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Contes, Nouvelles et Recits

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VERSAILLES

O miracle de l'histoire! grandeur des souvenirs! on aurait grand'peine à vous retrouver, aujourd'hui qu'il est consacré à toutes les gloires nationales, ce palais qui avait peine à contenir la gloire d'un seul homme. Eh bien, quels que soient l'intérêt et la majesté du palais changé en musée, il y a des esprits rebelles, et nous sommes du nombre, qui regrettent les tristesses, les douleurs, la pitié, le charme enfin de l'ancien château de Versailles dans ses beaux jours. Un abîme et, que dis-je? une suite imposante de révolutions séparent le Versailles d'aujourd'hui du Versailles de 1681. Que ces vastes demeures seraient étonnées si elles pouvaient se reporter par la pensée et par le souvenir à leurs premiers jours de grandeur, quand il n'y avait à cette place chargée de pierres et de marbres que des chênes séculaires! Henri IV venait relancer le cerf, Louis XIII quittait les chênes de Saint-Germain pour les bois de Versailles, et quand la nuit le surprenait, le roi couchait dans un cabaret, sur la route.

Enfin, en 1660, le véritable enchanteur du palais de Versailles, celui qui devait élever ces murailles et les peupler d'hôtes de génie, Louis XIV paraît. A sa voix cet immense chaos est remplacé par une magnificence pleine d'art et de goût. En vain la nature, et la disposition des lieux, et l'aridité du terrain semblent mettre autant d'obstacles invincibles aux volontés du jeune monarque; présidé par Louis XIV, un conseil d'hommes de génie se réunit pour édifier ces superbes demeures. Mansart élève les plafonds que Lebrun charge de chefs-d'oeuvre; Le Nôtre dispose les jardins et répand dans ces terrains stériles des fleuves entiers, détournés de leur cours naturel par une armée de travailleurs; Girardon et le Puget peuplent ces rivages, ces bosquets, ces grottes humides, d'une armée de nymphes, de tritons, de satyres, de tous les dieux de la gracieuse mythologie; et quand enfin le palais fut bâti et digne du roi Louis XIV, Colbert, le grand Condé, tous les maîtres du dix-septième siècle en prirent possession comme de leur demeure naturelle, et avec eux tous les esprits de cette belle époque, les rois de la pensée et de la poésie. Et n'oublions pas d'autres puissances qui voyaient à leurs pieds les rois ainsi que les poètes: Henriette d'Angleterre et Mlle de La Vallière, Mme de Montespan et Mme de Maintenon.

Louis XIV, le roi de toutes les grâces et de toutes les élégances, le tout-puissant qui avait en lui-même le sentiment de toutes les grandeurs, avait fait de ce palais le seul asile qui fût digne de sa gloire, le seul abri de ses travaux et des sévères préoccupations de sa vieillesse empreinte de majesté, de tristesse et de résignation. Sa vie entière, sa florissante jeunesse, son âge mûr respecté, son déclin, derniers rayons du soleil, elle s'est écoulée dans ces murs. Eaux jaillissantes, marbres, bronzes, vieux orangers chargés de fleurs, vaste pelouse foulée par tant de rois, de reines, tant d'ambassadeurs, tant de saints évêques, tant de béantes profanes, royauté d'autrefois qui se peut suivre à la trace dans ces magnifiques jardins, il est impossible de tous saluer de sang-froid. Chaque pas que l'on fait dans ces sombres allées est un souvenir, chaque pas que l'on fait dans ce château funèbre est une élégie. En vain ces murs sont recouverts de toiles nouvelles; en vain sont-ils chargés de bas-reliefs et d'emblèmes; en vain toutes sortes de statues se tiennent debout dans ces galeries splendides…; on respire en ces lieux magnifiques je ne sais quelle senteur de mort qui épouvante.

