Contes de bord
FOLIES DE BORD.
CARICATURES.
Si quelques-unes des professions qui s'exercent dans nos cités peuvent parfois modifier d'une manière bizarre le caractère ou les moeurs des individus qui s'y livrent, on doit bien penser que le métier de marin et les habitudes qu'il fait contracter ont dû souvent aussi exercer une influence remarquable sur l'esprit de ces hommes dont la mer était devenue la patrie, et le bord le foyer domestique. C'est sur les vieux marins surtout qu'il est facile de reconnaître l'empreinte de cette influence morale, quelquefois si étrange et presque toujours si piquante à observer.
Au sein de cette réclusion maritime que la vocation ou la nécessité impose à ceux qui se destinent à être ballottés toute leur vie à bord des vaisseaux de guerre, il est pourtant de la gaîté, des joies folâtres pour une classe de jeunes gens. Cette classe, qui seule a le privilège d'échapper à la monotonie de l'existence du bord, est celle des aspirans. Elle n'est redevable de ses plaisirs qu'à elle-même, car c'est elle seule qui sait se créer des distractions, des amusemens aux dépens de ceux qui la harcèlent ou qui l'humilient. Les vieux officiers font ordinairement les frais de ce petit impôt prélevé par la jeunesse et l'esprit, sur la routine et l'ignorance.
Oh! qu'aussi les anciens officiers de la première révolution étaient précieux pour les aspirans de l'Empire! C'était un siècle ganachisant, comme on le disait alors, qui prêtait à rire au siècle qui grandissait: on ne pouvait finir plus tristement d'un côté, ni commencer plus joyeusement de l'autre.
L'espèce des vieux parvenus est perdue aujourd'hui, fort heureusement pour la marine, mais bien malheureusement pour la classe des aspirans.
Rappelons-nous cependant une de ces charges de bord qui ont amusé toute une génération d'élèves de marine, et rappelons-nous-la pour donner à nos lecteurs, en leur montrant un des types de l'espèce, l'idée de ce qu'était à peu près, dans le bon temps, une race aujourd'hui perdue.
Un lieutenant de vaisseau, presque sexagénaire, naviguait sur une frégate que tous les officiers de la division venaient visiter par curiosité, pour se donner le plaisir d'entendre parler le lieutenant Lamêcherie; ce brave homme répétait sans cesse «qu'il s'était perdu cinq fois corps et biens;
»Qu'il avait été obligé de rendre sa femme mère, avant de pouvoir triompher de sa vertu farouchassière;
»Que Pékin était la ville la plus populaire de L'Europe civilisée;
»Que Troyes, en Champagne, était la plus forte place de France, puisqu'elle avait résisté dix ans à la flotte combinée des Grecs;
»Que, dans l'expédition d'Egypte dont il faisait partie intègre, Buonaparte avait fait empoisonner, à Jaffa, toutes les sources pour se débarrasser des malades de son armée qui manquait d'eau;
»Que l'Angleterre était un colosse insulaire sans pieds, sans tête, sans bras et sans corps; mais que son ilotisme, au milieu des mers, ne la sauverait pas;
»Que sa mère était une Charette (une des parentes du Vendéen), et son père un Bouillon, et que madame son épouse était une Tour d'Auvergne premier grenadier de France.»
Toutes ces naïvetés faisaient les délices des aspirans.
Le lieutenant Lamêcherie les débitait avec une gravité et un ton de voix qu'il était facile et amusant de contrefaire. Aussi chaque élève ne manquait-il pas de s'exercer tous les matins à rendre la charge Lamêcherique de la veille.
Le bon lieutenant avait à bord un fils qu'il avait fait débuter dans la carrière, en obtenant pour lui le grade de pilotin. Quand le pauvre enfant dormait dans son petit cadre, il était quelquefois réveillé en sursaut par une voix pseudonyme qui lui criait: «César-Auguste, lève-toi, mon enfant, viens tirer les bottes d'un père.»
Le jeune homme, trompé par cet accent de voix imitateur, dans lequel il croyait reconnaître l'organe de son inflexible père, sautait de son cadre avec un dévoûment tout filial, puis il se rendait, encore mal éveillé et mal habillé, dans la chambre de l'auteur de ses jours, qu'il arrachait souvent au sommeil le plus profond pour lui demander:
«Que voulez-vous, papa?
—Moi, ignare, rien! qui t'a permis de venir troubler mon repos patriarcal?
—Mais, papa, ne m'avez-vous pas appelé?
—Moi, produit absurde à qui j'ai eu la maladresse de donner l'être! tu ne sais donc pas reconnaître ma voix de celle des malappris qui osent la contrefaire?... Attends, attends un peu!» Et le papa, armé d'un nerf de boeuf paternel, poursuivait son fils dans toutes les parties de la frégate.
Ces corrections nocturnes, qui se répétaient assez souvent, fatiguaient les hommes paisiblement couchés dans leurs hamacs, et que les cris du lieutenant et les plaintes de César-Auguste venaient éveiller à chaque instant.
Ils résolurent d'y mettre fin.
Une nuit on entendit dire que M. Lamêcherie avait reçu un coup de poing dans le visage en poursuivant, dans le poste des canonniers, sa fugitive progéniture.
Le lendemain, les aspirans ne manquèrent pas de demander à leur lieutenant quelques détails sur le déplorable événement dont toutes les conséquences se lisaient encore sur son visage empaqueté.
M. de Lamêcherie raconta ainsi sa mésaventure à tous les mauvais petits sujets rassemblés autour de lui pour recueillir malignement chacune de ses paroles:
«Il y a, messieurs les aspirans, à bord de la frégate, une habitude pestilentielle; les pilotins, dont mon cher fils fait pour le moment partie, s'avisent de me ventriloquiser. Oui, mes amis, ils imitent mon son de voix, et vous le savez bien, de manière à tromper jusqu'à l'oreille de mon sang, de mon enfant, en un mot.
«Si bien qu'hier au soir j'étais dans le carré à jouer le cent de piquet avec l'officier de quart, lorsque César-Auguste vient, tout écouvillonné, me demander: «Plaît-il, cher père?»
«Vous avez assez d'étude et assez d'habitude du monde pour comprendre que plaît-il, cher père, n'est pas une demande à faire à quelqu'un!
«Que veux-tu? m'écriai-je, en m'adressant à mon enfant.
«—Mais papa, c'est toi qui m'as appelé.
«—M'as appelé! répondis-je: il n'y a pas de m'as appelé, et je voudrais bien savoir quand tu me feras l'amitié de parler ta langue, cuirassier en herbe.
«—Papa, je vous demande pardon; mais vous m'avez appelé, et je suis venu voir....
«—Ah! tu es venu voir, et tu as pris la voix d'un autre pour la mienne. Je suis à toi dans l'instant.... Je passe alors mon caleçon.
«Au même moment, je saisis un nerf de boeuf; et pour apprendre au petit drôle à discerner mieux les accens d'un père, je le poursuis, afin de lui appliquer la tendre correction.
«Le cher enfant s'échappe avec une légèreté qui me rappelle celle de sa pauvre mère....
«Ce n'est pas d'une effusion de coeur qu'il s'agit, me dis-je en moi-même, c'est d'une bonne volée.... Allons, pas de faiblesse, Henri de Lamêcherie: tape en père.
«Je cours sur les pas de mon héritier qui me fuit.
«L'héritier présomptif, malin comme une chouette, se glisse dans le poste des canonniers, et se courbe de manière à passer sous les hamacs de tous ces gaillards qui dormaient réellement comme des bûches.
«J'allais atteindre le drôle, qui n'était plus qu'à une portée ou une portée et demie de nerf de boeuf de moi, lorsqu'en soulageant avec ma tête un des hamacs, il m'arrive sur le visage un coup de poing qui m'étend roide. L'obscurité était complète. Je jette un cri.... A ce cri, que mon sang reconnaît enfin, César-Auguste devine mon accident. Il revient sur ses pas en bon et véritable fils, et il s'écrie: Ah! mon père, vous êtes blessé! Je nageais en effet dans les flots d'un sang nasal.
«Eh bien, messieurs, le croiriez-vous? Je me sentis tellement ému de l'action de mon fils, que je ne lui donnai que dix à douze coups de nerf de boeuf!...»
Tous les aspirans s'extasièrent sur la clémence du père et sur le mouvement filial de César-Auguste. Un instant après, chacun des élèves s'exerçait à raconter, en imitant le vieux Lamêcherie, l'aventure de la veille. Elle fit le tour de la division; et avec la division, une partie du tour du monde.
Dans sa jeunesse, notre lieutenant avait appris quelques règles de grammaire qu'il employait à tort et à travers, d'une manière tout-à-fait barbarismique.
Son professeur lui avait dit que l'apostrophe se plaçait par élision après l'article que l'on employait avant les mots commençant par une voyelle.
Fidèle à cette règle, que le temps avait un peu embrouillée dans sa mémoire, il signait: De Lamêcherie, lieutenant de vaisseau l'gionnaire; mettant ainsi l'apostrophe euphonique à la place de l'e qu'il supprimait dans le mot légionnaire.
En se rappelant aussi que les noms se formaient, dans le féminin, en ajoutant un e muet au masculin, il écrivait à sa fille:
«A Mademoiselle,
«Mademoiselle de Lamêcheriee,»
convaincu qu'il était que l'on devait faire suivre pour sa fille, qui était du genre féminin, l'e qui se trouvait déjà à son nom, d'un e supplétif exigé par la nature du genre.
Le père Lamêcherie, qui, selon l'expression des aspirans, était la personnification ganachisante du coq-à-l'âne, habillé en lieutenant de vaisseau, n'aimait pas qu'on l'interrogeât. Il aimait beaucoup mieux, comme la plupart des esprits de son espèce, interroger les autres, il procédait presque toujours par voie d'enquête dans la conversation, afin de s'éviter le désagrément de quelques questions auxquelles il aurait été souvent très-embarrassé de répondre.
Quand plusieurs aspirans causaient entre eux, il les abordait quelquefois en leur formulant les problèmes les plus bizarres:
«Messieurs, vous qui avez usé plus de culottes qu'il ne me reste de cheveux, sur les bancs des cours de mathématiques, pourriez-vous bien me dire combien il y a d'hémisphères dans le monde?
—Deux, monsieur Lamêcherie, l'hémisphère nord et l'hémisphère sud.
—C'est fort bien, et l'on sait cela aussi bien que vous.
—Pourquoi alors nous le demander?
—Pourquoi? mais pour savoir si vous le savez. Mais je vais vous faire une autre question.... Lorsque vous êtes dans un hémisphère quelconque, par exemple, et que vous passez dans un autre hémisphère, dans quel hémisphère vous trouvez-vous?
—Dans quel hémisphère?
—Oui, dans quel hémisphère vous trouvez-vous? Ah! vous ne vous attendiez pas à cette botte-là, messieurs les savans, qui vous moquez d'un lieutenant de vaisseau, marin, je l'espère, mais lequel lieutenant de vaisseau, selon vous, a passé depuis long-temps du côté des badernes.
—Tiens, pardieu, on se trouve dans l'autre hémisphère.
—Mais dans quel hémisphère, encore une fois?
—Eh bien! si c'est dans l'hémisphère nord ou boréal qu'on se trouve, et que l'on passe dans l'autre hémisphère, on est par conséquent dans l'hémisphère sud ou austral.
—Je ne vous demande pas si c'est l'hémisphère sud ou l'hémisphère austral; je vous demande tout simplement dans quel hémisphère vous vous trouvez?
—Mais puisque sud, méridional ou austral c'est la même chose!
—Allons, voilà maintenant trois mots au lieu d'un! Ah! mon Dieu, que les savans sont bornés aujourd'hui! Vous êtes cinq à six mathématiciens là réunis en conseil, et aucun de vous ne peut me dire dans quel hémisphère il se trouve, en quittant l'hémisphère nord!
—Dans l'hémisphère sud.
—Eh bien, monsieur, vous n'y êtes pas, et c'est moi qui vous le dis.
—Ah, par exemple, la farce est bonne!
—Non, vous n'y êtes pas, messieurs: il n'y a pas de farce là-dedans, et je le soutiendrais contre celui qui a fait le Cours de mathématiques de Bezout.
—Mais où sommes-nous donc, selon vous, monsieur Lamêcherie?
—Je vous dis que vous n'y êtes pas, et cela me suffit. Ah! messieurs les savans, on vous en trouvera encore des questions de cette force! Je voudrais qu'on vous donnât des examinateurs, pour vous faire tourner en bourriques, comme moi!
—Grand merci, monsieur Lamêcherie; rien ne presse.
—Passons maintenant à une autre difficulté, et voyons si vous êtes aussi forts sur la tactique navale que sur votre cours d'astronomie?
—Voyons.
—Je suppose que vous ayez une division de neuf vaisseaux, et que vous vouliez construire le carré naval avec cette division. Vous savez sans doute bien ce qu'on nomme un carré naval? Avec neuf vaisseaux pour établir le carré naval, c'est trois vaisseaux sur chaque côté.
—Oui, attendu que quatre fois trois font neuf!
—Comment, qui est-ce qui vous dit que quatre fois trois font neuf?
—Mais un carré est composé de quatre côtés. Si sur chacun des côtés vous placez trois vaisseaux, il en faudra nécessairement douze pour composer votre carre naval.
—Voilà bien les jeunes gens d'aujourd'hui! ils savent tout en marine, sans n'avoir jamais rien vu! Voulez-vous, oui ou non, vous en rapporter à ma vieille expérience, à mes cheveux blancs enfin?
—Oui sans doute, nous ne demandons pas mieux, mais....
—Mais, mais ... il ne s'agit ici de mai ni d'avril, il est question seulement de carré naval. Je vous disais donc que vous avez neuf vaisseaux, vous en mettez trois sur chacun des côtés....
—C'est-à-dire sur chacun des quatre côtés....
—C'est entendu, il y a une heure que je me tue à vous le répéter.
—Alors cela fera douze vaisseaux, attendu que quatre fois trois ou trois fois quatre font douze.
—Messieurs, je vois bien que vous êtes trop instruits pour que l'on puisse vous apprendre quelque chose. Dès l'instant que vous savez que trois fois quatre ou quatre fois trois font douze, il n'y a plus moyen de vous donner de leçons de tactique navale, et je rengaîne ma démonstration.
—Ah! lieutenant, vous vous fâchez, et vous ne voulez pas raisonner.
—Raisonner avec vous, messieurs, non certainement pas! on y perdrait la tête: vous êtes trop forts en argumens.»
Et là-dessus le lieutenant se promenait furieux sur le pont, ou bien il courait s'armer de son nerf de boeuf paternel, pour se venger, sur le dos de son fils, du peu de succès qu'il avait obtenu dans sa leçon de tactique navale.
La carrière du brave homme se termina, assure la chronique des aspirans, comme elle devait finir, par un solécisme.
Le premier consul ayant eu envie de s'arrêter un instant dans le petit port que ce vieux serviteur avait choisi pour le lieu de sa retraite, parut désirer de faire une course en mer dans une embarcation que l'on arma du mieux possible. En sa qualité d'officier de marine retraité, le bonhomme Lamêcherie fut chargé de servir de patron au canot qui allait porter un instant sur les mers du rivage le héros de la république française. L'ancien lieutenant de vaisseau ne saisit la barre du gouvernail qu'en tremblant. Mais le sentiment du devoir lui fit surmonter toutes les craintes que lui inspiraient de sinistres présages. Un Romain à sa place aurait reculé. Lui avança et fit avancer l'embarcation. Dans le petit trajet, Buonaparte, dont la manie interrogante était assez connue, demanda à son timide patron: «Quel âge avez-vous, monsieur?—Soixante-dix ans sonnés, premier consul?—Sonnés! hum. On vit vieux ici. Vous paraissez vous porter bien encore?—Mais dans ce moment ici je jouis d'une assez mauvaise santé. Vous êtes trop bon, premier consul.—Diable! vous jouissez ... de vous mal porter!... vous êtes bien heureux!» Le ton bref et un peu amèrement railleur du héros en prononçant ces derniers mots fut compris du pauvre Lamêcherie, et l'effet qu'il produisit sur toute son économie fut tel, que le premier consul porta plusieurs fois son mouchoir sous le nez, en paraissant éprouver une sensation désagréable. Il ordonna à son patron de regagner la terre au plus vite. Le trouble du patron était si grand, qu'il entendit à peine la voix du chef de la république qui lui répétait: «Mettez-moi à terre tout de suite, j'en ai besoin et vous aussi!» En revenant au rivage, le malheureux Lamêcherie est serré dans les bras d'un de ses amis qui s'écrie: «Combien tu es heureux! le premier consul vient d'ordonner que ta retraite te soit comptée sur le pied du grade de capitaine de frégate.....
—Fuis-moi, laisse-moi, répond l'infortuné Lamêcherie à son ami: je viens d'empoisonner le plus beau jour de ma vie!»
Il disait vrai. L'accident qu'il venait d'éprouver produisit un désordre si considérable dans toutes ses facultés, qu'il se mit au lit en descendant du canot, et qu'il succomba quelques jours après, en répétant à tous ceux qui déploraient son sort: Ah! mes amis, j'ai empoisonné le plus beau jour de ma vie!
Les aspirons de marine portèrent son deuil.
LE NAUFRAGÉ DE LA BARBOUDE.G
Je me trouvais embarqué, en 1817, sur un vaisseau de ligne dont la mission était de croiser dans les Antilles et les débouquemens.
Un jour, vers midi, nous aperçùmes un peu au vent à nous, et sur notre arrière, la petite île de la Barboude, langue de terre basse, alongée, sur laquelle croissent des arbres que l'on voit s'élever au-dessus des flots comme une de ces forêts qui dominent les eaux de la plaine après une inondation. Les bas-fonds qui environnent cette île et qui, à son approche, donnent une teinte verdâtre à la transparence de la mer, avertissent le navigateur des dangers qu'il courrait en ne s'éloignant pas assez de cette terre dont le prolongement s'étend à quelques lieues au large. La brise était ronde et la mer belle. Nous contournâmes, en virant vent-devant, la partie du nord de la Barboude.
Les hommes placés en vigie sur les barres de perroquet annoncèrent qu'ils croyaient distinguer, dans le nord-ouest de l'île, la basse-mâture d'un navire naufragé. Toutes les longues-vues du bord se trouvèrent braquées, en un instant, sur le point que venaient d'indiquer les vigies.
Trois bas-mâts, peints en blanc, sortaient en effet des flots, et paraissaient appartenir à un grand navire entièrement coulé. Le corps du bâtiment naufragé était penché de telle manière, que sa mâture se trouvait inclinée de quarante-cinq degrés par rapport à la surface de la mer. Un petit baril avait été placé sur le tenon de chaque mât, comme pour conserver, le plus long-temps possible, les dernières dépouilles du bâtiment. Admirable prévoyance, quand tout le navire lui-même était abandonné sans doute pour toujours!
Il prit envie à notre commandant de faire visiter les restes de ce bâtiment, et d'obtenir des renseignemens sur le sinistre qui venait de laisser des vestiges si frappans. On mit une embarcation à la mer, et on désigna un aspirant de corvée. Je fus choisi pour commander l'embarcation.
