Contes humoristiques - Tome I
Le nommé Fabrice
—Hé! là-bas, le vieux rigolo! qu'est-ce que vous demandez?
Le vieux rigolo ainsi interpellé ne répondit pas, mais comme en proie à une indicible stupeur, il regardait les bâtiments neufs à peine terminés, une petite maisonnette en brique, les hangars, les écuries, une immense bascule destinée à peser les voitures de betteraves.
—Tout de même, fit-il, faut être bougrement effronté!
—De quoi donc, mon brave?
—Faut avei un rude toupet!
Fatigué sans doute de cette conversation, le contremaître demanda brusquement au paysan:
—Enfin, qui êtes-vous? Que voulez-vous?
—Qui que je sis? Vous me demandez qui que je sis? Je sis le nommé Fabrice, et je sis cheu mei, et vous n'êtes pas cheu vous!
—Comment, vous êtes chez vous?
—Je sis cheu mei, et vous allez me faire le plaisir de f... le camp, avec vos gens et toutes vos saloperies de bâtisses, et pis je vous demanderai trois mille francs de dommages et intérêts!
Sur ces entrefaites, l'architecte arrivait au chantier. La dernière phrase du vieux campagnard le fit légèrement pâlir.
Si c'était vrai, pourtant, qu'on eût bâti sur son champ!
Le plus comique, c'est que la chose était parfaitement exacte.
Le pauvre architecte s'était trompé de terrain et il avait construit sur le champ du nommé Fabrice pour cinquante mille francs de bâtiments au compte d'une grande sucrerie voisine.
On allait en faire, une tête, à l'administration, quand on apprendrait ça!
L'architecte esquissa le geste habituel des architectes qui n'en mènent pas large: il se gratta la tête et le nez alternativement.
L'indignation du campagnard allait croissant:
—Je sis le nommé Fabrice, et personne n'a le droit de construire sur mon bien, personne!
—Effectivement, balbutiait l'architecte, il y a erreur, mais elle est facilement réparable.... Nous allons vous donner l'autre champ, le nôtre. Il est d'égale surface, et....
—J' n'en veux point de votre champ. C'est le mien qu'il me faut. Vous n'avez pas le droit de bâtir sur mon bien, ni vous ni personne. J'vous donne huit jours pour démolir tout ça et remettre mon champ en état, et pis je demande trois mille francs de dommages et intérêts!
La discussion continua sur ce ton.
Le pauvre architecte, qui en menait de moins en moins large, s'efforçait de convaincre le nommé Fabrice. Le vieux paysan ne voulait rien savoir. Il lui fallait son champ débarrassé des saloperies de bâtisses, et, en plus, trois mille francs d'indemnité.
Le propriétaire de la sucrerie, informé de cet étrange malentendu, arriva vite et voulut transiger. Le nommé Fabrice était buté.
On marchanda: cinq mille francs d'indemnité!
—Non, ma terre!
—Dix mille!
—Non, ma terre!
—Vingt mille!
—Non, ma terre!
—Ah zut! nous plaiderons, alors!
Malgré la bonne volonté des juges, on ne put découvrir dans le Code le plus mince article de loi autorisant un sucrier à bâtir sur le champ d'autrui, même en l'indemnisant après.
Le sucrier fut condamné à remettre le bien du nommé Fabrice dans l'état où il l'avait pris.
Les considérants du jugement blâmaient la légèreté de l'architecte, et surtout la mauvaise foi évidente et la rapacité du nommé Fabrice.
Le nommé Fabrice riait sous cape. Il alla trouver le sucrier.
—Écoutez, fit-il, je ne sis pas un méchant homme. Donnez-moi votre champ et quarante mille francs... et j'vous fous la paix.
Plus tard, le caissier raconta que le nommé Fabrice, en signant son reçu de quarante mille francs, avait murmuré:
—C'est égal, faut avei un rude toupet tout de même!
On ne sut jamais si c'était de lui qu'il voulait parler ou d'un autre.
L'inespéré bonne fortune
Il m'est arrivé, voici peu de jours, une fort piquante aventure dont je vais avoir l'avantage de mettre mon élégante clientèle au courant.
Il n'était pas loin de six heures, je sortais du Palais où la plaidoirie de mon avocat m'avait si cruellement altéré que je constatai l'urgence d'entrer à la brasserie Dreher et d'y boire un de ces bocks dont elle a seule le secret.
J'étais installé depuis deux minutes quand je me sentis curieusement observé par un grand jeune homme pâle et triste, en face de moi.
Bientôt ce personnage se leva, se dirigea vers moi, et fort poliment:
—Vous plairait-il de m'accorder quelques instants de bienveillante attention?
—Volontiers, acquiesçai-je.
—Vous me faites l'effet, monsieur, d'un pour qui rien de ce qui est humain ne demeure étranger.
—Je suis cet un.
—Je l'avais deviné.... Alors, vous allez compatir. Voici la chose dépouillée de tout vain artifice: je suis éperdument amoureux d'une jeune fille qui passe tous les soirs vers six heures et demie place du Châtelet. Une incoercible timidité m'en prohibe l'abord, et cependant je me suis juré de lui causer ce soir, comme dit M. Francisque Sarcey dans son ignorance de la langue française.
—Si vous dites un mot de travers, comme dit Chincholle, sur M. Sarcey, je me retire!
—Restez.... Alors, j'ai imaginé, pour la conquête de la jeune personne en question, un truc vaudevillard et vieux comme le monde, mais qui pourrait d'autant mieux réussir.
—Parlez!
—Quand la jeune fille poindra à l'horizon du boulevard de Sébastopol, je vous la désignerai discrètement; vous lui emboîterez le pas, vous lui conterez les mille coutumières et stupides fadaises... À un moment, vous serez insolent.... La jeune vierge se rebiffera.... C'est alors que j'interviendrai.»Monsieur, m'indignerai-je, je vous prie de laisser mademoiselle tranquille, etc.!» Le reste ira tout seul.
—Bien imaginé.
—Vous vous retirerez plein d'une confusion apparente. Demain, je vous raconterai le reste, si vous voulez bien me permettre de vous offrir à déjeuner, ici même, sur le coup de midi.
—Entendu.
—Chut!... la voilà!
Elle était en effet très bien, la jeune personne, véritablement très bien.
Une sorte de Cléo de Mérode, avec à la fois plus de candeur et de distinction.
Fidèle au programme, je l'accompagnai: Mademoiselle, écoutez-moi donc! et tout ce qui s'ensuit.
Elle ne répondit rien.
Je devins pressant.
Égal mutisme.
Impatienté, je frisai la goujaterie.
Je n'y gagnai qu'à la faire croître en beauté, en candeur, en distinction.
C'est alors que le jeune homme pâle et triste crut devoir intervenir:
—Monsieur, je vous prie de laisser cette jeune fille en paix!
La demoiselle détourna la tête, s'empourpra de colère, et d'une voix enrouée et faubourienne:
—Eh ben quoi! cria-t-elle. Il est malade, çui-là! Qui qui lui prend?
