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Contes merveilleux, Tome II

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La vieille maison

Au beau milieu de la rue se trouvait une antique maison, elle avait plus de trois cents ans: c'est là ce qu'on pouvait lire sur la grande poutre, où au milieu de tulipes et de guirlandes de houblon était gravée l'année de la construction. Et on y lisait encore des versets tirés de la Bible et des bons auteurs profanes; au-dessus de chaque fenêtre étaient sculptées des figures qui faisaient toute espèce de grimaces. Chacun des étages avançait sur celui d'en dessous; le long du toit courait une gouttière, ornée de gros dragons, dont la gueule devait cracher l'eau des pluies; mais elle sortait aujourd'hui par le ventre de la bête; par suite des ans, il s'était fait des trous dans la gouttière.

Toutes les autres maisons de la rue étaient neuves et belles à la mode régnante; les carreaux de vitre étaient grands et toujours bien propres; les murailles étaient lisses comme du marbre poli. Ces maisons se tenaient bien droites sur leurs fondations, et l'on voyait bien à leur air qu'elles n'entendaient rien avoir de commun avec cette construction des siècles barbares.

«N'est-il pas temps, se disaient-elles, qu'on démolisse cette bâtisse surannée, dont l'aspect doit scandaliser tous les amateurs du beau? Voyez donc toutes ces moulures qui s'avancent et qui empêchent que de nos fenêtres on distingue ce qui se passe dans la baraque. Et l'escalier donc qui est aussi large que si c'était un château! que d'espace perdu! Et cette rampe en fer forgé, est-elle assez prétentieuse! Comme ceux qui s y appuient doivent avoir froid aux mains! Comme tout cela est sottement imaginé!»

Dans une des maisons neuves, bien propres, d'un goût bien prosaïque, celle qui était juste en face, se tenait souvent à la fenêtre un petit garçon aux joues fraîches et roses; ses yeux vifs brillaient d'intelligence. Lui, il aimait à contempler la vieille maison; elle lui plaisait beaucoup, qu'elle fût éclairée par le soleil ou par la lune. Il pouvait rester des heures à la considérer, et alors il se représentait les temps où, comme il l'avait vu sur une vieille gravure, toutes les maisons de la rue étaient construites dans ce même style, avec des fenêtres en ogive, des toits pointus, un grand escalier menant à la porte d'entrée, des dragons et autres terribles gargouilles tout autour des gouttières; et, au milieu de la rue, passaient des archers, des soldats en cuirasse, armés de hallebardes.

C'était vraiment une maison qu'on pouvait contempler pendant des heures. Il y demeurait un vieillard qui portait des culottes de peau et un habit à grands boutons de métal, tout à fait à l'ancienne mode; il avait aussi une perruque, mais une perruque qui paraissait bien être une perruque, et qui ne servait pas à simuler habilement de vrais cheveux. Tous les matins, un vieux domestique venait, nettoyait, faisait le ménage et les commissions, puis s'en allait.

Le vieillard à culottes de peau habitait tout seul la vieille maison. Parfois il s'approchait de la fenêtre; un jour, le petit garçon lui fit un gentil signe de tête en forme de salut; le vieillard fit de même; le lendemain ils se dirent de nouveau bonjour, et bientôt ils furent une paire d'amis, sans avoir jamais échangé une parole.

Le petit garçon entendit ses parents se dire: «Le vieillard d'en face a de bien grandes richesses; mais c'est affreux comme il vit isolé de tout le monde.»

Le dimanche d'après, l'enfant enveloppa quelque chose dans un papier, sortit dans la rue et accostant le vieux domestique qui faisait les commissions, il lui dit: «Écoute! Veux-tu me faire un plaisir et donner cela de ma part à ton maître? J'ai deux soldats de plomb; en voilà un; je le lui envoie pour qu'il ait un peu de société; je sais qu'il vit tellement isolé de tout le monde, que c'est lamentable.»

Le vieux domestique sourit, prit le papier et porta le soldat de plomb à son maître. Un peu après, il vint trouver les parents, demandant si le petit garçon ne voulait pas venir rendre visite au vieux monsieur. Les parents donnèrent leur permission, et le petit partit pour la vieille maison.

Les trompettes sculptées sur la porte, ma foi, avaient les joues plus bouffies que d'ordinaire, et si on avait bien prêté l'oreille, on les aurait entendus, qui soufflaient dans leurs instruments: «Schnetterendeng! Ta-ra-ra-ta: le voilà, le voilà, le petit schnetterendeng!»

La grande porte s'ouvrit. Le vestibule était tout garni de vieux portraits de chevaliers revêtus de cuirasses, de châtelaines en robes de damas et de brocart; l'enfant crut entendre les cuirasses résonner et les robes rendre un léger froufrou. Il arriva à un grand escalier, avec une belle rampe en fer tout ouvragée, et ornée de grosses boules de cuivre, où on pouvait se mirer; elles brillaient comme si on venait de les nettoyer pour fêter la visite du petit garçon, la première depuis tant d'années.

Après avoir monté bien des marches, l'enfant aperçut, donnant sur une vaste cour, un grand balcon; mais les planches avaient des fentes et des trous en quantité; elles étaient couvertes de mousse, d'herbe, de sedum, et toute la cour et les murailles étaient de même vertes de plantes sauvages qui poussaient là sans que personne s'en occupât. Sur le balcon se trouvaient de grands pots de fleurs, en vieille et précieuse faïence; ils avaient la forme de têtes fantastiques, à oreilles d'âne en guise d'anses; il y poussait des plantes rares; c'étaient des touffes de feuilles, sans presque aucune fleur. Il y avait là un pot d'œillet tout en verdure, et il chantait à voix basse: «Le vent m'a caressé, le soleil m'a donné une petite fleur, une petite fleur pour dimanche.»

Ensuite, le petit garçon passa par une grande salle; les murs étaient recouverts de cuir gaufré, à fleurs et arabesques toutes dorées, mais ternies par le temps.

«La dorure passe, le cuir reste,» marmottaient les murailles.

Puis l'enfant fut conduit dans la chambre où se tenait le vieux monsieur, qui l'accueillit avec un doux sourire, et lui dit: «Merci pour le soldat de plomb, mon petit ami; et merci encore de ce que tu es venu me voir.»

Et les hauts fauteuils en chêne, les grandes armoires et les autres meubles en bois des îles craquaient, et disaient: «knick, knack», ce qui pouvait bien vouloir dire: «Bien le bonjour!»

À la muraille pendait un tableau, représentant une belle dame, jeune, au visage gracieux et avenant; elle était habillée d'une robe vaste et raide, tenue par des paniers; ses cheveux étaient poudrés. De ses doux yeux elle regardait l'enfant.

«Qui cela peut-il donc être; dit-il. D'où vient cette belle madame?

—De chez le marchand de bric-à-brac, répondit le vieux monsieur. Il a souvent des portraits à vendre et pas chers. Les originaux sont morts et enterrés; personne ne s'occupe d'eux. Cette dame, je l'ai connue toute jeune; voilà un demi-siècle qu'elle a quitté ce monde; j'ai retrouvé son portrait chez le marchand et je l'ai acheté.»

Au-dessous du portrait, se trouvait sous verre un bouquet de fleurs fanées; elles avaient tout l'air d'avoir été cueillies juste cinquante ans auparavant.

«On dit chez nous, reprit l'enfant, que tu es toujours seul, et que cela fait de la peine, rien que d'y penser.

—Mais pas tant que cela, dit le vieux monsieur. Je reçois la visite de mes pensées d'autrefois, et je revois passer devant moi tous ceux que j'ai connus. Et, maintenant, toi tu es venu me rendre visite; je me sens très heureux.»

Il tira alors d'une armoire un grand livre à images, et les montra au petit garçon; c'étaient des fêtes et processions des siècles passés; d'énormes carrosses tout dorés, des soldats qui ressemblaient au valet de trèfle de nos cartes; des bourgeois, habillés tous différemment selon leurs métiers et professions. Les tailleurs avaient une bannière où se voyaient des ciseaux, tenus par deux lions; celle des cordonniers représentait un aigle à deux têtes, parce que chez eux il faut toujours la paire. Oui, c'étaient de fameuses images, et le petit s'en amusait tout plein.

Le vieux monsieur alors alla chercher dans l'office des gâteaux, des confitures, des fruits. Qu'on était bien dans cette vieille maison!

«Je n'y tiens plus, s'écria tout à coup le soldat de plomb qui était sur la cheminée. Non, c'est par trop triste ici, celui qui a goûté de la vie de famille ne peut s'habituer à une pareille solitude. J'en ai assez. Le jour déjà ne semble pas vouloir finir; mais la soirée sera encore plus affreuse. Ce n'est pas comme chez toi, mon maître; ton père et ta mère causent joyeusement; toi et tes frères et sœurs vous faites un délicieux tapage d'enfer. On se sent vivre au milieu de ce bruit. Le vieux, ici, jamais on ne lui donne de baisers, ni d'arbre de Noël. On lui donnera un jour un cercueil et ce sera fini. Non, j'en ai assez.

