Contes et poésies de Prosper Jourdan: 1854-1866
CHANSON D'OURIDA
Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile,
La belle rêvait, le voile épinglé;
La brise a soufflé….
La brise a soufflé sur la fine toile;
Le voile est ouvert, l'amour est passé,
Le coeur envolé.
Le ciel est ardent, la brise est légère;
Quelque cavalier, qui va son chemin,
Passe à la portière
De ton palanquin.
La belle, où va-t-il ton regard d'étoile?
Ton voile frissonne au vent du matin:
Qui donc, sous ton voile,
Fait trembler ta main?
Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile,
La belle rêvait, le voile épinglé;
La brise a souffle….
La brise a soufflé sur la fine toile;
Le voile est ouvert, l'amour est passé,
Le coeur envolé.
Le jeune homme est loin; la maison est close.
Qu'il fait chaud dehors! voici la fraîcheur.
La belle repose
D'un air de langueur.
A quoi songes-tu? Te voilà si pâle!
Tu penches ton front comme un lis en fleur.
Qui donc, sous ton châle,
Fait battre ton coeur?
Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile,
La belle rêvait, le voile épinglé;
La brise a soufflé….
La brise a soufflé sur la fine toile;
Le voile est ouvert, l'amour est passé,
Le coeur envolé.
La lune se lève et la nuit est pure.
—Ne dirait-on pas le trot d'un cheval?—
C'est l'eau qui murmure
Son chant de cristal.
Folle, il faut dormir. Quel rêve t'effleure?
Qui donc tient encore en ces lieux déserts,
En dépit de l'heure,
Tes beaux yeux ouverts?
Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile,
La belle rêvait, le voile épinglé;
La brise a soufflé….
La brise a soufflé sur la fine toile;
Le voile est ouvert, l'amour est passé,
Le coeur envolé.
KIEF
I
Au plein coeur de l'été, vers le milieu du jour,
A l'heure où, des coteaux qu'un ciel ardent calcine,
Le serpent vient dormir au bord de la ravine;
Quand l'air semble sortir de la bouche d'un four,
Et que le grand soleil, brûlant comme la braise,
Grille un sol crevassé comme un mur de fournaise;
Alors que la cigale au chant criard et faux
Dont la monotonie est comme une cadence,
Fait, seule, de son cri résonner les échos;
A cette heure de calme et de profond silence,
C'est un fait reconnu que tout bon musulman,
Fermé dans sa maison, fume nonchalamment;
Et, suivant sa fumée en spirales tordue,
S'il entend par hasard quelque bruit dans la rue,
Murmure entre ses dents, s'il est homme de bien:
«Par Mahomet! ce n'est qu'un chien ou qu'un chrétien.»
II
….. La cour mauresque était silencieuse
Et fraîche. On n'entendait, aux marbres des bassins,
Que le chant vacillant de l'eau capricieuse
Se perdant sous la voûte en échos argentins;
Et, comme un rossignol, le soir, dans la campagne,
Chante et, de sa chanson que nul bruit n'accompagne,
Prête un calme plus doux aux douces nuits d'été:
Tel, en se cadençant sur les murs de faïence,
On eût dit que ce bruit grandissait le silence.
Ainsi qu'un feu follet, dans un site écarté,
La nuit, autour de lui, grandit l'obscurité.
Il faut l'avoir connu pour s'en faire une idée,
Ce charme singulier, cette étrange torpeur,
Dont les Orientaux font un divin bonheur:
D'aspirer des parfums dont l'âme est affaissée,
De rêver sans sommeil et presque sans pensée,
Et, le regard perdu, la tête renversée,
De vivre de mollesse et mourir de langueur.
Le marbre et ses blancheurs ont bien des indolences
Que ne connaissent pas nos boudoirs d'Occident.
O l'amour! les parfums! le vin! les nonchalances!
L'oubli, surtout, l'oubli! le seul bien vraiment grand
Et le seul désirable! Il est donc vrai qu'au monde,
Sous nos tristes climats comme au soleil ardent,
C'est vous que l'homme cherche à travers son néant!
Volupté! volupté! divine enchanteresse!
Dis-moi ton dernier mot; laisse-moi jusqu'au bout
Savourer à longs traits ton énervante ivresse.
Je t'appartiens. Prends-moi. Révèle-moi surtout
Si l'on peut, pour mourir en des plaisirs immenses,
Épuiser d'un seul coup toutes les jouissances.
Que je vide la coupe, et puis tout sera dit:
Un linceul n'est-il pas toujours un drap de lit?
Si je vis sans jouir, que m'importe la vie?
Que m'importe la mort si je meurs de plaisir?
Quels regrets peut laisser cette soif assouvie
De sentir, en mourant, tout ce qu'on peut sentir?
Qu'un autre te méprise et te jette la pierre!
Je t'aime, ô volupté! je t'adore, ô matière!
Et qui n'a pas connu tes baisers épuisants
N'aura jamais vécu, dût-il vivre mille ans!
III
C'est la liqueur de feu qui guérit ou qui tue.
C'est le coursier sans frein, qui va bride abattue:
Malheur au cavalier! car sa bête au pied sûr
Peut lui briser d'un coup la tête contre un mur!
C'est le rêve épuisant d'une ivresse nerveuse
De morphine ou d'opium: Ah! malheur à celui
Qui s'enivre de kief lorsque le jour a lui!
Son front se flétrira comme une tubéreuse
Au contact d'un serpent. Pour lui, plus de sommeil;
Tantôt il fuira l'ombre et tantôt le soleil;
Il aura beau fumer, boire et tripler la dose:
Rien! Et si quelque soir, d'aventure, il repose,
La nuit qu'il dormira n'aura plus de réveil.
C'est l'idéal brillant du pays de nos rêves.
C'est la sirène en mer; c'est l'ange aux ailes d'or
Qui nous prend dans son vol et nous fait voir des grèves
Où nous n'irons jamais, et nous montre le port,
Sans nous montrer l'écueil d'où lui sourit la mort;
Car dans notre univers les anges ont des glaives
Et lorsque celui-là, l'ange au chant séducteur,
Nous sourit en passant et nous touche de l'aile,
Malheur à l'imprudent qui tend les bras vers elle
Et le suit dans son vol vers un rêve enchanteur!
S'il monte jusqu'aux cieux, plus léger que la flamme,
S'il s'endort au départ dans un charme trompeur,
S'il se berce au concert d'une amoureuse gamme,
Ou suit en souriant quelque ombre de bonheur:
Malheur! malheur à lui! l'ange a brandi son glaive,
Un glaive flamboyant, et qui perce en plein coeur!
Alors, sentant frémir l'aile qui le soulève,
Il pousse un cri funèbre; et, sortant de son rêve,
Se réveille en sursaut sur cette terre en pleur;
Et, là, désespéré, pleurant sur sa chimère,
Sombre et suivant des yeux son rêve qui s'enfuit,
Chante au sein de la nuit, d'une voix triste et claire,
Un chant plein de sanglots perdu dans le mystère,
Et tel que le passant qui rentre après minuit,
Se sentant frissonner, murmure une prière,
Et croit entendre encor dans le soir solitaire
Comme une étrange voix dont l'écho le poursuit.
Plus doux fut le bonheur, plus l'ombre en est amère!
Plus le jour fut ardent, plus profonde est la nuit!
La lune brille au ciel d'un éclat funéraire.
Et quand le malheureux contemple sa misère,
Il n'en peut comparer l'immensité sur terre
Qu'à l'infini perdu qui se ferme sur lui!
A MADAME GEORGE SAND
_Ce livre est mon premier coup d'aile.
Il est signé d'un nom d'enfant;
Mais l'enfance a cela pour elle
Quelle est faible et qu'on la défend.