Après avoir écouté, chapeau bas, les instructions que me donnait le commandant, je m'éloignai du vaisseau, qui s'était mis en panne pour m'offrir la facilité de déborder, et je me dirigeai sur le trois-mâts à la côte. En une heure je parcourus, à la rame, la distance d'une lieue et demie qui me séparait de lui; le vaisseau, en m'attendant, se mit à courir quelques petites bordées cà et là, en se tenant toujours au vent de la Barboude.
Ma visite à bord du bâtiment submergé ne m'offrit aucun indice bien précis ni bien intéressant. Le gréement avait été enlevé. La coque était coulée à cinq ou six pieds de la surface de la mer. Ce bâtiment s'était crevé sur le fond que la transparence de l'eau laissait apercevoir dans les plus petits détails. D'énormes et voraces requins rôdaient lentement autour de ce cadavre de navire. Quoique privés de harpons, mes hommes se donnèrent le plaisir de piquer ces terribles ennemis avec le fer de la gaffe de l'embarcation. Le patron du canot me proposa, malgré la présence des requins, de plonger sur le fond, et de s'insinuer dans la chambre du bâtiment pour tâcher d'en arracher quelques objets, s'il en existait encore. Je crus devoir applaudir à son dévoûment, et refuser net sa courageuse proposition.
J'allais m'en retourner fort tristement à bord du vaisseau sans avoir réussi à recueillir le plus petit indice intéressant, lorsqu'un de mes canotiers, dont l'oeil était vif et bon, me fit remarquer sur le rivage un rouffleH de navire, peint en vert, et qui, sans doute, avait appartenu au navire naufragé. Je me dirigeai de suite, à la rame, sur la partie de la côte où se trouvait ce rouffle, supposant avec quelque raison qu'en interrogeant les débris du naufrage, je pourrais obtenir quelques renseignemens satisfaisans sur les détails, ou tout au moins sur la date approximative de cet événement.
Cet espoir me parut bientôt d'autant mieux fondé, qu'en gouvernant sur la grève, que battait une houle assez forte, j'aperçus une petite pirogue se jouant entre les grosses lames qui se déroulaient lentement sur le rivage. Mais, à mon approche, la petite pirogue alla se cacher dans une des échancrures de la côte, comme un de ces plongons qui disparaissent sous une vague, au moment où le chasseur les couche en joue.
J'abordai la Barboude non loin de l'endroit où le rouffle avait été halé à sec, ou jeté par la mer entre quelques cocotiers qui ombrageaient cet ancien asile de quelques malheureux marins naufragés sans doute sur cette terre inhospitalière. «Voilà, me disais-je très-philosophiquement, notre destinée à nous, hôtes infortunés de l'Océan! Ce rouffle, après avoir parcouru peut-être, sur le pont d'un navire, toutes les mers du globe, au milieu des tempêtes qui l'ont battu vainement, est venu se briser au sein du calme sur cette île sauvage. Pendant que le navire sur lequel il dominait fièrement les flots se trouve submergé là, ici lui sert de repaire à quelques hideux serpens, à d'immondes manitoux, et le capitaine et les officiers qui l'habitaient sont peut-être morts de faim dans ces lieux de désolation!»
La tête toute remplie de ces tristes réflexions, je mets le pied à terre, porté sur les épaules d'un de mes hommes qui s'était jeté à la mer pour m'épargner le désagrément d'entrer dans l'eau jusqu'aux aisselles. Je me dirige vers le rouffle, dont l'extérieur me paraissait se trouver dans un parfait état de conservation. Dans la crainte de rencontrer sous mes pas quelques dangereux reptiles, j'avais mis le sabre à la main. Armé ainsi, je pénètre, suivi du patron et du brigadier de mon embarcation, dans le rouffle abandonné, en frappant de la lame de mon sabre sur le bord de la porte de cet édifice de bois, pour déterminer les hôtes sauvages qui auraient pu s'emparer du logis, à nous céder la place que nous voulions visiter.... Mais quel ne fut pas mon étonnement, lorsque, du fond de ce silencieux refuge, je vis s'avancer dans l'obscurité un homme à la longue barbe, aux longs cheveux et à la figure cave et pâle!... Je crus d'abord à une vision, ou plutôt je ne crus encore à rien, car, dans ce moment et à cet aspect, je ne sus éprouver autre chose qu'une impression extraordinaire. Malgré l'assurance que devait me donner le sabre que je tenais dans la main, et l'escorte que je voyais à mes côtés, je reculai d'étonnement ou d'effroi.... «Mais, monsieur, me dit mon patron, c'est un homme!
—Un homme! pardi, je le vois bien!
—Mais quand je vous dis que c'est un homme, je veux vous dire, monsieur, que ce n'est qu'un homme, et qu'il n'y a pas tant de quoi avoir peur!
—Que faites-vous ici? demandai-je à l'inconnu, sans trop savoir s'il comprendrait le français, ou sans trop savoir moi-même ce que je lui disais.
—Monsieur l'aspirant, me répondit-il d'une voix creuse et rauque, je vis ... voilà ce que je fais.
—Vous êtes donc Français?
—Oui, j'étais Français du moins, car à présent je ne suis plus d'aucune nation.
—Vous apparteniez sans doute à l'équipage de ce navire naufragé?
—Non pas précisément....
—Vous avez pourtant fait côte sur cette île?
—Oui, j'ai fait côte ici, mais pas à bord de ce navire.... Mon affaire, voyez-vous, monsieur l'aspirant, est une histoire.... C'est moi qui étais tout-à-l'heure dans cette petite pirogue que j'ai moi-même construite et que j'ai clouée et chevillée en bois. J'ai fait cette embarcation tout seul, et elle marche aussi bien que votre canot, sans me vanter.
—Et quel est donc ce navire naufragé que je viens de visiter?
—C'est un anglais, pas autre chose. L'équipage s'est sauvé, et il a été conduit à Antigues par un bâtiment caboteur qui l'a pris ici il y a deux mois, plus ou moins.
—Pourquoi donc n'êtes-vous pas parti aussi avec les Anglais?
—Pourquoi? parce que v'là ce que c'est! Quand je vous dis que mon affaire est une histoire, c'est que c'est une histoire, et il y a plus d'un an, voyez-vous, que je vis ici comme un vrai sauvage de la mer du Sud.
—Racontez-moi donc votre histoire?...
—Oui, je veux bien à vous, mais à vous tout seul, entendez-vous, parce que ... je vous dis cela à l'oreille, car c'est malsain de parler devant tout le monde.... (S'adressant à mon patron et au brigadier:) Dites donc, vous autres, si, pendant que je serai à causer là, sans façon, avec votre aspirant, vous voulez aller abattre quelques cocos pour vous rafraîchir le tempérament, vous en trouverez de bons ici, au moins; je sais, voyez-vous, ce que c'est que des matelots: j'étais passager à bord du navire qui m'a mis ici à la côte....
—Si vous voulez nous le permettre, monsieur, me demanda le patron, nous irons, comme monsieur l'habitant nous le dit, amurer quelques cocos et un ou deux régimes de bananes?
—Oui, oui, allez, reprend l'inconnu. Je suis le propriétaire de tout cela, moi, parce que je suis seul dans le pays.»
Mes gens s'éloignèrent avec une gaffe ou un aviron à la main, pour aller gauler quelques fruits à une petite distance du rivage.
Une fois seul avec mon demi-sauvage, il se rapprocha de moi d'une manière mystérieuse pour me dire à l'oreille, comme s'il se fût agi de la révélation du secret le plus terrible: «Quand je vous ai dit devant vos gens que j'étais un passager naufragé, je vous ai mis dedans, je suis un matelot!
—Et quel intérêt aviez-vous donc à cacher que vous êtes marin?
—Tiens, pardieu, quel intérêt! est-ce que vous ne devinez pas ma raison? Quand le navire la Bonne Sophie, sur lequel j'étais embarqué, s'est perdu ici, les autres gens de l'équipage ont regagné les Iles quelques jours après s'être sauvés à terre. Moi, je me suis caché dans les bois de la Barboude, pour ne pas partir avec eux, parce que j'avais une idée dans la tête.
—Et quelle idée aviez-vous?
—J'avais l'idée de devenir mon maître.... Tenez, monsieur, quand on n'est qu'un pauvre diable et qu'on a bourlingué trente à trente-cinq ans sur la mer en qualité de matelot, on est bien aise d'avoir quelques instans de repos et de liberté.... Lors donc que mes camarades sont partis d'ici, je me suis dit: Dans cette île, il n'y a pas grand'chose à gratter, mais tu y chercheras ta vie à la pêche, à la chasse, si tu peux. A bord, on te rationnait: ici, tu feras ta ration toi-même. A bord, tu travaillais quand on le voulait: ici, tu ne travailleras que quand tu voudras manger. A bord, tout le monde était ton supérieur: ici, tu n'auras d'ordre à recevoir de personne.... La nuit, si tu veux, tu te reposeras de n'avoir rien fait le jour.... Vogue donc la galère, que je me suis dit, et je suis resté ici, comme vous voyez.
—Et avez-vous eu lieu de vous féliciter de cette étrange résolution?
—Je mange tant que je peux du poisson et des fruits; je bois quand j'ai soif, de l'eau, par exemple; je dors quand j'ai sommeil; je chante quand je suis gai, comme s'il y avait quelqu'un là pour m'entendre.... Que voulez-vous de plus?
—Et vous logez?
—Dans ce rouffle-là: c'est ma maison, mon domicile.
—Comment avez-vous fait pour le haler tout seul à vous aussi loin du rivage?
—J'ai fait des inventions. C'est la mer, d'abord, qui avait jeté ce rouffle sur le bord. Mais, comme je ne voulais pas laisser la lame reprendre ce qu'elle m'avait apporté là comme à souhait, je me suis mis à faire un appareil avec quelques bouts de corde et des poulies que j'avais été chercher à la nage à bord du bâtiment qui avait coulé. Avec toute cette mécanique et du temps, j'ai fini, en vrai matelot, par venir à bout de monter ma maison où vous la voyez maintenant. Ça n'a pas été plus malin que cela; et, à présent, je couche et je loge dans la cabane qu'occupait le capitaine de la Bonne-Sophie.
—Quelle jouissance!
—Vous croyez? Certainement que c'est de la jouissance! Tenez, quand le vent souffle dur pendant la nuit et que j'entends la mer déferler sur le plein à cinq ou six brasses de moi, il n'y a pas de plaisir comme celui d'être couché dans ma cabane! Souffle, que je dis au vent; déferle, que je dis à la mer; tombe plus fort, que je dis à la pluie: l'officier de quart ne viendra pas te commander de monter prendre le dernier ris dans le grand hunier. Et sans avoir peur d'être jeté à la mer de dessus une vergue, je suis là dans mon rouffle comme si je naviguais encore. J'ai toujours aimé la navigation, moi, tel que vous me voyez; mais je n'aimais pas, à l'âge de cinquante ans passés, à faire le métier.... J'ai pris ma retraite, et je suis heureux à ma façon.
—Heureux dans cette solitude, sans compagnon!...
—Des compagnons! mais si j'en avais, ils seraient mes maîtres, ou j'aurais toujours dispute avec eux. Et, tout seul, je ne me dispute jamais avec moi-même.
—Sans femme!
—On voit bien que vous êtes un jeune homme! A mon âge, et quand on a eu de la misère toute sa vie, on est mort pour le sexe, et le sexe est mort pour moi.
«Je suis enfin devenu ici un ... un.... A propos, comment appelez-vous un homme qui se moque de tout et qui prend le temps comme il vient?
—Un sage.
—Non; c'est bien cela pourtant; mais c'est encore un autre mot. Le français m'échappe, depuis que je ne parle plus à personne.... Un, comment donc?... un....
—Un philosophe?
—Oui, un philosophe; eh bien, je suis un fameux philosophe, allez!
—Et vous êtes bien déterminé à passer le reste de vos jours dans cet abandon?
—Pourquoi pas, si Dieu le veut!... si Dieu ou le diable le veut, c'est-à-dire; car je ne sais pas trop.... Cependant, tenez, depuis que je suis tout seul ici, je commence à croire, le diable m'emporte, qu'il y a un Dieu au monde.... Eh bien! je vous disais donc que je ne demande rien à personne que de me laisser tranquille dans mon île avec mon rouffle et ma pirogue. Et quand j'avalerai ma cuiller par le mauvais bout, l'hôpital n'aura pas à payer mes frais d'enterrement.
—Mais on m'a dit qu'il existait dans l'île une ou deux familles anglaises qui cultivent une portion de terre dans l'autre partie de la Barboude.
—Ça se peut bien, mais jamais je n'ai vu leur mine; ici chacun vit chez soi, apparemment Je n'aime pas les voisins, et les voisins anglais surtout. Mais à présent que je vous ai conté mon histoire, j'ai un service à vous demander.
—Quel service? parlez.
—V'là ce que c'est.
«Vous voyez bien ce grand cocotier là-bas, que j'ai gréé à mon idée, avec une vergue en travers et des haubans pour le tenir droit, et des enfléchures pour monter dessus?
—Oui. Eh bien?
—C'est mon observatoire, à moi. C'est là que je grimpe tous les matins pour donner mon coup de longue-vue sur l'horizon. Quand je dis mon coup de longue-vue, c'est ma manière de parler; car, ma longue vue, pour moi, c'est mes yeux, puisque malheureusement je n'ai pas de lunette d'approche: c'est la seule chose qui me manque.
—Eh bien, après?
—Après donc, comme je vous le disais, il n'y a encore qu'une minute, je suis monté en vigie au haut de ma mâture, et là tout aussitôt je me suis mis à crier: navire, comme si tout l'équipage avait été sur le pont pour m'entendre. C'était votre grand coquin de vaisseau qui débouquait par la pointe du nord. Quoiqu'on ne navigue plus, le coup d'oeil est toujours là, quand on a été trente ans marin. Aussi en voyant les deux bords blancs de votre grand ship, son gréement et sa manière de naviguer, je me suis dit tout de suite: C'est un vaisseau français, ou que le diable m'élingue! Voyez si je me suis mis dedans?... Après, quand le vaisseau a mis en panne, je me suis encore redit: V'là un coquin qui va larguer une embarcation à la mer pour visiter le navire perdu auprès de l'île; et je ne me suis pas encore trompé.
«Or vous sentez bien actuellement, monsieur l'aspirant, que je ne suis pas trop rassuré.
—Pourquoi cela?
—Pourquoi? pardieu, vous le savez bien
—Pas le moindrement, je vous jure!
—Comment, vous ne sentez pas que si vous aviez envie de dire à votre commandant, en retournant à bord de votre vaisseau: Je viens de voir un matelot français qui vit en vrai sauvage à la Barboude, votre commandant vous dirait: Pourquoi n'avez-vous pas ramené cet homme qui ne peut être autre chose qu'un déserteur? Et alors, ma foi, vous répondrez peut-être à votre commandant: Si vous voulez, mon commandant, je vais chercher à le rattraper. Voilà ce qui me taquine, car si ça se passait comme ça, je serais obligé d'aller faire le nègre-marron dans les bois, et puis vous démoliriez sans doute mon habitation, ne pouvant pas mettre la main sur l'habitant. Il me montrait tristement son rouffle en prononçant ces derniers mots.
—Et si je vous donnais ma parole d'honneur de ne rien dire à mon commandant qui pût vous compromettre?
—Alors je serais tranquille; car je sais bien que les aspirans sont malins, mais que quand ils ont donné leur parole, c'est fini. J'ai connu un aspirant à bord d'une corvette; il m'a donné plus de taloches et de quarts de vin que je n'ai de cheveux sur le baptême. Eh bien! c'était le meilleur enfant du monde, et quand il me disait: Jean Lafumate....
—Ah! vous vous appelez Jean Lafumate?
—Oui; c'était mon nom de baptême et mon nom de guerre à bord....»
En ce moment mes canotiers, à qui j'avais donné la permission d'abattre quelques cocos, s'en revinrent chargés de fruits et de branches d'arbres.
«Voilà vos gens qui rallient à l'appel, me dit mon interlocuteur en les voyant paraître. Je vais leur donner quelques douzaines d'oranges, que j'ai là, ça leur fera du bien à ces pauvres b.... Car moi j'aime les matelots et je les aimerai toujours, monsieur l'aspirant.
—C'est fort bien tout cela, mais comment vous paierai-je les petites provisions dont vous allez vous priver pour nous? De l'argent? vous ne sauriez qu'en faire? Des vivres? je n'en ai pas à vous donner....
—Oui, mais vous avez un couteau, et vos gens en ont aussi, et c'est toujours la crainte de manquer de couteau qui me trouble la tête. Je n'en ai plus que deux, et ce n'est pas assez.»
Je fis consentir six de mes hommes à donner leur couteau à l'ermite, à charge de leur en rendre un à chacun d'eux une fois à bord.
«Vous ne savez pas le service que vous venez de me rendre là, monsieur l'aspirant. Dieu vous bénisse; car, ainsi que j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, je commence à croire qu'il y a un Dieu.... Excusez-moi; mais, avant de me quitter, voulez-vous me permettre de contenter mon envie?... Je voudrais, si c'est un effet de votre bonté, regarder au large avec la longue-vue que vous portez là en bandoulière.... Il y a si long-temps que je n'ai regardé au large qu'avec mes pauvres yeux!»
Il saisit la longue-vue, que je lui prêtai de suite, avec l'avidité qu'un homme qui aurait eu faim eût mise à se jeter sur un morceau de pain. Puis je le vis monter sur le haut du cocotier qui lui servait d'observatoire, et promener tout autour de l'horizon le bout de la longue-vue qu'il tenait avec une espèce d'ivresse....
«Tenez, s'écria-t-il, voilà votre vaisseau qui vire de bord!... Il cargue sa grand' voile en levant les lofs.... Ah mon Dieu! que c'est heureux d'avoir une longue-vue! Je donnerais tout ce que j'ai ici, mon bateau, mon rouffle, pour en avoir une, parce que je referais une autre cabane, un autre bateau, et que je ne peux pas faire une longue-vue.
—Cet instrument paraît donc vous faire beaucoup d'envie? lui dis-je, en voyant sa joie.
—Ah! monsieur, comment pouvez-vous me demander ça!
—Et si je vous en faisais cadeau?
—Quoi! de cette longue-vue? ah bien oui! Mais n'allez pas vous en aviser au moins! vous me feriez perdre la boule. Tenez, v'là déjà que la tête me tourne de vous avoir seulement entendu me dire cette parole!...
—Eh bien! tâchez de conserver toute votre raison, et de me faire l'amitié de garder ma longue-vue comme un souvenir de ma visite....
—Et vous, comment ferez-vous sans longue-vue?
—N'y en a-t-il pas d'autres à bord?
—C'est vrai, il y a tant de choses à bord d'un vaisseau de ligne! Ce n'est pas comme chez moi! mais c'est égal, je suis maître ici, et ce n'est pas difficile, puisque je suis tout seul.»