—Il ne faut pas voir les choses du mauvais côté, répondit le petit garçon. À moi, tout ici me paraît magnifique, et encore n'ai-je pas vu toutes les belles choses que les vieux souvenirs font passer devant les yeux du maître de céans.

—Moi non plus, je ne les aperçois, ni ne les verrai jamais, reprit le soldat de plomb. Je te prie, emporte-moi.

—Non, dit le petit, il faut que tu restes pour tenir compagnie à ce bon vieux monsieur.»

Le vieillard, qui paraissait tout rajeuni et avait l'air tout heureux, revint avec d'excellents gâteaux, des confitures délicieuses, des pommes, des noix et autres friandises; il plaça tout devant son petit ami, qui, ma foi, ne pensa plus aux peines du soldat de plomb.

L'enfant retourna chez lui, s'étant diverti à merveille. Le lendemain, il était à sa fenêtre, et il fit un signe de tête au vieux monsieur, qui le lui rendit en souriant. Une neuvaine se passa, et alors on revint prendre le petit garçon pour le mener à la vieille maison.

Les trompettes entonnèrent leur schnetterendeng, ta-ta-ra-ta. Les chevaliers et les belles dames se penchèrent hors de leur cadre pour voir passer ce petit être, si jeune; les fauteuils débitèrent leur knik-knak; le cuir des murailles déclara qu'il était plus durable que la dorure; enfin tout se passa comme la première fois; rien ne changeait dans la vieille maison.

«Oh! Que je me sens malheureux», s'écria le soldat de plomb.» C'est à périr ici. Laisse-moi plutôt partir pour la guerre, dussé-je y perdre bras et jambes, ce serait au moins un changement. Oh, emmène-moi! Maintenant je sais ce que c'est que de recevoir la visite de ses vieux souvenirs, et ce n'est pas amusant du tout à la longue.»

«Je vous revoyais tous à la maison, comme si j'étais encore au milieu de vous. C'était un dimanche matin, et vous autres enfants vous étiez réunis, et les mains jointes vous chantiez un psaume; ton père et ta mère écoutaient pieusement. Voilà que la porte s'ouvre et que ta petite sœur Maria, qui n'a que deux ans, fait son entrée. Elle est si vive et elle est toujours prête à danser quand elle entend n'importe quelle musique. Cette fois vos chants la mirent en mouvement, mais cela n'allait guère en mesure; la mélodie marchait trop lentement; l'enfant levait sa petite jambe, mais il lui fallait la tenir trop longtemps en l'air; cependant elle dandinait comme elle pouvait de la tête. Vous gardiez votre sérieux, c'était pourtant bien difficile. Moi, je ris tant, qu'au moment où une grosse voiture vint ébranler la maison, je perdis l'équilibre et je tombai à terre, j'en ai encore une bosse. Cela me fit bien mal; mais j'aimerais encore mieux tomber dix fois par jour, chez vous, que de rester ici, hanté par ces vieux souvenirs.

Dis-moi, chantez-vous encore les dimanches? Raconte-moi quelque chose de la petite Maria! Et mon bon camarade, l'autre soldat de plomb? Doit-il être heureux, lui! Ne pourrait-il pas venir me relever de faction? Oh, emmène-moi!»

—Tu n'es plus à moi, répondit le petit garçon. Tu sais bien que je t'ai donné en cadeau au vieux monsieur. Il faut te faire une raison.»

Cette fois le vieillard montra à son petit ami des cassettes où il y avait toutes sortes de jolis bibelots des temps passés; des cartes à jouer, grandes et toutes dorées, comme on n'en voit même plus chez le roi. Le vieux monsieur ouvrit le clavecin, qui, à l'intérieur, était orné de fines peintures, de beaux paysages avec des bergers et des bergères; il joua un ancien air; l'instrument n'était guère d'accord, et les sons étaient comme enroués. Mais on aurait dit que le portrait de la belle dame, celui qui avait été acheté chez le marchand de bric-à-brac, s'animait en entendant cette antique mélodie; le vieux monsieur la regardait, ses yeux brillaient comme ceux d'un jeune homme; un doux sourire passa sur ses lèvres.

«Je veux partir en guerre, en guerre!», s'écria le soldat de plomb de toutes ses forces; mais, à ce moment, le vieux monsieur vint prendre quelque chose sur la cheminée et il renversa le soldat qui roula par terre. Où était-il tombé? Le vieillard chercha, le petit garçon chercha; ils ne purent le trouver. Disparu le soldat de plomb!»Je le retrouverai demain», dit le vieux monsieur. Mais, jamais, il ne le revit. Le plancher était rempli de fentes et de trous; le soldat avait passé à travers, et il gisait là, sous les planches, comme enterré vivant.

Malgré cet incident la journée se passa gaiement, et, le soir, le petit garçon rentra chez lui. Des semaines s'écoulèrent, et l'hiver arriva. Les fenêtres étaient gelées, et l'enfant était obligé de souffler longtemps sur les carreaux, pour y faire un rond par lequel il pût apercevoir la vieille maison. Les sculptures de la porte, les tulipes, les trompettes, on les voyait à peine, tant la neige les recouvrait. La vieille maison paraissait encore plus tranquille et silencieuse que d'ordinaire; et, en effet, il n'y demeurait absolument plus personne: le vieux monsieur était mort, il s'était doucement éteint.

Le soir, comme c'était l'usage dans le pays, une voiture tendue de noir s'arrêta devant la porte; on y plaça un cercueil, qu'on devait porter bien loin, pour le mettre dans un caveau de famille. La voiture se mit en marche; personne ne suivait que le vieux domestique; tous les amis du vieux monsieur étaient morts avant lui. Le petit garçon pleurait, et il envoyait de la main des baisers d'adieu au cercueil.

Quelques jours après, la vieille maison fut pleine de monde, on y faisait la vente de tout ce qui s'y trouvait. Et, de la fenêtre, le petit garçon vit partir, dans tous les sens, les chevaliers, les châtelaines, les pots de fleurs en faïence, les fauteuils qui poussaient des knik-knak plus forts que jamais. Le portrait de la belle dame retourna chez le marchand de bric-à-brac; si vous voulez le voir, vous le trouverez encore chez lui; personne ne l'a acheté, personne n'y a fait attention.

Au printemps, on démolit la vieille maison.» Ce n'est pas dommage qu'on fasse disparaître cette antique baraque», dirent les imbéciles, et ils étaient nombreux comme partout. Et, pendant que les maçons donnaient des coups de pioche, qui fendaient le cœur du petit garçon, on voyait, de la rue, pendre des lambeaux de la tapisserie en cuir doré, et les tulipes volaient en éclats, et les trompettes tombaient par terre, lançant un dernier schnetterendeng.

Enfin, on enleva tous les décombres et on construisit une grande belle maison à larges fenêtres et à murailles bien lisses, proprement peintes en blanc. Par devant, on laissa un espace pour un gentil petit jardin qui, sur la rue, était entouré d'une jolie grille neuve: «Que tout cela a bonne façon!» disaient les voisins. Dans le jardin, il y avait des allées bien droites, et des massifs bien ronds; les plantes étaient alignées au cordeau, et ne poussaient pas à tort et à travers comme autrefois, dans la cour de la vieille maison.

Les gens s'arrêtaient à la grille et regardaient avec admiration. Les moineaux par douzaines, perchés sur les arbustes et la vigne vierge qui couvrait les murs de côté babillaient de toutes sortes de choses, mais pas de la vieille maison; aucun d'eux ne l'avait jamais vue: car il s'était passé, depuis lors, bien du temps, oui, tant d'années que, dans l'intervalle, le petit garçon était devenu un homme, et un homme distingué qui faisait la joie de ses vieux parents.

Il s'était marié et il habitait, avec sa jeune femme, justement la belle maison dont nous venons de parler.

Un jour, ils étaient dans le jardin, et la jeune dame plantait une fleur des champs qu'elle avait rapportée de la promenade, et qu'elle trouvait aussi belle qu'une fleur de serre. Elle raffermissait, de ses petites mains, la terre autour de la racine, lorsqu'elle se sentit comme piquée aux doigts.

«Aïe!» s'écrie-t-elle, et elle aperçoit quelque chose qui brille. Qu'était-ce? Devinez-vous? C'était le soldat de plomb, que le vieux monsieur avait cherché vainement et qui était tombé là pendant les démolitions, se trouvait sous terre depuis tant d'années.

La jeune dame le retira, et, sans lui en vouloir de ce qu'il l'avait piquée, elle le nettoya avec une feuille humide de rosée, et le sécha avec son mouchoir fin, qui sentait bon. Et le soldat de plomb était bien aise, comme s'il se réveillait d'un long évanouissement.

«Laisse-moi le voir», dit le jeune homme, en souriant. Puis il hocha la tête et continua: «Non, ce ne peut pas être le même; mais il me rappelle un autre soldat de plomb que j'avais lorsque j'étais petit.»