Vous le savez mieux que personne,
Reine au front de musc, abrité
Par une immortelle couronne,
Qui pourtant m'avez adopté.
Vous la gloire, vous le génie,
Vous oubliez votre moisson
Précieuse et du ciel bénie,
Pour mieux sourire à ma chanson!
Vous trouvez en ce temps morose
Un plaisir magnifique et doux
A faire de rien quelque chose:
Mais qui le peut, si ce n'est vous?
Sur sa route, quand on est reine,
On donne à des bohémiens,
Et l'on peut être la marraine
De méchants vers comme les miens.
C'est le droit du rayon superbe,
Lorsqu'il embrase la forêt,
De dorer aussi le brin d'herbe
Que tout passant dédaignerait.
Il enflamme, il éclaire ensemble
Tout un monde horrible ou charmant,
Et de la goutte d'eau qui tremble
Fait l'égale du diamant._
Nohant, Juillet 1862.
NOTES AU CRAYON
La lettre qui sert d'introduction à ce recueil posthume indique assez le sentiment qui nous fait le livrer à l'impression.
Mais les personnes amies auxquelles ce livre est destiné ne s'expliqueraient peut-être pas la publication des boutades tristes ou railleuses, des réflexions décousues qui vont suivre, si nous ne leur disions les motifs qui nous ont porté à ne pas les éloigner de ce recueil.
Ces Notes étaient jetées au crayon sur un cahier où Prosper écrivait, de temps à autre, dans une forme sommaire et imparfaite, les fantaisies, les répliques, les oppositions de mots, les bizarreries qui se présentaient à son esprit.
Souvent il semble avoir voulu tracer une de ces légendes qui n'ont de valeur que lorsqu'elles se trouvent placées au-dessous d'un dessin de Gavarni ou de Daumier.
Si donc nous nous décidons à publier quelques-unes de ces Notes au crayon, ce n'est pas que nous ayons la faiblesse de leur attribuer une valeur morale ou philosophique; nous les publions parce qu'elles révèlent, mieux peut-être que tout ce qui précède, le tour d'esprit, l'originalité de cet ète charmant qui a été et qui a emporté la meilleure part de notre vie.
Nous prions nos amis de ne voir là aucune prétention puérile: nous n'en avons d'autre, en vérité, que celle de conserver quelques traits d'une physionomie délicate et fine, d'un talent qui n'a pas eu le temps de tenir ses promesses.
Nous avons dit que ces Notes révélaient le tour d'esprit de Prosper. Elles ont peut-être un autre mérite—si mérite il y a:—c'est qu'elles révèlent et prennent, en quelque sorte, sur le fait—bien à l'insu de leur auteur!—quelques traits aussi de l'esprit, des tendances, des déceptions, des tristesses du temps présent.
Il n'est pas, pour l'historien, de documents insignifiants: le moindre détail peut lui servir à expliquer, à reconstruire même certains aspects d'une société disparue.
Qui sait si un exemplaire de cet humble livre—conservé par hasard,—qui sait si ces Notes, que notre bien-aimé poëte écrivait pour lui seul, n'aideront pas un jour quelque Oedipe de l'avenir à déchiffrer moins difficilement l'énigme que prépare le Sphinx contemporain?
Puisse cette explication faire comprendre à nos amis le motif qui nous a décidé à conserver quelques-unes de ces Notes au crayon!
L.J.
I
EN MARGE D'UN CAHIER
Dans une cuisine de campagne, sur la table en bois blanc, les mouches serrées les unes contre les autres dans les endroits où donne le soleil….
* * * * *
Sous les arbres, le soir, avant le coucher du soleil, les moucherons voltigent en un seul essaim dans la clarté d'un rayon.
* * * * *
Le vent peut déraciner un chêne; mais il passe au travers d'une toile d'araignée sans pouvoir l'emporter.
* * * * *
Ses petits pieds chuchotaient sur le parquet….
* * * * *
… Balafrer l'âme….
* * * * *
On dit: le parfum de la rose et l'odeur du chou.
* * * * *
… Mais sous son corsage de bure
Frissonne une peau de satin.
* * * * *
J'ai vu, dans des endroits publics, des gens tout seuls rire avec recueillement.
* * * * *
—C'est un petit malheur.
—Oui, mais les malheurs c'est comme les diamants; si petit que cela soit, c'est toujours quelque chose.
* * * * *
Où la douleur trouve un souvenir, la joie rencontre des larmes. Le gris, qui paraît clair à côté du noir, est sombre à côté du blanc.
II
OPINIONS SUR TELS ET TELS
Il est de ces gens dont la fréquentation gâterait n'importe quelles natures; comme la boue et la poussière qui tachent en blanc sur les habits noirs et en noir sur les robes blanches.
* * * * *
La visite de Mme *** est une chose si ennuyeuse que, lorsqu'on la reçoit, c'est sans le faire exprès,—comme une tuile.
* * * * *
Son ingratitude est si grande qu'un bienfait s'y perdrait,—quoi qu'en dise la Fontaine.
* * * * *
X*** ne procède qu'avec du papier timbré.
—Son papier est comme lui; c'est sa manière de le faire marquer à son chiffre.
* * * * *
Chez lui, la main gauche semblait ignorer ce qu'avait reçu la main droite.
* * * * *
—Vous connaissez Chose, le jeune banquier? Pour la toilette il ne craint personne.
—Ce garçon-là a toujours une tenue admirable, disait-on l'autre jour devant la petite R***.
—C'est vrai, fit-elle en surenchérissant, une tenue … de livres!
* * * * *
EN PARLANT DE QUELQU'UN QUI A L'ESPRIT MÉCHANT
Il a des éclats de rire qui sont comme des éclats d'obus. On ne s'en relève pas.
* * * * *
X*** a la joie silencieuse. Quand il est content, il rit sans faire de bruit. C'est comme une petite fête de famille qui se passe en lui. On n'en est pas.
* * * * *
H*** est un beau parleur, comme un tambour qui est creux et sonore.
* * * * *
Il vous a une physionomie ouverte … à deux battants!
* * * * *
EN PARLANT DE MADAME A***, QUI EST BÉGUEULE ET PRÉTENTIEUSE
—Avec du temps et de la patience, on en deviendrait amoureux.
* * * * *
—Elle a fait ses dents très-tard.
—Et encore .. pas elle-même!
* * * * *
—Oh! il est toujours en avance, allez! Ce n'est pas lui qui arrivera après le potage.
—Naturellement … les huîtres d'abord; la soupe ensuite. C'est une règle.
* * * * *
—Elle, jeune?… Je réponds qu'elle n'a pas besoin de se mettre à deux pour avoir quarante ans.
* * * * *
—On lui prête des amants.
—Qui lui en prête?
—Mais … Mme T***.
—Oh! elle … cela n'est pas étonnant. Elle en a assez pour en prêter aux autres.
UNE AUTRE
—C'est vrai, mais il ne faut pas la faire plus généreuse qu'elle ne l'est. Elle a toujours soin d'en garder quelques-uns pour elle.
* * * * *
Le nez de mon nègre est épaté; mais celui d'Espinosa est épatant.
* * * * *
—X*** est agaçant. Il parle du nez et il parle continuellement.
—Eh bien, c'est un très-bon sentiment. Cela prouve qu'il n'oublie pas les absents, lui, au moins.
* * * * *
Un sot bien connu. Je ne prétends point parler de H***.
* * * * *
Le Maelstrom n'est pas plus profond que le silence qui accompagne les plaisanteries de X***.
* * * * *
… Il est bon comme le bon pain … et mauvais comme le bon fromage.
* * * * *
J'ai vu un tel, le Polonais; il embaumait l'eau de … Cognac.
* * * * *
—Elle est maigre!… mais maigre à figurer sur la table du pape un vendredi saint!