Voici la chambre auguste où devait mourir le grand roi; le lit est orné de la draperie brodée à Saint-Cyr par Mme de Maintenon; le portrait de Madame, «une des têtes de morts les plus touchantes de Bossuet,» sourit, comme autrefois, de ce sourire attristé par tant de malheurs. La balustrade où si peu de gens avaient le droit de pénétrer, la voilà fermée à jamais; sur le prie-Dieu, une main pieuse a posé le livre de prières; le précieux couvre-pieds, en deux morceaux, a été retrouvé, une moitié en Allemagne, et l'autre part en Italie. Les deux tableaux, de chaque côté du lit, représentent une Sainte Famille de Raphaël, une Sainte Cécile du Dominiquin; le plafond peut compter parmi les miracles du grand Vénitien, Paul Véronèse; l'empereur Napoléon lui-même, au plus beau moment de ses conquêtes, a rapporté cette toile superbe de la galerie du conseil des Dix. Les portraits, inestimable ornement de ces portes du palais du Soleil, sont dignes de Van Dyck, qui les a signés.

Si plus loin, encore ébloui de ces splendeurs, vous entr'ouvrez d'une main pieuse cette porte à demi cachée, aussitôt quelle retraite austère! Là s'agenouillait Louis XIV aux pieds de son confesseur! Quelle vie bien remplie! quelle vieillesse abreuvée de chagrins! quelle mort ferme et chrétienne!

Dans cet autre appartement, qui a conservé je ne sais quel aspect funèbre malgré les peintures riantes, expira, non pas sans peines et surtout sans remords, le roi Louis XV.

C'est ainsi que, dans ce long voyage à travers les magnificences du vieux palais de Versailles, vous passez du triomphe à la défaite, de la royauté au néant. Ce roi si jeune et si brillant, adoré plus qu'un dieu, le même tout-puissant qui se promenait dans ces jardins magnifiques, au bruit de tant de jets d'eau qui se taisaient toutes les nuits, vous le verrez tout à l'heure étendu sur son lit de mort.

Vanité des vanités! vanité de la ruine et de la résurrection! Regardez! on dit que cette dévastation est l'Oeil-de-Boeuf, l'Oeil-de-Boeuf, cette antichambre à l'usage des plus humbles courtisans… Quelle solitude après tant de foule, et quel silence après tant de bruits! Où donc êtes-vous, rois du génie et de l'esprit français, Bossuet, Corneille, La Fontaine, Molière, Fénelon, Despréaux, Racine? Autant de rêves!

Nous voilà maintenant dans la chapelle, à l'heure où Bourdaloue et Massillon remplissaient ces voûtes dorées de leur voix éloquente. En vain vous chercheriez les orateurs et leur auditoire… Autant de fantômes. Le P. Bourdaloue ne viendra pas; Massillon ne viendra pas; le roi n'est plus même dans son cercueil de plomb des caveaux de Saint-Denis; Mme de Maintenon dort depuis plus d'un siècle du sommeil éternel. Chapelle inutile! et pourtant la revoilà tout entière. En ces murs silencieux brillent encore vingt-huit statues de pierre; le maître-autel est de marbre et de bronze, les murs sont chargés de bas-reliefs. La tribune a conservé ses vitraux; la voûte, à son sommet lumineux, porte encore la composition de Coypel. Ah! comme un seul homme du grand siècle remplirait ce silence, animerait ces solitudes! comme on croirait alors à cette résurrection!

Qui voyait Versailles, autrefois, assistait à la vie entière de Louis XIV. De même qu'il disait: L'État, c'est moi, le maître souverain de tant de millions d'hommes aurait pu dire: Versailles, c'est tout mon règne. Or, c'est justement ce grand règne et ce grand roi que nous allons rechercher avec le zèle et le respect de sujet fidèle et d'honnête historien.

Le palais de Versailles, dans son ensemble et dans ses moindres détails, obéissait à des règles tracées à l'avance, qu'il était impossible de franchir. Chaque homme ici présent,—et chaque dame,—avait son droit et son devoir.

Tous les pas étaient comptés; chaque place était indiquée; il y avait les grandes et les petites entrées, les privances, les capitaineries, la domesticité, les services et les honneurs.

