Comme il vous plaira
SCÈNE V
On voit une cabane dans le bois.
Entrent ROSALINDE et CÉLIE.
ROSALINDE.—Non, ne me parle point; je veux pleurer.
CÉLIE.—Contente-toi, je t'en prie... Mais cependant fais-moi la grâce de considérer que les pleurs ne siéent pas à un homme.
ROSALINDE.—Mais n'ai-je pas sujet de pleurer?
CÉLIE.—Autant de sujet qu'on puisse le désirer; ainsi pleure.
ROSALINDE.—Ses cheveux même sont d'une couleur fausse.
CÉLIE.—Ils sont un peu plus foncés que les cheveux de Judas45; vraiment ses baisers sont les enfants de Judas.
ROSALINDE.—Dans le vrai, ses cheveux sont d'une bonne couleur.
CÉLIE.—Une charmante couleur! Le châtain est toujours la seule couleur.
ROSALINDE.—Et ses baisers sont aussi saints, aussi chastes que le toucher d'une barbe d'ermite46.
CÉLIE.—Il s'est procuré une paire de lèvres moulées sur celles de Diane: une froide nonne, consacrée à l'hiver, ne donne pas des baisers plus innocents; ils ont toute la glace de la chasteté même.
ROSALINDE.—Mais pourquoi a-t-il juré qu'il viendrait ce matin, et ne vient-il pas?
CÉLIE.—Non certainement, il n'y a en lui aucune fidélité.
ROSALINDE.—Le crois-tu?
CÉLIE.—Oui: je ne crois pas qu'il soit un filou ou un voleur de chevaux; mais quant à sa sincérité en amour, je pense qu'il est aussi creux qu'un gobelet couvert ou qu'une noix vermoulue.
ROSALINDE.—Il n'est pas sincère en amour?
CÉLIE.—Il peut l'être lorsqu'il est amoureux; mais je crois qu'il ne l'est pas.
ROSALINDE.—Tu l'as entendu jurer sans hésiter qu'il l'était.
CÉLIE.—Il était n'est pas Il est: d'ailleurs, le serment d'un amoureux ne vaut pas mieux que la parole d'un garçon de cabaret; l'un et l'autre affirment de faux comptes.—Il est ici dans la forêt, à la suite du duc votre père.
ROSALINDE.—J'ai rencontré hier le duc, et j'ai causé longtemps avec lui: il m'a demandé quelle était ma famille; je lui ai répondu qu'elle était aussi bonne que la sienne: il s'est mis à rire et m'a laissé aller. Mais pourquoi parlons-nous de pères lorsqu'il y a dans le monde un homme comme Orlando?
CÉLIE.—Oh! c'est un beau galant à la mode; il fait de beaux vers, il dit de belles paroles, il fait de beaux serments et les rompt de même. Il frappe tout de travers, il ne fait jamais qu'effleurer le coeur de sa maîtresse, comme un faible jouteur qui ne pique son cheval que d'un côté et brise sa lance de travers comme un noble oison: mais tout ce que la jeunesse monte et ce que la folie guide est toujours beau.—Qui vient ici?
(Entre Corin).
CORIN.—Maîtresse et maître, vous avez souvent fait des questions sur ce berger qui se plaignait de l'amour, ce berger que vous avez vu assis auprès de moi sur le gazon, vantant la fière et dédaigneuse bergère qui était sa maîtresse.
CÉLIE.—Eh bien! qu'as-tu à nous dire de lui?
CORIN.—Si vous voulez voir jouer une vraie comédie entre la pâle couleur d'un amant sincère et la rougeur ardente du mépris et de l'orgueil dédaigneux, suivez-moi un peu, et je vous conduirai si vous voulez voir cela.
ROSALINDE.—Oh! venez; partons sur-le-champ; la vue des amoureux nourrit ceux qui le sont. Conduis-nous à ce spectacle; vous verrez que je jouerai un rôle actif dans leur comédie.
(Ils sortent.)
SCÈNE VI
Une autre partie de la forêt.
Entrent SYLVIUS et PHÉBÉ.
SYLVIUS.—Charmante Phébé, ne me méprisez pas: non, ne me dédaignez pas, Phébé, dites que vous ne m'aimez pas; mais ne le dites pas avec aigreur: le bourreau même dont le coeur est endurci par la vue familière de la mort, ne laisse jamais tomber sa hache sur le cou incliné devant lui sans demander d'abord pardon au patient: voudriez-vous être plus dure que l'homme qui fait métier de répandre le sang?
(Entrent Rosalinde, Célie et Corin.)
PHÉBÉ.—Je ne voudrais pas être ton bourreau: je te quitte: car je ne voudrais pas t'offenser. Tu me dis que le meurtre est dans mes yeux; cela est joli à coup sûr et fort probable que les yeux, qui sont la chose la plus fragile et la plus douce, à qui le moindre atome fait fermer leurs portes timides, soient appelés des tyrans, des bouchers, des meurtriers. C'est maintenant que je fronce les sourcils de tout mon coeur en te regardant; et si mes yeux peuvent blesser, eh bien, puissent-ils te tuer dans ce moment! Maintenant fais semblant de t'évanouir; allons, tombe.—Si tu ne peux pas, oh! fi, fi, ne mens donc pas, en disant que mes yeux sont des meurtriers. Montre la blessure que mes yeux t'ont faite. Égratigne-toi seulement avec une épingle, et il en restera quelques cicatrices; appuie-toi seulement sur un jonc, et tu verras que ta main en gardera un moment la marque et l'empreinte: mais mes yeux, que je viens de lancer sur toi, ne te blessent pas; et, j'en suis bien sûre, il n'y a pas dans les yeux de force qui puisse faire du mal.
SYLVIUS.—O ma chère Phébé! si jamais (et ce jamais peut être très-prochain), si jamais, dis-je, vous éprouvez de la part de quelques joues vermeilles le pouvoir de l'Amour, vous connaîtrez alors les blessures invisibles que font les flèches aiguës de l'Amour.
PHÉBÉ.—Mais jusqu'à ce que ce moment arrive, ne m'approche pas; et quand il viendra, accable-moi de tes railleries; n'aie aucune pitié de moi, jusqu'à ce moment, je n'aurai aucune pitié de toi.
ROSALINDE s'avance.—Et pourquoi, je vous prie? Qui pouvait être votre mère pour que vous insultiez et que vous tyrannisiez ainsi tout à la fois les malheureux? Parce que vous avez quelque beauté, quoique je n'en voie cependant en vous pas plus qu'il n'en faut pour aller se coucher sans lumière, faut-il pour cela que vous soyez si fière et si barbare?—Quoi? que veut dire ceci? pourquoi me regardez-vous? Je ne vois rien de plus en vous, qu'un de ces ouvrages ordinaires de la nature faits à la douzaine. Eh! mais vraiment, la petite créature; je pense qu'elle a aussi envie de m'éblouir. Non, sur ma foi, ma fière demoiselle, ne vous flattez pas de cet espoir: ce ne sont point vos sourcils couleur d'encre, vos cheveux de soie noire, vos prunelles de boeuf ni vos joues de crème, qui peuvent soumettre mon coeur pour vous adorer. Et vous, sot berger, pourquoi la suivez-vous toujours, comme le midi nébuleux qui souffle le vent et la pluie? Vous êtes mille fois plus bel homme qu'elle n'est belle femme. Ce sont des imbéciles comme vous qui remplissent le monde de vilains enfants: ce n'est point son miroir, c'est vous-même qui la flattez, et c'est par vous qu'elle se voit plus belle qu'aucun de ses traits ne pourrait la représenter. Mais, mademoiselle, apprenez à vous connaître vous-même; mettez-vous à genoux, et remerciez le ciel, à jeun, de vous avoir donné l'amour d'un honnête homme; il faut que je vous le dise amicalement à l'oreille, vendez-vous quand vous pourrez, car vous n'êtes pas bonne pour les marchés. Demandez pardon à ce pauvre garçon, aimez-le, acceptez ses offres; la laideur s'enlaidit encore quand elle veut humilier les autres: ainsi, berger, prends-la pour ta femme; portez-vous bien.
PHÉBÉ.—Charmant jeune homme, grondez-moi pendant un an entier, je vous prie; j'aime mieux vous entendre gronder que celui-ci me faire la cour.
ROSALINDE.—Il est devenu amoureux des défauts de cette bergère, elle va devenir amoureuse de ma colère.—Si cela est ainsi, toutes les fois qu'elle te répondra par des regards menaçants, je la régalerai de paroles piquantes. (A Phébé.) Pourquoi me regardez-vous ainsi?
PHÉBÉ.—Ce n'est pas que je vous veuille aucun mal.