L'ermite accepta ma longue-vue avec de grandes manifestations de joie et de reconnaissance; je me disposai à me rembarquer dans mon canot et à m'éloigner de l'île pour regagner le vaisseau. Le naufragé, avant de me faire ses adieux, m'attira à lui à quelques pas du groupe que formaient mes canotiers en regagnant le rivage, et il me dit à l'oreille: «Surtout n'oubliez pas, monsieur l'aspirant, si jamais vous retournez en France, de faire dire à ma famille, à mon frère Thomas Giroux, qui demeure à Saint-Servan, rue des Bas-Sablons, n° 17, que son frère Antoine est devenu le plus grand philosophe de la terre, un vrai philosophe, quoi! Vous entendez bien, et vous ne me refuserez pas cela, n'est-ce pas?
—J'aurai bien garde de l'oublier, et je vous donne ma parole que votre famille aura bientôt des nouvelles de vous; cela vous suffit-il?
—Oh! des nouvelles de moi, ce n'est pas cela que je veux. Je veux, voyez-vous bien, que ma famille sache que je suis devenu un grand philosophe. Mon nom fera du bruit dans le pays; vous comprenez maintenant.
—A merveille!»
Le malheureux venait de laisser échapper là le mot de l'humanité, et ce mot venait de trahir toute cette prétendue philosophie qu'une minute auparavant j'admirais tant encore en lui. Il ne s'était résigné à vivre seul sur un rivage désert, que dans l'espoir peut-être de faire parler de lui un jour, et c'était aussi par amour d'une vaine gloire qu'il s'était séquestré du monde, lui simple matelot, lui que son ignorance et son obscurité condamnaient à vivre et à mourir oublié!... Le bonheur ne lui aurait même pas suffi: il fallait de l'éclat à sa réclusion, de la renommée pour l'exil volontaire qu'il s'était imposé: il fallait aussi, en d'autres termes, une auréole de gloire sur son rouffle, une promesse d'immortalité peut-être sur sa dépouille cadavéreuse qu'il abandonnerait bientôt aux serpens de l'île et aux oiseaux de proie de ce rivage désert!
A peine eûmes-nous quitté notre grand philosophe, que je le vis monter sur le cocotier au sommet duquel il avait établi sa vigie. Il s'empressa de diriger la longue-vue dont je venais de lui faire présent, sur mon embarcation, et je ne le perdis de vue que lorsque la nuit, qui commençait à se faire, eut enveloppé de ses tranquilles voiles et la Barboude et le rouffle de l'ermite, et l'arbre sur lequel il s'était planté pour suivre du regard le canot qui allait mettre tant d'espace entre lui et nous.
Notre vaisseau, enveloppé au large par une nuit obscure, avait hissé deux fanaux au haut du grand mât pour m'indiquer sa position La mer calme et unie que fendait mon embarcation pour regagner le bord retentissait au loin sous les coups d'aviron de mes canotiers. La conversation que je venais d'avoir avec le naufragé de la Barboude m'occupait encore tout entier, et absorbé dans mes réflexions sur l'étrange abandon auquel s'était résigné cet homme extraordinaire, je ne fus réveillé pour ainsi dire de ma préoccupation, que lorsque la voix de la sentinelle du vaisseau se fit entendre pour nous crier: «Oh de la chaloupe! vient-elle à bord?...» En revoyant notre vaisseau, mes amis et les gens de cet équipage si nombreux et si actif, il me sembla avoir fait un rêve.... «Quelle différence, me dis-je, entre l'exil de ce malheureux et le mouvement de ce bord où l'espace suffit à peine à cette multitude de matelots!...» Moi qui auparavant trouvais qu'un vaisseau n'était à peu près qu'une prison, je crus en revenant de la Barboude rentrer dans une ville opulente et populeuse!
J'allai rendre compte de ma corvée au commandant. Je lui rapportai à peu près toutes les circonstances de ma petite expédition. Il s'amusa beaucoup de la philosophie du naufragé. Mais j'eus bien garde de lui dire que notre ermite était un vieux matelot: l'impassible rigueur de l'inscription maritime aurait bientôt mis fin au bonheur qu'il s'était promis dans sa sauvage et rude réclusion.
UN CONTRE-AMIRAL EN BONNE FORTUNE.
Un général de mer se plaisait à tyranniser les officiers de la division qu'il commandait, à peu près comme autrefois certain empereur romain s'amusait, pour passer le temps, à tuer des mouches. En retour de ses mauvais traitemens, tous ses officiers l'envoyaient au diable; mais leurs malédictions ne réussissaient qu'à réjouir le vieil amiral, qui se montrait fier surtout de la haine universelle qu'il inspirait; et les arrêts forcés ne réjouissaient nullement les jeunes officiers.
Lorsque l'amiral riait en montant à bord, on pouvait en conclure qu'il venait de jouer quelque bon tour à l'un des élégans de la division. Rien ne l'égayait autant que de pouvoir dire à son capitaine de pavillon: «Monsieur le commandant, vous ordonnerez les arrêts forcés pour quinze jours à M. un tel, qui s'est permis d'aller faire la belle jambe à terre malgré mes ordres.» Il se serait volontiers pâmé d'aise, lorsqu'après avoir rencontré dans une rue un officier déguisé en matelot, il lâchait aux trousses du pauvre fugitif deux ou trois de ses adjudans. Il appelait cela faire la chasse aux lapereaux. Cet homme aurait fait le meilleur chef de police que l'on pût posséder dans une capitale. Le sort, en se trompant, n'en avait fait qu'un contre-amiral.
Tous les officiers lui rendaient depuis long-temps haine pour vexations, et cette haine était devenue telle, qu'on pouvait dire qu'elle avait fini par dégénérer en esprit de corps. Il était d'usage de détester l'amiral, à peu près comme il est ordinaire, dans le service, de respecter ses chefs. C'était presque un article de l'ordonnance.
Mille fois on se serait vengé de ce damné d'homme, si les règles d'une discipline d'airain avaient pu se prêter aux voeux que les subalternes formaient contre leur injuste et inflexible chef. Mais, comme il le disait lui-même, il était le pot de fer, et il ne redoutait pas les cruches qui auraient osé l'aborder.
Les cruches enrageaient donc de n'avoir pu ébrécher le pot de fer que par quelques piquantes plaisanteries et quelques bonnes épigrammes auxquelles leur puissant adversaire avait toujours riposté par les arrêts forcés ou de mauvaises notes envoyées au ministre.
Un jeune enseigne de vaisseau, malgré les difficultés et les dangers de l'entreprise, résolut cependant de venger tous ses camarades de la longue humiliation sous laquelle la main de l'amiral avait courbé leurs fronts craintifs. «Je veux, leur dit-il, pour peu que le ciel seconde mes projets, couvrir de honte celui qui nous a jusqu'ici accablés de vexations. Faites des voeux pour moi, et laissez-moi faire.»
La division se trouvait mouillée depuis quelques jours dans un port étranger. Le Léonidas qui aspire à arrêter le torrent des mauvais traitemens de l'amiral, ne choisit pas pour compagnons trois cents Spartiates, mais il prend avec lui les deux plus jolis petits aspirans qu'il peut trouver, et il marche aux Thermopyles. Mais quelles sont les Thermopyles de notre officier? une maison de joie qu'il loue pour quelques heures à d'aimables filles dans une des rues les plus fréquentées de la Havane.
Les deux petits aspirans, dont les traits sont doux et malins, et dont la taille est encore petite et svelte, se laissent habiller en jeunes personnes. Leur teint, déjà un peu bruni par l'air brûlant de la mer, reprend toute sa fraîcheur native sous une légère couche de blanc de céruse. Leurs pieds adolescens, long-temps comprimés par des bottes épaisses, recouvrent une élégante flexibilité dans de fins souliers de prunelle. Leurs hanches, comprimées sous la ceinture d'un lourd poignard, se dessinent voluptueusement sous un large ruban rose. Nos deux petits chérubins de bord deviennent enfin, avec un peu d'art et de patience, de jolies petites filles agaçantes, faites pour tromper l'oeil enflammé de plus d'un amateur. Au bout de quelques heures d'exercice à la fenêtre du logis où l'on vient de les installer, elles auraient pu prendre dans leurs filets les passans les moins disposés à se laisser séduire par les agaceries de ce sexe dont l'empire s'étend si facilement de la croisée à la rue.
L'amiral, le soir même du jour où nos masculines Laïs étaient entrées en fonctions, s'était rendu au spectacle accompagné d'un de ses aides-de-camp. A onze heures il s'en revenait à bord, précédé par deux matelots qui, sur ses pas, avaient soin de projeter la vive clarté de deux énormes fanaux. En passant par une des rues qu'il lui fallait parcourir pour se rendre vers le warf où l'attendait son canot, il fait remarquer à l'aide-de-camp marchant respectueusement à ses côtés, deux fenêtres d'où sortent des voix qu'il croit reconnaître pour des voix de femmes, et de femmes françaises même!
«Quelle drôle de chose, à la Havane, à cette heure, monsieur mon aide-de-camp! Qu'en dites-vous?
—Mon général, je dis que ce n'est pas plus drôle que partout ailleurs. Il y a dans tous les lieux du monde connu, des Françaises qui font ce métier-là.»
—Quel métier entendez-vous donc?
—Mais, mon général, le métier que font probablement ces deux dames.
—Vous avez raison, elles sont deux, et elles me paraissent même être assez gentilles. Ecoutez! elles parlent.... Il me semble même qu'elles parlent de nous.»
Une de ces dames, en effet, en voyant passer le petit cortège, s'était écriée avec le doux accent de la curiosité et de l'intérêt:
«Ah! c'est le général français nouvellement arrivé!
—Voyez-vous, monsieur mon aide-de-camp, reprend l'amiral en recueillant ces paroles tendrement provocatrices, voyez-vous que ce sont des Françaises!... Mesdames, j'ai bien l'honneur de vous saluer....»
Les dames répondent gracieusement à ce salut.... La porte de la rue, près de laquelle les deux passans se sont arrêtés, s'entr'ouvre au même instant. Les matelots qui portaient les fanaux destinés à éclairer le général, se sont arrêtés aussi.... Mais le général leur ordonne de continuer leur route sans lui, en leur recommandant d'avertir leur patron qu'il ira bientôt rejoindre son canot.
Resté seul avec son aide-de-camp, et délivré de la présence importune de ses deux matelots, il reprend plus librement la conversation avec son interlocateur.
«Si, pour la singularité du fait, nous montions, monsieur l'aide-de-camp?
—Chez ces dames?
—Mais où voulez-vous que nous montions, si ce n'est chez elles?
—Y pensez-vous sérieusement, mon général?
—A quoi voulez-vous que je pense, si ce n'est à ce que je vous propose?
—Mais que dira-t-on si l'on vient à savoir que....
—On dira que j'ai fait le galant et vous un peu le cafard, peut-être! Quel mal y aura-t-il à cela? Partout on veut me faire passer pour une espèce de Hun farouche, insensible à toutes les douces séductions du sexe.... J'ai envie de perdre ce soir une aussi fâcheuse réputation.... Allons, soyez aimable une fois en votre vie. Vous aussi vous n'avez pas plus que moi de temps à perdre pour réparer vos longues années d'endurcissement et de rébellion contre le pouvoir des belles. Entrons. Je vais vous donner l'exemple en ma qualité de chef.
—Mais une seule observation, mon général, elle ne sera pas longue.
—Cela ne l'empêchera pas d'être peut-être fort déplacée, votre observation, et encore assez ennuyeuse probablement.
—En entrant dans cette maison, vous ne risquez rien, vous....
—Il me semble cependant que je risque tout autant que vous au moins?
—Ce n'est pas cela que je veux dire. Je veux dire que le rôle que je jouerai en vous suivant pourra, en ma qualité de subalterne, paraître un peu trop complaisant, et que si l'on vient à apprendre plus tard....
—Ah! oui, vous craignez en votre qualité de subalterne, n'est-ce pas, que l'on dise que.... Quel enfantillage! Est-ce que dans ces sortes d'aventures tous les rangs ne sont pas égaux! Vous voyez bien même que dans la situation où nous nous trouvons, c'est moi qui fais tous les frais de la négociation; et, le diable m'emporte, je crois que si j'avais une chandelle à la main, je serais obligé de vous la tenir pour vous engager à monter l'escalier, tant ce soir vous paraissez tenir à faire la prude. Allons donc, montons, et que cela finisse!
—Puisqu'il le faut et que vous le voulez décidément, montons, mon général. Mais en grand uniforme....
—Pourquoi pas? personne ne nous voit, et la nuit sauve le scandale.»
Pendant tout ce colloque, nos deux syrènes avaient mis en usage leurs plus agaçantes minauderies pour séduire notre vieux navigateur et son scrupuleux compagnon. Leurs enchantemens n'avaient, hélas! que trop triomphé de la faiblesse de cet autre Ulysse.
En entrant dans l'appartement de nos piquantes Françaises, le général fut agréablement surpris de la richesse qui régnait dans le simple ameublement du lieu.
«Je reconnais bien là, s'écria-t-il pour dire quelque chose, le goût et l'élégance de mes compatriotes.»
Les deux beautés reçurent ce compliment d'introduction en faisant une révérence assez gauche et en baissant modestement la tête pour ne pas éclater de rire.
«Mais par quel hasard, ou plutôt par quel destin favorable pour nous, vous trouvez-vous ici, mes belles dames, au milieu de messieurs les Espagnols?
—Des événemens qu'il serait trop long de vous raconter, nous ont conduits ... c'est-à-dire nous ont conduites dans ce pays, et ensuite des malheurs nous y ont retenues....
—Vous me trouverez peut-être un peu indiscret, mais l'intérêt que je porte à toutes les jolies femmes de ma patrie excusera la singularité de ma question.... Mesdames, êtes-vous demoiselles ou mariées?
—Nous étions mariées, monsieur le général.
—Et messieurs vos maris?
—Ne sont plus.... Des chagrins et l'inclémence du climat....
—Ah! j'entends, j'entends ... la fièvre jaune, n'est-ce pas?... Ah! ce maudit climat.... (Voyez-vous, monsieur l'aide-de-camp, que ce sont des femmes distinguées: l'inclémence du climat....) Mais, mesdames, il paraît que l'air de la Havane, tout redoutable qu'il est, s'il vous a ravi les objets de votre tendresse, a respecté au moins les roses de votre teint; car il serait difficile, avec cette fraîcheur, que l'on ne vous reconnût pas pour françaises.
—Monsieur le général, vous êtes trop bon!
—Non, je ne suis que sincère. Et à cette taille élégante et à cette tournure qu'on n'a qu'en France, on se sent vraiment fier d'être de son pays.... Et qu'en dites-vous, monsieur l'aide-de-camp?
—Je dis, mon général, que vous avez raison, et que les Françaises sont des femmes charmantes.
—Mais il me semble que ces dames, sans doute pour charmer l'ennui du veuvage, ont adopté les moeurs du pays où elles se trouvent exilées; car voilà une guitare, si je ne me trompe.
—C'est une mandoline, général. Oui, quelquefois ma compagne a la bonté de m'accompagner sur cet instrument, confident discret de nos peines!... Ah!
—Ah! vous en pincez, madame: je vous y prends, et je tiens note de l'aveu.
—Mais j'en pince un peu, monsieur le général, je ne m'en défends pas.
LE GÉNÉRAL A SON AIDE-DE-CAMP.—Hum, mon ami, c'est significatif cela, j'espère. Vous ne vous étiez pas trompé. (A ces dames). Vous allez nous chanter une petite chanson, une chanson de France.
UNE DES DAMES.—Je chante si mal!
L'AUTRE DAME.—J'en pince si peu!
—Modestie que tout cela, modestie! Vous allez chanter et en pincer, aimables friponnes. Nous écoutons.
—Mais avant de nous soumettre à l'épreuve que vous voulez nous faire subir ou subir vous-mêmes, messieurs, voudriez-vous vous rafraîchir?... Domingo! Domingo! apportez des confitures et du Sangari à monsieur le général.
—Si Señora,» répond un gros nègre.
Le général dépose sur un canapé son épée et son chapeau. L'aide-de-camp en fait autant. Voilà Mars désarmé par l'Amour.
Une des syrènes chante la plaintive romance. Son amie l'accompagne sur sa mandoline, en faisant rouler sur le général des yeux qu'elle s'efforce de rendre caressans et fripons. Le général est transporté d'aise et d'ivresse.
«Comment trouvez-vous cette voix? demande-t-il à son compagnon.
—Un peu forte, mais assez bien timbrée.
—Et la pinceuse de guitare ou de mandoline?
—Elle me paraît avoir les mains assez fortes et le pied un peu épais.
—Vous ne savez ce que vous dites!
—Je sais bien au moins, mon général, ce que je vois.
—Elles sont charmantes, parfaites en tout; c'est moi qui vous le dis, et je m'y connais.»
Le chant a cessé: les tendres émotions commencent; les félicitations et les complimens vont leur train. Les oeillades se croisent et s'enflamment en se croisant. La pinceuse de mandoline se lève pour suspendre son instrument sonore à l'une des cloisons de l'appartement. En se levant avec grâce, elle sent deux mains un peu roides se presser sur la taille qu'elle s'efforce de dessiner d'une manière avantageuse. Ce sont les mains frémissantes du général qui se sont égarées sur ses hanches. La prude veut se fâcher et repousser avec dignité cet attouchement un peu trop leste. Le général devient plus pressant: il avance toujours: la belle recule jusque vers le canapé, et là, pour faire, en présence d'une attaque trop vive, une retraite digne d'elle, elle s'empare de l'épée et du chapeau du héros, et la coquette disparaît, avec la légèreté d'une sylphide, dans une chambre voisine, en poussant de grands éclats de rire. L'amoureux amiral veut la suivre, sûr qu'il paraît être de son triomphe: mais sa conquête lui échappe encore en grimpant les marches d'un escalier obscur qui paraît conduire au second étage.
Attiré par ce bruit, un gros gaillard à la figure basanée, au menton barbu, et à l'air rébarbatif, entre et arrête ses deux gros yeux noirs et irrités, sur le général.... Cet homme semble être un de ces bravos de la Havane, qui vendent au premier venu, une ou deux gourdes, chaque coup de stylet. Il baragouine quelques mots d'espagnol qui signifient qu'il est le chef de l'établissement. Le général à cette vue veut saisir son épée: elle a disparu! L'aide-de-camp cherche aussi la sienne: elle a disparu de même. La violence triomphera.
«Dans quel guêpier nous sommes-nous jetés là, mon cher ami!
—Ce n'est pas un guêpier, général.... Je vous l'avais bien dit.
—Emparons-nous, si vous m'en croyez, de ces barreaux de chaise, et forçons le passage.
—Forçons le passage, puisque nous ne pouvons faire autrement, et tapons, puisque vous le voulez, mon général. Mais c'est là une bien cruelle extrémité.»
Deux autres bravos espagnols s'avancent: les deux dames se tiennent derrière cette force imposante, arrivant tout exprès pour les protéger: elles rient toujours aux éclats en montrant aux deux officiers désarmés les deux épées et les chapeaux dont elles se sont si perfidement emparées.