Il ne fallait pas confondre le domestique et l'officier, les grandes charges de la couronne avec les emplois militaires, la chambre avec le cabinet, les grands appartements et les petits appartements, la grande écurie et la petite écurie, les chiens du grand veneur avec les chiens du cabinet. L'aumônerie avait ses lois et la chapelle avait les siennes. Il y avait le conseil royal des finances et le conseil des dépêches.

Le tabouret, le carreau, le tapis, le fauteuil, le pliant, la chaise longue, représentaient un chapitre à part. C'était une grande question de savoir si Monsieur, en reconduisant Mademoiselle sa fille, après le mariage, irait à droite ou prendrait à gauche. Les dames d'honneur et les demoiselles d'honneur n'avaient pas les mêmes privilèges. La question du carrosse! il fallait avoir fait certaines preuves de noblesse pour monter dans les carrosses du roi. Il y avait le grand coucher, le petit coucher, où le roi faisait donner le bougeoir à qui lui plaisait; le grand lever et le petit lever, et si le roi se levait de mauvaise humeur, tant pis pour le capitaine des gardes qui avait l'honneur d'ouvrir les rideaux.

La maison militaire du roi était une grosse affaire. Brevet pour toute chose: il y avait même des justaucorps à brevet.

Mme la Dauphine, au commencement de chaque bal, nommait les cavaliers qui devaient conduire les princesses. Le carrousel même avait ses juges du camp, ses chefs de quadrille et ses livrées désignées: or et vert, noir et or, orange et ponceau, tant de trompettes et de timbaliers, et tant d'aubades.

Quand le doge arriva à Versailles, où ce qui l'étonna le plus, c'était de s'y voir, le cérémonial était réglé à l'avance: il devait entrer par telle porte; il devait avoir un maréchal de France à sa gauche, et tant de sénateurs génois à sa suite. Il devait être aussi reconduit par les princes et les princesses, mais les princesses du sang restèrent sur leur lit, pour ne pas avoir à le reconduire. Partout des cérémonies: cérémonie à Versailles, à Trianon, à la Ménagerie, au dîner du roi, à la collation; cérémonie pour les fontaines du jardin. Un grand honneur, c'était de donner au roi sa chemise, et le roi lui-même donnait la chemise aux princes du sang, le soir de leur mariage.

Chaque cour avait son nom: la cour de la chapelle, la cour du balcon. Cérémonies à Marly. Le roi voulait qu'on lui demandât une invitation pour Marly; on saluait jusqu'à terre en disant: «Marly, Sire.» Heureux les invités! mais le refus même était accompagné d'un sourire.

Celui-là eût été perdu de réputation qui, parmi les divers officiers du roi, n'eût pas distingué le premier gentilhomme de la chambre du grand chambellan, le premier écuyer du chevalier d'honneur, les menins des gardes de la manche. Même aux sceaux, il y avait la cire verte pour les arrêts, la jaune pour les expéditions courantes, et la rouge pour la Provence et le Dauphiné. La cire blanche était réservée à l'ordre du Saint-Esprit, qui avait son chancelier à part. Le grand deuil était en noir. Une princesse, en dînant avec Mme la Dauphine, témoigna un jour quelque chagrin de ce que Mme de Biron n'eût pas baisé le bas de sa robe…; il fut décidé que la princesse avait tort. Premier carrosse et second carrosse, où chaque dame avait sa place désignée.

Il y avait un cérémonial pour les premières audiences des nonces du pape et des ambassadeurs des têtes couronnées. Quand le roi admettait un cardinal à sa table, il le faisait asseoir sur un pliant et servir par le contrôleur général de sa maison. Ce n'était pas le même honneur d'être introduit par le grand maître des cérémonies et par l'introducteur des ambassadeurs. Le roi, buvant à la santé du pape, ôtait son chapeau et se levait de son siège. Le pape n'écrit jamais le premier à personne, et les princes qui n'ont pas encore écrit à Sa Sainteté, le nonce ne leur doit pas de visite.