* * * * *
… Une fille qui s'était vouée au célibat … et aux célibataires.
* * * * *
X*** prétend que Bade est un vrai paradis … sans doute parce qu'il y joue un jeu d'enfer.
* * * * *
—Z*** a constamment l'air de faire blanc de son épée.
—C'est son épée qui m'a l'air de fer-blanc.
* * * * *
—M. P***? c'est un pédant.
—Tiens. Mais Chose nous en a dit beaucoup de bien.
—Oh! il n'y a rien d'étonnant à ce que M. P*** lui ait plu. M. P*** est sot, terne et grave; il doit lui aller comme le vin blanc aux huîtres.
* * * * *
—X***? Ce n'est pas un homme, c'est un nez.
—Pardon. Ce n'est pas un nez, c'est un timon.
* * * * *
—Un potage maigre … comme Mlle M*** et plus froid que le public lorsqu'elle chante….
* * * * *
Et quant à ses phrases, on ne saurait lui reprocher de les faire trop courtes ou trop longues: elles durent juste le temps qu'un âne met à braire.
* * * * *
—Chose est un charmant garçon.
—Le fait est qu'il n'est pas marié.
* * * * *
—X*** a la physionomie très-franche.
—C'est vrai…. Il a l'air bête; mais au moins il l'est.
* * * * *
T***? Quand il lui arrive de dire la vérité, c'est pour le plaisir de faire un faux mensonge.
* * * * *
Six heures et M. Bruno sonnèrent avec un remarquable ensemble, tant à la porte qu'à la pendule. Il ne dit pas: «Je suis exact.» Il dit: «La pendule va très-bien.»
* * * * *
—Il a la fatuité de se croire modeste et la modestie d'avouer qu'il est fat. Et il dit:
—Je suis modeste puisque j'avoue que je ne le suis pas.
* * * * *
Il est de ces gens qui se figurent qu'en allumant une lanterne à midi on n'en verrait que mieux le soleil.
* * * * *
En ses jours de tristesse, Calino prétend qu'il n'était pas né pour vivre.
III
CAPRICES DU LANGAGE
On appelle «âge tendre,» sans doute par antiphrase, l'époque de la vie où l'on n'a pas encore connu l'amour.
* * * * *
… Pas le plus petit géant!…
… Pas l'ombre de soleil….
… Pas la queue d'une tête….
* * * * *
DICTON AMÉRICAIN
Payez et vous serez confédéré.
* * * * *
… Mais, triple notaire que vous êtes!…
* * * * *
Est-ce parce que l'imagination voyage sans cesse comme une vagabonde, qu'on la dit folle du logis?
* * * * *
Une lorette disait:
—Un de mes amants les plus intimes….
IV
CE QUE DISENT
LES DISEURS DE RIENS
—Un doigt de cour et … deux doigts de jardin, avec un petit hôtel au milieu,—et je vous promets que cet ange sera à vous.
* * * * *
Si l'Amour était réellement le fils de Vénus, comme la Mythologie veut le faire croire, par quel miracle Vénus, sa mère, l'aurait-elle conçu et engendré?
* * * * *
Je ne sais si réellement, en Orient, la parole est d'argent et le silence est d'or; mais je sais bien que dans nos pays, les trois quarts du temps, le silence est urgent, car la parole endort.
* * * * *
—Nos chevaux dévorent l'espace.
—C'est une nourriture si légère!
* * * * *
«La femelle est faite pour le mâle … et la femme pour le mal.»—J'ai lu cela sur le calepin d'un ami à moi.
* * * * *
… Il lui allongea un soufflet … de forgeron! C'est tout dire.
* * * * *
Fiat … luxe!
* * * * *
Huit et sept font quinze et cinq font vingt; je pose zéro et je ne vous retiens plus…. C'est assez vous dire que vous pouvez vous en aller.
* * * * *
Les caresses ne prouvent rien. On n'aime pas toujours la carrière qu'on embrasse.
* * * * *
J'entends dire bien souvent qu'il n'y a plus d'enfants.
Ce n'est toujours pas faute d'en faire.
* * * * *
Dans le journalisme actuel, il faut être timbré pour aborder les questions dites sérieuses.
* * * * *
Un condamné à mort disait:
—Le bourreau et moi, nous sommes de la même taille, mais bientôt il aura la tête de plus que moi.
* * * * *
… Une sauce relevée,—un peu plus haut que le genou….
* * * * *
A la guerre il faut qu'on paye ou qu'on pille.
* * * * *
Il faut que la chasse soit ouverte ou fermée.
* * * * *
Les voyages déforment les chapeaux et les malles.
* * * * *
PROVERBE
Qui paye ses dettes sent Clichy.
* * * * *
On dit: La fortune, c'est le travail.
On dit: Le travail, c'est la liberté.
Or la liberté fait les révolutions.
Et les révolutions détruisent les fortunes.
* * * * *
Que de déjeuners de soleil, mangés par une averse.
* * * * *
… Et les fils uniques sont rares! sans doute parce qu'on en trouve rarement plus d'un dans la même famille.
* * * * *
La vie tient à un fil,
Et l'heure à une aiguille.
* * * * *
Comme on dort bien dans son lit quand on est couché … sur un bon testament!
* * * * *
X*** parle depuis longtemps de se brûler la cervelle.
—Bah! il sait bien que le feu ne se propage pas dans le vide.
* * * * *
La vérité sort de la bouche de l'innocence … pour n'y plus revenir.
* * * * *
LES PUCES DE MADDALA
A Maddala, dans la tribu des Beni ben Jagoub,—où l'on trouve dans son lit tant de puces et si peu de pucelles,—Ali Schériff et moi, moi surtout, nous étions piqués comme des couvre-pieds de molleton. Impossible de découvrir une heure de sommeil dans toute la maison. C'est là que je me suis fait le serment à moi-même, si jamais j'ai des capitaux, de les laisser dormir au moins huit heures par jour.
Mon compagnon, qui se grattait tout autant que moi, mais qui tenait sans doute à prendre la défense de son pays, me disait de temps à autre, en manière d'encouragement:
—N'y pensez pas, voyez-vous; les puces, c'est comme cela, dès qu'on peut n'y pas penser, on ne les sent plus.
Je ne répondais rien, mais je n'en pensais pas moins … aux puces.
C'est absolument comme les personnes qui ont les jambes coupées: si elles n'y pensaient pas, elles pourraient courir.
* * * * *
Que voulez-vous faire? il faut bien tuer le temps, n'est-ce pas?
—Naturellement … puisque c'est un grand maître.
* * * * *
Pour un qui brille, vingt qui braillent.
* * * * *
Il faut que le temps se couvre ou que le teint se cuivre.
* * * * *
—Connaissez-vous la différence qui existe entre une chûte et une cataracte?
—Non.
—C'est qu'une cataracte est un beau spectacle, au lieu qu'une chûte est un spectacle ennuyeux.
Exemple: Le Niagara, c'est une cataracte. La comédie de ***, voilà une chûte.
* * * * *
—Eh bien, garçon, et ce café? Il ne paraît que le soir, comme la
Patrie?
* * * * *
—Un journal qui se dit bien informé,—ce qui déjà est une erreur de sa part,—….
* * * * *
Mlle X*** faisait mettre une glace au plafond de son lit:
—C'est pour me voir dormir, disait-elle.
* * * * *
Un bohême, encore plus bohême que C***, a inventé une sentence dont il fait un fréquent usage avec ses fournisseurs. Il leur soutient que la Fontaine a dit: A l'oeil on connaît l'artisan. Son bottier la trouve très-mauvaise.
* * * * *
LE MARIAGE EN DEUX PARTIES
Lune de miel, L'autre de fiel.