«Tas de coquines, me rendrez-vous mon épée! s'écrie en les menaçant le général exaspéré.
—Dinero, dinero! s'écrient les bravos.
—Cela veut dire: Payez, payez, messieurs, et l'on vous rendra vos armes, répètent les dulcinées.
—Nos armes! Tiens, dit le général en jetant aux pieds des malheureuses qui le narguent, une bourse d'or pour rançon; tiens, ramasse cet argent, et rends-nous les armes et les chapeaux que tu nous as volés.»
Les bravos se nantissent d'abord de la bourse. Ils descendent ensuite l'escalier: les deux donzelles les suivent sans rien restituer. Le général et son aide-de-camp veulent aussi gagner la rue. Mais les portes par lesquelles le cortège s'est esquivé se referment sur eux, et pour comble de rage, les victimes entendent dans la rue leurs bourreaux crier: A la guarda! à la guarda! Nul doute, la garde va venir.
Elle arriva en effet. Le sergent de la patrouille, en ouvrant violemment la porte de la maison où le scandale avait lieu, reconnaît dans les deux officiers désarmés et décoiffés, le général de la division française et l'un de ses aides-de-camp. On s'explique du mieux qu'on peut, en espagnol et en français. Le sergent croit apprendre quelque chose de très-nouveau au général, en lui annonçant qu'il se trouve dans une maison suspecte. Le général demande pour toute grâce au chef de la force armée la faveur d'être reconduit à l'embarcation de son vaisseau, qui l'attendait au warf. Mais dans quel état il parut aux yeux de ses canotiers! sans épée et sans chapeau! Les canotiers ne savent que penser de cette circonstance singulière. Ils se contentèrent de nager jusqu'au vaisseau, et là encore, en montant à bord, le général et son piteux camarade en bonnes fortunes, eurent la honte de passer, en faisant de grands saluts, devant l'officier de garde qui les recevait à la lueur des fanaux allumés pour éclairer leur marche. Le lendemain de cette aventure, les flâneurs de la Havane aperçurent, suspendus à un poteau de réverbère, deux chapeaux et deux épées surmontés de cette inscription: «A VENDRE POUR CAUSE DE DÉPART PRÉCIPITÉ.»
Et puis on entendit dire dans toute l'île que le général commandant la division française avait fait hommage de sa bourse, à la caisse des indigens du pays.
Mais ce qu'il y eut de plus étrange dans tout cela, c'est le bruit qui courut avec la rapidité de l'éclair dans toute la division. Les officiers se disaient que les deux coquines qui avaient si adroitement décoiffé et désarmé leur général, n'étaient autre chose que deux petits aspirans travestis, et qu'en cherchant bien parmi les enseignes de vaisseau, on aurait pu reconnaître peut-être les deux ou trois bravos qui avec leur longue barbe factice et leur teint d'emprunt, avaient si galamment assisté les deux belles. Un des légers échos de ce bruit scandaleux alla frapper assez désagréablement l'oreille inquiète du général. Il devina bientôt toute la vérité, et il s'emporta d'abord comme un lion pris dans un piége. Il appela son aide-de-camp. «Vous savez, monsieur, le tour infâme qu'on nous a joué.
—Général, je commence depuis ce matin à m'en douter un peu.
—Je puis ordonner une enquête terrible, et faire fusiller les scélérats qui ont attenté à mon honneur. Commencez-vous à vous douter un peu aussi de toute l'étendue de mon autorité?
—Jamais, mon général, je n'en ai douté. Vous pouvez, il est vrai, ordonner une enquête: une enquête est même une chose excellente; mais n'y a-t-il pas eu, à votre avis, mon général, assez de scandale comme cela?
—Et comment vous, chef d'état-major, vous mon plus fidèle limier en quelque sorte, qui devriez deviner chaque officier de la division rien qu'à l'allure et au pas, n'avez-vous pas reconnu, flairé, dépisté deux polissons d'aspirans dans ces deux coquines de la nuit d'avant-hier?
—Vous les trouviez si aimables et si gentilles, mon général, que le moindre soupçon m'aurait paru inconvenant.
—Moi, je les trouvais gentilles! allons donc! vous ne voyiez pas que je me moquais d'elles? C'est vous peut-être que je devrais faire casser comme du verre, pour ne vous être pas douté de ce que vous deviez savoir mieux que tout autre.
—Moi, mon général, mais il me semble que vous feriez encore mieux d'ordonner une enquête, comme vous en avez eu d'adord l'idée, si décidément vous tenez à faire quelque chose de décisif.
—Ah! je suis bien malheureux! et ne pouvoir pas me venger sans augmenter le scandale! et dévorer ma honte, si je ne me venge pas!... Monsieur l'aide-de-camp!
—Plaît-il, mon général?
—Allez dire à l'officier chargé des signaux, que je lui ordonne d'annoncer à MM. les commandans de la division, que je mets tous les officiers aux arrêts forcés jusqu'à nouvel ordre!...
—De suite, mon général, j'y cours!
—Attendez donc un peu; que diable! aujourd'hui vous êtes bien prompt!
—Qu'y a-t-il encore pour votre service, mon général?
—Il y a pour mon service que, quand vous aurez exécuté l'ordre que je viens de vous donner, vous garderez les arrêts forcés vous-même, pour vous apprendre un autre fois à mieux faire votre devoir.
—Oui ... oui ... mon ... mon général!... J'y vais!
PETIT COMBAT.
GRANDES ÉMOTIONS.
En se rendant par mer de Bréhat à l'Ile-de-Bas, on rencontre, à moitié route à peu près, un petit archipel qui, par rapport au nombre de rochers qui le composent, a reçu le nom des Sept-Iles. Un seul de ces îlots est habité: les autres servent d'asile aux oiseaux de proie qui, lassés de chercher leur nourriture sur les flots que l'on voit s'agiter entre le continent et le petit archipel, vont le soir se reposer dans les cavités de ces rochers battus presque sans cesse par les vagues, la foudre et la tempête.
Entre toutes ces îles, Tomé, la plus rapprochée de la terre ferme, se trouve posée à l'entrée d'une anse assez belle que l'on nomme la rade de Perros. A droite de Tomé, en faisant face au large, on aperçoit les écueils qui hérissent l'embouchure de la rivière de Tréguier. A gauche s'étend la côte qui joint le bourg de Perros au village de la Clarté. Au bas de cette côte se dessine une batterie de quelques canons, destinés à gronder, à l'occasion, sur le petit détroit d'une lieue de large qui sépare l'île de Tomé du rivage des Côtes-du-Nord.
Pendant la guerre, rien n'était plus commun que de voir les croiseurs anglais louvoyer entre les Sept-Iles et la terre de France. Les petits convois de caboteurs avaient bien soin alors de s'assurer, avant de donner dans la passe, qu'aucun navire ennemi ne viendrait troubler leur timide navigation. Quand la plus grande des Sept-Iles avait annoncé, au moyen du sémaphore qu'on avait établi sur son sommet, qu'il n'y avait aucun bâtiment anglais à vue, vite les commandans des convois faisaient appareiller les navires placés sous leur escorte, et on s'efforçait alors de donner dans le courreau avant que l'ennemi pût contrarier la marche de la petite flotte de lougres, de goëlettes et de sloops marchands.
Les Anglais aimaient d'autant plus à s'approcher de cette partie de la côte de Bretagne, que l'île de Tomé, par un privilège assez singulier, leur offrait souvent l'occasion de faire des vivres frais. Ceci a peut-être besoin d'une courte explication topographique.
Pas un arbre ne croît sur cette île qui, avec une demi-lieue de long, ne présente à l'oeil qu'un lambeau de chaîne de montagnes, recouvert d'un peu de bruyère. Pas une source, pas le plus petit ruisseau ne murmure ou ne serpente sur cette terre inculte. Autrefois un cultivateur voulut y établir une ferme et fatiguer son sol dépouillé, pour en tirer quelque chose; mais les ruines de la ferme attestent aujourd'hui l'inutilité des efforts du pauvre fermier. Une seule espèce d'animaux peut se contenter de ce séjour si peu fait pour les hommes. La tradition rapporte qu'un chasseur y jeta une paire de lapins, et depuis ce temps les lapins ont tellement pullulé à Tomé, qu'on ne peut y faire un pas sans rencontrer un de ces insulaires herbivores. Aussi les matelots, dans leur langage pittoresque, disent-ils que Tomé n'est autre chose qu'une colonie de lapins.
Les Anglais manquaient rarement, pour peu qu'ils restassent quelque temps à croiser dans ces parages, d'envoyer des embarcations à Tomé pour y faire du lapin, comme disaient encore les matelots, ainsi qu'on dit qu'un navire a envoyé ses embarcations à terre, pour y faire de l'eau.
La petite île, quelque pauvre et inutile qu'elle fût, avait pourtant un propriétaire; mais, par une de ces lois qui ne sont tolérables qu'en temps de guerre, il était défendu au possesseur suzerain de ce fief maritime de visiter sa propriété: les bâtimens de la station de Perros et les pataches de la douane avaient seuls le privilège d'aborder dans cette île, que l'imagination des anciens aurait peuplée peut-être de dieux ou tout au moins d'heureux mortels, mais qui en réalité n'était peuplée que d'assez mauvais gibier, à la chair aussi sèche que le terrain qui le nourrit.
Le privilège exclusif accordé aux péniches et aux pataches qui visitaient Tomé, produisit assez souvent d'étranges rencontres. Pendant qu'une embarcation française, par exemple, abordait l'île par un bout, un canot anglais l'accostait quelquefois par l'autre bout, et alors venaient les coups de fusil entre les Anglais, qui d'un côté tiraient des lapins pour leur compte, et les Français, qui trouvaient plus piquant de brûler leur poudre sur des ennemis, que sur le gibier qu'ils étaient venus chasser.
Lorsque des canots anglais envoyés à Tomé se voyaient surpris par le mauvais temps pendant leur petite expédition, ils attendaient, cachés dans les rochers de l'île, que la bourrasque s'apaisât, pour aller rejoindre les navires auxquels ils appartenaient, et qui, pour éviter les dangers que leur aurait fait éprouver le coup de vent, avaient prudemment gagné le large.
Sur des côtes moins mal gardées que ne l'étaient les nôtres, on aurait pu quelquefois faire d'assez bonnes captures sur l'ennemi; mais les Anglais se montraient si peu disposés en général à opérer des descentes, que l'on daignait à peine se prémunir contre leurs rares tentatives de débarquement.
Un jour toutefois ils surent faire tourner à leur avantage une situation difficile dans laquelle le mauvais temps les avait soudainement placés.
Trois de leurs embarcations, assaillies par un coup de vent pendant qu'elles étaient à Tomé, cherchèrent en vain, malgré la grosseur de la mer et la force de la brise, à regagner leurs navires. Réduites, après d'impuissans efforts, à se réfugier dans les criques de l'île dont elles avaient voulu s'éloigner, elles revinrent, poussées par la lame, s'échouer dans une petite anse où bientôt les matelots réussirent à les haler à terre, de manière à les soustraire au choc des vagues qui auraient fini par les briser si on les eût laissées à flot.
Le coup de vent dura quarante-huit heures, et pendant ce temps-là, les matelots anglais n'eurent d'autre asile que leurs embarcations tirées à sec, et d'autre nourriture que les lapins qu'ils purent tuer.
La mer enfin et le vent s'apaisèrent. On songea à remettre les canots à flot et à regagner les navires qui, revenant du large, ralliaient déjà la côte pour se rapprocher des canots qu'ils avaient laissés à terre.
Au moment où les officiers anglais ordonnaient à leurs matelots de s'embarquer pour quitter l'île hospitalière, ils aperçurent dans le courreau des Sept-Iles, et non loin d'eux, une grande péniche qu'ils prirent d'abord pour française. C'était en effet une patache des douanes qui, voyant les croiseurs anglais trop au large pour avoir à les redouter, se rendait avec toute sécurité de Tréguier à Lannion.
Par malheur, à bord de la patache s'étaient embarqués ce jour-là même une douzaine de préposés qui, devant passer l'inspection d'un de leurs chefs supérieurs, avaient cru très-bien faire en prenant la voie de mer pour se rendre à Lannion. La tenue de ces passagers était parfaite. La plaque et les jugulaires de leurs schakos reluisaient au soleil qui venait de se montrer. Leurs buffleteries, soigneusement blanchies, tranchaient admirablement sur le vert foncé de leurs fracs époussetés et brossés jusqu'à la corde. Rien enfin ne manquait à leur tenue militaire.
Quelle proie, je vous demande, pour nos Anglais cachés dans les rochers auprès desquels la patache venait virer nonchalamment de bord! Sortir de leur gîte de la nuit, comme des éperviers acharnés; fendre les flots avec la rapidité d'un poisson volant, et se jeter sur la pauvre patache, qui n'y pensait guère, je vous le jure, ne fut que l'affaire d'un moment, d'une minute pour les embarcations ennemies! Les douaniers, surpris et sans doute effrayés de cette attaque si prompte, essayèrent de résister. Ils sautent sur leurs armes; la patache avait un petit canon et deux espingoles: elle fait feu; mais les Anglais, comme agresseurs, étaient disposés à l'attaque, et les douaniers, assaillis à l'improviste, étaient bien loin d'avoir tout préparé pour la défense. Le grand nombre dut avoir l'avantage, et après une inutile résistance, la patache se rendit aux trois péniches.
La joie des vainqueurs dut être grande, lorsque, pour rejoindre les croiseurs qui les attendaient en louvoyant, ils défilèrent sous la Grande-Ile avec leurs trois embarcations et la patache conquise. Le sémaphore placé sur cette Grande-Ile annonça à son confrère le sémaphore situé sur la côte ferme, le triste événement qui venait de se passer dans le courreau des Sept-Iles et presque sous les yeux de la garnison qui gardait le plus important des rochers de l'archipel.
On vit bientôt la frégate ennemie à laquelle appartenaient les canots sortis de Tomé, aller au-devant de la conquête des péniches victorieuses, et prendre à la remorque la pauvre patache. Ce dut être pour elle une capture assez étrange que cette douzaine de préposés de douanes parés, brossés, fourbis, pour aller passer l'inspection à Lannion et arrivant prisonniers de guerre à bord d'une division anglaise.
On parla beaucoup, à Perros, du malheur arrivé à la patache de Tréguier. Les préposés des brigades établies sur les côtes voisines de l'événement, jurèrent de venger leurs camarades sur les Anglais. Plusieurs jours de suite, ils s'embusquèrent dans les rochers de Tomé, pour chercher à surprendre les embarcations des croiseurs qui s'aviseraient de vouloir débarquer dans l'île. Mais leurs tentatives furent vaines. Personne ne parut.
Pour suivre bien le fil des petits détails que j'ai encore à raconter, il est nécessaire de se rappeler succinctement ceux que l'on a déjà lus, et de ne pas oublier surtout l'île de Tomé où venaient aborder les Anglais et les Français; la frégate anglaise avec les douaniers pris en grande tenue, etc.
Lors du dernier événement arrivé à ces pauvres douaniers, je commandais une péniche appartenant à la station de Perros, station très-imposante, composée d'une canonnière qui commandait les forces navales de l'endroit, et de deux mauvaises embarcations dont la mienne faisait partie! Le commandement que l'on m'avait confié, à moi très-jeune aspirant de première classe et futur amiral de France, avait été dans son temps un grand canot de vaisseau. En rehaussant les pavois de ce canot et en plaçant un petit obusier en fonte sur son arrière, on avait cru en faire une péniche. J'oublie de dire qu'on lui avait même donné un nom assez pompeux, mais assez peu convenable à ses qualités: ma péniche se nommait l'Active. Vingt-sept hommes la montaient. Vingt environ à couple pouvaient être bordés, à l'occasion, de l'avant à l'arrière. Un caisson placé au pied du grand mât contenait quelques fusils, une dizaine de pistolets et autant de sabres: c'était là notre arsenal. Un des bancs de l'arrière me servait de cabane; l'autre banc de babord était réservé au chef de timonerie que j'appelais toujours mon second, pour qu'à son tour il m'appelât toujours mon capitaine. Quand il faisait froid, je tapais des pieds sur le tillac, ne pouvant pas me promener faute d'espace. Quand il pleuvait, je me couvrais d'un manteau. Mes hommes faisaient leur soupe à la mer, en plaçant la chaudière, commune à l'état-major et à l'équipage, sur la moitié d'une barrique remplie de sable et au centre de laquelle on allumait du feu. C'était une vie d'Arabes, au milieu des flots; mais à quinze ou seize ans, avec un poignard au côté, des épaulettes en or mélangé de bleu sur le dos, et deux douzaines d'hommes à commander, on se croit général d'armée. Un capitaine de vaisseau ne se promenait pas plus fièrement sur sa dunette, que moi sur le banc qui me servait à la fois de gaillard d'arrière, de chambre à coucher et de banc de quart dans les circonstances solennelles.
Un jour avant la prise de la patache des douanes, le commandant de la station m'avait donné l'ordre d'escorter jusqu'à l'île de Bréhat trois ou quatre caboteurs chargés d'objets du gouvernement. Dieu sait, à la tête de ce convoi composé de trois ou quatre barques, les signaux que je faisais à mon bord; car j'avais toute une série de pavillons pour transmettre mes ordres aux divers bâtimens placés sous ma protection. Un amiral commandant une escadre aurait envié les évolutions que j'exécutais, et à coup sûr il ne se serait pas donné plus de soins pour conduire une armée alignée sur trois colonnes, que moi pour mener mes trois bateaux à bon port.
Dès que mon importante mission fut remplie et que j'eus vu défiler devant moi les navires de mon convoi pour aller mouiller à leur destination, je tirai un coup d'obusier en hissant et rehissant trois fois mon pavillon à tête de mât, pour faire mes adieux aux capitaines marchands que j'allais quitter. Les capitaines de mon escadre répondirent à ce galant signal en m'exprimant leurs remercimens et leur satisfaction. Ils hissèrent et rehissèrent par trois fois aussi leur pavillon national, et je me séparai d'eux pour retourner à Perros.
J'insiste un peu sur ces détails puérils, parce qu'ils ont encore pour moi tout l'attrait et toute la fraîcheur des souvenirs d'un âge que l'on ne se console d'avoir passé qu'en se le rappelant sans cesse. Tous les marins, j'en suis bien sûr, me sauront gré de raconter longuement ces petites scènes qui sont celles que les hommes de mer se rappellent avec le plus de plaisir et d'attendrissement. Les critiques seuls pourront me reprocher mon verbiage. Je sais bien que dans tout cela il y a peu de mérite sous le rapport de l'art et du goût littéraire; mais chez moi les douces impressions et la vérité passent avant l'art: mes plus chers souvenirs d'abord, et le travail d'artiste après, s'il se peut, telle est ma devise de raconteur.