On ferait un gros tome avec la seule charge de capitaine des gardes du corps du roi. C'était une question considérable, en ce temps-là, de savoir si le roi allant dîner à la maison de ville, la femme du prévôt des marchands aurait l'honneur de dîner avec Sa Majesté. Le roi décida qu'elle dînerait à sa table, et la pauvre femme en mourut de joie. Il y avait un capitaine des becs-de-corbin, qui tenait à son emploi tout autant que le premier gentilhomme de la chambre. Il y avait le confesseur du roi, qui tenait une place immense en ce château de Versailles. La préséance et l'ancienneté, pour être reconnues, exigeaient des lettres patentes. Quand la question était en doute et qu'il fallait la décider tout de suite, on écrivait dans les registres: A la prière du roi. Si nous voulions réunir dans un seul exemple les difficultés de cette préséance qui tenaient la cour attentive, il nous suffirait de relater la réception de M. le duc du Maine au Parlement de Paris. Quand il fut en âge d'être établi, et même un peu plus tôt, les ducs et les pairs s'inquiétèrent fort du rang qu'il allait prendre, et voici ce qui fut décidé après maintes délibérations:

«M. le duc du Maine, au Parlement, aura beaucoup des traitements qu'on fait aux princes du sang; mais, en beaucoup de choses aussi, il ne sera traité que comme pair, car il prêtera le serment ordinaire; il ne passera point dans le parquet, et le premier président, en lui demandant son avis, le traitera de comte d'Eu; on ne nomme les princes du sang par aucune qualité; les traitements de prince du sang qu'on lui fera seront que le premier président le haranguera au nom du Parlement, qu'il lui ôtera son chapeau en lui demandant son avis. M. du Maine, avant d'être reçu, ira voir le premier président, tous les présidents à mortier, les avocats généraux, le procureur général, le doyen du Parlement et le rapporteur; mais il les fera avertir avant que d'y aller; il n'ira voir aucun des ducs.»

La mort de Mme la Dauphine, au milieu de cette grande et sincère douleur, est entourée à tel point de cérémonies funèbres, qu'on la peut citer comme un exemple de l'étiquette consacrée à la cour. Mme la Dauphine, après avoir essayé des remèdes de tous les charlatans, expire après une agonie de sept heures et demie, et le roi lui ferme les yeux. Puis on la transporte de son petit lit dans le grand lit d'honneur, et, la dame d'atour ayant réclamé le droit de donner la chemise à la défunte, le roi décide qu'il en doit être ainsi:

«Le roi a réglé qu'on rende les mêmes honneurs à Mme la Dauphine qu'à la feue reine; il n'en prendra point le deuil, parce que c'étoit sa belle-fille, et qu'un père ne porte point le deuil de ses enfants; elle étoit sa parente par beaucoup d'endroits; mais la qualité de fille efface toutes les autres parentés. Comme le roi ne prend pas le deuil, les princes étrangers et les officiers de la couronne ne feront point draper, il n'y aura que les princes du sang et les domestiques. Les dames ont commencé à garder le corps de Mme la Dauphine aujourd'hui à neuf heures du matin, et elles se relèvent d'heure en heure; il y en a quatre auprès d'elle; il y a toujours auprès du corps les aumôniers, les pères de la Mission, les récollets de Versailles et les feuillants de Paris, qui ont le droit d'assister; le clergé est à la droite du lit; on a mis deux autels dans sa chambre, où on a commencé à dire la messe dès le point du jour. Sur les sept heures du soir, vingt-quatre heures après la mort, on fit l'ouverture du corps, la dame d'honneur et la dame d'atour étant présentes. Quand le chevalier d'honneur, la dame d'honneur, la dame d'atour, les duchesses, les maréchales de France viennent pour donner de l'eau bénite, les hérauts d'armes leur donnent des carreaux, la femme du chevalier d'honneur en a aussi. Mme la Dauphine a eu le visage découvert jusqu'à ce qu'on l'ait ouverte, et on a fait une faute; c'est que pendant ce temps-là les dames qui n'ont pas droit d'être assises devant elle pendant sa vie, ont été devant son corps à visage découvert, ce qui ne devoit pas être.