ROSALINDE.—Ne devenez pas amoureuse de moi, je vous prie; car je suis plus faux que les serments que l'on fait dans le vin; d'ailleurs, je ne vous aime pas. Si vous voulez savoir ma demeure, c'est à la touffe d'oliviers, ici proche. (A Célie.) Voulez-vous venir, ma soeur?—Berger, serre-la de près.—Allons, ma soeur.—Bergère, regardez-le d'un oeil plus favorable, et ne soyez pas si fière; quoique tout le monde puisse vous voir, personne n'a cependant la vue aussi trouble que lui pour vous. Allons rejoindre notre troupeau.
(Rosalinde, Célie et Corin sortent.)
PHÉBÉ.—En vérité, berger, je trouve maintenant que ton refrain est bien vrai. «Qui a aimé sans avoir aimé à la première vue47.»
SYLVIUS.—Charmante Phébé!
PHÉBÉ.—Ah! que dis-tu, Sylvius?
SYLVIUS.—Plains-moi, chère Phébé.
PHÉBÉ.—Mais je suis vraiment fâché pour toi, gentil Sylvius.
SYLVIUS.—Partout où est le chagrin, la consolation devrait se trouver; si vous êtes chagrine de ma douleur en amour, donnez-moi votre amour, et alors vous n'aurez plus de chagrin, et moi, je n'aurai plus de douleur.
PHÉBÉ.—Tu as mon amour. N'est-ce pas là un trait de bon voisin?
SYLVIUS.—Je voudrais vous posséder.
PHÉBÉ.—Ah! cela, c'est de l'avidité. Il fut un temps, Sylvius, où je te haïssais: ce n'est pas cependant que je t'aime maintenant; mais puisque tu peux si bien discourir sur l'amour, je veux bien endurer ta compagnie, qui m'était autrefois à charge; et aussi je saurai t'employer, mais ne demande pas d'autre récompense que le plaisir d'être employé par moi.
SYLVIUS.—Mon amour est si pur, si parfait, et moi si déshérité de toute faveur, que je croirai faire la plus abondante moisson en ramassant seulement les épis après ceux qui auront fait la récolte: ne me refusez pas de temps en temps un sourire errant, et je vivrai de cela.
PHÉBÉ.—Connais-tu le jeune homme qui m'a parlé, il y a un instant?
SYLVIUS.—Pas trop, mais je l'ai rencontré très-souvent; c'est lui qui a acheté la cabane et les pâturages qui appartenaient au vieux Carlot.
PHÉBÉ.—Ne va pas t'imaginer que je l'aime, quoique je te fasse des questions sur lui: ce n'est qu'un jeune impertinent. Cependant il parle très-bien; mais qu'est-ce que me font les paroles? Cependant les paroles font bien, surtout quand celui qui les dit plaît à ceux qui les entendent: c'est un joli jeune homme; pas très-joli; mais à vrai dire il est bien fier, et cependant sa fierté lui sied à merveille; il fera un bel homme; ce qu'il y a de mieux chez lui, c'est son teint; et si sa langue blesse, ses yeux guérissent aussitôt: il n'est pas grand, cependant il est grand pour son âge; sa jambe est comme ça, et pourtant pas mal. Il y avait un joli vermillon sur ses lèvres! un rouge un peu plus mûr et plus foncé que celui qui colorait ses joues; c'était précisément la nuance qu'il y a entre une étoffe toute rouge et le damas mélangé. Il y a des femmes, Sylvius, si elles l'avaient regardé en détail, qui eussent comme j'ai fait, été bien près de devenir amoureuse de lui: pour moi, je ne l'aime ni ne le hais; et cependant j'ai plus de sujet de le haïr que de l'aimer: car qu'avait-il à faire de me gronder? Il a dit que mes yeux étaient noirs, que mes cheveux étaient noirs; et, maintenant que je m'en souviens, il me témoigne du dédain. Je suis étonnée de ce que je ne lui ai pas répondu sur le même ton; mais c'est tout un; erreur n'est pas compte. Je veux lui écrire une lettre bien piquante, et tu la porteras: veux-tu, Sylvius?
SYLVIUS.—De tout mon coeur, Phébé.
PHÉBÉ.—Je veux l'écrire tout de suite; le sujet est dans ma tête et dans mon coeur; ma lettre sera très-courte, mais bien mordante: viens avec moi, Sylvius.
(Ils sortent.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
Toujours la forêt.
ROSALINDE, CÉLIE et JACQUES.
JACQUES.—Je t'en prie, joli jeune homme, faisons plus ample connaissance.
ROSALINDE.—On dit que vous êtes un homme mélancolique.
JACQUES.—Je le suis, il est vrai; j'aime mieux cela que de rire.
ROSALINDE.—Ceux qui donnent dans l'un ou l'autre extrême font des gens détestables, et s'exposent, plus qu'un homme ivre, à être la risée de tout le monde.
JACQUES.—Quoi! mais il est bon d'être triste et de ne rien dire.
ROSALINDE.—Il est bon alors d'être un poteau.
JACQUES.—Je n'ai pas la mélancolie d'un écolier, qui vient de l'émulation; ni la mélancolie d'un musicien, qui est fantasque; ni celle d'un courtisan, qui est vaniteux; ni celle d'un soldat, qui est l'ambition; ni celle d'un homme de robe, qui est politique; ni celle d'une femme, qui est frivole; ni celle d'un amoureux, qui est un composé de toutes les autres: mais j'ai une mélancolie à moi, une mélancolie formée de plusieurs ingrédients, extraite de plusieurs objets; et je puis dire que la contemplation de tous mes voyages, dans laquelle m'enveloppe ma fréquente rêverie, est une tristesse vraiment originale.
ROSALINDE.—Vous, un voyageur! Par ma foi, vous avez grande raison d'être triste: je crains bien que vous n'ayez vendu vos terres, pour voir celles des autres: alors, avoir beaucoup vu, et n'avoir rien, c'est avoir les yeux riches et les mains pauvres.
JACQUES.—Oui, j'ai acquis mon expérience.
(Entre Orlando.)
ROSALINDE.—Et votre expérience vous rend triste: j'aimerais mieux avoir un fou pour m'égayer, que de l'expérience pour m'attrister, et avoir voyagé pour cela.
ORLANDO.—Bonjour et bonheur, chère Rosalinde.
JACQUES, voyant Orlando.—Allons, que Dieu soit avec vous puisque vous parlez en vers blancs!
(Il sort.)
ROSALINDE.—Adieu, monsieur le voyageur: songez à grasseyer et à porter des habits étrangers; dépréciez tous les avantages de votre pays natal; haïssez votre propre existence, et grondez presque Dieu de vous avoir donné la physionomie que vous avez; autrement, j'aurai de la peine à croire que vous ayez voyagé dans une gondole48.—Eh bien! Orlando, vous voilà? Où avez-vous été tout ce temps? Vous, un amoureux? S'il vous arrive de me jouer encore un semblable tour, ne reparaissez plus devant moi.
ORLANDO.—Ma belle Rosalinde, j'arrive à une heure près de ma parole.
ROSALINDE.—En amour, manquer d'une heure à sa parole! Qu'un homme divise une minute en mille parties, et qu'en affaire d'amour il ne manque à sa parole que d'une partie de la millième partie d'une minute, on pourra dire de lui que Cupidon lui a frappé sur l'épaule; mais je garantis qu'il a le coeur tout entier.
ORLANDO.—Pardon, chère Rosalinde.
ROSALINDE.—Non; puisque vous êtes si lambin, ne vous offrez plus à ma vue; j'aimerais autant être courtisée par un limaçon.
ORLANDO.—Par un limaçon?
ROSALINDE.—Oui, par un limaçon; car s'il vient lentement, il traîne sa maison sur son dos: meilleur douaire, à mon avis, que vous n'en pourrez assigner à une femme; d'ailleurs, il porte sa destinée avec lui.
ORLANDO.—Quelle destinée?
ROSALINDE.—Quoi donc! des cornes, que des gens tels que vous sont obligés de devoir à leurs femmes; mais le limaçon vient armé de sa destinée et prévient la médisance sur le compte de sa femme.
ORLANDO.—La vertu ne donne pas de cornes et ma Rosalinde est vertueuse.
ROSALINDE.—Et je suis votre Rosalinde?
CÉLIE.—Il lui plaît de vous appeler ainsi; mais il a une Rosalinde de meilleure mine que vous.
ROSALINDE.—Allons, faites-moi l'amour, faites-moi l'amour; car je suis maintenant dans mon humeur des dimanches, et assez disposée à consentir à tout. Que me diriez-vous maintenant, si j'étais votre vraie Rosalinde?
ORLANDO.—Je vous embrasserais avant de parler.
ROSALINDE.—Non; vous feriez mieux de parler d'abord, et ensuite, lorsque vous vous trouveriez embarrassé, faute de matière, vous pourriez profiter de cette occasion, pour donner un baiser. On voit tout les jours de très-bons orateurs cracher, lorsqu'ils perdent le fil de leur discours. Quant aux amoureux, lorsqu'ils ne savent plus que dire, le meilleur expédient pour eux, Dieu nous en préserve! c'est d'embrasser.