Le jour tombait déjà quand je me mis en devoir de revenir à la station. Mais ce jour tombait comme tombe un beau jour d'été. La mer était calme, le ciel tranquille, et l'air tiède que l'on respirait semblait s'être imprégné en caressant les flots, de ces parfums de l'Océan, que les marins préfèrent à l'ambre le plus exquis et aux essences les plus précieuses. La lune se dégageait, à l'horizon, du cercle noirâtre que les effets de lumière formaient au loin autour de nous, et sa clarté si vive et à la fois si douce paraissait couvrir d'une nappe d'argent la houle que nous fendions à grands coups de rames. Il nous avait fallu en effet border nos avirons: le vent avait cessé, comme pour ne pas interrompre le calme harmonieux de la nature. A terre, au sein des forêts ombreuses et des plaines désertes, le silence des nuits a sans doute quelque chose de bien religieux; mais à la mer combien le repos de tous les élémens est noble et sublime! L'homme qui ne s'est pas oublié des heures entières au milieu de l'Océan pendant une belle nuit d'été, n'a pas éprouvé ce qu'il y a de mieux fait pour nous élever aux idées les plus nobles et les plus consolantes.
Revenons un peu aux choses terrestres. A droite de ma péniche je voyais l'immense mer se gonfler majestueusement sous les rayons de la lune: à ma gauche et du côté de la terre, défilaient une multitude de rochers auxquels la nuit et la clarté de l'astre qui nous guidait donnaient les formes les plus bizarres et l'apparence la plus fantastique. Le calme de ce beau spectacle n'était interrompu, que par le bruit régulier de nos avirons ou par la voix retentissante de mes matelots, et quelquefois par le mugissement lointain de la houle paresseuse qui allait s'engouffrer dans les cavités des rochers ou les grottes du rivage. Jamais je n'ai passé d'heures plus douces que celles de cette nuit, pendant laquelle, tout jeune que j'étais, mes petites facultés méditatives allaient grand train.
Un canonnier de marine que j'avais à bord ne me permit pas de rester long-temps plongé dans mes délicieuses rêveries. Ce canonnier était un de ces clowns d'équipage, de ces agréables de bord qui ont le privilège de faire rire leurs camarades en toute occasion, et d'égayer pour ainsi dire la pénible vie du matelot. Mon clown à moi se nommait Fournerat: c'était un joyeux et joli garçon, aimé de tout son monde, et qui, chose rare, était aussi bon homme de bord qu'il était bon farceur. Mes gens étaient-ils fatigués, harassés, mouillés jusqu'aux os? Fournerat laissait échapper une saillie, et le plus mécontent riait et se remettait à l'ouvrage; Étions-nous obligés de nager pendant une demi-journée? Quand l'ardeur des rameurs mollissait, Fournerat improvisait une chanson, et le courage revenait au plus maussade. Les quarts-de vin de ses camarades, les doubles rations que je lui donnais en supplément, pleuvaient sur lui; mais jamais il ne se grisait, et je l'aimais comme l'homme le plus utile, le plus rangé et le plus soumis de mon petit équipage.
Mes gens, avaient les avirons sur les bras depuis trois ou quatre heures. L'air chaud de la nuit semblait leur inspirer la mollesse dont ils étaient remplis. Quelques-uns des nageurs se plaignaient déjà de la fatigue, mais se plaignaient comme font souvent les matelots, en exhalant leur mauvaise humeur en bons mots contre les objets, qu'ils pouvaient accuser sans craindre d'être réprimandés. «Savez-vous bien, disait l'un à ses camarades, que la lettre que nous avons à écrire avec ces plumes de dix pieds (les avirons) est bigrement longue!—Oui, répondait un autre, et j'ai envie de mettre de suite ma signature au bas, pour en avoir plus tôt fait.
—Qu'est-ce que ça veut dire? s'écria Fournerat; vous voulez finir déjà votre lettre par paresse d'écrire? Eh bien! moi, je vais en commencer une. Prêtez-moi une de vos plumes de bois, et vous allez voir comment je vas styler la lettre d'un mauvais fils à son cher père.»
Fournerat, en prononçant ces mots avec un ton qui n'était qu'à lui, saisit l'aviron d'un des mécontens. Chacun se dispose à entendre le farceur dicter la lettre qu'il va adresser à son père. Le courage revient à tout le monde, et mon canonnier, tout en hallant un grand coup sur son long aviron, commence ainsi:
«La mer est mon papier, la péniche l'Active mon écritoire, et mon aviron ma plume. La bouteille à l'eau-de-vie, si le capitaine le veut bien, sera ma bouteille à l'encre.
—J'y consens, m'empressai-je de dire, en devinant l'intention du drôle.
—C'est bon, mon capitaine, vous souscrivez, et moi j'écris.
Lettre d'un mauvais fils à monsieur son père.
«Mon cher père, et bigrement trop cher, puisque vous avez donné le jour à un garnement de mon espèce,
«Je profite de l'occasion de la poste aux lettres pour vous adresser celle-ci. Quant à la mienne, elle est fort bonne, et je souhaite que la présente vous trouve de même, et dans la situation où j'ai l'honneur d'être. Il me reste encore, à ce que je crois, deux frères et une soeur que ma chère mère vous a donnés à nourrir et à éduquer; la présente est pour vous dire et vous assurer, en bon fils, que je donnerais bien mes deux frères pour ne plus avoir de soeur, sachant bien que cela ferait plaisir à votre coeur paternel. Je suis bien aise de vous apprendre que j'ai profité des bons principes que vous m'avez fait sucer chez vous quand vous ne me donniez pas de pain à manger. J'irai loin, si je suis votre exemple, et déjà je suis en route pour Toulon, où je serai nourri, habillé et chauffé aux frais du gouvernement.
«Quand vous aurez l'occasion de battre ma chère mère et qu'elle aura le malheur de vous taper conjugalement, tâchez de vous assommer l'un et l'autre, en souvenir de moi, persuadés que je vous le rendrai à tous deux aussitôt que le ciel voudra bien me le permettre.
«Adieu, mes chers parens, je vous embrasse aussi parfaitement que je vous aime, et suis votre infectionné fils,
«LACARCAILLE.
«Posse-cripthomme. J'oubliais de vous dire, si ça peut vous intéresser, que je viens d'être condamné à cinq ans de galères innocemment au bagne de Toulon. C'est une bien jolie ville, où vous pourrez m'envoyer de l'argent si vous avez le hasard d'en voler à quelques amis. Je n'ai pas voulu vous laisser apprendre cette nouvelle par un autre. Mais soyez persuadé qu'au bagne comme ailleurs je n'oublierai pas les principes que j'ai reçus de vous.
«Bah! se prit à crier un canonnier nommé Baradin, après avoir entendu la lettre de son confrère, ce bavacheur de Fournerat ne nous parle jamais que de ses galères! C'est toujours le bagne de Brest ou de Toulon avec lui. Change ta barre, conteur d'histoires de chaînes et de forçats; le bagne ne rend plus!
—Tiens, comme il est mal bordé cette nuit le prince Baradin premier, l'empereur des mouches tuées au vol, vice-roi des gamelles vides, protecteur de la confédération sale!
—Pourquoi m'appelles-tu prince, espèce de va-de-la-langue? Encore une autre bêtise, n'est-ce pas? et tu restes là la bouche ouverte, comme un sac quand il n'y a rien dedans!
—Ah! tu me demandes pourquoi je t'appelle prince? Je vas te le dire, mais dans une petite chanson, composée par ton serviteur, dans les cinq minutes qui vont venir.
—Silence, les enfans! s'écria un des maîtres à tous ceux qui riaient de la dispute survenue entre les deux canonniers; Fournerat va faire et chanter une chanson sur Baradin: taisons nos langues et ouvrons nos oreilles; c'est l'ordre.
—Mes amis, c'est sur l'air de Oui, noir, mais pas si diable, que je vais vous déchanter la Baradine, romance de circonstance, cadrant avec le sujet, et un bien vilain sujet, voyez plutôt. Mais il ne faut pas que la musique vous empêche de haller dur et long-temps sur vos avirons. Chantons mal, mais nageons bien. Je tousse trois fois, je me mouche deux: c'est vous dire que je vais commencer.
Un jour de carnaval.
En carrosse voit un' dame
Qui s'en allait au bal. (bis.)
Quèques gaillards, par malice,
Crient: Vive l'Impératrice!
Voyons, que cela finisse,
S' dit mon cadet d' novice,
din! din!
Qui lui tend, qui lui tend sa sal'main. (bis.)
Que puis-je pour ton bien?
—Mais m'accorder, l'Altesse,
De toucher votre main. (bis.)
—Si c' n'est que ça, dit-elle,
V'là ma main. Elle est belle.
Attends, c'est d'la dentelle
Que c' linge et c'te ficelle.
Régale toi-z-en. Tiens, tiens!
Hein, hein?»
Baradin, Baradin, prends sa main, (bis.)
Dit-il à ses amis,
«Joséphine m'a fait prince
En m'donnant un rubis,» (bis.)
L'Altesse impériale
L'avait fait prince de Galle,
Et mon gaillard s' régale
En grattant sa main sale.
Hein, hein!
Tes rubis, les rubis sont mal sains. (bis.)
Je rappelle ici cette improvisation, toute grossière qu'elle est, pour faire connaître l'humeur et l'esprit des matelots. Qu'on me pardonne de la reproduire: ce fut, hélas! le chant du cygne, du pauvre Tyrtée de mon équipage!
La marée avait cessé de pousser favorablement la péniche vers sa destination. Mes hommes étaient las de toujours tirer sur leurs avirons. Le vent ne s'élevait pas et le jour allait se faire. Je pris le parti d'aborder l'île de Tomé qui se trouvait sur ma route, et d'attendre là que la marée suivante me permît de regagner Perros sans trop de peine. «Gouvernez sur Tomé, dis-je à mon patron. Nous mouillerons le grappin derrière en abordant.»
En accostant l'île, entre trois grands rochers qui formaient une espèce de petit port, mes hommes levèrent leurs rames. Le silence était parfait autour de nous, et ma voix seule et celle de mes gens allaient, au terme de la plus calme des nuits, réveiller les tranquilles échos du rivage. La mer gémissait à peine sur le bord, humide déjà de la rosée du matin. La clarté de la lune, qui allait bientôt faire place à celle du soleil, argentait encore le sommet de l'île et le côté opposé à celui sur lequel nous nous disposions à débarquer. Mais autour de nous l'obscurité prêtait à tous les objets des formes gigantesques et fantastiques. Un aviron tombant à la mer, le bruit du grappin que l'on mouillait derrière la péniche, la confusion même des voix de mes matelots, donnaient à cette scène si simple un charme inexprimable, du moins pour moi.
Je me plais ici à décrire un peu longuement ces choses, parce que ce sont des souvenirs que ma mémoire me rappelle avec ravissement au bout de vingt ans, et que je pense que l'on doit bien raconter et bien exprimer pour les autres ce que l'on se rappelle soi-même avec charme. L'art d'émouvoir et d'intéresser peut-il être autre chose que celui de peindre naïvement ce que l'on a senti le mieux?
En abordant à Tomé je recommandai à ceux de mes gens qui les premiers étaient sautés à terre, de ne pas trop s'éloigner, et de ne pas perdre de vue la péniche, non loin de laquelle moi-même je jugeai prudent de rester. Un coup de fusil, au reste, devait être le signal de ralliement. La marée devant bientôt nous permettre de continuer avec le jour notre route sur Perros, je ne pensai pas devoir passer plus d'une heure ou une heure et demie dans l'île.
Malgré la sévérité de mes ordres, quelques-uns de mes hommes s'écartèrent un peu plus que je ne leur avais permis. Ils voulaient chasser, disaient-ils, quelques lapins à coups de manche de gaffe. Après l'événement que je vais raconter et que j'étais loin de prévoir, je n'eus pas la force d'en vouloir à ces maraudeurs: ils nous sauvèrent.
Pendant que mes matelots rôdaient ça et là autour de moi, je m'assis sur un rocher près du rivage. J'aurais volontiers cédé dans ce moment d'inaction au sommeil que deux nuits blanches m'avaient rendu nécessaire, sans l'intérêt que m'inspirait une conversation qui s'était établie, à dix ou douze pas de ma place, entre Fournerat, mon brave canonnier, et le matelot Tasset, l'un de ses amis. Il s'agissait d'amour, de mariage et de projet de retraite: je prêtai attentivement l'oreille.
Les deux interlocuteurs s'étaient alongés nonchalamment sur un tertre de bruyère: c'était la pelouse du pays. Fournerat avait la parole.
«Jamais, disait il à son camarade, je ne me suis senti autant envie de retourner à Perros qu'aujourd'hui. Les deux jours que nous venons de passer dehors m'ont paru longs comme un câble sans bout ou vingt-quatre heures sans pain.
—Et pourquoi donc ça? Le temps m'a paru long à moi parce qu'il a fallu manier l'aviron toute la nuit, et que ça vous alonge joliment une soirée qui dure douze heures de temps jusqu'à la pointe du jour.
—Moi je me suis embêté, parce que, vois-tu, je m'impatientais d'attendre, et je m'impatientais parce qu'il y a quelque chose de nouveau qui m'attend à Perros.
—Quel nouveau?
—Mon congé.
—Ton congé! à toi!
—Un peu! Dix ans de service et une blessure à l'omoplate, d'un coup de canon de l'ennemi, qui m'empêche le remuement à volonté du bras avec lequel je me mouche avec ou sans mouchoir; voilà ce qui m'a fait demander mes invalides. Y es-tu?
—Mais que feras-tu avec ton congé, sans avoir un morceau de pain pour te laver la figure en dedans, quand la faim t'arrivera militairement tous les matins?
—Ce que je ferai? je me ferai des enfans tout seul, si je peux; car les enfans, comme on dit, c'est la richesse du pauvre.
—Et avec quoi encore te feras-tu des enfans?
—Avec un joli moule que je me suis choisi pour cela, va. Tu connais bien Marie Angel?
—Cette grande belle fille de la Clarté, l'aînée au père Angel?
—Indubitablement!
—C'est une belle criature!
—Je ne taille jamais que dans le beau.
—Qui vous a un bel estomac, au moins!
—Le plus bel estomac du département des Côtes-du-Nord, à ce que m'ont dit les connaisseurs.
—Et un bon caractère de fille, toujours de belle humeur, été comme hiver.
—Ah! ça doit être encore plus facile à manier, il n'y a pas de doute, qu'une pièce de quatre pour un ancien canonnier comme moi.
—Et tu veux l'épouser?
—Oui, et par le côté le plus pressé encore. Elle n'a pas grand'chose, mais elle a ce qui me plaît, et ça vous donne tant de force pour gagner sa vie, une femme qui vous chausse un peu proprement! Le père Angel, dont je vais devenir le respectable gendre, gagne quarante à cinquante sous par jour à faire des filets de pèche. C'est le plus grand fabricant du pays en filets à la brasse: le brave homme ne peut pas aller loin avec la goutte qu'il a par en bas, et celle qu'il prend à chaque instant par en haut. Une fois mort de rhumatisme et d'eau-de-vie, il me cédera son fonds, c'est-à-dire sa navette; et comme je me suis exercé, en faisant la cour à sa fille Marie, à passer assez gentiment une maille ou deux dans les filets du beau-père futur, je me trouverai établi tout naturellement avec ma petite femme, dans le domicile et l'état du pauvre défunt.
—Allons, je te vois bientôt négociant en filets de pèche, avec une femme sur les bras et un cabillot entre les quatre doigts et le pouce.
—Et le pouce! Oui, je le pousserai mon commerce. Tiens, vois-tu, la navigation me scie depuis long-temps le tempérament. On ne risque qu'à se faire casser les reins dans notre métier, et ce n'est pas un assez grand avantage pour qu'on se donne tant de mal pour l'État. Au lieu qu'avec une belle petite gaillarde qui vous tricotte une paire de bas en vous chantant la petite chanson, et en vous faisant une bonne soupe aux choux, on est plus heureux et plus tranquille qu'un roi. Hein! Qu'en dis-tu, espèce de célibataire?»
A ce moment de l'entretien, j'entendis courir vers moi deux des matelots qui s'étaient éloignés pour parcourir l'île. Ces hommes paraissaient s'être hâtés pour venir m'annoncer qu'ils avaient aperçu sur une hauteur voisine plusieurs douaniers.... Le jour s'était fait, et à la clarté de ses premiers rayons, et avec le secours d'une petite longue-vue que je portais sur moi, je distinguai, en effet, quelques hommes qui s'avançaient vers nous. A la forme de leurs schakos et à la couleur de leurs habits, je reconnus des douaniers. «Nul doute, me dis-je, qu'une des pataches des postes voisins aura abordé l'île comme moi, et dans une autre partie....» Mais pour plus de précaution et avant de pousser une reconnaissance, j'ordonnai à tout mon monde de rembarquer dans la péniche. Le canonnier Fournerat et son camarade, trop occupés encore, peut-être, de la conversation qu'ils avaient entamée, ne se disposaient pas à exécuter mon ordre, soit qu'ils l'eussent mal entendu ou qu'ils ne jugeassent pas nécessaire de se hâter. A peine, cependant, avais-je prononcé quelques mots d'impatience contre leur lenteur, que mes faux douaniers, qui s'avançaient toujours, nous couchèrent en joue et nous envoyèrent une grêle de coups de fusil. Cette décharge si inattendue produisit plus d'effet que mon commandement. Tous mes gens se jettent dans la péniche: on saute sur les armes et les avirons. Je fais pousser l'embarcation au large: nous lâchons précipitamment quelques coups de feu sur les douaniers qui continuent à tirer sur nous. La péniche enfin s'éloigne du rivage avec tout son équipage, à l'exception cependant du pauvre Fournerat. Une balle venait de l'étendre mort auprès de son camarade Tasset, qui, plus heureux que lui, avait réussi, à la première décharge, à regagner le bord.
Ma péniche fuit en désordre. Une fois un peu au large et hors de danger, nous cherchons à nous expliquer cette attaque imprévue. Comment nos assaillans, si réellement ils avaient été des douaniers français, auraient-ils pu nous prendre pour des Anglais, quand le pavillon tricolore flottait dès le matin au haut du mât de tappe-cul de la péniche? «Ce sont des Anglais déguisés en préposés de douane, me répondait mon patron....—Mais pourquoi des Anglais auraient-ils eu recours à ce stratagème, lorsque, sans changer de costume, ils auraient pu nous approcher aussi bien qu'ils l'ont fait au moyen de ce déguisement?—Par farce, peut-être, me répondait encore mon patron, ou sans doute, parce qu'ils croyaient, en s'habillant en préposés, pouvoir nous accoster impunément de plus prés et à bout portant, comme ils l'ont fait.»
J'ordonnai de gouverner de manière à contourner la queue de l'île, et à nous rendre le plus tôt possible à Perros.
Mais à peine avions-nous atteint la pointe sud de Tomé, que nous vîmes déborder par l'autre côté et de la partie du nord trois légers canots qui nageaient sur nous à grands coups d'avirons. C'étaient encore les Anglais qui venaient nous attaquer. Ma péniche ne marchait que très-médiocrement à l'aviron, comme je l'ai déjà dit, et je prévoyais bien que j'allais avoir affaire à force partie, quoique les canots ennemis fussent assez grêles. Il fallut se disposer à résister au nombre. Mes gens, un peu honteux de s'être laissés surprendre par l'attaque vigoureuse à laquelle nous avions été obligés de céder, ne demandaient pas mieux que de prendre leur revanche.
