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Contes à Ninon

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The Project Gutenberg eBook of Contes à Ninon

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Title: Contes à Ninon

Author: Émile Zola

Release date: February 1, 2005 [eBook #7462]
Most recently updated: March 21, 2015

Language: French

Credits: Produced by Sergio Cangiano, Carlo Traverso, Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES À NINON ***

Produced by Sergio Cangiano, Carlo Traverso, Charles Franks

and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.

ÉMILE ZOLA

CONTES Á NINON

TABLE DES MATIÈRES

A NINON

SIMPLICE
LE CARNET DE DANSE
CELLE QUI M'AIME
LA FÉE AMOUREUSE
LE SANG
LES VOLEURS ET L'ÂNE
SOEUR-DES-PAUVRES

AVENTURES DU GRAND SIDOINE ET DU PETIT MÉDÉRIC
I. Mes héros
II. Ils se mettent en campagne
III. Léger aperçu sur les momies
IV. Les poings de Sidoine
V. Le discours de Médéric
VI. Médéric mange des mûres
VII. Où Sidoine devient bavard.
VIII. L'aimable Primevère, reine du royaume des
Heureux.
IX. Où Médéric vulgarise la Géographie,
l'Astronomie, l'Histoire, la Théologie, la
Philosophie, les Sciences exactes, les Sciences
naturelles et autres menues Sciences.
X. De diverses rencontres, étranges et imprévues,
que firent Sidoine et Médéric.
XI. Une école modèle.
XII. Morale.

A NINON

Les voici donc, mon amie, ces libres récits de notre jeune âge, que je t'ai contés dans les campagnes de ma chère Provence, et que tu écoutais d'une oreille attentive, en suivant vaguement du regard les grandes lignes bleues des collines lointaines.

Les soirs de mai, à l'heure où la terre et le ciel s'anéantissaient avec lenteur dans une paix suprême, je quittais la ville et gagnais les champs: les coteaux arides, couverts de ronces et de genévriers; ou bien les bords de la petite rivière, ce torrent de décembre, si discret aux beaux jours; ou encore un coin perdu de la plaine, tiède des embrasements de midi, vastes terrains jaunes et rouges, plantés d'amandiers aux branches maigres, de vieux oliviers grisonnants et de vignes laissant traîner sur le sol leurs ceps entrelacés.

Pauvre terre desséchée, elle flamboie au soleil, grise et nue, entre les prairies grasses de la Durance et les bois d'orangers du littoral. Je l'aime pour sa beauté âpre, ses roches désolées, ses thyms et ses lavandes. Il y a dans celle vallée stérile je ne sais quel air brûlant de désolation: un étrange ouragan de passion semble avoir soufflé sur la contrée; puis, un grand accablement s'est fait, et les campagnes, ardentes encore, se sont comme endormies dans un dernier désir. Aujourd'hui, au milieu de mes forêts du Nord, lorsque je revois en pensée ces poussières et ces cailloux, je me sens un amour profond pour cette patrie sévère qui n'est pas la mienne. Sans doute, l'enfant rieur et les vieilles roches chagrines s'étaient autrefois pris de tendresse; et, maintenant, l'enfant devenu homme dédaigne les prés humides, les verdures noyées, amoureux des grandes routes blanches et des montagnes brûlées, où son âme, fraîche de ses quinze ans, a rêvé ses premiers songes.

Je gagnais les champs. Là, au milieu des terres labourées ou sur les dalles des coteaux, lorsque je m'étais couché à demi, perdu dans cette paix qui tombait des profondeurs du ciel, je te trouvais, en tournant la tête, mollement couchée à ma droite, pensive, le menton dans la main, me regardant de tes grands yeux. Tu étais l'ange de mes solitudes, mon bon ange gardien que j'apercevais près de moi, quelle que fût ma retraite; tu lisais dans mon coeur mes secrets désirs, tu t'asseyais partout à mon côté, ne pouvant être où je n'étais pas. Aujourd'hui, j'explique ainsi ta présence de chaque soir. Autrefois, sans jamais le voir venir, je n'avais point d'étonnement à rencontrer sans cesse tes clairs regards: je te savais fidèle, toujours en moi.

Ma chère âme, tu me rendais plus douces les tristesses des soirées mélancoliques. Tu avais la beauté désolée de ces collines, leur pâleur de marbre, rougissante aux derniers baisers du soleil. Je ne sais quelle pensée éternelle élevait ton front et grandissait tes yeux. Puis, lorsqu'un sourire passait sur tes lèvres paresseuses, on eût dit, dans la jeunesse et la splendeur soudaine de ton visage, ce rayon de mai qui fait monter toutes fleurs et toutes verdures de cette terre frémissante, fleurs et verdures d'un jour que brûlent les soleils de juin. Il existait, entre toi et les horizons, de secrètes harmonies qui me faisaient aimer les pierres des sentiers. La petite rivière avait ta voix; les étoiles, à leur lever, regardaient de ton regard; toutes choses, autour de moi, souriaient de ton sourire. Et toi, donnant ta grâce à cette nature, tu en prenais les sévérités passionnées. Je vous confondais l'une avec l'autre. A te voir, j'avais conscience de son ciel libre, et, lorsque mes yeux interrogeaient la vallée, je retrouvais tes lignes souples et fortes dans les ondulations des terrains. C'est à vous comparer ainsi que je me mis à vous aimer follement toutes deux, ne sachant laquelle j'adorais davantage, de ma chère Provence ou de ma chère Ninon.

Chaque matin, mon amie, je me sens des besoins nouveaux de te remercier des jours d'autrefois. Tu fus charitable et douce, de m'aimer un peu et de vivre en moi; dans cet âge où le coeur souffre d'être seul, tu m'apportas ton coeur pour épargner au mien toute souffrance. Si tu savais combien de pauvres âmes meurent aujourd'hui de solitude! Les temps sont durs à ces âmes faites d'amour. Moi, je n'ai pas connu ces misères. Tu m'as présenté à toute heure un visage de femme à adorer; tu as peuplé mon désert, te mêlant à mon sang, vivante dans ma pensée. Et moi, perdu en ces amours profondes, j'oubliais, te sentant en mon être. La joie suprême de notre hymen me faisait traverser en paix cette rude contrée des seize ans, où tant de mes compagnons ont laissé des lambeaux de leurs coeurs.

Créature étrange, aujourd'hui que tu es loin de moi et que je puis voir clair en mon âme, je trouve un âpre plaisir à étudier pièce à pièce nos amours. Tu étais femme, belle et ardente, et je t'aimais en époux. Puis, je ne sais comment, parfois tu devenais une soeur, sans cesser d'être une amante; alors, je t'aimais en amant et en frère à la fois, avec toute la chasteté de l'affection, tout l'emportement du désir. D'autres fois, je trouvais en toi un compagnon, une robuste intelligence d'homme, et toujours aussi une enchanteresse, une bien-aimée, dont je couvrais le visage de baisers, tout en lui en serrant la main en vieux camarade. Dans la folie de ma tendresse, je donnais ton beau corps que j'aimais tant, à chacune de mes affections. Songe divin, qui me faisait adorer en toi chaque créature, corps et âme, de toute ma puissance, en dehors du sexe et du sang. Tu contentais à la fois les ardeurs de mon imagination, les besoins de mon intelligence. Ainsi tu réalisais le rêve de l'ancienne Grèce, l'amante faite homme, aux exquises élégances de forme, à l'esprit viril, digne de science et de sagesse. Je t'adorais de tous mes amours, toi qui suffisais à mon être, toi dont la beauté innommée m'emplissait de mon rêve. Lorsque je sentais en moi ton corps souple, ton doux visage d'enfant, ta pensée faite de ma pensée, je goûtais dans son plein cette volupté inouïe, vainement cherchée aux anciens âges, de posséder une créature par tous les nerfs de ma chair, toutes les affections de mon coeur, toutes les facultés de mon intelligence.

Je gagnais les champs. Couché sur la terre, appuyant ta tête sur ma poitrine, je te parlais pendant de longues heures, le regard perdu dans l'immensité bleue de tes yeux. Je te parlais, insoucieux de mes paroles, selon mon caprice du moment. Parfois, me penchant vers toi, comme pour te bercer, je m'adressais à une petite fille naïve, qui ne veut point dormir et que l'on endort avec de belles histoires, leçons de charité et de sagesse; d'autres fois, mes lèvres sur tes lèvres, je contais à une bien-aimée les amours des fées ou les tendresses charmantes de deux jeunes amants; plus souvent encore, les jours où je souffrais de la sotte méchanceté de mes compagnons, et ces jours-là réunis ont fait les années de ma jeunesse, je te prenais la main, l'ironie aux lèvres, le doute et la négation au coeur, me plaignant à un frère des misères de ce monde, dans quelque conte désolant, satire pleine de larmes. Et toi, te pliant à mes caprices, tout en restant femme et épouse, tu étais tour à tour petite fille naïve, bien-aimée, frère consolateur. Tu entendais chacun de mes langages. Sans jamais répondre, tu m'écoutais, me laissant lire dans tes yeux les émotions, les gaietés et les tristesses de mes récits. Je t'ouvrais mon âme toute large, désireux de ne rien cacher. Je ne te traitais point comme ces amantes communes auxquelles les amants mesurent leurs pensées: je me donnais entier, sans jamais veiller à mes discours. Aussi, quels longs bavardages, quelles histoires étranges, filles du rêve! quels récits décousus, où l'invention s'en allait au hasard, et dont les seuls épisodes supportables étaient les baisers que nous échangions! Si quoique passant nous eût épiés le soir, au pied de nos rochers, je ne sais quelle singulière figure il eût faite à entendre mes paroles libres, et à te voir les comprendre, ma petite fille naïve, ma bien-aimée, mon frère consolateur.

Hélas! ces beaux soirs ne sont plus. Un jour est venu où j'ai dû vous quitter, toi et les champs de Provence. Te souviens-tu, mon beau rêve, nous nous sommes dit adieu, par une soirée d'automne, au bord de la petite rivière. Les arbres dépouillés rendaient les horizons plus vastes et plus mornes; la campagne, à cette heure avancée, couverte de feuilles sèches, humide des premières pluies, s'étendait noire, avec de grandes taches jaunes, comme un immense tapis de bure. Au ciel, les derniers rayons s'effaçaient, et, du levant, montait la nuit, menaçante de brouillards, nuit sombre que devait suivre une aube inconnue. Il en était de ma vie comme de ce ciel d'automne; l'astre de ma jeunesse venait de disparaître, la nuit de l'âge montait, me gardant je ne savais quel avenir. Je me sentais des besoins cuisants de réalité; je me trouvais las du songe, las du printemps, las de toi, ma chère âme, qui échappais à mes étreintes et ne pouvais, devant mes larmes, que me sourire avec tristesse. Nos amours divines étaient bien finies; elles avaient, comme toutes choses, vécu leur saison. C'est alors, voyant que tu te mourais en moi, que j'allai au bord de la petite rivière, dans la campagne moribonde, te donner mes baisers du départ. Oh! l'amoureuse et triste soirée! Je te baisai, ma blanche mourante, j'essayai une dernière fois de te rendre la vie puissante de les beaux jours; je ne pus, car j'étais moi-même ton bourreau. Tu montas en moi plus haut que le corps, plus haut que le coeur, et tu ne fus plus qu'un souvenir.

Voici bientôt sept ans que je t'ai quittée. Depuis le jour des adieux, dans mes joies et dans mes chagrins, j'ai souvent écouté ta voix, la voix caressante d'un souvenir, qui me demandait les contes de nos soirées de Provence.

Je ne sais quel écho de nos roches sonores répond dans mon coeur. Toi que j'ai laissée loin de moi, tu m'adresses de ton exil des prières si touchantes, qu'il me semble les entendre tout au fond de mon être. Ce doux frémissement que laissent en nous les voluptés passées, m'invite à céder à tes désirs. Pauvre ombre disparue, si je dois te consoler par mes vieilles histoires, dans les solitudes où vivent les chers fantômes de nos songes évanouis, je sens combien moi-même je trouverai d'apaisement à m'écouter te parler, comme aux jours de notre jeune âge.

J'accueille tes prières, je vais reprendre, un à un, les contes de nos amours, non pas tous, car il en est qui ne sauraient être dits une seconde fois, le soleil ayant fané, dès leur naissance, ces fleurs délicates, trop divinement simples pour le grand jour; mais ceux de vie plus robuste, et dont la mémoire humaine, cette grossière machine, peut garder le souvenir.

Hélas! je crains de me préparer ici de grands chagrins. C'est violer le secret de nos tendresses que de confier nos causeries au vent qui passe, et les amants indiscrets sont punis en ce monde par l'indifférente froideur de leurs confidents. Une espérance me reste: c'est qu'il ne se trouvera pas une seule personne en ce pays qui ait la tentation de lire nos histoires. Noire siècle est vraiment bien trop occupé, pour s'arrêter aux causeries de deux amants inconnus. Mes feuilles volantes passeront sans bruit dans la foule et te parviendront vierges encore. Ainsi, je puis être fou tout à mon aise; je puis, comme autrefois, aller à l'aventure, insoucieux des sentiers. Toi seule me liras, je sais avec quelle indulgence.

Et maintenant, Ninon, j'ai satisfait tes voeux. Voici mes contes. N'élève plus la voix en moi, cette voix du souvenir qui fait monter des larmes à mes yeux. Laisse en paix mon coeur qui a besoin de repos, ne viens plus, dans mes jours de lutte, m'attrister en me rappelant nos paresseuses nuits. S'il te faut une promesse, je m'engage à t'aimer encore, plus tard, lorsque j'aurai vainement cherché d'autres maîtresses en ce monde, et que j'en reviendrai à mes premières amours. Alors, je regagnerai la Provence, je te retrouverai au bord de la petite rivière. L'hiver sera venu, un hiver triste et doux, avec un ciel clair et une terre pleine des espérances de la moisson future. Va, nous nous adorerons toute une saison nouvelle; nous reprendrons nos soirées paisibles, dans les campagnes aimées; nous achèverons notre rêve.

Attends-moi, ma chère âme, vision fidèle, amante de l'enfant et du vieillard.

ÉMILE ZOLA.

1er octobre 1864.

CONTES A NINON

SIMPLICE

I

Il y avait autrefois,—écoute bien, Ninon, je tiens ce récit d'un vieux pâtre,—il y avait autrefois, dans une île que la mer a depuis longtemps engloutie, un roi et une reine qui avaient un fils. Le roi était un grand roi: son verre était le plus profond de son empire; son épée, la plus lourde; il tuait et buvait royalement. La reine était une belle reine: elle usait tant de fard qu'elle n'avait guère plus de quarante ans. Le fils était un niais.

Mais un niais de la plus grosse espèce, disaient les gens d'esprit du royaume. A seize ans, il fut emmené en guerre par le roi: il s'agissait d'exterminer certaine nation voisine qui avait le grand tort de posséder un territoire. Simplice se comporta comme un sot: il sauva du carnage deux douzaines de femmes et trois douzaines et demie d'enfants; il faillit pleurer à chaque coup d'épée qu'il donna; enfin la vue du champ de bataille, souillé de sang et encombré de cadavres, lui mit une telle pitié au coeur, qu'il n'en mangea pas de trois jours. C'était un grand sot, Ninon, comme tu vois.

A dix-sept ans, il dut assister à un festin donné par son père à tous les grands gosiers du royaume. Là encore il commit sottise sur sottise. Il se contenta de quelques bouchées, parlant peu, ne jurant point. Son verre risquant de rester toujours plein devant lui, le roi, pour sauvegarder la dignité de la famille, se vit forcé de le vider de temps à autre en cachette.

A dix-huit ans, comme le poil lui poussait au menton, il fut remarqué par une dame d'honneur de la reine. Les dames d'honneur sont terribles, Ninon. La nôtre ne voulait rien moins que se faire embrasser par le jeune prince. Le pauvre enfant n'y songeait guère; il tremblait fort, lorsqu'elle lui adressait la parole, et se sauvait, dès qu'il apercevait le bord de ses jupes dans les jardins. Son père, qui était un bon père, voyait tout et riait dans sa barbe. Mais, comme la dame courait plus fort et que le baiser n'arrivait pas, il rougit d'avoir un tel fils, et donna lui-même le baiser demandé, toujours pour sauvegarder la dignité de sa race.

—Ah! le petit imbécile! disait ce grand roi qui avait de l'esprit.

II

Ce fut à vingt ans que Simplice devint complètement idiot. Il rencontra une forêt et tomba amoureux.

Dans ces temps anciens, on n'embellissait point encore les arbres à coups de ciseaux, et la mode n'était pas de semer le gazon ni de sabler les allées. Les branches poussaient comme elles l'entendaient; Dieu seul se chargeait de modérer les ronces et de ménager les sentiers. La forêt que Simplice rencontra était un immense nid de verdure, des feuilles et encore des feuilles, des charmilles impénétrables coupées par de majestueuses avenues. La mousse, ivre de rosée, s'y livrait à une débauche de croissance; les églantiers, allongeant leurs bras flexibles, se cherchaient dans les clairières pour exécuter des danses folles autour des grands arbres; les grands arbres eux-mêmes, tout en restant calmes et sereins, tordaient leur pied dans l'ombre et montaient en tumulte baiser les rayons d'été. L'herbe verte croissait au hasard, sur les branches comme sur le sol; la feuille embrassait le bois, tandis que, dans leur hâte de s'épanouir, pâquerettes et myosotis, se trompant parfois, fleurissaient sur les vieux troncs abattus. Et toutes ces branches, toutes ces herbes, toutes ces fleurs chantaient; toutes se mêlaient, se pressaient, pour babiller plus à l'aise, pour se dire tout bas les mystérieuses amours des corolles. Un souffle de vie courait au fond des taillis ténébreux, donnant une voix à chaque brin de mousse dans les ineffables concerts de l'aurore et du crépuscule. C'était la fête immense du feuillage.

Les bêtes à bon Dieu, les scarabées, les libellules, les papillons, tous les beaux amoureux des haies fleuries, se donnaient rendez-vous aux quatre coins du bois. Ils y avaient établi leur petite république; les sentiers étaient leurs sentiers; les ruisseaux, leurs ruisseaux; la forêt, leur forêt. Ils se logeaient commodément au pied des arbres, sur les branches basses, dans les feuilles sèches, vivaient là comme chez eux, tranquillement et par droit de conquête. Ils avaient, d'ailleurs, en bonnes gens, abandonné les hautes branches aux fauvettes et aux rossignols.

La forêt, qui chantait déjà par ses branches, par ses feuilles, par ses fleurs, chantait encore par ses insectes et par ses oiseaux.

III

Simplice devint en peu de jours un vieil ami de la forêt. Ils bavardèrent si follement ensemble, qu'elle lui enleva le peu de raison qui lui restait. Lorsqu'il la quittait pour venir s'enfermer entre quatre murs, s'asseoir devant une table, se coucher dans un lit, il demeurait tout songeur. Enfin, un beau matin, il abandonna soudain ses appartements et alla s'installer sous les feuillages aimés.

Là, il se choisit un immense palais.

Son salon fut une vaste clairière ronde, d'environ mille toises de surface. De longues draperies vert sombre en ornaient le pourtour; cinq cents colonnes flexibles soutenaient, sous le plafond, un voile de dentelle couleur d'émeraude; le plafond lui-même était un large dôme de satin bleu changeant, semé de clous d'or.

Pour chambre à coucher, il eut un délicieux boudoir, plein de mystère et de fraîcheur. Le plancher ainsi que les murs en étaient cachés sous de moelleux lapis d'un travail inimitable. L'alcôve, creusée dans le roc par quelque géant, avec des parois de marbre rose et un sol de poussière de rubis.

Il eut aussi sa chambre de bains, une source d'eau vive, une baignoire de cristal perdue dans un bouquet de fleurs. Je ne te parlerai pas, Ninon, des mille galeries qui se croisaient dans le palais, ni des salles de danse et de spectacle, ni des jardins. C'était une de ces royales demeures comme Dieu sait en bâtir.

Le prince put désormais être un sot tout à son aise. Son père le crut changé en loup et chercha un héritier plus digne du trône.

IV

Simplice fut très-occupé les jours qui suivirent son installation. Il lia connaissance avec ses voisins, le scarabée de l'herbe et le papillon de l'air. Tous étaient de bonnes bêtes, ayant presque autant d'esprit que les hommes.

Dans les commencements, il eut quelque peine à comprendre leur langage; mais il s'aperçut bientôt qu'il devait s'en prendre à son éducation première. Il se conforma vite à la concision de la langue des insectes. Un son finit par lui suffire, comme à eux, pour désigner cent objets différents, suivant l'inflexion de la voix et la tenue de la note. De sorte qu'il alla se déshabituant de parler la langue des hommes, si pauvre dans sa richesse.

Les façons d'être de ses nouveaux amis le charmèrent. Il s'émerveilla surtout de leur manière de juger les rois, qui est celle de ne point en avoir. Enfin il se sentit ignorant auprès d'eux, et prit la résolution d'aller étudier à leurs écoles.

Il fut plus discret dans ses rapports avec les mousses et les aubépines. Comme il ne pouvait encore saisir les paroles du brin d'herbe et de la fleur, cette impuissance jetait beaucoup de froid dans leurs relations.

Somme toute, la forêt ne le vit pas d'un mauvais oeil. Elle comprit que c'était là un simple d'esprit et qu'il vivrait en bonne intelligence avec les bêtes. On ne se cacha plus de lui. Souvent il lui arrivait de surprendre au fond d'une allée un papillon chiffonnant la collerette d'une marguerite.

Bientôt l'aubépine vainquit sa timidité jusqu'à donner des leçons au jeune prince. Elle lui apprit amoureusement le langage des parfums et des couleurs. Dès lors, chaque matin, les corolles empourprées saluaient Simplice à son lever; la feuille verte lui contait les cancans de la nuit, le grillon lui confiait tout bas qu'il était amoureux fou de la violette.

Simplice s'était choisi pour bonne amie une libellule dorée, au fin corsage, aux ailes frémissantes. La chère belle se montrait d'une désespérante coquetterie: elle se jouait, semblait l'appeler, puis fuyait lestement sous sa main. Les grands arbres, qui voyaient ce manège, la tançaient vertement, et, graves, disaient entre eux qu'elle ferait une mauvaise fin.

V

Simplice devint subitement inquiet.

La bête à bon Dieu, qui s'aperçut la première de la tristesse de leur ami, essaya de le confesser. Il répondit en pleurant qu'il était gai comme aux premiers jours.

Maintenant, il se levait avec l'aurore pour courir les taillis jusqu'au soir. Il écartait doucement les branches, visitant chaque buisson. Il levait la feuille et regardait dans son ombre.

—Que cherche donc notre élève? demandait l'aubépine à la mousse.

La libellule, étonnée de l'abandon de son amant, le crut devenu fou d'amour. Elle vint lutiner autour de lui. Mais il ne la regarda plus. Les grands arbres l'avaient bien jugée: elle se consola vite avec le premier papillon du carrefour.

Les feuillages étaient tristes. Ils regardaient le jeune prince interroger chaque touffe d'herbe, sonder du regard les longues avenues; ils l'écoutaient se plaindre de la profondeur des broussailles, et ils disaient:

—Simplice a vu Fleur-des-eaux, l'ondine de la source.

VI

Fleur-des-eaux était fille d'un rayon et d'une goutte de rosée. Elle était si limpidement belle, que le baiser d'un amant devait la faire mourir; elle exhalait un parfum si doux, que le baiser de ses lèvres devait faire mourir un amant.

La forêt le savait, et la forêt jalouse cachait son enfant adorée. Elle lui avait donné pour asile une fontaine ombragée de ses rameaux les plus touffus. Là, dans le silence et dans l'ombre, Fleur-des-eaux rayonnait au milieu de ses soeurs. Paresseuse, elle s'abandonnait au courant, ses petits pieds demi-voilés par les flots, sa tête blonde couronnée de perles limpides. Son sourire faisait les délices des nénuphars et des glaïeuls. Elle était l'âme de la forêt.

Elle vivait insoucieuse, ne connaissant de la terre que sa mère, la rosée, et du ciel que le rayon, son père. Elle se sentait aimée du flot qui la berçait, de la branche qui lui donnait son ombre. Elle avait mille amoureux et pas un amant.

Fleur-des-eaux n'ignorait pas qu'elle devait mourir d'amour; elle se plaisait dans celle pensée, et vivait en espérant la mort. Souriante, elle attendait le bien-aimé.