ORLANDO.—Et si le baiser est refusé?
ROSALINDE.—En ce cas, vous êtes forcé de recourir aux prières, et alors commence une nouvelle matière.
ORLANDO.—Qui pourrait rester court en présence d'une maîtresse chérie?
ROSALINDE.—Vraiment, vous-même, si j'étais votre maîtresse: autrement, j'aurais plus mauvaise idée de ma vertu que de mon esprit.
ORLANDO.—Que dites-vous de ma requête?
ROSALINDE.—Ne quittez pas votre habit, mais laissez votre requête49; ne suis-je pas votre Rosalinde?
ORLANDO.—J'ai quelque plaisir à dire que vous l'êtes, parce que je voudrais parler d'elle.
ROSALINDE.—Eh bien! je vous dis en sa personne, que je ne veux point de vous.
ORLANDO.—Alors il faut que je meure en ma propre personne.
ROSALINDE.—Non, vraiment, mourez par procuration: le pauvre monde a presque six mille ans, et pendant tout ce temps, il n'y a jamais eu un homme qui soit mort en personne; pour cause d'amour, s'entend. Troïlus eut la tête brisée par une massue grecque, cependant il avait fait tout ce qu'il avait pu pour mourir auparavant, et il est un des modèles d'amour. Léandre, sans l'accident d'une très-chaude nuit d'été, aurait encore vécu plusieurs belles années, quand même Héro se serait faite religieuse; car sachez, mon bon jeune homme, que Léandre ne voulait que se baigner dans l'Hellespont, mais qu'il y fut surpris par une crampe, et s'y noya; et les sots historiens de ce siècle dirent que c'était pour Héro de Sestos. Mais tout cela n'est que des mensonges; les hommes sont morts dans tous les temps, et les vers les ont mangés; mais jamais ils ne sont morts d'amour.
ORLANDO.—Je ne voudrais pas que ma vraie Rosalinde eût cette façon de penser; car je proteste qu'un seul regard sévère pourrait me faire mourir.
ROSALINDE.—Je jure par cette main, qu'il ne ferait pas mourir une mouche: mais allons, je veux être maintenant votre Rosalinde d'une humeur plus complaisante: demandez-moi ce que vous voudrez, et je vous l'accorderai.
ORLANDO.—Eh bien! Rosalinde, aimez-moi.
ROSALINDE.—Oui, ma foi, je veux bien; les vendredis, les samedis et tous les jours.
ORLANDO.—Et voulez-vous m'avoir?
ROSALINDE.—Oui, et vingt comme vous.
ORLANDO.—Que dites-vous?
ROSALINDE.—N'êtes-vous pas bon à avoir?
ORLANDO.—Je l'espère.
ROSALINDE.—Eh bien! peut-on trop désirer d'une bonne chose? (A Célie.) Allons, ma soeur, vous serez le prêtre, et vous nous marierez.—Donnez-moi votre main, Orlando.—Qu'en dites-vous, ma soeur?
ORLANDO, à Célie.—Mariez-nous, je vous prie.
CÉLIE.—Je ne sais pas dire les paroles.
ROSALINDE.—Il faut que vous commenciez ainsi: Voulez-vous, Orlando...
CÉLIE.—Voyons: Voulez-vous, Orlando, prendre cette Rosalinde pour épouse?
ORLANDO.—Oui.
ROSALINDE.—Oui... Mais... quand?
ORLANDO.—Tout à l'heure; aussitôt qu'elle pourra nous marier.
ROSALINDE.—Alors il faut que vous disiez: Je te prends toi, Rosalinde, pour épouse.
ORLANDO.—Rosalinde, je te prends pour épouse.
ROSALINDE.—Je pourrais vous demander vos pouvoirs; mais passons.—Je vous prends, Orlando, pour mon mari. Ici c'est une fille qui devance le prêtre, et à coup sûr la pensée d'une femme devance toujours ses actions.
ORLANDO.—Ainsi font toutes les pensées; elles ont des ailes.
ROSALINDE.—Dites-moi, maintenant, combien de temps vous voudrez l'avoir, lorsqu'une fois elle sera en votre possession?
ORLANDO.—Une éternité et un jour.
ROSALINDE.—Dites un jour, sans l'éternité. Non, non, Orlando: les hommes ressemblent au mois d'avril lorsqu'ils font l'amour, et à décembre, lorsqu'ils se marient: les filles sont comme le mois de mai tant qu'elles sont filles, mais le temps change lorsqu'elles sont femmes. Je serai plus jalouse de vous qu'un pigeon de Barbarie ne l'est de sa colombe; plus babillarde que ne l'est un perroquet à l'approche de la pluie; j'aurai plus de fantaisies qu'un singe; plus de caprices dans mes désirs qu'une guenon; je pleurerai pour rien, comme Diane dans la fontaine50, et cela lorsque vous serez enclin à la gaieté, je rirai aux éclats comme une hyène, à l'instant où vous aurez envie de dormir.
ORLANDO.—Mais ma Rosalinde fera-t-elle tout cela?
ROSALINDE.—Sur ma vie, elle fera comme je ferai.
ORLANDO.—Oh! mais elle est sage.
ROSALINDE.—Autrement, elle n'aurait pas l'esprit de faire tout cela: plus une femme a d'esprit, plus elle a de caprices: fermez la porte sur l'esprit d'une femme, et il se fera jour par la fenêtre; fermez la fenêtre, et il passera par le trou de la serrure; bouchez la serrure, et il s'envolera par la cheminée avec la fumée.
ORLANDO.—Un homme qui aurait une femme avec un pareil esprit pourrait dire: «Esprit, où vas-tu?»
ROSALINDE.—Non, vous pourriez lui réserver cette réprimande, pour le moment où vous verriez l'esprit de votre femme aller dans le lit de votre voisin.
ORLANDO.—Et quel esprit pourrait alors avoir l'esprit de se justifier d'une telle démarche?
ROSALINDE.—Vraiment, la femme dirait qu'elle venait vous y chercher: vous ne la trouverez jamais sans réponse, à moins que vous ne la trouviez sans langue. Qu'une femme qui ne sait pas prouver que son mari est toujours la cause de ses torts ne prétende pas nourrir elle-même son enfant; car elle l'élèverait comme un sot.
ORLANDO.—Je vais vous quitter pour deux heures, Rosalinde.
ROSALINDE.—Hélas! cher amant, je ne saurais me passer de toi pendant deux heures.
ORLANDO.—Il faut que je me trouve au dîner du duc; je vous rejoindrai à deux heures.
ROSALINDE.—Oui, allez, allez où vous voudrez; je savais comment vous tourneriez; mes amis m'en avaient bien prévenue, et je n'en pensais pas moins qu'eux. Vous m'avez gagnée avec votre langue flatteuse; ce n'est qu'une femme de mise de côté: bon!—Viens, ô mort!—Deux heures est votre heure.
ORLANDO.—Oui, charmante Rosalinde.
ROSALINDE.—Sur ma parole, et très-sérieusement, et que Dieu me traite en conséquence, et par tous les jolis serments qui ne sont pas dangereux, si vous manquez d'un iota à votre promesse, ou si vous venez une minute plus tard que votre heure, je vous prendrai pour le parjure le plus insigne, pour l'amant le plus fourbe et le plus indigne de celle que vous appelez Rosalinde, que l'on puisse trouver dans toute la bande des infidèles; ainsi songez bien à éviter mes reproches, et tenez votre promesse.
ORLANDO.—Aussi religieusement que si vous étiez vraiment ma Rosalinde: ainsi, adieu.
ROSALINDE.—Allons, le temps est le vieux juge, qui connaît de semblables délits; le temps vous jugera. Adieu.
(Orlando sort.)
CÉLIE.—Vous avez eu la sottise de déchirer notre sexe dans votre caquet amoureux: il faut que nous fassions passer votre pourpoint et votre haut-de-chausses par dessus votre tête, et que nous montrions à tout le monde ce que l'oiseau a fait à son propre nid.
ROSALINDE.—O cousine, cousine, ma jolie petite cousine! si tu savais à combien de brasses de profondeur je suis enfoncée dans l'amour; mais cela ne saurait être sondé: ma passion a un fond inconnu, comme la baie de Portugal.
CÉLIE.—Dis plutôt qu'elle est sans fond, et qu'à mesure que tu épanches ta tendresse, elle s'écoule aussitôt.
ROSALINDE.—Non, prenons pour juge de la profondeur de mon amour ce malin bâtard de Vénus, enfant engendré par la pensée, conçu par la mélancolie, et né de la folie. Que ce petit vaurien d'aveugle, qui trompe tous les yeux parce qu'il a perdu les siens, prononce lui-même.—Je te dirai, Aliéna, que je ne saurais vivre sans voir Orlando: je vais chercher un ombrage et soupirer jusqu'à son retour.
