Confession de Minuit: Roman
XIII
Dès le lendemain matin, un peu avant huit heures, je me remis à louvoyer en vue du kiosque de la place Maubert. A vrai dire, je n'avais aucune confiance, je voulais surtout faire quelque chose, jeter un os à ma conscience irritée. Faire quelque chose, oui! n'importe quoi, plutôt que cette perpétuelle contemplation du dedans.
L'affiche parut. Je la parcourus d'un regard morne. Un à un, les gens qui la déchiffraient comme moi s'en furent et je restai bientôt seul. Non, pas seul. Quelqu'un, derrière moi, se mit à parler. Une voix zézayante, malade, vermoulue disait:
--Connu, tout ça! Rien de vraiment remarquable dans tout ça! Des trucs usés qui roulent tous les bureaux de Paris depuis trois semaines. Moi, je vais rue des Halles.
Je suis peu enclin à lier conversation avec les gens que je rencontre dans la rue. J'affectai donc de n'entendre point cette voix qui murmurait à mon oreille. Je m'absorbai dans la lecture de l'affiche et j'évitai de me retourner.
Alors la voix reprit:
--Vous ne venez pas rue des Halles?
Il y avait, dans ces paroles, un accent si engageant, si timide, si triste que je fis volte-face.
Vous connaissez peut-être cet homme-là; on le rencontre souvent dans notre quartier et je me rappelai l'avoir vu errer dans les petites rues qui avoisinent le Panthéon.
Il est de taille médiocre. Le buste long, les jambes courtes. La maigreur des animaux mal nourris. Une large taie bleuâtre sur l'oeil droit; les cils collés, les paupières blettes. Des cheveux sans teinte précise: des cheveux incompatibles avec toute espèce de réussite sociale. Une moustache tombante, rousse, roide. Une barbe de quatre jours et qui n'est jamais autrement que de quatre jours. D'innombrables taches de son sur une peau couleur mie de pain. Un faux-col de celluloïd, d'une blancheur douloureuse. Des mains velues, aux ongles rongés. Un vêtement long qui devrait être une redingote et qui n'est, cependant, qu'une jaquette. Des souliers mûrs que la pression intérieure d'oignons symétriques a fait éclater. Un chapeau melon cassé, mais propre. Une serviette de molesquine sous le bras.
Il parut hésiter et dit encore une fois, non sans découragement:
--Venez donc rue des Halles, avec moi.
--Qu'y a-t-il, rue des Halles? demandai-je enfin.
--Quoi? Vous n'y avez jamais été? Vous ne connaissez pas l'agence Barouin, pour la copie des bandes?
Je secouai la tête avec étonnement; je ne connaissais pas l'agence Barouin.
--Venez rue des Halles, me dit d'un ton conciliant mon étrange compagnon. Venez! Cela ne vous engage à rien. Si ça ne vous plaît pas, vous serez toujours libre de vous en aller, ou de ne pas revenir une autre fois. Je suis bien surpris que vous ne connaissiez pas l'agence Barouin. Là, vous êtes toujours sûr de faire vos vingt-cinq sous, vos trente sous peut-être, si vous écrivez vite.
Il me regarda de son oeil unique, avec une insistance craintive et ajouta:
--Vous, vous êtes employé de bureau.
Certes, je suis employé de bureau; mais je n'aurais jamais pensé que cela fût visible et j'en ressentis une sorte d'humiliation.
L'homme dit encore:
--Vous devez avoir une belle écriture et travailler rondement. Vous en ferez peut-être pour trente sous; mais dépêchons-nous; sans cela, il n'y aura plus de place. L'agence Barouin est une sale boîte; pourtant, quand nous en avons besoin, c'est un truc qui peut nous rendre service.
«Nous»! Je reçus ce mot dans le flanc avec une légère angoisse. Oh! je vous l'ai dit, je ne suis pas orgueilleux. Je ne trouvai pas drôle que cet homme dît «nous». Je sentis pourtant que ce «nous» m'enrôlait dans une confrérie misérable. Je voulus éprouver la saveur de ce «nous» dans ma propre bouche et je répondis avec une calme amertume:
--Sans doute, c'est encore heureux pour nous qu'il y ait des boîtes comme cela.
Et je me laissai conduire. L'homme se remit à parler, avec cette volubilité des solitaires qui pensent avoir enfin rencontré une oreille bienveillante:
--Moi, je suis secrétaire, c'est-à-dire que j'étais secrétaire. En ce moment, il n'y a plus de place. Moi, je m'appelle Lhuilier. Je vous dis ça tout de suite, bien qu'en général je ne le dise pas: c'est un nom qui m'a causé des désagréments. Je cherche une place où je pourrais travailler un peu pour moi. C'est très dur: Paris n'est pas si grand qu'on le croit.
Il marchait à mes côtés; j'entendais, entre les bouts de phrase, sa respiration courte et rauque, comme celle d'un homme tourmenté par une bronchite incurable. Il toussait d'ailleurs et crachait presque sans arrêt.
--Voulez-vous faire une cigarette? dit-il en me tendant un cornet de tabac.
Comme nous allumions nos cigarettes, il eut un grêle sourire:
--C'est du tabac de la Maubert: Mon voisin de dortoir est ramasseur; il travaille pour le gros de l'Impasse. C'est du tabac mêlé, bien entendu, mais point mauvais, en général, et doux, peut-être parce qu'une partie en a été lavée par les pluies. Chez le gros de l'Impasse, j'ai vu parfois des tas de tabac! Un mètre cube au moins dans un coin de la chambre. On se demande ce qu'il faut de mégots pour faire une telle masse. Bah! C'est toujours du tabac, et pas cher, vous savez.
Je fumai ma cigarette avec une espèce d'horreur. Ce qui est dur dans la misère, c'est l'apprentissage, et j'étais encore un novice. Je regardais de temps en temps mon compagnon et je pensais: «Voilà! voilà! dans dix ans, je serai comme celui-là».
L'homme trottinait à mes côtés et ne cessait de parler. Sa voix fripée conservait, grâce au zézaiement sans doute, des sonorités puériles et tendres. Il me regardait souvent et comme il est petit, son regard s'élevait pour m'atteindre: l'oeil unique jetait alors une clarté humide et suppliante qui me serrait le coeur.
Nous atteignîmes la rue des Halles, dont toutes les maisons semblent imprégnées d'une immonde odeur de choux gâtés. Mon compagnon s'arrêta devant une porte cochère.
--Je vais, dit-il, vous montrer le chemin, puisque vous n'êtes jamais venu.
Il y avait une cour, encombrée de voitures à bras, de caisses et d'objets sans nom; puis il y avait un escalier si noir et si puant qu'il semblait percé à même un bloc de crasse.
Au premier étage, mon compagnon, essoufflé déjà, empoigna un bouton de porte.
--C'est là. Entrons vite, et pas trop de bruit à cause du macaque.
Nous entrâmes. Imaginez une grande salle éclairée par trois fenêtres aux vitres troubles et larmoyantes. Une salle d'école, mais pour de vieux écoliers, pour de pitoyables fantômes d'écoliers.
Imaginez que, sur une classe de bambins, cinquante années de misère, de maladie, de privations, de déboires se soient abattues, brusquement, comme un orage, et voilà l'agence Barouin au travail.
Un silence limoneux, fait de murmures étouffés, de toux, de respirations asthmatiques et d'un remuement de chaussures sur le plancher mouillé.
Aux murs pisseux, rien que le ruissellement des eaux produites par la condensation de toutes les haleines.
En chaire, car il y a une chaire, quelque chose comme un adjudant, un bonhomme tout en moustaches grises, en nuque et en mâchoire. Pas de front: les cheveux dans les sourcils; au sein de tout ce poil, des yeux saignants, ardents, comme deux tisons dans un maquis.
--Vite! Vite! me dit mon compagnon, il y a deux places, là-bas, près de la fenêtre.
Nous nous assîmes côte à côte, sur un bout de banc. Lhuilier ouvrit sa serviette de molesquine et en sortit deux porte-plume.
--Tenez, voici pour vous. Et maintenant, venez vite demander des bandes au macaque.
Le macaque était cette manière de sous-officier qui trônait au bout de la salle. Il me remit un petit registre et un paquet de bandes vierges.
Vous n'avez, me dit Lhuilier, qu'à copier toutes les adresses du registre sur les bandes. Allez-y!
J'y allai... Je ne comprenais pas très bien ce qui m'était arrivé, ce que je faisais là. J'étais ahuri, engourdi. J'éprouvais un désir violent de me sauver, de me retrouver seul dans une rue déserte. Je me raidissais contre ce désir. Je pensais en serrant les dents: «Non! Non! tu y es, tu y resteras. Quoi? C'est le commencement de la déchéance. Ce n'est que la première gorgée de la tasse. Avale, avale»! Surtout, je m'appliquais à ne rien laisser paraître de mes sentiments, à n'avoir l'air étonné de rien, choqué de rien. Enfin, le cours de mes réflexions n'empêchait pas mes doigts de marcher: je copiais, je copiais, j'empilais les bandes remplies à ma droite, parallèlement au paquet des bandes vierges.
Parfois, je m'arrêtais pendant une seconde et levais les yeux sans oser lever la tête. L'odeur des hommes remuait et clapotait entre les tables comme la boue d'une mare dans laquelle piétinent des bestiaux. Vous n'avez peut-être pas remarqué qu'entre toutes les puanteurs naturelles, celle de l'homme est souveraine. C'est encore un signe de royauté, n'est-ce pas? L'odeur que l'on respirait là semblait un composé de maintes autres: celle de l'école, celle de la caserne, celle de l'asile, celle de l'hôpital, sans doute aussi celle de la prison, je ne sais pas, moi.
Je pensais: «Voilà maintenant mon odeur, jamais je ne me débarrasserai de cette odeur-là».
De temps en temps, l'adjudant faisait signe à un petit vieux, rasé, tonsuré comme un prêtre et qui travaillait au premier rang. Aussitôt, le petit vieux se levait avec une promptitude de laquais, et il enfournait une pelletée de coke dans un poêle minuscule coiffé d'une casserole.
J'avais gardé mon pardessus pour dissimuler ma jaquette dont la propreté me faisait honte. A ma gauche, Lhuilier travaillait. Il y avait, dans ses gestes, une maladresse volubile et tremblante, comme dans son babil. Ses doigts étaient couronnés d'un bourrelet d'envies enflammées qu'il mordillait par intervalles et arrachait du bout des dents. Je remarquais qu'il devait être fort myope de son oeil unique, car il serrait de près sa besogne: sa moustache balayait la table d'un mouvement vif et régulier. A un certain moment, il se redressa pour cracher entre ses jambes. Il me vit alors et me fit un sourire enfantin, si pur, si affectueux que je m'en sentis le coeur réchauffé. Je me remis au travail en me demandant comment un tel sourire avait pu fleurir en un tel endroit.
