avec cette émotion poignante que le plus brave éprouve au moment de donner ou de recevoir la mort.
«Misérable lâche!» s'écria Orso…
Il parlait encore quand il vit la flamme du fusil d'Orlanduccio, et presque en même temps, un second coup partit à sa gauche, de l'autre côté du sentier, tiré par un homme qu'il n'avait point aperçu, et qui l'ajustait posté derrière un autre mur. Les deux balles l'atteignirent: l'une, celle d'Orlanduccio, lui traversa le bras gauche, qu'il lui présentait en le couchant en joue; l'autre le frappa à la poitrine, déchira son habit, mais, rencontrant heureusement la lame de son stylet, s'aplatit dessus et ne lui fit qu'une contusion légère. Le bras gauche d'Orso tomba immobile le long de sa cuisse, et le canon de son fusil s'abaissa un instant; mais il le releva aussitôt, et dirigeant son arme de sa seule main droite, il fit feu sur Orlanduccio. La tête de son ennemi, qu'il ne découvrait que jusqu'aux yeux, disparut derrière le mur. Orso, se tournant à sa gauche, lâcha son second coup sur un homme entouré de fumée qu'il apercevait à peine. À son tour, cette figure disparut. Les quatre coups de fusil s'étaient succédé avec une rapidité incroyable, et jamais soldats exercés ne mirent moins d'intervalle dans un feu de file. Après le dernier coup d'Orso, tout rentra dans le silence. La fumée sortie de son arme montait lentement vers le ciel; aucun mouvement derrière le mur, pas le plus léger bruit. Sans la douleur qu'il ressentait au bras, il aurait pu croire que ces hommes sur qui il venait de tirer étaient des fantômes de son imagination.
S'attendant à une seconde décharge, Orso fit quelques pas pour se placer derrière un de ces arbres brûlés restés debout dans le maquis. Derrière cet abri, il plaça son fusil entre ses genoux et le rechargea à la hâte. Cependant son bras gauche le faisait cruellement souffrir, et il lui semblait qu'il soutenait un poids énorme. Qu'étaient devenus ses adversaires? Il ne pouvait le comprendre. S'ils s'étaient enfuis, s'ils avaient été blessés, il aurait assurément entendu quelque bruit, quelque mouvement dans le feuillage. Étaient-ils donc morts, ou bien plutôt n'attendaient- ils pas, à l'abri de leur mur, l'occasion de tirer de nouveau sur lui? Dans cette incertitude, et sentant ses forces diminuer, il mit en terre le genou droit, appuya sur l'autre son bras blessé et se servit d'une branche qui partait du tronc de l'arbre brûlé pour soutenir son fusil. Le doigt sur la détente, l'oeil fixé sur le mur, l'oreille attentive au moindre bruit, il demeura immobile pendant quelques minutes, qui lui parurent un siècle. Enfin, bien loin derrière lui, un cri éloigné se fit entendre, et bientôt un chien, descendant le coteau avec la rapidité d'une flèche, s'arrêta auprès de lui en remuant la queue. C'était Brusco, le disciple et le compagnon des bandits, annonçant sans doute l'arrivée de son maître; et jamais honnête homme ne fut plus impatiemment attendu. Le chien, le museau en l'air, tourné du côté de l'enclos le plus proche, flairait avec inquiétude. Tout à coup il fit entendre un grognement sourd, franchit le mur d'un bond, et presque aussitôt remonta sur la crête, d'où il regarda fixement Orso, exprimant dans ses yeux la surprise aussi clairement que chien le peut faire; puis il se remit le nez au vent, cette fois dans la direction de l'autre enclos, dont il sauta encore le mur. Au bout d'une seconde, il reparaissait sur la crête, montrant le même air d'étonnement et d'inquiétude; puis il sauta dans le maquis, la queue entre les jambes, regardant toujours Orso et s'éloignant de lui à pas lents, par une marche de côté, jusqu'à ce qu'il s'en trouvât à quelque distance. Alors, reprenant sa course, il remonta le coteau presque aussi vite qu'il l'avait descendu, à la rencontre d'un homme qui s'avançait rapidement malgré la roideur de la pente.
«À moi, Brando! s'écria Orso dès qu'il le crut à portée de voix.
— Ho! Ors' Anton'! vous êtes blessé? lui demanda Brandolaccio accourant tout essoufflé. Dans le corps ou dans les membres?…
— Au bras.
— Au bras! ce n'est rien. Et l'autre?
— Je crois l'avoir touché.» Brandolaccio, suivant son chien, courut à l'enclos le plus proche et se pencha pour regarder de l'autre côté du mur. Là, ôtant son bonnet: «Salut au seigneur Orlanduccio», dit-il. Puis, se tournant du côté d'Orso, il le salua à son tour d'un air grave:
«Voilà, dit-il, ce que j'appelle un homme proprement accommodé.
— Vit-il encore? demanda Orso respirant avec peine.
— Oh! il s'en garderait; il a trop de chagrin de la balle que vous lui avez mise dans l'oeil. Sang de la Madone, quel trou! Bon fusil, ma foi! Quel calibre! Ça vous écrabouille une cervelle! Dites donc, Ors' Anton', quand j'ai entendu d'abord pif! pif! je me suis dit: «Sacrebleu! ils escoffient mon lieutenant.» Puis j'entends boum! boum! «Ah! je dis, voilà le fusil anglais qui parle: il riposte…» Mais Brusco, qu'est-ce que tu me veux donc?»
Le chien le mena à l'autre enclos. «Excusez! s'écria Brandolaccio stupéfait. Coup double! rien que cela! Peste! on voit bien que la poudre est chère, car vous l'économisez.
— Qu'y a-t-il, au nom de Dieu? demanda Orso.
— Allons! ne faites donc pas le farceur, mon lieutenant! vous jetez le gibier par terre, et vous voulez qu'on vous le ramasse… En voilà un qui va en avoir un drôle de dessert aujourd'hui! c'est l'avocat Barricini. De la viande de boucherie, en veux-tu, en voilà! Maintenant qui diable héritera?
— Quoi! Vincentello mort aussi?
— Très mort. Bonne santé à nous autres![23] Ce qu'il y a de bon avec vous, c'est que vous ne les faites pas souffrir. Venez donc voir Vincentello: il est encore à genoux, la tête appuyée contre le mur. Il a l'air de dormir. C'est là le cas de dire: Sommeil de plomb. Pauvre diable!»
Orso détourna la tête avec horreur. «Es-tu sûr qu'il soit mort?
— Vous êtes comme Sampiero Corso, qui ne donnait jamais qu'un coup. Voyez-vous, là…, dans la poitrine, à gauche? tenez, comme Vincileone fut attrapé à Waterloo. Je parierais bien que la balle n'est pas loin du coeur. Coup double! Ah! je ne me mêle plus de tirer. Deux en deux coups!… À balle!… Les deux frères!… S'il avait eu un troisième coup, il aurait tué le papa… On fera mieux une autre fois… Quel coup, Ors' Anton'!… Et dire que cela n'arrivera jamais à un brave garçon comme moi de faire coup double sur des gendarmes!»
Tout en parlant, le bandit examinait le bras d'Orso et fendait sa manche avec son stylet.
«Ce n'est rien, dit-il. Voilà une redingote qui donnera de l'ouvrage à mademoiselle Colomba… Hein! qu'est-ce que je vois? cet accroc sur la poitrine?… Rien n'est entré par là?
Non, vous ne seriez pas si gaillard. Voyons, essayez de remuer les doigts… Sentez-vous mes dents quand je vous mords le petit doigt?… Pas trop?… C'est égal, ce ne sera rien. Laissez-moi prendre votre mouchoir et votre cravate… Voilà votre redingote perdue… Pourquoi diable vous faire si beau? Alliez-vous à la noce?… Là, buvez une goutte de vin… Pourquoi donc ne portez- vous pas de gourde? Est-ce qu'un Corse sort jamais sans gourde?»
Puis, au milieu du pansement, il s'interrompait pour s'écrier:
«Coup double! tous les deux roides morts!… C'est le curé qui va rire… Coup double! Ah! voici enfin cette petite tortue de Chilina.»
Orso ne répondait pas. Il était pâle comme un mort et tremblait de tous ses membres.
«Chili, cria Brandolaccio, va regarder derrière ce mur. Hein?»
L'enfant, s'aidant des pieds et des mains, grimpa sur le mur, et aussitôt qu'elle eut aperçu le cadavre d'Orlanduccio, elle fit le signe de la croix.
«Ce n'est rien, continua le bandit; va voir plus loin, làbas.»
L'enfant fit un nouveau signe de croix.
«Est-ce vous, mon oncle? demanda-t-elle timidement.
— Moi! est-ce que je ne suis pas devenu un vieux bon à rien?
Chili, c'est de l'ouvrage de monsieur. Fais-lui ton compliment.
— Mademoiselle en aura bien de la joie, dit Chilina, et elle sera bien fâchée de vous savoir blessé, Ors' Anton'.
— Allons, Ors' Anton', dit le bandit après avoir achevé le pansement, voilà Chilina qui a rattrapé votre cheval. Montez et venez avec moi au maquis de la Stazzona. Bien avisé qui vous y trouverait. Nous vous y traiterons de notre mieux. Quand nous serons à la croix de Sainte-Christine, il faudra mettre pied à terre. Vous donnerez votre cheval à Chilina, qui s'en ira prévenir mademoiselle, et, chemin faisant, vous la chargerez de vos commissions. Vous pouvez tout dire à la petite, Ors' Anton': elle se ferait plutôt hacher que de trahir ses amis.» Et d'un ton de tendresse: «Va, coquine, disait-il, sois excommuniée, sois maudite, friponne!» Brandolaccio, superstitieux, comme beaucoup de bandits, craignait de fasciner les enfants en leur adressant des bénédictions ou des éloges, car on sait que les puissances mystérieuses qui président à l'Annocchiatura[24] ont la mauvaise habitude d'exécuter le contraire de nos souhaits.
«Où veux-tu que j'aille, Brando? dit Orso d'une voix éteinte.
— Parbleu! vous avez à choisir: en prison ou bien au maquis. Mais un della Rebbia ne connaît pas le chemin de la prison. Au maquis, Ors' Anton'!