* * * * *
Un pays où il fait si froid qu'on ne sait jamais au juste si les gens vous parlent ou s'ils éternuent.
* * * * *
Et la pièce tombait, toujours!…
* * * * *
J'ai la faim canine et la soif câline.
* * * * *
PROVERBE
Mieux vaut lard que navet.
* * * * *
—Tel journal n'est pas timbré, n'est-ce pas?
—Cela dépend. Comment l'entendez-vous?
* * * * *
—Je ne sais pas ce que j'ai. Je crois que je vais être malade; je m'endors continuellement.
—Vous vous écoutez trop, mon cher.
* * * * *
—X*** n'a pas le moindre fond.
—C'est un vrai tonneau d'Adélaïde:
* * * * *
—Il ne faut pas confondre la ronde avec l'anglaise,—qui est généralement plate.
* * * * *
… Une poire … d'angoisse, pour la soif.
* * * * *
Qui donc dit que X… est un chef de secte? c'est d'insectes qu'il faut dire.
* * * * *
EN CALÈCHE
—Qu'est-ce qui sent donc le brûlé?
—Nous allons très-vite; ce doit être le pavé.
* * * * *
Calino,—toujours Calino, il n'y a que lui pour cela,—admirait un géant:
—Dieu! comme il serait grand si c'était un nain! disait-il. Quel grand nain cela ferait!
* * * * *
Le gros X*** fume continuellement. Ce n'est pas un homme, c'est une cheminée….
—Bouchée.
* * * * *
L'avez-vous revu?
—Oui, je l'ai revu … et corrigé.
* * * * *
Mme M*** me disait en parlant de T***:
—Comment une femme peut-elle supporter qu'un être pareil lui fasse la cour? C'est à peine si je lui permettrais de faire mon escalier.
* * * * *
—Vous connaissez donc Chose?
—Il m'a été présenté hier.
—Et … est-ce qu'il vous a plu?
—A verse! je ne savais plus où me fourrer.
* * * * *
—Un tel? je ne peux pas le sentir.
—Mon cher, il faut que vous y mettiez bien de la mauvaise volonté … ou que vous ayez le nez bouché à l'émeri.
* * * * *
Il a pris ses cliques; et ses claques, il les a … reçues. Et puis il s'est en allé.
* * * * *
—… Mais enfin, pourquoi le supportez-vous de sa part et pas de la mienne?
—Il en a le droit, lui.
—Eh bien, et moi?
—Vous? c'est le contraire: vous n'en avez que le travers.
* * * * *
Un nègre qui lisait un rapport de M. B***, de l'Institut, sur les noirs, dans lequel ce savant expliquait que la présence d'une grande quantité de fer dans le sang des nègres est l'unique cause de leur couleur, s'écriait amèrement:
«Si c'était au moins du fer-blanc!»
* * * * *
La direction du Vaudeville est presque aussi impossible que celle des ballons.
* * * * *
J'ai demeuré en face d'un changeur et j'ai remarqué qu'il entrait par jour, dans sa boutique, environ cinq fois plus de femmes que d'hommes.
Je savais bien déjà que les Parisiennes étaient changeantes, mais pas à ce point-là.
* * * * *
Vous ne me toucherez qu'après avoir passé sur son corps.
* * * * *
DEVANT UNE TABLE SPLEDIDEMENT MISE
—Voyez! Comment trouvez-vous que ce couvert est mis?
—Comme un prince.
* * * * *
On sent l'air lorsqu'il est frais et le poisson lorsqu'il ne l'est pas.
* * * * *
Pourquoi dit-on: Madame est servie! quand c'est la soupe qui est servie.
* * * * *
Une femme à son voisin de table:
—Comme les hommes sont gourmands! C'est donc une bien douce chose que d'être ainsi sur sa bouche?
Lui:—Pas si douce à coup sûr que d'être sur la vôtre!
* * * * *
SCIE D'ATELIER
—Mon cher, avec un gilet … de boeuf, une culotte pareille, des pieds truffés, un col … de poisson, une tête de veau, des côtelettes de mouton, un chapeau du Mans, un coeur … de salade et surtout une langue … farcie, pourvu qu'on possède un certain chic à la noix, on peut toujours se tenir au milieu d'un entourage … de cornichons!
* * * * *
A TABLE
Une dîneuse: Ha! je m'en suis mordu la langue.
Son voisin: Et vous vous plaignez? Je voudrais bien être à votre place.
* * * * *
La mer était tranquille … comme Baptiste.
* * * * *
L'art d'élever les lapins et de s'en faire trois mille lièvres de rentes.
* * * * *
J'ai trop peu d'argent pour l'employer à des dépenses utiles.
* * * * *
Le sergent de ville: Votre profession?
Le filou: Je fais la chaîne aux incendies.
Le voyou: Et la montre aux feux d'artifices.
* * * * *
La preuve que le fromage est une chose atroce, c'est que la Fontaine a dit qu'une leçon (et une leçon c'est pourtant bien ennuyeux) vaut encore mieux qu'un fromage.
* * * * *
—Monsieur, voilà une parole imprudente.
—Eh bien, alors j'ai bien fait de ne pas la garder.
* * * * *
X*** a la plaisanterie funèbre.
—C'est égal; je lui trouve l'esprit mordant quelquefois.
—Oui, c'est-à-dire … croque-mordant.
* * * * *
—Outre qu'il est bête, je ne le crois pas bon. Il n'a pas une figure ouverte.
—Dame! il faut la faire ouvrir … il y a une écaillère au coin.
* * * * *
… Maigre comme un——clown….
* * * * *
Un Monsieur,—je vous en prie, ne l'appelons pas Calino!—devant qui on causait sur la vie et la mort, disait que, quant à lui, le seul espoir de mourir lui donnait le courage de supporter la vie.
—Vraiment? fit quelqu'un.
—C'est certain. Et la preuve c'est que si la mort n'existait pas, je me serais suicidé depuis longtemps.
* * * * *
Pourquoi, dans les cartes, le trèfle signifie-t-il de l'argent?
—Parce que si tout le monde avait du trèfle, presque tout le monde aurait de quoi manger.
* * * * *
B*** a toujours des arguments très-serrés.
—C'est vrai. On dirait des cornichons dans un bocal.
* * * * *
Pour le moment, dans cette affaire-là, c'est lui qui tient la corde.
—Il devrait bien en profiter pour se pendre.
* * * * *
… Un orgueil de Barbarie….
* * * * *
DICTON
—On ne sait ni qui rit ni qui pleure.
* * * * *
—Aie de quoi, le ciel t'aidera.
* * * * *
—Calino, est-ce que vous entendez le grec?
—Parbleu!… je ne suis pas sourd.
* * * * *
A la sortie d'une gare, pendant qu'on chargeait des malles sur un fiacre, les chevaux avançaient continuellement de quelques pas.
—Ah çà! mais, cocher, vous voulez donc partir avant d'être chargé? Vous êtes encore un drôle de pistolet.
—Oh! non, bourgeois, j'aurais d'abord besoin d'un canon.
* * * * *
Le feu prend,
Le chaland donne,
Le caoutchouc prête.
* * * * *
—Vous la jugez trop sévèrement. Elle est moins mal que vous ne le dites. Quoique un peu maigre, elle est bien plantée.
—Je crois bien!… comme avec un marteau!… on s'y pendrait!
* * * * *
Chose est un bien joli garçon, mais il se met trop de parfums. Il embaumerait … un mort, à quinze pas.
* * * * *
Les sujets de tristesse ou les sujets … de pendules, c'est autre chose.
* * * * *
PROVERBE
Un bon Titien vaut mieux que deux Ribeira.
* * * * *
A DEUX PERSONNES QUI SE PARLENT BAS
—Vous savez? si vous êtes de trop … que je ne vous gêne pas…. Vous pouvez sortir.