Une nuit, à la clarté des étoiles, Simplice l'avait vue au détour d'une allée. Il la chercha pendant un long mois, pensant la rencontrer derrière chaque tronc d'arbre. Il croyait toujours la voir glisser dans les taillis; mais il ne trouvait, en accourant, que les grandes ombres des peupliers agités par les souffles du ciel.

VII

La forêt se taisait maintenant; elle se défiait de Simplice. Elle épaississait son feuillage, elle jetait toute sa nuit sur les pas du jeune prince. Le péril qui menaçait Fleur-des-eaux la rendait chagrine; elle n'avait plus de caresses, plus d'amoureux babil.

L'ondine revint dans les clairières, et Simplice la vit de nouveau. Fou de désir, il s'élança à sa poursuite. L'enfant, montée sur un rayon de lune, n'entendit point le bruit de ses pas. Elle volait ainsi, légère comme la plume qu'emporte le vent.

Simplice courait, courait à sa suite sans pouvoir l'atteindre. Des larmes coulaient de ses yeux, le désespoir était dans son âme.

Il courait, et la forêt suivait avec anxiété cette course insensée. Les arbustes lui barraient le chemin. Les ronces l'entouraient de leurs bras épineux, l'arrêtant brusquement au passage. Le bois entier défendait son enfant.

Il courait, et sentait la mousse devenir glissante sous ses pas. Les branches des taillis s'enlaçaient plus étroitement, se présentaient à lui, rigides comme des tiges d'airain. Les feuilles sèches s'amassaient dans les vallons; les troncs d'arbres abattus se mettaient en travers des sentiers; les rochers roulaient d'eux-mêmes au-devant du prince. L'insecte le piquait au talon; le papillon l'aveuglait en battant des ailes à ses paupières.

Fleur-des-eaux, sans le voir, sans l'entendre, fuyait toujours sur le rayon de lune. Simplice sentait avec angoisse venir l'instant où elle allait disparaître.

Et, désespéré, haletant, il courait, il courait.

VIII

Il entendit les vieux chênes qui lui criaient avec colère:

—Que ne disais-tu que tu étais un homme? Nous nous serions cachés de toi, nous t'aurions refusé nos leçons, pour que ton oeil de ténèbres ne pût voir Fleur-des-eaux, l'ondine de la source. Tu t'es présenté à nous avec l'innocence des bêtes, et voici qu'aujourd'hui tu montres l'esprit des hommes. Regarde, tu écrases les scarabées, tu arraches nos feuilles, tu brises nos branches. Le vent d'égoïsme t'emporte, tu veux nous voler notre âme.

Et l'aubépine ajouta:

—Simplice, arrête, par pitié! Lorsque l'enfant capricieux désire respirer le parfum de mes bouquets étoilés, que ne les laisse-t-il s'épanouir librement sur la branche! Il les cueille et n'en jouit qu'une heure.

Et la mousse dit à son tour:

—Arrête, Simplice, viens rêver sur le velours de mon frais tapis. Au loin, entre les arbres, tu verras se jouer Fleur-des-eaux. Tu la verras se baigner dans la source, se jetant au cou des colliers de perles humides. Nous te mettrons de moitié dans la joie de son regard: comme à nous, il te sera permis de vivre pour la voir.

Et toute la forêt reprit:

—Arrête, Simplice, un baiser doit la tuer, ne donne pas ce baiser. Ne le sais-tu pas? la brise du soir, notre messagère, ne te l'a-t-elle pas dit? Fleur-des-eaux est la fleur céleste dont le parfum donne la mort. Hélas! la pauvrette, sa destinée est étrange. Pitié pour elle, Simplice, ne bois pas son âme sur ses lèvres.

IX

Fleur-des-eaux se tourna et vit Simplice. Elle sourit, elle lui fit signe d'approcher, en disant à la forêt:

—Voici venir le bien-aimé.

Il y avait trois jours, trois heures, trois minutes, que le prince poursuivait l'ondine. Les paroles des chênes grondaient encore derrière lui; il fut tenté de s'enfuir.

Fleur-des-eaux lui pressait déjà les mains. Elle se dressait sur ses petits pieds, mirant son sourire dans les yeux du jeune homme.

—Tu as bien tardé, dit-elle. Mon coeur te savait dans la forêt. J'ai monté sur un rayon de lune et je t'ai cherché trois jours, trois heures, trois minutes.

Simplice se taisait, retenant son souffle. Elle le fit asseoir au bord de la fontaine; elle le caressait du regard; et lui, il la contemplait longuement.

—Ne me reconnais-tu pas? reprit-elle. Je t'ai vu souvent en rêve. J'allais à toi, tu me prenais la main, puis nous marchions, muets et frémissants. Ne m'as-tu pas vu? ne te rappelles-tu pas tes rêves?

Et comme il ouvrait enfin la bouche:

—Ne dis rien, reprit-elle encore. Je suis Fleur-des-eaux, et tu es le bien-aimé. Nous allons mourir.

X

Les grands arbres se penchaient pour mieux voir le jeune couple. Ils tressaillaient de douleur, ils se disaient de taillis en taillis que leur âme allait prendre son vol.

Toutes les voix firent silence. Le brin d'herbe et le chêne se sentaient pris d'une immense pitié. Il n'y avait plus dans les feuillages un seul cri de colère, Simplice, le bien-aimé de Fleur-des-eaux, était le fils de la vieille forêt.

Elle avait appuyé la tête à son épaule. Se penchant au-dessus du ruisseau, tous deux se souriaient. Parfois, levant le front, ils suivaient du regard la poussière d'or qui tremblait dans les derniers rayons du soleil. Ils s'enlaçaient lentement, lentement. Ils attendaient la première étoile pour se confondre et s'envoler à jamais.

Aucune parole ne troublait leur extase. Leurs âmes, qui montaient à leurs lèvres, s'échangeaient dans leurs haleines.

Le jour pâlissait, les lèvres des deux amants se rapprochaient de plus en plus. Une angoisse terrible tenait la forêt immobile et muette. De grands rochers d'où jaillissait la source jetaient de larges ombres sur le couple, qui rayonnait dans la nuit naissante.

Et l'étoile parut, et les lèvres s'unirent dans le suprême baiser, et les chênes eurent un long sanglot. Les lèvres s'unirent, les âmes s'envolèrent.

XI

Un homme d'esprit s'égara dans la forêt. Il était en compagnie d'un homme savant.

L'homme d'esprit faisait de profondes remarques sur l'humidité malsaine des bois, et parlait des beaux champs de luzerne qu'on obtiendrait en coupant tous ces grands vilains arbres.

L'homme savant rêvait de se faire un nom dans les sciences en découvrant quelque plante encore inconnue. Il furetait dans tous les coins, et découvrait des orties et du chiendent.

Arrivés au bord de la source, ils trouvèrent le cadavre de Simplice. Le prince souriait dans le sommeil de la mort. Ses pieds s'abandonnaient au flot, sa tête reposait sur le gazon de la rive. Il pressait sur ses lèvres, à jamais fermées, une petite fleur blanche et rose, d'une exquise délicatesse et d'un parfum pénétrant.

—Le pauvre fou! dit l'homme d'esprit, il aura voulu cueillir un bouquet, et se sera noyé.

L'homme savant se souciait peu du cadavre. Il s'était emparé de la fleur, et sous prétexte de l'étudier. il en déchirait la corolle. Puis, lorsqu'il l'eut mise en pièces:

—Précieuse trouvaille! s'écria-t-il. Je veux, en souvenir de ce niais, nommer cette fleur Anthapheleia limnaia.

Ah! Ninette, Ninette, mon idéale Fleur-des-eaux, le barbare la nommait Anthapheleia limnaia!

LE CARNET DE DANSE

I

Te souviens-tu, Ninon, de notre longue course dans les bois? L'automne semait déjà les arbres de feuilles d'un jaune pourpre que doraient encore les rayons du soleil couchant. L'herbe était plus claire sous nos pas qu'aux premiers jours de mai, et les mousses roussies donnaient à peine asile à quelques rares insectes. Perdus dans la forêt pleine de bruits mélancoliques, nous pensions entendre les plaintes sourdes de la femme qui croit voir à son front la première ride. Les feuillages, que ne pouvait tromper cette pâle et douce soirée, sentaient venir l'hiver dans la brise plus fraîche, et se laissaient tristement bercer, pleurant leur verdure rougie.

Longtemps nous errâmes dans les faillis, peu soucieux de la direction des sentiers, mais choisissant les plus ombreux et les plus discrets. Nos francs éclats de rire effrayaient les grives et les merles qui sifflaient dans les haies; et parfois, nous entendions glisser bruyamment sous les ronces un lézard vert troublé dans son extase par le bruit de nos pas. Notre course était sans but; nous avions vu, après une journée de nuages, le ciel sourire vers le soir; nous étions lestement sortis pour profiter de ce rayon de soleil. Nous allions ainsi, soulevant sous nos pieds un odeur de sauge et de thym, tantôt nous poursuivant, tantôt marchant lentement, les mains enlacées. Puis je cueillais pour toi les dernières fleurs, ou je cherchais à atteindre les baies rouges des aubépines que tu désirais comme un enfant. Et toi, Ninon, pendant ce temps, couronnée de fleurs, tu courais à la source voisine, sous prétexte de boire, mais plutôt pour admirer ta coiffure, ô coquette et paresseuse fille!

Il se mêla soudain aux murmures vagues de la forêt de lointains éclats de rire; un fifre et un tambourin se firent entendre, et la brise nous apporta des bruits affaiblis de danse. Nous nous étions arrêtés, l'oreille tendue, tout disposés à voir dans cette musique le bal mystérieux des sylphes. Nous nous glissâmes d'arbre en arbre, dirigés par le son des instruments; puis, lorsque nous eûmes écarté avec précaution les branches du dernier massif, voici le spectacle qui s'offrit à nos yeux.

Au centre d'une clairière, sur une bande de gazon entourée de genévriers et de pistachiers sauvages, allaient et venaient en cadence une dizaine de paysans et de paysannes. Les femmes nu-tête, la gorge cachée sous un fichu, sautaient franchement, en laissant échapper ces éclats de rire que nous avions entendus; les hommes, pour danser plus à l'aise, avaient jeté leurs vêtements parmi leurs outils de travail qui brillaient dans l'herbe.

Ces braves gens faisaient peu de cas de la mesure. Adossé contre un chêne, un homme, sec et anguleux, jouait du fifre, en frappant de la main gauche sur un tambourin au son grêle, selon la mode de Provence. Il semblait suivre avec amour la mesure pressée et criarde. Parfois son regard s'égarait sur les danseurs; il haussait alors les épaules de pitié. Musicien juré de quelque gros village, il avait été arrêté comme il passait par là, et ne pouvait voir sans colère ces habitants de l'intérieur des campagnes violer ainsi les lois de la belle danse. Blessé durant le quadrille par les sauts, par les trépignements des paysans, il rougit d'indignation, lorsque, l'air achevé, ils continuèrent leurs enjambées, cinq grandes minutes, sans paraître se douter seulement de l'absence du fifre et du tambourin.

Il eût été charmant sans doute de surprendre les lutins de la forêt dans leurs ébats mystérieux. Mais, au moindre souffle, ils se fussent évanouis; et courant à la salle de bal, à peine eussions-nous trouvé, pour trace de leur passage, quelques brins d'herbe légèrement courbés. C'eût été moquerie: nous faire entendre leurs rires, nous inviter à partager leur joie, puis s'enfuir à noire approche, sans nous permettre le moindre quadrille.

On ne pouvait danser avec des sylphes, Ninette; avec des paysans, rien n'était d'une réalité plus engageante.

Nous sortîmes brusquement du massif. Nos bruyants danseurs n'eurent garde de s'envoler. Ils ne s'aperçurent même que longtemps après de notre présence. Ils s'étaient remis à gambader. Le joueur de fifre, qui avait fait mine de s'éloigner, ayant vu briller quelques pièces de monnaie, venait de reprendre ses instruments, battant et soufflant de nouveau, tout en soupirant de prostituer ainsi la mélodie. Je crus reconnaître la mesure lente et insaisissable d'une valse. J'enlaçais déjà ta taille, j'épiais l'instant de t'emporter dans mes bras, lorsque tu te dégageas vivement pour te mettre à rire et à sauter, tout comme une brune et hardie paysanne. L'homme au tambourin, que mes préparatifs de beau danseur consolaient, n'eut plus qu'à se voiler la face et à gémir sur la décadence de l'art.

Je ne sais pourquoi, Ninon, je me souvins hier soir de ces folies, de notre longue course, de nos danses libres et rieuses. Puis, ce vague souvenir fut suivi de cent autres vagues rêveries. Me pardonneras-tu de te les conter? Cheminant au hasard, m'arrêtant et courant sans raison, je m'inquiète peu de la foule; mes récits ne sont que de bien pâles ébauches: mais tu m'as dit les aimer.

La danse, cette nymphe pudiquement lascive, me charme plutôt qu'elle ne m'attire. J'aime, simple spectateur, à la voir secouer ses grelots sur le monde; voluptueuse sous les cieux d'Espagne et d'Italie, se tordre en étreintes, en baisers de feu; long voilée dans la blonde Allemagne, glisser amoureusement comme un rêve; et même discrète et spirituelle, marcher dans les salons de France. J'aime à la retrouver partout: sur la mousse des bois comme sur de riches tapis; à la noce de village ainsi que dans les soirées étincelantes.

Mollement renversée, l'oeil humide, les lèvres entr'ouvertes, elle a traversé les temps, en nouant et dénouant ses bras sur sa tête blonde. Toutes les portes se sont ouvertes, au bruit cadencé de ses pas, celles des temples, celles des joyeuses retraites; là parfumée d'encens, ici la robe rougie de vin, elle a frappé harmonieusement le sol; et après tant de siècles, elle nous arrive, souriante, sans que ses membres souples pressent ou retardent la mélodieuse cadence.

Vienne donc la déesse. Les groupes se forment, les danseuses se cambrent sous l'étreinte des danseurs. Voici l'immortelle. Ses bras levés tiennent un tambour de basque; elle sourit, puis donne le signal; les couples s'ébranlent, suivent ses pas, imitent ses altitudes. Et moi, j'aime à suivre des yeux le tourbillon léger; je cherche à surprendre tous les regards, toutes les paroles d'amour; j'ai l'ivresse du rhythme, dans le coin perdu où je rêve, remerciant l'immortelle, si elle m'a laissé ignorant et gauche, de m'avoir donné tout au moins le sentiment de son art harmonieux.

A vrai dire, Ninette, je la préférerais, la blonde déesse, dans son amoureuse nudité, écartant et agitant sans lois sa blanche ceinture. Je la préférerais loin des salons, se croyant cachée à tout regard profane, traçant sur le gazon ses pas les plus capricieux. Là, à peine voilée, foulant mollement l'herbe de ses pieds roses, elle agirait dans son innocente liberté, elle trouverait le secret de la mélodie du mouvement. Là, j'irais, caché dans le feuillage, admirer son beau corps, mince et flexible, et suivre du regard les jeux de l'ombre sur ses épaules, selon que son caprice l'emporterait ou la ramènerait.

Mais, parfois, je me suis pris à la détester, lorsqu'elle s'est présentée à moi sous l'aspect d'une jeune coquette, bien empesée, niaisement décente; lorsque je l'ai vue obéir aveuglément à un orchestre, faire la moue, paraître s'ennuyer, étouffer un bâillement en s'acquittant de ses pas comme d'un devoir. Je dirai le tout: jamais je n'ai admiré sans chagrin l'immortelle dans un salon. Ses fines jambes s'embarrassent dans les grandes jupes de nos élégantes; elle se trouve par trop gênée, elle qui ne veut être que liberté et que caprice; et, troublée, elle se conforme lourdement à nos sottes révérences, perdant toujours sa grâce pour rencontrer souvent le ridicule.

Je voudrais pouvoir lui fermer nos portes. Si je la souffre quelquefois sous les lustres, sans trop de tristesse, c'est grâce à ses tablettes d'amour, à son carnet de danse.

Ninon, le vois-tu dans sa main, ce petit livre? Regarde: le fermoir et le porte-crayon sont en or; jamais on ne vit papier plus doux ni plus parfumé; jamais reliure n'eut plus d'élégance. Voilà notre offrande à la déesse. D'autres lui ont donné la couronne et l'écharpe; nous, par bonté d'âme, lui avons fait cadeau du carnet de danse.

Elle avait tant d'adorateurs, la pauvre enfant, on la pressait de tant d'invitations, qu'elle ne savait plus où donner de la tête. Chacun venait l'admirer en implorant un quadrille, et la coquette accordait toujours; elle dansait, dansait, perdait la mémoire, était accablée de réclamations, se trompait encore; de là une confusion terrible, d'immenses jalousies. Elle se retirait, les pieds brisés, la mémoire perdue. On eut pitié d'elle, on lui donna le petit livre doré. Depuis ce temps, plus d'oubli, plus de confusion, plus de passe-droit. Lorsque les amants l'assiègent, elle leur présente le carnet; chacun y inscrit son nom, c'est aux plus amoureux à arriver les premiers. Fussent-ils cent, les pages blanches sont en grand nombre. Si, lorsque les lustres pâlissent, tous n'ont pas pressé sa fine taille, qu'ils s'en prennent à leur paresse, et non à l'indifférence de l'enfant.

Sans doute, Ninon, le moyen était simple. Tu dois t'étonner de mes exclamations à propos de quelques feuilles de papier. Mais quelques charmantes feuilles, exhalant un parfum de coquetterie, pleines de doux secrets! Quelle longue liste de beaux amoureux, dont chaque nom est un hommage, chaque page une soirée entière de triomphe et d'adoration! Quel livre magique, contenant une vie de tendresse, où le profane ne peut épeler que de vains noms, où la jeune fille lit couramment sa beauté et l'admiration qu'elle excite!

Chacun vient à son tour faire acte de soumission, chacun vient signer sa lettre d'amour. Ne sont-ce pas là, en effet, les mille signatures d'une déclaration sous-entendue? Ne devrait-on pas, si l'on était de bonne foi, les écrire sur le premier feuillet, ces éternelles phrases, toujours jeunes? Mais le petit livre est discret, il ne veut pas forcer sa maîtresse à rougir. Elle et lui savent seuls ce qu'il faut rêver.

Franchement, je le soupçonne d'être fort rusé. Vois comme il se dissimule, comme il se fait naïf et nécessaire. Qu'est-il? sinon un aide pour la mémoire, un moyen tout primitif de rendre la justice en accordant à chacun son tour. Lui, parler d'amour, troubler les jeunes filles! on se trompe grandement. Tourne les pages, tu ne trouveras pas le plus petit "Je t'aime." Il le dit en vérité, rien n'est plus innocent, plus naïf, plus primitif que lui. Aussi les grands-parents le voient-ils sans effroi dans les mains de leurs filles. Tandis que le billet signé d'un seul nom se cache sous le corsage, lui, la lettre aux mille signatures, se montre hardiment. On le rencontre partout au grand jour, dans les salons et dans la chambre de l'enfant. N'est-il pas le petit livre le moins dangereux qu'on connaisse?

Il trompe jusqu'à sa maîtresse elle-même. Quel péril peut offrir un objet d'un usage si commun, approuvé d'ailleurs par les grands-parents? Elle le feuillette sans crainte. C'est ici qu'on peut accuser le carnet de danse de manifeste hypocrisie. Dans le silence, que penses-tu qu'il murmure à l'oreille de l'enfant? De simples noms? Oh! que non pas! mais bel et bien de longues conversations amoureuses. Il n'a plus son air de nécessité ni de désintéressement. Il babille, il caresse; il brûle et balbutie de tendres paroles. La jeune fille se sent oppressée; tremblante, elle continue. Et soudain la fête renaît pour elle, les lustres brillent, l'orchestre chante amoureusement; soudain chaque nom se personnifie, et le bal, dont elle était la reine, recommence avec ses ovations, ses paroles caressantes et flatteuses.

Ah! livre malin, quel défilé de jeunes cavaliers! Celui-là, tout en pressant mollement sa taille, vantait ses yeux bleus; celui-ci, ému et tremblant, ne pouvait que lui sourire; cet autre parlait, parlait sans cesse, débitant ces mille galanteries qui, malgré leur vide de sens, en disent plus que de longs discours.

Et, lorsque la vierge s'est oubliée une fois avec lui, le rusé sait bien qu'elle reviendra. Jeune femme, elle parcourt les feuillets, les consulte avec anxiété pour connaître de combien s'est augmenté le nombre de ses admirateurs. Elle s'arrête avec un triste sourire à certains noms qu'elle ne retrouve plus sur les dernières pages, noms volages qui sans doute sont allés enrichir d'autres carnets. La plupart de ses sujets lui restent fidèles; elle passe avec indifférence. Le petit livre rit de tout cela. Il connaît sa puissance; il doit recevoir les caresses d'une vie entière.

La vieillesse vient, le carnet n'est pas oublié. Les dorures en sont fanées, les feuillets tiennent à peine. Sa maîtresse, qui a vieilli avec lui, paraît l'en aimer davantage. Elle en tourne encore souvent les pages et s'enivre de son lointain parfum de jeunesse.

N'est-ce pas un rôle charmant, Ninon, que celui du carnet de danse? N'est-il pas, comme toute poésie, incompris de la foule, lu couramment des seuls initiés? Confident des secrets de la femme, il l'accompagne dans la vie, ainsi qu'un ange d'amour versant à pleine main les espérances et les souvenirs.

II

Georgette sortait à peine du couvent. Elle avait encore cet âge heureux où le songe et la réalité se confondent; douce et passagère époque, l'esprit voit ce qu'il rêve et rêve ce qu'il voit. Comme tous les enfants, elle s'était laissé éblouir par les lustres flambants de ses premiers bals; elle se croyait de bonne foi dans une sphère supérieure, parmi des êtres demi-dieux, graciés des mauvais côtés de la vie.

Légèrement brunes, ses joues avaient les reflets dorés des seins d'une fille de Sicile; ses grands cils noirs voilaient à demi le feu de son regard. Oubliant qu'elle n'était plus sous la férule d'une sous-maîtresse, elle contenait la vie ardente qui brûlait en elle. Dans un salon, elle n'était jamais qu'une petite fille, timide, presque sotte, rougissant pour un mot et baissant les yeux.

Viens, nous nous cacherons derrière les grands rideaux, nous verrons l'indolente étendre les bras et s'éveiller en découvrant ses pieds roses. Ne sois pas jalouse, Ninon: tous mes baisers sont pour toi.

Te souviens-tu? onze heures sonnaient. La chambre était encore sombre. Le soleil se perdait dans les épaisses draperies des fenêtres, tandis qu'une veilleuse, aux lueurs mourantes, luttait vainement avec l'ombre. Sur le lit, lorsque la flamme de la veilleuse se ravivait, apparaissaient une forme blanche, un front pur, une gorge perdue sous des flots de dentelles; plus loin, l'extrémité délicate d'un petit pied; hors du lit, un bras de neige pendant, la main ouverte.

A deux reprises, la paresseuse se retourna sur la couche pour s'endormir de nouveau, mais d'un sommeil si léger, que le subit craquement d'un meuble la fit enfin dresser à demi. Elle écarta ses cheveux tombant en désordre sur son front, elle essuya ses yeux gros de sommeil, ramenant sur ses épaules tous les coins des couvertures, croisant les bras pour se mieux voiler.

Quand elle fut bien éveillée, elle avança la main vers un cordon de sonnette qui pendait auprès d'elle; mais elle la retira vivement; elle sauta à terre, courut écarter elle-même les draperies des fenêtres. Un gai rayon de soleil emplit la chambre de lumière. L'enfant, surprise de ce grand jour et venant à se voir dans une glace demi-nue et en désordre, fut fort effrayée. Elle revint se blottir au fond de son lit, rouge et tremblante de ce bel exploit. Sa chambrière était une fille sotte et curieuse; Georgette préférait sa rêverie aux bavardages de cette femme. Mais, bon Dieu! quel grand jour il faisait, et combien les glaces sont indiscrètes!

Maintenant, sur les sièges épars, on voyait négligemment jetée une toilette de bal. La jeune fille, presque endormie, avait laissé ici sa jupe de gaze, là son écharpe, plus loin ses souliers de satin. Auprès d'elle, dans une coupe d'agate, brillaient des bijoux; un bouquet fané se mourait à côté d'un carnet de danse.