S'adressant à moi:
—Monsieur, f...ez-lui donc sur la gueule pour y apprendre à se mêler de ce qui le regarde! En voilà un veau!
J'hésitais à frapper.
—F...ez-lui donc sur la gueule, que je vous dis, à c'daim-là!... Vous n'êtes donc pas un homme?
Ma foi, un peu piqué dans mon amour-propre, j'obéis.
Je décochai au jeune homme pâle et triste un formidable coup de poing, qu'il para fort habilement d'ailleurs avec son œil gauche.
Une heure après cet incident, la délicieuse enfant, véritable vierge de Vermicelli[8], m'amenait en sa chambrette du boulevard Arago et me prodiguait ses plus intimes caresses.
Le lendemain à midi, exact au rendez-vous du jeune homme pâle et triste, je me trouvai chez Dreher.
Lui n'y vint pas.
Mesquine rancune? Simple oubli?
La valse
Le col de pardessus relevé, mes mains dans les poches, j'allais par les rues brumeuses et froides en cet état d'abrutissement vague qui tend à devenir un état normal chez moi, depuis quelque temps.
Tout à coup je fus tiré de ma torpeur par une petite main finement gantée qui s'avançait vers moi, et une voix fraîche qui disait:
—Comment, te voilà, grande gouape!
Je levai les yeux.
La personne qui m'interpellait aussi familièrement était une grosse, jeune, blonde, petite femme, jolie comme tout, mais que je ne connaissais aucunement.
—Je crains bien, madame, répondis-je poliment, de n'être point la grande gouape que vous croyez.
—Ah! par exemple, c'est trop fort!
Et elle me nomma.
—Comment, continua-t-elle, tu ne me reconnais pas? Je suis donc bien changée! Voyons, regarde-moi bien.
—Aussi longtemps que vous voudrez, madame, car cette opération n'a rien de déplaisant pour moi.
—Tu n'as pas changé, toi.... Tu ne te rappelles pas le Luxembourg?
—Lequel, madame? Le jardin ou le grand-duché?
—Imbécile!
J'avais beau la considérer avec la plus vive attention, impossible de trouver un nom ou même de rattacher le moindre souvenir.
À la fin, elle eut pitié de mon embarras.
—Nanette! dit-elle, en éclatant de rire.
—Comment, c'est toi, ma pauvre Nanette! Oh! combien engraissée!
—Oui, je suis devenue un peu forte!
Je l'avais connue, voilà sept ou huit ans. C'était, à cette époque, une gamine ébouriffée et toute menue. J'aurais pu, semblait-il, la fourrer dans la poche de mon ulster.
Apprentie dans je ne sais quel atelier de Montrouge, elle fréquentait plus assidûment le Luxembourg que sa boîte, et je ne me lassais pas d'admirer la longanimité de ses patrons qui acceptaient bénévolement d'aussi longues et fréquentes disparitions.
Et gaie avec cela, et maligne!
Un beau jour, elle avait disparu sans crier gare, et je ne l'avais jamais revue.
J'étais émerveillé de la retrouver ainsi changée, et surtout considérablement augmentée.
Je ne m'en cache pas, j'adore les jeunes femmes un peu fortes, mais je les préfère énormes et voici la raison:
J'ai un faible pour la peau humaine lorsqu'elle est tendue sur le corps d'une jolie femme; or, j'ai remarqué que les grosses personnes offrent infiniment plus de peau que les maigres. Voilà.
Mon amie était dans ce cas, et tandis qu'elle me racontait son histoire et sa métamorphose, je l'enveloppais d'un regard gourmand et convoiteur.
Elle en avait à me raconter, depuis le temps!
D'abord, elle était tombée amoureuse d'un jeune premier au Théâtre national des Gobelins. Premier collage, où le confortable était abondamment remplacé par des volées quotidiennes.
Un jour, la volée fut bi-quotidienne. Alors Nanette, outrée de ce procédé inqualifiable, lâcha le cabotin et devint la maîtresse d'un jeune sculpteur de Montparnasse.
Pas de coups avec cet artiste, mais une purée! Et tout le temps poser, tout le temps.
Heureusement qu'il vint une commande, un buste. Un jeune homme riche tenait à posséder ses traits en marbre.
Quand les traits furent terminés, le jeune homme riche emporta son buste... et Nanette.
Entre nous, je crois que le buste n'était qu'une frime imaginée par le jeune homme riche pour se rapprocher de l'objet de son amour.
Quoi qu'il en soit, Nanette prit un ascendant considérable sur son nouvel amant et, comme elle le disait un peu modernement, elle le menait par le bi, par le bout, par le bi du bout du nez.
Tout de suite, avec lui, elle s'était mise à engraisser, enchantée d'ailleurs.»Ça me donne un air sérieux», affirmait-elle.
—Et ton amant, demandai-je, joli garçon?
—Superbe!
—Intelligent?
—Un vrai daim, mon cher! Imagine-toi....
Et elle me conta force anecdotes tendant toutes à démontrer la parfaite stupidité du personnage.
—Et que fait-il?
—Rien, je te dis, il est riche. Pourtant, il a une prétention: composer de la musique. As-tu un livret d'opéra à mettre en musique?
—Non, pas pour le moment.
—Ah! une idée!
Elle frappa dans ses mains, en femme à qui il vient d'arriver une bonne idée.
—Tu as du talent? fit-elle.
—Dans quel genre?
—Écris les paroles d'une opérette, apporte-les-lui. Ça ne sera jamais joué, mais tu auras un prétexte pour venir à la maison. Tu verras comme il est bête!
Je n'eus garde, vous pensez bien, de manquer une si belle occasion. Je bâclai, le lendemain même, une ânerie qui ressemblait à une opérette comme l'Oeil crevé ressemble au Syllabus, et j'apportai la chose à mon compositeur.
Nanette n'avait pas menti. Il était encore plus bête que ça.
Il fut enchanté que j'eusse pensé à lui.
—Mais qui diable a pu vous parler de moi?
—C'est M. Saint-Saëns qui m'a donné votre adresse!
—Saint-Saëns! mais je ne le connais pas!
—Eh bien, lui vous connaît!
Nanette, qui se trouvait en peignoir, les cheveux sur le dos, plus jolie que jamais, se tenait les côtes. (Je me serais volontiers chargé de cette opération).
—Joue donc ta valse à monsieur, dit-elle.
Il se mit au piano et préluda.
Silencieusement, Nanette m'indiqua la pendule. Je regardai l'heure: 10 h 15.
Il jouait sa valse avec une conviction véritablement touchante. C'était une suite d'airs idiots, mille fois entendus. Mais quel feu dans l'exécution!
Le monde extérieur n'existait plus pour lui. Il se penchait, se relevait, se tortillait. La sueur ruisselait sur son front génial.
Nanette me regardait de son air le plus cocasse: «Crois-tu, hein!»
En effet, il fallait le voir pour le croire.
Je la contemplais goulûment. Crédieu, qu'elle était jolie en peignoir!