Vers midi, il y eut un peu d'agitation dans l'assemblée. Le petit vieillard du premier rang sortit et rapporta bientôt à l'adjudant une tranche de pain et une «portion», dans une gamelle couverte d'une assiette retournée.
La plupart des hommes repoussèrent leurs paquets de bandes au bord de la table et se mirent à manger. Un parfum de fromage et de saucisson vogua de table en table, puis une rumeur de conversation.
Des hommes sortirent. Ceux qui ne devaient pas revenir reportaient les bandes au macaque et se faisaient régler leur compte. On percevait un bruit de gros sous, parfois le tintement délicat d'une piécette d'argent.
De nouvelles figures se montrèrent. Fort peu de places restaient vides. Les hommes qui s'en allaient étaient remplacés par d'autres. Tous connaissaient évidemment les habitudes de la maison. Il y avait une espèce de discipline composite: l'école, la caserne, l'hôpital, la prison.
Lhuilier repoussa le banc et se mit sur ses petites jambes.
--Je vais, dit-il, chercher mon manger. Si vous voulez, je vous rapporterai le vôtre. Qu'est-ce que vous préférez avec vos deux sous de pain? Trois sous de frites ou trois sous de petits poissons?
Je répondis:
--Des frites, plutôt.
Lhuilier restait planté devant moi. Il sourit encore une fois et dit en se penchant:
--Si ça ne vous fait rien, donnez-moi vos cinq sous.
Il acheva, dans un mince sourire:
--Excusez-moi: aujourd'hui, je ne suis pas en état de faire une avance.
Comme je lui remettais les cinq sous en bégayant quelque excuse, il me souffla dans l'oreille:
--J'ai une bouteille, pour l'eau. Dites-moi, si vous m'en croyez, ne parlez pas trop à ce type qui est au bout du banc: ce n'est pas un homme sérieux. Je le connais, il loge à l'Impasse. Ce n'est pas un type pour vous. Il ne vient ici que les jours de pluie. Les autres jours, il vend des bricoles, à la sauvette. Bon! Surveillez mes affaires, je reviens.
Je n'avais pas la moindre envie de parler aux gens qui m'entouraient. Je n'osais même pas les regarder en face. Je continuai de copier jusqu'au retour de Lhuilier. Nous mangeâmes.
--Les frites, c'est bon, me dit mon compagnon. Mais les petits poissons, ça tient mieux au corps. Moi, j'aime mieux les petits poissons.
L'après-midi passa comme la matinée, c'est-à-dire avec une lenteur extrême et désespérante. Il y avait un urinoir dans la cour. J'y allai à plusieurs reprises et, chaque fois, entendant les rumeurs de la rue, j'éprouvais une violente envie de me sauver, de laisser tout en plan: les bandes, le macaque, mon chapeau demeuré sur la table. Le souvenir de Lhuilier me retint, me ramena chaque fois.
A quatre heures, lorsque l'obscurité tomba des murs, comme une toile d'araignée poudreuse, on alluma trois becs de gaz. Les flammes irritables sautaient dans les tubes de mica, avec des râles doux, des éternuements, des suffocations. La tête penchée de Lhuilier jeta sur la table une ombre ronde et noire dans laquelle sa plume s'évertuait, trébuchait, renâclait.
Il était peut-être sept heures moins un quart quand Lhuilier me dit soudain:
--Ça y est! J'ai fini. Je vais vous aider. Et, tout de suite, il s'empara d'une partie de mes bandes et m'aida. Il écrivait fiévreusement, son oeil tour à tour vers sa plume et vers le registre ouvert entre nous deux. De larges taches d'encre violettes séchaient sur ses doigts déformés.
Il rangea mon travail comme il avait rangé le sien: les paquets de bandes les uns sur les autres, en croix, par catégories mystérieuses. L'adjudant me compta vingt-quatre sous. Le gain de Lhuilier s'élevait à un franc cinquante. Il en parut un peu confus et crut devoir s'excuser:
--Quand vous aurez la pratique...
Nous redescendions la rue des Halles. Une petite pluie engluait le bitume, exaltant l'âcre odeur de légumes pourris qui est l'haleine même de ce quartier.
Lhuilier sortit son cornet de tabac:
--Une cigarette?
Je me sentis lâche, lâche, et je refusai en mentant:
--Je fume si peu.
Mon compagnon se hâtait à mes trousses. Il y avait, dans sa démarche, quelque chose de sautillant et de traînant tout ensemble: de la fatigue et de la candeur. Il parlait sans arrêt, comme le matin. Je n'entendais pas tout: le tumulte de la rue et celui de ma pensée me dérobaient la plupart de ses paroles. Un mot, toutefois, le mot avenir, surnageait au milieu de ces propos confus, comme un bouchon dans l'écume d'une cataracte.
--En ce moment, me dit Lhuilier, je couche en dortoir, à l'hôtel de l'Impasse. Je n'aime pas le dortoir: je ne peux pas y travailler pour moi. Mais si je trouve une place, je prendrai une petite chambre. J'ai tant de choses à faire.
Et il me parla de ses projets jusqu'à l'entrée de l'Impasse Maubert.
L'Impasse était remplie d'une obscurité sous-marine. Tout au fond, tremblait un quinquet; sur le verre dépoli on lisait le mot «hôtel».
Lhuilier s'arrêta. Il piétinait tout en parlant et j'entendais les semelles de ses souliers qui, alternativement, aspiraient et crachaient la boue.
--Dites, murmura-t-il soudain en me prenant la main, dites, vous reviendrez rue des Halles, vous reviendrez avec moi?
Et il ajouta d'une voix basse, gémissante, changée:
--Je m'ennuie tellement.
Je sentais, dans mes doigts, trembler sa main dont la paume était moite et le dos velu.
Je promis de revenir, je promis même de revenir dès le lendemain. Je regardai bien Lhuilier qu'un réverbère éclairait par saccades, et je m'en allai. Il me suivit de l'oeil jusqu'au moment où je tournai le coin de la rue.
Je montai sans me presser la rue de la montagne Sainte-Geneviève. La pente me courbait vers le sol. Je me sentais vieilli, diminué, déchu, taraudé d'une tristesse qui ressemblait à la peur. J'osais à peine rentrer chez moi: il me semblait que je devais porter dans mes vêtements, dans ma peau, dans mon âme, l'odeur de l'agence Barouin. Je remâchais des bribes de pensées absurdes: «Moi, moi, je ne suis pas fait pour être malheureux de cette façon-là.» Evidemment, j'ai ma façon d'être malheureux, une façon que j'ai choisie moi-même, à mon goût, bien sûr!
Il faut que je vous dise tout de suite que j'avais formé la résolution ferme, farouche, de mourir de faim plutôt que de retourner jamais chez Barouin.
Pour Lhuilier, j'ai honte à vous l'avouer, je le rencontre encore parfois dans ce quartier, et, dès que je l'aperçois de loin, je change de trottoir. Je sais qu'il ne me reconnaîtra pas: il est trop myope. Et puis, et puis... je ne suis sans doute pas digne de cet homme-là.
XIV
J'ai été plusieurs fois malade, et toujours assez gravement. Je pardonne à la maladie en faveur des convalescences. Vivre! Vivre! Ils me font rire, avec ce mot. C'est revivre qui est bon. C'est sans doute survivre qui serait vivre. Pendant mes convalescences, il me semble que j'ai vécu.
Je dois vous dire qu'en me retrouvant chez moi, dans le fond de mon canapé, dans mon refuge, j'eus une brève impression de convalescence. J'étais encore moi, c'est-à-dire Salavin, c'est-à-dire un pauvre homme; mais je n'étais plus ce que j'avais été tout le jour: une larve, un débris, un résidu.
Ma mère et Marguerite m'avaient attendu pour dîner. A me retrouver dans la cuisine chaude et propre, je ne pus m'empêcher de goûter du bien-être, de me détendre, de m'abandonner.
--Louis, me dit ma mère, comme tu as l'air las!
Je ne répondis qu'en hochant vaguement les épaules. Tête baissée, je comptais, du bout de la fourchette, quelques haricots épars sur les fleurs de la faïence. Notre nourriture--inutile de vous le dire--était des plus simples; mais elle avait un goût particulier à la cuisine de maman, un goût qu'il me serait bien impossible de vous expliquer, un goût que je reconnaîtrais entre mille, comme un visage.
Ma mère reprit:
--Tu te fatigues trop à chercher. Il faudra prendre un peu de café avec nous, tout à l'heure.
J'acquiesçai d'un sourire: Je ne serai jamais un homme pour ma mère. Quand elle me voit triste, découragé, elle murmure: «Veux-tu un petit morceau de chocolat?» Si j'étais général et que j'eusse perdu une bataille, maman me dirait: «Ne pleure pas, mon Louis, je vais te faire une crème au caramel». L'étrange, voyez-vous? est que le bout de chocolat ou la crème au caramel possèdent bien, alors, toutes les vertus que la pauvre femme leur prête.
Mais, assez là-dessus! Que je vous raconte plutôt une chose singulière. Le nez dans mon assiette, j'écoutais les menus propos de maman et je me sentais pénétré d'une inquiétude nouvelle, indéfinissable.
Je suis habitué à vivre sous le regard de ma mère. Je suis habitué à ce regard qui m'enveloppe, me pénètre, glisse sur mon visage, erre dans mes cheveux, comme une main, comme un souffle.
Or, ce soir-là, je n'osais pas relever la tête parce que je sentais bien que ce regard n'était pas seul à suivre le frémissement de mes mains sur la toile cirée, à compter les petites gouttes de sueur qui naissaient sur mes tempes, à lire sur mes traits le désordre de mon coeur.
Je me hâtai de plier ma serviette et je gagnai ma chambre.
Je ne vous ai peut-être pas encore dit que je joue de la flûte. Oh! j'exagère assurément en disant que «je joue». Je possède une flûte de bois, à clefs, dont un camarade de régiment m'a enseigné le doigté. J'ai travaillé pendant deux ans à mes heures de loisir, assez pour lire les pages d'une difficulté moyenne. Puis, j'ai cessé de travailler et, partant, de me perfectionner. Je joue donc mal. Vous vous en doutiez: si j'étais capable de faire très bien une chose, quelle qu'elle soit, je ne serais pas l'homme que je suis.
Ce qui est pénible, c'est que, faute d'entraînement, de mécanisme, faute d'étude, enfin, je joue d'une façon maladroite, puérile, des morceaux que je sens fort bien. Car je dois dire, pour être juste envers moi-même, que j'aime passionnément la musique et que je lui dois mes émotions les plus nobles. Pourtant, lorsque je m'évertue sur mon instrument, j'ai l'air de ne rien comprendre à ce que j'exécute, tandis qu'Oudin, par exemple, qui joue aussi de la flûte, Oudin qui, somme toute, n'entend rien à la musique, mais qui a de la pratique, des doigts, donne si facilement l'impression d'avoir une âme.