Dès que la plus agile des trois embarcations ennemies fut rendue assez près de moi pour me lancer quelques coups de fusil, je fis tonner sur elle l'obusier de 12, dont l'arrière de ma péniche était armé. Ce coup chargé à mitraille produisit merveille, et les balles que mon unique pièce d'artillerie fit pleuvoir autour de mes plus hardis assaillans, semblèrent les déconcerter un peu. La fusillade s'engagea bientôt entre eux et nous, et sans interrompre le service des avirons, nous tînmes tête à l'ennemi, qui nous gagnait toujours de vitesse. La brise, pendant ce petit combat à la course, vint à s'élever; mais elle nous était contraire, et rendait inutile l'emploi de nos voiles. Les Anglais, malgré la supériorité de leur marche, n'osaient cependant pas nous aborder, car ils paraissaient surtout redouter la brutalité de notre obusier. Dans la confusion de ce petit engagement, j'eus à peine le loisir de remarquer que la canonnière de la station, favorisée par la brise qui nous contrariait, venait d'appareiller du fond de la rade, et se trouvait déjà à portée de canon du champ de bataille.
Il était temps pour nous que son gros calibre ronflât sur les péniches anglaises! Ma pauvre embarcation, ébranlée et fatiguée par la fréquence des chocs que lui faisait éprouver la détonnation de mon obusier, se remplissait d'eau, et si l'engagement s'était prolongé, peut-être aurions-nous fini par couler, non pas sous le feu de l'ennemi, mais par l'effet du propre feu que nous faisions sur lui.
Une gloire aussi négative ne nous était pas réservée.
A l'approche de la canonnière s'avançant couverte de toile et à force de rames, et faisant déjà gronder ses gros canons de devant, les péniches anglaises abandonnèrent la chasse qu'elles m'appuyaient avec acharnement. Elles s'éloignent, s'arrêtent un instant, rentrent leurs avirons, et bientôt nous les voyons livrer au vent, qui favorise leur fuite, les petites voiles blanches qu'elles hissent, avec la rapidité de l'éclair, au haut des mâts qu'elles ont établis dans un clin d'oeil. Des mauves agiles ne glissent pas plus légèrement sur les flots qu'elles effleurent du bout de l'aile, que ces trois embarcations, livrant aussi leurs ailes blanches, au souffle de la risée. D'assailli que j'étais, je veux devenir assaillant, et me voilà, dans ma lourde péniche, poursuivant à mon tour mes ennemis, avec le secours imposant de la canonnière. Mais tous mes efforts furent vains. Les Anglais gagnèrent le large avant que nous pussions les approcher, et nous restâmes maîtres absolus du champ de bataille, sans avoir à nous enorgueillir beaucoup de cet avantage. Quelques trous de balles dans ma mâture et dans les chapeaux de deux ou trois de mes gens, furent les résultats les plus remarquables de ce petit combat.
J'appris en quelques mots au commandant de la canonnière mon aventure à Tomé, et le piège dans lequel, à la faveur de leur travestissement de douaniers, les Anglais avaient voulu m'attirer. «Pardieu-! me dit mon commandant, ces gaillards-là n'ont pas payé cher les frais du nouveau costume sous lequel ils ont cherché à vous abuser. Il y a trois jours qu'une frégate anglaise s'est emparée d'une de nos pataches de douane; et les habits des prisonniers auront servi à métamorphoser en préposés, les gaillards dont vous vous serez laissé approcher sans assez de défiance.»
Le mystère que jusque là nous avait caché le costume de douanier, venait de nous être expliqué. Les Anglais nous avaient joué une petite comédie de travestissement, une espèce de pièce à tiroir.
Pour plus de prudence, la canonnière commandante voulut faire le tour de l'île de Tomé, quoiqu'il n'y eût plus aucun espoir d'y surprendre des Anglais.
Le vent, qui depuis quelque temps s'était élevé de l'ouest, devint plus fort; et comme il était contraire pour rentrer, la canonnière et ma péniche louvoyèrent avec l'avantage de la marée afin de regagner le mouillage en dedans de ce qu'on nomme le lanquin de Perros.
Le soir, ou ne s'entretenait dans tout le pays que de l'événement de Tomé, de la mort du pauvre Fournerat, et du mauvais tour enfin qu'avaient voulu me jouer les Anglais.
Ce ne fut que le surlendemain de mon aventure que le temps devint assez beau pour me permettre de retourner dans la petite île, théâtre de ma récente aventure.
Je me, disposais à faire ce petit voyage en ordonnant à tout mon monde de s'embarquer dans la péniche, lorsqu'une jeune fille s'avança vers moi les yeux en pleurs.
«Monsieur, me dit-elle, j'ai une grâce à vous demander?
—Et quelle grâce, mademoiselle?
—Celle de me permettre d'aller à Tomé avec vous.
—Et quel besoin avez-vous d'aller à Tomé?
—Quel besoin? Ah! monsieur, si vous saviez....» Et la jeune fille à ces mots fondit en larmes.
«Quel est votre nom? êtes-vous de Perros?
—Monsieur, je suis du village de la Clarté, je me nomme Marie Angel.»
A ce nom, dont je fus frappé comme d'un coup de foudre, je me rappelai avec une vive et poignante douleur la conversation de l'avant-veille entre Fournerat et son ami.... Pauvre Fournerat!
«Mais, mademoiselle, je ne sais trop si, pour vous-même, je dois vous permettre de venir à Tomé. Je crois devoir vous épargner le spectacle douloureux que vous venez chercher peut-être à l'insu de votre père, de votre famille.
—Oh! je vous le demande en grâce, monsieur: ne me refusez pas. Je ne pleurerai pas, je vous le jure, et je tiendrai si peu de place dans votre embarcation....
—Allons, venez, puisque vous le voulez. Je crains également de vous recevoir dans ma péniche, et de vous désobliger en vous refusant..... Embarquez-vous.»
La jeune fille s'embarque. Je donne ordre à mes hommes de pousser au large, et nous voilà naviguant vers Tomé.
Tous mes matelots connaissaient la pauvre Marie Angel. Ils la regardaient en silence et d'un air qui voulait lui dire combien ils respectaient sa douleur et les larmes qu'elle s'efforçait de ne pas répandre devant eux et surtout devant moi, à qui elle avait promis de ne pas pleurer.
Placée derrière, près du patron de l'embarcation, elle tenait ses yeux humides fixés sur les flots que nous fendions à force de rames. En approchant de Tomé, je remarquai que son sein battait avec plus de force, et que ses joues pâlissaient. Mais elle m'avait promis de ne pas pleurer, et elle ne pleurait pas, de peur peut-être de m'importuner.... Je commande au patron d'aborder l'île dans un autre endroit que celui où nous aurions retrouvé le corps de notre infortuné canonnier.
A peine sommes-nous rendus à terre, que Marie Angel se dirige vers le lieu que je voulais lui cacher: soit qu'elle connût déjà l'île, ou qu'un instinct trop naturel la guidât, elle gagne avec rapidité et avant nous, la partie du rivage que nous avions abordée l'avant-veille.... Nous ne pouvons que la suivre; et bientôt nous la voyons s'arrêter, se coucher et se jeter sur le corps défiguré de son amant.
La pluie et le vent avaient passé pendant deux jours sur ce corps livide et sur ces tristes restes que les Anglais n'avaient eu le temps ni d'enlever ni d'enterrer.
Tous nos efforts furent vains pour arracher la pauvre Marie à cet affreux spectacle. Nous ne parvînmes à transporter le cadavre vers la péniche, qu'en consentant à laisser Marie soutenir, dans ce pénible trajet, la tête inanimée de son amant, comme si cette tête, à la bouche béante, aux yeux vitrés et fixes, vivait encore!
«C'est au coeur, s'écriait la malheureuse fille, c'est au coeur qu'ils l'ont tué!»
Le cadavre fut reçu, avec précaution et recueillement, par les hommes qui se trouvaient dans la péniche: on le plaça sur le banc de l'arrière, et une voile recouvrit en entier le corps du défunt.
Nous repartîmes aussitôt pour Perros.
Marie, agenouillée aux pieds du cadavre de son amant, laissait tomber sa tête sur sa poitrine affaissée; elle priait à voix basse, pendant que nous nous éloignions de l'île. Personne ne causait à bord: c'est à peine si quelquefois je prenais la parole pour donner à mes hommes les ordres nécessaires à la manoeuvre. Jamais traversée plus courte ne me parut plus pénible. Le bruit des rames, frappant à coups réguliers les flots tranquilles, semblait ajouter quelque chose de sinistre à cette scène lugubre. On aurait dit une marche funèbre, battue par les avirons des nageurs sur la mer immobile. Il y avait du deuil jusque dans les plis de notre petit pavillon que j'avais fait amener à demi-mât, et qui, abandonné par le vent qui s'était tu, tombait le long de sa drisse, comme un long crêpe ou comme un lambeau de linceul.
Nous arrivâmes enfin à Perros.
La multitude nous attendait sur le rivage où nous devions aborder.
Des artilleurs de la station se disputèrent l'honneur de porter le cadavre de leur camarade Fournerat. Quant à Marie, elle ne pleura pas. Elle voulut que le corps fût conduit chez elle, en attendant l'inhumation, et en suivant la marche de ceux qui le portaient, elle priait toujours, mais sans laisser échapper une larme. On aurait dit que, moins malheureuse que quelques heures auparavant, elle venait de retrouver quelque chose de consolant, et que la mort ne lui avait pas encore tout ôté, en lui ravissant celui seul qu'elle aimait. Triste illusion de la douleur, qui fait retrouver une consolation dans la vue des objets qui devraient le plus augmenter notre désespoir!
Le lendemain, on enterra Fournerat dans le modeste cimetière du village de la Clarté. Tous les marins de la station l'accompagnèrent jusqu'au champ de l'éternel repos.... Marie jeta la première poignée de terre sur sa fosse, et puis, quand cette fosse fut comblée, elle sema des fleurs sur la tombe qui venait de recouvrir pour toujours les restes de celui qui aurait été son époux.
Quelques jours après cet enterrement, qui avait produit sur moi la plus pénible impression, je revins visiter, conduit par quelque chose de rêveur et peut-être aussi par un instinct de curiosité, le petit cimetière de la Clarté.
Mes regards cherchèrent d'abord la tombe de Fournerat: c'était la seule chose que je voulusse voir autour de moi. Je remarquai que sur cette tombe, déjà un peu affaissée, une main, que je devinai sans peine, avait déposé des fleurs toutes fraîches. Une croix, sur laquelle se trouvaient tracés le nom, l'âge et la profession du mort, avait été plantée depuis peu: au haut de la fosse et sur la tête de cette croix pendait une petite couronne de marguerites touffues, qu'il avait fallu bien du temps pour composer. «Peut-être, me dis-je, ces fleurs nouvelles sont-elles encore mouillées des larmes de la pauvre Marie!... Quel secret avait donc ce malheureux Fournerat pour se faire aimer ainsi d'une jeune fille de village, ou plutôt, que de sensibilité avait-il rencontrée chez cette jeune fille si naïve et si touchante dans sa douleur!...» Et je pensai long-temps à Marie sur la tombe de son amant!...
Les impressions les plus profondes s'effacent bien vite dans le coeur des marins: ils voient tant de choses en si peu de temps! J'oubliai bientôt et Fournerat et sa maîtresse, et le cimetière de la Clarté et le petit port de Perros, que je quittai pour aller courir les mers pendant plusieurs années sur une demi-douzaine de navires différens.
Les petits événemens que je viens de raconter avaient presque disparu de ma mémoire, lorsqu'un jour en visitant, pendant une de mes relâches au Sénégal, le cimetière de Saint-Louis, il me prit envie de lire les inscriptions que l'on pouvait encore déchiffrer sur quelques croix funéraires, battues depuis long-temps par le vent, ou couchées pour la plupart sur le sable qui recouvrait les ossemens des infortunés moissonnés par les maladies de ce pays terrible. Il m'était souvent arrivé, dans les colonies, de parcourir les lieux où l'on entasse les cadavres des pauvres Européens, pour avoir des nouvelles de ceux de mes amis dont je n'avais entendu parler depuis long-temps; et souvent aussi j'avais appris leur sort, en voyant leur nom écrit sur la fosse qui les avait pour toujours séparés du monde. Une sorte de pressentiment m'avait dit qu'en faisant une visite dans le cimetière de Saint-Louis, je rencontrerais là quelques morts de ma connaissance. Je me laissai aller à cette idée tant soit peu triste, et mon sombre pressentiment ne tarda pas à être justifié.
A peine, en effet, avais-je fait quelques pas sur le sable dans lequel on creuse les tombeaux que la fièvre jaune ou le ténesme se chargent de combler dans ce climat inexorable, que je m'arrêtai, presque involontairement, devant une croix blanche sur laquelle on avait tracé une inscription en lettres noires, encore toutes fraîches peintes. La première chose que je vis dans cette inscription, ce fut l'âge de la personne qu'on venait d'inhumer depuis peu, à en juger par l'état dans lequel se trouvait encore la terre: AGÉE DE VINGT-TROIS ANS! «Vingt-trois ans! me dis-je.... Mourir à cet âge, et encore au Sénégal! Mais quelle peut être la pauvre femme que la mort a si tôt enlevée?» Je lus, ou plutôt, sans avoir le temps de bien lire, je fus frappé comme d'un coup électrique, en croyant avoir vu sur la croix qui était devant moi, ces mots:... «Marie Angel, dite soeur Sainte-Marie....»
Il me fallut m'asseoir sur une tombe voisine, et me remettre un peu du malaise que j'éprouvais, avant de pouvoir arrêter de nouveau mes yeux sur cette fatale inscription.
Au bout de quelques minutes d'efforts faits sur moi-même, je voulus relire les mots qui m'avaient si fort troublé.... Je n'avais déjà que trop bien lu.
«Ci-gît Marie Angel, dite soeur Sainte-Marie, née à Perros, département des Côtes-du-Nord, le 1er mai 1801, morte à l'hospice de Saint-Louis, âgée de vingt-trois ans. Priez Dieu pour le repos de son âme!»
C'est alors que le souvenir de l'infortuné Fournerat et de toutes les circonstances que j'avais depuis long-temps oubliées, vint de nouveau assaillir toute mon âme. Avec quelle vivacité se présentèrent à mon esprit, et le petit cimetière de la Clarté, et les traits de la pauvre Marie me demandant à venir à Tomé dans ma péniche! Que d'événemens, de lieux et d'époques venaient en ce moment se rapprocher, se confondre dans mon imagination, à la vue de cette croix où le sort de la pauvre Marie m'était révélé!... Quelle immense distance entre la tombe de son amant et la sienne! Lui en France, elle au Sénégal!... Ensevelis tous deux pour jamais, et si loin l'un de l'autre!...
Hélas, il n'était que trop vrai! Le soir, en revenant accablé de tristesse vers l'hospice de Saint-Louis, j'appris de la bouche même des compagnes de soeur Sainte-Marie, que la pauvre Marie, attachée depuis cinq ans, par des voeux indissolubles, à l'ordre des Soeurs de la Charité, avait terminé au Sénégal des jours remplis pour elle d'une longue et cruelle amertume!
Cinq ans! c'était juste le temps qui s'était écoulé depuis la mort du malheureux Fournerat!
J'ai cherché bien long-temps depuis dans le monde un pareil exemple de constance et d'amour: je ne l'ai pas encore trouvé. Peut-être est-ce pour cela que je me suis rappelé si bien, comme la chose la plus rare, tant de fidélité et de tendresse. Je chercherai long-temps encore sans doute!
LE NOVICE DES ASPIRANS DE MARINE.
Les anciennes ordonnances de la marine, que l'on a refaites sans réussir à faire quelque chose de bien meilleur qu'elles, permettaient aux aspirans de choisir, parmi les équipages des navires où ils servaient, quelques petits mousses et un novice que l'on chargeait des détails du ménage et de la cuisine du posteI; triste cuisine qu'alimentaient les 22 francs de traitement accordés par mois à chaque commensal! Il ne fallait rien moins qu'une continence à la Scipion ou une vertu d'estomac à la Spartiate, pour se contenter de si peu. Mais la gloire se chargeait de payer tout le reste, et de compenser, en espérances brillantes, ce qu'il y avait de désespérant dans le positif d'une telle vie.
Le chef de gamelle sous les ordres duquel se trouvait toute la marmaille du poste, était celui des aspirans que ses collègues avaient chargé de dépenser le traitement de table, le plus convenablement possible. C'était la femme de ménage ou plutôt l'économe de toute la confrérie: le novice et les petits mousses en étaient les frères servans.
A bord de la frégate la Topaze, il existait un jeune marin sale et vif, actif et intelligent: il s'appelait Faraud. Il était novice: les aspirans de la frégate le choisirent pour en faire leur cuisinier.
Faraud débuta dans sa nouvelle charge en faisant un dur apprentissage du métier pour ses maîtres et pour lui. Il manqua d'abord toutes les sauces, et il reçut quelques taloches; il consomma d'abord aussi, beaucoup trop de beurre, et il reçut encore des taloches; mais à force de faire des écoles et de subir des corrections, il se forma et devint moins prodigue. Les vieilles paires de bottes, les habits usés et les doubles rations à la cambuse commencèrent alors à pleuvoir sur lui. Encourager les âmes actives et nobles, c'est semer en bonne terre. Faraud, largement rémunéré par ses jeunes maîtres, devint bientôt la perle des novices des aspirans, et ce n'était pas peu de chose, au moins, dans toute une division navale.
Pendant tout le temps que le traitement de table avait été régulièrement payé aux aspirans, le cuisinier de ces messieurs avait trouvé le moyen de faire faire assez bonne chère à ses Lucullus. Rien n'est plus facile, en effet, que de faire quelque chose avec beaucoup d'argent. Mais par une circonstance trop ordinaire, hélas! sous ce gouvernement impérial que tout le monde regrette tant aujourd'hui qu'il est déjà si loin, il arriva que le traitement cessa d'être payé pendant trois éternels mois. Durant ce temps de famine et de stérilité, il fallut bien vivre d'industrie et de la maigre ration du bord: une livre et demie de pain, quelquefois une demi-livre de mauvaise viande, de lard rance ou six onces de haricots!... Quelle dure extrémité pour de futurs amiraux de France! C'est cependant ainsi que l'on entre dans ce chemin de la gloire, au bout duquel on meurt encore quelquefois de faim et de soif.
La cambuse fournissait de tout cela. Avec un bon signé par le chef de gamelle, sous la responsabilité de tout le poste, le commis aux vivres délivrait autant de rations qu'il en fallait pour assouvir l'appétit de dix ou douze voraces aspirans.
Mais comment, avec du lard et des fayotsJ, faire autre chose que des fayots et du lard? Faraud était désespéré en pensant que toute la science qu'il avait apprise ou plutôt qu'il avait devinée, était impuissante à varier, par la forme, des alimens qui, par le fond, restaient toujours les mêmes. Cependant, toujours ingénieux à déguiser l'uniformité de la nourriture quotidienne qu'il offrait au palais rebuté de ses maîtres, on le voyait tantôt leur servir un gros morceau de lard au milieu d'un lac de haricots.