La valse marchait toujours. Nous étions assis à côté l'un de l'autre, sur un divan.
—À quoi penses-tu? fit-elle brusquement.
—Je suis en train de calculer la surface approximative de ton joli corps, et, divisant mentalement cette superficie par celle d'un baiser, je calcule combien de fois je pourrais t'embrasser sans t'embrasser à la même place!
—Et ça fait combien?
—C'est effrayant!... Tu ne le croirais pas.
La valse était finie. Il était 10 h 35. L'artiste s'épongeait.
—Superbe, superbe, superbe!
—Seulement, ajouta Nanette, monsieur ne la trouve pas assez longue. Monsieur me faisait remarquer avec raison qu'après le grand machin brillant, tu sais, ploum, ploum, ploum, pataploum, tu devrais reprendre la mélodie, tu sais, tra la la la, tra la la la la!
—C'est votre avis, monsieur?
—Je crois que ça ferait mieux!
Je pris congé. Il était temps. J'allais mourir de rire.
Mais je revins le lendemain.
Mon compositeur était sorti. Ce fut Nanette qui me reçut, en peignoir, les cheveux sur le dos, comme la veille.
Le divan était là-bas, large, tentant.
Je devins pressant.
Nanette se défendait mollement:
—Non, pas maintenant.... Quand il sera là!
—!!!!!...
—Oui, ce sera bien plus drôle.... Pendant sa valse!
Nature morte
Vous avez peut-être remarqué, au Salon de cette année, un petit tableau, à peu près grand comme une feuille, lequel représente tout simplement une boîte à sardines sur un coin de table.
Non pas une boîte pleine de sardines, mais une boîte vide, dans laquelle stagne un restant d'huile, une pauvre boîte prochainement vouée à la poubelle.
Malgré le peu d'intérêt du sujet, on ne peut pas, dès qu'on a aperçu ce tableautin, s'en détacher indifférent.
L'exécution en est tellement parfaite qu'on se sent cloué à cette contemplation avec le rire d'un enfant devant quelque merveilleux joujou. Le zinc avec sa luisance grasse, le fond huileux de la boîte reflétant onctueusement le couvercle déchiqueté, c'est tellement ça!
Les curieux qui consultent le livret apprennent que l'auteur de cette étrange merveille est M. Van der Houlen, né à Haarlem, et qui eut une mention honorable en 1831.
Une mention honorable en 1831! M. Van der Houlen n'est pas tout à fait un jeune homme.
Très intrigué, j'ai voulu connaître ce curieux peintre et, pas plus tard qu'hier, je me suis rendu chez lui.
C'est là-bas, au diable, derrière la butte Montmartre, dans un grand hangar où remisent de très vieilles voitures et dont l'artiste occupe le grenier.
Un vaste grenier inondé de lumière, tout rempli de toiles terminées; dans un coin, une manière de petite chambre à coucher. Le tout d'une irréprochable propreté.
Tous les tableaux sans exception représentent des natures mortes, mais d'un rendu si parfait, qu'en comparaison, les Vollon, les Bail et les Desgoffe ne sont que de tout petits garçons.
Le père Houlen, comme l'appellent ses voisins, était en train de faire son ménage, minutieusement.
C'est un petit vieux, en grande redingote autrefois noire, mais actuellement plutôt verte. Une grande casquette hollandaise est enfoncée sur ses cheveux d'argent.
Dès les premiers mots, je suis plongé dans une profonde stupeur. Impossible d'imaginer plus de naïveté, de candeur et même d'ignorance. Il ne sait rien de ce qui touche l'art et les artistes.
Comme je lui demande quelques renseignements sur sa manière de procéder, il ouvre de grands yeux et, dans l'impossibilité de formuler quoi que ce soit, il me dit:
—Regardez-moi faire.
Ayant bien essuyé ses grosses lunettes, il s'assied devant une toile commencée, et se met à peindre.
Peindre! je me demande si on peut appeler ça peindre.
Il s'agit de représenter un collier de perles enroulé autour d'un hareng saur. Sans m'étonner du sujet, je contemple attentivement le bonhomme.
Armé de petits pinceaux très fins, avec une incroyable sûreté d'œil et de patte et une rapidité de travail vertigineuse, il procède par petites taches microscopiques qu'il juxtapose sans jamais revenir sur une touche précédente.
Jamais, jamais il n'interrompt son ouvrage de patience pour se reculer et juger de l'effet. Sans s'arrêter, il travaille comme un forçat méticuleux.
Le seul mot qu'il finisse par trouver à propos de son art, c'est celui-ci:—La grande affaire, voyez-vous, c'est d'avoir des pinceaux bien propres.
Le soir montait. Méthodiquement, il rangea ses ustensiles, nettoya sa palette et jeta un regard circulaire chez lui pour s'assurer que tout était bien en ordre.
Nous sortîmes.
Quelques petits verres de curaçao (il adore le curaçao) lui délièrent la langue.
Comme je m'étonnais qu'avec sa grande facilité de travail il n'eût envoyé au Salon que le petit tableau dont j'ai parlé, il me répondit avec une grande tristesse:
—J'ai perdu toute mon année, cette année.
Et alors il me raconta la plus étrange histoire que j'entendis jamais.
De temps en temps, je le regardais attentivement, voulant m'assurer qu'il ne se moquait pas de moi, mais sa vieille honnête figure de vieillard navré répondait de sa bonne foi.
Il y a un an, un vieil amateur hollandais, fixé à Paris, lui commanda, en qualité de compatriote, un tableau représentant un dessus de cheminée avec une admirable pendule en ivoire sculpté, une merveille unique au monde.
Au bout d'un mois, c'était fini. L'amateur était enchanté, quand tout à coup sa figure se rembrunit:
—C'est très bien, mais il y a quelque chose qui n'est pas à sa place.
—Quoi donc?
—Les aiguilles de la pendule.
Van der Houlen rougit. Lui si exact s'était trompé.
En effet, dans l'original, la petite aiguille était sur quatre heures et la grande sur midi, tandis que dans le tableau, la petite était entre trois et quatre heures, et la grande sur six heures.
—Ce n'est rien, balbutia le vieil artiste, je vais corriger ça.
Et, pour la première fois, il revint sur une chose faite.
À partir de ce moment, commença une existence de torture et d'exaspération. Lui, jusqu'à présent si sûr de lui-même, ne pouvait pas arriver à mettre en place ces sacrées aiguilles.
Il les regardait bien avant de commencer, voyait bien leur situation exacte et se mettait à peindre. Il n'y avait pas cinq minutes qu'il était en train que, crac! il s'apercevait qu'il s'était encore trompé.
Et il ajoutait:
—À quoi dois-je attribuer cette erreur? Si je croyais aux sorts, je dirais qu'on m'en a jeté un. Ah! ces aiguilles, surtout la grande!
Et depuis un an, ce pauvre vieux travaille à sa pendule, car l'amateur ne veut prendre livraison de l'œuvre et la payer, que lorsque les aiguilles seront exactement comme dans l'original.