Et il raconta l'histoire de la vieille maison, et du vieux monsieur, auquel il avait envoyé, pour lui tenir compagnie, son soldat de plomb. La jeune dame fut touchée jusqu'aux larmes de ce récit, surtout quand il fut question du portrait qui avait été acheté chez le marchand de bric-à-brac.

«Il serait cependant possible, dit-elle, que ce fût le même soldat de plomb. Je veux le garder avec soin; il me rappellera ce que tu viens de me conter. Tu me conduiras, n'est-ce pas, sur la tombe du vieux monsieur?

—Je ne sais pas où elle se trouve, répondit-il; j'ai demandé à la voir, personne n'a pu me l'indiquer. Tous ses amis étaient morts. Je sais seulement que c'est très loin d'ici; au moment où on a emporté le cercueil, je n'ai pas questionné; j'étais trop petit pour aller si loin y porter des fleurs.

—Oh! Comme il a été seul, dans sa tombe également! dit la dame, personne n'en aura pris soin.

—Moi aussi, j'ai été longtemps bien seul, se dit le soldat de plomb; mais, quelle compensation aujourd'hui; je ne suis pas oublié!»

Comme la dame l'emportait dans la maison, il jeta un dernier regard sur l'endroit où il était resté tant d'années; que vit-il, ressemblant à de la vulgaire terre? Un morceau de la belle tapisserie. La dorure, elle, avait entièrement disparu. Et, de sa fine oreille, le soldat entendit un murmure où il distinguait ces paroles:

«La dorure passe, mais le cuir reste.»

S'il avait pu, il aurait volontiers haussé les épaules; chez lui, couleur et dorure étaient restées.


Le vieux réverbère

Il était une fois un honnête vieux réverbère qui avait rendu de bons et loyaux services pendant de longues, longues années, et on s'apprêtait à le remplacer. C'était le dernier soir qu'il était sur son poteau et éclairait la rue; il se sentit un peu comme un vieux figurant de ballet qui danse pour la dernière fois et sait que dès le lendemain il sera mis au rancart. Le réverbère redoutait terriblement ce lendemain. Il savait qu'on l'amènerait à la mairie où trente-six sages de la ville l'examineraient pour décider s'il était encore bon pour le service ou pas. C'est là qu'on déciderait s'il devait éclairer un pont ou une usine à la campagne. Il se pouvait aussi qu'on l'envoyât directement dans une fonderie pour l'y faire fondre et dans ce cas il pouvait devenir vraiment n'importe quoi d'autre.

Quel que fût son sort, il ferait ses adieux au vieux gardien de nuit et à sa femme. Il les considérait comme sa propre famille. Il était devenu réverbère en même temps que l'homme était devenu veilleur de nuit. La femme, à l'époque, avait un comportement altier et ne s'occupait du réverbère que le soir, quand elle passait par là, mais jamais dans la journée. Au cours des dernières années, depuis qu'ils avaient vieilli tous les trois, le veilleur, sa femme et le réverbère, la femme du veilleur s'en occupait elle aussi, nettoyait la lampe et y versait de l'huile. C'étaient de braves gens, l'un comme l'autre.

Ainsi le réverbère était dans la rue pour son dernier soir et demain il irait à la mairie. Ces deux sombres pensées le hantaient et vous vous imaginez sans doute comment il brûlait. Mais d'autres idées encore lui passaient par la tête. Il ne lui viendrait jamais à l'esprit d'en parler à haute voix, car c'était un réverbère bien élevé qui ne voulait blesser personne. Mais que de souvenirs! Par moments, sa flamme montait brusquement, comme si le réverbère avait soudainement senti: Oui, il y a quelqu'un qui se souvient de moi. Par exemple ce beau garçon autrefois.... Oh, oui, bien des années ont passé depuis! Il était venu vers moi avec une lettre sur papier rose pâle, si fin et à bordure dorée, et si joliment écrite; c'était une écriture de femme. Il lut la lettre deux fois puis l'embrassa. Ensuite, il leva la tête, me regarda et ses yeux disaient: «Je suis le plus heureux des hommes!» Oui, lui et moi, nous étions les seuls à savoir ce que la première lettre de sa bien-aimée contenait.... Je me rappelle aussi d'une autre paire d'yeux; c'est curieux comme mes pensées sautent d'un sujet à l'autre. Un magnifique cortège funèbre passa dans la rue. Dans le cercueil gisait, sur la voiture couverte de soie, une jeune et jolie femme. Que de fleurs, de couronnes et de torches brûlantes! J'en fus presque soufflé. Sur le trottoir il y avait plein de gens qui suivaient lentement le cortège. Lorsque les torches furent hors de vue, je regardai autour de moi, un homme se tenait encore là et pleurait. Jamais je n'oublierai la tristesse de ces yeux qui me regardaient!»

Des pensées diverses venaient ainsi au vieux réverbère qui éclairait la rue ce soir pour la dernière fois. Le factionnaire que l'on relève connaît la personne qui va le remplacer et peut même échanger quelques paroles avec elle. Le réverbère ne savait pas qui allait le remplacer et pourtant, il était à même de donner à son remplaçant quelques bons conseils, sur la pluie et la rouille par exemple ou sur la lune qui éclaire le trottoir ou encore sur la direction du vent.

Trois candidats s'étaient présentés sur le bord de la rigole, croyant que c'était le réverbère lui-même qui attribuait l'emploi. Le premier était une tête de hareng. Comme elle luisait dans l'obscurité elle pensait que si c'était elle qui montait sur le poteau, cela ferait économiser de l'huile. Le deuxième était un morceau de bois pourri, qui brillait lui aussi, et certainement bien mieux que n'importe quelle morue salée, comme il le fit entendre. D'autre part, il était le dernier morceau d'un arbre qui avait été autrefois la gloire de la forêt. Le troisième était un ver luisant. Le réverbère ne savait pas d'où il était venu, mais il était là, et même si bien là, qu'il luisait. Mais la tête de hareng et le bois pourri jurèrent qu'il ne luisait que de temps en temps et que dès lors il ne pouvait être pris en considération. Le vieux réverbère dit qu'aucun d'eux n'éclairait assez pour être réverbère. Évidemment, ils ne voulurent pas l'admettre, et lorsqu'ils apprirent que le réverbère lui-même ne pouvait attribuer sa fonction à personne, ils se réjouirent et dirent qu'ils en étaient très heureux puisque de toute façon le réverbère était vraiment bien trop sénile et donc incapable de choisir son remplaçant.

À ce moment, le vent arriva du coin de la rue, il passa au travers de la mitre du vieux réverbère et lui dit:

—Comment, j'apprends que tu vas partir demain? Je te vois donc ici ce soir pour la dernière fois? Il faut absolument que je te fasse un cadeau! Je vais souffler de l'air en toi et tu te rappelleras ensuite nettement ce que tu auras vu et entendu; tu auras la tête si claire que tu entendras tout ce que l'on dira ou lira.

—C'est formidable, marmonna le vieux réverbère, merci beaucoup. Pourvu seulement que je ne sois pas fondu!

—Tu ne le seras pas encore, le rassura le vent. Je te rafraîchirai maintenant la mémoire, et si on t'offre plusieurs petits cadeaux de ce genre, tu auras une vieillesse plutôt gaie.

—Pourvu que je ne sois pas fondu, répéta le réverbère. Est-ce que dans ce cas là aussi, je me rappellerai tout?

—Vieux réverbère, sois raisonnable, souffla le vent.

La lune apparut à cet instant.

—Et vous, que donnez-vous? demanda le vent.

—Je ne donnerai rien, répondit la lune. Je suis sur le déclin. Les réverbères n'ont jamais lui pour moi, c'est toujours moi qui ai lui pour eux.

La lune se cacha derrière les nuages, elle ne voulait pas être ennuyée. Une goutte d'eau tomba alors directement sur la mitre du réverbère. On aurait pu penser qu'elle venait du toit, mais la goutte expliqua qu'elle était un cadeau envoyé par les nuages gris, et un cadeau peut-être meilleur que tous les autres.

—Je pénétrerai en toi et tu auras la faculté, une nuit, quand tu le souhaiteras, de rouiller, de t'effondrer et de devenir poussière.

Mais le réverbère trouva que c'était un bien mauvais cadeau et le vent fut du même avis:

—N'aurais-tu rien de mieux à proposer? Souffla-t-il de toutes ses forces.

À cet instant, ils virent une étoile filante suivie d'une longue et fine traînée.

—Qu'est-ce que c'était? s'écria la tête de hareng. N'était-ce pas une étoile? Je pense qu'elle est entrée directement dans le réverbère! Si cet emploi est convoité par de si importants personnages, il n'y a pas de place pour moi.