CÉLIE.—Et moi, je vais dormir.
(Elles sortent.)
SCÈNE II
Une autre partie de la forêt.
JACQUES, LES SEIGNEURS en habits de gardes-chasse.
JACQUES.—Quel est celui qui a tué le daim?
PREMIER SEIGNEUR.—Monsieur, c'est moi.
JACQUES.—Présentons-le au duc comme un conquérant romain; et il serait bon de placer sur sa tête les cornes du daim, pour laurier de sa victoire. Gardes-chasse, n'auriez-vous pas quelque chanson qui rendît cette idée?
SECOND SEIGNEUR.—Oui, monsieur.
JACQUES.—Chantez-la: n'importe sur quel air, pourvu qu'elle fasse du bruit.
CHANSON.
PREMIER SEIGNEUR.
Que donnerons-nous à celui qui a tué le daim?
SECOND SEIGNEUR.
Nous lui ferons porter sa peau et son bois!
PREMIER SEIGNEUR.
Ensuite conduisons-le chez lui en chantant.
Ne dédaignez point de porter la corne;
Elle servit de cimier, avant que vous fussiez né.
SECOND SEIGNEUR.
Le père de ton père la porta,
Et ton propre père l'a portée aussi.
La corne, la corne, la noble corne,
N'est pas une chose à dédaigner.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
La forêt.
ROSALINDE et CÉLIE.
ROSALINDE.—Qu'en pensez-vous maintenant? N'est-il pas deux heures passées? et voyez comme Orlando se trouve ici?
CÉLIE.—Je vous assure qu'avec un amour pur et une cervelle troublée, il a pris son arc et ses flèches, et qu'il est allé tout d'abord... dormir. Mais qui vient ici?
(Entre Sylvius.)
SYLVIUS, à Rosalinde.—Mon message est pour vous, beau jeune homme. Ma charmante Phébé m'a chargé de vous remettre cette lettre (lui remettant la lettre); je n'en sais pas le contenu; mais, à en juger par son air chagrin et les gestes de mauvaise humeur qu'elle faisait en l'écrivant, ce qu'elle contient exprime la colère. Pardonnez-moi, je vous prie, je ne suis qu'un innocent messager.
ROSALINDE.—La patience elle-même tressaillerait à cette lecture, et ferait la fanfaronne; si on souffre cela, il faudra tout souffrir. Elle dit que je ne suis pas beau, que je manque d'usage, que je suis fier, et qu'elle ne pourrait m'aimer, les hommes fussent-ils aussi rares que le phénix. Oh! ma foi, son amour n'est pas le lièvre que je cours. Pourquoi m'écrit-elle sur ce ton-là? Allons, berger, allons, cette lettre est de votre invention.
SYLVIUS.—Non; je vous proteste que je n'en sais pas le contenu; c'est Phébé qui l'a écrite.
ROSALINDE.—Allons, allons, vous êtes un sot à qui un excès d'amour fait perdre la tête. J'ai vu sa main; elle a une main de cuir, une main couleur de pierre de taille; j'ai vraiment cru qu'elle avait de vieux gants, mais c'étaient ses mains: elle a la main d'une ménagère; mais cela n'y fait rien, je dis qu'elle n'inventa jamais cette lettre; cette lettre est de l'invention et de l'écriture d'un homme.
SYLVIUS.—Elle est certainement d'elle.
ROSALINDE.—Quoi! c'est un style emporté et sanglant, un style de cartel. Quoi! elle me défie comme un Turc défierait un chrétien? Le doux esprit d'une femme n'a jamais pu produire de pareilles inventions dignes d'un géant, de ces expressions éthiopiennes plus noires d'effet que de visage. Voulez-vous que je vous lise cette lettre?
SYLVIUS.—Oui, s'il vous plaît; car je ne l'ai pas encore entendu lire; mais je n'en sais que trop sur la cruauté de Phébé.
ROSALINDE.—Elle me phébéise. Remarquez comment écrit ce tyran.
(Elle lit.)
Serais-tu un dieu changé en berger,
Toi qui as brûlé le coeur d'une jeune fille?
Une femme dirait-elle de pareilles injures?
SYLVIUS.—Appelez-vous cela des injures?
ROSALINDE.
(Elle continue de lire.)
Pourquoi, te dépouillant de ta divinité,
Fais-tu la guerre au coeur d'une femme?
Avez-vous jamais entendu pareilles invectives?
(Elle lit encore.)
Jusqu'ici les yeux qui m'ont parlé d'amour,
N'ont jamais pu me faire aucun mal.
Elle veut dire que je suis une bête fauve.
(Elle continue de lire.)
Si les dédains de tes yeux brillants
Ont le pouvoir d'allumer tant d'amour dans mon sein,
Hélas! quel serait donc leur étrange effet sur moi,
S'ils me regardaient avec douceur?
Lors même que tu me grondais, je t'aimais:
A quel point serais-je donc émue de tes prières?
Celui qui te porte cet aveu de mon amour,
Ne sait pas l'amour que je sens pour toi.
Sers-toi de lui pour m'ouvrir ton âme,
Si ta jeunesse et ta nature veulent accepter de moi l'offre d'un coeur fidèle,
Et tout ce que je puis avoir;
Ou bien refuse par lui mon amour,
Et alors je chercherai à mourir.
SYLVIUS.—Appelez-vous cela des duretés?
CÉLIE.—Hélas! pauvre berger!
ROSALINDE.—Le plaignez-vous? Non; il ne mérite aucune pitié. (A Sylvius.) Veux-tu donc aimer une pareille femme? Quoi! se servir de toi comme d'un instrument pour jouer des accords faux? Cela n'est pas tolérable. Eh bien! va donc la trouver; car je vois que l'amour a fait de toi un serpent apprivoisé, et dis-lui de ma part, que si elle m'aime, je lui ordonne de t'aimer; que si elle ne veut pas t'aimer, je ne veux point d'elle, à moins que tu ne me supplies pour elle. Si tu es un véritable amant, va-t'en, et ne réplique pas un mot; car voici de la compagnie qui vient.
(Sylvius sort.)
(Entre Olivier, frère aîné d'Orlando.)
OLIVIER.—Bonjour, belle jeunesse; sauriez-vous, je vous prie, dans quel endroit de cette forêt est située une bergerie entourée d'oliviers?
CÉLIE.—Au couchant du lieu où nous sommes, au fond de la vallée que vous voyez; laissez à droite cette rangée de saules qui est auprès de ce ruisseau qui murmure, et vous arriverez droit à la cabane. Mais en ce moment la maison se garde elle-même; vous n'y trouverez personne.
OLIVIER.—Si les yeux peuvent s'aider de la langue, je devrais vous reconnaître sur la description que l'on m'a faite: «Mêmes habillements et même âge. Le jeune homme est blond; il a les traits d'une femme, et il se donne pour une soeur d'un âge mûr: mais la femme est petite et plus brune que son frère.» N'êtes-vous point le propriétaire de la maison que je demandais?
CÉLIE.—Puisque vous nous le demandez, il n'y a pas de vanterie à dire qu'elle nous appartient.
OLIVIER.—Orlando m'a chargé de vous saluer tous deux de sa part, et il envoie ce mouchoir ensanglanté à ce jeune homme qu'il appelle sa Rosalinde: est-ce vous?
ROSALINDE.—Oui, c'est moi; que devons-nous conjecturer de ceci?
OLIVIER.—Quelque chose à ma honte, si vous voulez que je vous dise qui je suis, et comment, et pourquoi, et où ce mouchoir a été ensanglanté.
ROSALINDE.—Dites-nous tout cela, je vous prie.
OLIVIER.—Quand le jeune Orlando vous a quitté dernièrement, il vous a promis de vous rejoindre dans une heure. Comme il allait à travers la forêt, se nourrissant de pensées tantôt douces, tantôt amères, qu'arrive-t-il tout à coup? Il jette ses regards de côté, et voyez ce qui se présenta à sa vue! Sous un chêne, dont l'âge avait couvert les rameaux de mousse et dont la tête élevée était chauve de vieillesse, un malheureux en guenilles, les cheveux longs et en désordre, dormait couché sur le dos; un serpent vert et doré s'était entortillé autour de son cou, et avançant sa tête souple et menaçante, il s'approchait de la bouche ouverte du misérable, quand tout à coup, apercevant Orlando, il se déroule et se glisse en replis tortueux sous un buisson, à l'ombre duquel une lionne, les mamelles desséchées, était couchée, la tête sur la terre, épiant comme un chat le moment où l'homme endormi ferait un mouvement; car tel est le généreux naturel de cet animal, qu'il dédaigne toute proie qui semble morte. A cette vue, Orlando s'est approché de l'homme et il a reconnu son frère, son frère aîné!