«Jusqu'ici les dames ont été garder le corps de Mme la Dauphine sans être nommées par le grand maître des cérémonies, ce qui est contre l'étiquette

Tout est réglé, tout est compté. On ne tendra pas la porte de l'avant-cour, parce que l'on ne tend que pour le maître ou la maîtresse de la maison. Tant de chandeliers, tant de fauteuils, tant d'évêques; tant d'intervalle entre le duc d'Anjou et le duc de Berri, entre la grande-duchesse et Mme de Guise. A M. de Meaux, à Bossuet, appartient l'honneur de donner le goupillon à toute la famille royale; mais c'est l'aumônier de quartier qui le donne aux princes et princesses. Ceci fait, l'aumônier de quartier remet la goupillon au héraut d'armes, et le héraut d'armes le donne à son tour aux ducs et pairs.

Tout ceci est de la pure étiquette; mais faites éloigner un instant le maître des cérémonies, le second maître, les dames d'atour, les dames d'honneur, faites entrer Bossuet, le maître de l'éloquence et l'un des Pères du l'Église française, et contiez à ses mains tremblantes d'une indicible émotion le coeur de l'illustre princesse: aussitôt nous ne voyons plus que le grand spectacle d'une immense douleur. Peu nous importe en ce moment que l'évêque de Meaux soit accompagné de la vieille princesse et de la jeune princesse de Conti, que la dame d'honneur et la dame d'atour occupent les deux portières, et que ce carrosse plein de deuil ait un cortège de trente-six gardes à cheval portant des flambeaux, sans compter les pages, les valets de pied et les laquais de la princesse expirée: il nous semble, à cette heure de minuit, que nous voyons entrer sous les voûtes du Val-de-Grâce, où l'attendent l'abbesse et les religieuses, ce noble coeur qui ne bat plus. Quelles ont été, en ce moment, les paroles de l'illustre orateur? quelles ont été ses prières sur cet autel improvisé où il déposa le coeur de Mme la Dauphine? Ici, la plus simple expression est la meilleure, et l'étiquette même a son éloquence:

«Les princesses étaient dans les bancs hauts, les dames d'honneur et d'atour étaient dans les bancs bas, le chevalier d'honneur à la droite, et le premier écuyer à la gauche, auprès de la représentation. Après les prières et les encensements, M. de Meaux reprit le coeur et on marcha processionnellement jusqu'à la chapelle Sainte-Anne, dans le même ordre où l'on étoit venu. On y trouva une autre représentation, sous laquelle sont des tiroirs dans lesquels on a mis les coeurs des reines et des enfants de France, chacun avec des couronnes en haut, selon son rang, et non selon le temps de sa mort. Là, on recommença les prières, les encensements, et à donner de l'eau bénite, et puis on ressortit en passant par les mêmes lieux.»

Voilà pour les deuils de la cour. Tous ceux qui viendront plus tard subiront les mêmes règlements. On n'y peut rien changer. La grande et l'éternelle différence est celle-ci: l'oraison funèbre prononcée par Bossuet! C'est celui-là qui donne l'immortalité. Toutes les grandeurs qu'il n'aura pas signalées ne seront que des grandeurs passagères. Versailles peut tomber et tombera, la parole de Bossuet, éternellement vivante, ira d'âge en âge et grandissant toujours.

Mais quoi! nous ne faisons pas ici l'histoire du roi Louis XIV; c'est l'histoire même du palais de Versailles. Nous n'en voulons pas sortir; nous y resterons jusqu'à la fin, avec la chronique et les chroniqueurs. Nous ramassons çà et là les causeries de Marly et de Trianon, du grand lever et du petit lever.

Si le roi se porte bien, tout la palais est en fête; grande chasse au matin, grand jeu le soir, des masques, des loteries, des musiques tant qu'on en veut. Le roi distribue au hasard des lots d'or et d'argent; les joueurs, vêtus en comédiens italiens, tiennent le jeu du roi et de Mme de Montespan, qui perd souvent mille louis sur une carte.