— Adieu donc toutes mes espérances! s'écria douloureusement le blessé.
— Vos espérances? Diantre! espériez-vous faire mieux avec un fusil à deux coups?… Ah çà! comment diable vous ont-ils touché? Il faut que ces gaillards-là aient la vie plus dure que les chats.
— Ils ont tiré les premiers, dit Orso.
— C'est vrai, j'oubliais… Pif! pif! boum! boum!… coup double d'une main[25]… Quand on fera mieux, je m'irai pendre! Allons, vous voilà monté… avant de partir, regardez donc un peu votre ouvrage. Il n'est pas poli de quitter ainsi la compagnie sans lui dire adieu.»
Orso donna des éperons à son cheval; pour rien au monde il n'eût voulu voir les malheureux à qui il venait de donner la mort.
«Tenez, Ors' Anton', dit le bandit s'emparant de la bride du cheval, voulez-vous que je vous parle franchement? Eh bien, sans vous offenser, ces deux pauvres jeunes gens me font de la peine. Je vous prie de m'excuser… Si beaux… si forts… si jeunes!… Orlanduccio avec qui j'ai chassé tant de fois… Il m'a donné, il y a quatre jours, un paquet de cigares… Vincentello, qui était toujours de si belle humeur!… C'est vrai que vous avez fait ce que vous deviez faire… et d'ailleurs le coup est trop beau pour qu'on le regrette… Mais moi, je n'étais pas dans votre vengeance… Je sais que vous avez raison; quand on a un ennemi, il faut s'en défaire. Mais les Barricini, c'est une vieille famille… En voilà encore une qui fausse compagnie!… et par un coup double! c'est piquant.»
Faisant ainsi l'oraison funèbre des Barricini, Brandolaccio conduisait en hâte Orso, Chilina, et le chien Brusco vers le maquis de la Stazzona.
XVIII
Cependant Colomba, peu après le départ d'Orso, avait appris par ses espions que les Barricini tenaient la campagne, et, dès ce moment, elle fut en proie à une vive inquiétude. On la voyait parcourir la maison en tous sens, allant de la cuisine aux chambres préparées pour ses hôtes, ne faisant rien et toujours occupée, s'arrêtant sans cesse pour regarder si elle n'apercevait pas dans le village un mouvement inusité. Vers onze heures une cavalcade assez nombreuse entra dans Pietranera; c'étaient le colonel, sa fille, leurs domestiques et leur guide. En les recevant, le premier mot de Colomba fut: «Avez-vous vu mon frère?» Puis elle demanda au guide quel chemin ils avaient pris, à quelle heure ils étaient partis; et, sur ses réponses, elle ne pouvait comprendre qu'ils ne se fussent pas rencontrés.
«Peut-être que votre frère aura pris par le haut, dit le guide; nous, nous sommes venus par le bas.»
Mais Colomba secoua la tête et renouvela ses questions. Malgré sa fermeté naturelle, augmentée encore par l'orgueil de cacher toute faiblesse à des étrangers, il lui était impossible de dissimuler ses inquiétudes, et bientôt elle les fit partager au colonel et surtout à miss Lydia, lorsqu'elle les eut mis au fait de la tentative de réconciliation qui avait eu une si malheureuse issue. Miss Nevil s'agitait, voulait qu'on envoyât des messagers dans toutes les directions, et son père offrait de remonter à cheval et d'aller avec le guide à la recherche d'Orso. Les craintes de ses hôtes rappelèrent à Colomba ses devoirs de maîtresse de maison. Elle s'efforça de sourire, pressa le colonel de se mettre à table, et trouva pour expliquer le retard de son frère vingt motifs plausibles qu'au bout d'un instant elle détruisait elle-même. Croyant qu'il était de son devoir d'homme de chercher à rassurer des femmes, le colonel proposa son explication aussi.
«Je gage, dit-il, que della Rebbia aura rencontré du gibier; il n'a pu résister à la tentation, et nous allons le voir revenir la carnassière toute pleine. Parbleu! ajouta-t-il, nous avons entendu sur la route quatre coups de fusil. Il y en avait deux plus forts que les autres, et j'ai dit à ma fille: "Je parie que c'est della Rebbia qui chasse. Ce ne peut être que mon fusil qui a fait tant de bruit."«
Colomba pâlit, et Lydia, qui l'observait avec attention, devina sans peine quels soupçons la conjecture du colonel venait de lui suggérer. Après un silence de quelques minutes, Colomba demanda vivement si les deux fortes détonations avaient précédé ou suivi les autres. Mais ni le colonel, ni sa fille, ni le guide, n'avaient fait grande attention à ce point capital.
Vers une heure, aucun des messagers envoyés par Colomba n'étant encore revenu, elle rassembla tout son courage et força ses hôtes à se mettre à table; mais, sauf le colonel, personne ne put manger. Au moindre bruit sur la place, Colomba courait à la fenêtre, puis revenait s'asseoir tristement, et, plus tristement encore, s'efforçait de continuer avec ses amis une conversation insignifiante à laquelle personne ne prêtait la moindre attention et qu'interrompaient de longs intervalles de silence.
Tout d'un coup on entendit le galop d'un cheval.
«Ah! cette fois, c'est mon frère», dit Colomba en se levant.
Mais à la vue de Chilina montée à califourchon sur le cheval d'Orso:
«Mon frère est mort!» s'écria-t-elle d'une voix déchirante.
Le colonel laissa tomber son verre, miss Nevil poussa un cri, tous coururent à la porte de la maison. Avant que Chilina pût sauter à bas de sa monture, elle était enlevée comme une plume par Colomba qui la serrait à l'étouffer. L'enfant comprit son terrible regard, et sa première parole fut celle du choeur d'Otello: «Il vit!» Colomba cessa de l'étreindre, et Chilina tomba à terre aussi lestement qu'une jeune chatte.
«Les autres?» demanda Colomba d'une voix rauque.
Chilina fit le signe de la croix avec l'index et le doigt du milieu. Aussitôt une vive rougeur succéda, sur la figure de Colomba, à sa pâleur mortelle. Elle jeta un regard ardent sur la maison des Barricini, et dit en souriant à ses hôtes:
«Rentrons prendre le café.»
L'Iris des bandits en avait long à raconter. Son patois, traduit par Colomba en italien tel quel, puis en anglais par miss Nevil, arracha plus d'une imprécation au colonel, plus d'un soupir à miss Lydia; mais Colomba écoutait d'un air impassible; seulement elle tordait sa serviette damassée de façon à la mettre en pièces. Elle interrompit l'enfant cinq ou six fois pour se faire répéter que Brandolaccio disait que la blessure n'était pas dangereuse et qu'il en avait vu bien d'autres. En terminant Chilina rapporta qu'Orso demandait avec insistance du papier pour écrire, et qu'il chargeait sa soeur de supplier une dame qui peut-être se trouverait dans sa maison, de n'en point partir avant d'avoir reçu une lettre de lui. «C'est, ajouta l'enfant, ce qui le tourmentait le plus; et j'étais déjà en route quand il m'a rappelée pour me recommander cette commission. C'était la troisième fois qu'il me la répétait.» À cette injonction de son frère, Colomba sourit légèrement et serra fortement la main de l'Anglaise, qui fondit en larmes et ne jugea pas à propos de traduire à son père cette partie de la narration.
«Oui, vous resterez avec moi, ma chère amie, s'écria Colomba, en embrassant miss Nevil, et vous nous aiderez.»
Puis, tirant d'une armoire quantité de vieux linge, elle se mit à le couper, pour faire des bandes et de la charpie. En voyant ses yeux étincelants, son teint animé, cette alternative de préoccupation et de sang-froid, il eût été difficile de dire si elle était plus touchée de la blessure de son frère qu'enchantée de la mort de ses ennemis. Tantôt elle versait du café au colonel et lui vantait son talent à le préparer; tantôt, distribuant de l'ouvrage à miss Nevil et à Chilina, elle les exhortait à coudre les bandes et à les rouler; elle demandait pour la vingtième fois si la blessure d'Orso le faisait beaucoup souffrir. Continuellement elle s'interrompait au milieu de son travail pour dire au colonel:
«Deux hommes si adroits! si terribles!… Lui seul, blessé, n'ayant qu'un bras… il les a abattus tous les deux. Quel courage, colonel! N'est-ce pas un héros? Ah! miss Nevil, qu'on est heureux de vivre dans un pays tranquille comme le vôtre!… Je suis sûre que vous ne connaissiez pas encore mon frère!… Je l'avais dit: l'épervier déploiera ses ailes!… Vous vous trompiez à son air doux… C'est qu'auprès de vous, miss Nevil… Ah! s'il vous voyait travailler pour lui… Pauvre Orso!»
Miss Lydia ne travaillait guère et ne trouvait pas une parole. Son père demandait pourquoi l'on ne se hâtait pas de porter plainte devant un magistrat. Il parlait de l'enquête du coroner et de bien d'autres choses également inconnues en Corse. Enfin il voulait savoir si la maison de campagne de ce bon M. Brandolaccio, qui avait donné des secours au blessé, était fort éloignée de Pietranera, et s'il ne pourrait pas aller lui-même voir son ami.
Et Colomba répondait avec son calme accoutumé qu'Orso était dans le maquis; qu'il avait un bandit pour le soigner; qu'il courrait grand risque s'il se montrait avant qu'on se fût assuré des dispositions du préfet et des juges; enfin qu'elle ferait en sorte qu'un chirurgien habile se rendît en secret auprès de lui.
«Surtout, monsieur le colonel, souvenez-vous bien, disait-elle, que vous avez entendu les quatre coups de fusil, et que vous m'avez dit qu'Orso avait tiré le second.»
Le colonel ne comprenait rien à l'affaire, et sa fille ne faisait que soupirer et s'essuyer les yeux.