Le front sur l'un de ses bras nus, elle prit un collier et se mit à jouer avec les perles. Puis elle le posa, ouvrit le carnet, le feuilleta. Le petit livre avait un air ennuyé et indifférent. Georgette le parcourait sans grande attention, paraissant songer à tout autre chose.

Comme elle en tournait les pages, le nom de Charles, inscrit en tête de chacune d'elles, finit par l'impatienter.

—Toujours Charles, se dit-elle. Mon cousin a une belle écriture; voilà des lettres longues et penchées qui ont un aspect grave. La main lui tremble rarement, même lorsqu'elle presse la mienne. Mon cousin est un jeune homme très-sérieux. Il doit être un jour mon mari. A chaque bal, sans m'en faire la demande, il prend mon carnet et s'inscrit pour la première danse. C'est là sans doute un droit de mari. Ce droit me déplaît.

Le carnet devenait de plus en plus froid. Georgette, le regard perdu dans le vide, semblait résoudre quelque grave problème.

—Un mari, reprit-elle, voilà qui me fait peur. Charles me traite toujours en petite fille; parce qu'il a remporté huit à dix prix au collège, il se croit forcé d'être pédant. Après tout, je ne sais trop pourquoi il sera mon mari; ce n'est pas moi qui l'ai prié de m'épouser; lui-même ne m'en a jamais demandé la permission. Nous avons joué ensemble, autrefois; je me souviens qu'il était très-méchant. Maintenant il est très-poli; je l'aimerais mieux méchant. Ainsi je vais être sa femme; je n'avais jamais bien songé à cela; sa femme, je n'en vois vraiment pas la raison. Charles, toujours Charles! on dirait que je lui appartiens déjà. Je vais le prier de ne pas écrire si gros sur mon carnet: son nom tient trop de place.

Le petit livre, qui, lui aussi, semblait las du cousin Charles, faillit se fermer d'ennui. Les carnets de danse, je le soupçonne, détestent franchement les maris. Le nôtre tourna ses feuillets et présenta sournoisement d'autres noms à Georgette.

—Louis, murmura l'enfant. Ce nom me rappelle un singulier danseur. Il est venu, sans presque me regarder, me prier de lui accorder un quadrille. Puis, aux premiers accords des instruments, il m'a entraînée à l'autre bout du salon, j'ignore pourquoi, en face d'une grande dame blonde qui le suivait des yeux. Il lui souriait par moments, et m'oubliait si bien que je me suis vue forcée, à deux reprises, de ramasser moi-même mon bouquet. Quand la danse le ramenait auprès d'elle, il lui parlait bas; moi, j'écoutais, mais je ne comprenais point. C'était peut-être sa soeur. Sa soeur, oh! non: il lui prenait la main en tremblant; puis, lorsqu'il tenait cette main dans la sienne, l'orchestre le rappelait vainement auprès de moi. Je demeurais là, comme une sotte, le bras tendu, ce qui faisait fort mauvais effet; les figures en restaient toutes brouillées. C'était peut-être sa femme. Que je suis niaise! sa femme, vraiment, oui! Charles ne me parle jamais en dansant. C'était peut-être…

Georgette resta les lèvres demi-closes, absorbée, pareille à un enfant mis en face d'un jouet inconnu, n'osant approcher et agrandissant les yeux pour mieux voir. Elle comptait machinalement sous ses doigts les glands de la couverture, la main droite allongée et grande ouverte sur le carnet. Celui-ci commençait à donner signe de vie; il s'agitait, il paraissait savoir parfaitement ce qu'était la dame blonde. J'ignore si le libertin en confia le secret à la jeune fille. Elle ramena sur ses épaules la dentelle qui glissait, acheva de compter scrupuleusement les glands de la couverture, et dit enfin à demi-voix:

—C'est singulier, cette belle dame n'était sûrement ni la femme, ni la soeur de M. Louis.

Elle se remit à feuilleter les pages. Un nom l'arrêta bientôt.

—Ce Robert est un vilain homme, reprit-elle. Je n'aurais jamais cru qu'avec un gilet d'une telle élégance, on pût avoir l'âme aussi noire. Durant un grand quart d'heure, il m'a comparée à mille belles choses, aux étoiles, aux fleurs, que sais-je, moi? J'étais flattée, j'éprouvais tant de plaisir, que je ne savais quoi répondre. Il parlait bien et longtemps sans s'arrêter. Puis, il m'a reconduite à ma place, et là, il a manqué de pleurer en me quittant. Ensuite je me suis mise à une fenêtre; les rideaux m'ont cachée, en retombant derrière moi. Je songeais un peu, je crois, à mon bavard de danseur, lorsque je l'ai entendu rire et causer. Il parlait à un ami d'une petite sotte, rougissant au moindre mot, d'une échappée de couvent, baissant les yeux, s'enlaidissant par un maintien trop modeste. Sans doute il parlait de Thérèse, ma bonne amie. Thérèse a de petits yeux et une grande bouche. C'est une excellente fille. Peut-être parlaient-ils de moi. Les jeunes gens mentent donc! Alors, je serais laide. Laide! Thérèse l'est cependant davantage. Sûrement ils parlaient de Thérèse.

Georgette sourit et eut comme une tentation d'aller consulter son miroir.

—Puis, ajouta-t-elle, ils se sont moqués des dames qui étaient au bal. J'écoutais toujours, je finissais par ne plus comprendre. J'ai pensé qu'ils disaient de gros mots. Comme je ne pouvais m'éloigner, je me suis bravement bouché les oreilles.

Le carnet de danse était en pleine hilarité. Il se mit à débiter une foule de noms pour prouver à Georgette que Thérèse était bien la petite sotte enlaidie par un maintien trop modeste.

—Paul a des yeux bleus, dit-il. Certes, Paul n'est pas menteur, et je l'ai entendu te dire des paroles bien douces.

—Oui, oui, répéta Georgette, M. Paul a des yeux bleus, et M. Paul n'est pas menteur. Il a des moustaches blondes que je préfère beaucoup à celles de Charles.

—Ne me parle pas de Charles, reprit le carnet; ses moustaches ne méritent pas le moindre sourire. Que penses-tu d'Édouard? il est timide et n'ose parler que du regard. Je ne sais si tu comprends ce langage, Et Jules? il n'y a que toi, assure-t-il, qui saches valser. Et Lucien, et Georges, et Albert? tous te trouvent charmante et quêtent pendant de longues heures l'aumône de ton sourire.

Georgette se remit à compter les glands de la couverture. Le bavardage du carnet commençait à l'effrayer. Elle le sentait qui brûlait ses mains; elle eût voulu le fermer et n'en avait pas le courage.

—Car tu étais reine, continua le démon. Tes dentelles se refusaient à cacher tes bras nus, ton front de seize ans faisait pâlir la couronne. Ah! ma Georgette, tu ne pouvais tout voir, sans cela tu aurais eu pitié. Les pauvres garçons sont bien malades à l'heure qu'il est!

Et il eut un silence plein de commisération. L'enfant qui l'écoutait, souriante, effarouchée, le voyant rester muet:

—Un noeud de ma robe était tombé, dit-elle. Sûrement cela me rendait laide. Les jeunes gens devaient se moquer en passant. Ces couturières ont si peu de soin!

—N'a-t-il pas dansé avec toi? interrompit le carnet.

—Qui donc? demanda Georgette, en rougissant si fort que ses épaules devinrent toutes roses.

Et, prononçant enfin un nom qu'elle avait depuis un quart d'heure sous les yeux, et que son coeur épelait, tandis que ses lèvres parlaient de robe déchirée:

—M. Edmond, dit-elle, m'a paru triste, hier soir. Je le voyais de loin me regarder. Comme il n'osait approcher, je me suis levée, je suis allée à lui. Il a bien été forcé de m'inviter.

—J'aime beaucoup M. Edmond, soupira le petit livre.

Georgette fit mine de ne pas entendre. Elle continua:

—En dansant, j'ai senti sa main trembler sur ma taillé. Il a bégayé quelques mois, se plaignant de la chaleur. Moi, voyant que les rosés de mon bouquet lui faisaient envie, je lui en ai donné une. Il n'y a pas de mal à cela.

—Oh! non! Puis, en prenant la fleur, ses lèvres, par un singulier hasard, se sont trouvées près de tes doigts. Il les a baisés un petit peu.

—Il n'y a pas de mal à cela, répéta Georgette qui depuis un instant se tourmentait fort sur le lit.

—Oh! non! J'ai à te gronder vraiment de lui avoir tant fait attendre ce pauvre baiser. Edmond ferait un charmant petit mari.

L'enfant, de plus en plus troublée, ne s'aperçut pas que son fichu était tombé et que l'un de ses pieds avait rejeté la couverture.

—Un charmant petit mari, répéta-t-elle de nouveau.

—Moi, je l'aime bien, reprit le tentateur. Si j'étais à ta place, vois-tu, je lui rendrais volontiers son baiser.

Georgette fut scandalisée. Le bon apôtre continua:

—Rien qu'un baiser, là, doucement sur son nom. Je ne le lui dirai pas.

La jeune fille jura ses grands dieux qu'elle n'en ferait rien. Et, je ne sais comment, la page se trouva sous ses lèvres. Elle n'en sut rien elle-même. Tout en protestant, elle baisa le nom à deux reprises.

Alors, elle aperçut son pied, qui riait dans un rayon de soleil. Confuse, elle ramenait la couverture, quand elle acheva de perdre la tête en entendant crier la clef dans la serrure.

Le carnet de danse se glissa parmi les dentelles et disparut en toute hâte sous l'oreiller.

C'était la chambrière.

CELLE QUI M'AIME

I

Celle qui m'aime est-elle grande dame, toute de soie, de dentelles et de bijoux, rêvant à nos amours, sur le sofa d'un boudoir? marquise ou duchesse, mignonne et légère comme un rêve, traînant languissamment sur les tapis les flots de ses jupes blanches et faisant une petite moue plus douce qu'un sourire?

Celle qui m'aime est-elle grisette pimpante, trottant menu, se troussant pour sauter les ruisseaux, quêtant d'un regard l'éloge de sa jambe fine? Est-elle la bonne fille qui boit dans tous les verres, vêtue de satin aujourd'hui, d'indienne grossière demain, trouvant dans les trésors de son coeur un brin d'amour pour chacun?

Celle qui m'aime est-elle l'enfant blonde s'agenouillant pour prier au côté de sa mère? la vierge folle m'appelant le soir dans l'ombre des ruelles? Est-elle la brune paysanne qui me regarde au passage et qui emporte mon souvenir au milieu des blés et des vignes mûres? la pauvresse qui me remercie de mon aumône? la femme d'un autre, amant ou mari, que j'ai suivie un jour et que je n'ai plus revue?

Celle qui m'aime est-elle fille d'Europe, blanche comme l'aube? fille d'Asie, au teint jaune et doré comme un coucher de soleil? ou fille du désert, noire comme une nuit d'orage?

Celle qui m'aime est-elle séparée de moi par une mince cloison? est-elle au delà des mers? est-elle au delà des étoiles?

Celle qui m'aime est-elle encore à naître? est-elle morte il y a cent ans?

II

Hier, je l'ai cherchée sur un champ de foire. Il y avait fête au faubourg, et le peuple endimanché montait bruyamment par les rues.

On venait d'allumer les lampions. L'avenue, de distance en distance, était ornée de poteaux jaunes et bleus, garnis de petits pots de couleur, où brûlaient des mèches fumeuses que le vent effarait. Dans les arbres, vacillaient des lanternes vénitiennes. Des baraques en toile bordaient les trottoirs, laissant traîner dans le ruisseau les franges de leurs rideaux rouges. Les faïences dorées, les bonbons fraîchement peints, le clinquant des étalages, miroitaient à la lumière crue des quinquets.

Il y avait dans l'air une odeur de poussière, de pain d'épices et de gaufres à la graisse. Les orgues chantaient; les paillasses enfarinés riaient et pleuraient sous une grêle de soufflets et de coups de pied. Une nuée chaude pesait sur cette joie.

Au-dessus de cette nuée, au-dessus de ces bruits, s'élargissait un ciel d'été, aux profondeurs pures et mélancoliques. Un ange venait d'illuminer l'azur pour quelque fête divine, fête souverainement calme de l'infini.

Perdu dans la foule, je sentais la solitude de mon coeur. J'allais, suivant du regard les jeunes filles qui me souriaient au passage, me disant que je ne reverrais plus ces sourires. Cette pensée de tant de lèvres amoureuses, entrevues un instant et perdues à jamais, était une angoisse pour mon âme.

J'arrivai ainsi à un carrefour, au milieu de l'avenue. A gauche, appuyée contre un orme, se dressait une baraque isolée. Sur le devant, quelques planches mal jointes formaient estrade, et deux lanternes éclairaient la porte, qui n'était autre chose qu'un pan de toile relevé en façon de rideau. Comme je m'arrêtais, un homme portant un costume de magicien, grande robe noire et chapeau en pointe semé d'étoiles, haranguait la foule du haut des planches.

—Entrez, criait-il, entrez, mes beaux messieurs, entrez, mes belles demoiselles! J'arrive en toute hâte du fond de l'Inde pour réjouir les jeunes coeurs. C'est là que j'ai conquis, au péril de ma vie, le Miroir d'amour, que gardait un horrible Dragon. Mes beaux messieurs, mes belles demoiselles, je vous apporte la réalisation de vos rêves. Entrez, entrez voir Celle qui vous aime! Pour deux sous Celle qui vous aime!

Une vieille femme, vêtue en bayadère, souleva le pan de toile. Elle promena sur la foule un regard hébété; puis, d'une voix épaisse:

—Pour deux sous, cria-t-elle, pour deux sous Celle qui vous aime!
Entrez voir Celle qui vous aime!

III

Le magicien battit une fantaisie entraînante sur la grosse caisse. La bayadère se pendit à une cloche et accompagna.

Le peuple hésitait. Un âne savant jouant aux cartes offre un vif intérêt; un hercule soulevant des poids de cent livres est un spectacle dont on ne saurait se lasser; on ne peut nier non plus qu'une géante demi-nue ne soit faite pour distraire agréablement tous les âges. Mais voir Celle qui vous aime, voilà bien la chose dont on se soucie le moins, et qui ne promet pas la plus légère émotion.

Moi, j'avais écouté avec ferveur l'appel de l'homme à la grande robe. Ses promesses répondaient au désir de mon coeur; je voyais une Providence dans le hasard qui venait de diriger mes pas. Ce misérable grandit singulièrement à mes yeux, de tout l'étonnement que j'éprouvais à l'entendre lire mes secrètes pensées. Il me sembla le voir fixer sur moi des regards flamboyants, battant la grosse caisse avec une furie diabolique, me criant d'entrer d'une voix plus haute que celle de la cloche.

Je posais le pied sur la première planche, lorsque je me sentis arrêté. M'étant tourné, je vis au pied de l'estrade un homme me retenant par mon vêtement. Cet homme était grand et maigre; il avait de larges mains couvertes de gants de fil plus larges encore, et portait un chapeau devenu rouge, un habit noir blanchi aux coudes, et de déplorables culottes de Casimir, jaunes de graisse et de boue. Il se plia en deux, dans une longue et exquise révérence, puis, d'une voix flûtée, me tint ce discours:

—Je suis fâché, monsieur, qu'un jeune homme bien élevé donne un mauvais exemple à la foule. C'est une grande légèreté que d'encourager dans son impudence ce coquin spéculant sur nos mauvais instincts; car je trouve profondément immorales ces paroles criées en plein vent, qui appellent filles et garçons à une débauche du regard et de l'esprit. Ah! monsieur, le peuple est faible. Nous avons, nous les hommes rendus forts par l'instruction, nous avons, songez-y, de graves et impérieux devoirs. Ne cédons pas à de coupables curiosités, soyons dignes en toutes choses. La moralité de la société dépend de nous, monsieur.

Je l'écoutai parler. Il n'avait pas lâché mon vêtement et ne pouvait se décider à achever sa révérence. Son chapeau à la main, il discourait avec un calme si complaisant, que je ne songeai pas à me fâcher. Je me contentai, quand il se tut, de le regarder en face, sans lui répondre. Il vit une question dans ce silence.

—Monsieur, reprit-il avec un nouveau salut, monsieur, je suis l'Ami du peuple, et j'ai pour mission le bonheur de l'humanité.

Il prononça ces mots avec un modeste orgueil, en se grandissant brusquement de toute sa haute taille. Je lui tournai le dos et montai sur l'estrade. Avant d'entrer, comme je soulevais le pan de toile, je le regardai une dernière fois. Il avait délicatement pris de sa main droite les doigts de sa main gauche, cherchant à effacer les plis de ses gants qui menaçaient de le quitter.

Puis, croisant les bras, l'Ami du peuple contempla la bayadère avec tendresse.

IV

Je laissai retomber le rideau et me trouvai dans le temple. C'était une sorte de chambre longue et étroite, sans aucun siège, aux murs de toile, éclairée par un seul quinquet. Quelques personnes, des filles curieuses, des garçons faisant tapage, s'y trouvaient déjà réunies. Tout se passait d'ailleurs avec la plus grande décence: une corde, tendue au milieu de la pièce, séparait les hommes des femmes. Le Miroir d'amour, à vrai dire, n'était autre chose que deux glaces sans tain, une dans chaque compartiment, petites vitres rondes donnant sur l'intérieur de la baraque. Le miracle promis s'accomplissait avec une admirable simplicité: il suffisait d'appliquer l'oeil droit contre la vitre, et au delà, sans qu'il soit question de tonnerre ni de soufre, apparaissait la bien-aimée. Comment ne pas croire à une vision aussi naturelle!

Je ne me sentis pas la force de tenter l'épreuve dès l'entrée. La bayadère m'avait regardé au passage, d'un regard qui me donnait froid au coeur. Savais-je, moi, ce qui m'attendait derrière cette vitre: peut-être un horrible visage, aux yeux éteints, aux lèvres violettes; une centenaire avide de jeune sang, une de ces créatures difformes que je vois, la nuit, passer dans mes mauvais rêves. Je ne croyais plus aux blondes créations dont je peuple charitablement mon désert. Je me rappelais toutes les laides qui me témoignent quelque affection, et je me demandais avec terreur si ce n'était pas une de ces laides que j'allais voir apparaître.

Je me retirai dans un coin. Pour reprendre courage, je regardai ceux qui, plus hardis que moi, consultaient le destin, sans tant de façons. Je ne tardai pas à goûter un singulier plaisir au spectacle de ces diverses figures, l'oeil droit grand ouvert, le gauche fermé avec deux doigts, ayant chacune leur sourire, selon que la vision plaisait plus ou moins. La vitre se trouvant un peu basse, il fallait se courber légèrement. Rien ne me parut plus grotesque que ces hommes venant à la file voir l'âme soeur de leur âme par un trou de quelques centimètres de tour.

Deux soldats s'avancèrent d'abord: un sergent bruni au soleil d'Afrique, et un jeune conscrit, garçon sentant encore le labour, les bras gênés dans une capote trois fois trop grande. Le sergent eut un rire sceptique. Le conscrit demeura longtemps courbé, singulièrement flatté d'avoir une bonne amie.

Puis vint un gros homme en veste blanche, à la face rouge et bouffie, qui regarda tranquillement, sans grimace de joie ni de déplaisir, comme s'il eût été tout naturel qu'il pût être aimé de quelqu'un.

Il fut suivi par trois écoliers, bonshommes de quinze ou seize ans, à la mine effrontée, se poussant pour faire accroire qu'ils avaient l'honneur d'être ivres. Tous trois jurèrent qu'ils reconnaissaient leurs tantes.

Ainsi les curieux se succédaient devant la vitre, et je ne saurais me rappeler aujourd'hui les différentes expressions de physionomie qui me frappèrent alors. O vision de la bien-aimée! quelles rudes vérités tu faisais dire à ces yeux grands ouverts! Ils étaient les vrais Miroirs d'amour, Miroirs où la grâce de la femme se reflétait en une lueur louche où la luxure s'étalait dans de la bêtise.

V

Les filles, à l'autre carreau, s'égayaient d'une plus honnête façon. Je ne lisais que beaucoup de curiosité sur leurs visages; pas le moindre vilain désir, pas la plus petite méchante pensée. Elles venaient tour à tour jeter un regard étonné par l'étroite ouverture, et se retiraient, les unes un peu songeuses, les autres riant comme des folles.

A vrai dire, je ne sais trop ce qu'elles faisaient là. Je serais femme, si peu que je fusse jolie, que je n'aurais jamais la sotte idée de me déranger pour aller voir l'homme qui m'aime. Les jours où mon coeur pleurerait d'être seul, ces jours-là sont jours de printemps et de beau soleil, je m'en irais dans un sentier en fleurs me faire adorer de chaque passant. Le soir, je reviendrais riche d'amour.

Certes, mes curieuses n'étaient pas toutes également jolies. Les belles se moquaient bien de la science du magicien, depuis longtemps elles n'avaient plus besoin de lui. Les laides, au contraire, ne s'étaient jamais trouvées à pareille fête. Il en vint une, aux cheveux rares, à la bouche grande, qui ne pouvait s'éloigner du miroir magique; elle gardait aux lèvres le sourire joyeux et navrant du pauvre apaisant sa faim après un long jeûne.

Je me demandai quelles belles idées s'éveillaient dans ces têtes folles. Ce n'était pas un mince problème. Toutes avaient, à coup sûr, vu en songe un prince se mettre à leurs genoux; toutes désiraient mieux connaître l'amant dont elles se souvenaient confusément au réveil. Il y eut sans doute beaucoup de déceptions; les princes deviennent rares, et les yeux de notre âme, qui s'ouvrent la nuit sur un monde meilleur, sont des yeux bien autrement complaisants que ceux dont nous nous servons le jour. Il y eut aussi de grandes joies; le songe se réalisait, l'amant avait la fine moustache et la noire chevelure rêvées.

Ainsi chacune, dans quelques secondes, vivait une vie d'amour. Romans naïfs, rapides comme l'espérance, qui se devinaient dans la rougeur des joues et dans les frissons plus amoureux du corsage.

Après tout, ces filles étaient peut-être des sottes, et je suis un sot moi-même d'avoir vu tant de choses, lorsqu'il n'y avait sans doute rien à voir. Toutefois, je me rassurai complètement à les étudier.

Je remarquai qu'hommes et femmes paraissaient en général fort satisfaits de l'apparition. Le magicien n'aurait certes jamais eu le mauvais coeur de causer le moindre déplaisir à de braves gens qui lui donnaient deux sous.

Je m'approchai, j'appliquai, sans trop d'émotion, mon oeil droit contre la vitre. J'aperçus, entre deux grands rideaux rouges, une femme accoudée au dossier d'un fauteuil. Elle était vivement éclairée par des quinquets que je ne pouvais voir, et se détachait sur une toile peinte, tendue au fond; cette toile, coupée par endroits, avait dû représenter jadis un galant bocage d'arbres bleus. Celle qui m'aime portait, en vision bien née, une longue robe blanche, à peine serrée à la taille, traînant sur le plancher en façon de nuage. Elle avait au front un large voile également blanc, retenu par une couronne de fleurs d'aubépine. Le cher ange était, ainsi vêtu, toute blancheur, toute innocence.

Elle s'appuyait coquettement, tournant les yeux vers moi, de grands yeux bleus caressants. Elle me parut ravissante sous le voile: tresses blondes perdues dans la mousseline, front candide de vierge, lèvres délicates, fossettes qui sont nids à baisers. Au premier regard, je la pris pour une sainte; au second, je lui trouvai un air bonne fille, point bégueule du tout et fort accommodant.

Elle porta trois doigts à ses lèvres, et m'envoya un baiser, avec une révérence qui ne se sentait aucunement du royaume des ombres. Voyant qu'elle ne se décidait pas à s'envoler, je fixai ses traits dans ma mémoire, et je me retirai.

Comme je sortais, je vis entrer l'Ami du peuple. Ce grave moraliste, qui parut m'éviter, courut donner le mauvais exemple d'une coupable curiosité. Sa longue échine, courbée en demi-cercle, frémit de désir; puis, ne pouvant aller plus loin, il baisa le verre magique.

VI

Je descendis les trois planches, je me trouvai de nouveau dans la foule, décidé à chercher Celle qui m'aime, maintenant que je connaissais son sourire.