Tantôt un grand plat de haricots accidentés par de petits morceaux de lard, semés çà et là à l'aventure et comme par un coquet caprice.
Mais la base, la maudite base de cette culination restait toujours la même. Un Vatel se serait passé son épée dans le corps dix mille fois pour une. Faraud, qui n'avait point d'épée, s'y prit autrement.
«Messieurs, dit-il un jour à ses dix ou douze aspirans réunis assez mélancoliquement autour du potage limpide qu'il leur avait servi ce jour-là comme d'ordinaire; Messieurs, je suis désespéré, dégoûté de ma cuisine.
—Pas plus que nous, va, mon pauvre Faraud!
—L'humiliation que j'éprouve me tue!
—Oh! c'est trop fort. Désespéré, oui; mais humilié, pourquoi?
—Pourquoi, Messieurs? parce que je vois les autres novices des aspirans de la division aller à terre, et que je n'y vais pas comme eux.
—Aller à terre! et que vont-ils faire à terre, tes novices?
—Ils vont y faire la provision.
—La provision! et avec quoi? Ils ne sont pas, je pense, plus en fonds que toi. Les espèces manquent depuis long-temps dans tous les goussets d'aspirans.
—Quand je dis qu'ils vont à terre faire la provision, je veux dire qu'ils vont à terre faire semblant d'acheter quelque chose pour l'honneur du corps et la dignité de la gamelle.
—Et comment font-ils semblant, ces gens-là, d'acheter quelque chose avec rien?
—Je me charge, si vous le voulez bien, messieurs, de vous apprendre la manière dont mes confrères s'y prennent. Si, en vous cotisant entre vous, on pouvait seulement me composer, chaque jour, un fonds de cinq à six sous, je me ferais bon d'aller tous les matins au marché, dans la poste-aux-choux K, et de revenir à bord avec un panier assez gentiment garni de légumes à bon marché; et, au moins, cela aurait l'air de quelque chose, et je n'entendrais plus dire à tous les malins de l'équipage, quand je passe à vide auprès d'eux: «Dis donc, Faraud, les aspirans doubleront-ils bientôt le Cap-Fayot? est-ce que la rafale bat toujours en côte, mon fiston?» Je n'y peux plus tenir. J'aimerais mieux être tué sur le coup que de mourir de honte à petit feu, comme je le fais depuis trois mois.»
Tout ému de la harangue de Faraud, le chef de gamelle, qui, plus que tous ses autres camarades, sent la peine secrète de son cuisinier, s'écrie: «Il a raison!
—Mes amis, reprend avec vivacité l'un des aspirans, il est nécessaire, urgent, pour la réputation dont jouissait notre table, de soutenir l'opinion qu'on a encore de l'ordre et des convenances qui régnaient dans notre gamelle. Nous sommes rafalés, il est vrai; mais un temps meilleur viendra, et si jusque là nous pouvons cacher, sous des apparences d'aisance, le dénuement dont nous souffrons, croyez bien que ce ne sera pas en vain que nous aurons fait un sacrifice au décorum du grade et à la dignité de notre corps. Moi, je donne cinq centimes de ma poche chaque jour, pour que Faraud puisse faire semblant d'aller à la provision.»
Cet exemple entraîna la majorité, et tous les assistans s'écrièrent: «Donnons chacun un sou de notre poche pour que Faraud se rende chaque matin au marché.»
Le lendemain de l'adoption de cette mesure, Faraud se leva avec l'aube naissante, de crainte de manquer la poste-aux-choux qui ne partait pourtant qu'à cinq heures. Il ne se sentait pas d'aise en se rendant à terre le panier sous le bras et dix sous dans la poche. Il allait donc, après trois mois d'exil, reparaître au milieu de ce marché où tant de fois il s'était vu sollicité par toutes les marchandes de légumes et les crieurs de poisson! La sensation produite par sa réapparition fut générale; mais, hélas! le pauvre novice eut bientôt dépensé ses cinquante centimes.
Pendant plusieurs jours néanmoins on le vit revenir à bord non-seulement avec quelques carottes, un chou et un paquet de radis, mais encore avec un poulet, une tranche de saumon ou une côtelette. Puis, après avoir soumis ses provisions au rapide examen du chef de gamelle, Faraud allait dans la cuisine préparer son dîner pour l'offrir le plus tôt possible à l'avide appétit de ses maîtres.
Etonnés, à la fin, de voir figurer sur leur table des morceaux que le peu d'argent qu'ils donnaient à leur novice ne lui permettait pas d'acheter, ceux-ci voulurent avoir une explication catégorique sur la singularité d'un fait qu'ils ne pouvaient concevoir.
«Comment fais-tu, demanda le chef de gamelle à son novice, pour nous rapporter chaque jour un tas de choses que tu ne peux pas bien évidemment payer avec les dix ou douze sous que nous te donnons?
—Allez toujours, messieurs; mangez cela en attendant mieux. Le reste est mon secret.
—C'est justement ton secret que nous voulons connaître. Il doit être beau! Voilà, par exemple, ce petit poulet que tu nous as servi aujourd'hui....
—Eh bien! ce petit poulet n'était-il pas bon? Il n'en est pas seulement resté un os!
—Je le crois bien, à douze! Tu nous donnes, pour toute la table, des choses qui seraient tout au plus suffisantes pour deux ou trois personnes.
—Que voulez-vous? quand on ne peut pas faire mieux!
—Mais encore, comment fais-tu pour te procurer ces objets que l'on croirait le fruit d'une maraude plutôt que....
—Allons, je vois bien qu'il faut que je vous dise comment je m'y prends.
—Voyons, parle.
—Rien n'est plus facile à vous expliquer. Quand les femmes du marché, à qui j'avais l'habitude d'acheter mes provisions dans le bon temps, me voient passer sur lest devant elles, le panier sous le bras, elles me crient toutes:
«Eh bien! mon pauvre Faraud, vous ne nous prenez donc rien aujourd'hui?» Moi je leur réponds du mieux que je peux: «Non, pas aujourd'hui, la mère Pignon ou la mère Mariette,» c'est selon. Mais ces braves femmes, qui devinent mon embarras et qui ne veulent pas me faire honte, me disent alors: «Allons, tenez, prenez ce petit poulet, prenez ces deux artichauts, ce morceau de saumon; vous nous paierez plus tard, et quand vous pourrez.» C'est du crédit qu'elles font à une ancienne pratique. Voilà tout mon secret, messieurs, et je vous l'aurais dit plus tôt si je n'avais pas craint de recevoir un poil de votre part.»
Cette explication parut suffire; mais il fut ordonné expressément à Faraud de ne pas se laisser aller dorénavant aux offres trop généreuses de ses anciennes marchandes. Faraud n'en continua pas moins, malgré les remontrances de ses maîtres, à rapporter chaque jour à bord du butin dépareillé, comme il disait. Il aurait mieux aimé recevoir quotidiennement vingt à trente taloches, que de renoncer à faire aller sa cuisine.
On avait depuis long-temps cessé de le tracasser sur son étrange monomanie de fricoter, lorsqu'un beau matin un des aspirans de corvée de la Topaze, en montant paisiblement la grande rue de Brest, entendit crier au voleur! au voleur! Des marchands de légumes et de volailles, des archers de ville, poursuivaient à outrance un petit marin qui leur échappait à toutes jambes, un canard d'une main et un chou-fleur de l'autre. L'aspirant se met en devoir de barrer le chemin au fugitif qui court vers lui. Mais quelle est sa surprise, lorsque, dans l'individu qu'il va pour saisir au collet, il reconnaît Faraud! Un ventru aurait reculé; un Brutus aurait même peut-être balancé. Mais un aspirant de marine! L'aspirant, d'une main vigoureuse, arrête son novice. Les hommes qui poursuivent celui-ci, accourent tout essoufflés pour l'accuser d'avoir volé un canard et un chou-fleur. La foule arrive aussi, et le scandale va grossir avec elle. L'aspirant, après avoir entendu toutes les plaintes, ne trouve d'autre moyen d'apaiser les marchands et de renvoyer les archers de ville, qu'en fouillant dans sa poche et en jetant à l'avidité des plaignans une pièce de cinq francs, qu'il avait été assez heureux pour rencontrer ce jour-là dans son gousset.
Et voilà Faraud tout confus resté libre, son canard et son chou-fleur à la main, en face de son maître justement irrité!...
«C'est donc ainsi, misérable, que tu te procurais les provisions que tu nous faisais manger!
—Monsieur, je vous demande mille fois pardon de vous avoir trompés comme je l'ai fait jusqu'ici. Mais je puis vous assurer que jamais l'envie de voler quelque chose pour moi, ne me serait venue toute seule. C'est l'ambition de notre gamelle qui m'a perdu.
—Allons, marche devant moi! Je vais te conduire à bord, et une fois arrivé, tu verras comment on punit les voleurs.
—Ah! oui, monsieur, vous avez bien raison, je suis un gueux, un scélérat. J'ai escroqué, je ne m'en cache pas, bien des petites choses au marché. Mais au moins aujourd'hui le canard et le chou-fleur, que vous avez payés de votre poche, sont bien à moi, et vous me permettrez bien de les servir à table, avant de me faire corriger comme je le mérite.
—Marche devant moi, te dis-je, et plus vite que cela!»
Le pauvre Faraud, les yeux en pleurs et les provisions sous le bras, chemine piteusement escorté par son aspirant.
On arrive à la poste-aux-choux. On s'embarque pour retourner à bord du vaisseau; et à chaque coup d'aviron que donnent les canotiers, le malheureux novice des aspirans sent qu'il se rapproche du moment inévitable où la voix redoutée de ses maîtres l'accusera avec trop de justice d'avoir compromis l'honneur de la gamelle du poste. La contenance du coupable, dans l'embarcation, est loin d'être arrogante ou d'indiquer la résignation de son âme. Son air, au contraire, est pénétré, rêveur et presque suppliant. Le patron et les canotiers, qui ignorent encore l'aventure arrivée à Faraud, se demandent, de l'oeil, en le voyant ainsi affligé, ce qui peut lui être advenu de fâcheux. L'infortuné ne dit mot, et sa bouche ne s'entr'ouvre que pour laisser de temps à autre passer quelques soupirs, longs et sourds, qui le suffoqueraient s'il ne les exhalait pas à la dérobée. Il tient ses yeux confus attachés obstinément sur la surface de la mer qui coule, hélas! si rapidement le long du canot qui porte à bord de la Topaze le témoin impassible de sa faute, les remords de son coeur, et la crainte du châtiment que lui réserve le sort!...
Bientôt la lourde poste-aux-choux, qui, ce jour-là, semble avoir marché si vite, accoste le flanc de babord de la frégate. L'aspirant monte à bord: il faut bien que Faraud le suive, et il grimpe aussi, tenant toujours dans sa main tremblante le panier dans lequel barbote encore le canard fatal, et s'élève la tête panachée du chou-fleur accusateur.
On descend au poste des aspirans, dans ce faux-pont obscur où se trouve une longue table autour de laquelle l'aspirant arrivant de terre a bientôt rassemblé tous ses camarades, pour leur faire entendre une communication importante.
Les douze camarades, qui ne se sont pas fait prier pour se rassembler, examinent d'abord avec curiosité les provisions que contient le panier. L'un se confond en éloges sur la sagacité de Faraud, en tâtant avec une sorte de volupté gastronomique, les flancs dodus du canard qui crie entre ses doigts frémissans; l'autre agite, avec orgueil, le chou-fleur parfumé qu'il se propose déjà de manger à la sauce blanche, ou à l'huile et au vinaigre, si le beurre manque. Un mot du chef de gamelle vient mettre fin à cette scène, moitié plaisante et moitié sérieuse.
«Messieurs, dit-il en s'adressant à ses camarades avec un ton qui sent un peu la gravité d'une justice solennelle, ce n'est pas de cela qu'il s'agit, une action infâme vient de m'être révélée. Les provisions que vous venez d'étaler sur notre table avec tant de complaisance attestent un fait qui portera l'affliction et l'indignation dans tous vos coeurs: elles ont été volées!
—Volées! s'écrièrent ensemble, comme avec une seule voix, tous les aspirans.
—Oui, volées, messieurs!
—Et par qui?
—Par le drôle que vous voyez là, et dont la contenance coupable attesterait seule le crime, si un témoin irrécusable ne l'avait pas déjà dénoncé à notre sévérité.»
Faraud, en effet, la casquette à la main et la tête baissée, se tenait morne et muet au bout de cette longue table qu'il avait si souvent et si ingénieusement recouverte de mets si vite avalés, de cette table théâtre passager de sa gloire fugitive, et qui, pour lui, va être transformée, dans une minute, en table de justice.
Le chef de gamelle raconte en peu de mots l'événement du matin. C'est un acte d'accusation qu'il dresse en parlant. Tous ceux qui l'écoutent, pénétrés de l'importance du délit, nomment par acclamation le chef de gamelle président de la commission qui doit prononcer sur le sort du prévenu. Il a déjà un accusateur, on lui donne des juges. Le plus gourmand des aspirans se constitue son défenseur officieux. On prend des plumes, de l'encre; on se procure un Code pénal, et tout ce qu'il faut, enfin, pour faire fusiller un homme, ou pour l'envoyer tout au moins aux galères.
Faraud est consterné.
Le rapporteur prend la parole. Il tonne, il éclate, il foudroie l'accusé, et l'accusé sanglote. Le défenseur, qui a eu le temps de préparer sa plaidoirie en rongeant une galette de biscuit, se lance et s'épanouit dans un brillant exorde: il repousse l'accusation avec l'éloquence du coeur, et un peu aussi avec l'éloquence de l'estomac. Le ministère public réplique au défenseur: le défenseur répond au ministère public. Les petits mousses qui composent l'assistance de la salle d'audience se réjouissent en qualité d'ennemis naturels de Faraud, leur supérieur, en prévoyant la condamnation de celui qui si souvent s'est permis de stimuler vigoureusement leur paresse, ou de punir, à coups de martinet, leurs trop fréquentes étourderies.
L'affaire est entendue. Le conseil, après avoir essuyé un déluge de paroles, se trouve suffisamment éclairé pour rendre un jugement impartial. Les juges se retirent dans un coin du faux-pont, qui leur servira de chambre de délibération. A peine nos Minos se sont-ils dit trois ou quatre mots à l'oreille, qu'on les voit revenir à leur place. Le président se lève, et d'une voix ferme et solennelle, il prononce l'arrêt suivant au milieu du plus profond silence:
«La commission militaire instituée à bord de la frégate de S. M. la Topaze, en vertu du droit qu'elle tient de la justice, après avoir ouï l'accusé Faraud dans sa défense et le rapporteur du conseil de guerre dans son accusation, a reconnu que le prévenu Faraud a bien évidemment commis un vol que rien ne saurait justifier, et dont la nature est telle, qu'il pouvait compromettre, sans une circonstance indépendante de la volonté de l'accusé, l'honneur de la gamelle des aspirans de cette frégate;
«En conséquence, ladite commission condamne Jean-Julien Faraud à sept jours de fer et à ne plus aller à la provision à terre.»
Ici, redoublement de sanglots du condamné, et redoublement de joie chez les petits mousses qui viennent d'entendre prononcer l'arrêt.
Le président impose silence à l'auditoire, et il reprend: «Mais attendu que le dit Faraud ne s'est livré que par un zèle excessif pour le bien de ses maîtres, une action coupable dont la gamelle des aspirans a été appelée involontairement à recueillir les fruits, les membres de la commission ont été d'avis de concilier à la fois ce qu'ils doivent à l'équité, et ce qu'ils doivent à l'indulgence que leur inspirent l'âge et les antécédens honorables du prévenu....»
L'auditoire prête en ce moment la plus vive attention aux paroles que va prononcer encore le président.
«En conséquence, la susdite gamelle sera tenue, dès les premiers fonds reçus pour traitement de table, d'acheter un habillement complet, en drap bleu ou noir, au novice Faraud, pour le récompenser du dévoûment absolu qui l'a conduit à immoler, en faveur de ses aspirans, jusqu'aux bons principes que ceux-ci s'étaient plu à lui inculquer;
«Condamne en outre la susdite gamelle aux frais du procès, et le canard ainsi que le chou-fleur, déposés sur le tribunal comme pièces de conviction, à être mangés dans les vingt-quatre heures, attendu que ces deux objets ont été dûment acquis par un des aspirans, au profit de la table, qui lui restituera ses avances en temps opportun.»
Il serait difficile de dire l'impression favorable avec laquelle fut accueilli ce jugement. Faraud surtout, l'heureux Faraud semble avoir perdu la raison par excès de satisfaction et de reconnaissance. Il se jette en pleurant sur les mains de son défenseur généreux, sur celles de l'impartial président, et même sur celles du rapporteur, qui a porté à regret, contre lui, une accusation que lui dictait bien plutôt l'équité que son coeur. Puis, après avoir bien pleuré d'attendrissement, le novice se rappelle ce qu'il doit à la justice: il s'élance dans la batterie; il va d'un pas ferme et résolu trouver le capitaine d'armes, pour le prier de le mettre aux fers: c'est Régulus venant reprendre ses chaînes dans les cachots de Carthage.
Il resta sept jours bien comptés aux fers, notre bon novice; mais à l'expiration de sa peine, le ciel permit ou voulut que trois mois de traitement fussent payés à la gamelle, et, quarante-huit heures après le traitement reçu, un habillement complet de drap bleu se dessinait sur la taille altière et droite du chef de cuisine des aspirans de la Topaze.
Un mois de bombance s'était à peine écoulé, qu'il ne restait déjà plus un sou au chef de gamelle. La frégate la Topaze partit heureusement pour aller croiser dans l'Océan. Il était plus que temps; car, malgré la leçon qu'il avait reçue, on ne sait pas ce qu'aurait pu faire encore le novice Faraud, dans un nouveau moment de rafale.
Mais dans ce vaste Océan qu'allait sillonner la Topaze, on rencontrait alors force bâtimens anglais de toutes les espèces et de toutes les dimensions, depuis le faible cutter, jusqu'au terrible vaisseau à trois ponts de 140 bouches à feu. La frégate fit d'abord plusieurs captures parmi les navires qui ne pouvaient lui résister. Mais, à force de chercher, elle finit par rencontrer un bâtiment en état de lui tenir tête.
Ce fut un beau matin à la pointe du jour qu'elle fit cette belle rencontre. Le soleil allait s'élever radieux sur les petites lames qui clapotaient paisiblement à l'horizon, lorsque la vigie du grand mât de perroquet cria: Navire!
«Où? demanda l'officier de quart.
—Sous le vent à nous, pas bien loin.»
Tout le monde le vit bientôt ce navire, de dessus le pont: il paraissait assez gros. La mer était superbe et la brise jolie: la journée, qui avait commencé par un beau soleil, devait se terminer par un combat, et le combat par....
On chassa le bâtiment aperçu en laissant arriver sur lui bonnettes hautes et basses.