Bref, ce soir-là, je me mis à jouer de la flûte, d'abord doucement, puis à plein souffle. J'entendis maman qui disait:
--C'est ça, Louis, joue un peu! Il y a si longtemps!
Je jouai donc. J'avais allumé la lampe et installé mes cahiers de musique sur la commode, contre le vase de verre bleu.
Je m'appliquais, serrant soigneusement les lèvres et mesurant mon haleine, je m'appliquais à faire de beaux sons; et une partie de mon tourment fuyait, me semblait-il, sous mes doigts et se dissolvait dans l'atmosphère avec les vibrations de l'instrument. Je jouais les morceaux que je connais le mieux, ceux que j'aime depuis longtemps et qui sont mêlés à toutes mes pensées.
Je m'aperçus bientôt qu'après un long silence les deux femmes, dans la pièce voisine, avaient recommencé de parler à voix basse. Cela produisait un ronron léger et continu que je ne pouvais pas ne pas entendre, tout en jouant.
Je n'ai aucun talent, c'est entendu; mais, si absurde que cela vous paraisse, je me sentis blessé. Je n'en voulais pas à ma mère; j'en voulais à l'autre, oui, à Marguerite. Je lui en voulais de ne pas goûter ces choses si belles que je joue si mal, et que je jouais quand même un peu pour elle. Sur le moment, j'attribuai mon dépit à ce que je considérais comme un manque de respect pour l'art, pour les maîtres. Je dois pourtant reconnaître que mon orgueil, surtout, était en jeu, mon orgueil et d'autres sentiments obscurs dont le temps n'est pas venu de parler. D'ailleurs, si je vous donne tous ces détails, c'est pour bien vous montrer que j'ai maintes raisons de me juger sévèrement.
Je posai ma flûte et entrai dans la salle à manger. Je m'assis d'abord en face de la cheminée, puis je changeai de chaise pour n'avoir pas à contempler dans la glace cette figure qui me déplaît tant, parfois: ma pauvre figure.
Accoudé à la table, les joues dans les paumes, je demeurai là de longues minutes, regardant travailler les deux femmes. Marguerite murmura, sans quitter des yeux son ouvrage:
--Comme c'est beau, ce que vous avez joué ce soir!
Je fis un sourire de travers en répondant:
--Oui, c'est beau, mais je joue si mal!
Elle dit, en battant des cils devant la lampe pour enfiler une aiguillée:
--Oh! Que non! Vous ne jouez pas mal.
Je lui sus gré de ces quelques gouttes de baume versées sur mon amour-propre et, surtout, du ton dont elle avait parlé. En somme, elle pouvait fort bien entendre ce que je jouais tout en donnant la réplique à ma mère qu'elle traite avec beaucoup de déférence.
Marguerite cousait très vite, sans la moindre distraction de l'oeil ou des doigts. Pour ne pas perdre de temps, sans doute, elle évitait de se moucher, en sorte qu'elle respirait par la bouche et reniflait fréquemment, avec légèreté. Cela ne me déplut pas, ce qui est bien étonnant. Je regardais aller et venir les doigts de Marguerite et aussi l'ombre que projetait, sur sa joue, une mèche folle qui boucle devant son oreille.
Une tiède paresse m'engourdissait. Je sentais reculer dans un passé plein d'indulgence les événements et les visages de ma journée: Lhuilier, l'agence Barouin, l'adjudant, le vendeur à la sauvette.
Je m'allai coucher bien avant les couturières. Mes dernières pensées furent apaisantes; rien n'était perdu; quatre mois d'oisiveté, ce n'était pas une affaire; il n'y avait guère d'homme à qui ce ne fût arrivé au moins une fois; tout allait rentrer dans l'ordre; ma mère oublierait cette triste période et Marguerite ne me jugerait pas trop mal.
Je m'endormis sur ce mol oreiller.
Au milieu de la nuit, je m'éveillai net en pensant à Lhuilier. Je ne rêvais pas. Toutes les pensées qui me traversaient avaient pourtant cet aspect anormal, difforme, terrible que la méditation nocturne prête pour moi aux choses les plus simples.
Je repris une à une toutes mes conclusions du soir. Elles me parurent insensées. De nouveau la situation fut sans issue et, quand je sortis du lit, le lendemain, je me sentis plus misérable, plus odieux, plus coupable que jamais.
Une chose demeurait toutefois arrêtée dans mon esprit: je ne retournerais pas à l'agence Barouin. J'attendrais, je chercherais ailleurs; je vivrais provisoirement du travail de ma mère, et je ne retournerais pas à l'agence.
En trempant une tranche de pain dans mon café, je me fortifiais dans cette certitude désespérante: «Voilà, tu es un homme sans courage, une âme sans ressort, un coeur sans fierté. Voilà!»
Je pensais ces pensées, je pensais seulement, mais avec force. Or, il se produisit une chose invraisemblable, une chose qui me bouleversa. Ma mère, soudain, dit à voix haute:
--Mais non, mais non, mon Louis!
Quoi? Pourquoi ce «mais non»? Je vous assure que je n'avais fait que penser. Je vous assure que je n'avais pas même remué les lèvres.
Alors, ma mère me prit les mains et se mit à les caresser. Elle me disait des paroles si bonnes, si raisonnables:
--Tu t'épuises à chercher. C'est une mauvaise période. Attends une occasion. Rien ne presse. Repose-toi. Calme-toi. Va voir tes amis.
Je vous assure que je n'avais pas ouvert la bouche, pas fait le moindre geste.
Ma mère répétait en m'embrassant les mains:
--Va voir tes amis.
XV
Mes amis! Je n'en ai pas d'amis. Si! J'en ai un, j'ai Lanoue. «Un ami», ce n'est pas la même chose que «des amis» pour un coeur ambitieux.
J'ai un peu de famille vague et lointaine. Vous savez: cette famille dont on a plutôt peur d'entendre parler. Ah! Si j'avais un frère, un bon frère. Mais quoi? S'il ne me ressemblait pas, nous ne pourrions pas nous comprendre et, s'il me ressemblait, je ne l'estimerais pas. D'ailleurs, inutile de tracasser ce rêve: je n'ai pas de frère.
Revenons aux amis. Il y a ceux que je me sens enclin à chérir et qui ne me peuvent supporter; il y a ceux qui me recherchent volontiers, mais dont la compagnie m'est intolérable.
Parce que je me suis décidé, cette nuit, à vous raconter mon histoire, ne me tenez pas pour un homme éloquent d'ordinaire. Je suis un silencieux; du moins, si j'entends bien ce que l'on dit de moi, je dois être un silencieux. Remarquez-le, je prends toutes sortes de précautions en m'exprimant devant vous. Ne croyez pas que je sois assez sot pour m'attribuer des vertus, alors que je n'éprouve que dégoût pour moi-même.
Et, au fait, pourquoi ne me trouveriez-vous pas sot? C'est incroyable: au moment précis où je m'accuse, ce bougre d'orgueil s'arrange pour sauvegarder ses petits intérêts dans la faillite. Le moyen d'être sincère, avec cette langue qui n'est là que pour trahir notre esprit?
Reste à savoir, en outre, si «être silencieux» cela représente une vertu. Les femmes qui ont des taches de rousseur se consolent en disant: «C'est que j'ai la peau fine». Pareillement les gens qui, comme moi, sont dépourvus de tout esprit, de tout éclat, de tout à propos, tirent parti de leur infirmité en avouant: «Moi, je suis un silencieux», ce qui signifie: «Moi, je suis une âme concentrée, sérieuse, sobre, une âme admirable, enfin». En réalité, je dois à cet aspect de mon caractère d'avoir, dans tous les milieux où j'ai vécu, passé pour un imbécile.
Il est bien regrettable que les hommes qui ont du génie ne soient pas, en même temps, des imbéciles. Les hommes qui ont pour mission de contempler, d'étudier leurs semblables sont desservis dans leurs entreprises par leur intelligence et leur réputation. Je crois qu'il leur est, moins souvent qu'à d'autres, donné de surprendre la nature. A leur approche, les personnes qu'ils veulent étudier se roidissent, dans une attitude, comme chez le photographe, et tâchent à donner d'abord d'elles-mêmes une opinion avantageuse.
Devant l'imbécile, au contraire, inutile de se gêner. A-t-on scrupule de se montrer tout nu devant son chien? Si les chiens et les imbéciles comprenaient ce qu'on leur laisse voir, ils tomberaient malades de tristesse.
Quant à moi, qui ne fais pas profession d'observer les hommes, je préférerais ignorer l'amer honneur d'être traité comme un témoin sans importance. Et, s'il me fallait choisir entre la sinistre expérience que j'acquiers, bien malgré moi, chaque jour et le séduisant mensonge qu'on ne prend pas la peine de m'offrir, j'opterais sans doute pour le mensonge. Malheureusement, je n'ai pas à me prononcer.
Oudin, mon ancien voisin de bureau, dont je vous ai dit deux mots déjà, est un type d'une bonne intelligence moyenne; un Normand sec et vif, irritable, nerveux--une variété particulière de la race.--L'oeil bleu-vert, tantôt rieur, tantôt glacé. Et la réplique comme un coup de fouet.
Ah! En voilà un que j'aurais aimé à aimer! Mais pourquoi ce besoin de domination, et cette passion qui le consume de mettre, à tout propos, les gens «dans sa poche», au lieu de les porter tout bonnement dans son coeur?
Son parler est impérieux, allègre, volontiers cassant. Il n'admet la discussion qu'à son avantage et n'entend jamais composer. Bah! ce sont là choses que je lui passerais volontiers. Ce qui est moins acceptable, c'est le penchant qu'il manifeste à faire des dupes, je veux dire l'habitude qu'il a de spéculer sur la niaiserie du partenaire. Il possède un sentiment si ingénu de son évidente supériorité dans la controverse qu'il juge superflu de mettre des formes à ma conquête. Non content de me posséder, il est toujours pressé et veut m'avoir à bon compte. Ses propos, sous des allures grossièrement courtoises, sont chargés de réticences injurieuses et de réserves blessantes qu'il me juge incapable de discerner. Et c'est ainsi jusque dans sa correspondance, jusque dans le tête-à-tête, car il joue pour lui-même, à défaut de galerie.
L'extraordinaire est que je me prête à ces exercices avec un malicieux désespoir. Alors même qu'Oudin pourrait et devrait douter du succès de ses manoeuvres, je prends un sombre plaisir à l'assurer que je suis dupe, qu'il est libre de doubler la dose, de récidiver impunément, de patauger dans ma bonne foi. Il ne s'en fait pas faute.