Les lampions fumaient, le tumulte croissait, le peuple se pressait à renverser les baraques. La fête en était à cette heure de joie idéale, où l'on risque d'avoir le bonheur d'être étouffé.

J'avais, en me dressant, un horizon de bonnets de linge et de chapeaux de soie. J'avançais, poussant les hommes, tournant avec précaution les grandes jupes des dames. Peut-être était-ce cette capote rose; peut-être cette coiffe de tulle ornée de rubans mauves; peut-être cette délicieuse toque de paille à plume d'autruche. Hélas! la capote avait soixante ans; la coiffe, abominablement laide, s'appuyait amoureusement à l'épaule d'un sapeur; la toque riait aux éclats, agrandissant les plus beaux yeux du monde, et je ne reconnaissais point ces beaux yeux.

Il y a, au-dessus des foules, je ne sais quelle angoisse, quelle immense tristesse, comme s'il se dégageait de la multitude un souffle de terreur et de pitié. Jamais je ne me suis trouvé dans un grand rassemblement de peuple sans éprouver un vague malaise. Il me semble qu'un épouvantable malheur menace ces hommes réunis, qu'un seul éclair va suffire, dans l'exaltation de leurs gestes et de leurs voix, pour les frapper d'immobilité, d'éternel silence.

Peu à peu, je ralentis le pas, regardant cette joie qui me navrait. Au pied d'un arbre, en plein dans la lumière jaune des lampions, se tenait debout un vieux mendiant, le corps roidi, horriblement tordu par une paralysie. Il levait vers les passants sa face blême, clignant les yeux d'une façon lamentable, pour mieux exciter la pitié. Il donnait à ses membres de brusques frissons de fièvre, qui le secouaient comme une branche sèche. Les jeunes filles, fraîches et rougissantes, passaient en riant devant ce hideux spectacle.

Plus loin, à la porte d'un cabaret, deux ouvriers se battaient. Dans la lutte, les verres avaient été renversés, et à voir couler le vin sur le trottoir, on eût dit le sang de larges blessures.

Les rires me parurent se changer en sanglots, les lumières devinrent un vaste incendie, la foule tourna, frappée d'épouvante. J'allais, me sentant triste à mourir, interrogeant les jeunes visages, et ne pouvant trouver Celle qui m'aime.

VII

Je vis un homme debout devant un des poteaux qui portaient les lampions, et le considérant d'un air profondément absorbé. A ses regards inquiets, je crus comprendre qu'il cherchait la solution de quelque grave problème. Cet homme était l'Ami du peuple.

Ayant tourné la tête, il m'aperçut;

—Monsieur, me dit-il, l'huile employée dans les fêtes coûte vingt sous le litre. Dans un litre, il y a vingt godets comme ceux que vous voyez là: soit un sou d'huile par godet. Or, ce poteau a seize rangs de huit godets chacun: cent vingt-huit godets en tout. De plus,—suivez bien mes calculs,—j'ai compté soixante poteaux semblables dans l'avenue, ce qui fait sept mille six cent quatre-vingts godets, ce qui fait par conséquent sept mille six cent quatre-vingts sous, ou mieux trois cent quatre-vingt-quatre francs.

En parlant ainsi, l'Ami du peuple gesticulait, appuyant de la voix sur les chiffres, courbant sa longue taille, comme pour se mettre à la portée de mon faible entendement. Quand il se tut, il se renversa triomphalement en arrière; puis, il croisa les bras, me regardant en face d'un air pénétré.

—Trois cent quatre-vingt-quatre francs d'huile! s'écria-t-il, en scandant chaque syllabe, et le pauvre peuple manque de pain, monsieur! Je vous le demande, et je vous le demande les larmes aux yeux, ne serait-il pas plus honorable pour l'humanité, de distribuer ces trois cent quatre-vingt-quatre francs aux trois mille indigents que l'on compte dans ce faubourg? Une mesure aussi charitable donnerait à chacun d'eux environ deux sous et demi de pain. Cette pensée est faite pour faire réfléchir les âmes tendres, monsieur.

Voyant que je le regardais curieusement, il continua d'une voix mourante, en assurant ses gants entre ses doigts:

—Le pauvre ne doit pas rire, monsieur. Il est tout à fait déshonnête qu'il oublie sa pauvreté pendant une heure. Qui donc pleurerait sur les malheurs du peuple, si le gouvernement lui donnait souvent de pareilles saturnales?

Il essuya une larme et me quitta. Je le vis entrer chez un marchand de vin, où il noya son émotion dans cinq ou six petits verres pris coup sur coup sur le comptoir.

VIII

Le dernier lampion venait de s'éteindre. La foule s'en était allée. Aux clartés vacillantes des réverbères, je ne voyais plus errer sous les arbres que quelques formes noires, couples d'amoureux attardés, ivrognes et sergents de ville promenant leur mélancolie. Les baraques s'allongeaient grises et muettes, aux deux bords de l'avenue, comme les tentes d'un camp désert.

Le vent du matin, un vent humide de rosée, donnait un frisson aux feuilles des ormes. Les émanations âcres de la soirée avaient fait place à une fraîcheur délicieuse. Le silence attendri, l'ombre transparente de l'infini tombaient lentement des profondeurs du ciel, et la fête des étoiles succédait à la foie des lampions. Les honnêtes gens allaient enfin pouvoir se divertir un peu.

Je me sentais tout ragaillardi, l'heure de mes joies étant venue. Je marchais d'un bon pas, montant et descendant les allées, lorsque je vis une ombre grise glisser le long des maisons. Cette ombre venait à moi, rapidement, sans paraître me voir; à la légèreté de la démarche, au rythme cadencé des vêtements, je reconnus une femme.

Elle allait me heurter, quand elle leva instinctivement les yeux. Son visage m'apparut à la lueur d'une lanterne voisine, et voilà que je reconnus Celle qui m'aime: non pas l'immortelle au blanc nuage de mousseline; mais une pauvre fille de la terre, vêtue d'indienne déteinte. Dans sa misère, elle me parut charmante encore, bien que pâle et fatiguée. Je ne pouvais douter: c'étaient là les grands yeux, les lèvres caressantes de la vision; et c'était, de plus, à la voir ainsi de près, la suavité de traits que donne la souffrance.

Comme elle s'arrêtait une seconde, je saisis sa main, que je baisai. Elle leva la tête et me sourit vaguement, sans chercher à retirer ses doigts. Me voyant rester muet, l'émotion me serrant à la gorge, elle haussa les épaules, en reprenant sa marche rapide.

Je courus à elle, je l'accompagnai, mon bras serré à sa taille. Elle eut un rire silencieux; puis frissonna et dit à voix basse:

—J'ai froid: marchons vite.

Pauvre ange, elle avait froid! Sous le mince châle noir, ses épaules tremblaient au vent frais de la nuit. Je l'embrassai sur le front, je lui demandai doucement:

—Me connais-tu?

Une troisième fois, elle leva les yeux, et sans hésiter:

—Non, me répondit-elle.

Je ne sais quel rapide raisonnement se fit dans mon esprit. A mon tour je frissonnai.

—Où allons-nous? lui demandai-je de nouveau.

Elle haussa les épaules, avec une petite moue d'insouciance; elle me dit de sa voix d'enfant:

—Mais où tu voudras, chez moi, chez toi, peu importe.

IX

Nous marchions toujours, descendant l'avenue. J'aperçus sur un banc deux soldats, dont l'un discourait gravement, tandis que l'autre écoutait avec respect. C'étaient le sergent et le conscrit. Le sergent, qui me parut très-ému, m'adressa un salut moqueur, en murmurant:

—Les riches prêtent parfois, monsieur.

Le conscrit, âme tendre et naïve, me dit d'un ton dolent:

—Je n'avais qu'elle, monsieur: vous me volez Celle qui m'aime.

Je traversai la route et pris l'autre allée.

Trois gamins venaient à nous, se tenant par les bras et chantant à tue-tête. Je reconnus les écoliers. Les petits malheureux n'avaient plus besoin de feindre l'ivresse. Ils s'arrêtèrent, pouffant de rire, puis me suivirent quelques pas, me criant chacun d'une voix mal assurée:

—Hé! monsieur, madame vous trompe, madame est Celle qui m'aime!

Je sentais une sueur froide mouiller mes tempes. Je précipitais mes pas, ayant hâte de fuir, ne pensant plus à cette femme que j'emportais dans mes bras. Au bout de l'avenue, comme j'allais enfin quitter ce lieu maudit, je heurtai, en descendant du trottoir, un homme commodément assis dans le ruisseau. Il appuyait la tête sur la dalle, la face tournée vers le ciel, se livrant sur ses doigts à un calcul fort compliqué.

Il tourna les yeux, et, sans quitter l'oreiller:

—Ah! c'est vous, monsieur, me dit-il en balbutiant. Vous devriez bien m'aider à compter les étoiles. J'en ai déjà trouvé plusieurs millions, mais je crains d'en oublier quelqu'une. C'est de la statistique seule, monsieur, que dépend le bonheur de l'humanité.

Un hoquet l'interrompit. Il reprit en larmoyant:

—Savez-vous combien coûte une étoile? Sûrement le bon Dieu a fait là-haut une grosse dépense, et le peuple manque de pain, monsieur! A quoi bon ces lampions? est-ce que cela se mange? quelle en est l'application pratique, je vous prie? Nous avions bien besoin de cette fête éternelle. Allez, Dieu n'a jamais eu la moindre teinte d'économie sociale.

Il avait réussi à se mettre sur son séant; il promenait autour de lui des regards troubles, hochant la tête d'un air indigné. C'est alors qu'il vint à apercevoir ma compagne. Il tressaillit, et, le visage pourpre, tendit avidement les bras.

—Eh! eh! reprit-il, c'est Celle qui m'aime.

X

……………………..

……………………..

—"Voici, me dit-elle, je suis pauvre, je fais ce que je peux pour manger. L'hiver dernier, je passais quinze heures courbé sur un métier, et je n'avais pas du pain tous les jours. Au printemps, j'ai jeté mon aiguille par la fenêtre. Je venais de trouver une occupation moins fatigante et plus lucrative.

"Je m'habille chaque soir de mousseline blanche. Seule dans une sorte de réduit, appuyée au dossier d'un fauteuil, j'ai pour tout travail à sourire depuis six heures jusqu'à minuit. De temps à autre, je fais une révérence, j'envoie un baiser dans le vide. On me paye cela trois francs par séance.

"En face de moi, derrière une petite vitre enchâssée dans la cloison, je vois sans cesse un oeil qui me regarde. Il est tantôt noir, tantôt bleu. Sans cet oeil, je serais parfaitement heureuse; il gâte le métier. Par moments, à le rencontrer toujours seul et fixe, il me prend de folles terreurs; je suis tentée de crier et de fuir.

"Mais il faut bien travailler pour vivre. Je souris, je salue, j'envoie un baiser. A minuit, j'efface mon rouge et je remets ma robe d'indienne. Bah! que de femmes, sans y être forcées, font ainsi les gracieuses devant un mur."

LA FÉE AMOUREUSE

Entends-tu, Ninon, la pluie de décembre battre nos vitres? Le vent se plaint dans le long corridor. C'est une vilaine soirée, une de ces soirées où le pauvre grelotte à la porte du riche que le bal entraîne dans ses danses, sous les lustres dorés. Laisse là tes souliers de satin, viens t'asseoir sur mes genoux, près de l'âtre brûlant. Laisse là la riche parure: je veux ce soir te dire un conte, un beau conte de fée.

Tu sauras, Ninon, qu'il y avait autrefois, sur le haut d'une montagne, un vieux château sombre et lugubre. Ce n'étaient que tourelles, que remparts, que ponts-levis chargés de chaînes; des hommes couverts de fer veillaient nuit et jour sur les créneaux, et seuls les soldats trouvaient bon accueil auprès du comte Enguerrand, le seigneur du manoir.

Si tu l'avais aperçu, le vieux guerrier, se promenant dans les longues galeries, si tu avais entendu les éclats de sa voix brève et menaçante, tu aurais tremblé d'effroi, tout comme tremblait sa nièce Odette, la pieuse et jolie damoiselle. N'as-tu jamais remarqué, le matin, une pâquerette s'épanouir aux premiers baisers du soleil parmi des orties et des ronces! Telle s'épanouissait la jeune fille parmi de rudes chevaliers. Enfant, lorsque au milieu de ses jeux elle apercevait son oncle, elle s'arrêtait, et ses yeux se gonflaient de larmes. Maintenant, elle était grande et belle; son sein s'emplissait de vagues soupirs; et un effroi plus âpre encore la saisissait, chaque fois que venait à paraître le seigneur Enguerrand.

Elle demeurait dans une tourelle éloignée, s'occupant à broder de belles bannières, se reposant de ce travail en priant Dieu, en contemplant de sa fenêtre la campagne d'émeraude et le ciel d'azur. Que de fois, la nuit, se levant de sa couche, elle était venue regarder les étoiles, et, là, que de fois son coeur de seize ans s'était élancé vers les espaces célestes, demandant à ces soeurs radieuses ce qui pouvait l'agiter ainsi. Après ces nuits sans sommeil, après ces élans d'amour, elle avait des envies de se suspendre au cou du vieux chevalier; mais une rude parole, un froid regard l'arrêtaient, et, tremblante, elle reprenait son aiguille. Tu plains la pauvre fille, Ninon; elle était comme la fleur fraîche et embaumée dont on dédaigne l'éclat et le parfum.

Un jour, Odette la désolée suivait de l'oeil en rêvant deux tourterelles qui fuyaient, lorsqu'elle entendit une voix douce au pied du château. Elle se pencha, elle vit un beau jeune homme qui, la chanson sur les lèvres, réclamait l'hospitalité. Elle écouta et ne comprit pas les paroles; mais la voix douce oppressait son coeur, des larmes coulaient lentement le long de ses joues, mouillant une tige de marjolaine qu'elle tenait à la main.

Le château resta fermé, un homme d'armes cria des murs:

—Retirez-vous: il n'y a céans que des guerriers.

Odette regardait toujours. Elle laissa échapper la tige de marjolaine humide de larmes, qui s'en alla tomber aux pieds du chanteur. Ce dernier, levant les yeux, voyant cette tête blonde, baisa la branche et s'éloigna, se retournant à chaque pas.

Quand il eut disparu, Odette se mit à son prie-Dieu, où elle fit une longue prière. Elle remerciait le ciel sans savoir pourquoi; elle se sentait heureuse, tout en ignorant le sujet de sa joie.

La nuit, elle eut un beau rêve. Il lui sembla voir la tige de marjolaine qu'elle avait jetée. Lentement, du sein des feuilles frissonnantes, se dressa une fée, mais une fée si mignonne, avec des ailes de flamme, une couronne de myosotis et une longue robe verte, couleur de l'espérance.

—Odette, dit-elle harmonieusement, je suis la fée Amoureuse. C'est moi qui t'ai envoyé ce matin Loïs, le jeune homme à la voix douce; c'est moi qui, voyant tes pleurs, ai voulu les sécher. Je vais par la terre glanant des coeurs et rapprochant ceux qui soupirent. Je visite la chaumière aussi bien que le manoir, je me suis plue souvent à unir la houlette au sceptre des rois. Je sème des fleurs sous les pas de mes protégés, je les enchaîne avec des fils si brillants et si précieux, que leurs coeurs en tressaillent de joie. J'habite les herbes des sentiers, les tisons étincelants du foyer d'hiver, les draperies du lit des époux; et partout où mon pied se pose, naissent les baisers et les tendres causeries. Ne pleure plus, Odette: je suis Amoureuse, la bonne fée, et je viens sécher tes larmes.

Et elle rentra dans sa fleur, qui redevint bouton en repliant ses feuilles.

Tu le sais bien, toi, Ninon, que la fée Amoureuse existe. Vois-la danser dans notre foyer, et plains les pauvres gens qui ne croiront pas à ma belle fée.

Lorsque Odette s'éveilla, un rayon de soleil éclairait sa chambre, un chant d'oiseau montait du dehors, et le vent du matin caressait ses tresses blondes, parfumé du premier baiser qu'il venait de donner aux fleurs. Elle se leva, joyeuse, elle passa la journée à chanter, espérant en ce que lui avait dit la bonne fée. Elle regardait par instants la campagne, souriant à chaque oiseau qui passait, sentant en elle des élans qui la faisaient bondir et frapper ses petites mains l'une contre l'autre.

Le soir venu, elle descendit dans la grande salle du château. Près du comte Enguerrand se trouvait un chevalier qui écoutait les récits du vieillard. Elle prit sa quenouille, s'assit devant l'âtre où chantait le grillon, et le fuseau d'ivoire tourna rapidement entre ses doigts.

Au fort de son travail, ayant jeté les yeux sur le chevalier, elle lui vit la tige de marjolaine entre les mains, et voilà qu'elle reconnut Loïs à la voix douce. Un cri de joie faillit lui échapper. Pour cacher sa rougeur, elle se pencha vers les cendres, remuant les tisons avec une longue tige de fer. Le brasier crépita, les flammes s'effarèrent, des gerbes bruyantes jaillirent, et soudain, du milieu des étincelles, surgit Amoureuse, souriante et empressée. Elle secoua de sa robe verte les parcelles embrasées qui couraient sur la soie, pareilles à des paillettes d'or; elle s'élança dans la salle, elle vint, invisible pour le comte, se placer derrière les jeunes gens. Là, tandis que le vieux chevalier contait un combat effroyable contre les Infidèles, elle leur dit doucement:

—Aimez-vous, mes enfants. Laissez les souvenirs à l'austère vieillesse, laissez-lui les longs récits auprès des tisons ardents. Qu'au pétillement de la flamme ne se mêle que le bruit de vos baisers. Plus tard il sera temps d'adoucir vos chagrins en vous rappelant ces douces heures. Quand on aime à seize ans, la voix est inutile; un seul regard en dit plus qu'un grand discours. Aimez-vous, mes enfants; laissez parler la vieillesse.

Puis elle les recouvrit de ses ailes, si bien que le comte, qui expliquait comme quoi le géant Buch Tête-de fer fut occis par un terrible coup de Giralda la lourde épée, ne vit pas Loïs déposant son premier baiser sur le front d'Odette frissonnante.

Il faut, Ninon, que te je parle de ces belles ailes de ma fée Amoureuse. Elles étaient transparentes comme verre et menues comme ailes de moucheron. Mais, lorsque deux amants se trouvaient en péril d'être vus, elles grandissaient, grandissaient, et devenaient si obscures, si épaisses, qu'elles arrêtaient les regards et étouffaient le bruit des baisers. Aussi le vieillard continua-t-il longtemps son prodigieux récit, et longtemps Loïs caressa Odette la blonde, à la barbe du méchant suzerain.

Mon Dieu! mon Dieu! les belles ailes que c'était! Les jeunes filles, m'a-t-on dit, les retrouvent parfois: plus d'une sait ainsi se cacher aux yeux des grands-parents. Est-ce vrai, Ninon?

Lorsque le comte eut fini sa longue histoire, la fée Amoureuse disparut dans la flamme, et Loïs s'en alla, remerciant son hôte, envoyant un dernier baiser à Odette. La jeune fille dormit si heureuse, cette nuit-là, qu'elle rêva des montagnes de fleurs éclairées par des milliers d'astres, chacun mille fois plus brillant que le soleil.

Le lendemain, elle descendit au jardin, cherchant les tonnelles obscures. Elle rencontra un guerrier, le salua, et allait s'éloigner, lorsqu'elle lui vit dans la main la tige de marjolaine baignée de larmes. Et voilà qu'elle reconnut encore Loïs à la voix douce, qui venait de rentrer au château sous un nouveau déguisement. Il la fit asseoir sur un banc de gazon, auprès d'une fontaine. Ils se regardaient tous deux, ravis de se voir en plein jour. Les fauvettes chantaient, on sentait dans l'air que la bonne fée devait rôder par là. Je ne te dirai pas toutes les paroles qu'entendirent les vieux chênes discrets; c'était plaisir de voir les amoureux bavarder si longtemps, si longtemps, qu'une fauvette qui se trouvait dans un buisson voisin, eut le temps de se bâtir un nid.

Tout à coup les pas lourds du comte Enguerrand se firent entendre dans l'allée. Les deux pauvres amoureux tremblèrent. Mais l'eau de la fontaine chanta plus doucement, et Amoureuse sortit, riante et empressée, du flot clair de la source. Elle entoura les amants de ses ailes, puis glissa légèrement avec eux, passant à côté du comte, qui fut fort étonné d'avoir ouï des voix et de ne trouver personne.

Elle berce ses protégés, elle va, leur répétant tout bas:

—Je suis celle qui protège les amours, celle qui ferme les yeux et les oreilles des gens qui n'aiment plus. Ne craignez rien, beaux amoureux: aimez-vous sous le jour éclatant, dans les allées, près de l'eau des fontaines, partout où vous serez. Je suis là; je veille sur vous. Dieu m'a mise ici-bas pour que les hommes, ces railleurs de toute sainteté, ne viennent jamais troubler vos pures émotions. Il m'a donné mes belles ailes et m'a dit: "Va, et que les jeunes coeurs se réjouissent." Aimez-vous, je suis là et je veille sur vous.

Et elle allait, butinant la rosée qui était sa seule nourriture, entraînant, dans une ronde joyeuse, Odette et Loïs, dont les mains se trouvaient enlacées.

Tu me demanderas ce qu'elle fît des deux amants. Vraiment, mon amie, je n'ose te le dire. J'ai peur que tu ne te refuses à me croire, ou bien que, jalouse de leur fortune, tu ne me rendes plus mes baisers. Mais te voilà toute curieuse, méchante fille, et je vois bien qu'il me faut te contenter.

Or, apprends que la fée rôda ainsi jusqu'à la nuit. Lorsqu'elle voulut séparer les amants, elle les vit si chagrins, mais si chagrins de se quitter, qu'elle se mit à leur parler tout bas. Il paraît qu'elle leur disait quelque chose de bien beau, car leurs visages rayonnaient et leurs yeux grandissaient de joie. Et, lorsqu'elle eut parlé et qu'ils eurent consenti, elle toucha leurs fronts de sa baguette.

Soudain… Oh! Ninon, quels yeux grands d'étonnement! Comme tu frapperais du pied, si je n'achevais pas!

Soudain Loïs et Odette furent changés en tiges de marjolaine, mais de marjolaine si belle, qu'il n'y a qu'une fée pour en faire de pareille. Elles se trouvaient placées côte à côte, si près l'une de l'autre que leurs feuilles se mêlaient. C'étaient là des fleurs merveilleuses qui devaient rester épanouies, en échangeant éternellement leurs parfums et leur rosée.

Quant au comte Enguerrand, il se consola, dit-on, en contant chaque soir comme quoi le géant Buch Tête-de-Fer fut occis par un terrible coup de Giralda la lourde épée.

Et maintenant, Ninon, lorsque nous gagnerons la campagne, nous chercherons les marjolaines enchantées pour leur demander dans quelle fleur se trouve la fée Amoureuse. Peut-être, mon amie, une morale se cache-t-elle sous ce conte. Mais je ne te l'ai dit, nos pieds devant l'âtre, que pour te faire oublier la pluie de décembre qui bat nos vitres, et t'inspirer, ce soir, un peu plus d'amour pour le jeune conteur.

LE SANG

Voici déjà bien des rayons, bien des fleurs, bien des parfums. N'es-tu pas lasse, Ninon, de ce printemps éternel? Toujours aimer, toujours chanter le rêve des seize ans. Tu t'endors le soir, méchante fille, lorsque je te parle longuement des coquetteries de la rose et des infidélités de la libellule. Tes grands yeux, tu les fermes d'ennui, et moi, qui ne peux plus y puiser l'inspiration, je bégaye sans parvenir à trouver un dénouement.

J'aurai raison de tes paupières paresseuses, Ninon. Je veux te dire aujourd'hui un conte si terrible, que tu ne les fermeras de huit jours. Écoute. La terreur est douce après un trop long sourire.

Quatre soldats, le soir de la victoire, avaient campé dans un coin désert du champ de bataille. L'ombre était venue, et ils soupaient joyeusement au milieu des morts.