* * * * *
J'avais pour connaissance un sergent, qui faisait quelquefois la lecture, le soir, à la chambrée. Et chaque fois qu'il rencontrait l'abréviation de et caetera, ne sachant comment la traduire, il se bornait à nommer bien haut les trois lettres dans leur ordre respectif. Cela faisait un drôle d'effet à la fin d'une phrase, E.T.C. Un jour il eut un trait de lumière et, se frappant le front, s'écria: «Faut-il que je sois bête pour ne pas avoir compris ça plus tôt!» Il venait de deviner. Et, en effet, à dater de ce jour-là il traduisit le mystérieux, etc. en disant: Et ta soeur?
* * * * *
—Qu'est-ce qu'il y a donc eu, sergent, en 93, qu'on nous en parle souvent?
—En 93?… Eh bien, pardi! c'est la révolution de 1830.
* * * * *
—Sergent, j'ai entendu dire que le tonnerre ne tombe jamais sur les paratonnerres.
—Eh bien, le tonnerre_re_ a cela de commun avec moi, car_rr_ je puis dir_rr_e que cela ne m'est jamais arr_rr_rivé non plus_ss_e: jusqu'à pr_rr_ésent du moins_ss_e.
* * * * *
Le violon—corps de garde, ainsi nommé parce qu'on y est conduit par des archers.
* * * * *
Pour doubler un cap, est-ce qu'il faut en avoir un autre pareil?
* * * * *
DANS UNE BAL COSTUMÉ—A UN SANCHO PANÇA
—Pardon … est-ce au seigneur Sancho ou à son âne que j'ai l'honneur de parler?
* * * * *
—AU BAL DE L'OPÉRA—
A un sauvage.
Eh! Peau-Rouge!… est-ce que c'est vrai que dans ton quartier les forêts sont encore vierges?
* * * * *
—Voyons, monsieur, offrez donc un rafraîchissement à madame…. A son âge, cela ne peut pas lui faire de mal.
* * * * *
A un vieux.
—Pardon, monsieur. C'est bien au doyen des centenaires de France que j'ai l'honneur de parler!
* * * * *
—Madame est blanchisseuse? j'ai reconnu cela tout de suite … en voyant ses battoirs.
* * * * *
A un municipal, à la porte du foyer.
—Dites-moi un peu: vous n'auriez pas vu, par hasard, passer un monsieur en habit noir?…
* * * * *
A un arrivant.
—Monsieur arrive de Cancale?… C'est dommage, on n'en veut plus…. La soupe est servie.
* * * * *
Au même arrivant.
—Mais comme vous voilà fripé, jeune homme!… Vous étiez donc bien serrés, dans cette bourriche?
* * * * *
A un nez dans le genre de celui de Polichinelle.
—Toi, tu as un joli nez, c'est vrai; mais c'est bien dommage que tu n'en aies qu'un. Si tu pouvais te procurer la paire, je t'assure que tu ferais de l'argent.
* * * * *
Une voiture à stores baissés rentre à Paris au petit trot. A l'octroi, l'employé entr'ouvre la portière et dit:
—Vous n'avez aucune déclaration à faire?
—Merci … c'est fait.
MISANTHROPE
—Mon Dieu! rendez-moi des champs qui ne soient pas Élysées, des bois qui ne soient pas de Boulogne, des prés qui ne soient point Catelans!…
* * * * *
J'entends souvent des gens se plaindre d'avoir la vue basse; mais je n'en ai jamais entendu se plaindre d'avoir l'âme placée au même niveau.
Pourtant il doit en exister.
* * * * *
Il est vrai que la Bourse a l'air d'un temple grec. Mais cette forme est très-rationnelle. Si nous n'avions pas nos temples, où diable mettrions-nous nos Grecs?…
Et même nos Juifs, par-dessus le marché?
* * * * *
Un écrivailleur, qui passe sa vie à attaquer les gens qui meurent, priait quelqu'un d'écrire deux lignes sur un album. Voici les deux lignes.
—Ce ne sont pas ceux qui s'en vont qui sont à craindre; ce sont ceux qui restent.
* * * * *
Je ne suis pas de ceux qui disent: Ce n'est rien,
C'est une femme qui se noie.
Au contraire, je me dis: Tiens, tiens, cela en fait toujours une de moins.
* * * * *
Une espèce de chanson à laquelle, s'il y avait eu des paroles, il n'aurait plus manqué qu'un air.
* * * * *
… Et puis un monsieur nous a lu un tas de petits vers très-soporifiques qu'il avait organisés pour la circonstance.
* * * * *
Jadis les esprits littéraires avaient le culte des filles de Mémoire.
Les beaux esprits d'aujourd'hui préfèrent les mémoires des filles.
* * * * *
Il n'y a que deux manières de gouverner les peuples. On ne les mène que par la force ou par la farce.
* * * * *
Toujours les femmes et les montres: plus elles sont plates, plus elles coûtent cher.
* * * * *
Il en est de certains hommes comme de ces gros nuages qui traversent l'air par un temps lourd et orageux. Tout le monde est oppressé. Ils crèvent: tout le monde respire.
* * * * *
Ah! si j'avais pu prévoir comment vous seriez,—disait-elle en pleurant à son troisième époux,—je vous assure bien que je ne serais pas veuve à l'heure qu'il est….
* * * * *
L'enfant eut, en venant au monde, une crise qui faillit le sauver de vivre. Par malheur pour lui, le docteur était réellement habile et le sauva d'être sauvé.
* * * * *
Une femme laide qui fait la bégueule, c'est comme une porte de prison sur laquelle on lirait:
Le public n'entre pas ici.
—Pardon, mon pauvre enfant, de t'avoir mis au monde!…
* * * * *
… Comme toutes les calomnies, le mot eut du succès….
* * * * *
La médecine est un art qui fait vivre beaucoup de médecins, vivoter beaucoup de croque-morts et mourir beaucoup de malades.
* * * * *
«… Une société où il y a du monde.»
C'est ainsi que P*** désigne une réunion quelconque où se trouvent des indifférents et des ennuyeux. Et lorsqu'on est entre amis seulement, alors c'est: une société où il n'y a personne.
* * * * *
Quand on pense que les gens qui possèdent des dettes n'auraient qu'à les payer pour s'enrichir, on est étonné de trouver un si grand nombre d'âmes désintéressées.
On ne me fera jamais croire que les personnes qui ont sous la main un moyen si simple de faire fortune, préfèrent rester dans la misère uniquement pour leur plaisir.
* * * * *
Certes, c'est la position la plus humiliante pour un mort que d'être le premier mari d'une femme.
Mais je n'en sais guère de plus triste pour un vivant que d'en être le second.
* * * * *
—A propos, et M. un tel?
—Mais … il est mort.
—Comment! encore?
—Mais, dame! c'est la première fois.
* * * * *
—Le 1er mai 1840,—époque à laquelle je pouvais encore espérer ne jamais venir au monde….
QUELQUES PAGES D'UN LIVRE
I
MARIE A CÉCILE
Vous souvenez-vous, Cécile, des bals étourdissants, des grandes soirées, de nos toilettes et de nos succès de cet hiver?
Que tout cela est loin maintenant!
Loin pour moi seule, bien entendu; car vous, vous êtes sans doute encore à Paris, ou tout au moins dans votre belle propriété d'Enghien, mais toujours au milieu des bruyantes agitations que nous appelons les plaisirs du monde, comme une reine que vous êtes, sans cesse entourée d'une cour que vous traînez sur vos pas.
Quand je pense aux changements que peuvent amener quelques mois dans notre vie, je me sens frappée irrésistiblement et comme prise d'une sorte de vertige à l'idée de l'insouciance avec laquelle nous vivons, et nous oublions, et nous faisons des projets pour l'avenir, si proche qu'il puisse être.