Si j'étais moins clairvoyant, Oudin n'agirait pas d'autre sorte; mais j'aurais un ami de plus, ou, si vous préférez, j'aurais un homme de plus à aimer.
Je ne vous ai rien dit de Poupaert. C'est un employé de chez Socque et Sureau, bien entendu. Quand les chevaux ont des amis, ce ne sont guère que des amis d'attelage. Même chose pour nous: il nous est difficile d'avoir d'autres connaissances que celles du bureau ou de l'atelier, puisque, normalement, toute notre vie se passe là.
Poupaert est un homme du Nord, un garçon qui a souffert tous les malheurs imaginables: femme, santé, famille, courage, tout l'a trahi. Il est devenu comme un spécialiste de la guigne. Qu'il en conçoive une manière d'orgueil, voilà ce que je trouve assez naturel; mais qu'il veuille me rendre responsable de son infortune, voilà ce que j'ai peine à comprendre. Le plus curieux est qu'il se montre particulièrement aigre avec moi, qui n'ai cessé de lui témoigner une sympathie réelle et qui lui rends de menus services, à l'occasion.
Il y a encore Devrigny, un vrai Parisien, bavard, sanguin, rouge de poil et de tempérament. On ne sait jamais s'il parle de façon sérieuse. Il ne songe qu'à coucher avec des femmes et il ne regarde pas son gibier de trop près. Il n'est pas bête, Devrigny, mais c'est un de ces gars qui, ayant à choisir entre la compagnie de Victor Hugo et celle de Frise-Poupou, la bonne du bistro Marquet, préféreraient à coup sûr la bonne, avec toutes ses maladies. Je vous prie de croire que je ne dis pas ça parce que Devrigny m'a lâché plus de cent fois, quand nous étions ensemble, pour filer aux trousses de petits souillons qui l'ont passablement abruti et finiront par l'abrutir tout à fait. Enfin, passons! Cet homme-là suit sa voie et agit comme bon lui semble.
Je peux aussi vous nommer Vitet, un camarade de régiment, un homme qui a failli devenir mon ami, un homme qui m'a fait beaucoup de mal. Depuis sept ans que nous avons fini notre service, je rencontre Vitet assez régulièrement: il est employé des postes et voyage, deux fois par semaine, entre Nevers et Paris. Quand nos heures de liberté concordent, il vient me voir, s'il lui prend fantaisie de torturer quelqu'un, ou bien je vais moi-même le chercher, si j'éprouve le besoin de souffrir, ce qui m'arrive de temps en temps, comme à tout le monde, quoi qu'on pense.
Vitet possède un caractère exécrable, mais égal. Il est féroce avec constance, avec sérénité. Si vous êtes tourmenté d'un généreux enthousiasme, soulevé par des désirs ardents, ému de projets audacieux, allez voir Vitet. Je ne lui donne pas dix minutes pour vous récurer l'âme, pour vous purger le coeur de toutes vos belles ambitions, pour vous laisser plus nu, plus pauvre, plus dépourvu que jamais.
S'il me pousse, quelque jour, une idée assez vivace pour résister à une heure de Vitet, ma confiance en moi n'aura plus de limite. Vitet? Un destructeur! Son arme favorite est un mot, insignifiant en apparence, mais plus tranchant qu'un scalpel et plus acéré qu'un aiguillon. Quand je me laisse aller au contentement, à l'espoir, à l'exaltation, Vitet me regarde une seconde avec ses petits yeux bordés de cils d'un blond blanc, et il dit seulement «Va donc»! Je me demande parfois si ce mot-là n'a pas gâché toute ma vie.
Au contraire de Vitet, Ledieu--un employé qui travaillait à côté de moi dans ma première place, chez Moûtier--Ledieu n'est pas désagréable avec régularité: il a des crises. Pendant ses bonnes périodes, qui durent vingt-quatre ou quarante-huit heures, il n'est que grâce, clarté pure, candeur, abandon. Puis, le ciel se couvre soudain, tout s'obscurcit et Ledieu devient morne, intolérant, agressif. C'est une âme malheureuse, inquiète, comme ces pays que de brusques inondations ravagent chaque année et qui s'efforcent, dans l'intervalle, de se reconstruire, de se restaurer.
Parfois, je le vois si bas, si réduit que je m'humilie devant lui pour qu'il ne demeure pas seul au fond de sa détresse. Dès que je me suis bien accusé, bien aplati, Ledieu en profite tout de suite pour prendre de la hauteur, pour me monter sur le dos et me piétiner. Je sors de là vexé, courbatu, désemparé. Si j'étais meilleur que je ne suis, je devrais me trouver content du résultat, satisfait de cette transfusion de mon sang. Mais je ne vaux pas grand'chose non plus et je me demande si mes accès d'humilité ne sont pas, eux aussi, inspirés par une espèce d'orgueil.
A part cela, Ledieu n'est capable de supporter seul ni ses douleurs, ni ses joies. Quand je le vois arriver chez moi, je le regarde au visage pour tâcher de comprendre ce qui lui tu méfie le coeur. Un échec ou un succès? Notez, toutefois, que, lorsqu'il est heureux, il me confie: «J'ai bien réussi telle ou telle chose». En revanche, s'il fait une sottise, s'il est pris d'une faiblesse, s'il commet une lâcheté, il s'écrie avec amertume: «Nous sommes bêtes, nous sommes faibles, nous sommes lâches». Eh! N'ai-je pas assez de moi?
Je pourrais aussi vous parler de Jay, dont la société me rend presque malade, Jay dont la tranquille médisance m'a fait prendre en horreur tous les gens que je connais, Jay qui, néanmoins, est un homme bon, capable de dévouement et d'affection.
Je pourrais aussi vous parler de Petzer, qui fut le compagnon de mon adolescence et qu'un mariage ridicule m'a gâché. Je pourrais vous parler de Coeuil. Mais à quoi bon? Je ne réussirais qu'à vous confirmer dans la mauvaise opinion que vous avez désormais de moi. Et, malgré tout, je vous assure, mon seul désir est d'aimer, d'aimer totalement, absolument. Est-ce ma faute si j'ai l'oeil clair? Et quel est donc l'idiot qui a dit que l'amour est aveugle?
Peut-être m'objecterez-vous que tous les hommes ne sont pas semblables à Ledieu, à Jay, à Vitet ou à Devrigny. Ah! tenez, je ne sais pas, je ne sais plus. J'ai connu un type qui faisait ses études pour être dentiste. Il m'a conduit un jour dans son pavillon de dissection, à «Clamart». Vous savez: rue du Fer-à-Moulin? Tous les étudiants étaient disposés autour des tables d'ardoise et dépeçaient des têtes humaines, pour apprendre l'anatomie de la face. En général, on ne leur donne pas des têtes entières, ce serait du gaspillage.
On scie par le milieu des têtes dont on a rasé, au préalable, tout le poil: moustache, cheveux et barbe. Eh bien, posées à plat, comme des médailles, décolorées par les antiseptiques, détendues par la mort, toutes ces moitiés de têtes se ressemblent affreusement. Ce que j'ai vu là, c'est l'effigie humaine. Le moule est unique et l'on tire des millions d'exemplaires.
XVI
Mais puis-je me plaindre, alors que j'ai Lanoue? Lanoue à qui je ne saurais reprocher qu'une chose: d'être sans reproche. Vertu parfois bien irritante, avouez-le.
Je suivis donc le conseil de ma mère et j'allai chez Lanoue. Cette visite me procura quelque soulagement. Ma mère aurait-elle toujours raison quand il s'agit de moi?
Plusieurs jours passèrent et le mois de novembre arriva. J'aime le mois de novembre surtout quand il est bien gris, bien brumeux, avec un ciel bas, rapide, acharné comme une meute derrière une proie.
Puisque la chance m'avait à mépris, je résolus de ne la plus poursuivre, de l'attendre au gîte. J'abandonnai toute démarche.
Je faisais, de mon temps, trois parts variables et passais l'une en promenade, la seconde chez Lanoue, la dernière à la maison. Mes promenades n'avaient d'autre but que moi-même. Je fréquentais soit les petites rues de la montagne Sainte-Geneviève, soit les allées du Luxembourg, le matin de préférence, quand le jardin désert semble une île silencieuse au sein de la ville convulsive. Mais, bien que je connusse parfaitement la silhouette des arbres, la structure des perspectives, le visage, la démarche et l'itinéraire des hommes qui déambulaient à heures fixes entre les pelouses fanées, ma pensée demeurait tout entière occupée d'un autre paysage, d'autres spectacles. Je me cherchais, je me poursuivais à travers un millier de pensées plus impétueuses qu'un troupeau de buffles à l'époque des migrations.
Puis je regagnais la rue du Pot-de-Fer. Je goûtais, dans notre logement, un calme chaque jour plus profond et que je m'expliquais mal. La salle à manger était devenue un véritable atelier de couturières. Maman, qui a tant cousu dans sa vie, abattait la besogne d'une bonne ouvrière en chambre. De grand matin, Marguerite allait chez le confectionneur reporter l'ouvrage et quérir des étoffes, des modèles. Cependant ma mère préparait les aliments pour la journée.
A quelque heure que j'arrivasse, je trouvais les deux femmes au travail. Je n'avais plus honte de mon oisiveté, qui devenait une chose admise, normale. Je goûtais même un étrange plaisir au spectacle d'une activité que je ne partageais point. Pour les longues veillées, on allumait un petit feu dans la cheminée prussienne de la salle à manger. Je pris bientôt l'habitude de venir lire dans cette pièce.
Parfois je m'exerçais sur la flûte. Je jouais avec une attention si soutenue que je fis, pendant cette période, des progrès réels. La conscience de ces progrès me précipitait dans des rêves absurdes: j'allais devenir musicien, compositeur peut-être. J'entrevoyais une vie merveilleuse, illuminée par des succès, exaltée par l'admiration des foules. J'allais enfin donner issue à cette âme captive qui s'étiole et se désespère au fond de son cachot.
En attendant les foules futures, Marguerite, du moins, semblait trouver de l'agrément à mes essais. Elle retenait fort bien mes airs favoris; elle les fredonnait en tirant l'aiguille et me priait fréquemment de les lui rejouer.
Un jour, comme j'achevais un morceau que j'avais exécuté avec, à défaut de talent, beaucoup de coeur et d'application, Marguerite leva vers moi des yeux pleins de larmes. J'en fus bouleversé, d'autant plus que Marguerite a de beaux yeux meurtris auxquels les larmes prêtent un éclat bien émouvant et comme enfantin.
Un homme raisonnable eût pensé: «Voilà l'effet de la musique sur une âme mobile et tendre». Moi, je pris tout à mon avantage.