Assis dans l'herbe, autour d'un brasier, ils grillaient sur les charbons des tranches d'agneau, qu'ils mangeaient saignantes encore. La lueur rouge du foyer les éclairait vaguement, projetant au loin leurs ombres gigantesques. Par instants, de pâles éclairs couraient sur les armes gisant auprès d'eux, et alors on apercevait dans la nuit des hommes qui dormaient les yeux ouverts.

Les soldats riaient avec de longs éclats, sans voir ces regards qui se fixaient sur eux. La journée avait été rude. Ne sachant ce que leur gardait le lendemain, ils fêtaient les vivres et le repos du moment.

La Nuit et la Mort volaient sur le champ de bataille, où leurs grandes ailes secouaient le silence et l'effroi.

Le repas achevé, Gneuss chanta. Sa voix sonore se brisait dans l'air morne et désolé: la chanson, joyeuse sur ses lèvres, sanglotait avec l'écho. Étonné de ces accents qui sortaient de sa bouche et qu'il ne connaissait point, le soldat chantait plus haut, quand un cri terrible, sorti de l'ombre, traversa l'espace.

Gneuss se tut, comme pris de malaise. Il dit à Elberg:

—Va donc voir quel cadavre s'éveille.

Elberg prit un tison enflammé et s'éloigna. Ses compagnons purent le suivre quelques instants à la lueur de la torche. Ils le virent se courber, interrogeant les morts, fouillant les buissons de son épée. Puis il disparut.

—Clérian, dit Gneuss après un silence, les loups rôdent ce soir: va chercher notre ami.

Et Clérian se perdit à son tour dans les ténèbres.

Gneuss et Flem, las d'attendre, s'enveloppèrent dans leurs manteaux, couchés tous deux auprès du brasier demi-éteint. Leurs yeux se fermaient, lorsque le même cri terrible passa sur leurs têtes. Flem se leva, silencieux, et marcha vers l'ombre où s'étaient effacés ses deux compagnons.

Alors Gneuss se trouva seul. Il eut peur, peur de ce gouffre noir, où courait un râle d'agonie. Il jeta dans le brasier des herbes sèches, espérant que la clarté du feu dissiperait son effroi. La flamme monta, sanglante, le sol fut éclairé d'un large cercle lumineux; dans ce cercle, les buissons dansaient fantastiquement, et les morts, qui dormaient à leur ombre, semblaient secoués par des mains invisibles.

Gneuss eut peur de la lumière. Il dispersa les branches enflammées, il les éteignit sous ses talons. Comme l'ombre retombait, plus pesante et plus épaisse, il frissonna, redoutant d'entendre passer le cri de mort. Il s'assit, puis se releva pour appeler ses compagnons. Les éclats de sa voix l'effrayèrent; il craignit d'avoir attiré sur lui l'attention des cadavres.

La lune parut, et Gneuss vit avec épouvante un pâle rayon glisser sur le champ de bataille. Maintenant la nuit n'en cachait plus l'horreur. La plaine dévastée, semée de débris et de morts, s'étendait devant le regard, couverte d'un linceul de lumière; et cette lumière, qui n'était pas le jour, éclairait les ténèbres, sans en dissiper les horreurs muettes.

Gneuss, debout, la sueur au front, eut la pensée de monter sur la colline éteindre le pâle flambeau des nuits. Il se demanda ce qu'attendaient les morts pour se dresser et venir l'entourer, maintenant qu'ils le voyaient. Leur immobilité devint une angoisse pour lui; dans l'attente de quelque événement terrible, il ferma les yeux.

Et, comme il était là, il sentit une chaleur tiède au talon gauche. Il se baissa vers le sol, il vit un mince ruisseau de sang qui fuyait sous ses pieds. Ce ruisseau, bondissant de cailloux en cailloux, coulait avec un gai murmure; il sortait de l'ombre, se tordait dans un rayon de lune, pour s'enfuir et retourner dans l'ombre; on eût dit un serpent aux noires écailles dont les anneaux glissaient et se suivaient sans fin. Gneuss recula sans pouvoir refermer les yeux; une effrayante contraction les tenait grands ouverts, fixés sur le flot sanglant.

Il le vit se gonfler lentement, s'élargir dans son lit. Le ruisseau devint rivière, rivière lente et paisible qu'un enfant aurait franchie d'un élan. La rivière devint torrent et passa sur le sol avec un bruit sourd, rejetant sur les bords une écume rougeâtre. Le torrent devint fleuve, fleuve immense.

Ce fleuve emportait les cadavres; et c'était un horrible prodige que ce sang sorti des blessures en telle abondance qu'il charriait les morts.

Gneuss reculait toujours devant le flot qui montait. Ses regards n'apercevaient plus l'autre rive; il lui semblait que la vallée se changeait en lac.

Soudain, il se trouva adossé contre une rampe de roches; il dut s'arrêter dans sa fuite. Alors il sentit la vague battre ses genoux. Les morts qu'emportait le courant, l'insultaient au passage; chacune de leurs blessures devenait une bouche qui le raillait de son effroi. La mer épaisse montait, montait toujours; maintenant elle sanglotait autour de ses hanches. Il se dressa dans un suprême effort, se cramponna aux fentes des roches; les roches se brisèrent, il retomba, et le flot couvrit ses épaules.

La lune pâle et morne regardait cette mer où ses rayons s'éteignaient sans reflet. La lumière flottait dans le ciel. La nappe immense, toute d'ombre et de clameurs, paraissait l'ouverture béante d'un abîme.

La vague montait, montait; elle rougit de son écume les lèvres de
Gneuss.

II

A l'aube, Elberg en arrivant éveilla Gneuss qui dormait, la tête sur une pierre.

—Ami, dit-il, je me suis égaré dans les buissons. Comme je m'étais assis au pied d'un arbre, le sommeil m'a surpris et les yeux de mon âme ont vu se dérouler des scènes étranges, dont le réveil n'a pu dissiper le souvenir.

Le monde était à son enfance. Le ciel semblait un immense sourire. La terre, vierge encore, s'épanouissait aux rayons de mai, dans sa chaste nudité. Le brin d'herbe verdissait, plus grand que le plus grand de nos chênes: les arbres élargissaient dans l'air des feuillages qui nous sont inconnus. La sève coulait largement dans les veines du monde, et le flot s'en trouvait si abondant, que, ne pouvant se contenter des plantes, il ruisselait dans les entrailles des roches et leur donnait la vie.

Les horizons s'étendaient calmes et rayonnants. La sainte nature s'éveillait. Comme l'enfant qui s'agenouille au matin et remercie Dieu de la lumière, elle épanchait vers le ciel tous ses parfums, toutes ses chansons, parfums pénétrants, chansons ineffables, que mes sens pouvaient à peine supporter, tant l'impression en était divine.

La terre, douce et féconde, enfantait sans douleur. Les arbres à fruit croissaient à l'aventure, les champs de blé bordaient les chemins, comme font aujourd'hui les champs d'orties. On sentait dans l'air que la sueur humaine ne se mêlait point encore aux souffles du ciel. Dieu seul travaillait pour ses enfants.

L'homme, comme l'oiseau, vivait d'une nourriture providentielle. Il allait, bénissant Dieu, cueillant les fruits de l'arbre, buvant l'eau de la source, s'endormant le soir sous un abri de feuillage. Ses lèvres avaient horreur de la chair; il ignorait le goût du sang, il ne trouvait de saveurs qu'aux seuls mets que la rosée et le soleil préparaient pour ses repas.

C'est ainsi que l'homme restait innocent et que son innocence le sacrait roi des autres êtres de la création. Tout était concorde. Je ne sais quelle blancheur avait le monde, quelle paix suprême le berçait dans l'infini. L'aile des oiseaux ne battait pas pour la fuite; les forêts ne cachaient pas d'asiles dans leurs taillis. Toutes les créatures de Dieu vivaient au soleil, ne formant qu'un peuple, n'ayant qu'une loi, la bonté.

Moi, je marchais parmi ces êtres, au milieu de cette nature. Je me sentais devenir plus fort et meilleur. Ma poitrine aspirait longuement l'air du ciel. J'éprouvais, quittant soudain nos vents empestés pour ces brises d'un monde plus pur, la sensation délicieuse du mineur remontant au grand air.

Comme l'ange des rêves berçait toujours mon sommeil, voici ce que vit mon esprit dans une forêt où il s'était égaré.

Deux hommes suivaient un étroit sentier perdu sous le feuillage. Le plus jeune marchait en avant; l'insouciance chantait sur sa lèvre; son regard avait une caresse pour chaque brin d'herbe. Parfois, il se tournait pour sourire à son compagnon. Je ne sais à quelle douceur je reconnus que c'était là un sourire de frère.

Les lèvres et les yeux de l'autre homme restaient sombres et muets. Il couvait la nuque de l'adolescent d'un regard de haine, hâtant sa marche, trébuchant derrière lui. Il semblait poursuivre une victime qui ne fuyait pas.

Je le vis couper le tronc d'un arbre, qu'il façonna grossièrement en massue. Puis, craignant de perdre son compagnon, il courut, cachant son arme derrière lui. Le jeune homme, qui s'était assis pour l'attendre, se leva à son approche, et le baisa au front, comme après une longue absence.

Ils se remirent à marcher. Le jour baissait. L'enfant pressa le pas, en apercevant au loin, entre les derniers troncs de la forêt, les lignes tendres d'un coteau, jaune de l'adieu du soleil. L'homme sombre crut qu'il fuyait. Alors il leva le tronc d'arbre.

Son jeune frère se tournait. Une joyeuse parole d'encouragement était sur ses lèvres. Le tronc d'arbre lui écrasa la face, et le sang jaillit.

Le brin d'herbe qui en reçut la première goutte, la secoua avec horreur sur la terre. La terre but cette goutte, frémissante, épouvantée; un long cri de répugnance s'échappa de son sein, et le sable du sentier rendit le hideux breuvage en mousse sanglante.

Au cri de la victime, je vis les créatures se disperser sous le vent de l'effroi. Elles s'enfuirent par le monde, évitant les chemins frayés; elles se postèrent dans les carrefours, et les plus forts attaquèrent les plus faibles. Je les vis dans l'isolement polir leurs crocs et acérer leurs griffes. Le grand brigandage de la création commença.

Alors passa devant moi l'éternelle fuite. L'épervier fondit sur l'hirondelle, l'hirondelle dans son vol saisit le moucheron, le moucheron se posa sur le cadavre. Depuis le ver jusqu'au lion, tous les êtres se sentirent menacés. Le monde se mordit la queue et se dévora éternellement.

La nature elle-même, frappée d'horreur, eut une longue convulsion. Les lignes pures des horizons se brisèrent. Les aurores et les soleils couchants eurent de sanglants nuages; les eaux se précipitèrent avec d'éternels sanglots, et les arbres, tordant leurs branches, jetèrent chaque année des feuilles flétries à la terre.

III

Comme Elberg se taisait, Clérian parut. Il s'assit entre ses deux compagnons et leur dit:

—Je ne sais si j'ai vu ou si j'ai rêvé ce que je vais conter, tant le rêve avait de réalité, tant la réalité paraissait un rêve.

Je me suis trouvé sur un chemin qui traversait le monde. Il était bordé de villes, et les peuples le suivaient dans leurs voyages.

J'ai vu que les dalles en étaient noires. Mes pieds glissaient, et j'ai reconnu qu'elles étaient noires de sang. Dans sa largeur, le chemin s'inclinait en deux pentes; un ruisseau, coulant au centre, roulait une eau rouge et épaisse.

J'ai suivi ce chemin où la foule s'agitait. J'allais de groupe en groupe, regardant la vie passer devant moi.

Ici, des pères immolaient leurs filles dont ils avaient promis le sang à quelque dieu monstrueux. Les blondes têtes se penchaient sous le couteau, pâlissantes au baiser de la mort.

Là, des vierges frémissantes et fières se frappaient pour se dérober à de honteux embrassements, et la tombe servait de blanche robe à leur virginité.

Plus loin, des amantes mouraient sous les baisers. Celle-ci, pleurant son abandon, expirait sur le rivage, les yeux fixés sur les flots qui avaient emporté son coeur; celle-là, assassinée entre les bras de l'amant, s'envolait à son cou, emportés tous deux dans une éternelle étreinte.

Plus loin, des hommes, las d'ombre et de misère, envoyaient leurs âmes trouver dans un monde meilleur une liberté vainement cherchée sur cette terre.

Partout, les pieds des rois laissaient sur les dalles de sanglantes empreintes. Celui-ci a marché dans le sang de son frère; celui-là, dans le sang de son peuple; cet autre, dans le sang de son Dieu. Leurs pas rouges sur la poussière faisaient dire à la foule: Un roi a passé là.

Les prêtres égorgeaient les victimes; puis, penchés stupidement sur leurs entrailles palpitantes, prétendaient y lire les secrets du ciel. Ils portaient des épées sous leurs robes et prêchaient la guerre au nom de leur Dieu. Les peuples, à leur voix, se ruant les uns sur les autres, se dévoraient pour la glorification du Père commun.

L'humanité entière était ivre; elle battait les murs, elle se vautrait, sur les dalles souillées d'une boue hideuse. Les yeux fermés, tenant à deux mains un glaive à double tranchant, elle frappait dans la nuit et massacrait.

Un souffle humide de carnage passait sur la foule qui se perdait au loin dans un brouillard rougeâtre. Elle courait, emportée dans un élan d'épouvante, elle se roulait dans l'orgie avec des éclats de plus en plus furieux. Elle foulait aux pieds ceux qui tombaient, et faisait rendre aux blessures la dernière goutte de sang. Elle haletait de rage, maudissant le cadavre, dès qu'elle ne pouvait plus en arracher une plainte.

La terre buvait, buvait avidement; ses entrailles n'avaient plus de répugnance pour la liqueur âcre. Comme l'être avili par l'ivresse, elle se gorgeait de lie.

Je pressais le pas, ayant hâte de ne plus voir mes frères. Le noir chemin s'étendait toujours aussi vaste à chaque nouvel horizon; le ruisseau que je suivais semblait porter le flot sanglant à quelque mer inconnue.

Et comme j'avançais, je vis la nature devenir sombre et sévère. Le sein des plaines se déchirait profondément. Des blocs de rocher partageaient le sol en stériles collines et en vallons ténébreux. Les collines montaient, les vallons se creusaient de plus en plus; la pierre devenait montagne, le sillon se changeait en abîme.

Pas un feuillage, pas une mousse; des roches désolées, la tête blanchie par le soleil, les pieds ténébreux et mangés par l'ombre. Le chemin passait au milieu de ces roches, dans un silence de mort.

Enfin il fit un brusque détour, et je me trouvai dans un site funèbre.

Quatre montagnes, s'appuyant lourdement les unes sur les autres, formaient un immense bassin. Leurs flancs, roides et unis, qui s'élevaient, pareils aux murs d'une ville cyclopéenne, faisaient de l'enceinte un puits gigantesque dont la largeur emplissait l'horizon.

Et ce puits, dans lequel tombait le ruisseau, était plein de sang. La mer épaisse et tranquille montait lentement de l'abîme. Elle semblait dormir dans son lit de rochers. Le ciel la reflétait en nuées de pourpre.

Alors je compris que là se rendait tout le sang versé par la violence. Depuis le premier meurtre, chaque blessure a pleuré ses larmes dans ce gouffre, et les larmes y ont coulé si abondantes, que le gouffre s'est empli.

—J'ai vu, cette nuit, dit Gneuss, un torrent qui allait se jeter dans ce lac maudit.

—Frappé d'horreur, reprit Clérian, je m'approchai du bord, sondant du regard la profondeur des flots. Je reconnus à leur bruit sourd qu'ils s'enfonçaient jusqu'au centre de la terre. Puis, mon regard s'étant porté sur les rochers de l'enceinte, je vis que le flot en gagnait les cimes. La voix de l'abîme me cria: "Le flot qui monte, montera toujours et atteindra les sommets. Il montera encore, et alors un fleuve échappé du terrible bassin se précipitera dans les plaines. Les montagnes, lasses de lutter avec la vague, s'affaisseront. Le lac entier s'écroulera sur le monde, et l'inondera. C'est ainsi que des hommes qui naîtront, mourront noyés dans le sang versé par leurs pères."

—Le jour est proche, dit Gneuss: les vagues étaient hautes, la nuit dernière.

IV

Le soleil se levait, lorsque Clérian acheva le récit de son rêve. Un son de trompette qu'apportait le vent du matin, se faisait entendre vers le nord. C'était le signal qui rassemblait auteur du drapeau les soldats épars dans la plaine.

Les trois compagnons se levèrent et prirent leurs armes. Ils s'éloignaient, jetant un dernier regard sur le foyer éteint, lorsqu'ils virent Flem venir à eux en courant dans les hautes herbes. Ses pieds étaient blancs de poussière.

—Amis, dit-il, je ne sais d'où je viens, tant ma course a été rapide. Pendant de longues heures, j'ai vu la ronde échevelée des arbres fuir derrière moi. Le bruit de mes pas qui me berçait m'a fait clore les paupières, et, toujours courant, sans que mon élan se ralentit, j'ai dormi d'un sommeil étrange.

Je me suis trouvé sur une colline désolée. Un soleil ardent frappait les grands rocs. Mes pieds ne pouvaient se poser sans que la chair en fût brûlée. J'avais hâte d'atteindre la cime.

Et, comme je me précipitais dans mes bonds, je vis monter un homme qui marchait lentement. Il était couronné d'épines; un lourd fardeau pesait sur ses épaules, une sueur de sang inondait sa face. Il allait péniblement, chancelant à chaque pas.

Le sol brûlait, je ne pus subir son supplice; je montai l'attendre sous un arbre, au sommet de la colline. Alors je reconnus qu'il portait une croix. A sa couronne, à sa robe pourpre tachée de boue, je crus comprendre que c'était là un roi, et j'eus grande joie de sa souffrance.

Des soldats le suivaient, pressant sa marche du fer de leur lance. Arrivés sur la roche la plus élevée, ils le dépouillèrent de ses vêtements, ils le couchèrent sur l'arbre sinistre.

L'homme souriait tristement. Il tendit les mains grandes ouvertes aux bourreaux; les clous y firent deux trous sanglants. Puis, rapprochant ses pieds l'un de l'autre, il les croisa, et un seul clou suffit.

Couché sur le dos, il se taisait en regardant le ciel. Deux larmes coulaient lentement sur ses joues, larmes qu'il ne sentait pas, et qui se perdaient dans le sourire résigné de ses lèvres.

La croix fut dressée, le poids du corps agrandit horriblement les blessures, et j'entendis les os se briser. Le crucifié eut un long frisson. Puis, il se remit à regarder le ciel.

Moi, je le contemplais. Voyant sa grandeur dans la mort, je disais: "Cet homme n'est pas un roi." Alors j'eus pitié, je criai aux soldats de le frapper au coeur.

Une fauvette chantait sur la croix. Son chant était triste et parlait à mes oreilles comme la voix d'une vierge en pleurs.

"—Le sang colore la flamme, disait-elle, le sang empourpre la fleur, le sang rougit la nue. Je me suis posée sur le sable, mes pattes étaient sanglantes; j'ai effleuré les branches du chêne, mes ailes étaient rouges.

"J'ai rencontré un juste, je l'ai suivi. Je venais de me baigner dans la source, et ma robe était pure. Mon chant disait: Réjouissez-vous, mes plumes: sur l'épaule de cet homme, vous ne serez plus souillées de la pluie du meurtre.

"Mon chant dit aujourd'hui: Pleure, fauvette du Golgotha, pleure ta robe tachée par le sang de celui qui te gardait l'asile de son sein. Il est venu pour rendra la blancheur aux fauvettes, hélas! et les hommes le forcent à me mouiller de la rosée de ses plaies.

"Je doute, et je pleure ma robe tachée. Où trouverai-je ton frère, ô Jésus! pour qu'il m'ouvre son vêtement de lin? Ah! pauvre maître, quel fils né de toi lavera mes plumes que tu rougis de ton sang?"

Le crucifié écoutait la fauvette. Le vent de la mort faisait battre ses paupières; l'agonie tordait ses lèvres. Son regard se leva vers l'oiseau, plein d'un doux reproche; son sourire brilla, serein comme l'espérance.

Alors, il poussa un grand cri. Sa tête se pencha sur sa poitrine, et la fauvette s'enfuit, emportée dans un sanglot. Le ciel devint noir, la terre frémit dans l'ombre.

Je courais toujours et je dormais. L'aurore était venue, les vallées s'éveillaient, rieuses dans les brouillards du matin. L'orage de la nuit avait donné plus de sérénité au ciel, plus de vigueur aux feuilles vertes. Mais le sentier se trouvait bordé des mêmes épines qui me déchiraient la veille; les mêmes cailloux durs et tranchants roulaient sous mes pieds; les mêmes serpents rampaient dans les buissons et me menaçaient au passage. Le sang du juste avait coulé dans les veines du vieux monde, sans lui rendre l'innocence de sa jeunesse.

La fauvette passa sur ma tête, et me cria:

—Va, va, je suis bien triste. Je ne puis trouver une source assez pure où me baigner. Regarde, la terre est méchante comme hier. Jésus est mort, et l'herbe n'a pas fleuri. Va, va, ce n'est qu'un meurtre de plus.

V

La trompette sonnait toujours le départ.

—Fils, dit Gneuss, c'est un laid métier que le nôtre. Notre sommeil est troublé par les fantômes de ceux que nous frappons. J'ai, comme vous, senti, pendant de longues heures, le démon du cauchemar peser sur ma poitrine. Voici trente ans que je tue, j'ai besoin de sommeil. Laissons là nos frères. Je connais un vallon où les charrues manquent de bras. Voulez-vous que nous goûtions au pain du travail?

—Nous le voulons, répondirent ses compagnons.

Alors les soldats creusèrent un grand trou au pied d'une roche, et enterrèrent leurs armes. Ils descendirent se baigner à la rivière; puis, tous quatre se tenant par les bras, ils disparurent au coude du sentier.

LES VOLEURS ET L'ÂNE

I

Je connais un jeune homme, Ninon, que tu gronderais fort. Léon adore Balzac et ne peut souffrir George Sand; le livre de Michelet a failli le rendre malade. Il dit naïvement que la femme naît esclave, il ne prononce jamais sans rire les mots d'amour et de pudeur. Ah! comme il vous maltraite! Sans doute, il se recueille la nuit pour vous mieux déchirer le jour. Il a vingt ans.

La laideur lui paraît un crime. Des yeux petits, une bouche trop grande, le mettent hors de lui. Il prétend que, puisqu'il n'y a pas de fleurs laides dans les prés, toutes les jeunes filles doivent naître également belles. Quand le hasard le met dans la rue face à face avec un laideron, trois jours durant il maudit les cheveux rares, les pieds larges, les mains épaisses. Lorsqu'au contraire la femme est jolie, il sourit méchamment, et le silence qu'il garde alors est formidable de mauvaises pensées.

Je ne sais laquelle de vous trouverait grâce devant lui. Brunes et blondes, jeunes et vieilles, gracieuses et contrefaites, il vous enveloppe toutes dans le même anathème. Le vilain garçon! Et comme son regard rit tendrement! comme sa parole est douce et caressante!

Léon vit en plein quartier Latin.

Ici, Ninon, je me trouve fort embarrassé. Pour un rien, je me tairais, maudissant l'heure où j'ai eu l'étrange fantaisie de te commencer ce récit. Tes oreilles curieuses sont grandes ouvertes au scandale, et je ne sais trop comment t'introduire dans un monde où tu n'as jamais mis le bout de tes petits pieds.

Ce monde, ma bien-aimée, serait le paradis, s'il n'était l'enfer.

Ouvrons le livre du poète, lisons le chant de la vingtième année. Vois, la fenêtre se tourne au midi; la mansarde, pleine de fleurs et de lumière, est si haute, si haute dans le ciel, que parfois on entend les anges causer sur le toit. Comme font les oiseaux qui choisissent la branche la plus élevée pour dérober leurs nids aux mains des hommes, les amoureux ont bâti le leur au dernier étage. Là, ils ont la première caresse du matin et le dernier adieu du soleil.

De quoi vivent-ils? qui le sait? Peut-être de baisers et de sourires. Ils s'aiment tant, qu'ils n'ont pas le loisir de songer au repas qui leur manque. Ils n'ont pas de pain, et ils en jettent aux moineaux. Quand ils ouvrent l'armoire vide, ils se rassasient en riant de leur pauvreté.