Le jour était déjà fort avancé lorsqu'une triste procession entra dans le village. On rapportait à l'avocat Barricini les cadavres de ses enfants, chacun couché en travers d'une mule que conduisait un paysan. Une foule de clients et d'oisifs suivait le lugubre cortège. Avec eux on voyait les gendarmes qui arrivent toujours trop tard, et l'adjoint, qui levait les bras au ciel, répétant sans cesse: «Que dira monsieur le préfet!» Quelques femmes, entre autres une nourrice d'Orlanduccio, s'arrachaient les cheveux et poussaient des hurlements sauvages. Mais leur douleur bruyante produisait moins d'impression que le désespoir muet d'un personnage qui attirait tous les regards. C'était le malheureux père, qui, allant d'un cadavre à l'autre, soulevait leurs têtes souillées de terre, baisait leurs lèvres violettes, soutenait leurs membres déjà roidis, comme pour leur éviter les cahots de la route. Parfois on le voyait ouvrir la bouche pour parler, mais il n'en sortait pas un cri, pas une parole. Toujours les yeux fixés sur les cadavres, il se heurtait contre les pierres, contre les arbres, contre tous les obstacles qu'il rencontrait.
Les lamentations des femmes, les imprécations des hommes redoublèrent lorsqu'on se trouva en vue de la maison d'Orso. Quelques bergers rebbianistes ayant osé faire entendre une acclamation de triomphe, l'indignation de leurs adversaires ne put se contenir. «Vengeance! vengeance!» crièrent quelques voix. On lança des pierres, et deux coups de fusil dirigés contre les fenêtres de la salle où se trouvaient Colomba et ses hôtes percèrent les contrevents et firent voler des éclats de bois jusque sur la table près de laquelle les deux femmes étaient assises. Miss Lydia poussa des cris affreux, le colonel saisit un fusil, et Colomba, avant qu'il pût la retenir, s'élança vers la porte de la maison et l'ouvrit avec impétuosité. Là, debout sur le seuil élevé, les deux mains étendues pour maudire ses ennemis:
«Lâches! s'écria-t-elle, vous tirez sur des femmes, sur des étrangers! Êtes-vous Corses? êtes-vous hommes? Misérables qui ne savez qu'assassiner par-derrière, avancez! je vous défie. Je suis seule; mon frère est loin. Tuez-moi, tuez mes hôtes; cela est digne de vous… Vous n'osez, lâches que vous êtes! vous savez que nous nous vengeons. Allez, allez pleurer comme des femmes, et remerciez-nous de ne pas vous demander plus de sang!»
Il y avait dans la voix et dans l'attitude de Colomba quelque chose d'imposant et de terrible; à sa vue, la foule recula épouvantée, comme à l'apparition de ces malfaisantes dont on raconte en Corse plus d'une histoire effrayante dans les veillées d'hiver. L'adjoint, les gendarmes et un certain nombre de femmes profitèrent de ce mouvement pour se jeter entre les deux partis; car les bergers rebbianistes préparaient déjà leurs armes, et l'on put craindre un moment qu'une lutte générale ne s'engageât sur la place. Mais les deux factions étaient privées de leurs chefs, et les Corses, disciplinés dans leurs fureurs, en viennent rarement aux mains dans l'absence des principaux auteurs de leurs guerres intestines. D'ailleurs, Colomba, rendue prudente par le succès, contint sa petite garnison:
«Laissez pleurer ces pauvres gens, disait-elle; laissez ce vieillard emporter sa chair. À quoi bon tuer ce vieux renard qui n'a plus de dents pour mordre? — Giudice Barricini! souviens-toi du deux août! Souviens-toi du portefeuille sanglant où tu as écrit de ta main de faussaire! Mon père y avait inscrit ta dette; tes fils l'ont payée. Je te donne quittance, vieux Barricini!».
Colomba, les bras croisés, le sourire du mépris sur les lèvres, vit porter les cadavres dans la maison de ses ennemis, puis la foule se dissiper lentement. Elle referma sa porte, et rentrant dans la salle à manger dit au colonel:
«Je vous demande bien pardon pour mes compatriotes, monsieur. Je n'aurais jamais cru que des Corses tirassent sur une maison où il y a des étrangers, et je suis honteuse pour mon pays.»
Le soir, miss Lydia s'étant retirée dans sa chambre, le colonel l'y suivit, et lui demanda s'ils ne feraient pas bien de quitter dès le lendemain un village où l'on était exposé à chaque instant à recevoir une balle dans la tête, et le plus tôt possible un pays où l'on ne voyait que meurtres et trahisons.
Miss Nevil fut quelque temps sans répondre, et il était évident que la proposition de son père ne lui causait pas un médiocre embarras. Enfin elle dit:
«Comment pourrions-nous quitter cette malheureuse jeune personne dans un moment où elle a tant besoin de consolation? Ne trouvez- vous pas, mon père, que cela serait cruel à nous?
— C'est pour vous que je parle, ma fille, dit le colonel; et si je vous savais en sûreté dans l'hôtel d'Ajaccio, je vous assure que je serais fâché de quitter cette île maudite sans avoir serré la main à ce brave della Rebbia.
— Eh bien, mon père, attendons encore et, avant de partir, assurons-nous bien que nous ne pouvons leur rendre aucun service!
— Bon coeur! dit le colonel en baisant sa fille au front. J'aime à te voir ainsi te sacrifier pour adoucir le malheur des autres. Restons; on ne se repent jamais d'avoir fait une bonne action.»
Miss Lydia s'agitait dans son lit sans pouvoir dormir. Tantôt les bruits vagues qu'elle entendait lui paraissaient les préparatifs d'une attaque contre la maison; tantôt, rassurée pour elle-même, elle pensait au pauvre blessé, étendu probablement à cette heure sur la terre froide, sans autre secours que ceux qu'il pouvait attendre de la charité d'un bandit. Elle se le représentait couvert de sang, se débattant dans des souffrances horribles; et ce qu'il y a de singulier, c'est que, toutes les fois que l'image d'Orso se présentait à son esprit, il lui apparaissait toujours tel qu'elle l'avait vu au moment de son départ, pressant sur ses lèvres le talisman qu'elle lui avait donné… Puis elle songeait à sa bravoure. Elle se disait que le danger terrible auquel il venait d'échapper, c'était à cause d'elle, pour la voir un peu plus tôt, qu'il s'y était exposé. Peu s'en fallait qu'elle ne se persuadât que c'était pour la défendre qu'Orso s'était fait casser le bras. Elle se reprochait sa blessure, mais elle l'en admirait davantage; et si le fameux coup double n'avait pas, à ses yeux, autant de mérite qu'à ceux de Brandolaccio et de Colomba, elle trouvait cependant que peu de héros de roman auraient montré autant d'intrépidité, autant de sang-froid dans un aussi grand péril.
La chambre qu'elle occupait était celle de Colomba. Au-dessus d'une espèce de prie-Dieu en chêne, à côté d'une palme bénite, était suspendu à la muraille un portrait en miniature d'Orso en uniforme de sous-lieutenant. Miss Nevil détacha ce portrait, le considéra longtemps et le posa enfin auprès de son lit, au lieu de le remettre à sa place. Elle ne s'endormit qu'à la pointe du jour, et le soleil était déjà fort élevé au-dessus de l'horizon lorsqu'elle s'éveilla. Devant son lit elle aperçut Colomba, qui attendait immobile le moment où elle ouvrirait les yeux.
«Eh bien, mademoiselle, n'êtes-vous pas bien mal dans notre pauvre maison? lui dit Colomba. Je crains que vous n'ayez guère dormi.
— Avez-vous de ses nouvelles, ma chère amie?» dit miss Nevil en se levant sur son séant. Elle aperçut le portrait d'Orso, et se hâta de jeter un mouchoir pour le cacher. «Oui, j'ai des nouvelles», dit Colomba en souriant.
Et, prenant le portrait: «Le trouvez-vous ressemblant? Il est mieux que cela.
— Mon Dieu!… dit miss Nevil toute honteuse, j'ai détaché… par distraction… ce portrait… J'ai le défaut de toucher à tout… et de ne ranger rien… Comment est votre frère?
— Assez bien. Giocanto est venu ici ce matin avant quatre heures. Il m'apportait une lettre… pour vous, miss Lydia; Orso ne m'a pas écrit, à moi. Il y a bien sur l'adresse: À Colomba; mais plus bas: Pour miss N… Les soeurs ne sont point jalouses. Giocanto dit qu'il a bien souffert pour écrire. Giocanto, qui a une main superbe, lui avait offert d'écrire sous sa dictée. Il n'a pas voulu. Il écrivait avec un crayon, couché sur le dos. Brandolaccio tenait le papier. À chaque instant mon frère voulait se lever, et alors, au moindre mouvement, c'étaient dans son bras des douleurs atroces, c'était pitié, disait Giocanto. Voici sa lettre.»
Miss Nevil lut la lettre, qui était écrite en anglais, sans doute par surcroît de précaution. Voici ce qu'elle contenait:
«Mademoiselle,
«Une malheureuse fatalité m'a poussé; j'ignore ce que diront mes ennemis, quelles calomnies ils inventeront. Peu m'importe, si vous, mademoiselle, vous n'y donnez point créance. Depuis que je vous ai vue, je m'étais bercé de rêves insensés. Il a fallu cette catastrophe pour me montrer ma folie; je suis raisonnable maintenant. Je sais quel est l'avenir qui m'attend, et il me trouvera résigné. Cette bague que vous m'avez donnée et que je croyais un talisman de bonheur, je n'ose la garder. Je crains, miss Nevil, que vous n'ayez du regret d'avoir si mal placé vos dons, ou plutôt, je crains qu'elle ne me rappelle le temps où j'étais fou. Colomba vous la remettra… Adieu, mademoiselle, vous allez quitter la Corse, et je ne vous verrai plus: mais dites à ma soeur que j'ai encore votre estime, et, je le dis avec assurance, je la mérite toujours.
«O. D. R.»
Miss Lydia s'était détournée pour lire cette lettre, et Colomba, qui l'observait attentivement, lui remit la bague égyptienne en lui demandant du regard ce que cela signifiait. Mais miss Lydia n'osait lever la tête, et elle considérait tristement la bague, qu'elle mettait à son doigt et qu'elle retirait alternativement.
«Chère miss Nevil, dit Colomba, ne puis-je savoir ce que vous dit mon frère? Vous parle-t-il de son état?