Je saisis mon chapeau et m'enfuis dans la rue. Je ressentais une indicible fierté. Je ne doutais plus que des pouvoirs nouveaux ne me fussent dévolus. J'éprouvais ce retentissement de mon âme dans une autre âme comme un signe certain de prédestination. Je murmurais, en serrant les dents: «Je suis quand même quelqu'un, quelqu'un! On finira bien par s'apercevoir que je ne suis pas un homme comme les autres».
Cette ambition, cette frénésie: ne pas être un homme comme les autres. Et toute cette comédie à cause d'un petit air de flûte et des larmes de Marguerite.
Il était environ trois heures après midi. J'errai quelques instants de rue en rue et finis par me trouver au pied de Notre-Dame. Mon enthousiasme eut alors un effet singulier: je m'engouffrai dans l'escalier des tours et montai, d'une traite, montai jusqu'au sommet. Je fus tout étonné de m'arrêter là, de n'être pas lancé dans l'espace par le vertigineux tube de pierre, comme l'obus par un canon.
Ce fut une heure mémorable. Seul, avec les nuages et le vent forcené, je rencontrai Salavin face à face, un Salavin sauvé, dégagé de la foule de ces sales pensées parasites au milieu desquelles il végète comme une plante opprimée. Pendant une heure, j'eus confiance en moi; je pris des engagements solennels, j'assumai des responsabilités, je fis des sacrifices, j'accomplis enfin des actes dignes d'un homme véritable. Tout cela dans mon coeur bien entendu.
Si j'écrivais l'histoire de ma vie, cette heure-là pourrait s'appeler la victoire du cinq novembre ou la victoire de Notre-Dame. Car ce fut une victoire, une petite victoire. J'en ressentis les effets pendant plusieurs jours.
Souvent, je prenais un livre et, délaissant mon canapé, je venais m'asseoir sur un petit banc, dans la clarté laiteuse des rideaux, auprès des couturières. Je m'enfonçais dans ma lecture comme dans un sommeil touffu.
Je suis, vous le voyez, assez grand, assez maigre. Le métier de bureaucrate et le mépris des exercices physiques ont voûté mon dos. «Je me tiens un peu de guingois», selon l'expression de ma mère. Quand je lisais, accroupi sur mon tabouret, je sentais s'exagérer tout ce qu'il y a de défectueux dans mon attitude ordinaire. Je me tassais, je me ratatinais. Ma vie, semblait-il, fuyait, m'abandonnait pour s'en aller avec ces hommes et ces femmes dont je partageais, par la pensée, les aventures admirables. Cependant, la carcasse de Salavin se flétrissait peu à peu. Ne croyez-vous pas que, si l'on savait rêver avec assez de force, il suffirait, à de tels moments, d'un tout petit choc, d'un consentement d'une seconde pour mourir?
En général, j'étais tiré de cet abîme par la voix de maman dont les paroles me parvenaient comme à travers de grandes épaisseurs de feutre. Elle devait répéter plusieurs fois son appel avant que je revinsse à la surface du monde. J'ai toujours pensé que ma mère devinait, instinctivement, cette désertion de mon esprit. Quelque chose comme le cri de la bête qui sent ses petits en danger.
Ce qu'elle disait alors était pourtant bien simple. Elle me donnait, par exemple, quelque commission. Le charme rompu, je posais mon livre et me mettais en mesure d'obéir. J'étais devenu fort serviable, ce qui, soit dit en passant, ne m'est pas une vertu naturelle. N'attribuez point ce changement de caractère au désir de faire excuser mon inaction; non, il y avait à cela d'autres causes que vous commencez sans doute à comprendre.
Il arrivait aussi que maman me demandât de poursuivre à haute voix la lecture commencée pour moi seul. Ma mère manquait rarement d'ajouter:
--Vous savez qu'il avait toujours, à l'école, le prix de lecture et de récitation.
A quoi je répondais d'un air gêné:
--Voyons, maman! Tais-toi donc, maman! Pourquoi parler toujours de ces choses-là?
Ma pauvre mère ne peut pas savoir l'embarras où nous plonge, nous autres hommes, l'éloge public de nos vertus ou de nos prouesses enfantines.
Marguerite joignait aussitôt ses instances à celles de ma mère:
--Vous lisez si bien!
Je ne me faisais pas trop prier. Je lisais pendant des heures entières. Les deux femmes écoutaient sans interrompre leur besogne, mais en amortissant avec soin tous les bruits. Parfois, maman aspirait une petite prise de tabac; elle le faisait discrètement, presque en cachette, car elle sait que je n'aime pas à la voir priser, moi qui fume toute la journée, moi qui suis gâté par toute sorte de vices, de manies et de tics.
De temps en temps, l'aiguille de Marguerite s'arrêtait de voleter comme une mince flamme bleue tenue en laisse. Les mains au creux de sa jupe, Marguerite écoutait. J'apercevais sa bouche entr'ouverte et ses yeux fixés sur moi.
Je me grisais, à la longue, de toutes ces paroles qui n'étaient pas miennes, mais me tombaient pourtant des lèvres. Je n'étais plus bien sûr de n'avoir pas pensé moi-même toutes ces belles choses qui s'exprimaient par ma voix et quand Marguerite, au comble de l'émotion, murmurait en cassant son fil: «Comme c'est beau! Comme c'est beau!» j'acceptais cette louange ainsi qu'un hommage que j'eusse personnellement mérité.
Je parlais peu, d'ordinaire, à Marguerite. Un jour, toutefois, maman dut, pour je ne sais plus quelle raison, s'absenter un après-midi. Je restai seul avec Marguerite et, comme de coutume, je vins m'asseoir dans la salle à manger. Pendant une heure, je tins fixés sur un livre des yeux qui ne voyaient rien. Je me sentais le coeur gonflé, les mains tremblantes. Il me venait un désir ardent de parler à Marguerite, de lui dire les choses affectueuses. Mais, voilà, je ne sais pas dire les choses affectueuses, moi. Je laissai passer l'après-midi sans parvenir à ouvrir la bouche. J'en fus si désespéré que, le soir venu, je me répandis en propos amers, en propos découragés, décourageants. Ah! pour dire des mots désagréables, des duretés, ma langue se délie toute seule. Je n'eus aucune difficulté à navrer Marguerite, à l'accabler sous un flux de paroles qui étaient, précisément, tout le contraire de ce que j'éprouvais si grand besoin de lui confier.
Elle écoutait sans répondre; puis, elle eut un regard si triste, si chargé de reproches que je baissai la tête et lui demandai pardon en bégayant.
--Oh! dit-elle, ça ne fait rien. Je sais bien que vous êtes bon et que vous ne pensez pas tout ce que vous venez de me raconter.
«Bon!» Moi? Je suis bon! Moi? Ah! Par exemple! Tout de suite les propos amers reprirent leur cours, jusqu'au moment où, complètement écoeuré de moi-même, je mis mon chapeau pour sortir.
Il ne faut pas pardonner trop vite à Salavin.
XVII
Je crois toutefois n'avoir pas trop tourmenté Marguerite pendant cette période-là. Je crois. Je ne suis sûr de rien. Les gens à qui nous devons nos pires souffrances ont si rarement conscience de leur cruauté. Il en est qui s'imaginent m'avoir comblé de leurs faveurs et que je considère en fait comme mes mauvais génies.
J'entretenais des relations, pendant mon adolescence, avec un cousin que j'aimais beaucoup. Je m'employais à seconder ses entreprises, à louer ses mérites, à pallier ses erreurs. Quel que fût mon scrupule, je ne me pouvais trouver aucun tort envers lui. Or nous eûmes, un jour, une querelle; à cette occasion, mon cousin m'ouvrit son coeur: j'y découvris de vivaces ressentiments, des griefs qui, longtemps cachés, n'en étaient que plus redoutables et qui, hélas! ne me parurent pas dénués de fondement, bref, tout un trésor de haine dont je me trouvai l'objet désespéré et la cause.
Comment affirmer que l'on n'a pas fait souffrir un homme alors qu'on l'a regardé, fût-ce une fois, alors qu'on a traversé sa vie, même en pensée?
Ce qui me donne à croire que, pendant ce mois de novembre, je ne fus pas le bourreau de Marguerite, c'est que je réservais mes mouvements d'humeur pour Lanoue.
J'allais--ne vous l'ai-je pas dit?--le voir chaque jour, soit au moment du déjeuner, soit après dîner, le soir, car Lanoue, lui, n'a pas perdu sa place et fréquente régulièrement son étude d'avoué.
Le plus souvent, je trouvais les Lanoue à table. Je m'asseyais dans un fauteuil à bascule, près de la fenêtre, et je commençais de me balancer. Je commençais aussi d'être injuste, d'être odieux.
Heureusement que Lanoue est mon ami! Heureusement que je l'aime! Sinon, il m'agacerait fort.
D'ailleurs, s'il n'y avait pas l'amour, s'il n'y avait pas l'amitié, tout me dégoûterait dans l'homme. Regardez-le donc manger! Regardez-le boire!
Octave Lanoue est un garçon calme, aux réactions paresseuses; il n'est dépourvu ni d'instruction, ni de finesse. Comme il tient de son ascendance paternelle certaines façons rustiques et de la gaucherie, il m'arrive, entre camarades, de plaisanter Lanoue; mais je ne peux souffrir que les autres s'en mêlent. Railler Lanoue, c'est mon privilège d'ami, un privilège dont je suis âprement jaloux.
Les jambes jointes, la tête renversée en arrière, le corps affalé au fond du fauteuil qui oscillait à petits coups, je fumais cigarette sur cigarette en regardant d'un oeil mi-clos les Lanoue prendre leur repas.
Le bébé barbotait dans son assiette. Octave et Marthe, assis face à face, mangeaient. Ils s'y prenaient comme tout le monde, n'en doutez pas. Quant à moi, je n'avais qu'à les regarder. Situation pénible entre toutes.
Si vous tenez à votre prestige, ne mangez pas en présence d'un homme qui ne partage ni votre faim, ni vos aliments.
Pourquoi remplir sa cuiller à tel point qu'une partie du contenu retombe dans l'assiette avant d'atteindre les lèvres? Pourquoi introduire la cuiller en biais et si profondément dans la bouche? Pourquoi faire cette aspiration bruyante en absorbant le potage?
J'avais peine à surmonter ma répugnance. Cependant les Lanoue ne se défiaient de rien: ne suis-je pas leur ami? Ne l'ai-je point prouvé? Ne suis-je pas, moi aussi, un homme, avec toutes ses imperfections humaines?
L'idée que j'apportais à la satisfaction de mes appétits autant de malpropreté naïve et de maladresse aggravait mon malaise au lieu de le dissiper. Il me fallait pourtant reconnaître que ma mâchoire aussi craque pendant la mastication, que, sans doute, je mange aussi la bouche ouverte, avec des bruits et des claquements mouillés. Assurément l'oeil du spectateur doit voir remuer ma langue, doit suivre la transformation des aliments sous l'effort des dents. Sans nul doute, mon nez, souvent bouché par le rhume de cerveau, doit aussi souffler, siffler, dès que les mandibules travaillent.