Leurs amours datent des premiers bluets. Ils se sont rencontrés dans un champ de blé. Se connaissant depuis longtemps, sans s'être jamais vus, ils ont pris le même sentier pour rentrer à la ville. Elle portait, comme une fiancée, un gros bouquet sur le sein. Elle a monté les sept étages, et, trop lasse, elle n'a pu redescendre.

Est-ce demain qu'elle en aura la force? Elle l'ignore. En attendant, elle se repose en trottant menu par la mansarde, arrosant les fleurs, soignant un ménage qui n'existe pas. Puis, elle coud, pendant que le jeune homme travaille. Leurs chaises se touchent; peu à peu, pour plus de commodité, ils finissent par n'en prendre qu'une pour eux deux. La nuit vient. Ils se grondent de leur paresse. Ah! comme il ment ce poète, Ninon, et comme son mensonge est séduisant! Qu'il ne soit jamais homme, l'éternel enfant! qu'il nous trompe encore, lorsqu'il ne pourra plus se tromper lui-même! Il vient du paradis pour nous en conter les amours. Il a rencontré là-haut Musette et Mimi, deux saintes, qu'il s'est plu à faire descendre parmi nous. Elles n'ont fait qu'effleurer la terre de leurs ailes, elles s'en sont allées dans le rayon qui les apportait. Aujourd'hui, les coeurs de vingt ans les cherchent et pleurent de ne pouvoir les trouver.

Me faut-il te mentir à mon tour, ma bien-aimée, en les demandant au ciel, ou dois-je plutôt avouer que je les ai rencontrées en enfer? Si là, près du foyer, dans ce fauteuil où tu te berces, un ami m'écoutait, comme je lèverais hardiment le voile d'or dont le poète a paré des épaules indignes! Mais toi, tu me fermerais la bouche de tes petites mains, tu te fâcherais, tu crierais au mensonge, pour trop de vérité. Comment pourrais-tu croire aux amoureux de notre âge qui boivent au ruisseau, quand la soif les prend dans la rue? Quelle serait ta colère, si j'osais te dire que tes soeurs, les amantes, ont dénoué leurs fichus et qu'elles se sont échevelées! Tu vis, riante et sereine, dans le nid que j'ai bâti pour toi; tu ignores comment va le monde. Je n'aurai pas le courage de t'avouer que les fleurs en sont bien malades, et que demain peut-être les coeurs y seront morts.

Ne bouchez pas vos oreilles, mignonne: vous n'aurez point à rougir.

II

Léon vit donc en plein quartier Latin. Sa main est la plus serrée dans ce pays où toutes les mains se connaissent. La franchise de son regard lui fait un ami de chaque passant.

Les femmes n'osent lui pardonner la haine qu'il leur témoigne, et sont furieuses de ne pouvoir avouer qu'elles l'aiment. Elles le détestent tout en l'adorant.

Avant les faits que je vais te conter, je ne lui ai jamais connu de maîtresse. Il se dit blasé et parle des plaisirs de ce monde comme en parlerait un trappiste, s'il rompait son long silence. Il est sensible à la bonne chère et ne peut souffrir un mauvais vin. Son linge est d'une grande finesse, ses vêtements sont toujours d'une exquise élégance.

Je le vois souvent s'arrêter devant les vierges de l'école italienne, les yeux humides. Un beau marbre lui donne une heure d'extase.

D'ailleurs, Léon mène la vie d'étudiant, travaillant le moins possible, flânant au soleil, s'oubliant sur tous les divans qu'il rencontre. C'est surtout durant ces heures de demi-sommeil qu'il déclame ses plus grosses injures contre les femmes. Les yeux fermés, il paraît caresser une vision, en maudissant le réel.

Un matin de mai, je le rencontrai, l'air ennuyé. Il ne savait que faire, il marchait dans la rue en quête d'aventures. Les pavés étaient fangeux, et l'imprévu ne se présentait de loin en loin aux pieds du promeneur que sous la forme d'une flaque d'eau. J'eus pitié de lui, je lui proposai d'aller voir aux champs si l'aubépine fleurissait.

Pendant une heure, il me fallut subir de longs discours philosophiques concluant tous au néant de nos joies. Peu à peu, cependant, les maisons devenaient plus rares. Déjà, sur le seuil des portes, nous voyions des marmots barbouillés se rouler fraternellement avec de gros chiens. Comme nous entrions en pleine campagne, Léon s'arrêta soudain devant un groupe d'enfants qui jouaient au soleil. Il caressa le plus jeune, puis il m'avoua qu'il adorait les têtes blondes.

J'ai toujours aimé, pour ma part, ces sentiers étroits, resserrés entre deux haies, que les grands chariots ne creusent pas de leurs roues. Le sol en est couvert d'une mousse fine, douce aux pieds comme le velours d'un tapis. On y marche dans le mystère et le silence; et, lorsque deux amoureux s'y égarent, les épines des murs verdoyants forcent l'amante à se presser sur le coeur de l'amant. Nous nous étions engagés, Léon et moi, dans un de ces chemins perdus où les baisers ne sont écoutés que des fauvettes. Le premier sourire du printemps avait eu raison de la misanthropie de mon philosophe. Il éprouvait de longs attendrissements pour chaque goutte de rosée, il chantait comme un écolier en rupture de ban.

Le sentier s'allongeait toujours. Les haies, hautes et touffues, étaient tout notre horizon. Cette sorte d'emprisonnement et l'ignorance où nous étions de la route, redoublaient notre gaieté.

Peu à peu le passage devint plus étroit: il nous fallut marcher l'un derrière l'autre. Les haies faisaient de brusques détours, le chemin se changeait en labyrinthe.

Alors, à l'endroit le plus resserré, nous entendîmes un bruit de voix; puis, trois personnes surgirent à un des coudes du feuillage. Deux jeunes gens marchaient en avant, écartant les branches trop longues. Une jeune femme les suivait.

Je m'arrêtai et je saluai. Le jeune homme qui me faisait face, m'imita. Ensuite, nous nous regardâmes. La situation était délicate: les haies nous pressaient, plus épaisses que jamais, et aucun de nous ne semblait disposé à tourner le dos. C'est alors que Léon, qui venait derrière moi, se dressant sur la pointe des pieds, aperçut la jeune femme. Sans mot dire, il s'enfonça bravement dans les aubépines; ses vêtements se déchirèrent aux ronces, quelques gouttes de sang parurent sur ses mains. Je dus l'imiter.

Les jeunes gens passèrent en nous remerciant. La jeune femme, comme pour récompenser Léon de son dévouement, s'arrêta devant lui, indécise, le regardant de ses grands yeux noirs. Il chercha vite son mauvais sourire, mais ne le trouva pas.

Lorsqu'elle eut disparu, je sortis du buisson, donnant la galanterie à tous les diables. Une épine m'avait blessé au cou, et mon chapeau s'était si bien niché entre deux branches, que j'eus toutes les peines du monde à l'en retirer. Léon se secoua. Comme j'avais fait un signe d'amitié à la belle passante, il me demanda si je la connaissais.

—Certainement, lui répondis-je. Elle se nomme Antoinette. Je l'ai eue trois mois pour voisine.

Nous nous étions remis à marcher. Il se taisait. Alors, je lui parlai de mademoiselle Antoinette.

C'était une petite personne toute fraîche, toute mignonne; le regard demi-moqueur, demi-attendri; le geste décidé, l'allure leste et pimpante; en un mot, une bonne fille. Elle se distinguait de ses pareilles par une franchise et une loyauté rares dans le monde où elle vivait. Elle se jugeait elle-même, sans vanité comme sans modestie, disant volontiers qu'elle était née pour aimer, pour jeter au vent du caprice son bonnet par-dessus les moulins.

Pendant trois longs mois d'hiver, je l'avais vue, pauvre et isolée, vivre de son travail. Elle faisait cela sans étalage, sans prononcer le grand mot de vertu, mais parce que telle était son idée du moment. Tant que son aiguille marcha, je ne lui connus pas un amoureux. Elle était un bon camarade pour les hommes qui la venaient voir; elle leur serrait la main, riait avec eux, mais tirait son verrou à la première menace d'un baiser. J'avouai que j'avais essayé de lui faire quelque peu la cour. Un jour, comme je lui apportais une bague et des pendants d'oreille:

—Mon ami, m'avait-elle dit, reprenez vos bijoux. Lorsque je me donne, je ne me donne encore que pour une fleur.

Quand elle aimait, elle était paresseuse et indolente. La dentelle et la soie remplaçaient alors l'indienne. Elle effaçait soigneusement les blessures de l'aiguille, et d'ouvrière devenait grande dame.

D'ailleurs, dans ses amours, elle gardait sa liberté de grisette. L'homme qu'elle aimait le savait bientôt; il le savait tout aussi vite, lorsqu'elle ne l'aimait plus. Ce n'était pas, cependant, une de ces belles capricieuses changeant d'amant à chaque chaussure usée. Elle avait une grande raison et un grand coeur. Mais la pauvre fille se trompait souvent; elle plaçait ses mains dans des mains indignes, et les retirait vite de dégoût. Aussi était-elle las de ce quartier Latin, où les jeunes gens lui semblaient bien vieux.

A chaque nouveau naufrage, son visage devenait un peu plus triste. Elle disait de rudes vérités aux hommes; elle se querellait de ne pouvoir vivre sans aimer. Puis elle se cloîtrait, jusqu'à ce que son coeur brisât les grilles.

Je l'avais rencontrée la veille. Elle éprouvait un grand chagrin: un amant venait de la quitter, alors qu'elle l'aimait encore un peu.

—Je sais bien, m'avait-elle dit, que, huit jours plus tard, je l'aurais laissé là moi-même: c'était un méchant garçon. Mais je l'embrassais encore tendrement sur les deux joues. C'est au moins trente baisers perdus.

Elle avait ajouté que, depuis ce temps, elle traînait à sa suite deux amoureux qui l'accablaient de bouquets. Elle les laissait faire, leur tenant parfois ce discours: "Mes amis, je ne vous aime ni l'un ni l'autre: vous seriez de grands fous de vous disputer mes sourires. Soyez frères plutôt. Vous êtes, je le vois, de bons enfants; nous allons nous égayer en vieux camarades. Mais à la première querelle, je vous quitte."

Les pauvres garçons se serraient donc la main avec chaleur, tout en s'envoyant au diable. C'étaient eux sans doute que nous venions de rencontrer.

Telle était mademoiselle Antoinette: pauvre coeur aimant égaré en pays de débauche; douce et charmante fille qui semait les miettes de ses tendresses à tous les moineaux voleurs du chemin.

Je donnai à Léon ces détails. Il m'écouta sans témoigner un grand intérêt, sans provoquer mes confidences par la moindre question. Lorsque je me tus:

—Cette fille est trop franche, me dit-il; je n'aime pas sa façon de comprendre l'amour.

Il avait tant cherché qu'il retrouvait son méchant sourire.

III

Nous étions enfin sortis des haies. La Seine coulait à nos pieds; sur l'autre rive, un village mirait ses pieds dans la rivière. Nous nous trouvions en pays de connaissance; maintes fois nous avions rôdé dans les îles qui descendaient au fil de l'eau.

Après un long repos sous un chêne voisin, Léon me déclara qu'il mourait de faim et de soif. J'allais lui déclarer que je mourais de soif et de faim. Alors nous tînmes conseil. La décision fut touchante d'unanimité: nous devions nous rendre au village; là, nous procurer un grand panier; ce panier serait convenablement empli de plats et de bouteilles; enfin tous trois, le panier et nous, nous gagnerions l'île la plus verte.

Vingt minutes après, nous n'avions plus qu'à trouver un canot. Je m'étais obligeamment chargé de la corbeille; je dis corbeille, et le terme est encore modeste. Léon marchait en avant, demandant une barque à chaque pêcheur. Les barques étaient toutes en campagne. J'allais proposer à mon compagnon de dresser notre table sur le continent, lorsqu'on nous indiqua un loueur qui peut-être nous contenterait.

Le loueur habitait, au bout du village, une cabane bâtie à l'angle de deux rues. Or, il arriva qu'en tournant cet angle, nous nous trouvâmes de nouveau en face de mademoiselle Antoinette, suivie de ses deux amoureux. L'un, comme moi, pliait sous le poids d'un énorme panier; l'autre, comme Léon, avait l'air effaré d'un homme en quête de quelque objet introuvable. J'eus un regard de pitié pour le pauvre diable qui suait, tandis que Léon parut me remercier d'avoir accepté un fardeau qui fit rire un peu méchamment la jeune femme.

Le loueur fumait, debout sur le seuil de sa porte.

Depuis cinquante ans, il avait vu des milliers de couples lui venir emprunter ses rames pour gagner le désert. Il aimait ces blondes amoureuses qui, parties les fichus empesés, revenaient, un peu chiffonnées, les rubans en grand désordre. Il leur souriait au retour, lorsqu'elles le remerciaient de ses barques qui connaissaient si bien et gagnaient d'elles-mêmes les îles aux herbes les plus hautes.

Le brave homme vint à nous, en apercevant nos paniers.

—Mes enfants, nous dit-il, je n'ai plus qu'un canot. Que ceux qui ont trop faim aillent s'attabler là-bas, sous les arbres.

Cette phrase était, certes, très-maladroite: on n'avoue jamais devant une femme qu'on a trop faim. Nous nous faisions, indécis, n'osant plus refuser la barque. Antoinette, toujours railleuse, eut cependant pitié de nous.

—Ces messieurs, dit-elle en s'adressant à Léon, nous ont déjà cédé le pas ce matin; nous le leur cédons à notre tour.

Je regardai mon philosophe. Il hésitait, il balbutiait, comme quelqu'un qui n'ose dire sa pensée. Quand il vit mes yeux se fixer sur lui:

—Mais, dit-il vivement, le dévouement n'a que faire ici: un seul canot peut nous suffire. Ces messieurs nous déposeront dans la première île venue, et nous reprendront au retour. Acceptez-vous cet arrangement, messieurs?

Antoinette répondit qu'elle acceptait. Les paniers furent soigneusement déposés au fond de la barque. Je me plaçai tout contre le mien, le plus loin possible des rames. Antoinette et Léon, ne pouvant sans doute faire autrement, s'assirent côte à côte, sur le banc resté libre. Quant aux deux amoureux, luttant toujours de bonne humeur et de galanterie, ils saisirent les rames dans un fraternel accord.

Ils gagnèrent le courant. Là, comme ils maintenaient la barque, la laissant descendre au fil de l'eau, mademoiselle Antoinette prétendit qu'en amont de la rivière les îles étaient plus désertes et plus ombreuses. Les rameurs se regardèrent, désappointés; ils firent tourner le canot, ils remontèrent péniblement, luttant contre le flot rapide en cet endroit. Il est une tyrannie bien lourde et bien douce: c'est le désir d'un tyran aux lèvres roses, qui peut, dans un de ses caprices, demander le monde et le payer d'un baiser.

La jeune femme s'était penchée, plongeant sa main dans l'eau. Elle l'en retirait toute pleine; puis, rêveuse, semblait compter les perles qui s'échappaient de ses doigts. Léon la regardait faire, se taisant, mal à l'aise de se sentir aussi près d'une ennemie. Il ouvrit deux fois les lèvres, sans doute pour dire quelque sottise; mais il les referma vite, voyant que je souriais. D'ailleurs, ni lui ni elle ne paraissaient faire grand cas de leur voisinage. Ils se tournaient même un peu le dos.

Antoinette, las de mouiller ses dentelles, me parla de son chagrin de la veille. Elle me dit s'être consolée. Mais elle était encore bien triste. Aux jours d'été, elle ne pouvait vivre sans amour. Elle ne savait que faire en attendant l'automne.

—Je cherche un nid, ajouta-t-elle. Je le veux tout de soie bleue. On doit aimer plus longtemps, lorsque meubles, tapis et rideaux ont la couleur du ciel. Le soleil se tromperait, s'y oublierait le soir, croyant se coucher dans une nue. Mais je cherche en vain. Les hommes sont des méchants.

Nous étions arrivés en face d'une île. Je dis aux rameurs de nous y descendre. J'avais déjà un pied à terre, lorsque Antoinette se récria, trouvant l'île laide et sans feuillages, déclarant qu'elle ne consentirait jamais à nous abandonner sur un pareil rocher. Léon n'avait pas bougé de son banc. Je repris ma place, nous continuâmes à monter.

La jeune femme, avec une joie d'enfant, se mit à décrire le nid qu'elle rêvait. La chambre devait être carrée; le plafond, haut et voûté. La tapisserie des murs serait blanche, semée de bluets liés en gerbe par un bout de ruban. Aux quatre angles, il y aurait des consoles chargées de fleurs; au milieu, une table, également couverte de fleurs. Puis, un sopha, petit, pour que deux personnes assises y tiennent à peine, en se pressant beaucoup; pas de glace qui égare le regard dans une coquetterie égoïste; des tapis et des rideaux très-épais, pour étouffer le bruit des baisers. Fleurs, sopha, tapis, rideaux, seraient bleus. Elle mettrait une robe bleue, et n'ouvrirait pas la fenêtre, les jours où le ciel aurait des nuages.

Je voulus à mon tour orner un peu la chambre. Je parlai de cheminée, de pendule, d'armoire.

—Mais, me dit-elle étonnée, on ne se chaufferait pas, on n'aurait que faire de l'heure. Je trouve votre armoire ridicule. Me croyez-vous assez sotte pour traîner nos misères dans mon nid. J'y voudrais vivre libre, insouciante, non pas toujours, mais quelques bonnes heures, chaque soir d'été. Les hommes, s'ils devenaient anges, se fatigueraient de Dieu lui-même. Je sais ce qu'il en est. C'est moi qui aurais la clef du paradis dans la poche.

Une seconde île verdoyait devant nous, Antoinette battit des mains. C'était bien le plus charmant petit désert qu'un Robinson pût rêver à vingt ans. La rive, un peu haute, était bordée de grands arbres, entre lesquels les églantiers et les herbes luttaient de croissance. Un mur impénétrable se bâtissait là chaque printemps, mur de feuilles, de branches, de mousses, qui se grandissait encore en se mirant dans l'eau. Au dehors, un rempart de rameaux enlacés; au dedans, on ne savait. Cette ignorance des clairières, ce large rideau de verdure qui tremblait au vent, sans jamais s'écarter, faisaient de l'île une retraite mystérieuse, que le passant des rives voisines peuplait volontiers des blanches filles de la rivière.

Nous tournâmes longtemps autour de cet énorme bouquet de feuillage, avant de trouver un port. Il semblait ne vouloir pour habitants que les oiseaux libres. Enfin, sous une grande broussaille s'avançant au-dessus de l'eau, nous pûmes prendre pied. Antoinette nous regarda descendre. Elle allongeait la tête, essayant de voir au delà des arbres.

L'un des rameurs qui maintenait la barque en se tenant à une branche, lâcha prise. Alors la jeune femme, se sentant emportée, tendit le bras, et saisissant à son tour une racine. Elle s'y cramponna, appela à son secours, et cria qu'elle ne voulait pas aller plus loin. Puis, lorsque les rameurs eurent amarré le canot, elle sauta sur le gazon et vint à nous, toute vermeille de son exploit.

—Soyez sans crainte, messieurs, nous dit-elle, je ne veux pas vous gêner; s'il vous plaît d'aller au nord, nous irons au midi.

IV

Je repris mon panier, je me mis gravement à chercher l'herbe la moins humide. Léon me suivait, suivi lui-même d'Antoinette et de ses amoureux. Nous fîmes ainsi le tour de l'île. Revenu à notre point de départ, je m'assis, décidé à ne pas chercher davantage. Antoinette fit encore quelques pas, parut hésiter, puis revint se placer en face de moi. Nous étions au nord, elle ne songeait point à aller au midi. Alors Léon trouva le site charmant et jura que je ne pouvais mieux choisir.

Je ne sais comment cela se fit, les paniers se trouvèrent côte à côte, les provisions se mêlèrent si parfaitement, lorsqu'on les étala sur l'herbe, que nous ne pûmes jamais reconnaître chacun notre bien. Il nous fallut avoir une seule nappe. Par esprit de justice, nous partageâmes tous les mets.

Les deux amoureux s'étaient empressés de prendre place aux côtés de la jeune femme. Ils prévenaient ses désirs. Pour un morceau qu'elle demandait, elle en recevait régulièrement deux. Elle mangeait d'ailleurs de grand appétit.

Léon, au contraire, mangeait peu, nous regardant dévorer. Forcé de s'asseoir près de moi, il se taisait, il m'adressait un regard moqueur, chaque fois qu'Antoinette souriait à ses voisins. Comme elle prenait des deux côtés, elle tendait les mains, à droite et à gauche, avec une égale complaisance, remerciant chaque fois de sa voix douce. Ce que voyant, il me faisait de grands signes que je ne comprenais point.

Décidément, la jeune femme était, ce jour-là, d'une coquetterie désespérante. Les pieds repliés sous ses jupes, elle disparaissait presque dans l'herbe; un poète l'eût volontiers comparée à une grande fleur qui aurait eu le don du regard et du sourire. Elle, si naturelle d'ordinaire, avait des mouvements mutins, des minauderies dans la voix que je ne lui connaissais pas. Les amoureux, confus de ses bonnes paroles, se regardaient d'un air triomphant. Moi, étonné de cette coquetterie soudaine; voyant par instant la maligne rire sous cape, je me demandais lequel de nous transformait cette fille simple en rusée commère.

Le gazon commençait à se dégarnir. On riait plus qu'on ne parlait. Léon changeait de place à chaque instant, ne se trouvant bien à aucune. Comme il avait repris son air méchant, je craignis un discours et je suppliai du regard notre compagne de me pardonner un ami aussi maussade. Mais elle était fille vaillante: un philosophe de vingt ans, tout sérieux qu'il fût, ne la déconcertait pas.

—Monsieur, dit-elle à Léon, vous êtes triste, notre gaieté paraît vous être importune. Je n'ose plus rire.

—Riez, riez, madame, répondit-il. Si je me tais, c'est que je ne sais point, comme ces messieurs, trouver de ces belles choses qui vous mettent en joie.

—Est-ce dire que vous n'êtes pas flatteur? Mais parlez vite, alors.
Je vous écoute, je veux de grosses vérités.

—Les femmes ne les aiment pas, madame. D'ailleurs, lorsqu'elles sont jeunes et belles, quel mensonge peut-on leur faire qui ne soit vrai?

—Allons, vous le voyez, vous êtes un courtisan comme les autres. Voilà que vous me forcez à rougir. Lorsque nous sommes absentes, vous nous déchirez à belles dents, messieurs les hommes; mais que la moindre de nous paraisse, vous n'avez pas de saluts assez profonds, pas de phrases assez tendres. C'est de l'hypocrisie, cela! Moi, je suis franche, je dis: Les hommes sont méchants, ils ne savent pas aimer. Voyons, monsieur, soyez franc à votre tour. Que dites-vous des femmes?

—Ai-je toute liberté?

—Certainement.

—Vous ne vous fâcherez pas?

—Eh! non, je rirai plutôt.

Léon se posa en orateur. Comme je connaissais le discours, l'ayant entendu plus de cent fois, je me récréai, pour le supporter, à jeter de petits cailloux dans la Seine.

—Lorsque Dieu, dit-il, s'aperçut qu'il manquait un être à sa création, ayant employé toute la fange, il ne sut où prendre la matière nécessaire pour réparer son oubli. Il lui fallut s'adresser aux créatures; il reprit à chaque animal un peu de sa chair, et de ces emprunts faits au serpent, à la louve, au vautour, il créa la femme. Aussi, les sages qui ont connaissance de ce fait, omis dans la Bible, ne s'étonnent-ils pas en voyant la femme fantasque, sans cesse en proie à des humeurs contraires, fidèle image des éléments divers qui la composent. Chaque être lui a donné un vice; le mal épars dans la création s'est réuni en elle; de là ses caresses hypocrites, ses trahisons, ses débauches…

On eût dit que Léon récitait une leçon. Il se tut, cherchant la suite.
Antoinette applaudit.