Le désespoir du bonhomme était si profond que je compris l'inutilité absolue de toute explication.
Comme un homme qui compatit à son malheur, je lui serrai la main et le quittai dans le petit cabaret où nous étions.
Au bout d'une vingtaine de pas, je m'aperçus que j'avais oublié mon parapluie. Je revins.
Mon vieux, attablé devant un nouveau curaçao, était en proie à un accès d'hilarité si vive qu'il ne me vit pas entrer.
Littéralement, il se tordait de rire.
Tout penaud, je m'éloignai en murmurant:
—Vieux fumiste, va!
Une mort bizarre
La plus forte marée du siècle (c'est la quinzième que je vois et j'espère bien que cette jolie série ne se clora pas de sitôt) s'est accomplie mardi dernier, 6 novembre.
Joli spectacle, que je n'aurais pas donné pour un boulet de canon, ni même deux boulets de canon, ni trois.
Favorisée par une forte brise S.-O., la mer clapotante affleurait les quais du Havre et s'engouffrait dans les égouts de ladite ville, se mélangeant avec les eaux ménagères, qu'elle rejetait dans les caves des habitants.
Les médecins se frottaient les mains: «Bon cela! se disent-ils; à nous les petites typhoïdes!»
Car, le croirait-on? Le Havre-de-Grâce est bâti de telle façon que ses égouts sont au-dessus du niveau de la mer. Aussi, à la moindre petite marée, malgré l'énergique résistance de M. Rispal, les ordures des Havrais s'épanouissent, cyniques, dans les plus luxueuses artères de la cité.
Ne vous semble-t-il pas, par parenthèse, que ce saligaud[9] de François Ier au lieu de traîner une existence oisive dans les brasseries à femmes du carrefour Buci, n'aurait pas mieux fait de surveiller un peu les ponts et chaussées de son royaume?
N'importe! C'était un beau spectacle.
Je passai la plus importante partie de ma journée sur la jetée, à voir entrer des bateaux et à en voir sortir d'autres.
Comme la brise fraîchissait, je relevai le collet de mon pardessus. Je m'apprêtais à en faire autant pour le bas de mon pantalon (je suis extrêmement soigneux de mes effets), quand apparut mon ami Axelsen.
Mon ami Axelsen est un jeune peintre norvégien plein de talent et de sentimentalité.
Il a du talent à jeun et de la sentimentalité le reste du temps.
À ce moment, la sentimentalité dominait.
Était-ce la brise un peu vive? Était-ce le trop-plein de son cœur?... Ses yeux se remplissaient de larmes.
«Eh bien? fis-je, cordial, ça ne va donc pas, Axelsen?
—Si, ça va. Spectacle superbe, mais douloureux souvenir. Toutes les Plus fortes marées du siècle brisent mon cœur.
—Contez-moi ça.
—Volontiers, mais pas là.»
Et il m'entraîna dans la petite arrière-boutique d'un bureau de tabac où une jeune femme anglaise, plutôt jolie, nous servit un swenska-punch de derrière les fagots.
Axelsen étancha ses larmes, et voici la navrante histoire qu'il me narra:
«Il y a cinq ans de cela. J'habitais Bergen (Norvège) et je débutais dans les arts. Un jour, un soir plutôt, à un bal chez M. Isdahl, le grand marchand de rogues, je tombais amoureux d'une jeune fille charmante, à laquelle, du premier coup, je ne fus pas complètement indifférent Je me fis présenter à son père et devins familier de la maison. C'était bientôt sa fête. J'eus l'idée de lui faire un cadeau, mais quel cadeau?... Tu ne connais pas la baie de Vaagen?
—Pas encore.
—Eh bien, c'est une fort jolie baie dont mon amie raffolait surtout en un petit coin. Je me dis: «Je vais lui faire une jolie aquarelle de ce petit coin, elle sera bien contente.» Et un beau matin me voilà parti avec mon attirail d'aquarelliste. Je n'avais oublié qu'une chose, mon pauvre ami: de l'eau. Or, tu sais que si le mouillage est interdit aux marchands de vins, il est presque indispensable aux aquarellistes. Pas d'eau! Ma foi, me dis-je, je vais faire mon aquarelle à l'eau de mer, je verrai ce que ça donnera.
«Cela donna une fort jolie aquarelle que j'offris à mon amie et qu'elle accrocha tout de suite dans sa chambre. Seulement... tu ne sais pas ce qui arriva?
—Je le saurai quand tu me l'auras dit.
—Eh bien, il arriva que la mer de mon aquarelle, peinte avec de l'eau de mer, fut sensible aux attractions lunaires, et sujette aux marées. Rien n'était plus bizarre, mon pauvre ami, que de voir, dans mon tableau, cette petite mer monter, monter, monter, puis baisser, baisser, baisser, les laissant à nu, graduellement.
—Ah!
—Oui.... Une nuit, c'était comme aujourd'hui la plus forte marée du siècle, il y eut sur la côte une tempête épouvantable. Orage, tonnerre, ouragan!
«Dès le matin, je montai à la villa où demeurait mon amante. Je trouvai tout le monde dans le désespoir le plus fou.
«Mon aquarelle avait débordé: la jeune fille était noyée dans son lit.
—Pauvre ami!»
Axelsen pleurait comme un veau marin.
«Et tu sais, ajouta-t-il, c'est absolument vrai ce que je viens de te raconter là. Demande plutôt à Johanson.»
Le soir même, je vis Johanson, qui me dit que c'était de la blague.
La nuit blanche d'un hussard rouge (monologue pour cadet)
Je me suis toujours demandé pourquoi on nomme nuits blanches celles qu'on passe hors de son lit. Moi, je viens d'en passer une, et je l'ai trouvée plutôt... verte.
Ce qui n'a pas empêché mon concierge, quand je suis rentré le matin, de me saluer d'un petit air... en homme qui dit:
«Ah! ah! mon gaillard, nous nous la coulons douce!»
Et pourtant.... Mais n'anticipons pas.
Il faut vous dire que j'étais amoureux depuis quelque temps.
Oh! amoureux, vous savez!... pas à périr. Mais enfin, légèrement pincé, quoi!
C'était une petite blonde très gentille, avec des petits frisons plein le front. Tout le temps elle était à la fenêtre, quand je passais.
À force de passer et de repasser, j'avais cru à la fin qu'elle me reconnaissait, et je lui adressais un petit sourire. Je m'étais même imaginé—vous savez comme on se fait des idées—qu'elle me souriait aussi.
C'était une erreur, j'en ai en la preuve depuis, mais trop tard malheureusement.
Je me disais: «Faudra que j'aille voir ça, un jour.»
En attendant, je m'informe, habilement, sans avoir l'air de rien.
Elle est mariée avec un monsieur pas commode, paraît-il, directeur d'une importante fabrique de mitrailleuses civiles.
Le monsieur pas commode sort tous les jours vers huit heures, se rend à son cercle, et ne rentre que fort tard dans la nuit.