J'étais si navré du spectacle et si honteux de mes réflexions que je me levais pour partir. Octave alors me regardait d'un oeil limpide, étonné et disait simplement:
--Pourquoi? Tu n'es pas pressé.
Je me rasseyais avec découragement.
Si Lanoue avait pu surprendre le cours de mes pensées, j'eusse succombé à la confusion. Mais personne ne peut connaître le cours de mes pensées. J'ai pourtant, plus de cent fois, failli me trahir et dire à mon ami: «Est-il donc nécessaire de remuer le bout du nez en mangeant des haricots»?
Le repas fini, Octave allumait sa petite pipe et nous devisions en humant une tasse de café. Pour me soustraire à mes inclémentes méditations, j'ébauchais de vagues commentaires sur les événements du jour. Lanoue m'écoutait avec une complaisance attentive et murmurait à chacune de mes phrases: «Je suis parfaitement de ton avis.» Cet assentiment obstiné ne tardait pas à me donner de l'impatience. Eh quoi! je débitais des bourdes, des pauvretés, et Lanoue était parfaitement de mon avis, Lanoue que je tiens pour un homme intelligent. Lanoue, qui est mon ami, mon seul ami!
J'en venais à regretter l'aigre manière de Vitet qui ne me laisse jamais placer une syllabe sans lancer quelque mordant «je ne suis pas du tout de ton avis».
Je retournais à mon silence, à ma contemplation malveillante et douloureuse. Les genoux dans les mains, j'accélérais les oscillations du fauteuil à bascule. L'idée que ce perpétuel balancement pouvait écoeurer Octave ou Marthe me troublait sans toutefois me retenir.
Le bébé, repu, était mis au lit. C'est un bel enfant bien dru, à la chair translucide et résistante. Par malheur, le petit doigt de sa main gauche est mal formé, de naissance, et replié vers la paume. Dans un être beau, vous pouvez chercher le défaut, il y est toujours. Si vous êtes une âme généreuse, vous ne remarquerez pas ce défaut, vous saurez l'oublier, l'annuler. Si vous êtes un Salavin, vous ne verrez plus que ce défaut, certain jour, et vous gâtera tout le reste.
J'embrassais l'enfant, mon filleul, et le portais sur mes épaules jusqu'à la chambre. Parfois, regardant ce visage charmant, à peine formé et dont tous les traits semblaient encore enclos dans une tendre gaine, je me prenais à imaginer le visage de vieillard qu'il sera, dans l'avenir, et je me sentais dévoré de tristesse.
L'enfant s'endormait. Nous retournions à nos menus propos et à notre tabac. Par la porte entr'ouverte j'écoutais, d'une oreille tendue, la respiration du bébé, les cris qu'il faisait en rêve, tous les bruits de cette petite existence endormie. Parfois ces bruits ne me paraissaient pas naturels; une inquiétude me gagnait. Mais les Lanoue demeuraient placides. Je les jugeais indifférents, insensibles, indignes de l'écrasant devoir paternel.
D'autres fois, Lanoue s'entretenait longuement avec sa femme de leurs affaires personnelles. Il disait: «Tu permets»? Je répondais: «Comment donc»! Mais je trouvais bientôt que toutes ces questions qu'ils agitaient m'étaient par trop étrangères. Trop de choses m'échappaient dans la vie de mon unique ami. Trop de Lanoue m'était dérobé. Une fureur jalouse me tenaillait le coeur.
A de tels moments, je rêvais de représailles. J'étais tout prêt, si Lanoue m'en offrait la moindre occasion, à lui lâcher maintes choses désagréables que je ruminais avec soin.
L'heure passait et Lanoue n'avait pour moi que paroles amicales. Je ravalais ma colère.
Plus tard, en descendant l'escalier, après les poignées de mains, j'imaginais avec horreur Lanoue disant à sa femme: «Quel brave garçon, ce Salavin»!
Je baissais la tête; je n'étais pas fier. Toutes ces choses laides que je ne peux pas ne pas voir en mon ami, ce n'est pas en lui qu'elles sont; c'est en moi, en moi seul.
XVIII
Pendant le mois de décembre, Marguerite eut une angine. Dix jours de suite, elle demeura chez elle, au lit. Ma mère lui portait du bouillon, des tisanes, des drogues.
L'ordre de la maison se trouva profondément troublé. La malade, les deux ménages, la cuisine accablaient maman de soins. Elle trouvait encore le temps de coudre, mais en prenant sur son repos. Nous mangions côte à côte, à la hâte, et il me semblait qu'un vide considérable béait entre nous.
C'est ainsi, pourtant, que nous avions vécu pendant de longues années; deux mois d'habitudes nouvelles suffisaient donc à jeter en désuétude des coutumes vieilles comme ma vie.
Je cherchais à me rendre utile et j'avais cet empressement falot que montrent les hommes au milieu des troubles domestiques. J'errais de pièce en pièce, m'asseyant sur tous les sièges, m'adossant à tous les meubles, ouvrant et fermant les portes, déplaçant sans raison les objets. Ma mère, de temps à autre, remontait ses lunettes avec l'ongle de l'index et me regardait. Encore que son regard fût calme et tout à fait naturel, je me sentais rougir et je détournais la tête, affectant quelque occupation dont mon coeur se désintéressait aussitôt.
Quand ma mère, un bol fumant entre les doigts, passait chez Marguerite, qui, je vous l'ai dit, occupe une chambre voisine de notre logement, j'allais jusque sur le palier et, là, calant du pied la porte, j'attendais, me rongeant les ongles.
Maman revenait et disait:
--Elle va mieux.
Je répondais:
--Ah? Bien! Bien!
Je voulais prendre un air détaché. J'y parvenais difficilement.
Il y eut une visite de médecin, une visite qui fut, somme toute, rassurante. L'état de Marguerite n'était pas grave. Le praticien vint écrire son ordonnance chez nous et me dit en s'en allant:
--N'ayez aucune inquiétude, monsieur, votre soeur sera complètement rétablie dès la semaine prochaine.
Je ne songeai pas à détromper le médecin. L'idée que je pourrais avoir une soeur, une soeur comme Marguerite me fut bien agréable et me remplit de regrets mélancoliques.
Au cours d'une nuit d'insomnie tout occupée de retours sur moi-même, je m'aperçus avec étonnement que, quatre jours durant, je n'avais eu aucune de ces pensées absurdes qui me défigurent l'âme et sont le tourment de ma vie. J'en conçus un grand enthousiasme qui me tint éveillé jusqu'à l'aurore.
Les joies viennent en cortège. Le lendemain matin, Lanoue, que j'avais abandonné depuis que Marguerite était malade, Lanoue fit une apparition rue Du Pot-de-Fer. Il m'apportait du travail: des copies de conclusions grossoyées dont il s'était chargé dans le dessein de m'en faire profiter.
Vous ne savez peut-être pas ce qu'on appelle des «grossoyés», dans l'argot de la procédure? Voici: les avoués, pour corser leurs notes d'honoraires, ajoutent aux dossiers de leurs clients des conclusions sur papier timbré qui sont taxées fort cher. Il est d'usage de confier la confection de ces documents aux clercs subalternes qui, après quelques pages concernant l'affaire jugée, copient au hasard le texte du code. Quatre ou cinq mots par ligne, de la besogne bâclée, un pur prétexte. Et l'avoué, qui trouve là gros bénéfice, daigne payer assez bien cette besogne fantaisiste que les scribes expédient en dehors de leurs heures d'étude. C'est ridicule, mais c'est comme ça.
Lanoue m'apportait un code et des liasses de papier. Je me mis au travail avec ardeur. Marguerite malade, ma mère surchargée de soucis, j'allais donc pourvoir moi-même aux besoins de la maison.
Je passai mes journées et une partie de mes nuits à transcrire d'une plume fiévreuse toute la loi sur les accidents du travail. Je comptais mentalement: huit sous, seize sous, vingt-quatre sous. Je trouvais, dans cette activité dérisoire, des motifs de fierté et maintes raisons de m'estimer moi-même. Je vous l'ai dit: je me sentais devenir un autre homme. On avait changé Salavin.
Quant à rechercher les causes profondes de cette transformation, je m'en gardais avec une sorte de frayeur superstitieuse et je considérais comme un bien cette suspension de ma désespérante faculté d'analyse, cette trêve, cet assoupissement.
Un jour vint toutefois où la clarté se fit sans qu'il m'en coûtât le repos.
J'étais dans la salle à manger, en train d'écrire; mes doigts souillés d'encre galopaient sur le papier bleu, et mes yeux escortaient mes doigts avec allégresse. La porte s'ouvrit; maman parut, poussant devant elle Marguerite.
Le col serré dans un foulard blanc, ses beaux cheveux nattés, le visage un peu pâle, Marguerite avait l'air doucement ébloui des convalescents.
Elle prit place au coin du feu, dans notre vénérable fauteuil Voltaire. Et c'est ce jour-là seulement que je compris ce qui m'arrivait.
XIX
Ainsi donc ma vie avait un sens. Entendez-bien: ma vie, avait une direction. Elle n'était plus éparse comme un troupeau sans loi, mais ramassée, orientée. Un fleuve, et non plus un marécage. Un chant grave et plein, après des clameurs discordantes.
Il y a, paraît-il, des hommes dont toutes les pensées s'enroulent fidèlement autour d'un axe, comme les serpents à la baguette du dieu. J'allais devenir un de ces hommes.
Il y a des hommes qui vivent en état de grâce; leur coeur est pur et visité de beaux désirs. J'allais aussi vivre en état de grâce.
Il y a des hommes qui possèdent le monde, même au fond de la pauvreté. J'allais posséder le monde. J'allais enfin me posséder moi-même. J'étais sauvé; j'étais capable d'amour. Tout me le prouvait: cette indulgence sur les visages, cette lumière sereine sur les choses, ces élans, ces silences, cette confiance, et la soif de sacrifice et le tremblement de mes mains.
Une résolution s'étant formée dans mon esprit: garder secrète cette certitude. En l'avouant, en la publiant, ne risquais-je point de l'altérer, peut-être même de l'anéantir? Ne faudrait-il pas de longues années de paix pour réhabiliter Salavin, pour l'accoutumer à lui-même, à sa richesse, pour le rendre digne de sa nouvelle destinée?
Que cet amour muet fût heureux ou malheureux, voilà une chose à laquelle je ne pensais guère. L'idée que je pourrais me trouver payé de retour troublait si fort mes plus fermes propos que je préférais l'écarter. En Revanche, j'envisageais l'hypothèse contraire avec une curieuse prédilection. Un amour méconnu, méprisé, n'en serait pas moins, pour moi, l'amour. Le bonheur que je convoitais était de nature à se nourrir de maintes souffrances.