Là-dessus, elle s'en alla et les autres aussi. Le vieux réverbère brilla soudain avec une force étonnante:

—Quel beau cadeau! Moi, pauvre vieux réverbère, remarqué par ces étoiles étincelantes qui m'avaient toujours tellement ravi et qui brillent avec tant d'éclat. Moi-même je n'ai jamais réussi à briller si fort malgré tous mes efforts, et j'aurais pourtant tant voulu! Elles m'ont envoyé une des leurs avec un cadeau, et désormais tout ce que je me rappellerai et tout ce que moi-même verrai nettement, pourra être vu également par tous ceux que j'aime. Et c'est cela le vrai bonheur, car si je n'ai personne avec qui la partager, ma joie n'est pas complète.

—C'est en effet une idée très estimable, dit le vent. Mais tu n'as pas l'air de savoir que pour cela il te faudrait une bougie de cire. Si aucune bougie n'est allumée en toi, personne n'y verra rien. Et cela, les petites étoiles n'y ont pas songé. Elles pensent sans doute que tout ce qui brille a au moins une bougie à l'intérieur. Mais je suis fatigué, déclara le vent. Je vais me coucher.

Le jour suivant... bah! le jour suivant ne nous intéresse pas. Le soir suivant donc, le réverbère était sur un fauteuil et où?... Chez le vieux veilleur de nuit. Il avait réussi à garder le réverbère en récompense de ses longs et loyaux services. Les trente-six hommes s'étaient moqués de lui, mais ils le lui avaient donné, puisqu'il le désirait tant. À présent, le réverbère était couché sur le fauteuil près du poêle chaud. Il prenait presque tout le fauteuil, comme si la chaleur l'avait fait grandir. Les vieux époux étaient à table en train de dîner et, émus, jetaient de temps en temps un regard sur le vieux réverbère; ils auraient voulu qu'il vienne s'installer à table avec eux. Ils habitaient, il est vrai, en sous-sol, à deux aunes sous terre et pour accéder au logement il fallait passer par une entrée pavée; mais il y faisait bien bon car la porte était calfeutrée avec des bouts de tissu. Tout y était propre et rangé, le lit était couvert d'un baldaquin, de petits rideaux décoraient les fenêtres et, derrière eux, il y avait deux pots de fleurs étranges. Christian, le marin, les avait apportés des Indes orientales ou occidentales, ils ne savaient plus exactement. C'étaient deux éléphants en terre, et on mettait la terre dans leurs dos ouverts. Dans l'un d'eux poussait une très belle ciboulette—il servait de potager aux petits vieux—dans l'autre fleurissait un grand géranium—c'était leur jardin. Au mur était accrochée une image coloriée, c'était «le Congrès de Vienne», de sorte qu'ils avaient dans leur chambre toute la cour royale et impériale! Une pendule à lourds poids de plomb faisait «tic-tac». Elle était toujours en avance, mais après tout cela valait mieux que si elle retardait, disaient les vieux. Le réverbère avait l'impression que le monde entier était à l'envers. Mais lorsque le vieux veilleur de nuit le regarda et se mit à raconter tout ce qu'ils avaient vécu ensemble, par la pluie et la rouille, dans les nuits d'été courtes et claires ou dans les tempêtes de neige et comme il faisait bon de rentrer dans le petit logement du sous-sol, tout se remit en place pour le vieux réverbère. Il eut l'impression de sentir à nouveau le vent; oui, comme si le vent l'avait rallumé.

Les petits vieux étaient si travailleurs, si assidus, qu'ils ne passaient pas une seule petite heure à somnoler. Le dimanche après-midi, ils sortaient un livre, un récit de voyage de préférence, et le veilleur de nuit lisait à haute voix les pages sur les forêts vierges et les éléphants sauvages qui courent à travers l'Afrique, et la vieille femme écoutait avec beaucoup d'attention, jetant des coups d'œil sur leurs éléphants en terre qui servaient de pots de fleurs.

—C'est presque comme si j'y étais, disait-elle.

Et le réverbère souhaitait ardemment qu'il y eût une bougie de cire à portée de main et que quelqu'un songe à l'allumer et à la placer en lui, afin que la vieille femme puisse voir exactement tout comme le réverbère le voyait, les grands arbres aux branches enlacées les unes aux autres, les hommes à cheval, noirs et nus, et des troupeaux entiers d'éléphants écrasant les joncs et les broussailles.

—À quoi bon tous mes talents sans la moindre petite bougie de cire, soupirait le réverbère. Ils n'ont ici que de l'huile et une chandelle, cela ne suffit pas!

Un jour pourtant, un petit tas de restes de bougies apparut dans le petit appartement du sous-sol. Les plus grands bouts servaient à éclairer, les petits étaient utilisés par la vieille femme pour cirer son fil à coudre. La bougie de cire existait donc bel et bien, mais personne n'eut l'idée d'en mettre ne serait-ce qu'un petit bout dans le réverbère.

—Et voilà! Je suis ici avec mes talents rares, se lamenta doucement le réverbère, j'ai tant de choses en moi et je ne peux pas les partager avec eux. Je peux transformer leurs murs blancs en superbes tentures, en forêts profondes, en tout ce qu'ils pourraient souhaiter.... Et ils l'ignorent!

Le réverbère, propre et bien astiqué, était dans un coin où il se faisait toujours remarquer. Les gens disaient, il est vrai, que ce n'était qu'une vieillerie à mettre au rancart, mais les vieux aimaient leur réverbère et laissaient les gens parler.

Un jour, le jour d'anniversaire du vieil homme, la vieille femme s'approcha du réverbère, sourit doucement et dit:

—Aujourd'hui je l'allumerai.

Le réverbère grinça de son couvercle car il se dit: Enfin, la lumière leur vient!

Mais la veille femme ne lui donna pas de bougie, elle y versa de l'huile. Le réverbère brilla toute la soirée, mais il savait maintenant que le cadeau des étoiles, le plus magnifique de tous les cadeaux ne serait pour lui, dans cette vie-là, qu'un trésor perdu. Et soudain il rêva que les petits vieux étaient morts et qu'on l'amenait dans une fonderie pour y être fondu. Bien qu'il eût la faculté de s'effondrer en rouille et en poussière quand il le voudrait, il ne le fit pas. Il arriva dans la fonderie et fut transformé en bougeoir en fer, le plus beau de tous les bougeoirs pour bougies de cire. Il avait la forme d'un ange portant un bouquet dans ses mains, et on plaçait la bougie de cire au milieu du bouquet. Il avait sa place sur un bureau vert, dans une chambre bien agréable. Il y avait de nombreux livres et de beaux tableaux sur les murs. C'était la chambre d'un poète, et tout ce qu'il imaginait et écrivait apparaissait tout autour. La chambre se transformait en forêt sombre et profonde ou en pré ensoleillé traversé gravement par une cigogne ou en pont d'un navire sur une mer agitée.

—Que j'ai de talents! s'étonna le vieux réverbère en se réveillant. J'aurais presque envie d'être fondu! Mais non, cela ne doit pas arriver tant que les petits vieux sont de ce monde. Ils m'aiment tel que je suis. C'est comme si j'étais leur enfant, ils m'ont astiqué, m'ont donné de l'huile et j'ai ici une place aussi honorable que le Congrès de Vienne, et il n'y a pas plus noble que lui.

Et depuis ce temps, il était plus serein. Le vieux réverbère l'avait bien mérité.


Le vilain petit canard

Comme il faisait bon dans la campagne! C'était l'été. Les blés étaient dorés, l'avoine verte, les foins coupés embaumaient, ramassés en tas dans les prairies, et une cigogne marchait sur ses jambes rouges, si fines et si longues et claquait du bec en égyptien (sa mère lui avait appris cette langue-là).

Au-delà, des champs et des prairies s'étendaient, puis la forêt aux grands arbres, aux lacs profonds.

En plein soleil, un vieux château s'élevait entouré de fossés, et au pied des murs poussaient des bardanes aux larges feuilles, si hautes que les petits enfants pouvaient se tenir tout debout sous elles. L'endroit était aussi sauvage qu'une épaisse forêt, et c'est là qu'une cane s'était installée pour couver. Elle commençait à s'ennuyer beaucoup. C'était bien long et les visites étaient rares les autres canards préféraient nager dans les fossés plutôt que de s'installer sous les feuilles pour caqueter avec elle.

Enfin, un œuf après l'autre craqua. Pip, pip, tous les jaunes d'œufs étaient vivants et sortaient la tête.

—Coin, coin, dit la cane, et les petits se dégageaient de la coquille et regardaient de tous côtés sous les feuilles vertes. La mère les laissait ouvrir leurs yeux très grands, car le vert est bon pour les yeux.

—Comme le monde est grand, disaient les petits.

Ils avaient bien sûr beaucoup plus de place que dans l'œuf.

—Croyez-vous que c'est là tout le grand monde? dit leur mère, il s'étend bien loin, de l'autre côté du jardin, jusqu'au champ du pasteur—mais je n'y suis jamais allée.

«Êtes-vous bien là, tous?» Elle se dressa.» Non, le plus grand œuf est encore tout entier. Combien de temps va-t-il encore falloir couver? J'en ai par-dessus la tête.»

Et elle se recoucha dessus.

—Eh bien! comment ça va? demanda une vieille cane qui venait enfin rendre visite.