«Bon, me dis-je, c'est bien ce qu'il me faut.»
Nous étions dans les environs de la mi-carême.
À l'occasion de cette solennité, j'avais été invité à un bal de camarades, costumé, naturellement.
On sait que j'ai beaucoup d'imagination; aussi tous les amis m'avaient dit: «Tâche de trouver un costume drôle.»
Et je me déguisai, dès le matin, en hussard rouge de Monaco.
Vous me direz qu'il n'y a pas de hussards rouges à Monaco; qu'il n'y a même pas du tout de hussards, ou que, s'il y en a, ils sont généralement en civil.
Je le sais aussi bien que vous, mais la fantaisie n'excuse-t-elle pas toutes les inexactitudes?
Tout en me contemplant dans la glace de mon armoire (une armoire à glace), je me disais «Tiens, mais ce serait véritablement l'occasion d'aller voir ma petite dame blonde. Elle n'aura rien à refuser à un hussard rouge d'aussi belle tournure.»
Le fait est, entre nous, que j'étais très bien dans ce costume. Pas mal du tout, même.
Je dîne de bonne heure.... Un bon dîner, substantiel, pour me donner des forces, arrosé de vins généreux, pour me donner du... toupet.
Je boucle mon ceinturon, car j'avais un sabre, comme de juste, et me voilà prêt pour l'attaque.
En arrivant près de la maison de mon adorée, j'aperçois le mari qui sort.
Bon, ça va bien.... Je le laisse s'éloigner, et je monte l'escalier doucement, à cause des éperons dont je n'ai pas une grande habitude et qui sont un peu longs chez les hussards rouges.
Je tire le pied d'une pauvre biche qui sert maintenant de cordon de sonnette.
Un petit pas se fait entendre derrière la porte. On ouvre. C'est elle... ma petite blonde. Je lui dis:
Au fait, qu'est-ce que j'ai bien pu lui dire?
Parce que, vous savez, dans ces moments-là, on dit ce qui vous vient à l'esprit, et puis, cinq minutes après, on serait bien pendu pour le répéter.
Mais ce que je me rappelle parfaitement, est qu'elle m'a répondu, d'un air furieux: «Vous êtes fou, monsieur!... Et mon mari qui va rentrer!... Tenez, je l'entends.»
Et v'lan! elle me claque la porte sur le nez.
En effet, quelqu'un montait l'escalier d'un pas lourd, le pas terrible de l'époux impitoyable.
Tout hussard rouge que j'étais, je l'avoue, j'eus le trac.
Il avait un moyen bien simple de sortir de la situation, me direz-vous. Descendre l'escalier et m'en aller tout bêtement. Mais, comme l'a très bien fait remarquer un philosophe anglais, ce sont les idées les plus simples qui viennent les dernières.
Je pensai à tout, sauf à partir.
Un instant, j'eus l'idée de dégainer et d'attendre le mari de pied ferme.
«Absurde, me dis-je, et compromettant.»
Et l'homme montait toujours.
Tout à coup, j'avise une petite porte que je n'avais pas remarquée tout d'abord, car elle était peinte, comme le reste du couloir, en imitation de marbre, mais quel drôle de marbre! un marbre de mi-carême!
Dans ces moments-là, on n'a pas de temps à perdre en frivole esthétique.
J'ouvre la porte, et je m'engouffre avec frénésie, sans même me demander où j'entre.
Il était temps. Le mari était au haut de l'escalier.
J'entends le grincement d'une clef dans la serrure, une porte qui s'ouvre, une porte qui se ferme,—la même sans doute,—et je puis enfin respirer.
Je pense alors à examiner la pièce où j'ai trouvé le salut.
Je vous donne en mille à deviner le drôle d'endroit où je m'étais fourré.
Vous souriez... donc vous avez deviné!
Eh bien! oui, c'était là, ou plutôt.... ICI!
Doucement, sans bruit, je lève le loquet, et je pousse la porte.... Elle résiste.
Je pousse un peu plus fort.... Elle résiste encore.
Je pousse tout à fait fort, avec une vigueur inhumaine. La porte résiste toujours, en porte qui a des raisons sérieuses pour ne pas s'ouvrir.
Je me dis: «C'est l'humidité qui a gonflé le bois!» Je m'arc-boute contre... le machin, et... han! Peine perdue.
Décidément, c'est de la bonne menuiserie.
Une idée infernale me vient.... Si le mari, m'ayant aperçu d'en bas et devinant mes coupables projets, m'avait enfermé là, grâce à un verrou extérieur!
Quelle situation pour un hussard rouge!
Un soir de mi-carême! Et moi qu'on attend au bal.
Non, non, ce n'est pas possible. J'éloigne de moi cette sombre pensée.
Et pourtant la porte reste immuable comme un roc.
De guerre lasse, je m'assieds—heureusement qu'on peut s'asseoir dans ces endroits-là—et j'attends. Parbleu! quelqu'un viendra bien me délivrer.
On ne vient pas vite. On ne vient même pas du tout.
Que mangent-ils donc dans cette maison?
Des confitures de coing, sans doute.
De la rue monte à mes oreilles le joyeux vacarme des trompes, des cors de chasse, des clairons, et puis—terrible!—le son des horloges, les quarts, les demies, les heures!...
Et le libérateur attendu n'arrive pas. Tous ces gens-là se sont donc gorgés de bismuth aujourd'hui?
La prochaine fois que je reviendrai dans cette maison, j'enverrai un melon à chaque locataire.
De temps en temps, avec un désespoir touchant, je me lève, et, faisant appel à toute mon énergie, je pousse la porte, je pousse, je pousse!
Ah! pour une bonne porte, c'est une bonne porte!
Enfin, épuisé, je renonce à la lutte. La poignée de mon sabre me rentre dans les côtes. Je l'accroche au loquet et je m'endors. Sommeil pénible, entrecoupé de cauchemars. Le bruit de la rue s'est éteint peu à peu. On n'entend plus qu'un cor de chasse qui s'obstine héroïquement dans le lointain.
Puis le cor de chasse va se coucher comme tout le monde....
Je me réveille!... C'est déjà le petit jour. Je me frotte les yeux et me rappelle tout. Mon sang de hussard rouge ne fait qu'un tour. Rageusement, je décroche mon sabre et le tire à moi....
Je n'ose vous dire le reste.
Imbécile que j'étais! double imbécile! triple imbécile! centuple idiot! multiple crétin! J'avais passé toute ma nuit à pousser la porte....
Elle s'ouvrait en dedans!...
Le veau Conte de Noël pour Sara Salis
Il y avait une fois un petit garçon qui avait été bien sage, bien sage.
Alors, pour son petit Noël, son papa lui avait donné un veau.
«Un vrai?
—Oui Sara, un vrai.
—En viande, et en peau?
—Oui, gara, en viande et en peau.
—Qui marchait avec ses pattes?
—Puisque je te dis un vrai veau!
—Alors?
—Alors, le petit garçon était bien content d'avoir un veau; seulement, comme il faisait des saletés dans le salon....