—Les femmes, reprit l'orateur, naissent légères et coquettes, comme elles naissent brunes ou blondes. Elles se livrent par égoïsme, peu soucieuses de choisir selon le mérite. Un homme est fat, il a la beauté régulière des sots: elles vont se le disputer. Qu'il soit simple et affectueux, qu'il se contente d'être homme d'esprit, sans le crier sur les toits, elles ne sauront même pas s'il existe. En toutes choses, il leur faut des joujoux qui brillent: jupes de soie, colliers d'or, pierreries, amants peignés et fardés. Quant aux ressorts de l'amusante machine, peu leur importe qu'ils fonctionnent bien ou mal. Elles n'ont pas charge d'âmes. Elles se connaissent en cheveux noirs, en lèvres amoureuses, mais elles sont ignorantes des choses du coeur. C'est ainsi qu'elles se jettent dans les bras du premier niais venu, confiantes en sa grande mine. Elles l'aiment, parce qu'il leur plaît; il leur plaît, parce qu'il leur plaît. Un jour, le niais les bat. Alors elles crient au martyre, elles se désolent, disant qu'un homme ne peut toucher à un coeur sans le briser. Les folles, que ne cherchent-elles la fleur d'amour où elle fleurit!

Antoinette applaudit de nouveau. Le discours, tel que je le connaissais, s'arrêtait là. Léon l'avait prononcé tout d'un trait, comme ayant hâte de le finir. La dernière phrase dite, il regarda la jeune femme et parut rêver. Puis, ne déclamant plus, il ajouta:

—Je n'ai eu qu'une bonne amie. Elle avait dix ans, et moi douze. Un jour elle me trompa pour un gros dogue qui se laissait tourmenter sans jamais montrer les dents. Je pleurai beaucoup, je jurai de ne plus aimer. J'ai tenu ce serment. Je n'entends rien aux femmes. Si j'aimais, je serais jaloux et maussade; j'aimerais trop, je me ferais haïr; on me tromperait, et j'en mourrais.

Il se tut, les yeux humides, tâchant vainement de rire. Antoinette ne raillait plus; elle l'avait écouté, toute sérieuse; puis, s'écartant de ses voisins, regardant Léon en face, elle vint poser la main sur son épaule,

—Vous êtes un enfant, lui dit-elle simplement.

V

Un dernier rayon qui glissait sur la rivière, la changeait en un ruban d'or et de moire. Nous attendions la première étoile pour descendre le courant à la fraîcheur du soir. Les paniers avaient été reportés dans la barque. Nous nous étions couchés dans l'herbe, à l'aventure, chacun selon son gré.

Antoinette et Léon s'étaient placés sous un grand églantier, qui allongeait ses bras au-dessus de leurs têtes. Les branches vertes les cachaient à demi; comme ils me tournaient le dos, je ne pouvais voir s'ils riaient ou s'ils pleuraient. Ils parlaient bas, paraissait se quereller. Moi, j'avais choisi un petit tertre, semé d'une herbe fine; paresseusement étendu, je voyais à la fois le ciel et la pelouse où se posaient mes pieds. Les deux galants, appréciant sans doute le charme de mon attitude, étaient venus se coucher, l'un à ma gauche, l'autre à ma droite.

Ils abusaient de leur position pour me parler tous deux à la fois.

Celui qui se trouvait à ma gauche, me touchait légèrement au bras, lorsqu'il voyait que je ne l'écoutais plus.

—Monsieur, me disait-il, j'ai rarement rencontré une femme plus capricieuse que mademoiselle Antoinette. Vous ne sauriez croire comme sa tête tourne au moindre souffle. Pour citer un exemple, lorsque nous vous avons rencontrés, ce matin, nous allions dîner à deux lieues d'ici. A peine aviez-vous disparu, qu'elle nous a fait revenir sur nos pas; la contrée lui plaisait, disait-elle. C'est à perdre l'esprit. Moi, j'aime les choses qui s'expliquent.

Celui qui était à ma gauche disait en même temps, me forçant aussi à l'écouter:

—Monsieur, je désire depuis ce matin vous parler en particulier. Nous croyons, mon compagnon et moi, vous devoir des explications. Nous avons remarqué votre grande amitié pour mademoiselle Antoinette, et nous regrettons vivement de vous gêner dans vos projets, Si nous avions connu votre amour une semaine plus tôt, nous nous serions retirés, pour ne pas causer le moindre chagrin à un galant homme; mais, aujourd'hui, il est un peu tard: nous ne nous sentons plus la force du sacrifice. D'ailleurs, je veux être franc: Antoinette m'aime. Je vous plains, et je me mets à votre disposition.

Je me hâtai de le rassurer. Mais j'eus beau lui jurer que je n'avais jamais été et que je ne serais jamais l'amant d'Antoinette, il n'en continua pas moins à me prodiguer les plus tendres consolations. Il lui était trop doux de penser qu'il m'avait volé ma maîtresse.

L'autre, fâché de l'attention accordée à son camarade, se pencha vers moi. Pour m'obliger à prêter l'oreille, il me fit une grosse confidence.

—Je veux être franc avec vous, me dit-il: Antoinette m'aime. Je plains sincèrement ses autres adorateurs.

A ce moment, j'entendis un bruit singulier; il partait du buisson sous lequel Léon et Antoinette s'abritaient. Je ne sus si c'était un baiser ou le petit cri d'une fauvette effarouchée.

Cependant, mon voisin de droite avait surpris mon voisin de gauche me disant qu'Antoinette l'aimait. Il se souleva, le regarda d'un air menaçant. Je me laissai glisser entre eux, je gagnai sournoisement une haie derrière laquelle je me blottis. Alors, ils se trouvèrent face à face.

Ma broussaille était admirablement choisie. Je voyais Antoinette et Léon, sans entendre toutefois leurs paroles. Ils se querellaient toujours; seulement, ils paraissaient plus près l'un de l'autre. Quant aux amoureux, ils se trouvaient au-dessus de moi, et je pus suivre leur dispute. La jeune femme leur tournant le dos, ils étaient furieux tout à leur aise.

—Vous avez mal agi, disait l'un; voici deux jours que vous auriez dû vous retirer. N'avez-vous pas l'esprit de le voir? c'est moi qu'Antoinette préfère.

—En effet, répondit l'autre, je n'ai point cet esprit-là. Mais vous avez la sottise, vous, de prendre comme vous appartenant les sourires et les regards qu'on m'adresse.

—Soyez certain, mon pauvre monsieur, qu'Antoinette m'aime.

—Soyez certain, mon heureux monsieur, qu'Antoinette m'adore.

Je regardai Antoinette. Décidément, il n'y avait pas de fauvette dans le buisson.

—Je suis las de tout ceci, reprit l'un des soupirants. N'êtes-vous pas de mon avis, il est temps que l'un de nous disparaisse?

—J'allais vous proposer de nous couper la gorge, répondit l'autre.

Ils avaient élevé la voix; ils gesticulaient, se levant, s'asseyant dans leur colère. La jeune femme, distraite par le bruit croissant de la querelle, tourna la tête. Je la vis s'étonner, puis sourire. Elle attira sur les deux jeunes gens l'attention de Léon, auquel elle dit quelques mots qui le mirent en gaieté.

Il se leva, s'approchant de la rive, entraînant sa compagne. Ils étouffaient leurs éclats de rire et marchaient en évitant de faire rouler les pierres. Je pensai qu'ils allaient se cacher, pour se faire chercher ensuite.

Les deux galants criaient plus fort; faute d'épées, ils préparaient leurs poings. Cependant, Léon avait gagné la barque; il y fit entrer Antoinette, et se mit à en dénouer tranquillement l'amarre; puis, il y sauta lui-même.

Comme l'un des amoureux allait lever le bras sur l'autre, il vit le canot au milieu de la rivière. Stupéfait, oubliant de frapper, il le montra à son compagnon.

—Eh bien! eh bien! cria-t-il en courant à la rive, que veut dire cette plaisanterie?

On m'avait parfaitement oublié derrière ma broussaille. Le bonheur et le malheur rendent égoïste. Je me levai.

—Messieurs, dis-je aux pauvres garçons béants et effarés, vous souvient-il de certaine fable? Cette plaisanterie veut dire ceci: On vous vole Antoinette, que vous pensiez m'avoir volée.

—La comparaison est galante! me cria Léon. Ces messieurs sont des larrons et madame est un….

Madame l'embrassait. Le baiser étouffa le vilain mot.

—Frères, ajoutai-je en me tournant vers mes compagnons de naufrage, nous voici sans vivres et sans toit pour abriter nos têtes. Bâtissons une hutte, vivons de baies sauvages, en attendant qu'il plaise à un navire de nous venir tirer de notre île déserte.

VI

Et puis?

Et puis, que sais-je, moi! Tu m'en demandes trop long, Ninette. Voici deux mois qu'Antoinette et Léon vivent dans le nid couleur du ciel. Antoinette est restée une bonne et franche fille, Léon médit des femmes avec plus de verve que jamais. Ils s'adorent.

SOEUR-DES-PAUVRES

I

A dix ans, elle paraissait si chétive, la pauvre enfant, que c'était pitié de la voir travailler autant qu'une servante de ferme. Elle avait les grands yeux étonnés, le sourire triste des gens qui souffrent sans se plaindre. Les riches fermiers qui, le soir, la rencontraient au sortir du bois, mal vêtue, chargée d'un lourd fardeau, lui offraient parfois, lorsque le grain s'était bien vendu, de lui acheter un bon jupon de grosse futaine. Et alors elle répondait: "Je sais, sous le porche de l'église, un pauvre vieux qui n'a qu'une blouse, par ce grand froid de décembre; achetez-lui une veste de drap, et j'aurai chaud demain, à le voir si bien couvert." Ce qui lui avait fait donner le surnom de Soeur-des-Pauvres; et les uns la nommaient ainsi, en dérision de ses mauvaises jupes; les autres, en récompense de son bon coeur. Soeur avait eu jadis un fin berceau de dentelle et des jouets à remplir une chambre. Puis, un matin, sa mère ne vint pas l'embrasser au lever. Comme elle pleurait de ne point la voir, on lui dit qu'une sainte du bon Dieu l'avait emmenée au paradis, ce qui sécha ses larmes. Un mois auparavant, son père était ainsi parti. La chère petite pensa qu'il venait d'appeler sa mère dans le ciel, et que, réunis tous deux, ne pouvant vivre sans leur fille, ils lui enverraient bientôt un ange pour l'emporter à son tour.

Elle ne se rappelait plus comment elle avait perdu ses jouets et son berceau. De riche demoiselle elle devint pauvre fille, cela sans que personne en parût étonné: sans doute des méchants étaient venus qui l'avaient dépouillée en honnêtes gens. Elle se souvenait seulement d'avoir vu, un matin, auprès de sa couche, son oncle Guillaume et sa tante Guillaumette. Elle eut grand peur, parce qu'ils ne l'embrassèrent point. Guillaumette la vêtit à la hâte d'une étoffe grossière; Guillaume, la tenant par la main, l'emmena dans la misérable cabane où elle vivait maintenant. Puis, c'était tout. Elle se sentait bien lasse chaque soir.

Guillaume et Guillaumette, eux aussi, avaient possédé de grandes richesses, autrefois. Mais Guillaume aimait les joyeux convives, les nuits passées à boire, sans songer aux tonneaux qui s'épuisent; Guillaumette aimait les rubans, les robes de soie, les longues heures perdues à tâcher vainement de se faire jeune et belle; si bien qu'un jour le vin manqua à la cave, et que le miroir fut vendu pour acheter du pain. Jusqu'alors, ils avaient eu cette bonté de certains riches, qui souvent n'est qu'un effet du bien-être et du contentement de soi; ils sentaient plus profondément le bonheur en le partageant avec autrui et mêlant ainsi beaucoup d'égoïsme à leur charité. Aussi ne surent-ils pas souffrir et rester bons; regrettant les biens qu'ils avaient perdus, n'ayant plus de larmes que pour leur misère, ils devinrent durs envers le pauvre monde.

Ils oubliaient que leur pauvreté était leur oeuvre, ils accusaient chacun de leur ruine, et se sentaient au coeur un grand besoin de vengeance, exaspérés de leur pain noir, cherchant à se consoler en voyant une plus grande souffrance que la leur.

Aussi se plaisaient-ils aux haillons de Soeur-des-Pauvres, à ses petites joues amincies, toutes blanches de larmes. Ils ne s'avouaient pas la joie mauvaise qu'ils prenaient à la faiblesse de cet enfant, lorsque, au retour de la fontaine, elle chancelait, tenant à deux mains la lourde cruche. Ils la battaient pour une goutte d'eau versée, disant qu'il fallait corriger les mauvais caractères; et ils frappaient avec tant de hâte et de rancune qu'on voyait aisément que ce n'était pas là une juste correction.

Soeur-des-Pauvres souffrait toute leur misère. Ils la chargeaient des travaux les plus fatigants, l'envoyaient glaner au soleil de midi, et ramasser du bois mort par les temps de neige. Puis, aussitôt rentrée, elle avait à balayer, à laver, à mettre chaque chose en ordre dans la cabane. La chère petite ne se plaignait plus. Les jours de bonheur étaient si loin d'elle, qu'elle ne savait pas qu'on peut vivre sans pleurer. Elle ne songeait jamais qu'il y avait des demoiselles rieuses et caressées; dans son ignorance des jouets et des baisers, elle acceptait les coups et le pain sec de chaque soir, comme faisant également partie de la vie. Et cela surprenait les hommes sages, de voir une enfant de dix ans montrer une grande pitié pour toutes les souffrances, sans paraître songer à sa propre infortune.

Or, un soir, je ne sais quel saint fêtaient Guillaume et Guillaumette, ils lui donnèrent un beau sou neuf en lui permettant d'aller jouer le restant du jour. Soeur-des-Pauvres descendit lentement à la ville, bien embarrassée de son sou, ne sachant que faire pour jouer. Elle arriva ainsi dans la grande rue. Il y avait là, à gauche, près de l'église, une boutique pleine de bonbons et de poupées, si belle la nuit aux lumières, que les enfants de la contrée en rêvaient comme d'un paradis. Ce soir-là, un groupe de marmots, bouche béante, muets d'admiration, se tenait sur le trottoir, les mains appuyées aux vitres, le plus près possible des merveilles de l'étalage. Soeur-des-Pauvres envia leur audace. Elle s'arrêta au milieu de la rue, laissant pendre ses petits bras, ramenant ses haillons que le vent écartait. Un peu fière d'être riche, elle serrait bien fort son beau sou neuf et choisissait du regard le jouet qu'elle allait acheter. Enfin elle se décida pour une poupée qui avait des cheveux comme une grande personne; cette poupée, qui était bien haute comme elle, portait une robe de soie blanche, pareille à celle de la sainte Vierge.

La fillette avança de quelques pas. Honteuse, comme elle regardait autour d'elle, avant d'entrer, elle aperçut sur un banc de pierre, en face de la belle boutique, une femme mal vêtue, berçant dans ses bras un enfant qui pleurait. Elle s'arrêta de nouveau, tournant le dos à la poupée. Aux cris de l'enfant, ses mains se croisèrent de pitié; et, sans honte cette fois, elle s'approcha rapidement pour donner son beau sou neuf à la pauvre femme.

Cette dernière, depuis quelques instants, regardait Soeur-des-Pauvres. Elle l'avait vue s'arrêter, puis s'avancer vers les jouets; de sorte que, lorsque l'enfant vint à elle, elle comprit son bon coeur. Elle prit le sou, les yeux humides; puis, elle retint dans la sienne la petite main qui le lui donnait.

—Ma fille, dit-elle, j'accepte ton aumône, parce que je vois bien qu'un refus te chagrinerait. Mais, toi-même, ne désires-tu rien? Toute mal vêtue que je suis, je puis contenter un de les voeux.

Pendant qu'elle parlait ainsi, les yeux de la pauvresse brillaient, pareils à des étoiles, tandis que, autour de sa tête, courait une flamme, comme une couronne faite d'un rayon de soleil. L'enfant, maintenant endormi sur ses genoux, souriait divinement dans son repos.

Soeur-des-Pauvres secoua sa tête blonde.

—Non, madame, répondit-elle, je n'ai aucun désir. Je voulais acheter cette poupée que vous voyez en face, mais ma tante Guillaumette me l'aurait brisée. Puisque vous ne voulez pas de mon sou pour rien, j'aime mieux que vous me donniez un bon baiser en échange.

La mendiante se pencha et la baisa au front. A cette caresse, Soeur-des-Pauvres se sentit soulevée de terre; il lui sembla que son éternelle fatigue s'en était allée; en même temps, il lui vint au coeur une plus grande bonté.

—Ma fille, ajouta l'inconnue, je ne veux pas que ton aumône reste sans récompense. J'ai, comme toi, un sou dont je ne savais que faire, avant de te rencontrer. Des princes, des grandes dames, m'ont jeté des bourses d'or, et je ne les ai pas jugés dignes de le posséder. Prends-le. Quoi qu'il arrive, agis selon ton coeur.

Et elle le lui donna. C'était un vieux sou de cuivre jaune, rongé sur les bords, percé au milieu d'un trou large comme une grosse lentille. Il était si usé, qu'on ne pouvait savoir de quel pays il venait, si ce n'est qu'on voyait encore, sur une des faces, une couronne de rayons à demi effacée. C'était peut-être là quelque monnaie des cieux.

Soeur-des-Pauvres, le voyant si mince, tendit la main, comprenant qu'un tel cadeau ne portait point préjudice à la mendiante, et le considérant comme un souvenir d'amitié qu'elle lui laissait.

—Hélas! pensait-elle, la pauvre femme ne sait ce qu'elle dit. Les princes, les belles dames n'ont que faire de son sou. Il est si laid qu'il ne payerait pas seulement une once de pain. Je ne vais pas même pouvoir le donner à un pauvre.

La femme, dont les yeux brillaient de plus en plus, sourit, comme si l'enfant eût parlé tout haut. Elle lui dit doucement:

—Prends-le toujours, et tu verras.

Alors Soeur-des-Pauvres l'accepta, pour ne pas la désobliger. Elle baissa la tête, afin de le mettre dans la poche de sa jupe; lorsqu'elle la releva, le banc était vide. Elle fut grandement étonnée et s'en revint, toute songeuse de la rencontre qu'elle venait de faire.

II

Soeur-des-Pauvres couchait au grenier, dans une sorte de soupente, où gisaient pêle-mêle des débris de vieux meubles. Les jours de lune, grâce à une étroite lucarne, elle voyait clair à se mettre au lit. Les autres jours, elle gagnait sa couche à tâtons, pauvre couche faite de quatre planches mal jointes et d'une paillasse dont les toiles se touchaient par endroits.

Or, ce soir-là, la lune était dans son plein. Une raie lumineuse s'allongeait sur les poutres, emplissant le grenier de clarté.

Lorsque Guillaume et Guillaumette furent couchés, Soeur-des-Pauvres monta. Par les nuits sombres, elle avait parfois grand'peur des subits gémissements, des bruits de pas qu'elle croyait entendre, et qui n'étaient autre chose que les craquements des charpentes et que les courses rapides des souris. Aussi aimait-elle d'un amour fervent le bel astre dont les rayons amis dissipaient ses frayeurs. Les soirs où il brillait, elle ouvrait la lucarne, elle le remerciait dans ses prières d'être revenu la voir.

Elle fut toute satisfaite de trouver de la lumière chez elle. Elle était fatiguée, elle allait dormir bien tranquille, se sentant gardée par sa bonne amie la lune. Souvent elle l'avait sentie, dans son sommeil, se promener ainsi par la chambre, silencieuse et douce, mettant en fuite les vilains songes des nuits d'hiver.

Elle alla vite s'agenouiller sur un vieux coffre, en plein dans la blonde clarté. Là, elle pria le bon Dieu. Puis, s'approchant du lit, elle dégrafa sa jupe.

La jupe glissa à terre, mais voilà qu'elle laissa échapper par la poche entr'ouverte une pluie de gros sous. Soeur-des-Pauvres les regarda rouler, immobile, effrayée.

Elle se baissa, les ramassa un à un, les prenant du bout des doigts. Elle les empilait sur le vieux coffre, sans chercher à connaître leur nombre, car elle ne savait compter que jusqu'à cinquante, et elle voyait bien qu'il y en avait là plusieurs centaines. Quand elle n'en trouva plus sur le sol, ayant soulevé la jupe, elle comprit à son poids que la poche était encore pleine. Pendant un grand quart d'heure, elle en tira des poignées de sous, désespérant de jamais trouver le fond. Enfin elle n'en sentit plus qu'un. L'ayant pris, elle le reconnut: c'était le sou que la mendiante lui avait donné le soir même.

Elle se dit alors que le bon Dieu venait de faire un miracle, et que ce vilain sou qu'elle avait dédaigné, était un sou comme les riches n'en ont pas. Elle le sentait frémir entre ses doigts, prêt à se multiplier encore. Aussi tremblait-elle qu'il ne lui prit fantaisie d'emplir le grenier de richesses. Elle ne savait déjà que faire de ces piles de monnaie neuve qui brillaient au clair de lune. Troublée, elle regardait autour d'elle.

En bonne travailleuse, elle avait toujours du fil et une aiguille dans la poche de son tablier. Elle chercha un morceau de vieille toile pour faire un sac. Elle le fit si étroit, que sa petite main pouvait à peine entrer dedans; l'étoffe manquait; d'ailleurs, Soeur-des-Pauvres était pressée. Puis, ayant mis tout au fond le sou de la pauvresse, elle commença, pile par pile, à glisser dans la bourse les pièces qui couvraient le coffre. Chaque pile en tombant emplissait le sac, et aussitôt le sac redevenait vide. Les centaines de gros sous y tinrent fort à l'aise. Il était facile de voir qu'il en aurait contenu quatre fois davantage.

Après quoi, Soeur-des-Pauvres fatiguée le cacha sous la paillasse, et s'endormit. Elle riait dans ses rêves, songeant aux grandes aumônes qu'elle allait pouvoir distribuer le lendemain.

III

Le matin, en s'éveillant, Soeur-des-Pauvres pensa avoir rêvé. Il lui fallut toucher son trésor pour croire à sa réalité. Il était un peu plus lourd que la veille, ce qui fit comprendre à l'enfant que le sou merveilleux avait encore travaillé pendant la nuit.

Elle se vêtit à la hâte, elle descendit, ses sabots à la main, pour ne point faire de bruit. Elle avait caché le sac sous son fichu, le serrant contre sa poitrine. Guillaume et Guillaumette, profondément endormis, ne l'entendirent pas. Elle dut passer devant leur lit, elle faillit tomber de peur de les savoir aussi près d'elle; puis elle se prit à courir, ouvrit la porte toute grande, et s'enfuit, oubliant de la refermer.

On était en hiver, aux matinées les plus froides de décembre. Le jour naissait à peine. Le ciel, aux pâles clartés de cette aurore, semblait de même couleur que la terre, couverte de neige. Cette blancheur universelle qui emplissait l'horizon, avait un grand calme. Soeur-des-Pauvres marchait vite, suivant le sentier qui conduisait à la ville. Elle n'entendait que le craquement de ses sabots dans la neige. Bien que grandement préoccupée, elle choisissait par amusement les ornières les plus profondes.

Comme elle approchait, elle se souvint que, dans sa hâte, elle avait oublié de prier Dieu. Elle s'agenouilla sur le bord du sentier. Là, seule, perdue dans cette immense et triste sérénité de la nature endormie, elle dit son oraison avec cette voix d'enfant, si douce, que Dieu ne sait la distinguer de celle des anges. Elle se dressa bientôt. Le froid l'ayant saisie, elle pressa le pas.

Il y avait grande misère dans le pays, surtout cette année-là, où l'hiver était rude et le pain si cher, que les riches seuls en pouvaient acheter. Les pauvres gens, ceux qui vivent de soleil et de pitié, sortaient dès le matin pour voir si le printemps ne venait pas, ramenant avec lui des aumônes plus larges. Ils allaient par les routes ou s'asseyaient sur les bornes, aux portes des villes, implorant les passants; car il faisait si froid, dans leurs greniers, qu'autant valait loger au grand chemin. Et ils étaient en si grand nombre, qu'on aurait pu en peupler un gros village.

Soeur-des-Pauvres avait ouvert le petit sac. En entrant dans la ville, elle vit venir à elle un aveugle conduit par une petite fille qui la regardait tristement, la prenant pour une soeur, à la voir si mal vêtue.

—Mon père, dit-elle au pauvre vieux, tendez vos mains. Jésus m'envoie vers vous.