— Mais… dit miss Lydia en rougissant, il n'en parle pas… Sa lettre est en anglais… Il me charge de dire à mon père… Il espère que le préfet pourra arranger…»
Colomba, souriant avec malice, s'assit sur le lit, prit les deux mains de miss Nevil, et la regardant avec ses yeux pénétrants:
«Serez-vous bonne? lui dit-elle. N'est-ce pas que vous répondrez à mon frère? Vous lui ferez tant de bien! Un moment l'idée m'est venue de vous réveiller lorsque sa lettre est arrivée, et puis je n'ai pas osé.
— Vous avez eu bien tort, dit miss Nevil, si un mot de moi pouvait le…
— Maintenant je ne puis lui envoyer de lettres. Le préfet est arrivé, et Pietranera est pleine de ses estafiers. Plus tard nous verrons. Ah! si vous connaissiez mon frère, miss Nevil, vous l'aimeriez comme je l'aime… Il est si bon! si brave! songez donc à ce qu'il a fait! Seul contre deux et blessé!»
Le préfet était de retour. Instruit par un exprès de l'adjoint, il était venu accompagné de gendarmes et de voltigeurs, amenant de plus procureur du roi, greffier et le reste pour instruire sur la nouvelle et terrible catastrophe qui compliquait, ou si l'on veut qui terminait les inimitiés des familles de Pietranera. Peu après son arrivée, il vit le colonel Nevil et sa fille, et ne leur cacha pas qu'il craignait que l'affaire ne prît une mauvaise tournure.
«Vous savez, dit-il, que le combat n'a pas eu de témoins; et la réputation d'adresse et de courage de ces deux malheureux jeunes gens était si bien établie, que tout le monde se refuse à croire que M. della Rebbia ait pu les tuer sans l'assistance des bandits auprès desquels on le dit réfugié.
— C'est impossible, s'écria le colonel; Orso della Rebbia est un garçon plein d'honneur; je réponds de lui.
— Je le crois, dit le préfet, mais le procureur du roi (ces messieurs soupçonnent toujours) ne me paraît pas très favorablement disposé. Il a entre les mains une pièce fâcheuse pour votre ami. C'est une lettre menaçante adressée à Orlanduccio, dans laquelle il lui donne un rendez-vous… et ce rendez-vous lui paraît une embuscade.
— Cet Orlanduccio, dit le colonel, a refusé de se battre comme un galant homme.
— Ce n'est pas l'usage ici. On s'embusque, on se tue par derrière, c'est la façon du pays. Il y a bien une déposition favorable; c'est celle d'une enfant qui affirme avoir entendu quatre détonations, dont les deux dernières, plus fortes que les autres, provenaient d'une arme de gros calibre comme le fusil de M. della Rebbia. Malheureusement cette enfant est la nièce de l'un des bandits que l'on soupçonne de complicité et elle a sa leçon faite.
— Monsieur, interrompit miss Lydia, rougissant jusqu'au blanc des yeux, nous étions sur la route quand les coups de fusil ont été tirés, et nous avons entendu la même chose.
— En vérité? Voilà qui est important. Et vous, colonel, vous avez sans doute fait la même remarque?
— Oui, reprit vivement miss Nevil; c'est mon père, qui a l'habitude des armes, qui a dit: «Voilà M. della Rebbia qui tire avec mon fusil.»
— Et ces coups de fusil que vous avez reconnus, c'étaient bien les derniers?
— Les deux derniers, n'est-ce pas, mon père?» Le colonel n'avait pas très bonne mémoire; mais en toute occasion il n'avait garde de contredire sa fille. «Il faut sur-le-champ parler de cela au procureur du roi, colonel. Au reste, nous attendons ce soir un chirurgien qui examinera les cadavres et vérifiera si les blessures ont été faites avec l'arme en question.
— C'est moi qui l'ai donnée à Orso, dit le colonel, et je voudrais la savoir au fond de la mer… C'est-à-dire… le brave garçon, je suis bien aise qu'il l'ait eue entre les mains; car, sans mon Manton, je ne sais trop comment il s'en serait tiré.»
XIX
Le chirurgien arriva un peu tard. Il avait eu son aventure sur la route. Rencontré par Giocanto Castriconi, il avait été sommé avec la plus grande politesse de venir donner ses soins à un homme blessé. On l'avait conduit auprès d'Orso, et il avait mis le premier appareil à sa blessure. Ensuite le bandit l'avait reconduit assez loin, et l'avait fort édifié en lui parlant des plus fameux professeurs de Pise, qui, disait-il, étaient ses intimes amis.
«Docteur, dit le théologien en le quittant, vous m'avez inspiré trop d'estime pour que je croie nécessaire de vous rappeler qu'un médecin doit être aussi discret qu'un confesseur.» Et il faisait jouer la batterie de son fusil. «Vous avez oublié le lieu où nous avons eu l'honneur de vous voir. Adieu, enchanté d'avoir fait votre connaissance.»
Colomba supplia le colonel d'assister à l'autopsie des cadavres.
«Vous connaissez mieux que personne le fusil de mon frère, dit- elle, et votre présence sera fort utile. D'ailleurs il y a tant de méchantes gens ici que nous courrions de grands risques si nous n'avions personne pour défendre nos intérêts.»
Restée seule avec miss Lydia, elle se plaignit d'un grand mal de tête, et lui proposa une promenade à quelques pas du village.
«Le grand air me fera du bien, disait-elle. Il y a si longtemps que je ne l'ai respiré.»
Tout en marchant elle parlait de son frère: et miss Lydia, que ce sujet intéressait assez vivement, ne s'apercevait pas qu'elle s'éloignait beaucoup de Pietranera. Le soleil se couchait quand elle en fit l'observation et engagea Colomba à rentrer. Colomba connaissait une traverse qui, disait-elle, abrégeait beaucoup le retour: et, quittant le sentier qu'elle suivait, elle en prit un autre en apparence beaucoup moins fréquenté. Bientôt elle se mit à gravir un coteau tellement escarpé qu'elle était obligée continuellement pour se soutenir de s'accrocher d'une main à des branches d'arbres, pendant que de l'autre elle tirait sa compagne après elle. Au bout d'un grand quart d'heure de cette pénible ascension elles se trouvèrent sur un petit plateau couvert de myrtes et d'arbousiers, au milieu de grandes masses de granit qui perçaient le sol de tous côtés. Miss Lydia était très fatiguée, le village ne paraissait pas, et il faisait presque nuit.
«Savez-vous, ma chère Colomba, dit-elle, que je crains que nous ne soyons égarées?
— N'ayez pas peur, répondit Colomba. Marchons toujours, suivez- moi.
— Mais je vous assure que vous vous trompez; le village ne peut pas être de ce côté-là. Je parierais que nous lui tournons le dos. Tenez, ces lumières que nous voyons si loin, certainement, c'est là qu'est Pietranera.
— Ma chère amie, dit Colomba d'un air agité, vous avez raison; mais à deux cents pas d'ici… dans ce maquis…
— Eh bien?
— Mon frère y est; je pourrais le voir et l'embrasser si vous vouliez.» Miss Nevil fit un mouvement de surprise.
«Je suis sortie de Pietranera, poursuivit Colomba, sans être remarquée, parce que j'étais avec vous… autrement on m'aurait suivie… Être si près de lui et ne pas le voir!… Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi voir mon pauvre frère? Vous lui feriez tant de plaisir!
— Mais, Colomba… ce ne serait pas convenable de ma part.
— Je comprends. Vous autres femmes des villes, vous vous inquiétez toujours de ce qui est convenable; nous autres femmes de village, nous ne pensons qu'à ce qui est bien.
— Mais il est tard!… Et votre frère, que pensera-t-il de moi?
— Il pensera qu'il n'est point abandonné par ses amis, et cela lui donnera du courage pour souffrir.
— Et mon père, il sera inquiet…
— Il vous sait avec moi… Eh bien, décidez-vous… Vous regardiez son portrait ce matin, ajouta-t-elle avec un sourire de malice.
— Non… vraiment, Colomba, je n'ose… ces bandits qui sont là…
— Eh bien, ces bandits ne vous connaissent pas, qu'importe? Vous désiriez en voir!…
— Mon Dieu!
— Voyez, mademoiselle, prenez un parti. Vous laisser seule ici, je ne le puis pas; on ne sait pas ce qui pourrait arriver. Allons voir Orso, ou bien retournons ensemble au village… Je verrai mon frère… Dieu sait quand… peut-être jamais…
— Que dites-vous, Colomba?… Eh bien, allons! mais pour une minute seulement, et nous reviendrons aussitôt.»
Colomba lui serra la main et, sans répondre, elle se mit à marcher avec une telle rapidité, que miss Lydia avait peine à la suivre. Heureusement Colomba s'arrêta bientôt en disant à sa compagne:
«N'avançons pas davantage avant de les avoir prévenus; nous pourrions peut-être attraper un coup de fusil.»
Elle se mit à siffler entre ses doigts; bientôt après on entendit un chien aboyer, et la sentinelle avancée des bandits ne tarda pas à paraître. C'était notre vieille connaissance, le chien Brusco, qui reconnut aussitôt Colomba, et se chargea de lui servir de guide. Après maints détours dans les sentiers étroits du maquis, deux hommes armés jusqu'aux dents se présentèrent à leur rencontre.
«Est-ce vous, Brandolaccio? demanda Colomba. Où est mon frère?
— Là-bas! répondit le bandit. Mais avancez doucement; il dort, et c'est la première fois que cela lui arrive depuis son accident. Vive Dieu! on voit bien que par où passe le diable une femme passe bien aussi.»
Les deux femmes s'approchèrent avec précaution, et auprès d'un feu dont on avait prudemment masqué l'éclat en construisant autour un petit mur en pierres sèches, elles aperçurent Orso couché sur un tas de fougères et couvert d'un pilone. Il était fort pâle et l'on entendait sa respiration oppressée. Colomba s'assit auprès de lui, et le contemplait en silence, les mains jointes, comme si elle priait mentalement. Miss Lydia, se couvrant le visage de son mouchoir, se serra contre elle; mais de temps en temps elle levait la tête pour voir le blessé par-dessus l'épaule de Colomba. Un quart d'heure se passa sans que personne ouvrît la bouche. Sur un signe du théologien, Brandolaccio s'était enfoncé avec lui dans le maquis, au grand contentement de miss Lydia, qui, pour la première fois, trouvait que les grandes barbes et l'équipement des bandits avaient trop de couleur locale.