—Le petit garçon?
—Non, le veau.... Comme il faisait des saletés et du bruit, et qu'il cassait les joujoux de ses petites sœurs....
—Il avait des petites sœurs, le veau?
—Mais non, les petites sœurs du petit garçon... alors on lui bâtit une petite cabane dans le jardin, une jolie petite cabane en bois....
—Avec des petites fenêtres?
—Oui, Sara, des tas de petites fenêtres et des carreaux de toutes couleurs.... Le soir, c'était le Réveillon. Le papa et la maman du petit garçon étaient invités à souper chez une dame. Après dîner, on endort le petit garçon, et les parents s'en vont....
—On l'a laissé tout seul à la maison?
—Non, il y avait sa bonne.... Seulement le petit garçon ne dormait pas. Il faisait semblant. Quand la bonne a été couchée, le petit garçon s'est levé et il a été trouver des petits camarades, qui demeuraient à côté....
—Tout nu?
—Oh! non, il était habillé. Alors tous ces petits polissons, qui voulaient faire réveillon comme de grandes personnes, sont entrés dans la maison, mais ils ont été bien attrapés, la salle à manger et la cuisine étaient fermées. Alors, qu'est-ce qu'ils ont fait?...
—Qu'est-ce qu'ils ont fait, dis?
—Ils sont descendus dans le jardin et ils ont mangé le veau....
—Tout cru?
—Tout cru, tout cru.
—Oh! les vilains!
—Comme le veau cru est très difficile à digérer, tous ces petits polissons ont été très malades le lendemain. Heureusement que le médecin est venu! On leur a fait boire beaucoup de tisane, et ils ont été guéris.... Seulement, depuis ce moment-là, on n'a plus jamais donné de veau au petit garçon.
—Alors, qu'est-ce qu'il a dit, le petit garçon?
—Le petit garçon... il s'en fiche pas mal.»
Pour en avoir le cœur net
Ils s'en allaient tous les deux, remontant l'avenue de l'Opéra.
Lin, un gommeux quelconque, aux souliers plats relevés et pointus, aux vêtements étriqués, comme s'il avait dû sangloter pour les obtenir; en un mot, un de nos joyeux rétrécis.
Elle beaucoup mieux, toute petite, mignonne comme tout, avec des frisons fous plein le front, mais surtout une taille....
Invraisemblable, la taille!...
Elle aurait certainement pu, la petite blonde, sans se gêner beaucoup, employer comme ceinture son porte-bonheur d'or massif.
Et ils remontaient l'avenue de l'Opéra, lui de son pas bête et plat de gommeux idiot, elle, trottinant allègrement, portant haut sa petite tête effrontée.
Derrière eux, un grand cuirassier qui n'en revenait pas.
Complètement médusé par l'exiguïté phénoménale de cette taille de Parisienne, qu'il comparait, dans son esprit, aux robustesses de sa bonne amie, il murmurait, à part lui:
«Ça doit être postiche.»
Réflexion ridicule, pour quiconque a fait un tant soit peu d'anatomie.
On peut, en effet, avoir des fausses dents, des nattes artificielles, des hanches et des seins rajoutés, mais on conçoit qu'on ne peut avoir, d'aucune façon, une taille postiche.
Mais ce cuirassier, qui n'était d'ailleurs que de 2e classe, était aussi peu au courant de l'anatomie que des artifices de la toilette, et il continuait à murmurer, très ahuri:
«Ça doit être postiche.»
Ils étalent arrivés aux boulevards.
Le couple prit à droite et, bien que ce ne fût pas son chemin, le cuirassier les suivit.
Décidément, non, ce n'était pas possible, cette taille n'était pas une vraie taille. Il avait beau, le grand cavalier, se remémorer les plus jolies demoiselles de son chef-lieu de canton, pas une seule ne lui rappelait, même de loin, l'étroitesse inouïe de cette jolie guêpe.
Très troublé, le cuirassier résolut d'en avoir le cœur net et murmura:
«Nous verrons bien si c'est du faux.»
Alors, se portant à deux pas à droite de la jeune femme, il dégaina.
Le large bancal, horizontalement, fouetta l'air et s'abattit tranchant net la dame, en deux morceaux qui roulèrent sur le trottoir, tel un ver de terre tronçonné par la bêche du jardinier cruel.
C'est le gommeux qui faisait une tête!
Crime russe
Ce fut l'excès même de la hideur de cette vieille, je crois bien, qui m'attira chez elle.
Quand, passant dans une ruelle sinistre et transversale, je l'aperçus à sa fenêtre, cette détestable vieille, avec son masque violâtrement blafard, ses petits yeux où luisaient toutes les sales luxures, et sa frisottante perruque brune, si manifestement postiche, il me monta au cerveau une bouffée de cette lubricité fangeuse qui vient hanter les rêveries de certains très jeunes hommes et de quelques vieux dégoûtants.
De près, elle était répugnante au-delà de toute expression.
La couperose de ses vieilles joues molles se trouvait encore aggravée par le poudroiement louche d'une veloutine acquise chez une herboriste de onzième classe, sans doute avorteuse.
Des réparations successives à son énorme râtelier avaient mis des dents d'azur trouble à côté d'autres qui semblaient de vieil ivoire.
Et si, en ce moment, je n'avais pas eu l'esprit si calme, je me serais certainement cru le jouet d'un angoissant cauchemar.
Ce n'était pas le besoin qui la poussait à accomplir son immonde profession, car tout, chez elle, sentait l'aisance presque confortable.
Des draps fins et blancs garnissaient le lit, un lit de villageois cossus. Une armoire normande en chêne massif se carrait dans un coin de la chambre avec cet aspect riche, cette apparence—inexplicable par la raison—d'être remplie, qui fait que les gens comme moi distinguent infailliblement, même fermées, les armoires pleines des vides.
D'une voix crapuliforme qu'elle essayait de faire gazouillante, la vieille me causait. Elle disait la gloire de mes bottes.
«Comme tes bottes sont belles!»
Effectivement, mes bottes, ancien cadeau que me fit à Plewna le général Sakapharine, étaient plus belles que nulle langue humaine ne saurait l'exprimer.
Je goûtai la joie de contrarier la vieille:
«Mes bottes! Elles sont ignobles; je les ai payées trente-cinq sous, ce matin, à un ramasseur de bouts de cigares, place Maubert.
—Sale blagueur!»
Pendant que la conversation continuait sur ce ton, l'idée me vint, hantise vague d'abord, de tuer cette femme à propos de bottes.
Et je prononçai, à mi-voix, ces mots: à propos de bottes.
Dès lors, la résolution d'assassiner la vieille s'installa en moi, irrémissiblement.
Mon couteau était de ceux qu'on appelle couteaux de Nontron, et qu'on fabrique à Châtellerault.
La lame de ces armes est droite et pointue. Le manche rond se rétrécit vers le bas pour être bien en main, et une large virole mobile empêche que la lame ne se referme.