Cette idée-là a quelque chose d'effrayant quand on la regarde en face!
Mon langage doit bien fort vous surprendre, n'est-ce pas, mon amie? Vous, si rieuse et charmante, si adulée, pour qui l'hiver prochain s'annonce, ainsi que ceux qui l'ont précédé, escorté de son grand luxe et de ses parures, avec ses salons inondés de lumière et remplis d'entraînantes harmonies; vous, heureuse, qui n'entrevoyez la vie qu'à travers les feuillages aux séduisantes couleurs de vos roses d'Enghien et de vos camellias de Paris.
Vous n'étiez guère habituée à m'entendre parler ainsi, du temps où nous étions réunies? Mais c'est qu'il est survenu dans mon existence bien des choses depuis ce temps-là. Je n'irai plus dans le monde avec vous, ma Cécile. Nous n'irons plus toutes deux autour des lacs, ni au théâtre, ni dans aucune fête. Tout cela est perdu pour moi. Je ne sais même pas s'il me sera possible de retourner encore à Paris, malgré tout mon désir de vous revoir et de vous embrasser, et de reprendre nos causeries d'autrefois, dont je garderai le souvenir tant que je vivrai.
Tant que je vivrai! je suis folle de venir vous attrister avec mes idées noires. Je le sais bien, mais j'ai tellement besoin de m'épancher, de parler de mes sentiments et de mes peines! Mes peines … j'ai tort de parler de la sorte. Quelles sont-elles? Je n'en ai pas, en réalité. Mais, malgré moi, une tristesse profonde, que le docteur veut appeler: du calme, reflète pâlement sur tout ce qui me touche.
Vous vous rappelez que je fus obligée de vous quitter à la fin de l'hiver dernier pour venir en toute hâte auprès d'une vieille tante, qui se mourait. C'était la seule parente qui me restât du côté de ma mère, et c'est chez elle que j'ai été soignée pendant mon enfance et élevée, sinon avec tendresse, avec affection du moins. Elle était bien vieille, la pauvre femme; et elle s'est éteinte plutôt qu'elle n'est morte. Moi, j'ai passé de longues nuits à son chevet, et je n'étais pas d'un tempérament assez robuste pour supporter la moindre fatigue.
Et puis, il me manquait quelque chose sur cette terre. Je n'avais pas, comme vous, un mari dont l'amour pût répondre au mien. M. Dalmay a l'air de vous aimer tant! Vous devez être bien heureuse, Cécile! Quant à moi, vous le savez, je n'ai jamais connu ce que c'est qu'être aimée. J'ai fait, très-jeune encore, un mariage de raison, comme disait ma tante. M. de Champré était vieux et songeait peu à moi. Il était riche: on parlait de mon bonheur. Mariée depuis un an à peine, j'étais veuve déjà; et depuis, si l'amitié pouvait nous suffire, j'aurais vécu bien heureuse avec la vôtre. Hélas! je n'ai pas su me contenter de cette sympathie qui m'a donné tous les instants de joie que j'ai éprouvés ici-bas. Il me fallait une autre affection plus absolue, plus exclusive, plus vivifiante, dont tous ont besoin au monde, mais qui nous est parfois peut-être plus indispensable qu'aux hommes.
Née orpheline, pour ainsi dire, puisque j'ai perdu mon père et ma mère avant de savoir prononcer leur nom, j'ai passé, ainsi que je vous le disais, toute mon enfance chez cette tante dont je vous parlais tout à l'heure, qui m'aimait certainement, mais qui n'avait pas pour moi ces mille petits soins qui consistent en caresses, en sourires, en gâteries de toutes sortes enfin, et qui apprennent la tendresse aux enfants.
Ici, ma santé, déjà faible, s'est graduellement affaiblie: avec lenteur au commencement, mais à présent je sens bien que je m'en vais plus vite chaque jour.
Mon médecin a beau dire, et faire son possible pour me persuader que c'est là une langueur passagère: je sais qu'au fond, lui-même a bien peu d'espoir.
Je suis si changée, moralement! Si vous me voyiez, Cécile, ma belle aimée! Il me semble que je n'aimerais plus le monde, ni ses bruits, ni ses fêtes, dont je ne pouvais me passer autrefois. Maintenant je suis triste. Je me plais à rêver, le soir, seule sur ma terrasse, en regardant les nuages courir dans l'azur qui s'étend infini devant moi, et je me suis surprise deux fois à songer aux vies futures et à me voir morte. Morte! pour ce monde où vous brillez, où j'ai brillé aussi et dont j'ai été si folle dans le temps.
Combien tout cela est étrange!
Mais je vois bien décidément que je suis d'un égoïsme insensé, ne vous parlant que de moi depuis plus d'une heure et ne songeant même pas à demander à ma meilleure amie quelle est sa vie, moi qui, vous le savez bien, n'est-ce pas? suis si heureuse de vos plaisirs et si triste de vos tristesses!
Écrivez-moi, Cécile. Il me semble qu'en lisant vos lettres, je jetterai un dernier regard sur mon existence passée, à jamais perdue. Et il est si doux de se rappeler, de faire revivre un peu son coeur dans la mélancolie calme et involontaire qui est la compagne inséparable du souvenir! Parlez-moi de vos soirées, de vos projets, de votre luxe, de vos soupirants et des miens aussi, enfin de tout mon beau Paris que j'ai tant aimé!
Les malades sont comme les enfants, ils veulent qu'on les amuse.
Il y a si longtemps que je n'ai été gaie, si vous saviez! Ici, tout a un aspect morne qui me glace. A l'exception de Justine, ma petite femme de chambre, dont le dévouement et la peine me touchent, et de mon vieux docteur que je vois tous les jours et dont je suis journellement les métaphores galantes et interminables, je ne vois que les gens de la campagne, les jardiniers, les garçons de ferme, et ma nourrice, qui est aussi bonne et pour le moins aussi ennuyeuse que ce bon docteur.
Je suis donc seule, ou à peu près. Et je me complais parfois dans la torpeur dont cette solitude engourdit mon âme pleine d'espérances infinies et de souvenirs sans regrets.
Pardonnez, mon amie, je retombe invinciblement dans ma tristesse. J'ai mes jours, voyez-vous, et mieux vaut que je m'arrête. Si je continuais, je dissiperais peut-être le sourire de vos lèvres et la gaieté de vos yeux.
Adieu! Écrivez-moi surtout! Et soyez heureuse! Soyez aimée!
Votre vieille, bien vieille amie,
MARIE DE CHAMPRÉ D'AVENY.
Aveny, Septembre 1854.
II
CÉCILE A MARIE
Est-elle bien de vous, chère Marie, cette lettre que j'ai devant les yeux? On me l'a remise hier matin, comme je venais de me lever, et depuis ce moment je ne cesse de la relire, tant l'impression que j'en ai ressentie est singulière! Comment! c'est vous, mon amie, ma belle chérie, vous si charmante et avec cela si bonne que je n'ai jamais songé à vous en vouloir de ce que vous étiez plus jolie que moi, c'est vous, si mondaine, si danseuse, vous dont la belle main blanche a écrit ces lignes que je relis encore avec étonnement, pleines de mélancolie et de regrets!
Votre lettre m'a tout attristée, et je ne sais d'où vient que je ne puis me soustraire à mes idées noires qui m'assaillent depuis hier.
Se peut-il que vous soyez aussi changée, Marie!
J'avais pensé bien souvent à vous depuis votre départ, si précipité que nous avons eu à peine le temps de nous faire nos adieux. Je vous vois encore, au moment où Justine vous a apporté cette malheureuse lettre qui vous appelait au chevet de votre tante. On venait de vous essayer, quelques minutes auparavant, cette délicieuse robe blanche que vous aviez fait faire pour aller le surlendemain au grand bal de la comtesse de Sernes.