CÉLIE.—Oh! je lui ai entendu parler quelquefois de ce frère; et il le peignait comme le frère le plus dénaturé, qui jamais ait vécu parmi les hommes.
OLIVIER.—Et il avait bien raison; car je sais, moi, combien il était dénaturé.
ROSALINDE.—Mais, revenons à Orlando.—L'a-t-il laissé dans ce péril, pour servir de nourriture à la lionne pressée par la faim et le besoin de ses petits?
OLIVIER.—Deux fois il a tourné le dos pour se retirer: mais la générosité plus noble que la vengeance, la nature plus forte que son juste ressentiment, lui ont fait livrer combat à la lionne, qui bientôt est tombée devant lui; et c'est au bruit de cette lutte terrible que je me suis réveillé de mon dangereux sommeil.
CÉLIE.—Êtes-vous son frère?
ROSALINDE.—Est-ce vous qu'il a sauvé?
CÉLIE.—Est-ce bien vous qui aviez tant de fois comploté de le faire périr?
OLIVIER.—C'était moi; mais ce n'est plus moi. Je ne rougis point de vous avouer ce que je fus, depuis qu'il me fait trouver tant de douceur à être ce que je suis à présent.
ROSALINDE.—Mais... et le mouchoir sanglant?
OLIVIER.—Tout à l'heure. Après que nos larmes de tendresse eurent coulé sur nos récits mutuels depuis la première jusqu'à la dernière aventure, et que j'eus dit comment j'étais venu dans ce lieu désert... Pour abréger, il me conduisit au noble duc, qui me donna des habits et des rafraîchissements, et me confia à la tendresse de mon frère qui me mena aussitôt dans sa grotte: et là, s'étant déshabillé, nous vîmes qu'ici, sur le bras, la lionne lui avait enlevé un lambeau de chair, dont la plaie avait saigné tout le temps. Aussitôt il se trouva mal, et demanda, en s'évanouissant, Rosalinde. Je vins à bout de le ranimer. Je bandai sa blessure; et, au bout d'un moment, son coeur s'étant remis, il m'a envoyé ici, tout étranger que je suis, pour vous raconter cette histoire, afin que vous puissiez l'excuser d'avoir manqué à sa promesse, me chargeant de donner ce mouchoir, teint de son sang, au jeune berger qu'il appelle en plaisantant sa Rosalinde.
CÉLIE, a Rosalinde, qui pâlit et s'évanouit.—Quoi, quoi, Ganymède! mon cher Ganymède!
OLIVIER.—Bien des personnes s'évanouissent à la vue du sang.
CÉLIE.—Il y a plus que cela ici.—Chère cousine!—Ganymède!
OLIVIER.—Voyez; il revient à lui.
ROSALINDE, rouvrant les yeux.—Je voudrais bien être chez nous.
CÉLIE.—Nous allons vous y mener. (A Olivier.) Voudriez-vous, je vous prie, lui prendre le bras?
OLIVIER.—Rassurez-vous, jeune homme.—Mais êtes-vous bien un homme? Vous n'en avez pas le courage.
ROSALINDE.—Non, je ne l'ai pas; je l'avoue.—Ah! monsieur, on pourrait croire que cet évanouissement était une feinte bien jouée: je vous en prie, dites à votre frère comme j'ai bien joué l'évanouissement.
OLIVIER.—Il n'y avait là nulle feinte: votre teint témoigne trop que c'était une émotion sérieuse.
ROSALINDE.—Une pure feinte, je vous assure.
OLIVIER.—Eh bien donc! prenez bon courage et feignez d'être un homme.
ROSALINDE.—C'est ce que je fais: mais, en vérité, j'aurais dû naître femme.
CÉLIE.—Allons, vous pâlissez de plus en plus: je vous en prie, avançons du côté de la maison. Mon bon monsieur, venez avec nous.
OLIVIER.—Très-volontiers; car il faut, Rosalinde, que je rapporte à mon frère l'assurance que vous l'excusez.
ROSALINDE.—Je songerai à quelque chose... Mais, je vous prie, ne manquez pas de lui dire comme j'ai bien joué mon rôle.—Voulez-vous venir?
(Tous sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
Toujours la forêt.
TOUCHSTONE, AUDREY.
TOUCHSTONE.—Nous trouverons le moment, Audrey. Patience, chère Audrey.
AUDREY.—Ma foi, ce prêtre était tout ce qu'il fallait, quoiqu'en ait pu dire le vieux monsieur.
TOUCHSTONE.—Un bien méchant sir Olivier, Audrey, un misérable Mar-Text! Mais, Audrey, il y a ici dans la forêt un jeune homme qui a des prétentions sur vous.
AUDREY.—Oui, je sais qui c'est: il n'a aucun droit au monde sur moi: tenez, voilà l'homme dont vous parlez.
(Entre William.)
TOUCHSTONE.—C'est boire et manger pour moi, que de voir un paysan. Sur ma foi, nous, qui avons du bon sens, nous avons un grand compte à rendre. Nous allons rire et nous moquer de lui; nous ne pouvons nous retenir.
WILLIAM.—Bonsoir, Audrey.
AUDREY.—Dieu vous donne le bonsoir, William.
WILLIAM.—Et bonsoir à vous aussi, monsieur.
TOUCHSTONE.—Bonsoir, mon cher ami. Couvre ta tête, couvre ta tête: allons, je t'en prie, couvre-toi. Quel âge avez-vous, mon ami?
WILLIAM.—Vingt-cinq ans, monsieur.
TOUCHSTONE.—C'est un âge mûr. William est-il ton nom?
WILLIAM.—Oui, monsieur, William.
TOUCHSTONE.—C'est un beau nom! Es-tu né dans cette forêt?
WILLIAM.—Oui, monsieur, et j'en remercie Dieu.
TOUCHSTONE.—Tu en remercies Dieu? Voilà une belle réponse.—Es-tu riche?
WILLIAM.—Ma foi, monsieur, comme ça.
TOUCHSTONE.—Comme ça: cela est bon, très-bon, excellent.—Et pourtant non; ce n'est que comme ça, comme ça. Es-tu sage?
WILLIAM.—Oui, monsieur; j'ai assez d'esprit.
TOUCHSTONE.—Tu réponds à merveille. Je me souviens, en ce moment, d'un proverbe: Le fou se croit sage; mais le sage sait qu'il n'est qu'un fou.—Le philosophe païen, lorsqu'il avait envie de manger un grain de raisin, ouvrait les lèvres quand il le mettait dans sa bouche, voulant nous faire entendre par là que le raisin était fait pour être mangé, et les lèvres pour s'ouvrir.—Vous aimez cette jeune fille?
WILLIAM.—Je l'aime, monsieur.
TOUCHSTONE.—Donnez-moi votre main. Etes-vous savant?
WILLIAM.—Non, monsieur.
TOUCHSTONE.—Eh bien! apprenez de moi ceci: avoir, c'est avoir. Car c'est une figure de rhétorique, que la boisson, étant versée d'une coupe dans un verre, en remplissant l'un vide l'autre. Tous vos écrivains sont d'accord que ipse c'est lui: ainsi vous n'êtes pas ipse; car c'est moi qui suis lui.
WILLIAM.—Quel lui, monsieur?
TOUCHSTONE.—Le lui, monsieur, qui doit épouser cette fille: ainsi, vous, paysan, abandonnez; c'est-à-dire, en langue vulgaire, laissez... la société,—qui, en style campagnard, est la compagnie... de cet être du sexe féminin,—qui, en langage commun, est une femme: ce qui fait tout ensemble: Renonce à la société de cette femme; ou, paysan, tu péris; ou, pour te faire mieux comprendre, tu meurs; ou, si tu l'aimes mieux, je te tue, je te congédie de ce monde, je change ta vie en mort, ta liberté en esclavage, et je t'expédierai par le poison, ou la bastonnade, ou le fer; je deviendrai ton adversaire et je fondrai sur toi avec politique; je te tuerai de cent cinquante manières: ainsi, tremble et déloge.
AUDREY.—Va-t'en, bon William.
WILLIAM.—Dieu vous tienne en joie, monsieur!
(Il sort.)
(Entre Corin.)
CORIN.—Notre maître et notre maîtresse vous cherchent: allons, partez, partez.
TOUCHSTONE.—Trotte, Audrey, trotte, Audrey. Je te suis, je te suis.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Entrent ORLANDO et OLIVIER.
ORLANDO.—Est-il possible que, la connaissant si peu, vous ayez sitôt pris du goût pour elle? qu'en ne faisant que la voir, vous en soyez devenu amoureux, que l'aimant vous lui ayez fait votre déclaration; et que, sur cette déclaration, elle ait consenti? Et vous persistez à vouloir la posséder?