À un moment, la vieille me tourne le dos. Je lui plantai le coup, très fort et très droit, à une place que je sais. Pendant qu'elle s'affaissait sur les genoux en une posture désespérée, je lui maintenais le couteau dans la plaie, et la large virole empêchait le sang de couler.
Quand elle eut poussé son dernier hou rauque, quand l'hémorragie interne eut achevé de l'étouffer, je pris dans un tiroir de son armoire ses pièces d'or et quelques valeurs, et, refermant la porte sur moi, je m'en allai....
Toute cette scène n'avait pas duré dix minutes, et pas de bruit, pas de sang répandu.
Certes, pour de l'ouvrage bien faite, comme a dit le poète Sarcey, c'était de l'ouvrage bien faite[10].
Je me dirigeai vers la maison de ma maîtresse, une jeune femme qui s'appelle Nini et que mes amis ont surnommée Nini Novgorod, depuis que c'est moi son amant.
Un couple de sergents de ville arrivait lentement dans ma direction.
Je ne sais pas, mais leur air tranquille me fit passer à fleur de peau un frisson glacé. Ils me semblaient trop tranquilles.
Alors, effrontément, je plantai dans leurs yeux mon regard hardi, et tous les deux, comme mus par un mouvement machinal portèrent, en passant près de moi, la main à la visière de leur képi.
D'autres gens de police, rencontrés plus loin, et dévisagés de la même façon, me saluèrent aussi, répondant à ma secrète préoccupation.
«Nous vous prenons si peu, semblaient-ils dire, pour un assassin, cher monsieur, que nous n'hésitons pas à vous saluer respectueusement.»
Nini Novgorod n'était pas chez elle. Machinalement, je jetai un coup d'œil sur une glace du salon et me voilà secoué par le plus joyeux éclat de rire, peut-être, de toute ma vie.
Je m'expliquais mon prestige subit devant les gardiens de la paix.
La virole de mon couteau n'avait pas bouché hermétiquement la blessure de la vieille.
Par la solution de continuité qui permet à la lame de se refermer, avait giclé un léger filet de sang.
Ce filet était venu s'épanouir en rosette sur la boutonnière de ma redingote.
Tous ces imbéciles m'avaient pris pour un officier de la Légion d'honneur.
Le drame d'hier
Un horrible drame et des plus insolites s'est déroulé hier au sein de la coquette localité ordinairement si paisible de Paris (Seine).
Il pouvait être dans les trois ou quatre heures de l'après-midi, et par une de ces températures!...
Devant le bureau des omnibus du boulevard des Italiens, deux voitures de la Compagnie, l'une à destination de la Bastille, l'autre cinglant vers l'Odéon, se trouvaient pour le moment arrêtées et, comme on dit en marine, bord à bord.
Rien de plus ridicule, en telle circonstance, que la situation respective des voyageurs de l'impériale de chaque voiture, lesquels, sans jamais avoir été présentés, se trouvent brusquement en direct face à face et n'ont d'autre ressource que de se dévisager avec une certaine gêne qui, prolongée, se transforme bientôt en pure chien de faïencerie.
C'est précisément ce qui arriva hier.
Sur l'impériale Madeleine-Bastille, une jeune femme (créature d'aspect physique fort séduisant, nous ne cherchons pas à le nier, mais de rudimentaire culture mondaine et de colloque trivial) éclata de rire à la vue du monsieur décoré qui lui faisait vis-à-vis sur Batignolles Clichy Odéon et, narquoise, lui posa cette question fort à la mode depuis quelque temps à Paris et que les gens se répètent à tout propos et sans l'apparence de la plus faible nécessité:
«Qu'est-ce que tu prends, pour ton rhume?»
Le quinquagénaire sanguin auquel s'adressait cette demande saugrenue n'était point, par malheur, homme d'esprit ni de tolérance. Au lieu de tout simplement hausser les épaules, il se répandit contre la jeune femme frivole en mille invectives, la traitant tout à la fois de grue, de veau et de morue, triple injure n'indiquant pas chez celui qui la proférait un profond respect de la zoologie non plus qu'un vif souci de la logique.
«Va donc, hé, vieux dos! répliqua la jeune femme.»
(Le dos est un poisson montmartrois qui passe à tort ou à raison pour vivre du débordement de ses compagnes.)
Jusqu'à ce moment, les choses n'avaient revêtu aucun caractère de gravité exceptionnelle, quand le bonhomme eut la malencontreuse idée de tirer à bout portant un coup de revolver sur la jeune femme, laquelle riposta par un vigoureux coup d'ombrelle.
Si le courageux lecteur veut bien, en dépit de l'excessive température dont nous jouissons, faire un léger effort de mémoire, il se rappellera que nous en étions restés à ce moment du drame où un monsieur, assis à l'impériale de l'omnibus Batignolles Clichy Odéon, tirait un coup de revolver sur une jeune femme occupant un siège à l'impériale de Madeleine-Bastille, coup de revolver auquel la personne répondait par un énergique coup d'ombrelle sur le crâne du bonhomme.
Ce fut, chez tous les voyageurs de la voiture Madeleine-Bastille, une spontanée et violente clameur.
L'homme au revolver fut hué, invectivé, traité de tous les noms possibles, et même impossibles.
Juste à ce moment, les opérations du contrôle se trouvant terminées, les deux lourdes voitures s'ébranlèrent et partirent ensemble dans la même direction, l'une cinglant vers la Bastille, l'autre vers la rue de Richelieu.
Malheureusement, durant le court trajet qui sépare le bureau des Italiens de la rue de Richelieu, les choses s'envenimèrent gravement et le monsieur décoré crut devoir tirer un second coup de revolver sur un haut jeune homme qui se signalait par la rare virulence de ses brocards.
Les voyageurs d'omnibus ont bien des défauts, mais on ne saurait leur refuser un vif sentiment de solidarité et un dévouement aveugle pour leurs compagnons de voiture.
Aussi n'est-il point étonnant que les voyageurs Madeleine-Bastille aient pris fait et cause pour la jeune femme à l'ombrelle cependant que ceux du Batignolles Clichy Odéon embrassaient le parti du quinquagénaire à l'arme à feu.
Les cochers eux-mêmes des deux véhicules se passionnaient chacun pour leur cargaison humaine, échangeaient des propos haineux, et quand Batignolles Clichy Odéon s'enfourna dans la rue de Richelieu, Madeleine-Bastille n'hésita pas. Au lieu de poursuivre sa route vers la Bastille, il suivit son ennemi dans la direction du Théâtre Français.
Ce fut une lutte homérique. On fit descendre à l'intérieur les femmes et les enfants, les infirmes, les vieillards.
Pour être improvisées, les armes n'en furent que plus terribles.
Un garçon de chez Léon Laurent qui allait livrer un panier de champagne en ville offrit ses bouteilles qu'après avoir vidées on transforma en massues redoutables.
M.-B. allait succomber, quand un petit apprenti eut l'idée de descendre vivement et de dévaliser la boutique d'un marchand de sabres d'abordage qui se trouve à côté de la librairie Ollendorf.