Le bâtiment à vue, au lieu de prendre chasse, se mit tout bonnement en panne pour attendre l'événement.
En s'approchant l'un de l'autre, chacun des navires reconnut dans celui qui lui était opposé ni plus ni moins qu'une frégate.
La Topaze, ayant fait son branle-bas général de combat, hissa son large pavillon tricolore aux sons guerriers des tambours qui battaient déjà la charge dans sa batterie et sur ses gaillards.
L'autre frégate répondit à cette espèce de défi en hissant aussi son pavillon. Mais ce pavillon était un long yatch anglais!
Après s'être aussi bien entendu, il n'y avait plus moyen d'entrer en pourparlers: il fallait en venir aux beaux et bons coups de canon. A terre, deux adversaires, flanqués de leurs témoins, peuvent bien s'arranger sur le champ de bataille et aller déjeûner à la suite des explications. Mais en mer, les duels entre deux navires n'admettent pas la ressource des protocoles: on se tape d'abord, et l'on s'arrange après, si l'on peut.
Par bonheur pour la frégate française, elle avait du 18 en batterie, et 350 hommes d'équipage.
Par malheur pour la frégate anglaise, elle n'avait que des canons de 12, et 200 et quelques hommes, tout compris.
Cette infériorité de force et d'équipage ne l'empêcha pas d'accepter le combat que la Topaze lui présentait avec obstination, et qu'il était devenu d'ailleurs trop tard pour elle de refuser.
On entra en matière des deux côtés, en lâchant, à demi-portée de canon, des volées entières qu'enveloppa bientôt la fumée qui s'étendit sur le champ de bataille des deux combattans. Tristes combats que ceux que se livrent dans la plus affreuse solitude deux équipages au sein de l'immensité des mers! Là, pas de spectateurs pour redoubler l'émulation des braves, pas d'ambulances pour recevoir les blessés, pas un écho qui répète, pour la patrie que l'on défend, le fracas de l'artillerie, les cris de victoire, les derniers soupirs des mourans!... C'est partout du péril sans illusion, de la gloire presque sans espoir et sans couronne.... Oh! qu'il faut de courage pour se battre jusqu'au dernier souffle sans être vu, et quelquefois sans perspective de se sauver!
La Topaze, en tirant, en manoeuvrant, en revirant de bord pendant une heure ou deux pour battre avec avantage l'ennemi qui tirait, qui manoeuvrait, qui revirait de bord aussi vite qu'elle, s'aperçut que, malgré la supériorité de son calibre, elle pourrait encore combattre fort long-temps avant de parvenir à réduire son adversaire.
Les équipages français aiment, une fois lancés dans le danger, les choses qui finissent vite d'une manière ou d'autre. Les longues canonnades, qui vont assez bien au flegmatique courage des Anglais, conviennent assez peu à la bouillante vivacité de nos matelots, une fois que le salpêtre de la poudre a communiqué son ardeur au salpêtre de leur caractère. Le commandant français connaissait le faible de sa nation et de son équipage. Après avoir donné à ses gens le temps de s'ennuyer à faire le coup de canon, il saisit le moment opportun de leur accorder l'abordage, comme quelque chose de propre à les affriander vers la fin du lourd repas qui les avait un peu fatigués. Ce mot magique, à l'abordage, ranima, enleva tous les courages affaissés. Un coup de gouvernail donné à propos, et une manoeuvre décisive exécutée avec la promptitude de l'éclair, logent le boute-hors de beaupré de la Topaze dans la hanche de la Blanche. Car la frégate anglaise s'appelait la Blanche: on ne connut son nom qu'en l'abordant par l'arrière, pour y voir de plus près.
Je ne décrirai pas ici toute l'horreur du choc des deux navires ennemis et des équipages. Tout le monde en littérature a déjà raconté ce qu'était un abordage en mer. L'abordage même est devenu le pont-aux-ânes des romanciers maritimes, comme autrefois, depuis la tempête si classiquement essuyée par Énée, la tempête devint le pont-aux-ânes de tous les poètes. Je ne m'en mêlerai plus.
Mais avant l'accouplement terrible des deux frégates, un novice, à la mine encore toute barbouillée de suie et de fumée, s'était placé à l'une des pièces de l'avant de la batterie, près de la cuisine des aspirans. Ce novice-là c'était Faraud, le novice Faraud que nous avons un peu oublié. Dans les jours de combat, Faraud se trouvait être servant du dernier canon de 18 de la batterie. Quelle métamorphose pour un cuisinier! quitter la batterie de cuisine pour servir une pièce dans la batterie d'une frégate!
Deux ou trois minutes avant l'abordage, Faraud avait quitté sa pièce pour sauter sur le pont. Un sabre tout rouillé était tombé sous sa main calleuse. Le passage pour se jeter à bord de l'ennemi est étroit et périlleux; mais Faraud est leste et téméraire. Un de ses aspirans, n'écoutant que son courage; s'élance un des premiers: c'est son chef de gamelle; Faraud le suit par habitude, par zèle, comme s'il allait à la provision. Le voilà donc à bord de l'anglais. On se hache là comme chair à pâté. Tant mieux, c'est son métier; il s'y connaît, il hache aussi. Au bout d'un quart-d'heure de carnage, le nombre l'emporte, et quoique les Anglais se battent bien, ils sont écrasés par ceux qui se battent aussi bien qu'eux et qui sont plus forts. La victoire reste à l'équipage de la Topaze. On bat le roulement: le feu cesse; le massacre est suspendu, et Faraud revient à bord de sa frégate avec un coup de sabre sur la figure et un rayon de gloire sur le front.
Le commandant, qui a tout vu au sein de la confusion générale, le commandant, qui a tout fait faire et à qui aucun détail n'est échappé, ordonne au maître d'équipage de donner un coup de sifflet de silence....
Tout le monde se tait, même les blessés qui crient de douleur.
Le commandant prend la parole pour féliciter en quelques mots rapides et énergiques l'équipage qui s'est si bien conduit. Puis il proclame que le novice Faraud s'est montré dans la mêlée un des plus intrépides parmi 350 braves.
Le héros reçoit avec autant de surprise que de modestie le compliment solennel dont il est encore plus étourdi que de son coup de sabre sur la joue, puis il se rend au poste du chirurgien pour se faire appliquer un emplâtre sur le visage, à seule fin, dit-il, d'aller faire bien vite le dîner de ses pauvres maîtres, qui doivent avoir bien bon appétit après s'être si bien peignés.
Pendant le temps que Faraud emploie à faire cuire dix ou douze rations de boeuf salé, on coule la frégate anglaise, trop endommagée dans le combat et par le choc de l'abordage, pour pouvoir tenir long-temps à flot. C'est ainsi qu'en temps de guerre, des hommes qui quelquefois n'ont pas le sou en poche, envoient, pour le bien du service, des millions au fond de l'eau.
Les aspirans, après avoir satisfait noblement à tous les devoirs du service pendant l'action, viennent, midi sonnant, se réunir joyeusement autour de la table sur laquelle le chef de gamelle a fait servir un déjeuner improvisé. Tous les jeunes convives, en se revoyant remplis de gaîté et d'appétit, se félicitent de se retrouver aussi bien portans, aussi dispos, à la suite d'une affaire dans laquelle chacun d'eux ne s'est pas épargné. Ils s'embrassent, ils se complimentent, ils se racontent les détails particuliers qu'ils ont pu recueillir sur les incidens qu'ils ont été à portée d'observer dans la partie du navire où ils étaient placés. Tout s'est passé à merveille dans le combat. On nomme les morts; on s'apitoie sur le sort des blessés. On accorde un regret à l'un, une louange à l'autre. La conversation va grand train; les langues s'animent, les têtes s'exaltent. Une voix nasale au milieu de tout ce tumulte, se fait entendre et domine le bruit de tous les entretiens: c'est la voix de Faraud qui, en arrivant avec un grand plat sur lequel fume un gros morceau de salaison, annonce à ces messieurs que le déjeûner est servi.
Cet avertissement, attendu avec une certaine impatience, rétablit pour un instant le silence dans le poste des aspirans. On se met à table, comme s'il s'agissait de faire un bon repas.
Le chef de gamelle, après s'être placé à l'une des extrémités du cordon formé par ses camarades assis par ordre d'ancienneté, se met en devoir de découper la pièce de boeuf, qui résiste long-temps sous le tranchant du large couteau dont il est armé; et tout en divisant les rations, il adresse à Faraud quelques mots que celui-ci écoute avec respect, sa main appliquée sur celle de ses joues qui a reçu provisoirement l'emplâtre destiné à couvrir sa blessure.
«Eh bien! Faraud, on dit, mon ami, que tu t'es vaillamment comporté dans le combat.
—Mais on dit qu'oui, monsieur. Quant à moi, ce que je sais, c'est que j'ai fait mon possible. J'ai marché devant moi, en tapant le mieux que j'ai pu.... Que voulez-vous! on ne peut pas toujours se sauver et prendre chasse, comme je l'ai fait, vous savez bien, dans la grande rue de Brest.
—Qui te parle de ta grande rue de Brest? je te parle du combat, aujourd'hui.
—Vous, je sais bien, messieurs. Mais tout l'équipage n'était pas comme vous: à chaque instant j'entendais dire, tribord et babord, de moi, des choses qui ne m'allaient pas trop. J'ai voulu faire voir à quelques-uns du bord que je savais aussi bien aller de l'avant que battre en retraite. Et avec ça, un sabre d'abordage, c'est plus facile à manier dans la main, qu'un canard escroqué.
—C'est bien cela, mon ami; tu auras de l'avancement, va; et nous saurons reconnaître ton zèle pour nous et le courage que tu as montré dans le service.... Et ton coup de sabre, qu'en dis-tu? te fait-il beaucoup souffrir?
—Mais, monsieur, je dis que pour celui-là, je ne l'ai pas volé, comme le canard et le chou-fleur.
—Ah ça! en finiras-tu avec ton maudit canard, qui commence à m'ennuyer à la fin? Qui te parle de voler et de battre en retraite? Ta conduite a tout expié depuis long-temps, et ta blessure suffit pour effacer le souvenir d'une bagatelle que personne, du reste, n'est en droit de te reprocher, maintenant surtout.... Messieurs, j'ai conçu un projet pour lequel je demanderai votre approbation et même votre coopération. Le commandant a fait solennellement l'éloge de la conduite de notre novice. Il paraît être des mieux disposés en sa faveur; croyez-vous que si nous saisissions ce moment opportun pour demander de l'avancement pour Faraud, nous ferions mal?
—Non, au contraire, nous ferions très-bien. Allons en corps demander de l'avancement pour Faraud.
—Oui, mes amis, mais après que nous aurons fini de déjeûner. Je n'ai pas encore mangé mon morceau de fromage, dit un des aspirans.
—A propos de fromage: dis donc, chef de gamelle, s'il était possible d'avoir, avec un bon à la cambuse, une demi-livre de tête de maure de plus? Ce n'est pas tous les jours fête, et après cinq heures de combat, c'est bien la moindre chose qu'on obtienne un petit supplément.
—Vous avez raison, mes amis; le commis aux vivres est bon enfant: je vais lui faire un bon pour une livre, afin d'obtenir, au moins, la demi-livre de tête-de-maure.... (Le chef de gamelle écrit....)
«Tiens, Faraud, va-t'en à la cambuse porter ce bon, et tâche de nous ramener quelque chose, car ils crèvent encore tous de faim....
—Oui, monsieur. Attendez un instant, je reviens à la minute. L'équipage se priverait plutôt de sa ration que de vous laisser manquer de quelque chose, car c'est vous autres, mes aspirans, qui nous avez montré, à tous, le chemin pour aller à bord de la frégate anglaise.... Excusez, messieurs; mais voyez-vous, c'est que je suis si content aujourd'hui....
—C'est bon; cours en double, et reviens avec ton fromage. La sensibilité aura son tour une autre fois que nous serons moins pressés.»
Quand le demi-pain de fromage eut été dévoré, et cela fut fait vite, les aspirans, fidèles à leur promesse, se rendirent collectivement auprès de leur commandant, pour demander de l'avancement en faveur de leur novice. La chose était déjà faite, et Faraud, le soir de ce beau jour, prépara le maigre souper de ses maîtres, en qualité de matelot à vingt et un francs par mois. C'était le nouveau grade auquel il venait d'être promu pour sa belle action et son coup de sabre.
Une distinction aussi flatteuse, un avancement aussi subit étaient bien faits pour exciter un zèle nouveau chez celui qui venait d'être l'objet de tant de marques de bienveillance. Pendant tout le reste de la croisière, Faraud continua à mériter de plus en plus l'attachement que déjà lui avaient voué ses jeunes maîtres. Ceux-ci, croyant même avoir fait trop peu pour récompenser un dévoûment aussi long et aussi inaltérable, résolurent de prélever, une fois arrivés à terre, une certaine somme sur les fonds à venir de la gamelle, pour procurer à leur novice les moyens nécessaires d'acquérir la petite instruction qui pourrait le mettre à même de s'élever un jour au-dessus de la classe des simples matelots.
L'heureux Faraud ne savait que se trouver confondu de tant de témoignages d'intérêt et de sollicitude.
La Topaze revint enfin à Brest, après plusieurs mois de victorieuse et de productive campagne. En arrivant en quarantaine, car c'est toujours par des quarantaines ou l'hôpital que se terminent, pour les marins, les plus glorieuses croisières, le commandant s'empressa de signaler, en style énergique et pressant, au ministre de la marine, les officiers et les matelots qui s'étaient le plus distingués pendant le voyage.
Les récompenses avaient du prix alors, parce qu'elles avaient un motif, et qu'un mérite reconnu les justifiait presque toujours; et quoique l'on touchât d'assez près à la fin du règne de Napoléon, les croix d'honneur ne pleuvaient pas aussi fort qu'aujourd'hui. Cependant alors nous étions en guerre, et aujourd'hui nous sommes en paix. Mais revenons à notre affaire et au seul fait dont nous ayons encore à nous occuper.
Quinze étoiles de la Légion-d'Honneur arrivèrent, courrier pour courrier, pour être réparties entre les plus braves des braves de la frégate la Topaze. La plus stricte impartialité devait présider à la distribution de ces nobles récompenses.... L'opinion publique, qui existe à bord d'un vaisseau aussi bien que dans le plus grand des royaumes de la terre, avait déjà prononcé ... le matelot Faraud fut nommé membre de la Légion-d'Honneur, et voilà le cuisinier des aspirans devenu chevalier!
Dites à présent, contempteurs d'un temps que vous n'avez pas connu ou que vous n'avez pas bien vu, dites-nous qu'alors tout se donnait aussi à l'intrigue et à la servilité!
Les aspirans de la frégate, en apprenant l'illustration subite de leur novice, comprirent assez tous les devoirs que leur imposaient les convenances, pour prendre une résolution qui pût s'accorder avec le rang auquel venait d'être élevé Faraud. Ils ne voulurent plus souffrir que celui-ci continuât à fricoter pour eux. Mais Faraud, plus attaché à son ancien métier que séduit par la grandeur de son nouvel état, s'obstina à vouloir encore cuisiner pour le compte de ses chers aspirans. Un grand débat s'émut à ce sujet. A la délicatesse des scrupules de ses maîtres, à la sagesse de leurs remontrances, le serviteur zélé opposait l'irrésistibilité de ses goûts, la considération qu'on devait à l'ancienneté de ses services. Le combat fut long et opiniâtre; la voix impérieuse du devoir militaire fut obligée de se faire entendre pour mettre fin à cette querelle de procédés et de sacrifices. Le commandant ordonna à Faraud de quitter le poste des aspirans, pour prendre rang à un plat de matelots à vingt et un.
Fatale élévation, décevant honneur, qui venaient de condamner Faraud à abandonner une profession, au prix de laquelle tous les honneurs du monde et leur vain éclat n'étaient rien pour lui! Pourquoi, se disait-il souvent, ai-je été chercher, le sabre à la main, à bord de la frégate anglaise, cette diable de croix qui me force de renoncer au métier que je faisais depuis si long-temps? La belle avance à présent! N'aurais-je pas cent fois mieux fait de rester tranquillement dans ma cuisine? c'était là le vrai poste où je devais mourir. L'ambition, que je n'aurais jamais dû avoir, m'a perdu. Oh! que si je pouvais remettre cette croix d'honneur à qui me l'a donnée, je quitterais bientôt tout ce bataclan, pour le plaisir seulement de faire cuire encore une bonne grillade pour ces messieurs!... Mais il n'y a plus moyen: un autre m'a remplacé dans mes fonctions, et me voilà condamné au matelotage pour le restant de mes jours!
Que de fois, cédant à la tentation qui le tourmentait jour et nuit, on vit l'infortuné se glisser à l'improviste dans la bien-aimée cuisine qui lui était interdite! Avec quelle volupté il s'empressait alors de jeter une poignée de sel dans la chaudière de ses aspirans, de fourrer un morceau de bois dans le feu qu'il accusait son successeur de ne pas faire assez pétiller! Puis, après avoir ainsi contribué clandestinement à faire bouillir sa chère marmite, il se sentait plus content de lui-même et moins fatigué du poids de son insupportable dignité.
Une chose bien douce venait encore le consoler un peu du triste veuvage auquel la fortune l'avait condamné. Ses jeunes maîtres, en le perdant, lui avaient conservé toute leur ancienne bienveillance. Jamais un grand dîner ne se donnait au poste des aspirans, sans que Faraud ne fût invité à jeter un coup d'oeil sur les préparatifs du festin. Avec ses conseils tout allait bien. Sans son approbation tout aurait paru aller mal. C'était un vieil ami de la maison, sans lequel rien n'aurait été bon, avant qu'il y eût mis le doigt. Faraud, malgré sa réclusion forcée dans son nouveau grade, n'avait jamais cessé, au reste, d'être commensal du poste. Il partageait, avec le personnel des serviteurs des aspirans, tous les rares débris des repas ordinaires ou extraordinaires. Outre ces petites douceurs, il recevait encore, pour les bons offices qu'il rendait à ses ex-patrons, les vieilles paires de bottes, les vieux habits que ceux-ci ne pouvaient plus porter. Des cadeaux fastueux, faits à Faraud par d'autres mains que celles des aspirans, auraient révolté sa dignité; mais venant d'eux, tout lui semblait acceptable et presque sacré.
Tant de dévoûment devait un jour recevoir son prix, obtenir sa couronne, et cette couronne fut celle du martyre.
Dans une rixe sanglante, au milieu de laquelle un de ses maîtres d'autrefois s'était vu forcé de mettre le sabre à la main pour résister à l'attaque de plusieurs matelots furieux, Faraud, n'écoutant que l'instinct de toute sa vie, se précipita au-devant du coup qui menaçait un de ses aspirans. Le coup destiné au jeune officier alla frapper la victime qui s'immolait pour lui. Le malheureux succomba quelques heures après que son généreux sang eut éteint l'ardeur des révoltés, et en expirant sur un lit d'hôpital, il fit entendre, avec l'accent d'une âme satisfaite, ces mots touchans, que le corps des aspirans n'oubliera jamais: Je meurs content: j'ai sauvé l'un d'eux!