OLIVIER.—Ne discutez point mon étourderie, l'indigence de ma maîtresse, le peu de temps qu'a duré la connaissance; ma déclaration précipitée, ni son rapide consentement; mais dites avec moi que j'aime Aliéna: dites avec elle qu'elle m'aime: donnez-nous à tous deux votre consentement à notre possession mutuelle: ce sera pour votre bien; car la maison de mon père et tous les revenus qu'a laissés le vieux chevalier Rowland, vous seront assurés, et moi, je veux vivre et mourir ici berger.
(Entre Rosalinde.)
ORLANDO.—Vous avez mon consentement: que vos noces se fassent demain. J'y inviterai le duc et toute sa joyeuse cour: allez et disposez Aliéna; car voici ma Rosalinde.
ROSALINDE.—Dieu vous garde, mon digne frère!
OLIVIER.—Et vous aussi, aimable soeur.
ROSALINDE.—O mon cher Orlando, combien je souffre de vous voir ainsi votre coeur en écharpe!
ORLANDO.—Ce n'est que mon bras.
ROSALINDE.—J'avais cru votre coeur blessé par les griffes de la lionne.
ORLANDO.—Il est blessé, mais c'est par les yeux d'une dame.
ROSALINDE.—Votre frère vous a-t-il dit comme j'ai fait semblant de m'évanouir lorsqu'il m'a montré votre mouchoir?
ORLANDO.—Oui; et des choses plus étonnantes que cela.
ROSALINDE.—Oh! je vois où vous en voulez venir... En effet, cela est très-vrai. Il n'y a jamais rien eu de si soudain, si ce n'est le combat de deux béliers qui se rencontrent, et la fanfaronnade de César: Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu. Car votre frère et ma soeur ne se sont pas plus tôt rencontrés qu'ils se sont envisagés; pas plus tôt envisagés, qu'ils se sont aimés; pas plus tôt aimés, qu'ils ont soupiré; pas plus tôt soupiré, qu'ils s'en sont demandé l'un à l'autre la cause; ils n'ont pas plus tôt su la cause, qu'ils ont cherché le remède: et, par degrés, ils ont fait un escalier de mariage qu'il leur faudra monter incontinent, ou être incontinents avant le mariage: ils sont vraiment dans la rage d'amour, et il faut qu'ils s'unissent. Des massues ne les sépareraient pas.
ORLANDO.—Ils seront mariés demain, et je veux inviter le duc à la noce. Mais hélas! qu'il est amer de ne voir le bonheur que par les yeux d'autrui! Demain, plus je croirai mon frère heureux de posséder l'objet de ses désirs, plus la tristesse de mon coeur sera profonde.
ROSALINDE.—Quoi donc! ne puis-je demain faire pour vous le rôle de Rosalinde?
ORLANDO.—Non, je ne puis plus vivre de pensées.
ROSALINDE.—Eh bien, je ne veux plus vous fatiguer de vains discours. Apprenez donc (et maintenant je parle un peu sérieusement) que je sais que vous êtes un cavalier du plus grand mérite.—Je ne dis pas cela pour vous donner bonne opinion de ma science..., parce que je dis que je sais ce que vous êtes.—Et je ne cherche point à usurper plus d'estime qu'il n'en faut pour vous inspirer quelque peu de confiance en moi pour vous faire du bien, et non pour me vanter moi-même. Croyez donc, si vous voulez, que je peux opérer d'étranges choses: depuis l'âge de trois ans, j'ai eu des liaisons avec un magicien très-profond dans son art, mais non pas jusqu'à être damné. Si votre amour pour Rosalinde tient d'aussi près à votre coeur que l'annoncent vos démonstrations, vous l'épouserez au moment même où votre frère épousera Aliéna. Je sais à quelles extrémités la fortune l'a réduite; il ne m'est pas impossible, si cela pourtant peut vous convenir, de la placer demain devant vos yeux, en personne, et cela sans danger.
ORLANDO.—Parlez-vous ici sérieusement?
ROSALINDE.—Oui, je le proteste sur ma vie, à laquelle je tiens fort, quoique je me dise magicien: ainsi, revêtez-vous de vos plus beaux habits, invitez vos amis; car si vous voulez décidément être marié demain, vous le serez, et à Rosalinde, si vous le voulez. (Entrent Sylvius et Phébé.) Voyez: voici une amante à moi, et un amant à elle.
PHÉBÉ.—Jeune homme, vous en avez bien mal agi avec moi, en montrant la lettre que je vous avais écrite.
ROSALINDE.—Je ne m'en embarrasse guère. C'est mon but de me montrer dédaigneux et sans égard pour vous. Vous avez là à votre suite un berger fidèle: tournez vos regards vers lui; aimez-le: il vous adore.
PHÉBÉ.—Bon berger, dis à ce jeune homme ce que c'est que l'amour.
SYLVIUS.—Aimer, c'est être fait de larmes et de soupirs; et voilà comme je suis pour Phébé.
PHÉBÉ.—Et moi pour Ganymède.
ORLANDO.—Et moi pour Rosalinde.
ROSALINDE.—Et moi pour aucune femme.
SYLVIUS.—C'est être tout fidélité et dévouement. Et voilà ce que je suis pour Phébé.
PHÉBÉ.—Et moi pour Ganymède.
ORLANDO.—Et moi pour Rosalinde.
ROSALINDE.—Et moi pour aucune femme.
SYLVIUS.—C'est être tout rempli de caprices, de passions, de désirs: c'est être tout adoration, respect et obéissance, tout humilité, patience et impatience: c'est être plein de pureté, résigné à toute épreuve, à tous les sacrifices: et je suis tout cela pour Phébé.
PHÉBÉ.—Et moi pour Ganymède.
ORLANDO.—Et moi pour Rosalinde.
ROSALINDE.—Et moi pour aucune femme.
PHÉBÉ, à Rosalinde.—Si cela est, pourquoi me blâmez-vous de vous aimer?
SYLVIUS, à Phébé.—Si cela est, pourquoi me blâmez-vous de vous aimer?
ORLANDO.—Si cela est, pourquoi me blâmez-vous de vous aimer?
ROSALINDE.—A qui adressez-vous ces mots: Pourquoi me blâmez-vous de vous aimer?
ORLANDO.—A celle qui n'est point ici, et qui ne m'entend pas.
ROSALINDE.—De grâce, ne parlez plus de cela: cela ressemble aux hurlements des loups d'Irlande après la lune. (A Sylvius.) Je vous secourrai si je puis. (A Phébé.) Je vous aimerais si je le pouvais.—Demain, venez me trouver tous ensemble. (A Phébé.) Je vous épouserai, si jamais j'épouse une femme, et je veux être marié demain. (A Orlando.) Je vous satisferai, si jamais j'ai satisfait un homme, et vous serez marié demain. (A Sylvius.) Je vous rendrai content, si l'objet qui vous plaît peut vous rendre content, et vous serez marié demain. (A Orlando.) Si vous aimez Rosalinde, venez me trouver. (A Sylvius.) Si vous aimez Phébé, venez me trouver.—Et, comme il est vrai que je n'aime aucune femme, je m'y trouverai. Adieu, portez-vous bien: je vous ai laissé à tous mes ordres.
SYLVIUS.—Je n'y manquerai pas, si je vis.
PHÉBÉ.—Ni moi.
ORLANDO.—Ni moi.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
TOUCHSTONE et AUDREY.
TOUCHSTONE.—Demain est le beau jour, Audrey; demain nous serons mariés.
AUDREY.—Je le désire de tout mon coeur; et j'espère que ce n'est pas un désir malhonnête que de désirer d'être une femme établie.—Voici deux pages du duc exilé qui viennent.
(Entrent deux pages du duc.)
PREMIER PAGE.—Charmé de la rencontre, mon brave monsieur.
TOUCHSTONE.—Et moi de même, sur ma parole: allons, asseyons-nous, asseyons-nous; et... une chanson.
SECOND PAGE.—Nous sommes à vos ordres: asseyez-vous dans le milieu.
PREMIER PAGE.—L'entonnerons-nous rondement, sans cracher ni tousser, sans dire que nous sommes enroués, préludes ordinaires d'une méchante voix?
SECOND PAGE.—Oui, oui, et tous deux sur un même ton, comme deux Bohémiennes sur un même cheval.
CHANSON.
C'était un amant et sa bergère
Avec un ah! un ho! et un ah nonino!
Qui passèrent sur le champ de blé vert.
Dans le printemps, le joli temps fertile,
Où les oiseaux chantent, eh! ding, ding, ding,
Tendres amants aiment le printemps.
Entre les sillons de seigle,
Avec un ah! un ho! et un ah nonino!
Ces jolis campagnards se couchèrent.
Au printemps, etc., etc.
Ils commencèrent aussitôt cette chanson,
Avec un ah! un ho! et un ah nonino!
Cette chanson qui dit que la vie n'est qu'une fleur.
Au printemps, etc., etc.
Profitez donc du temps présent,
Avec un ah! un ho! et un ah nonino!
Car l'amour est couronné des premières fleurs.
Au printemps, etc., etc.