Cette opération fut exécutée en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire.
B.-C.-O., dès lors, ne pouvait songer à continuer la lutte et tout ce qui restait de voyageurs valides à bord descendit au bureau du Théâtre Français, la rage au cœur et ivre de représailles.
Quant aux ecclésiastiques, ils avaient été, comme toujours, admirables de dévouement et d'abnégation, relevant les blessés, les pansant, exhortant au courage ceux qui allaient mourir.
Loup de mer
—Eh ben, cap'tain Dupeteau, aurons-nous de la pluie, aujourd'hui?
—J'vas vous dire.... Si les vents tournent d'amont à la marée, ça pourrait ben être de l'eau....
—Et si les vents ne tournent pas d'amont?
—Ça ne serait pas signe de sec.
N'insistez pas, autrement vous ne pourriez tirer aucun renseignement plus précis du bon Dupeteau qu'on honore du nom de capitaine, bien qu'il ait été, tout au plus, maître au cabotage.
Dupeteau est un météorologue confus et mal déterminé qui prédit la pluie et le beau temps sans jamais se compromettre.
D'ailleurs, il a quitté la marine dont il était un piètre ornement pour s'établir limonadier au Havre, sur le Grand Quai (Café de la Flotte). À l'heure de la marée, les clients affluent chez lui, pressés de prendre une dernière consommation avant de s'embarquer pour Trouville, Honfleur ou Rouen.
Dupeteau, aimable et grave, la serviette sur le bras, contemple les libations de ces braves gens. Rien au monde, même au plus fort de la poussée, ne le déciderait à servir un vermouth sec, mais, quand la mer commence à baisser et que le dernier bateau parti, Dupeteau s'asseoit à sa terrasse, et, essuyant sur son front une sueur imaginaire, prononce avec accablement: «Encore une marée de faite!».
Des gens qui ont navigué avec lui m'affirment qu'il ne sera jamais aussi étonnant limonadier qu'il fut étrange marin.
Et, à ce sujet, les anecdotes pleuvent, innombrables. Car, sans qu'il sans doute, Dupeteau est entré vivant dans la légende.
De Dieppe à Cherbourg, c'est à qui racontera la sienne.
Un jour, Dupeteau sortait du port de Honfleur avec son sloop, le «Bon Sauveur», à destination de Caen. Au bout de quelques minutes, le vent vint à tomber complètement, comme le courant était contraire, Dupeteau commanda: «Mouille!». Et l'on jeta l'ancre.
Sur le soir, la brise fraîchit. Notre ami fit hisser les voiles et, en bon garçon qu'il est, permit à ses deux matelots d'aller se coucher.
«J'ai pas sommeil, dit-il j'vas rester à la barre, s'il y a du nouveau, j'vous appellerai».
Le lendemain, au petit jour, un des hommes monta sur le pont et poussa un hurlement d'étonnement: «Mais, n... de D..., cap'taine, nous n'avons pas bougé depuis hier soir!»
«Comment, pas bougé?» répliqua tranquillement Dupeteau. «S'il n'était pas de si bonne heure, j'te dirais qu'tes saoul, mon pauv' Garçon». «Mais ben sûr que non, cap'taine, que nous n'avons pas bougé.... Nous v'là encore sous la côte de Vasouy». «Cré guenon, c'est vrai!... nous sommes p'têtes ben échoués?»
On sonda. Au moins dix brasses d'eau!
Dupeteau n'y comprenait rien et croyait à une sorcellerie quand il se rappela subitement qu'il n'avait oublié qu'une chose la veille, c'était de faire lever l'ancre!
Un autre jour, Dupeteau descendait la rivière de Bordeaux avec la goélette «Marie Émilie», chargée de vin pour Vannes.
Presque bord à bord naviguait un grand trois mâts.
La conversation s'engage entre les deux capitaines: «Et ou qu'vous allez comme ça?» fit Dupeteau.
Un grincement de poulie empêcha ce dernier, un peu dur d'oreille, d'entendre la réponse. Il demanda à son mousse: «Où qu'il a dit qu'il allait?».»A Vannes».»Ah ben, ça tombe rudement bien. Nous allons le suivre. C'est le tonnerre de Dieu pour y aller. Une fois je me suis trompé, je suis entré à Lorient, croyant être à Vannes».
Et il se mit en mesure de suivre les trois-mâts, à une distance de quelques encablures.
C'était à la fin décembre.
Au bout de quelques jours de navigation, la chaleur devint excessive. Dupeteau enleva son tricot, puis sa chemise de flanelle.
«Cré guenon! jamais j'nai vu un temps comme ça à Noël!».
Pourtant le voyage lui paraissait un peu long. On avait cependant un bon vent arrière.
La chaleur était devenue insupportable et Dupeteau trouvait décidément que c'était un drôle de mois de janvier. L'eau douce manquant, l'équipage buvait le Bordeaux du chargement.
Enfin on signala la terre.
Des pirogues chargées de nègres accostèrent la «Marie Émilie».
Dupeteau commençait à être inquiet. Ça ne ressemblait pas du tout au Morbihan cette côte là. Il croyait être à Vannes... il était à La Havane.
Si cette aventure vous paraît un peu invraisemblable, c'est que vous ne connaissez pas Dupeteau: avec ce loup de mer, rien n'est impossible.
NOTES:
[1] Pour éviter toute confusion, le Morse en question est un appareil de transmission télégraphique ainsi appelé du nom de son inventeur, et non pas un veau marin. La présence de ce dernier, fréquente dans les mers glaciales, est, d'ailleurs, assez rare dans les bureaux de poste français.
[2] Ça a l'air de vous étonner?
[3] Le mot gnolle a été récemment révélé à Axelsen par le feuilleton de M. Jules Lemaître dans les Débats. Sur la foi du jeune et intelligent critique, Axelsen emploie maintenant le mot gnolle dans les meilleures sociétés de la rue Lepic.
[4] Le cigare ne se récolte pas sur les arbres, ainsi que beaucoup de personnes se l'imaginent à tort. C'est, au contraire, un produit manufacturé dont la fabrication exige beaucoup d'astuce et de tact.
[5] Des personnes ignorantes pourront s'étonner de ce que des larmes assez caustiques pour détruire le noir, puissent respecter le rose. Parce que, tas de brutes, la coloration rose de la peau n'est pas due à un pigment, mais bien au sang qu'on aperçoit par transparence.
[6] Gens qui stationnent sur la place (note de l'auteur).
[7] Le caractère de M. Alphonse Allais est tout entier dans cette phrase. (Note de l'auteur).
[8] Vermicelli, célèbre peintre italien qui florissait à Gennevilliers vers la fin du XIXe siècle.
[9] Si par hasard, un descendant de ce monarque se trouvait offusqué de cette appréciation, il n'a qu'à venir me trouver. Je n'ai jamais reculé devant un Valois. A.A.
[10] Ouvrage est féminin en russe. Note du traducteur.