Vous rappelez-vous avec quel désespoir nous admirions ses grands volants bouillonnés et relevés tout autour par de toutes petites roses: et sa grande ruche du bas, qui remontait en deux endroits et s'attachait aussi par deux roses plus grosses que les autres! Avec cela une rose au corsage et une ou deux encore dans vos beaux cheveux blonds, complétaient votre toilette. Des fleurs, toujours des fleurs, jamais de bijoux; pas un collier, pas une bague, pas même de boucles d'oreille, coquette! Vraiment il n'y a que vous pour savoir mettre tant de charme exquis et d'élégance dans la simplicité. Aussi, faisiez-vous des furieuses!
Quelle tristesse à l'idée de partir sans avoir porté cette ravissante toilette! Et le fait est que la chose en valait bien la peine!
Je crois qu'à votre place je ne serais partie que le lendemain du bal. Mais votre âme a toujours été aussi belle que votre visage, et vous n'avez pas hésité à faire ce sacrifice.
Le soir même vous étiez en route, et moi, soit pressentiment ou folie (mon mari prétend que c'est la même chose), j'éprouvais une tristesse mortelle de cette solitude où me laissait votre absence.
Car je suis seule aussi, Marie, et moins heureuse que vous ne le pensez. Le monde aussi me croit heureuse en voyant mon luxe. Mais le monde ne voit guère que la superficie des choses, et souvent la mer cache bien des désastres sous l'azur trompeur de sa surface.
Mon mari est riche. Que lui servirait de me refuser quoi que ce soit? Cela flatte son amour-propre d'abord, d'entendre vanter le train de notre maison, mes chevaux et les diamants qu'il me donne. Mais je puis vous le dire, à vous, ma Mariette adorée, il ne m'aime pas, il ne m'a jamais aimée, et il m'arrive parfois de faire de douloureuses réflexions lorsque je me retrouve seule dans ma chambre à coucher, le soir, tandis qu'il est, lui, je ne sais où, à Paris, à son cercle, d'où il ne rentre que fort tard.
Je tâche d'y songer le moins possible; et il faut bien que j'oublie, en effet, pour paraître ce que je suis aux yeux du monde, c'est-à-dire la femme heureuse dont on envie le bonheur. J'étouffe mon coeur quand il me parle, parce que sa voix me donne toujours des conseils qui me troublent, et je ne sais quelle puissance incompréhensible qui se trouve en moi, me pousse à l'écouter. Alors, pour chasser cette tristesse qui m'envahit, pour échapper à ces préoccupations qui m'obsèdent, je me rejette plus avant dans le bruit, dans les fêtes et mes toilettes. Que voulez-vous? je cherche dans les plaisirs de mon luxe l'oubli de ce qui manque à mon âme.
Et voilà que, moi qui vous écrivais pour tâcher de vous égayer un peu, je suis triste comme un gros bonnet de nuit qui s'aviserait de parler. Voilà ce que c'est que d'écrire à sa meilleure amie d'aussi vilaines lettres que la vôtre. On lui fait perdre la moitié de sa pauvre gaieté, et elle devient incapable de vous rendre le courage qu'elle n'a plus elle-même. Ainsi, vous voilà prévenue.
Pour cette fois-ci je vous pardonne, parce que l'on peut être plus triste ou plus mal disposée un jour que les autres. Cela dépend un peu du temps qu'il fait. Et puis, à la campagne … et à la campagne en province, surtout! Mais cela est une raison de plus pour que vous rentriez bien vite à Paris, où l'on ne peut plus se passer de vous. Voilà, Mariette de mon coeur, chère aimée, ce qu'il faudra m'annoncer dans votre prochaine lettre.
Vous me le promettez, n'est-ce pas? à moi, votre meilleure amie, qui vous aime et qui vous regrette, mais aussi qui vous attend,
CÉCILE DALMAY.
Enghien, Septembre 1854.
III
MARIE A CÉCILE
Je suis bien triste, ma pauvre Cécile, et je ne puis me rendre compte de l'état de mon âme.
Voilà aujourd'hui deux mois, deux longs mois que j'ai reçu votre lettre bonne et tendre comme tout ce qui vient de vous. C'est ma seule compagnie ici, je me trouve moins seule en relisant ces lignes pleines de souvenirs où j'aperçois comme en un miroir les reflets lointains de mon passé, qui se perdent peu à peu dans la brume de l'horizon en silhouettes gracieuses et insaisissables.
Insaisissables! ce mot rend bien ma pensée, et je n'avais jamais senti, en le voyant écrit, tout ce qu'il peut renfermer de tristesse! Car je tends les bras maintenant, mon amie, vers cette image fugitive, douloureusement riante, et je pleure et je me débats, folle de désespoir, car je ne trouve rien sous mes mains que le vide et la nuit, car je sens mon coeur se serrer de plus en plus, prêt à étouffer entre les angoisses de cette solitude mortelle.
Je me sens mourir nuit et jour, heure par heure, minute par minute. Et c'est cette solitude qui me tue; et je ne puis plus la fuir, et elle s'appesantit sans cesse, impitoyable et morne, sur mon âme à jamais défaillante.
Ma santé ne me permet plus de m'en aller d'ici. Le moindre voyage suffirait à épuiser le peu de force qui me reste; et quand, après avoir passé ma journée assise auprès de ma fenêtre à lire ou à rêver, je veux faire un tour de parc pour profiter d'un rayon de soleil, je suis brisée en rentrant comme si j'avais été battue. Que se passe-t-il en moi? Je ne puis le comprendre. Et puis, je n'ose pas, j'ai peur de le deviner. Pourquoi? Du reste, je ne sais pourquoi je vous parle de toutes ces folies qui sont capables de vous attrister, et dont la seule pensée me trouble et me tourmente moi-même.
Parlons de vous, ma Cécile bien-aimée, de vous qui souffrez aussi, et qui êtes contrainte de cacher votre peine. Combien je vous plains, mon amie, et qu'il doit vous en coûter de garder, pour le monde indifférent qui vous entoure, le masque de bonheur sous lequel vous languissez! Et encore, vous êtes meilleure que moi, car votre lettre était pleine de tendresse et de gais souvenirs. Tandis que moi, au contraire, je ne sais que vous affliger chaque fois que je vous écris. Mais vous me le pardonnerez, n'est-ce pas, Cécile? car il faut me traiter avec l'indulgence qu'on a pour une enfant malade. Si je suis aussi triste, c'est qu'il m'est impossible de lutter contre la langueur qui me tue, voyez-vous!
Mon médecin n'ose plus se fier à lui seul, et il a fait venir ici deux docteurs célèbres de Paris. Tous trois n'osent presque plus me cacher l'état dans lequel je me trouve. Ils ne m'ont rien dit, mais je vois bien sur leur visage, lorsqu'ils se consultent devant moi, que ce n'est plus qu'une affaire de temps. C'est fini! je puis encore traîner pendant quatre ou cinq mois peut-être, mais je n'irai pas plus loin.
Je suis entourée ici de bonnes gens qui passent leur vie à s'efforcer de m'épargner toute espèce de contrariétés. Mais il me semble, en voyant leurs visages silencieux et mornes, qu'ils sont tous prévenus, et je crois lire ma condamnation sur chaque figure que je rencontre.
Je suis obsédée par une foule d'idées pénibles, de visions étranges, inexplicables.
J'ai fait, pendant une nuit de la semaine dernière, un horrible rêve dont le souvenir me pèse depuis ce moment et me poursuit sans relâche.