TOUCHSTONE.—En vérité, jeunes gens, quoique les paroles ne signifient pas grand'chose, cependant l'air était fort discordant.
PREMIER PAGE.—Vous vous trompez, monsieur: nous avons gardé le temps, nous n'avons pas perdu notre temps.
TOUCHSTONE.—Si fait, ma foi. Je regarde comme un temps perdu celui qu'on passe à entendre une si sotte chanson. Dieu soit avec vous! et Dieu veuille améliorer vos voix!—Venez, Audrey.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Une autre partie de la forêt.
LE VIEUX DUC, AMIENS, JACQUES, ORLANDO OLIVIER et CÉLIE.
LE VIEUX DUC.—Croyez-vous, Orlando, que le jeune homme puisse faire tout ce qu'il a promis?
ORLANDO.—Tantôt je le crois, et tantôt je ne le crois pas, comme tous ceux qui craignent en espérant, et qui en craignant espèrent.
(Entrent Rosalinde, Sylvius, Phébé.)
ROSALINDE.—Encore un peu de patience, pendant que je répète notre engagement. (Au duc.) Vous dites que, si je vous amène votre Rosalinde, vous la donnerez à Orlando que voici?
LE VIEUX DUC.—Oui, je le ferais, quand j'aurais des royaumes à donner avec elle.
ROSALINDE, à Orlando.—Et vous dites que vous voulez d'elle quand je ramènerai?
ORLANDO.—Oui, fussé-je le roi de tous les empires de la terre.
ROSALINDE, à Phébé.—Vous dites que vous m'épouserez si j'y consens?
PHÉBÉ.—Oui, dussé-je mourir une heure après.
ROSALINDE.—Mais si vous refusez de m'épouser, vous donnerez-vous alors à ce berger si fidèle?
PHÉBÉ.—Telle est la convention.
ROSALINDE, à Sylvius.—Vous dites que vous épouserez Phébé si elle veut vous accepter?
SYLVIUS.—Oui, quand ce serait la même chose d'accepter Phébé et la mort.
ROSALINDE.—J'ai promis d'aplanir toutes ces difficultés.—Duc, tenez votre promesse de donner votre fille.—Et vous, Orlando, tenez votre promesse de l'accepter.—Phébé, tenez votre promesse de m'épouser, ou, si vous me refusez, de vous unir à ce berger.—Sylvius, tenez votre promesse d'épouser Phébé, si elle me refuse.—Et je vous quitte à l'instant pour résoudre tous ces doutes.
(Rosalinde et Célie sortent.)
LE VIEUX DUC.—Ma mémoire me fait retrouver dans ce jeune berger quelques traits frappants du visage de ma fille.
ORLANDO.—Seigneur, la première fois que je l'ai vu, j'ai cru que c'était un frère de votre fille: mais, mon digne seigneur, ce jeune homme est né dans ces bois; il a été instruit dans les éléments de beaucoup de sciences dangereuses, par son oncle, qu'il nous donne pour être un grand magicien caché dans l'enceinte de cette forêt.
(Entrent Touchstone et Audrey.)
JACQUES.—Il y a sûrement un second déluge en l'air: et ces couples viennent se rendre à l'arche! Voici une paire d'animaux étrangers, qui, dans toutes les langues, s'appellent des fous.
TOUCHSTONE.—Salut et compliments à tous!
JACQUES, au duc.—Mon bon seigneur, faites-lui accueil: c'est ce fou que j'ai si souvent rencontré dans la forêt; il jure qu'il a été jadis homme de cour.
TOUCHSTONE.—Si quelqu'un en doute qu'il me soumette à l'épreuve. J'ai dansé un menuet, j'ai cajolé une dame, j'ai usé de politique envers mon ami, j'ai caressé mon ennemi, j'ai ruiné trois tailleurs, j'ai eu quatre querelles, et j'ai été à la veille d'en vider une l'épée à la main.
JACQUES.—Et comment s'est-elle terminée?
TOUCHSTONE.—Ma foi, nous nous sommes rencontrés, et nous avons trouvé que la querelle en était à la septième cause.
JACQUES.—Que voulez-vous dire par la septième cause?—Mon bon seigneur, cet homme vous plaît-il?
LE VIEUX DUC.—Il me plaît beaucoup.
TOUCHSTONE.—Dieu vous en récompense, monsieur! je désire qu'il en soit de même de vous.—J'accours ici en hâte, monsieur, au milieu de ces couples de campagnards, pour jurer, et me parjurer; car le mariage enchaîne, mais le sang brise ses noeuds. Une pauvre pucelle, monsieur, un minois assez laid, monsieur; mais qui est à moi: une pauvre fantaisie à moi, monsieur, de prendre ce dont personne autre ne veut. La riche honnêteté se loge comme un avare, monsieur, dans une pauvre chaumière, comme votre perle dans votre vilaine huître.
LE VIEUX DUC.—Sur ma parole, il a la répartie prompte et sentencieuse.
TOUCHSTONE.—Comme le trait que lance le fou et des discours de ce genre, monsieur.
JACQUES.—Mais revenons à la septième cause. Comment avez-vous trouvé que la querelle allait en être à la septième cause?
TOUCHSTONE.—Par un démenti au septième degré.—Audrey, donnez à votre corps un maintien plus décent,—comme ceci, monsieur. Je désapprouvai la forme qu'un certain courtisan avait donnée à sa barbe: il m'envoya dire que si je ne trouvais pas sa barbe bien faite, il pensait, lui, qu'elle était très-bien. C'est ce qu'on appelle une réponse courtoise. Si je lui soutenais encore qu'elle était mal coupée, il me répondait, qu'il l'avait coupée ainsi, parce que cela lui plaisait. C'est ce qu'on appelle le lardon modéré. Que si je prétendais encore qu'elle est mal coupée, il me taxerait de manquer de jugement. C'est ce qu'on appelle la réplique grossière. Si je persistais encore à dire qu'elle n'était pas bien coupée, il me répondrait, cela n'est pas vrai. C'est ce qu'on appelle la riposte vaillante. Si j'insistais encore à dire qu'elle n'est pas bien coupée, il me dirait, que j'en ai menti. C'est ce qu'on appelle la riposte querelleuse. Et ainsi jusqu'au démenti conditionnel, et au démenti direct.
JACQUES.—Et combien de fois avez-vous dit que sa barbe était mal faite?
TOUCHSTONE.—Je n'ai pas osé dépasser le démenti conditionnel, et lui n'a pas osé non plus me donner le démenti direct; et comme cela, nous avons mesuré nos épées, et nous nous sommes séparés.
JACQUES.—Pourriez-vous maintenant nommer, par ordre, les différentes gradations d'un démenti?
TOUCHSTONE.—Oh! monsieur, nous querellons d'après l'imprimé51, suivant le livre; comme on a des livres pour les belles manières. Je vais vous nommer les degrés d'un démenti. Le premier est la Réponse courtoise, le second le Lardon modéré, le troisième la Réponse grossière, le quatrième la Riposte vaillante, le cinquième la Riposte querelleuse, le sixième le Démenti conditionnel, et le septième le Démenti direct. Vous pouvez éviter le duel à tous les degrés, excepté au démenti direct; et même vous le pouvez encore dans ce cas, au moyen d'un si. J'ai vu des affaires, où sept juges ensemble ne seraient pas venus à bout d'arranger une querelle; et lorsque les deux adversaires venaient à se rencontrer, l'un des deux s'avisait seulement d'un si; par exemple, si vous avez dit cela, moi j'ai dit cela; et ils se donnaient une poignée de main, et se juraient une amitié de frères. Votre si est le seul arbitre qui fasse la paix: il y a beaucoup de vertu dans le si!
Note 51: (retour)Le poëte se moque ici de la mode du duel en forme qui régnait de son temps, et il le fait avec beaucoup de gaieté, il ne pouvait la traiter avec plus de mépris qu'en montrant un manant aussi bien instruit dans les formes et les préliminaires du duel. Le livre auquel il fait allusion ici est un traité fort ridicule d'un certain Vincentio Saviolo, intitulé: De l'honneur et des querelles honorables, in-4°, imprimé par Wolf, en 1594. La première partie de ce traité porte: Discours très-nécessaire à tous les cavaliers qui font cas de leur honneur, concernant la manière de donner et de recevoir le démenti, d'où s'ensuivent le duel et le combat en diverses formes; et beaucoup d'autres inconvénients faute de bien savoir la science de l'honneur, et le juste sens des termes, qui sont ici expliqués. Voici les titres des chapitres.
I. Quelle est la raison pour laquelle la partie à qui on donne le démenti doit devenir l'agresseur au défi, et de la nature des démentis.