Enfin Orso fit un mouvement. Aussitôt Colomba se pencha sur lui et l'embrassa à plusieurs reprises, l'accablant de questions sur sa blessure, ses souffrances, ses besoins. Après avoir répondu qu'il était aussi bien que possible, Orso lui demanda à son tour si miss Nevil était encore à Pietranera, et si elle lui avait écrit. Colomba, courbée sur son frère, lui cachait complètement sa compagne, que l'obscurité, d'ailleurs, lui aurait difficilement permis de reconnaître. Elle tenait une main de miss Nevil, et de l'autre elle soulevait légèrement la tête du blessé.
«Non, mon frère, elle ne m'a pas donné de lettre pour vous…; mais vous pensez toujours à miss Nevil, vous l'aimez donc bien?
— Si je l'aime, Colomba!… Mais elle, elle me méprise peut-être à présent!»
En ce moment, miss Nevil fit un effort pour retirer sa main; mais il n'était pas facile de faire lâcher prise à Colomba; et, quoique petite et bien formée, sa main possédait une force dont on a vu quelques preuves.
«Vous mépriser! s'écria Colomba, après ce que vous avez fait… Au contraire, elle dit du bien de vous… Ah! Orso, j'aurais bien des choses d'elle à vous conter.»
La main voulait toujours s'échapper mais Colomba l'attirait toujours plus près d'Orso.
«Mais enfin, dit le blessé, pourquoi ne pas me répondre?… Une seule ligne, et j'aurais été content.»
À force de tirer la main de miss Nevil, Colomba finit par la mettre dans celle de son frère. Alors, s'écartant tout à coup en éclatant de rire:
«Orso, s'écria-t-elle, prenez garde de dire du mal de miss Lydia, car elle entend très bien le corse.»
Miss Lydia retira aussitôt sa main et balbutia quelques mots inintelligibles. Orso croyait rêver.
«Vous ici, miss Nevil! Mon Dieu! comment avez-vous osé? Ah! que vous me rendez heureux!»
Et, se soulevant avec peine, il essaya de se rapprocher d'elle.
«J'ai accompagné votre soeur, dit miss Lydia… pour qu'on ne pût soupçonner où elle allait… et puis, je voulais aussi… m'assurer… Hélas! que vous êtes mal ici!»
Colomba s'était assise derrière Orso. Elle le souleva avec précaution et de manière à lui soutenir la tête sur ses genoux. Elle lui passa les bras autour du cou, et fit signe à miss Lydia de s'approcher.
«Plus près! plus près! disait-elle: il ne faut pas qu'un malade élève trop la voix.»
Et comme miss Lydia hésitait, elle lui prit la main et la força de s'asseoir tellement près, que sa robe touchait Orso, et que sa main, qu'elle tenait toujours, reposait sur l'épaule du blessé.
«Il est très bien comme cela, dit Colomba d'un air gai. N'est-ce pas, Orso, qu'on est bien dans le maquis, au bivouac, par une belle nuit comme celle-ci?
— Oh oui! la belle nuit! dit Orso. Je ne l'oublierai jamais!
— Que vous devez souffrir! dit miss Nevil.
— Je ne souffre plus, dit Orso, et je voudrais mourir ici.» Et sa main droite se rapprochait de celle de miss Lydia, que Colomba tenait toujours emprisonnée. «Il faut absolument qu'on vous transporte quelque part où l'on pourra vous donner des soins, monsieur della Rebbia, dit miss Nevil. Je ne pourrai plus dormir, maintenant que je vous ai vu si mal couché… en plein air…
— Si je n'eusse craint de vous rencontrer, miss Nevil, j'aurais essayé de retourner à Pietranera, et je me serais constitué prisonnier.
— Et pourquoi craigniez-vous de la rencontrer, Orso? demanda
Colomba.
— Je vous avais désobéi, miss Nevil… et je n'aurais pas osé vous voir en ce moment.
— Savez-vous, miss Lydia, que vous faites faire à mon frère tout ce que vous voulez? dit Colomba en riant. Je vous empêcherai de le voir.
— J'espère, dit miss Nevil, que cette malheureuse affaire va s'éclaircir, et que bientôt vous n'aurez plus rien à craindre… Je serai bien contente si, lorsque nous partirons, je sais qu'on vous a rendu justice et qu'on a reconnu votre loyauté comme votre bravoure.
— Vous partez, miss Nevil! Ne dites pas encore ce mot-là.
— Que voulez-vous… mon père ne peut pas chasser toujours… Il veut partir.» Orso laissa retomber sa main qui touchait celle de miss Lydia, et il y eut un moment de silence.
«Bah! reprit Colomba, nous ne vous laisserons pas partir si vite. Nous avons encore bien des choses à vous montrer à Pietranera… D'ailleurs, vous m'avez promis de faire mon portrait, et vous n'avez pas encore commencé… Et puis je vous ai promis de vous faire une serenata en soixante et quinze couplets… Et puis… Mais qu'a donc Brusco à grogner?… Voilà Brandolaccio qui court après lui… Voyons ce que c'est.»
Aussitôt elle se leva, et posant sans cérémonie la tête d'Orso sur les genoux de miss Nevil, elle courut auprès des bandits.
Un peu étonnée de se trouver ainsi soutenant un beau jeune homme, en tête à tête avec lui au milieu d'un maquis, miss Nevil ne savait trop que faire, car, en se retirant brusquement, elle craignait de faire mal au blessé. Mais Orso quitta lui-même le doux appui que sa soeur venait de lui donner, et, se soulevant sur son bras droit:
«Ainsi, vous partez bientôt, miss Lydia? Je n'avais jamais pensé que vous dussiez prolonger votre séjour dans ce malheureux pays…, et pourtant…, depuis que vous êtes venue ici, je souffre cent fois plus en songeant qu'il faut vous dire adieu… Je suis un pauvre lieutenant… sans avenir…, proscrit maintenant… Quel moment, miss Lydia, pour vous dire que je vous aime… mais c'est sans doute la seule fois que je pourrai vous le dire, et il me semble que je suis moins malheureux, maintenant que j'ai soulagé mon coeur.»
Miss Lydia détourna la tête, comme si l'obscurité ne suffisait pas pour cacher sa rougeur:
«Monsieur della Rebbia, dit-elle d'une voix tremblante, serais-je venue en ce lieu si…»
Et, tout en parlant, elle mettait dans la main d'Orso le talisman égyptien. Puis, faisant un effort violent pour reprendre le ton de plaisanterie qui lui était habituel:
«C'est bien mal à vous, monsieur Orso, de parler ainsi… Au milieu du maquis, entourée de vos bandits, vous savez bien que je n'oserais jamais me fâcher contre vous.»
Orso fit un mouvement pour baiser la main qui lui rendait le talisman; et comme miss Lydia la retirait un peu vite, il perdit l'équilibre et tomba sur son bras blessé. Il ne put retenir un gémissement douloureux.
«Vous vous êtes fait mal, mon ami? s'écria-t-elle, en le soulevant; c'est ma faute! pardonnez-moi…»
Ils se parlèrent encore quelque temps à voix basse, et fort rapprochés l'un de l'autre. Colomba, qui accourait précipitamment, les trouva précisément dans la position où elle les avait laissés.
«Les voltigeurs! s'écria-t-elle. Orso, essayez de vous lever et de marcher, je vous aiderai.
— Laissez-moi, dit Orso. Dis aux bandits de se sauver…; qu'on me prenne, peu m'importe; mais emmène miss Lydia: au nom de Dieu, qu'on ne la voie pas ici!
— Je ne vous laisserai pas, dit Brandolaccio qui suivait Colomba. Le sergent des voltigeurs est un filleul de l'avocat; au lieu de vous arrêter, il vous tuera, et puis il dira qu'il ne l'a pas fait exprès.»
Orso essaya de se lever, il fit même quelques pas; mais s'arrêtant bientôt:
«Je ne puis marcher, dit-il. Fuyez, vous autres. Adieu, miss
Nevil; donnez-moi la main, et adieu!
— Nous ne vous quitterons pas! s'écrièrent les deux femmes.
— Si vous ne pouvez marcher, dit Brandolaccio, il faudra que je vous porte. Allons, mon lieutenant, un peu de courage; nous aurons le temps de décamper par le ravin, là-derrière.
M. le curé va leur donner de l'occupation.
— Non, laissez-moi, dit Orso en se couchant à terre. Au nom de
Dieu, Colomba, emmène miss Nevil!
— Vous êtes forte, mademoiselle Colomba, dit Brandolaccio; empoignez-le par les épaules, moi je tiens les pieds; bon! en avant, marche!»
Ils commencèrent à le porter rapidement, malgré ses protestations; miss Lydia les suivait, horriblement effrayée, lorsqu'un coup de fusil se fit entendre, auquel cinq ou six autres répondirent aussitôt. Miss Lydia poussa un cri, Brandolaccio une imprécation, mais il redoubla de vitesse, et Colomba, à son exemple, courait au travers du maquis, sans faire attention aux branches qui lui fouettaient la figure ou qui déchiraient sa robe.
«Baissez-vous, baissez-vous, ma chère, disait-elle à sa compagne, une balle peut vous attraper.» On marcha ou plutôt on courut environ cinq cents pas de la sorte, lorsque Brandolaccio déclara qu'il n'en pouvait plus, et se laissa tomber à terre, malgré les exhortations et les reproches de Colomba.
«Où est miss Nevil?» demandait Orso.
Miss Nevil, effrayée par les coups de fusil, arrêtée à chaque instant par l'épaisseur du maquis, avait bientôt perdu la trace des fugitifs, et était demeurée seule en proie aux plus vives angoisses.
«Elle est restée en arrière, dit Brandolaccio, mais elle n'est pas perdue, les femmes se retrouvent toujours. Écoutez donc, Ors' Anton', comme le curé fait du tapage avec votre fusil. Malheureusement on n'y voit goutte, et l'on ne se fait pas grand mal à se tirailler de nuit.