—Ça dure et ça dure, avec ce dernier œuf qui ne veut pas se briser. Mais regardez les autres, je n'ai jamais vu des canetons plus ravissants. Ils ressemblent tous à leur père, ce coquin, qui ne vient même pas me voir.

—Montre-moi cet œuf qui ne veut pas craquer, dit la vieille. C'est, sans doute, un œuf de dinde, j'y ai été prise moi aussi une fois, et j'ai eu bien du mal avec celui-là. Il avait peur de l'eau et je ne pouvais pas obtenir qu'il y aille. J'avais beau courir et crier. Fais-moi voir. Oui, c'est un œuf de dinde, sûrement. Laisse-le et apprends aux autres enfants à nager.

—Je veux tout de même le couver encore un peu, dit la mère. Maintenant que j'y suis depuis longtemps.

—Fais comme tu veux, dit la vieille, et elle s'en alla.

Enfin, l'œuf se brisa.

—Pip, pip, dit le petit en roulant dehors.

Il était si grand et si laid que la cane étonnée, le regarda.

—En voilà un énorme caneton, dit-elle, aucun des autres ne lui ressemble. Et si c'était un dindonneau, eh bien, nous allons savoir ça au plus vite.

Le lendemain, il faisait un temps splendide. La cane avec toute la famille S'approcha du fossé. Plouf! elle sauta dans l'eau. Coin! coin! commanda-t-elle, et les canetons plongèrent l'un après l'autre, même l'affreux gros gris.

—Non, ce n'est pas un dindonneau, s'exclama la mère. Voyez comme il sait se servir de ses pattes et comme il se tient droit. C'est mon petit à moi. Il est même beau quand on le regarde bien. Coin! coin: venez avec moi, je vous conduirai dans le monde et vous présenterai à la cour des canards. Mais tenez-vous toujours près de moi pour qu'on ne vous marche pas dessus, et méfiez-vous du chat.

Ils arrivèrent à l'étang des canards où régnait un effroyable vacarme. Deux familles se disputaient une tête d'anguille. Ce fut le chat qui l'attrapa.

—Ainsi va le monde! dit la cane en se pourléchant le bec.

Elle aussi aurait volontiers mangé la tête d'anguille.

—Jouez des pattes et tâchez de vous dépêcher et courbez le cou devant la vieille cane, là-bas, elle est la plus importante de nous tous. Elle est de sang espagnol, c'est pourquoi elle est si grosse. Vous voyez qu'elle a un chiffon rouge à la patte, c'est la plus haute distinction pour un canard. Cela signifie qu'on ne veut pas la manger et que chacun doit y prendre garde. Ne mettez pas les pattes en dedans, un caneton bien élevé nage les pattes en dehors comme père et mère. Maintenant, courbez le cou et faites coin!

Les petits obéissaient, mais les canards autour d'eux les regardaient et s'exclamaient à haute voix:

—Encore une famille de plus, comme si nous n'étions pas déjà assez. Et il y en a un vraiment affreux, celui-là nous n'en voulons pas.

Une cane se précipita sur lui et le mordit au cou.

—Laissez le tranquille, dit la mère. Il ne fait de mal à personne.

—Non, mais il est trop grand et mal venu. Il a besoin d'être rossé.

—Elle a de beaux enfants, cette mère! dit la vieille cane au chiffon rouge, tous beaux, à part celui-là: il n'est guère réussi. Si on pouvait seulement recommencer les enfants ratés!

—Ce n'est pas possible, Votre Grâce, dit la mère des canetons; il n'est pas beau mais il est très intelligent et il nage bien, aussi bien que les autres, mieux même. J'espère qu'en grandissant il embellira et qu'avec le temps il sera très présentable.

Elle lui arracha quelques plumes du cou, puis le lissa:

—Du reste, c'est un mâle, alors la beauté n'a pas tant d'importance.

—Les autres sont adorables, dit la vieille. Vous êtes chez vous, et si vous trouvez une tête d'anguille, vous pourrez me l'apporter.

Cependant, le pauvre caneton, trop grand, trop laid, était la risée de tous. Les canards et même les poules le bousculaient. Le dindon—né avec des éperons—et qui se croyait un empereur, gonflait ses plumes comme des voiles. Il se précipitait sur lui en poussant des glouglous de colère. Le pauvre caneton ne savait où se fourrer. La fille de basse-cour lui donnait des coups de pied. Ses frères et sœurs, eux-mêmes, lui criaient:

—Si seulement le chat pouvait te prendre, phénomène!

Et sa mère:

—Si seulement tu étais bien loin d'ici!

C'en était trop! Le malheureux, d'un grand effort s'envola par-dessus la haie, les petits oiseaux dans les buissons se sauvaient à tire d'aile.

«Je suis si laid que je leur fais peur», pensa-t-il en fermant les yeux.

Il courut tout de même jusqu'au grand marais où vivaient les canards sauvages. Il tombait de fatigue et de chagrin et resta là toute la nuit.

Au matin, les canards en voyant ce nouveau camarade s'écrièrent:

—Qu'est-ce que c'est que celui-là?

Notre ami se tournait de droite et de gauche, et saluait tant qu'il pouvait.

—Tu es affreux, lui dirent les canards sauvages, mais cela nous est bien égal pourvu que tu n'épouses personne de notre famille.

Il ne songeait guère à se marier, le pauvre! Si seulement on lui permettait de coucher dans les roseaux et de boire l'eau du marais.

Il resta là deux jours. Vinrent deux oies sauvages, deux jars plutôt, car c'étaient des mâles, il n'y avait pas longtemps qu'ils étaient sortis de l'œuf et ils étaient très désinvoltes.

—Écoute, camarade, dirent-ils, tu es laid, mais tu nous plais. Veux-tu venir avec nous et devenir oiseau migrateur? Dans un marais à côté il y a quelques charmantes oiselles sauvages, toutes demoiselles bien capables de dire coin, coin (oui, oui), et laid comme tu es, je parie que tu leur plairas.

Au même instant, il entendit Pif! Paf!, les deux jars tombèrent raides morts dans les roseaux, l'eau devint rouge de leur sang. Toute la troupe s'égailla et les fusils claquèrent de nouveau.

Des chasseurs passaient, ils cernèrent le marais, il y en avait même grimpés dans les arbres. Les chiens de chasse couraient dans la vase. Platch! Platch! Les roseaux volaient de tous côtés; le pauvre caneton, épouvanté, essayait de cacher sa tête sous son aile quand il vit un immense chien terrifiant, la langue pendante, les yeux étincelants. Son museau, ses dents pointues étaient déjà prêts à le saisir quand—Klap! il partit sans le toucher.

—Oh! Dieu merci! je suis si laid que même le chien ne veut pas me mordre.

Il se tint tout tranquille pendant que les plombs sifflaient et que les coups de fusils claquaient.

Le calme ne revint qu'au milieu du jour, mais le pauvre n'osait pas se lever, il attendit encore de longues heures, puis quittant le marais il courut à travers les champs et les prés, malgré le vent qui l'empêchait presque d'avancer.

Vers le soir, il atteignit une pauvre masure paysanne, si misérable qu'elle ne savait pas elle-même de quel côté elle avait envie de tomber, alors elle restait debout provisoirement. Le vent sifflait si fort qu'il fallait au caneton s'asseoir sur sa queue pour lui résister. Il s'aperçut tout à coup que l'un des gonds de la porte était arraché, ce qui laissait un petit espace au travers duquel il était possible de se glisser dans la cabane. C'est ce qu'il fit.

Une vieille paysanne habitait là, avec son chat et sa poule. Le chat pouvait faire le gros dos et ronronner. Il jetait même des étincelles si on le caressait à rebrousse-poil. La poule avait les pattes toutes courtes, elle pondait bien et la femme les aimait tous les deux comme ses enfants.

Au matin, ils remarquèrent l'inconnu. Le chat fit chum et la poule fit cotcotcot.

—Qu'est-ce que c'est que ça! dit la femme.

Elle n'y voyait pas très clair et crut que c'était une grosse cane égarée.

«Bonne affaire, pensa-t-elle, je vais avoir des œufs de cane. Pourvu que ce ne soit pas un mâle. Nous verrons bien.»

Le caneton resta à l'essai, mais on s'aperçut très vite qu'il ne pondait aucun œuf. Le chat était le maître de la maison et la poule la maîtresse. Ils disaient: «Nous et le monde», ils pensaient bien en être la moitié, du monde, et la meilleure. Le caneton était d'un autre avis, mais la poule ne supportait pas la contradiction.

—Sais-tu pondre? demandait-elle.

—Non.

—Alors, tais-toi.

Et le chat disait:

—Sais-tu faire le gros dos, ronronner?

—Non.

—Alors, n'émets pas des opinions absurdes quand les gens raisonnables parlent. Le caneton, dans son coin, était de mauvaise humeur; il avait une telle nostalgie d'air frais, de soleil, une telle envie de glisser sur l'eau. Il ne put s'empêcher d'en parler à la poule.