J'étais assise avec Justine dans le bois qui se trouve derrière la maison. Nous parlions de Paris, de vous, qui deviez arriver ici le jour même pour passer une semaine auprès de moi. J'étais guérie ou à peu près, et je comptais m'en retourner avec vous. Tout d'un coup je vis les arbres qui nous entouraient glisser sur la terre, comme si une main puissante les avait repoussés et je me trouvai debout au milieu d'une plate-forme autour de laquelle ils s'étaient arrêtés en rond, serrés les uns contre les autres. Mais ce n'était plus les mêmes que tout à l'heure; de quelque côté que je voulusse tourner mes regards, je n'apercevais plus que des cyprès dont la noire verdure montait constamment en tiges roides et droites vers le ciel. Effrayée, je me retournai vers Justine pour prendre sa main. Justine avait disparu. Je voulus l'appeler; ma langue restait collée à mon palais. A la place qu'elle occupait un instant auparavant, le spectre de la Mort, tel qu'on nous le dépeignait au couvent, ricanait à côté de moi; je sentais son souffle repoussant et humide effleurer mes lèvres et mes joues, qu'il flétrissait, en passant, et parcourir tout mon corps comme un frisson indicible. L'émotion que j'éprouvais est inexprimable. Je tremblais d'une manière effrayante. Enfin, à travers les arbres, j'aperçus une forme qui venait de mon côté. C'était vous. Mais vous n'étiez pas seule. Mon coeur bat encore de l'impression que j'ai ressentie en la voyant. Auprès de vous, marchait un homme jeune dont les traits, où respiraient la tristesse et la distinction, m'étaient déjà connus. Ne pouvant parler, je tendis les bras vers vous. Sa tête se releva alors, et ses yeux brillèrent d'un éclat inouï. Tous deux, vous m'aviez compris et vous veniez me chercher. Vous alliez arriver à la limite des arbres. Alors le spectre fixa sur moi son regard vide et hébété: je ne vous voyais plus. Puis il posa son doigt sur mon coeur, et de l'autre main il me montra une éclaircie au milieu des cyprès. Dans une allée dont je ne voyais pas la fin, je vous aperçus tous les deux; mais au lieu de venir, vous vous éloigniez de moi, enlacés dans les bras l'un de l'autre. Désespérée, je poussai un cri terrible. Ni vous ni lui ne vous êtes retournés. Le fantôme ôta son doigt de mon coeur et se mit à courir autour de moi en traçant un cercle qu'il agrandissait à chaque tour. A la place où j'avais senti le contact mortel et glacé de sa main osseuse, j'avais une plaie par où mon sang se perdait goutte à goutte et creusait dans le sol un trou dans lequel j'enfonçais peu à peu, comme en un tombeau. En ce moment, de larges flocons de neige commencèrent à tomber. Je trouvai la force de prononcer une parole, et le nom que je jetai à l'air sans échos n'était pas le vôtre, Cécile. Lui, ne se retourna pas encore. Je tombai à genoux. Mes genoux s'attachèrent à la terre.
Je ne pouvais plus me relever, ni crier. La neige qui tombait avec force me cachait tout. Je n'apercevais plus ni vous, ni lui, ni le spectre. J'étais seule, seule, entendez-vous bien? Je ne voyais que la blancheur opaque des arbres couverts de neige. Et mon sang coulait sans cesse, et ma tombe se creusait rapidement, et moi je descendais toujours, à genoux, les mains jointes, folle de terreur et brisée par mon désespoir.
Je sentais le froid de la neige qui couvrait mes épaules et qui montait autour de moi comme pour m'ensevelir avant même que ma fosse fût achevée. J'étouffais.
Quand je me réveillai en sursaut, c'était le matin. Justine, qui m'avait entendue me plaindre, était auprès de mon lit.
Lorsqu'elle ouvrit mes persiennes, il neigeait. C'était la première fois de cette année. Vous ne pouvez vous figurer l'impression que cela me produisit.
Je suis encore tremblante en vous racontant cette douloureuse et inexplicable crise. Et j'aurais mieux fait de ne vous en point parler. Excusez-moi encore, mon amie, chère Cécile de mon âme.
Pardon de la tristesse que je vais vous causer encore. Mais j'ai besoin, malgré moi, de parler de ce rêve. Dites-moi qu'il est faux, dites-moi qu'il ne signifie rien, je vous en conjure. J'ai beau me le répéter, moi, il me poursuit sans cesse.
Vous le savez, je n'ai jamais aimé. Je ne puis aimer, aujourd'hui. C'est impossible, cela n'est pas. N'est-ce pas, ma Cécile adorée?
Et cependant, d'où vient alors qu'en voyant approcher le moment de ma mort, je regrette davantage l'existence, et que je voudrais pouvoir me cramponner à la vie? Il me semble que je pourrais être heureuse. J'entrevois des joies qui ne m'étaient jamais apparues aussi douces et aussi séduisantes.
Que veut dire tout cela? J'ai peur d'être folle, par moments. Écrivez-moi encore, Cécile, je vous en supplie. Qu'il me soit donné d'entendre encore une voix amie et aimée avant de quitter ce monde où je souffre, et que je pleure en le quittant.
Pensez à moi, aimez-moi, vous, ma Cécile que j'aime, et songez que je n'ai que votre amitié au monde.
Votre MARIE.
Aveny, Novembre 1854.
Nous ne possédons que ces fragments,—nous n'osons dire d'un roman ou d'un livre,—car l'auteur ne songeait probablement guère, en écrivant ces pages, à faire un livre ou un roman. Nous y verrions plus volontiers une sorte d'autobiographie transposée, un cadre dans lequel il aurait groupé ses propres impressions, fait raconter ses tristesses, ses déceptions ou ses rêves par des personnages de fantaisie.
Nulle part nous ne reconnaissons, nous ne retrouvons cet aimable et cher enfant, ce doux et bien-aimé poëte, aussi complètement que nous le retrouvons dans cette dernière ébauche. Il y a bien tracé la profonde mélancolie, les lassitudes, le besoin d'oublier, qui remplissaient son âme.
Que les amis auxquels nous offrons ce volume nous pardonnent de n'en avoir pas éloigné des pages qui leur paraîtront peut-être peu dignes du talent de Prosper. Nous avons tenu à conserver tout ce qui pouvait caractériser cette nature si fine et si délicate.
En présence de la tombe qui a englouti tant de jeunesse et tant d'espérances, il n'y a plus de place pour l'orgueil paternel.
L.J.
TABLE
A Prosper Jourdan
CONTES ET POÉSIES
A Madame George Sand
Rosine et Rosette
Léone
Premières larmes
L'Automne
Ma Folie
A Marie
Rhodina
A l'hôtellerie (souvenir de Musset)
La Rose
Rencontre
A madame L***
Adieu, Ninon
Dans la forêt
Message
A ma mère
A ma mère
A mon ami Paul E.G.
A madame V***
A madame A*** (envoi de Rosine et Rosette)
A Félix M***
A mon père
A madame L.B. (sur un exemplaire des Émaux et Camées)
Adieu
Le Rêve
A ma mère malade
L'Oubli
Le Myosotis (à mon père)
Colloque d'automne
Impressions de voyage
A ma mère
A mon père
Envoi de Rosine et Rosette, A ***
Souvenir de Margency (à mon père)
A mon frère
Effet de lune dans la Mitidja (à Théodore de Banville)
Mandoline
Boutade
Déclaration d'écolier (à Constant Coquelin)
Chanson d'Ourida
Kief
A madame George Sand
NOTES AU CRAYON
Note
En marge d'un cahier
Opinions sur tels et tels
Caprices du langage
Ce que disent les diseurs de riens
Misanthropie
QUELQUES PAGES D'UN LIVRE
Marie à Cécile
Cécile à Marie
Marie à Cécile
Note