— Chut! s'écria Colomba; j'entends un cheval, nous sommes sauvés.» En effet, un cheval qui paissait dans le maquis, effrayé par le bruit de la fusillade, s'approchait de leur côté. «Nous sommes sauvés!» répéta Brandolaccio.
Courir au cheval, le saisir par les crins, lui passer dans la bouche un noeud de corde en guise de bride, fut pour le bandit, aidé de Colomba, l'affaire d'un moment.
«Prévenons maintenant le curé», dit-il. Il siffla deux fois; un sifflet éloigné répondit à ce signal, et le fusil de Manton cessa de faire entendre sa grosse voix. Alors Brandolaccio sauta sur le cheval. Colomba plaça son frère devant le bandit, qui d'une main le serra fortement, tandis que de l'autre, il dirigeait sa monture. Malgré sa double charge, le cheval, excité par deux bons coups de pied dans le ventre, partit lestement et descendit au galop un coteau escarpé où tout autre qu'un cheval corse se serait tué cent fois.
Colomba revint alors sur ses pas, appelant miss Nevil de toutes ses forces, mais aucune voix ne répondait à la sienne… Après avoir marché quelque temps à l'aventure, cherchant à retrouver le chemin qu'elle avait suivi, elle rencontra dans un sentier deux voltigeurs qui lui crièrent: «Qui vive?»
«Eh bien, messieurs, dit Colomba d'un ton railleur, voilà bien du tapage. Combien de morts?
— Vous étiez avec les bandits, dit un des soldats, vous allez venir avec nous.
— Très volontiers, répondit-elle; mais j'ai une amie ici, et il faut que nous la trouvions d'abord.
— Votre amie est déjà prise, et vous irez avec elle coucher en prison.
— En prison? c'est ce qu'il faudra voir; mais, en attendant, menez-moi auprès d'elle.»
Les voltigeurs la conduisirent alors dans le campement des bandits, où ils rassemblaient les trophées de leur expédition, c'est-à-dire le pilone qui couvrait Orso, une vieille marmite et une cruche pleine d'eau. Dans le même lieu se trouvait miss Nevil, qui, rencontrée par les soldats à demi morte de peur, répondait par des larmes à toutes leurs questions sur le nombre des bandits et la direction qu'ils avaient prise.
Colomba se jeta dans ses bras et lui dit à l'oreille: «Ils sont sauvés.» Puis, s'adressant au sergent des voltigeurs:
«Monsieur, lui dit-elle, vous voyez bien que mademoiselle ne sait rien de ce que vous lui demandez. Laissez-nous revenir au village, où l'on nous attend avec impatience.
— On vous y mènera, et plus tôt que vous ne le désirez, ma mignonne, dit le sergent, et vous aurez à expliquer ce que vous faisiez dans le maquis à cette heure avec les brigands qui viennent de s'enfuir. Je ne sais quel sortilège emploient ces coquins, mais ils fascinent sûrement les filles, car partout où il y a des bandits on est sûr d'en trouver de jolies.
— Vous êtes galant, monsieur le sergent, dit Colomba, mais vous ne ferez pas mal de faire attention à vos paroles. Cette demoiselle est une parente du préfet, et il ne faut pas badiner avec elle.
— Parente du préfet! murmura un voltigeur à son chef; en effet, elle a un chapeau.
— Le chapeau n'y fait rien, dit le sergent. Elles étaient toutes les deux avec le curé, qui est le plus grand enjôleur du pays, et mon devoir est de les emmener. Aussi bien, n'avons-nous plus rien à faire ici. Sans ce maudit caporal Taupin…, l'ivrogne de Français s'est montré avant que je n'eusse cerné le maquis… sans lui nous les prenions comme dans un filet.
— Vous êtes sept? demanda Colomba. Savez-vous, messieurs, que si par hasard les trois frères Gambini, Sarocchi et Théodore Poli se trouvaient à la croix de Sainte-Christine avec Brandolaccio et le curé, ils pourraient vous donner bien des affaires. Si vous devez avoir une conversation avec le Commandant de la campagne, [26] je ne me soucierais pas de m'y trouver. Les balles ne connaissent personne la nuit.»
La possibilité d'une rencontre avec les redoutables bandits que Colomba venait de nommer parut faire impression sur les voltigeurs. Toujours pestant contre le caporal Taupin, le chien de Français, le sergent donna l'ordre de la retraite, et sa petite troupe prit le chemin de Pietranera, emportant le pilone et la marmite. Quant à la cruche, un coup de pied en fit justice. Un voltigeur voulut prendre le bras de miss Lydia; mais Colomba, le repoussant aussitôt:
«Que personne ne la touche! dit-elle. Croyez-vous que nous ayons envie de nous enfuir! Allons, Lydia, ma chère, appuyez-vous sur moi, et ne pleurez pas comme un enfant. Voilà une aventure, mais elle ne finira pas mal; dans une demi-heure nous serons à souper. Pour ma part, j'en meurs d'envie.
— Que pensera-t-on de moi? disait tout bas miss Nevil.
— On pensera que vous vous êtes engagée dans le maquis, voilà tout.
— Que dira le préfet?… que dira mon père surtout?
— Le préfet?… vous lui répondrez qu'il se mêle de sa préfecture. Votre père?… à la manière dont vous causiez avec Orso, j'aurais cru que vous aviez quelque chose à dire à votre père.»
Miss Nevil lui serra le bras sans répondre. «N'est-ce pas, murmura Colomba dans son oreille, que mon frère mérite qu'on l'aime? Ne l'aimez-vous pas un peu?
— Ah! Colomba, répondit miss Nevil souriant malgré sa confusion, vous m'avez trahie, moi qui avais tant de confiance en vous!»
Colomba lui passa un bras autour de la taille, et l'embrassant sur le front: «Ma petite soeur, dit-elle bien bas, me pardonnez-vous?
— Il le faut bien, ma terrible soeur», répondit Lydia en lui rendant son baiser.
Le préfet et le procureur du roi logeaient chez l'adjoint de Pietranera, et le colonel, fort inquiet de sa fille, venait pour la vingtième fois leur en demander des nouvelles, lorsqu'un voltigeur, détaché en courrier par le sergent, leur fit le récit du terrible combat livré contre les brigands, combat dans lequel il n'y avait eu, il est vrai, ni morts ni blessés, mais où l'on avait pris une marmite, un pilone et deux filles qui étaient, disait-il, les maîtresses ou les espionnes des bandits. Ainsi annoncées comparurent les deux prisonnières au milieu de leur escorte armée. On devine la contenance radieuse de Colomba, la honte de sa compagne, la surprise du préfet, la joie et l'étonnement du colonel. Le procureur du roi se donna le malin plaisir de faire subir à la pauvre Lydia une espèce d'interrogatoire qui ne se termina que lorsqu'il lui eut fait perdre toute contenance.
«Il me semble, dit le préfet, que nous pouvons bien mettre tout le monde en liberté. Ces demoiselles ont été se promener, rien de plus naturel par un beau temps; elles ont rencontré par hasard un aimable jeune homme blessé, rien de plus naturel encore.»
Puis, prenant à part Colomba:
«Mademoiselle, dit-il, vous pouvez mander à votre frère que son affaire tourne mieux que je ne l'espérais. L'examen des cadavres, la déposition du colonel, démontrent qu'il n'a fait que riposter, et qu'il était seul au moment du combat. Tout s'arrangera, mais il faut qu'il quitte le maquis au plus vite, et qu'il se constitue prisonnier.»
Il était près de onze heures lorsque le colonel, sa fille et Colomba se mirent à table devant un souper refroidi. Colomba mangeait de bon appétit, se moquant du préfet, du procureur du roi et des voltigeurs. Le colonel mangeait mais ne disait mot, regardant toujours sa fille qui ne levait pas les yeux de dessus son assiette. Enfin, d'une voix douce, mais grave:
«Lydia, lui dit-il en anglais, vous êtes donc engagée avec della
Rebbia?
— Oui, mon père, depuis aujourd'hui», répondit-elle en rougissant, mais d'une voix ferme.
Puis elle leva les yeux, et, n'apercevant sur la physionomie de son père aucun signe de courroux, elle se jeta dans ses bras et l'embrassa, comme les demoiselles bien élevées font en pareille occasion.
«À la bonne heure, dit le colonel, c'est un brave garçon; mais, par Dieu! nous ne demeurerons pas dans son pays! ou je refuse mon consentement.
— Je ne sais pas l'anglais, dit Colomba, qui les regardait avec une extrême curiosité; mais je parie que j'ai deviné ce que vous dites.
— Nous disons, répondit le colonel, que nous vous mènerons faire un voyage en Irlande.
— Oui, volontiers, et je serai la surella Colomba. Est-ce fait, colonel? Nous frappons-nous dans la main?
— On s'embrasse dans ce cas-là», dit le colonel.
XX
Quelques mois après le coup double qui plongea la commune de Pietranera dans la consternation (comme dirent les journaux), un jeune homme, le bras gauche en écharpe, sortit à cheval de Bastia dans l'après-midi, et se dirigea vers le village de Cardo, célèbre par sa fontaine, qui, en été, fournit aux gens délicats de la ville une eau délicieuse. Une jeune femme, d'une taille élevée et d'une beauté remarquable, l'accompagnait montée sur un petit cheval noir dont un connaisseur eût admiré la force et l'élégance, mais qui malheureusement avait une oreille déchiquetée par un accident bizarre. Dans le village, la jeune femme sauta lestement à terre, et, après avoir aidé son compagnon à descendre de sa monture, détacha d'assez lourdes sacoches attachées à l'arçon de sa selle. Les chevaux furent remis à la garde d'un paysan, et la femme chargée des sacoches qu'elle cachait sous son mezzaro, le jeune homme portant un fusil double, prirent le chemin de la montagne en suivant un sentier fort raide et qui ne semblait conduire à aucune habitation. Arrivés à un des gradins élevés du mont Quercio, ils s'arrêtèrent, et tous les deux s'assirent sur l'herbe. Ils paraissaient attendre quelqu'un, car ils tournaient sans cesse les yeux vers la montagne, et la jeune femme consultait souvent une jolie montre d'or, peut-être autant pour contempler un bijou qu'elle semblait posséder depuis peu de temps que pour savoir si l'heure d'un rendez-vous était arrivée. Leur attente ne fut pas longue. Un chien sortit du maquis, et, au nom de Brusco prononcé par la jeune femme, il s'empressa de venir les caresser. Peu après parurent deux hommes barbus, le fusil sous le bras, la cartouchière à la ceinture, le pistolet au côté. Leurs habits déchirés et couverts de pièces contrastaient avec leurs armes brillantes et d'une fabrique renommée du continent. Malgré l'inégalité apparente de leur position, les quatre personnages de cette scène s'abordèrent familièrement et comme de vieux amis.