II. De la méthode et de la diversité des démentis.
III. Du démenti certain ou indirect.
IV. Des démentis conditionnels, ou du démenti circonstanciel.
V. Du démenti en général.
VI. Du démenti en particulier.
VII. Des démentis fous.
VIII. Conclusion sur la manière d'arracher ou de rendre le démenti; ou la contradiction querelleuse.
Dans le chapitre du démenti conditionnel, l'auteur dit, en parlant de la particule si: «Les démentis conditionnels sont ceux qui sont donnés conditionnellement de cette manière: Si vous avez dit cela ou cela, alors vous mentez.» De ces sortes de démentis, donnés dans cette forme, naissent souvent de grandes disputes, qui ne peuvent aboutir à une issue décidée. L'auteur entend par là que les deux parties ne peuvent procéder à se couper la gorge, tant qu'il y a un si entre deux. Voilà pourquoi Shakspeare fait dire à son paysan: «J'ai vu des cas où sept juges ensemble ne pouvaient parvenir à pacifier une querelle: mais lorsque deux adversaires venaient à se joindre, l'un des deux ne faisait que s'aviser d'un si, comme, si vous avez dit cela, alors moi j'ai dit cela; et ils finissaient par se serrer la main et à être amis comme frères. Votre si est le seul juge de paix: il y a beaucoup de vertu dans le si.» Caranza était encore un auteur qui a écrit dans ce goût-là sur le duel, et dont on consultait l'autorité.
JACQUES, au duc.—N'est-ce pas là, seigneur, un rare original? Il est bon à tout, et cependant c'est un fou.
LE VIEUX DUC.—Sa folie lui sert comme un cheval de chasse à la tonnelle; et sous son abri, il lance ses traits d'esprit.
(Entrent l'Hymen conduisant Rosalinde en habits de femme, et Célie. Une musique douce.)
L'HYMEN chante.
Il y a joie dans le ciel
Quand les mortels sont d'accord,
Et s'unissent entre eux.
Bon duc, reçois ta fille;
L'hymen te l'amène du ciel,
Oui, l'hymen te l'amène ici,
Afin que tu unisses sa main
A celle de l'homme dont elle porte le coeur dans son sein.
ROSALINDE, au duc.—Je me donne à vous, car je suis à vous. (A Orlando.) Je me donne à vous, car je suis à vous.
LE VIEUX DUC, à Rosalinde.—S'il y a quelque vérité dans la vue, vous êtes ma fille.
ORLANDO.—S'il y a quelque vérité dans la vue, vous êtes ma Rosalinde.
PHÉBÉ.—Si la vue et la forme sont fidèles..., adieu mon amour.
ROSALINDE, au duc.—Je n'aurai plus de père, si vous n'êtes le mien. (A Orlando.) Je n'aurai point d'époux, si vous n'êtes le mien. (A Phébé.) Je n'épouserai pas d'autre femme que vous.
L'HYMEN.
Silence. Oh! je défends le désordre
C'est moi qui dois conclure
Ces étranges événements.
Voici huit personnes qui doivent se prendre la main,
Pour s'unir par les liens de l'hymen,
Si la vérité est la vérité.
(A Orlando et Rosalinde.)
Aucun obstacle ne pourra vous séparer.
class="stage1"A Olivier et Célie.)
Vos deux coeurs ne sont qu'un coeur.
(A Phébé.)
Vous, cédez à son amour,
(Montrant Sylvius.)
Ou prenez une femme pour époux.
(A Touchstone et Audrey.)
Vous êtes certainement l'un pour l'autre,
Comme l'hiver est uni au mauvais temps.
(A tous.)
Pendant que nous chantons un hymne nuptial
Nourrissez-vous de questions et de réponses
Afin que la raison diminue l'étonnement
Que vous causent cette rencontre et cette conclusion.
CHANSON.
Le mariage est la couronne de l'auguste Junon.
Lien céleste de la table et du lit,
C'est l'hymen qui peuple les cités,
Que le mariage soit donc honoré.
Honneur, honneur et renom
A l'hymen, dieu des cités!
LE VIEUX DUC, à Célie.—O ma chère nièce, tu es la bienvenue, tu es aussi bienvenue que ma fille même.
PHÉBÉ, à Sylvius.—Je ne retirerai pas ma parole: de ce moment tu es à moi. Ta fidélité te donne mon amour.
(Entre Jacques des Bois.)
JACQUES DES BOIS, au duc.—Daignez m'accorder audience un moment.—Je suis le second fils du vieux chevalier Rowland, et voici les nouvelles que j'apporte à cette illustre assemblée.—Le duc Frédéric, entendant raconter tous les jours combien de personnes d'un grand mérite se rendaient à cette forêt, avait levé une forte armée: il marchait lui-même à la tête de ses troupes, résolu de s'emparer ici de son frère, et de le passer au fil de l'épée; et déjà il approchait des limites de ce bois sauvage: mais là, il a rencontré un vieux religieux qui, après quelques moments d'entretien, l'a fait renoncer à son entreprise et au monde. Il a légué sa couronne au frère qu'il avait banni, et a restitué à ceux qui l'avaient suivi dans son exil tous leurs domaines. J'engage ma vie sur la vérité de ce récit.
LE VIEUX DUC.—Soyez le bienvenu, jeune homme. Vous offrez un beau présent de noces à vos deux frères; à l'un, le patrimoine dont on l'avait dépouillé, et à l'autre, un pays tout entier, un puissant duché. Mais, d'abord, achevons dans cette forêt l'ouvrage que nous y avons si bien commencé et si heureusement amené à bien, et, après, chacun des heureux compagnons qui ont supporté ici avec nous tant de rudes jours et de nuits partagera l'avantage de la fortune que nous retrouvons, selon la mesure de sa condition. En attendant, oublions cette dignité qui vient de nous écheoir, et livrons-nous à nos divertissements rustiques.—Jouez, musiciens. Et vous mariés et mariées, suivez la mesure de la musique, puisque votre mesure de joie est comble.
JACQUES, à Jacques des Bois.—Monsieur, avec votre permission, si je vous ai bien entendu, le duc a embrassé la vie religieuse, et rejeté avec dédain le faste des cours?
JACQUES DES BOIS.—Oui, monsieur.
JACQUES.—Je veux aller le trouver. Il y a beaucoup à apprendre et à profiter avec ces convertis. (Au duc.) Je vous lègue, à vous, vos anciennes dignités: votre patience et vos vertus les méritent. (A Orlando.) A vous, l'amour que mérite votre foi sincère. (A Olivier.) A vous, vos terres, la tendresse d'une épouse, et des alliés illustres. (A Sylvius.) A vous, un lit longtemps attendu et bien mérité. (A Touchstone.) Et vous, je vous lègue les disputes; car vous n'avez, pour votre voyage d'amour, de provisions que pour deux mois.—Ainsi, allez à vos plaisirs. Pour moi, il m'en faut d'autres que celui de la danse.
LE VIEUX DUC.—Arrête, Jacques; reste avec nous.
JACQUES.—Moi, je ne reste point pour de frivoles passe-temps. J'irai vous attendre dans votre grotte abandonnée, pour savoir ce que vous voulez.
(Il sort.)
LE VIEUX DUC, aux musiciens.—Poursuivez, poursuivez; nous allons commencer cette cérémonie, comme nous avons la confiance qu'elle se terminera, dans les transports d'une joie pure.
(Danse.)
ÉPILOGUE.
ROSALINDE—Vous n'avez pas coutume de voir l'Épilogue habillé en femme, mais cela n'est pas plus mal séant, que de voir le Prologue en habit d'homme. Si le proverbe est vrai, que le bon vin n'a pas besoin d'enseigne, il est également vrai qu'une bonne pièce n'a pas besoin d'épilogue. Cependant on annonce le bon vin par de bonnes enseignes; et les bonnes pièces paraissent encore meilleures avec le secours de bons épilogues. Dans quelle position embarrassante suis-je donc placée, moi qui ne suis point un bon épilogue, et qui ne peux pas non plus vous captiver en faveur d'une bonne pièce? Je ne suis point équipée en mendiant; il ne me conviendrait donc pas de vous supplier: le seul parti qui me reste est d'user de conjurations, et je vais commencer par les femmes.—Femmes, je vous somme, par l'amour que vous portez aux hommes, d'approuver dans cette pièce tout ce qui leur en plaît. Et vous, hommes, je vous somme, au nom de l'amour que vous portez aux femmes (car je m'aperçois à votre sourire qu'aucun de vous ne les déteste), d'approuver de cette pièce ce qui en plaît aux dames; en sorte qu'entre elles et vous, la pièce ait du succès. Si j'étais une femme, j'embrasserais tous ceux qui, parmi vous, auraient des barbes qui me plairaient, des physionomies à mon goût et des haleines qui ne me rebuteraient pas; et je suis sûr que tous ceux d'entre vous qui ont de belles barbes, des figures agréables et de douces haleines, ne manqueront pas, en reconnaissance de mon offre gracieuse, de me dire adieu, quand je vous ferai la révérence.
(Tous sortent.)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.