Elle s'adressait au bonhomme, parce que les doigts de la fillette étaient trop mignons et qu'ils n'auraient guère contenu qu'une dizaine de gros sous. Aussi, pour emplir les mains que l'aveugle lui tendit, il lui fallut puiser sept fois dans le sac tant elles étaient longues et larges. Puis, avant de s'éloigner, elle dit à la petite de prendre une dernière poignée de monnaie.

Elle avait hâte d'arriver devant l'église, près des bancs de pierre, où les pauvres se réunissaient le matin; la maison de Dieu les abritait des vents du nord; le soleil, à son lever, donnait en plein sous le porche. Elle dut encore s'arrêter. Au coin d'une ruelle, elle trouva une jeune femme qui avait sans doute passé la nuit là, tant elle était transie et grelottante; les yeux fermés, les bras serrés sur la poitrine, elle paraissait dormir, n'espérant plus que dans la mort. Soeur-des-Pauvres se tenait devant elle, la main pleine de sous, ne sachant comment lui donner son aumône. Elle pleurait, pensant être venue trop tard.

—Bonne femme, disait-elle, et elle la touchait doucement à l'épaule,—tenez, prenez cet argent. Il vous faut aller déjeuner à l'auberge et dormir devant un grand feu.

A cette voix douce, la bonne femme ouvrit les yeux, les mains tendues. Elle croyait peut-être dormir encore et songer qu'un ange était descendu vers elle.

Soeur-des-Pauvres gagna vite la grand'place. Il y avait foule, sous le porche, pour le premier rayon. Les mendiants, assis aux pieds des saints, tremblaient de froid, les uns auprès des autres, sans se parler. Ils roulaient doucement la tête, comme font les mourants. Ils se pressaient dans les coins, afin de ne rien perdre du soleil, lorsqu'il allait paraître.

Soeur-des-Pauvres commença par la droite, jetant des poignées de sous dans les chapeaux de feutre et dans les tabliers, cela de si bon coeur, que bien des pièces roulaient sur les dalles. Elle ne comptait pas, la chère enfant. Le petit sac faisait merveilles; il ne désemplissait pas, il se gonflait tellement à chaque nouvelle poignée prise par la fillette, qu'il versait comme un vase trop plein. Les pauvres gens restaient ébahis de cette pluie joyeuse: ils ramassaient les sous tombés, oubliant le soleil qui se levait, disant des: "Dieu vous le rende!" à la hâte. L'aumône était si large, que de bons vieux croyaient que les saints de pierre leur jetaient cette fortune; ils le croient même encore.

L'enfant riait de leur joie. Elle fit trois fois le tour, afin de donner à chacun la même somme; puis elle s'arrêta, non pas que le petit sac se trouvât vide, mais parce qu'elle avait beaucoup à faire avant le soir. Comme elle allait s'éloigner, elle aperçut dans un coin un vieillard infirme qui, ne pouvant s'approcher, tendait les mains vers elle. Triste de ne point l'avoir vu, elle s'avança, pencha le sac, pour lui donner davantage. Les sous se mirent à couler de cette méchante bourse comme l'eau d'une fontaine, sans s'arrêter, si abondamment, que Soeur-des-Pauvres ferma bientôt l'ouverture avec le poing, car le tas aurait monté en peu d'instants aussi haut que l'église. Le pauvre vieux n'avait que faire de tant d'argent, et peut-être les riches seraient-ils venus le voler.

IV

Alors, ceux de la grand'place ayant les poches pleines, elle marcha vers la campagne. Les mendiants, oubliant de soulager leurs souffrances, se mirent à la suivre; ils la regardaient avec étonnement et respect, entraînés dans un élan de fraternité. Elle, seule, regardant autour d'elle, s'avançait la première. La foule venait ensuite.

L'enfant vêtue d'une indienne en lambeaux, était bien soeur des pauvres gens de sa suite, soeur par les haillons, soeur par la tendre pitié. Elle se trouvait là en famille, donnant à ses frères, s'oubliant elle-même; elle marchait gravement de toute la force de ses petits pieds, heureuse de faire là grande fille; et cette blondine de dix ans rayonnait d'une naïve majesté, suivie de son escorte de vieillards.

L'étroite bourse à la main, elle allait de village en village, distribuant des aumônes à toute la contrée. Elle allait devant elle, sans choisir les chemins, prenant les routes des plaines et les sentiers des coteaux; puis elle s'écartait, traversant les champs, pour voir si quelque vagabond ne s'abritait pas au pied des haies ou dans le creux des fossés. Elle se haussait, regardant à l'horizon, regrettant de ne pouvoir jeter un appel à toutes les misères du pays. Elle soupirait en songeant qu'elle laissait peut-être derrière quelque souffrance; cette crainte faisait qu'elle revenait parfois sur ses pas pour visiter un buisson. Et, soit qu'elle ralentît sa marche aux coudes des chemins, soit qu'elle courût à la rencontre d'un indigent, son cortège la suivait dans chacun de ses détours.

Or, il arriva, comme elle traversait un pré, qu'une bande de pierrots vint s'abattre devant elle. Les pauvres petits, perdus dans la neige, chantaient d'une façon lamentable, demandant une nourriture qu'ils avaient cherchée en vain. Soeur-des-Pauvres s'arrêta, interdite de rencontrer des misérables auxquels ses gros sous n'étaient d'aucun secours; elle regardait son sac avec colère, maudissant cet argent qui se refusait à la charité. Cependant les pierrots l'entouraient; ils se disaient de la famille, ils lui réclamaient leur part dans ses bienfaits. Près d'éclater en sanglots, ne sachant que faire, elle prit dans le sac une poignée de sous, car elle ne pouvait se décider à les renvoyer sans aumône. La chère enfant avait sûrement perdu la tête, s'imaginant que les gros sous sont monnaie de pierrots, et que ces enfants du bon Dieu ont meuniers pour moudre et boulangers pour pétrir le pain de chaque jour. Je ne sais ce qu'elle pensait faire, mais ce que personne n'ignore, c'est que l'aumône, jetée poignée de sous, tomba poignée de blé sur la terre.

Soeur-des-Pauvres ne parut pas étonnée. Elle servit un vrai festin aux pierrots, leur offrant toutes sortes de graines, en telle quantité que, le printemps venu, le pré se couvrit d'une herbe épaisse et haute comme une forêt. Depuis ce temps, ce coin de terre appartient aux oiseaux du ciel; ils y trouvent, en toute saison, une nourriture abondante, bien qu'ils y viennent par milliers, de plus de vingt lieues à la ronde.

Soeur-des-Pauvres reprit sa marche, heureuse de son nouveau pouvoir. Elle ne se contentait plus de distribuer de gros sous; elle donnait, selon la rencontre, de bonnes blouses bien chaudes, de lourds jupons de laine, ou encore des souliers si légers et si forts, qu'ils pesaient à peine une once et usaient les cailloux. Tout cela sortait d'une fabrique inconnue; les étoffes étaient merveilleuses de solidité et de souplesse; les coutures se trouvaient si finement piquées, que, dans le trou qu'aurait fait une de nos aiguilles, les aiguilles magiques avaient aisément trouvé place pour trois de leurs points; et, ce qui n'était pas le moindre prodige, chaque vêtement prenait la taille du pauvre qui s'en couvrait. Sans doute un atelier de bonnes fées venait de s'établir au fond du sac, apportant les fins ciseaux d'or qui coupent dix robes de chérubin dans la feuille d'une rose. C'était, pour sûr, besogne du ciel, tant l'ouvrage était parfait et promptement cousu. Le petit sac ne se montrait pas plus fier pour cela. Les bords en étaient légèrement usés, et la main de Soeur-des-Pauvres les avait peut-être un peu élargis; maintenant, il pouvait bien être gros comme deux nids de fauvette. Pour que tu ne m'accuses pas de mensonge, il me faut te dire comment en sortaient les grands vêtements, tels que les jupes, les manteaux, amples de quatre ou cinq mètres. La vérité est qu'ils s'y trouvaient pliés sur eux-mêmes, comme les feuilles du coquelicot quand il ne s'est pas échappé du calice; pliés avec tant d'art, qu'ils n'étaient guère plus gros que le bouton de cette fleur. Alors Soeur-des-Pauvres prenait le paquet entre deux doigts, le secouant à petits coups; l'étoffe se dépliait, s'allongeait et devenait vêtement, non plus bon pour des anges, mais propre à couvrir de larges épaules. Quant aux souliers, je n'ai pu savoir jusqu'à ce jour sous quelle forme ils sortaient du sac; j'ai ouï dire cependant, mais je n'affirme rien, que chaque paire était contenue dans une fève qui éclatait en touchant la terre. Tout cela, bien entendu, sans préjudice des poignées de gros sous qui tombaient dru comme grêle de mars.

Soeur-des-Pauvres marchait toujours. Elle ne sentait point la fatigue, bien qu'elle eût fait près de vingt lieues depuis le matin, cela sans boire ni manger. A la voir passer sur le bord des routes, laissant à peine trace, on eût dit qu'elle était emportée par des ailes invisibles. On l'avait aperçue, dans ce jour, aux quatre points du pays. Tu n'aurais pas trouvé dans la contrée un coin de terre, plaine ou montagne, dont la neige ne portât la légère empreinte de ses petits pieds. Vraiment, Guillaume et Guillaumette, s'ils la poursuivaient, risquaient de courir une bonne semaine avant que de l'atteindre; non pas qu'il y eût à hésiter sur le chemin qu'elle prenait, car elle laissait foule derrière elle, comme font les rois à leur passage; mais parce qu'elle marchait si gaillardement qu'elle-même, en d'autres temps, n'aurait pu faire un pareil voyage en moins de six grandes semaines.

Et son cortège allait s'augmentant à chaque village. Tous ceux qu'elle secourait, marchaient à sa suite, si bien que, vers le soir, la foule s'étendait derrière elle, sur une longueur de plusieurs centaines de mètres. C'étaient ses bonnes oeuvres qui la suivaient ainsi. Jamais saint ne s'est présenté devant Dieu avec une aussi royale escorte.

Cependant, la nuit tombait. Soeur-des-Pauvres marchait toujours; toujours le petit sac travaillait. Enfin, on vit l'enfant s'arrêter sur le sommet d'un coteau; elle se tint immobile, regardant les plaines qu'elle venait d'enrichir, et ses haillons se détachaient en noir dans la blancheur du crépuscule. Les mendiants firent cercle autour d'elle; ils s'agitaient par grandes masses sombres, avec le sourd frémissement des foules. Puis, le silence régna. Soeur-des-Pauvres, haute dans le ciel, souriait, ayant un peuple à ses pieds. Alors, ayant beaucoup grandi depuis le matin, debout sur le coteau, elle leva la main au ciel, disant à son peuple:

—Remerciez Jésus, remerciez Marie.

Et tout son peuple entendit sa voix douce.

V.

Il était fort tard, lorsque Soeur-des-Pauvres revint au logis. Guillaume et Guillaumette s'étaient endormis, las de colère et de menaces. Elle entra par la porte de l'étable, qui ne fermait qu'au loquet. Elle gagna vite son grenier, où elle trouva sa bonne amie la lune, si claire, si joyeuse, qu'elle paraissait connaître le bel emploi de la journée. Souvent le ciel nous remercie ainsi par de plus clairs rayons.

L'enfant se sentait grand besoin de repos. Mais, avant de se mettre au lit, elle voulut revoir le sou miraculeux, celui qui se trouvait au fond du sac. Il avait tant et si bien travaillé, qu'il méritait vraiment d'être baisé. Elle s'assit sur le coffre, elle se mit à vider la bourse, posant les poignées de monnaie à ses pieds. Un quart d'heure durant, elle tâcha d'atteindre le fond; le las lui montait aux genoux, et alors elle désespéra. Elle voyait bien qu'elle emplirait le grenier, sans avancer en rien la besogne. Fort embarrassée, elle ne trouva rien de mieux que de tourner lestement le petit sac à l'envers. Il y eut un éboulement de gros sous prodigieux; la mansarde en fut, du coup, pleine au trois quarts. Le sac était vide.

Cependant, à ce bruit, Guillaume s'éveilla. Le cher homme, bien qu'il n'eût pas ouï dans son sommeil l'écroulement du plancher, aurait ouvert les yeux pour un liard tombé sur les dalles. Il secoua Guillaumette.

—Hé! femme, dit-il, entends-tu?

Et comme la vieille balbutiait, de méchante humeur:

—La petite est rentrée, reprit-il. Je crois qu'elle a volé quelque passant, car j'entends là-haut le tintement d'une grosse bourse.

Guillaumette se souleva, sans plus gronder et fort éveillée. Elle alluma vite la lampe en disant:

—Je savais bien que cette fille était vicieuse.

Puis, elle ajouta:

—Je m'achèterai une coiffe à rubans et des souliers de coutil.
Dimanche, je serai fière.

Alors tous deux, à peine vêtus, Guillaume allant le premier, Guillaumette élevant la lampe, montèrent à la mansarde. Leurs ombres, maigres et bizarres, s'allongeaient le long des murs.

Au haut de l'échelle, ils s'arrêtèrent d'étonnement. Il y avait sur le sol une couche de pièces épaisse de trois pieds, cela dans tous les coins, sans qu'il fût possible d'apercevoir large comme la main de plancher. Par endroits, s'élevaient des tas de monnaie; on eût dit les vagues de cette mer de gros sous. Au milieu, entre deux de ces tas, dormait Soeur-des-Pauvres, dans un rayon de lune. L'enfant, cédant au sommeil, n'avait pu gagner son lit; elle s'était laissée glisser doucement; elle rêvait du ciel, sur cette couche faite d'aumônes. Les bras ramenés contre la poitrine, elle tenait dans sa main droite le magique cadeau de la mendiante. Son souffle faible et régulier s'entendait au milieu du silence; tandis que l'astre bien-aimé, se mirant autour d'elle dans la monnaie neuve, l'entourait comme d'un cercle d'or.

Guillaume et Guillaumette n'étaient pas bonnes gens à longtemps s'étonner. Le miracle étant à leur profit, ils ne songèrent guère à l'expliquer, se souciant peu qu'il fût oeuvre du bon Dieu ou du diable. Lorsqu'ils eurent un instant compté le trésor des yeux, ils voulurent s'assurer qu'il n'était pas seulement jeu de l'ombre et reflet de lune. Ils se baissèrent avidement, les mains grandes ouvertes.

Or, ce qu'il advint alors est si peu croyable, que j'hésite à le dire. A peine Guillaume eut-il pris une poignée de pièces, que ces pièces se changèrent en énormes chauves-souris. Il ouvrit les doigts avec terreur, et les vilaines bêtes s'échappèrent, poussant des cris aigus, le frappant à la face de leurs longues ailes noires. Guillaumette, de son côté, saisit une nichée de jeunes rats, aux dents blanches et fines, qui la mordirent cruellement en s'enfuyant le long de ses jambes. La vieille femme, que la vue d'une souris faisait évanouir, se mourait de les sentir courir dans ses jupes.

Ils s'étaient dressés, n'osant plus caresser cet argent si neuf d'apparence, mais si déplaisant au toucher. Ils se regardaient mal à l'aise, s'encourageaient avec ces regards, moitié riants, moitié fâchés, d'un enfant que vient de brûler une friandise trop chaude. Guillaumette céda la première à la tentation; elle allongea ses bras maigres et prit deux nouvelles poignées de sous. Comme elle serrait les poings, pour ne rien laisser échapper, elle poussa un grand cri de douleur; car, à la vérité, elle avait saisi deux poignées d'aiguilles si longues, si pointues, que ses doigts se trouvaient comme cousus aux paumes de ses mains. Guillaume, à la voir se baisser, voulut sa part du trésor. Il se hâta, mais ne ramassa pour tout butin que deux belles pelletées de charbons ardents qui brûlèrent comme poudre sur sa peau, tant ils étaient enflammés.

Alors, rendus furieux par la souffrance, ils se précipitèrent sur les gros sous, fouillant en plein tas, cherchant à gagner le miracle de vitesse. Mais les gros sous n'étaient pas sous à se laisser surprendre. A peine touchés, ils s'envolaient on sauterelles, rampaient en serpents, fuyaient en eau bouillante, se dissipaient en fumée; toute forme leur semblait bonne, et ils ne s'en allaient pas sans avoir quelque peu brûlé ou mordu les voleurs.

Il y avait là une effrayante fécondité, si rapide, donnant naissance à tant de créatures différentes, qu'une inexprimable terreur régnait. Crapauds-volants, hiboux, vampires, phalènes, se pressaient à la lucarne, battant de l'aile, s'échappant par grandes volées. Les scorpions, les araignées, tous les hideux habitants des lieux humides, gagnaient les coins par longues files effarouchées; le grenier, bien que fort lézardé, n'avait pas assez de trous pour eux, et ils étaient là, se poussant, s'écrasant dans les fentes.

Guillaume et Guillaumette, fous d'épouvante, couraient, emportés dans le vertige de cette étrange création. A droite, à gauche, de toutes parts, ils hâtaient l'éclosion de nouveaux êtres. De leurs doigts ruisselait la vie. Le flot vivant montait. Ce trésor, où tantôt se mirait la lune, n'était plus qu'une masse noirâtre qui se mouvait lourdement, se soulevant, s'affaissant sur elle-même, comme fait le vin dans la cuve.

Bientôt pas un gros sou ne resta. Le tas en entier s'était animé. Alors Guillaume et Guillaumette, ne prenant plus que reptiles, s'enfuirent en se jetant à la face deux poignées de couleuvres.

Et, comme s'ils avaient emporté tous les monstres dans ces deux dernières poignées, le grenier se trouva vide. Soeur-des-Pauvres, n'ayant rien entendu, dormait, calme et souriante.

VI

A son réveil, Soeur-des-Pauvres eut un remords. Elle se dit qu'elle était allée bien loin chercher la misère du pays entier, sans songer à soulager celle de son oncle et de sa tante.

La chère enfant avait compassion de toutes les souffrances. Un pauvre était pauvre pour elle, avant d'être bon ou méchant. Elle ne distinguait point entre les larmes, elle pensait volontiers qu'elle n'avait pas charge de distribuer des peines et des récompenses, mais mission d'essuyer des pleurs. Dans sa petite raison de dix ans, il n'y avait pas grande idée de justice; elle était toute charité, toute aumône. Lorsqu'elle songeait aux damnés d'enfer, il lui venait au coeur des pitiés, qu'elle n'éprouvait jamais aussi fortes pour les âmes du purgatoire.

Quelqu'un lui ayant dit un jour que tel pauvre ne méritait pas le pain qu'elle lui donnait, elle n'avait pas compris. Elle se refusait à croire que ce n'est pas assez d'avoir faim pour manger.

Or, pour réparer son oubli, Soeur-des-Pauvres reprenant le petit sac, alla vite acheter, en bel argent neuf, une terre qui touchait à la cabane de ses parents. Elle acheta en outre une paire de boeufs, blancs et roux, aux poils luisants comme de la soie. Elle n'eut garde d'oublier la charrue. Puis, elle loua un garçon de ferme qui conduisit l'attelage au bord du champ, à la porte de la chaumière. Pendant ce temps, elle amassait à la ville des provisions de toutes sortes, souches de vigne qui brûlent avec un feu clair, fine fleur de farine, salaisons, légumes secs. Elle se faisait suivre de trois grosses charrettes, allant de boutique en boutique, les chargeant de ce qu'elle pensait nécessaire à un ménage. Et c'était merveille comme elle dépensait en grande fille l'argent du bon Dieu, n'achetant pas choses inutiles, ainsi qu'on aurait pu l'attendre d'une bambine de son âge, mais bien meubles solides, pièces de toile, chaudrons de cuivre, tout ce que souhaite dans ses rêves une ménagère de trente ans.

Lorsque les trois charrettes furent pleines, elle vint les faire ranger auprès des boeufs et de la charrue. Alors elle comprit que la chaumière était bien misérable, bien petite, pour contenir ces richesses, et elle eut du chagrin de ne pouvoir acheter une ferme, non pas qu'elle manquât d'argent, mais parce qu'il n'y avait point de ferme dans cette partie du pays. Elle résolut d'appeler les maçons et de leur faire bâtir une grande habitation, sur l'emplacement même de la pauvre demeure. Mais en attendant, comme elle était pressée, elle se contenta de verser sur le sol, devant les charrettes, quelques tas de gros sous, pour payer les frais de bâtisse.

Elle fit si bien, qu'elle ne mit pas une heure à tout disposer de la sorte. Guillaume et Guillaumette dormaient encore, n'ayant entendu ni le bruit des roues ni le fouet du garçon de ferme.

Alors, Soeur-des-Pauvres s'approcha de la porte, ayant aux lèvres un fin sourire, car elle avait parfois l'espièglerie du bien. Elle s'était hâtée un peu par malice; elle s'applaudissait d'avoir réussi à devancer le réveil de ses parents.

Elle donna un dernier regard à ses achats, puis se mit à crier, en frappant dans ses mains de toutes ses forces:

—Oncle Guillaume, tante Guillaumette!

Et, comme les deux vieux ne bougeaient, elle heurta du poing les planches mal jointes du volet, en répétant plus haut, à plusieurs reprises:

—Oncle Guillaume, tante Guillaumette, ouvrez vite, la fortune demande à entrer!

Or, Guillaume et Guillaumette entendirent cela en dormant, ce qui les fit sauter du lit, avant d'avoir pris la peine de s'éveiller. Soeur-des-Pauvres criait encore, lorsqu'ils parurent sur le seuil, se poussant, se frottant les yeux, pour mieux voir; et ils s'étaient tant pressés, que Guillaume avait les jupes et Guillaumette les culottes. Ils n'eurent garde de s'en douter, ayant bien d'autres sujets d'étonnement. Les tas de gros sous s'élevaient, hauts comme des meules de foin, devant les trois charrettes qui avaient fort grand air, les chaudrons et les meubles de chêne se détachant sur la neige. Les boeufs, au vent froid du matin, soufflaient avec bruit. Le soc de la charrue semblait d'argent, blanc des premiers rayons.

Le garçon de ferme s'avança et dit à Guillaume:

—Maître, où dois-je conduire l'attelage? Ce n'est pas saison de labour. Soyez sans crainte: vos champs sont ensemencés, vous aurez ample récolte.

Et, pendant ce temps, les charretiers s'étaient approchés de
Guillaumette.

—Brave dame, lui disaient-ils, voici votre ménage, avec vos provisions d'hiver. Hâtez-vous de nous dire où nous devons décharger nos charrettes.

C'est peu d'un jour pour rentrer au logis toutes ces richesses.

Les deux vieux, bouche béante, ne savaient que répondre. Ils regardaient timidement ces biens qu'ils ne se connaissaient pas, ils songeaient aux vilains sous qui s'étaient si cruellement moqués d'eux, la nuit dernière. Soeur-des-Pauvres, cachée dans un coin, riait de leur étrange figure; elle ne désirait tirer autre vengeance de leur peu d'amitié pour elle, dans les jours d'infortune. La pauvre petite n'avait jamais tant ri de sa vie. Je t'assure, tu aurais ri comme elle, de voir Guillaume en jupes et Guillaumette en culottes, ne sachant s'ils devaient se réjouir ou pleurer, faisant la grimace la plus plaisante du monde.

Enfin, comme elle les voyait près de rentrer et de fermer porte et fenêtre, elle se montra.

—Mes amis, dit-elle au garçon de ferme et aux charretiers, entrez tout ceci dans la chaumière; n'ayez point souci d'emplir les chambres jusqu'au plafond. Je n'avais pas songé à la petitesse du logis, j'ai tant acheté qu'il nous faut maintenant un château. Mais voici l'argent pour les maçons.

Elle disait cela afin d'être entendue de ses parents, car elle pensait avec raison les rassurer en leur donnant à comprendre qu'elle était la bonne fée qui leur faisait ces cadeaux. Or, Guillaume et Guillaumette se promettaient depuis la veille de la battre, en punition de ce qu'elle les avait quittés tout un jour; mais, lorsqu'ils l'entendirent parler ainsi, lorsqu'ils virent les hommes déposer les meubles et les provisions à leur porte, ils la regardèrent, ils éclatèrent en sanglots, sans savoir pourquoi. Il leur sembla qu'une main les serrait à la gorge. Ils restaient là, debout, près d'étouffer, ne sachant que faire, dans cette émotion qu'ils ne connaissaient pas. Et, tout d'un coup, ils comprirent qu'ils aimaient Soeur-des-Pauvres. Alors, riant dans les larmes, ils coururent l'embrasser, ce qui les soulagea.

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