«Eh bien, Ors' Anton', dit le plus âgé des bandits au jeune homme, voilà votre affaire finie. Ordonnance de non-lieu. Mes compliments. Je suis fâché que l'avocat ne soit plus dans l'île pour le voir enrager. Et votre bras?
— Dans quinze jours, répondit le jeune homme, on me dit que je pourrai quitter mon écharpe. — Brando, mon brave, je vais partir demain pour l'Italie, et j'ai voulu te dire adieu, ainsi qu'à M. le curé. C'est pourquoi je vous ai priés de venir.
— Vous êtes bien pressé, dit Brandolaccio: vous êtes acquitté d'hier et vous partez demain?
— On a des affaires, dit gaiement la jeune femme. Messieurs, je vous ai apporté à souper: mangez, et n'oubliez pas mon ami Brusco.
— Vous gâtez Brusco, mademoiselle Colomba, mais il est reconnaissant. Vous allez voir. Allons, Brusco, dit-il, étendant son fusil horizontalement, saute pour les Barricini.»
Le chien demeura immobile, se léchant le museau et regardant son maître. «Saute pour les della Rebbia!» Et il sauta deux pieds plus haut qu'il n'était nécessaire.
«Écoutez, mes amis, dit Orso, vous faites un vilain métier; et s'il ne vous arrive pas de terminer votre carrière sur cette place que nous voyons là-bas[27], le mieux qui vous puisse advenir, c'est de tomber dans un maquis sous la balle d'un gendarme.
— Eh bien, dit Castriconi, c'est une mort comme une autre, et qui vaut mieux que la fièvre qui vous tue dans un lit, au milieu des larmoiements plus ou moins sincères de vos héritiers. Quand on a, comme nous, l'habitude du grand air, il n'y a rien de tel que de mourir dans ses souliers, comme disent nos gens de village.
— Je voudrais, poursuivit Orso, vous voir quitter ce pays… et mener une vie plus tranquille. Par exemple, pourquoi n'iriez-vous pas vous établir en Sardaigne, ainsi qu'ont fait plusieurs de vos camarades? Je pourrais vous en faciliter les moyens.
— En Sardaigne! s'écria Brandolaccio. Istos Sardos! que le diable les emporte avec leur patois. C'est trop mauvaise compagnie pour nous.
— Il n'y a pas de ressource en Sardaigne, ajouta le théologien. Pour moi, je méprise les Sardes. Pour donner la chasse aux bandits, ils ont une milice à cheval; cela fait la critique à la fois des bandits et du pays[28]. Fi de la Sardaigne! C'est une chose qui m'étonne, monsieur della Rebbia, que vous, qui êtes un homme de goût et de savoir, vous n'ayez pas adopté notre vie du maquis, en ayant goûté comme vous avez fait.
— Mais, dit Orso en souriant, lorsque j'avais l'avantage d'être votre commensal, je n'étais pas trop en état d'apprécier les charmes de votre position, et les côtes me font mal encore quand je me rappelle la course que je fis une belle nuit, mis en travers comme un paquet sur un cheval sans selle que conduisait mon ami Brandolaccio.
— Et le plaisir d'échapper à la poursuite, reprit Castriconi, le comptez-vous pour rien? Comment pouvez-vous être insensible au charme d'une liberté absolue sous un beau climat comme le nôtre? Avec ce porte-respect (il montrait son fusil), on est roi partout, aussi loin qu'il peut porter la balle. On commande, on redresse les torts… C'est un divertissement très moral, monsieur, et très agréable, que nous ne nous refusons point. Quelle plus belle vie que celle de chevalier errant, quand on est mieux armé et plus sensé que don Quichotte? Tenez, l'autre jour, j'ai su que l'oncle de la petite Lilla Luigi, le vieux ladre qu'il est, ne voulait pas lui donner une dot, je lui ai écrit, sans menaces, ce n'est pas ma manière; eh bien, voilà un homme à l'instant convaincu; il l'a mariée. J'ai fait le bonheur de deux personnes. Croyez-moi, monsieur Orso, rien n'est comparable à la vie de bandit. Bah! vous deviendriez peut-être des nôtres sans une certaine Anglaise que je n'ai fait qu'entrevoir, mais dont ils parlent tous, à Bastia, avec admiration.
— Ma belle-soeur future n'aime pas le maquis, dit Colomba en riant, elle y a eu trop peur.
— Enfin, dit Orso, voulez-vous rester ici? Soit. Dites-moi si je puis faire quelque chose pour vous.
— Rien, dit Brandolaccio, que de nous conserver un petit souvenir. Vous nous avez comblés. Voilà Chilina qui a une dot, et qui, pour bien s'établir, n'aura pas besoin que mon ami le curé écrive des lettres de menace. Nous savons que votre fermier nous donnera du pain et de la poudre en nos nécessités; ainsi, adieu. J'espère vous revoir en Corse un de ces jours.
— Dans un moment pressant, dit Orso, quelques pièces d'or font grand bien. Maintenant que nous sommes de vieilles connaissances, vous ne me refuserez pas cette petite cartouche qui peut vous servir à vous en procurer d'autres.
— Pas d'argent entre nous, lieutenant, dit Brandolaccio d'un ton résolu.
— L'argent fait tout dans le monde, dit Castriconi; mais dans le maquis on ne fait cas que d'un coeur brave et d'un fusil qui ne rate pas.
— Je ne voudrais pas vous quitter, reprit Orso, sans vous laisser quelque souvenir. Voyons, que puis-je te laisser, Brando?»
Le bandit se gratta la tête, et, jetant sur le fusil d'Orso un regard oblique: «Dame, mon lieutenant… si j'osais… mais non, vous y tenez trop.
— Qu'est-ce que tu veux?
— Rien… la chose n'est rien… Il faut encore la manière de s'en servir. Je pense toujours à ce diable de coup double et d'une seule main… Oh! cela ne se fait pas deux fois.
— C'est ce fusil que tu veux?… Je te l'apportais; mais sers t'en le moins que tu pourras.
— Oh! je ne vous promets pas de m'en servir comme vous; mais, soyez tranquille, quand un autre l'aura, vous pourrez bien dire que Brando Savelli a passé l'arme à gauche.
— Et vous, Castriconi, que vous donnerai-je?
— Puisque vous voulez absolument me laisser un souvenir matériel de vous, je vous demanderai sans façon de m'envoyer un Horace du plus petit format possible. Cela me distraira et m'empêchera d'oublier mon latin. Il y a une petite qui vend des cigares, à Bastia, sur le port; donnez-le-lui, et elle me le remettra.
— Vous aurez un Elzévir, monsieur le savant; il y en a précisément un parmi les livres que je voulais emporter. — Eh bien! mes amis, il faut nous séparer. Une poignée de main. Si vous pensez un jour à la Sardaigne, écrivez-moi; l'avocat N. vous donnera mon adresse sur le continent.
— Mon lieutenant, dit Brando, demain, quand vous serez hors du port, regardez sur la montagne, à cette place; nous y serons, et nous vous ferons signe avec nos mouchoirs.»
Ils se séparèrent alors: Orso et sa soeur prirent le chemin de
Cardo, et les bandits, celui de la montagne.
XXI
Par une belle matinée d'avril, le colonel sir Thomas Nevil, sa fille, mariée depuis peu de jours, Orso et Colomba sortirent de Pise en calèche pour aller visiter un hypogée étrusque, nouvellement découvert, que tous les étrangers allaient voir. Descendus dans l'intérieur du monument, Orso et sa femme tirèrent des crayons et se mirent en devoir d'en dessiner les peintures; mais le colonel et Colomba, l'un et l'autre assez indifférents pour l'archéologie, les laissèrent seuls et se promenèrent aux environs.
«Ma chère Colomba, dit le colonel, nous ne reviendrons jamais à
Pise à temps pour notre luncheon. Est-ce que vous n'avez pas faim?
Voilà Orso et sa femme dans les antiquités; quand ils se mettent à
dessiner ensemble, ils n'en finissent pas.
— Oui, dit Colomba, et pourtant ils ne rapportent pas un bout de dessin.
— Mon avis serait, continua le colonel, que nous allassions à cette petite ferme là-bas. Nous y trouverons du pain, et peut-être de l'aleatico, qui sait? même de la crème et des fraises, et nous attendrons patiemment nos dessinateurs.
— Vous avez raison, colonel. Vous et moi, qui sommes les gens raisonnables de la maison, nous aurions bien tort de nous faire les martyrs de ces amoureux, qui ne vivent que de poésie. Donnez- moi le bras. N'est-ce pas que je me forme? Je prends le bras, je mets des chapeaux, des robes à la mode; j'ai des bijoux; j'apprends je ne sais combien de belles choses; je ne suis plus du tout une sauvagesse. Voyez un peu la grâce que j'ai à porter ce châle… Ce blondin, cet officier de votre régiment, qui était au mariage… mon Dieu! je ne puis pas retenir son nom; un grand frisé, que je jetterais par terre d'un coup de poing…
— Chatworth? dit le colonel.
— À la bonne heure! mais je ne le prononcerai jamais. Eh bien, il est amoureux fou de moi.
— Ah! Colomba, vous devenez bien coquette. Nous aurons dans peu un autre mariage.
— Moi! me marier? Et qui donc élèverait mon neveu… quand Orso m'en aura donné un? qui donc lui apprendrait à parler corse?… Oui, il parlera corse, et je lui ferai un bonnet pointu pour vous faire enrager.