—Qu'est-ce qui te prend, répondit-elle. Tu n'as rien à faire, alors tu te montes la tête. Tu n'as qu'à pondre ou à ronronner, et cela te passera.

—C'est si délicieux de glisser sur l'eau, dit le caneton, si exquis quand elle vous passe par-dessus la tête et de plonger jusqu'au fond!

—En voilà un plaisir, dit la poule. Tu es complètement fou. Demande au chat, qui est l'être le plus intelligent que je connaisse, s'il aime glisser sur l'eau ou plonger la tête dedans. Je ne parle même pas de moi. Demande à notre hôtesse, la vieille paysanne. Il n'y a pas plus intelligent. Crois-tu qu'elle a envie de nager et d'avoir de l'eau par-dessus la tête?

—Vous ne me comprenez pas, soupirait le caneton.

—Alors, si nous ne te comprenons pas, qui est-ce qui te comprendra! Tu ne vas tout de même pas croire que tu es plus malin que le chat ou la femme... ou moi-même! Remercie plutôt le ciel de ce qu'on a fait pour toi. N'es-tu pas là dans une chambre bien chaude avec des gens capables de t'apprendre quelque chose? Mais tu n'es qu'un vaurien, et il n'y a aucun plaisir à te fréquenter. Remarque que je te veux du bien et si je te dis des choses désagréables, c'est que je suis ton amie. Essaie un peu de pondre ou de ronronner!

—Je crois que je vais me sauver dans le vaste monde, avoua le caneton.

—Eh bien! vas-y donc.

Il s'en alla.

L'automne vint, les feuilles dans la forêt passèrent du jaune au brun, le vent les faisait voler de tous côtés. L'air était froid, les nuages lourds de grêle et de neige, dans les haies nues les corbeaux croassaient kré! kru! krà! oui, il y avait de quoi grelotter. Le pauvre caneton n'était guère heureux.

Un soir, au soleil couchant, un grand vol d'oiseaux sortit des buissons. Jamais le caneton n'en avait vu de si beaux, d'une blancheur si immaculée, avec de longs cous ondulants. Ils ouvraient leurs larges ailes et s'envolaient loin des contrées glacées vers le midi, vers les pays plus chauds, vers la mer ouverte. Ils volaient si haut, si haut, que le caneton en fut impressionné; il tournait sur l'eau comme une roue, tendait le cou vers le ciel... il poussa un cri si étrange et si puissant que lui-même en fut effrayé.

Jamais il ne pourrait oublier ces oiseaux merveilleux! Lorsqu'ils furent hors de sa vue, il plongea jusqu'au fond de l'eau et quand il remonta à la surface, il était comme hors de lui-même. Il ne savait pas le nom de ces oiseaux ni où ils s'envolaient, mais il les aimait comme il n'avait jamais aimé personne. Il ne les enviait pas, comment aurait-il rêvé de leur ressembler....

L'hiver fut froid, terriblement froid. Il lui fallait nager constamment pour empêcher l'eau de geler autour de lui. Mais, chaque nuit, le trou où il nageait devenait de plus en plus petit. La glace craquait, il avait beau remuer ses pattes, à la fin, épuisé, il resta pris dans la glace.

Au matin, un paysan qui passait le vit, il brisa la glace de son sabot et porta le caneton à la maison où sa femme le ranima.

Les enfants voulaient jouer avec lui, mais lui croyait qu'ils voulaient lui faire du mal, il s'élança droit dans la terrine de lait éclaboussant toute la pièce; la femme criait et levait les bras au ciel. Alors, il vola dans la baratte où était le beurre et, de là, dans le tonneau à farine. La paysanne le poursuivait avec des pincettes; les enfants se bousculaient pour l'attraper... et ils riaient... et ils criaient. Heureusement, la porte était ouverte! Il se précipita sous les buissons, dans la neige molle, et il y resta anéanti.

Il serait trop triste de raconter tous les malheurs et les peines qu'il dut endurer en ce long hiver. Pourtant, un jour enfin, le soleil se leva, déjà chaud, et se mit à briller. C'était le printemps.

Alors, soudain, il éleva ses ailes qui bruirent et le soulevèrent, et avant qu'il pût s'en rendre compte, il se trouva dans un grand jardin plein de pommiers en fleurs. Là, les lilas embaumaient et leurs longues branches vertes tombaient jusqu'aux fossés.

Comme il faisait bon et printanier! Et voilà que, devant lui, sortant des fourrés trois superbes cygnes blancs s'avançaient. Il ébouriffaient leurs plumes et nageaient si légèrement, et il reconnaissait les beaux oiseaux blancs. Une étrange mélancolie s'empara de lui.

—Je vais voler jusqu'à eux et ils me battront à mort, moi si laid, d'avoir l'audace de les approcher! Mais tant pis, plutôt mourir par eux que pincé par les canards, piqué par les poules ou par les coups de pied des filles de basse-cour!

Il s'élança dans l'eau et nagea vers ces cygnes pleins de noblesse. À son étonnement, ceux-ci, en le voyant, se dirigèrent vers lui.

—Tuez-moi, dit le pauvre caneton en inclinant la tête vers la surface des eaux.

Et il attendit la mort.

Mais alors, qu'est-ce qu'il vit, se reflétant sous lui, dans l'eau claire? C'était sa propre image, non plus comme un vilain gros oiseau gris et lourdaud... il était devenu un cygne!!!

Car il n'y a aucune importance à être né parmi les canards si on a été couvé dans un œuf de cygne!

Il ne regrettait pas le temps des misères et des épreuves puisqu'elles devaient le conduire vers un tel bonheur! Les grands cygnes blancs nageaient autour de lui et le caressaient de leur bec.

Quelques enfants approchaient, jetant du pain et des graines. Le plus petit s'écria:—Oh! il y en a un nouveau.

Et tous les enfants de s'exclamer et de battre des mains et de danser en appelant père et mère.

On lança du pain et des gâteaux dans l'eau. Tous disaient: «Le nouveau est le plus beau, si jeune et si gracieux.» Les vieux cygnes s'inclinaient devant lui.

Il était tout confus, notre petit canard, et cachait sa tête sous l'aile, il ne savait lui-même pourquoi. Il était trop heureux, pas du tout orgueilleux pourtant, car un grand cœur ne connaît pas l'orgueil. Il pensait combien il avait été pourchassé et haï alors qu'il était le même qu'aujourd'hui où on le déclarait le plus beau de tous! Les lilas embaumaient dans la verdure, le chaud soleil étincelait. Alors il gonfla ses plumes, leva vers le ciel son col flexible et de tout son cœur comblé il cria: «Aurais-je pu rêver semblable félicité quand je n'étais que le vilain petit canard!»


Les voisins

On aurait vraiment pu croire que la mare aux canards était en pleine révolution; mais il ne s'y passait rien. Pris d'une folle panique, tous les canards qui, un instant avant, se prélassaient avec indolence sur l'eau ou y barbotaient gaiement, la tête en bas, se mirent à nager comme des perdus vers le bord, et, une fois à terre, s'enfuirent en se dandinant, faisant retentir les échos d'alentour de leurs cris les plus discordants. La surface de l'eau était tout agitée. Auparavant elle était unie comme une glace; on y voyait tous les arbres du verger, la ferme avec son toit et le nid d'hirondelles; au premier plan, un grand rosier tout en fleur qui, adossé au mur, se penchait au-dessus de la mare. Maintenant on n'apercevait plus rien; le beau paysage avait disparu subitement comme un mirage. À la place il y avait quelques plumes que les canards avaient perdues dans leur fuite précipitée; une petite brise les balançait et les poussait vers le bord. Survint une accalmie, et elles restèrent en panne. La tranquillité rétablie, l'on vit apparaître de nouveau les roses. Elles étaient magnifiques; mais elles ne le savaient pas. La lumière du soleil passait à travers leurs feuilles délicates; elles répandaient la plus délicieuse senteur.

—Que l'existence est donc belle! dit l'une d'elles. Il y a pourtant une chose qui me manque. Je voudrais embrasser ce cher soleil, dont la douce chaleur nous fait épanouir; je voudrais aussi embrasser les roses qui sont là dans l'eau. Comme elles nous ressemblent! Il y a encore là-haut les gentils petits oiseaux que je voudrais caresser. Comme ils gazouillent joliment quand ils tendent leurs têtes mignonnes hors de leur nid! Mais il est singulier qu'ils n'aient pas de plumes, comme leur père et leur mère. Quels excellents voisins cela fait! Ces jeunes oiseaux étaient des moineaux; leurs parents aussi étaient des moineaux; ils s'étaient installés dans le nid que l'hirondelle avait confectionné l'année d'avant: ils avaient fini par croire que c'était leur propriété.

—Sont-ce des pièces pour faire des habits aux canards? demanda l'un des petits moineaux, en apercevant les plumes sur l'eau.