Sans doute allez-vous sourire. Vous avez sur la joie des opinions raisonnables et précises que je suis bien incapable de réfuter et même de comprendre. En fait, je ne me défends pas, je ne plaide pas ma cause, vous le savez déjà. Je m'efforce de vous faire entrevoir ce qui se passait en moi. Au surplus, je n'ai pas l'intention de m'appesantir sur cette partie de mon histoire. Je parviens encore à exprimer mes désordres, mes sottises, mes déportements. Mais le bonheur? Cela se peut-il raconter? Est-il possible d'intéresser quelqu'un à notre bonheur, cette chose fastidieuse, si plate, si pauvre aux yeux d'autrui?
Qu'il me suffise de vous dire que je fus heureux sans défiance. Il ne me restait pas assez de lucidité pour observer que mes mouvements d'enthousiasme ressemblaient par tropà mes mouvements de désespoir, qu'ils étaient, comme ceux-ci, fébriles, démesurés, maladroits, enfin, qu'ils manquaient d'harmonie.
Il eût été malaisé, même à un observateur attentif, de discerner l'espèce de révolution qui s'était accomplie en moi. Rien n'était modifié dans l'aspect de mon existence. Marguerite, guérie, avait repris sa place auprès de ma mère. On entendait ronronner la machine à coudre et ma plume, par intervalles, heurter du bec le fond de l'encrier. Nous prenions ensemble nos repas dans la cuisine pleine de buée et d'odeurs aromatiques.
J'étais tout encombré de mon sentiment et je le considérais avec timidité, avec crainte, comme un objet fragile que l'on redoute de briser en le portant.
Je me répétais de minute en minute: «Attention! Voilà la vraie vie qui commence!» Tantôt, anxieux des surprises de l'avenir, je souhaitais, comme tant d'hommes comblés, que l'éternité tout entière ne fût qu'une amplification de l'instant où je me plaisais. Et tantôt, travaillé de rêves ambitieux, je me voyais acheminant vers les sommets de la vertu, de la perfection, mon âme couverte de bénédictions, ivre de béatitude, rachetée, sanctifiée. C'est cela: une vie de saint! Et pourquoi pas? Les bienheureux n'ont-ils pas été choisis souvent parmi la tourbe des brebis galeuses? Y aura-t-il au paradis place assez glorieuse pour l'ange déchu que touchera soudain la grâce?
Telles étaient mes pensées cependant que, d'une plume vertigineuse, je recopiais, article par article, la loi sur les accidents du travail.
Parfois, maman me priait de quelque menu service. J'apportais à le lui rendre un empressement que j'eusse voulu moins visible. Enfin, on ne peut pas tout avoir: la félicité et la maîtrise de ses nerfs.
Parfois, Marguerite chantait. Je l'accompagnais en pensée, attentif à ce que mon chant restât intérieur, pour ne me point trahir.
J'évitais de regarder Marguerite, la vraie, la vivante. C'est en moi seulement que je la contemplais, en moi seulement que j'élevais vers elle une oraison silencieuse.
Ne souriez pas! Ne vous moquez pas de moi! Si j'avais réussi la vie que je rêvais, c'eût été vraiment une belle chose.
Il m'arrivait aussi de penser à mes amis, à ces hommes dont vous m'avez entendu parler en termes si méprisants. Oudin m'apparaissait alors comme un caractère d'élite, une âme supérieure dont l'influence sur moi demeurait souverainement bienfaisante. Les malheurs de Poupaert m'inspiraient une compassion sans réserves; je saurais lui venir en aide, à celui-là, le consoler, lui restituer la quiétude, le bonheur. Et Devrigny! Devrigny, la vie même, la santé, la vigueur exubérante! Quel gai compagnon! Quant à Vitet, que de spirituelles et affectueuses leçons n'avait-il pas su me donner! Il m'avait enseigné à châtier mon orgueil, à prendre, de mes vertus et de mes forces, un sentiment modeste et mesuré. Ledieu m'avait généreusement associé à toutes ses joies. Jay n'était point médisant, comme je l'avais cru à ma honte, mais clairvoyant et perspicace. J'avais mal jugé la femme de Petzer, mal interprété les actes de Coeuil.
Pour Lanoue, mon frère admirable, mon ami d'élection, mon bienfaiteur, je n'y pouvais penser sans attendrissement, sans confusion, sans remords.
Enfin, ma pensée revenait toujours à ma mère, à Marguerite, à ces deux chères figures entre lesquelles ma vie, ma nouvelle vie allait se consumer. Clarté chaude, parfum, suave musique!
Vous le voyez c'était tout à fait beau, tout à fait touchant. Et ce fut ainsi sans interruption du 17 au 25 décembre.
XX
J'allai, le jour de Noël, déjeuner chez Lanoue, qui m'avait invité à une petite fête intime.
Un froid sec, piquant, tonique. Marcher était une joie, même avec des semelles trouées. Bien serré dans mon vieux paletot, je partis d'assez bonne heure: un repas d'ami n'est-il pas meilleur quand il est précédé d'une longue causerie?
L'itinéraire m'était familier. Mes pas, comme ceux des bestiaux parqués, reviennent toujours dans les mêmes empreintes. Paris est grand, mais, dans Paris, j'ai mon village. Comme presque tous les hommes je ne suis capable que d'une petite patrie. Les gens qui parcourent le monde se croient délivrés de toute servitude; ne pensez-vous pas qu'il leur faut s'improviser une patrie dans leur entrepont de navire ou leur wagon de chemin de fer? Ils doivent, parfois même, emporter cette patrie minuscule dans leur valise, dans leur poche, dans le regard d'un compagnon chéri.
La rue du Cardinal-Lemoine m'est favorable à la descente. Elle se précipite vers le fleuve, les bras ouverts. Elle m'entraîne, comme un désir qui veut être assouvi. Elle est allègre comme une débauche de forces accumulées.
Puis, c'est la plaine, l'horizon à pleins poumons de la Seine et des quais, la fluette passerelle de l'Estacade, l'île et cette grève provinciale où Paris semble oublier sa féroce turbulence.
Je revis, une fois de plus, toutes ces douces choses avec des yeux d'homme heureux. Que cette image me demeure à jamais pour les mauvais jours.
Lanoue, sorti de bon matin, en vue de menues emplettes, n'était pas encore de retour. Marthe, occupée des préparatifs de notre petite fête, me reçut en costume d'intérieur: bonnet de dentelle et peignoir sommaire. Mais ne suis-je pas un peu de la maison?
Le bébé me prit par la main pour me faire voir les trésors trouvés miraculeusement, à l'aube, dans la cheminée. Tout, dans l'appartement exigu, respirait ce bonheur familial auquel j'ai rêvé jadis comme à une terre interdite.
Remonter les jouets mécaniques, assembler les cubes coloriés, paître les brebis de sapin, tout cela me parut fort plaisant jusque vers onze heures. Comment ensuite s'annonça le désastre? A quel instant précis apparurent les premiers signes de ma ruine intérieure? Voilà ce que je ne saurais vous dire au juste. Il se peut que la cause de tout ait été ce peignoir à manches courtes. Il n'est rien qui ne soit prétexte pour une âme mal défendue.
Marthe est une belle personne, brune et robuste. Elle est d'humeur grave et enjouée: réserve et confiance tout ensemble. C'est la femme de mon ami; elle ne s'était jamais, jusque-là, trouvée compromise dans les excès de mon imagination.
Or, il advint que Marthe se pencha par-dessus la table pour arranger je ne sais quoi à la suspension. Elle levait un bras. La manche de son peignoir était brève, flottante, fort large. Mon regard s'engagea involontairement dans cette manche et remonta le long du bras, jusqu'à l'ombre moite et touffue de l'aisselle.
Ce fut tout pour Marthe. Elle avait déjà replié son bras, déjà tourné le dos, déjà quitté la pièce.
Moi, j'étais assis dans le fauteuil à bascule, les jambes croisées, et je me balançais. L'enfant jouait sur le tapis. C'est ainsi que n'importe qui eût compris la scène.
Monsieur, vous êtes un homme; je n'aurai pas besoin de vous expliquer trop longuement le caractère des pensées dont je fus assailli, la nature de l'événement qui se passa dans mon esprit.
Une brutalité formidable, une espèce de viol, de colère, de délire. Des vêtements déchirés. Des supplications et des sanglots. Rien ne résistait à la bourrasque, ni l'honneur, ni l'amitié. J'étais lâché, déchaîné, ivre. Les plus petits détails m'apparaissaient, et de ce corps entre mes mains, et de mes actes.
Marthe traversa la chambre voisine. Une seconde, j'aperçus à contre-jour, devant la fenêtre, sa silhouette presque nue dans son vêtement flottant. Nouveau coup de fouet. Nouvelle rage. Mes yeux remontèrent au plafond où se peignait une histoire extravagante: je volais cette femme, je l'emportais dans des chambres obscures, odorantes, avec des lits bouleversés, sous une veilleuse agitée de spasmes nerveux.
Et puis, un voyage. Partir! On pourrait partir! Une vie haletante, maudite, admirable, à travers des continents inconnus. L'Asie! ou dans les îles de l'Océanie, ou dans les Antilles.
A mes pieds, l'enfant se prit à chanter en secouant une crécelle. Eh bien! l'enfant serait abandonné à Lanoue. Il se consolerait avec cet enfant, Lanoue! Je lui écrirais une lettre pour tout expliquer. J'écrivis la lettre, d'un bout à l'autre, sur l'enduit crémeux du plafond.
J'entrevis une cabine de paquebot, avec un hublot glauque, fêlé par l'horizon marin; et des étreintes secouées par la trépidation des machines, renversées soudain par des coups de roulis; et des mains cramponnées au bastingage, des mains convulsées d'angoisse; et des remords à deux, des remords écrasés sous des caresses terribles.
Pour tout dire, il me faut ajouter que ce qui se passait en moi ne ressemblait pas exactement à ce qu'on appelle le désir. C'était une de ces imaginations qui trouvent leur satisfaction en elles-mêmes. Je n'aurais pas fait l'ombre d'un mouvement pour réaliser ma folie. Non! Toute cette saoulerie demeurait vautrée dans l'âme et presque sans rapport avec son objet. Une saleté lâche, cachée, solitaire.
... J'achevais la lettre à Lanoue quand une petite moulure de plâtre, une de ces vagues fioritures qui écumaient et déferlaient au pourtour du plafond devint insensiblement cette belle mèche blonde qui tremble et se tord devant l'oreille de Marguerite quand elle coud, penchée sur son ouvrage. Et toute la douce figure de Marguerite apparut au plafond, avec ce regard qu'elle avait eu pour murmurer: «Oh! je sais bien que vous êtes bon».