— Attendons d'abord que vous ayez un neveu; et puis vous lui apprendrez à jouer du stylet, si bon vous semble.
— Adieu les stylets, dit gaiement Colomba; maintenant j'ai un éventail, pour vous en donner sur les doigts quand vous direz du mal de mon pays.»
Causant ainsi, ils entrèrent dans la ferme où ils trouvèrent vin, fraises et crème. Colomba aida la fermière à cueillir des fraises pendant que le colonel buvait de l'aleatico. Au détour d'une allée, Colomba aperçut un vieillard assis au soleil sur une chaise de paille, malade, comme il semblait; car il avait les joues creuses, les yeux enfoncés; il était d'une maigreur extrême, et son immobilité, sa pâleur, son regard fixe, le faisaient ressembler à un cadavre plutôt qu'à un être vivant. Pendant plusieurs minutes, Colomba le contempla avec tant de curiosité qu'elle attira l'attention de la fermière.
«Ce pauvre vieillard, dit-elle, c'est un de vos compatriotes, car je connais bien à votre parler que vous êtes de la Corse, mademoiselle. Il a eu des malheurs dans son pays; ses enfants sont morts d'une façon terrible. On dit, je vous demande pardon, mademoiselle, que vos compatriotes ne sont pas tendres dans leurs inimitiés. Pour lors, ce pauvre monsieur, resté seul, s'en est venu à Pise, chez une parente éloignée, qui est la propriétaire de cette ferme. Le brave homme est un peu timbré; c'est le malheur et le chagrin… C'est gênant pour madame, qui reçoit beaucoup de monde; elle l'a donc envoyé ici. Il est bien doux, pas gênant; il ne dit pas trois paroles dans un jour. Par exemple, la tête a déménagé. Le médecin vient toutes les semaines, et il dit qu'il n'en a pas pour longtemps.
— Ah! il est condamné? dit Colomba. Dans sa position, c'est un bonheur d'en finir.
— Vous devriez, mademoiselle, lui parler un peu corse; cela le ragaillardirait peut-être d'entendre le langage de son pays.
— Il faut voir», dit Colomba avec un sourire ironique. Et elle s'approcha du vieillard jusqu'à ce que son ombre vînt lui ôter le soleil. Alors le pauvre idiot leva la tête et regarda fixement Colomba, qui le regardait de même, souriant toujours. Au bout d'un instant, le vieillard passa la main sur son front, et ferma les yeux comme pour échapper au regard de Colomba. Puis il les rouvrit, mais démesurément; ses lèvres tremblaient; il voulait étendre les mains; mais, fasciné par Colomba, il demeurait cloué sur sa chaise, hors d'état de parler ou de se mouvoir. Enfin de grosses larmes coulèrent de ses yeux, et quelques sanglots s'échappèrent de sa poitrine. «Voilà la première fois que je le vois ainsi, dit la jardinière. Mademoiselle est une demoiselle de votre pays; elle est venue pour vous voir, dit-elle au vieillard.
— Grâce! s'écria celui-ci d'une voix rauque; grâce! n'es-tu pas satisfaite? Cette feuille… que j'avais brûlée… comment as-tu fait pour la lire?… Mais pourquoi tous les deux?… Orlanduccio, tu n'as rien pu lire contre lui… il fallait m'en laisser un… un seul… Orlanduccio… tu n'as pas lu son nom…
— Il me les fallait tous les deux, lui dit Colomba à voix basse et dans le dialecte corse. Les rameaux sont coupés; et, si la souche n'était pas pourrie, je l'eusse arrachée. Va, ne te plains pas; tu n'as pas longtemps à souffrir. Moi, j'ai souffert deux ans!»
Le vieillard poussa un cri, et sa tête tomba sur sa poitrine. Colomba lui tourna le dos, et revint à pas lents vers la maison en chantant quelques mots incompréhensibles d'une ballata: «Il me faut la main qui a tiré, l'oeil qui a visé, le coeur qui a pensé…»
Pendant que la jardinière s'empressait à secourir le vieillard, Colomba, le teint animé, l'oeil en feu, se mettait à table devant le colonel.
«Qu'avez-vous donc? dit-il, je vous trouve l'air que vous aviez à Pietranera, ce jour où, pendant notre dîner, on nous envoya des balles.
— Ce sont des souvenirs de la Corse qui me sont revenus en tête. Mais voilà qui est fini. Je serai marraine, n'est-ce pas? Oh! quels beaux noms je lui donnerai: Ghilfuccio-Tomaso-Orso-Leone!»
La jardinière rentrait en ce moment. «Eh bien, demanda Colomba du plus grand sang-froid, est-il mort, ou évanoui seulement?
— Ce n'était rien, mademoiselle; mais c'est singulier comme votre vue lui a fait de l'effet.
— Et le médecin dit qu'il n'en a pas pour longtemps?
— Pas pour deux mois, peut-être.
— Ce ne sera pas une grande perte, observa Colomba.
— De qui diable parlez-vous? demanda le colonel.
— D'un idiot de mon pays, dit Colomba d'un air d'indifférence, qui est en pension ici. J'enverrai savoir de temps en temps de ses nouvelles. Mais, colonel Nevil, laissez donc des fraises pour mon frère et pour Lydia.»
Lorsque Colomba sortit de la ferme pour remonter dans la calèche, la fermière la suivit des yeux quelque temps.
«Tu vois bien cette demoiselle si jolie, dit-elle à sa fille, eh bien, je suis sûre qu'elle a le mauvais oeil.»
1840.
[1] C'est la vengeance que l'on fait tomber sur un parent plus ou moins éloigné de l'auteur de l'offense. [2] «Si j'entrais dans le paradis saint, saint, et si je ne t'y trouvais pas, j'en sortirais.» (Serenata di Zicavo.) [3] Voyez Filippini, liv. XI. — Le nom de Vittolo est encore en exécration parmi les Corses. C'est aujourd'hui un synonyme de traître. [4] Lorsqu'un homme est mort, particulièrement lorsqu'il a été assassiné, on place son corps sur une table, et les femmes de sa famille, à leur défaut, des amies, ou même des femmes étrangères connues pour leur talent poétique, improvisent devant un auditoire nombreux des complaintes en vers dans le dialecte du pays. On nomme ces femmes voceratrici ou, suivant la prononciation corse, buceratrici, et la complainte s'appelle vocero, buceru, buceratu, sur la côte orientale; ballata, sur la côte opposée. Le mot vocero, ainsi que ses dérivés vocerar, voceratrice, vient du latin vociferare. Quelquefois, plusieurs femmes improvisent tour à tour, et souvent la femme ou la fille du mort chante elle-même la complainte funèbre. [5] Rimbeccare, en italien, signifie renvoyer, riposter, rejeter. Dans le dialecte corse, cela veut dire: adresser un reproche offensant et public. — On donne le rimbecco au fils d'un homme assassiné en lui disant que son père n'est pas vengé. Le rimbecco est une espèce de mise en demeure pour l'homme qui n'a pas encore lavé une injure dans le sang. — La loi génoise punissait très sévèrement l'auteur d'un rimbecco… [6] Expression nationale, c'est-à-dire schioppetto, stiletto, strada: fusil, stylet, fuite. [7] Espèce de fromage à la crème cuit. C'est un mets national en Corse. [8] À cette époque, on donnait ce nom en Angleterre aux personnes à la mode qui se faisaient remarquer par quelque chose d'extraordinaire. [9] On appelle signori les descendants des seigneurs féodaux de la Corse. Entre les familles des signori et celle des caporali il y a rivalité pour la noblesse. [10] C'est-à-dire de la côte orientale. Cette expression très usitée, di là dei monti, change de sens suivant la position de celui qui l'emploie. — La Corse est divisée du nord au sud par une chaîne de montagnes. [11] V. Filippini, lib. II. — Le comte Arrigo bel Missere mourut vers l'an 1000; on dit qu'à sa mort une voix s'entendit dans l'air, qui chantait ces paroles prophétiques: E morto il conte Arrigo bel Missere, E Corsica sarà di male in peggio. [12] Cette sainte ne se trouve pas dans le calendrier. Se vouer à sainte Néga, c'est nier tout de parti pris. [13] Être alla campagna, c'est-à-dire être bandit. Bandit n'est point un terme odieux: il se prend dans le sens de banni; c'est l'outlaw des ballades anglaises. [14] Carchera, ceinture où l'on met des cartouches. On y attache un pistolet à gauche. [15] Pinsuto. On appelle ainsi ceux qui portent le bonnet pointu, barreta pinsuta. [16] La scaglia, expression très usitée. [17] Les Corses montagnards détestent les habitants de Bastia, qu'ils ne regardent pas comme des compatriotes. Jamais ils ne disent Bastiese, mais Bastiaccio: on sait que la terminaison en accio se prend d'ordinaire dans un sens de mépris. [18] Cet usage subsiste encore à Bocognano (1840). [19] La mala morte, mort violente. [20] On appelle ainsi le bélier porteur d'une sonnette qui conduit le troupeau, et, par métaphore, on donne le même nom au membre d'une famille qui la dirige dans toutes les affaires importantes. [21] Manteau de drap très épais garni d'un capuchon. [22] Palla calda u farru freddu, locution très usitée. [23] Salute à noi! Exclamation qui accompagne ordinairement le mot de mort, et qui lui sert comme de correctif. [24] Fascination involontaire qui s'exerce, soit par les yeux, soit par la parole. [25] Si quelque chasseur incrédule me contestait le coup double de M. della Rebbia, je l'engagerais à aller à Sartène, et à se faire raconter comment un des habitants les plus distingués et les plus aimables de cette ville se tira seul, et le bras gauche cassé, d'une position au moins aussi dangereuse. [26] C'était le titre que prenait Théodore Poli. [27] La place où se font les exécutions à Bastia. [28] Je dois cette observation critique sur la Sardaigne à un ex- bandit de mes amis, et c'est à lui seul qu'en appartient la responsabilité. Il veut dire que des bandits qui se laissent prendre par des cavaliers sont des imbéciles, et qu'une milice qui poursuit à cheval les bandits n'a guère de chances de les rencontrer.