—Comment pouvez-vous dire des sottises pareilles? dit la mère. Ne savez-vous donc pas qu'on ne confectionne pas des vêtements aux oiseaux comme aux hommes? Ils nous poussent naturellement. Les nôtres sont bien plus fins que ceux des canards. À propos, je voudrais bien savoir ce qui a pu tant effrayer ces lourdes bêtes. Je me rappelle que j'ai poussé quelques pip, pip énergiques en vous grondant tout à l'heure. Serait-ce cela? Ces grosses roses, qui étaient aux premières loges, devraient le savoir; mais elles ne font attention à rien; elles sont perdues dans la contemplation d'elles-mêmes. Quels ennuyeux voisins! Les petits marmottèrent quelques légers pip d'approbation.

—Entendez-vous ces amours d'oiseaux! dirent les roses. Ils s'essayent à chanter; cela ne va pas encore; mais dans quelque temps ils fredonneront gaiement. Que ce doit être agréable de savoir chanter! on fait plaisir à soi-même et aux autres. Que c'est charmant d'avoir de si joyeux voisins! Tout à coup deux chevaux arrivèrent au galop; on les menait boire à la mare. Un jeune paysan montait l'un; il n'avait sur lui que son pantalon et un large chapeau de paille. Le garçon sifflait mieux qu'un moineau; il fit entrer ses chevaux dans l'eau jusqu'à l'endroit le plus profond. En passant près du rosier, il en cueillit une fleur et la mit à son chapeau. Il n'était pas peu fier de cet ornement. Les autres roses, en voyant s'éloigner leur sœur, se demandèrent l'une à l'autre:

—Où peut-elle bien aller? Aucune ne le savait.

—Parfois je souhaite de pouvoir me lancer à travers le monde, dit l'une d'elles; mais réellement je me trouve très bien ici: le jour, le soleil y donne en plein; et la nuit, je puis admirer le bel éclat lumineux du ciel à travers les petits trous du grand rideau bleu. C'est ainsi que dans sa simplicité elle désignait les étoiles.

—Nous apportons ici l'animation et la gaieté, reprit la mère moineau. Les braves gens croient qu'un nid d'hirondelles porte bonheur, c'est pourquoi l'on ne nous tracasse pas; on nous aime au contraire, et l'on nous jette de temps en temps quelques bonnes miettes. Mais nos voisins, à quoi peuvent-ils être utiles? Ce grand rosier, là contre le mur, ne fait qu'y attirer l'humidité. Qu'on l'arrache donc et qu'à sa place on sème un peu de blé. Voilà une plante profitable. Mais les roses, ce n'est que pour la vue et l'odorat. Elles se fanent l'une après l'autre. Alors, m'a appris ma mère, la femme du fermier en recueille les feuilles. On les met ensuite sur le feu pour que cela sente bon. Jusqu'au bout de leur existence, elles ne sont bonnes que pour flatter les yeux et le nez. Lorsque le soir approcha et que des myriades d'insectes se mirent à danser des rondes dans les vapeurs légères que le soleil couchant colore en rose, le rossignol arriva et chanta pour les roses ses plus délicieux airs: le refrain était que le beau est aussi nécessaire au monde que le rayon de soleil. Les fleurs pensaient que l'oiseau faisait allusion à ses propres mélodies; elles n'avaient pas l'idée qu'il chantait leur beauté. Elles n'en étaient pas moins ravies de ses harmonieuses roulades: elles se demandaient si les petits moineaux du toit deviendraient aussi un jour des rossignols.

—J'ai fort bien compris le chant de cet oiseau des bois, dit l'un d'eux, sauf un mot qui n'a pas de sens pour moi: le beau: qu'est-ce cela?

—À vrai dire, ce n'est rien du tout, répondit-elle; c'est si fragile! Tenez, là-bas au château, où se trouve le pigeonnier dont les habitants reçoivent tous les jours pois et avoine à gogo (j'y vais quelquefois marauder et y présenterai un jour), donc, au château ils ont deux énormes oiseaux au cou vert et portant une crête sur la tête: ces bêtes peuvent faire de leur queue une roue aux couleurs tellement éclatantes qu'elles font mal aux yeux: c'est là ce qu'il y a de plus beau au monde. Eh bien, je vous demande un peu: si l'on arrachait les plumes à ces paons (c'est ainsi qu'on appelle ces animaux si fiers), auraient-ils meilleure façon que nous? Je leur aurais depuis longtemps enlevé leur parure, s'ils n'étaient pas si gros. Mais c'est pour vous dire que le beau tient à peu de chose.

—Attendez, c'est moi qui leur arracherai leurs plumes! s'écria le petit moineau, qui n'avait lui-même encore qu'un mince duvet. Dans la maison habitaient un jeune fermier et sa femme; c'étaient de bien braves gens, ils travaillaient ferme; tout chez eux avait un air propre et gai. Tous les dimanches matin, la fermière allait cueillir un bouquet des plus belles roses et les mettait dans un vase plein d'eau sur le grand bahut.»Voilà mon véritable almanach, disait le mari; c'est à cela que je vois que c'est bien aujourd'hui dimanche.» Et il donnait à sa femme un gros baiser.

—Que c'est fastidieux, toujours des roses! dit la mère moineau. Tous les dimanches on renouvelait le bouquet; mais pour cela le rosier ne dégarnissait pas de fleurs. Dans l'intervalle il était poussé des plumes aux petits moineaux; ils demandèrent un jour à accompagner leur maman au fameux pigeonnier; mais elle ne le permit pas encore. Elle partit pour aller leur chercher à manger; la voilà tout à coup prise au lacet que des gamins avaient tendu sur une branche d'arbre. La pauvrette avait ses pattes entortillées dans le crin qui la serrait horriblement. Les gamins, qui guettaient sous un bosquet, accoururent et saisirent l'oiseau brusquement.

—Ce n'est qu'un pierrot! dirent-ils. Mais ils ne le relâchèrent pas pour cela. Ils l'emportèrent à la maison, et chaque fois que le malheureux oiseau se démenait et criait, ils le secouaient. Chez eux ils trouvèrent un vieux colporteur, qui était en tournée. C'était un rieur; à l'aide de ses plaisanteries il vendait force morceaux de savon et pots de pommade. Les galopins lui montrèrent le moineau.

—Écoutez, dit-il, nous allons le faire bien beau, il ne se reconnaîtra plus lui-même. L'infortunée maman moineau frissonna de tous ses membres. Le vieux prit dans sa balle un morceau de papier doré qu'il découpa artistement; il enduisit l'oiseau de toutes parts avec du blanc d'œuf, et colla le papier dessus. Les gamins battaient des mains en voyant le pierrot doré sur toutes les coutures; mais lui ne songeait guère à sa toilette resplendissante, il tremblait comme une feuille. Le vieux loustic coupa ensuite un petit morceau d'étoffe rouge, y tailla des zigzags pour imiter une crête de coq, et l'ajusta sur la tête de l'oiseau.

—Maintenant, vous allez voir, dit-il, quel effet il produira quand il va voler! Et il laissa partir le moineau qui, éperdu de frayeur, se mit à tourner en rond, ne sachant plus où il était. Comme il brillait à la lumière du soleil! Toute la gent volatile, même une vieille corneille fut d'abord effarée à l'aspect de cet être extraordinaire. Le moineau s'était un peu remis et avait pris son vol vers son nid; mais toute la bande des moineaux d'alentour, les pinsons, les bouvreuils et aussi la corneille se mirent à sa poursuite pour apprendre de quel pays il venait. Au milieu de ce tohu-bohu, il se troubla de nouveau, l'épouvante commençait à paralyser ses ailes, son vol se ralentissait. Plusieurs oiseaux l'avaient rattrapé et lui donnaient des coups de bec; les autres faisaient un ramage terrible. Enfin le voilà devant son nid. Les petits, attirés par tout ce tapage, avaient mis la tête à la fenêtre.

—Tiens, se dirent-ils l'un à l'autre, c'est certainement un jeune paon. L'éclat de son plumage fait mal aux yeux. Te rappelles-tu ce que la mère nous a dit: «C'est le beau. À bas le beau! Sus, sus!» Et de leurs petits becs ils frappèrent l'oiseau épuisé qui n'avait plus assez de souffle pour dire pip, ce qui l'aurait peut-être fait reconnaître. Ils barrèrent l'entrée du nid à leur mère. Les autres oiseaux alors se jetèrent sur elle et lui arrachèrent une plume après l'autre; elle finit par tomber sanglante au milieu du rosier.

—Pauvre petite bête! dirent les roses. Cache-toi bien. Ils n'oseront pas te poursuivre plus loin. Notre père te défendra avec ses épines. Repose ta tête sur nous. Mais le pauvre moineau était dans les dernières convulsions, il étendit les ailes, puis les resserra; il était mort. Dans le nid, c'étaient des pip, pip continuels.

—Où peut donc rester la mère si longtemps? dit l'aîné des petits. Serait-ce avec intention qu'elle ne rentre pas? peut-être veut-elle nous signifier que nous sommes assez grands pour pourvoir nous-mêmes à notre entretien? Oui, ce doit être cela. Elle nous abandonne le nid. Nous pouvons y loger tous trois maintenant; mais plus tard, quand nous aurons de la famille, à qui sera-t-il?