Eh bien! Marguerite serait oubliée.
Marguerite! Déjà! Mon rêve haletait, comme un cheval forcé qui bute et va s'abattre. Tout le sang de mon rêve s'épuisait.
C'est alors que retentit la voix de Marthe. Je crois me rappeler qu'elle disait une phrase des plus simples:
--Octave vous fait attendre. Il sera bien fâché.
Toutes les images s'abîmèrent dans une nuée grise. Je me sentis frissonnant, fatigué, triste, comme un homme qui vient d'étouffer ses illusions sur un sopha d'hôtel meublé. Cette faiblesse dans les jambes, cette tête pleine de coton, ce coeur défaillant et, surtout, surtout, une impérieuse envie de pleurer, de gémir.
Je me levai et passai dans l'antichambre.
Là, je pris mon pardessus.
--Que faites-vous? dit Marthe, apparue sur le seuil de la cuisine. Vous avez oublié quelque chose?
--Oui, j'ai oublié... j'ai oublié...
Le son de ma voix me parut si pitoyable que je dis pas un mot de plus. J'ouvris la porte et me jetai dans l'escalier. Je vois encore le visage étonné de Marthe avancer dans la pénombre et se pencher sur la rampe.
Comme j'arrivais au premier étage, je me trouvai face à face avec Lanoue. Il eut un bel et affectueux sourire pour me tendre la main.
--Octave, lui dis-je en m'écartant, Octave, excuse-moi. Je ne reste pas avec vous. Je ne peux pas rester. Je ne mérite pas que l'on s'intéresse à moi.
Lanoue s'arrêta, frappé de stupeur. Je l'aurais presque bousculé pour gagner plus rapidement le dehors. Je descendis les dernières marches en bondissant. Je criais:
--Non, non, Octave, il ne faut pas m'aimer!
Comme je refermais la porte du vestibule, j'entendis derrière moi, dans l'escalier, des bruits de pas précipités. Lanoue appelait d'une voix altérée:
--Louis! Louis! Ecoute, Louis...
Dans la rue, je pris ma course, sans tourner la tête.
XXI
On ne devrait jamais avoir de joie; le départ de la joie est une souffrance trop cruelle.
Il était midi. Le Jardin des Plantes paraissait désert. Un sol durci, grinçant de froid. Des bancs couverts d'une couche de grésil. Je m'assis pourtant sur l'un d'eux. Il y avait, à ma droite, un arbre qui, de tous ses bras étendus, prêtait serment avec une gravité majestueuse.
Je regardais son tronc noueux, sa ramure innombrable, ses grosses racines qui, par places, émergeaient avant la plongée définitive, comme des échines de dauphins, et je pensais:
Lui, il sait choisir; il puise dans la terre où il y a tant de sucs, tant de substances, tant de nourritures et de poisons, tant de matériaux accumulés depuis les origines. Il puise et ne prend que le nécessaire. Il dédaigne le reste. Il se choisit dans le chaos.
Moi, je ne sais pas me choisir. Toute pensée qui voyage trouve asile en mon âme. Toute graine qui tombe sur mon être y peut germer. Où suis-je là-dedans? Qui suis-je dans cette foule? Peut-il y avoir du bonheur pour moi entre ces mille démons ennemis? Comment me reconnaître, me nommer, m'appeler, entre tous ces visages?
Ne me dites pas: «Ces pensées sont en vous mais ne sont pas vous».--Eh! n'est-ce pas moi qui les pense? N'est-ce pas moi qui les nourris?
Surtout, surtout, ne me dites pas: «Tout cela ne vit que dans votre esprit.»--Seul compte ce qui se passe là.
Je ne pourrai jamais faire de ma vie quelque chose de pur, quelque chose de propre.
Je suis incapable d'amour, incapable d'amitié, à moins qu'amour et amitié ne soient de bien pauvres, de bien misérables sentiments.
Je suis un mauvais fils, un mauvais ami, un mauvais amant. Au fond de mon coeur, j'ai voulu la mort de ma mère, j'ai trahi et bafoué Octave, forcé, souillé Marthe, abandonné Marguerite. Et j'ai fait mille autres crimes dont je n'ai pas même souvenir, ce qui est plus désespérant que tout.
Je ne respecte rien dans le fond de mon coeur; et pourtant!
Et pourtant, j'ai parfois rêvé d'une vie qui eût été la plus belle, la plus noble des vies.
Ce n'est pas ma faute: je ne suis pas le maître. Ne m'accusez pas avant d'avoir fait retour sur vous-même.
Je suis un ilote. Qui me donnera la liberté? Qui me sauvera de la déchéance? Qui pourra me rendre la grâce perdue?
Le monde m'échappe. Je me débats parmi les ombres. Qui peut venir à mon secours? Telles furent mes réflexions sur le banc du Jardin des Plantes. J'avais froid. Bientôt j'eus faim. Je ne constatai pas sans amertume qu'il m'était possible d'avoir froid et faim malgré ma douleur. Nouvelle blessure pour l'orgueil.
Je combattis le froid en marchant, et la faim avec un de ces petits pains aux raisins secs, un de ces pains de seigle qui ont fait les délices de mon enfance.
J'errai ainsi, tantôt dans les allées du jardin, tantôt dans les rues avoisinantes, jusqu'à la chute du jour. Le ciel s'était fort brouillé et obscurci. Jamais il ne m'avait paru plus hostile, plus lugubre; et c'était pure illusion, car j'ai connu, sous l'azur de juillet, des détresses en sueur qui passent de loin toutes les tristesses de l'hiver. Il n'y a de soleil que dans la paix du coeur.
Où aller?
Comme la nuit s'épaississait, la neige se mit à tomber. J'étais alors dans la rue Buffon.
Je revins à la surface du monde pour constater qu'il neigeait. Puis, nouvelle plongée dans les profondeurs.
Un peu plus tard, je m'aperçus que j'étais à la hauteur de la caserne municipale, rue Monge, en marche vers la rue du Pot-de-Fer. La bête remontait au gîte; d'elle-même, elle rentrait à la bauge, où il fait tiède, où l'on mange.
Toujours la même chose. Toujours le même rythme. Sortir, rentrer. Rapporter à la maison, chaque soir, son fardeau de colère et de dégoût.
XXII
Monsieur, il est plus de minuit et vous m'avez écouté jusqu'ici avec beaucoup de patience et de bonté. Je vais donc abuser de votre sympathie en achevant mon récit.
Une semaine s'est écoulée depuis les événements qui ont marqué, pour moi, la journée de Noël. Une fois encore, je vous prie de m'excuser si je m'obstine à nommer événements ces choses qui se sont entièrement passées en moi. Le monde a deux histoires: l'histoire de ses actes, celle que l'on grave dans le bronze, et l'histoire de ses pensées, celle dont personne ne semble se soucier. En vérité, qu'importent mes actes, si toutes mes pensées n'en sont que le désaveu et la dérision?
J'ai d'abord vécu quatre jours dans une anxiété sans cesse croissante. Pour bien des raisons que vous devinez aisément, le séjour à la maison était pénible: tant de souvenirs, et le regard de ces deux femmes, et le mensonge de mon visage, de mes paroles, de mes gestes.
Je suis donc sorti, chaque jour, dès le matin, pour ne rentrer que tard dans la nuit, au moment du sommeil. Chaque soir, ma mère m'a dit que Lanoue était venu et m'avait attendu une heure ou deux sans trop expliquer l'objet de sa visite.
J'ai passé mes nuits sur mon canapé, à fumer, à batailler contre mes démons.
Avant-hier matin, j'ai eu avec ma mère une discussion décisive. S'agit-il bien d'une discussion? En réalité, ma mère a parlé seule.
J'allais sortir. Marguerite était partie chercher du travail à l'atelier. Maman mettait de l'ordre dans le logement.
--Louis, m'a-t-elle dit, assieds-toi un instant auprès de moi.
Je me suis assis. Je devais avoir un visage fermé, blême, agité de menus tics que je ne peux réprimer. Je ne savais ce que voulait ma mère. J'étais, à la fois, inquiet et accablé.
--Louis, m'a dit ma mère, tu auras trente ans dans deux mois.
J'ai tout de suite compris. Ma mère a parlé pendant plus d'une demi-heure. «Le moment était venu de me marier. Je ne pouvais plus tarder à trouver une situation. Maman s'en était quelque peu occupée elle-même. Le moment était venu pour moi de choisir une compagne. Et, justement, n'avais-je pas, auprès de moi...»
Ah! Mère, mère, comme vous m'aimez! Comme vous me connaissez bien! Comme vous me comprenez mal!
Je l'ai laissée parler. Elle secouait affectueusement mes mains qui retombaient inertes. Quand elle me pressait de questions, je hochais la tête sans répondre.
On a sonné, ce qui m'a délivré. Marguerite est entrée. Aussitôt, j'ai saisi mes vêtements et je suis parti, très vite, en regardant au passage avec une espèce de ressentiment cette jeune femme qui songe à rendre heureux un homme tel que moi.
Il y a de cela plus de quarante-huit heures. Je ne suis pas retourné à la maison. Je n'y retournerai pas; je ne peux plus.
J'ai écrit à maman une lettre qui n'explique rien. Le moyen d'expliquer des choses pareilles! «Mère, lui ai-je écrit, tu ne sais pas quel homme je suis. Ne me demande pas de revenir auprès de toi. Ne me demande pas d'être heureux.» Et mille autres sottises semblables qui ont dû la mettre au supplice sans l'éclaircir de rien.
Depuis bientôt trois jours, je vogue dans Paris sans but, sans refuge. Je suis calme, mais bien malheureux.
Je ne cherche pas à mourir. Je ne suis pas encore prêt à mourir.
J'ai de l'argent pour deux jours. Après je ferai de menus travaux, afin de manger.
N'allez pas me parler de ces deux femmes, qui doivent, en ce moment, coudre côte à côte, dans la salle à manger. Que pensent-elles? Que disent-elles? Ne m'en parlez pas: je n'y ai que trop songé depuis trois jours.
Le hasard m'a conduit, ce soir, dans ce bar où j'ai eu la chance de vous rencontrer. J'ai très peu bu; vous l'avez sûrement remarqué. Je me serais bien enivré, mais j'ai l'estomac si malade.
Ne racontez à personne cette histoire qui n'en est pas une. Tous les hommes ont leur charge de tourments. Inutile de les troubler avec Salavin. Inutile aussi de leur donner à rire.
Je ne sais plus que faire. Je ne sais plus que devenir. Peut-être vais-je partir en voyage, si le vent me prend en pitié et m'emporte. Peut-être vais-je rester. Peut-être...
Vous, monsieur, qui avez l'air simple et bon, vous qui m'avez laissé parler avec tant de bienveillance, peut-être me direz-vous ce que je dois faire.