—Moi, je vous ferai bien décamper, dit le plus jeune, quand je viendrai installer ici ma nichée.

—Tais-toi, blanc-bec, dit le second, je serai marié bien avant toi, et avec ma femme et mes petits je te ferai une belle conduite si tu viens ici.

—Et moi, je ne compte donc pour rien? s'écria l'aîné. La querelle s'envenima, ils se mirent à se battre des ailes, à se donner des coups de bec; les voilà tous trois hors du nid dans la gouttière, ils restèrent à plat quelque temps, clignotant des yeux de l'air le plus niais. Enfin ils se relevèrent, ils savaient un peu voleter, et les deux aînés, se sentant le désir de voir le monde, laissèrent le nid au plus jeune. Avant de se séparer, ils convinrent d'un signe pour se reconnaître plus tard: c'était un pip prolongé, accompagné de trois grattements avec la patte gauche; ils devaient apprendre ce moyen de reconnaissance à leurs petits. Le plus jeune se carrait avec délices dans le nid, qui était maintenant à lui seul. Mais dès la nuit suivante le feu prit au toit, qui était de chaume; il flamba en un instant et le moineau fut grillé. Lorsque le soleil apparut, il ne restait plus debout que quelques poutres à moitié calcinées, appuyées contre un pan de mur. Les décombres fumaient encore. À côté des ruines, le rosier était resté aussi frais, aussi fleuri que la veille; l'image de ses riches bouquets se reflétait toujours dans l'eau.

—Quel effet pittoresque font ces fleurs épanouies devant ces ruines! s'écria un passant. Il me faut dessiner cela. Et il tira d'un cahier une feuille de papier et se mit à tracer un croquis: c'était un peintre. Il dessina les restes de la maison, la cheminée qui menaçait de s'écrouler, les débris de toute sorte, et en avant le magnifique rosier couvert de fleurs. Ce contraste entre la nature, toujours belle et vivante, et l'œuvre de l'homme, si périssable, était saisissant. Dans la journée, les deux jeunes moineaux envolés de la veille vinrent faire un tour aux lieux de leur naissance.

—Qu'est devenue la maison? s'écrièrent-ils. Et le nid? Tout a péri, et notre frère le querelleur aussi. C'est bien fait pour lui. Mais faut-il que ces maudites roses aient seules échappé au feu! Et le malheur des autres ne les chagrine pas, ni ne les fait maigrir, elles ont toujours leurs grosses joues bouffies!

—Je ne puis les voir, dit l'aîné. Allons-nous-en, c'est maintenant un séjour affreux. Et ils s'envolèrent. Par une belle journée d'automne, une bande de pigeons, noirs, blancs, tachetés, sautillaient dans la basse-cour du château. Leur plumage bien lissé brillait au soleil. On venait de leur jeter des pois et des graines. Ils couraient çà et là en désordre.

—En groupes! en groupes! dit une vieille mère pigeonne.

—Quelles sont ces petites bêtes grises qui gambadent toujours derrière nous? demanda un jeune pigeon au plumage rouge et vert.

—Venez, gris-gris. Ce sont des moineaux. Comme notre race a la réputation d'être douce et affable, nous les laissons picorer quelques graines. En effet, voilà que deux des moineaux qui venaient d'arriver de côtés différents se mirent pour se saluer, à gratter trois fois de la patte gauche et à pousser un pip en point d'orgue.

—On fait bombance ici, se dirent-ils. Les pigeons d'un air protecteur se rengorgeaient et se promenaient fiers et hautains. Quand on les observe de près, on les trouve remplis de défauts; entre eux, quand ils se croient seuls, ils sont toujours à se quereller, à se donner de furieux coups de bec.

—Regarde un peu celui qui a une si grosse gorge! dit un des jeunes pigeons à la vieille grand-mère. Comme il avale des pois! son jabot en crève presque! Allons, donnez-lui une raclée. Courez, courez, courez! Et les yeux scintillants de méchanceté, deux jeunes se jetèrent sur le pigeon à grosse gorge qui, la crête soulevée de colère, les bouscula l'un après l'autre.

—En groupes! s'écria la vieille. Venez, gris-gris! Courez, courez, courez! Les moineaux faisaient ripaille; ils avaient mis de côté leur effronterie native, et se tenaient convenablement pour qu'on les tolérât; ils se plaçaient même dans les groupes au commandement de la vieille. Une fois bien repus, ils déguerpirent; quand ils furent un peu loin, ils échangèrent leurs idées sur les pigeons, dont ils se moquèrent à plaisir. Ils allèrent, pour faire la sieste, se reposer sur le rebord d'une fenêtre: elle était ouverte. Quand on a le ventre plein, on se sent hardi; aussi l'un d'eux se risqua bravement dans la chambre.

—Pip, pip, dit le second, j'en ferais bien autant et même plus. Et il s'avança jusqu'au milieu de l'appartement. Il ne s'y trouvait personne en ce moment. En furetant à droite et à gauche, les voilà tout au fond de la chambre.

—Tiens! qu'est cela? s'écrièrent-ils. Devant eux se trouvait un rosier dont les centaines de fleurs se reflétaient dans l'eau; à côté, quelques poutres calcinées étaient adossées contre un reste de cheminée; derrière, un bouquet de bois et un ciel splendide. Les moineaux prirent leur élan pour voler vers les arbres; mais ils vinrent se cogner contre une toile. Tout ce paysage n'était qu'un beau et grand tableau; l'artiste l'avait peint d'après le croquis qu'il avait dessiné.

—Pip! dit un des moineaux. Ce n'est rien qu'une pure apparence. Pip, pip! C'est peut-être le beau? C'est ainsi que le définissait notre aïeule, une personne des plus remarquables de son temps. Quelqu'un entra, les oiseaux s'envolèrent. Des jours, des années se passèrent. Les familles de nos deux moineaux avaient prospéré malgré les durs hivers; en été, on se rattrapait et l'on engraissait. Quand on se rencontrait, on se reconnaissait au signal convenu: trois grattements de la patte gauche. Presque tous s'établissaient jeunes, se mariaient et faisaient leur nid non loin les uns des autres. Mais une petite pierrette alerte et aventureuse, trop volontaire pour se mettre en ménage, partit un jour pour les contrées lointaines et elle vint s'installer à Copenhague.

—Comme tout cela brille! dit la pierrette en voyant le soleil se refléter dans les vastes fenêtres du château. Ne serait-ce pas le beau? Dans notre famille on sait le reconnaître. Seulement, ce que je vois là, c'est autrement grand qu'un paon. Et ma mère m'a dit que cet animal était le type du beau. Et la pierrette descendit dans la cour de l'édifice; sur les murs étaient peintes des fresques; au milieu était un grand rosier qui étendait ses branches fraîches et fleuries sur un tombeau. La pierrette voleta de ce côté; trois moineaux sautillaient de compagnie. Elle fit les trois grattements et lança un pip de poitrine; les moineaux firent de même. On se complimenta, on se salua de nouveau, et l'on causa. Deux des moineaux se trouvaient être les frères nés dans le nid d'hirondelles; sur leurs vieux jours ils avaient eu la curiosité de voir la capitale. La nouvelle venue leur communiqua ses doutes sur la nature du beau.

—Oh! c'est bien ici qu'il se trouve, dit l'aîné des frères. Tout est solennel; les visiteurs sont graves, et il n'y a rien à manger. Ce n'est que pure apparence. Des personnes qui venaient d'admirer les œuvres sublimes du maître approchèrent du tombeau où il repose. Leurs figures étaient encore illuminées par les impressions qu'ils venaient de recevoir dans ce sanctuaire de l'art. C'étaient de grands personnages venus de loin, d'Angleterre, de France, d'Italie; la fille de l'un d'eux, une charmante enfant, cueillit une des roses en souvenir du célèbre sculpteur, et la mit dans son sein. Les moineaux, en voyant le muet hommage qu'on venait rendre au rosier, pensèrent que l'édifice était construit en son honneur; cela leur parut exorbitant; mais, pour ne point paraître trop campagnards, ils firent comme tout le monde et saluèrent à leur façon. En regardant de près, ils remarquèrent que c'était leur ancien voisin. Le peintre qui avait dessiné le rosier au pied de la maison brûlée avait demandé la permission de l'enlever, et l'avait donné à l'architecte qui avait construit l'édifice. Celui-ci en avait trouvé les fleurs si admirables, qu'il l'avait placé sur le tombeau de Thorwaldsen, où ces roses étaient comme l'emblème du beau; on les emportait bien loin en souvenir des émotions que produit la sublimité de l'art.

—Tiens, dirent les moineaux, vous avez trouvé un bon emploi en ville. Les roses reconnurent leurs voisins et répondirent:

—Quelle joie de revoir d'anciens amis! Il ne manquait plus que cela à notre bonheur. Que l'existence est belle! Tous les jours ici sont des jours de fête.

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