Marly est tout semblable à un bal masqué; les princesses, mêlées aux comédiens, dansent les intermèdes du Bourgeois gentilhomme. Dans les boutiques, tenues par les duchesses, sont exposés les plus belles étoffes, le plus beau linge et les plus agréables pierreries qui se puissent voir. On joue à tout gagner, à ne rien perdre.

Après le jeu, la comédie; après la comédie, la souper. A la fête des rois, l'empressement redouble avec la dépense:

«Le soir, à huit heures, le roi entra dans son grand appartement avec beaucoup de dames. Monseigneur et Mme la Dauphine étoient à la comédie, qu'ils avoient fait commencer de bonne heure, et vinrent ensuite trouver le roi. Avant souper, on joua à toutes sortes de jeux; puis on servit cinq tables pour les dames, qui furent tenues par le roi, par Monseigneur et par Mme la Dauphine, par Monsieur et par Madame; et, outre cela, il y eut dans le billard une grande table pour les seigneurs. Le repas se passa fort gaiement; on fit des rois à toutes les tables; il y avoit musique dans les deux tribunes de la salle où l'on mangea; il y avoit soixante-dix dames, outre les cinq personnes qui tiennent les tables; et cependant il y en eut encore à Versailles qui ne furent point priées. Un peu après que Mme la Dauphine fut arrivée, le roi lui dit, en lui montrant un grand coffre de la Chine qui étoit demeuré là avec plusieurs habillements de la dernière loterie qu'il avoit faite, qu'il la prioit de se donner la peine de l'ouvrir. Elle y trouva d'abord des étoffes magnifiques, puis un coffre nouveau dans lequel il y avoit force rubans, et puis un autre où il y avoit de fort belles cornettes; et enfin, après avoir trouvé sept ou huit coffres ou paniers différents, tous plus jolis les uns que les autres, elle ouvrit la dernier, qui étoit un coffre de pierreries fort jolies, et dedans il y avoit un bracelet de perles, et dans un secret au milieu du coffre un coulant de diamants et une croix de diamants-brillants magnifiques. Mme la Dauphine distribua les rubans, les manchons et les tabliers aux demoiselles qui l'avoient suivie.»

Une autre fois, à peine arrivé à Marly, le roi, qui était de très bonne humeur, mena les dames dans son appartement, où il avait «un cabinet magnifique, avec trente tiroirs pleins chacun d'un bijou d'or et de diamant. Il fit jouer toutes les dames à la rafle, et chacune eut son lot. Le cabinet vide fut pour la trente et unième dame. Dans chaque lot il y avoit un secret, et dans chaque secret des pierreries qui augmentaient fort la valeur du lot. Il n'y a pas eu une dame qui n'ait été très contente de ces chiffonneries. Il y en avait pour quatre mille pistoles.»

Au mois de juin 1688, le soleil étant très chaud et les bains très courus, Mme de Maintenon donnait à Mme de Chevreuse un équipage de bain, tout entier de point d'Alencon et des plus magnifiques. Le même soir, on entendit un petit concert de très jolis airs, composés par Mme la Dauphine sur des paroles de Fontenelle. Il se glisse habilement dans tous ces lieux de plaisirs, M. de Fontenelle. Il se fait humble et caché avec autant de soin que les autres poètes en prennent pour se faire voir. On louerait vraiment sa modestie, si l'on y pouvait croire. Il mènera pendant cent ans cette heureuse vie, et M. le régent d'Orléans lui commandera, plus tard, une déclaration de guerre contre les Anglais.

Notez bien que la musique était partout, dans Versailles, à Marly. Les petits violons du roi, comme on disait alors, représentaient tout un orchestre. Il y avait parmi ces petits violons des trompettes, des clairons et des tambours; ils faisaient danser les danseuses du grand appartement; ils accompagnaient les princesses dans les caveaux de Saint-Denis. Quand on buvait à la santé du roi, les petits violons chantaient en musique: Vive le roi! au bruit des orgues, des trompettes et des timbales. Que de Te Deum ils ont célébrés, et combien de De profundis!

Manger avec le roi était le plus grand honneur que Sa Majesté pût faire à l'un de ses sujets. Quand M. de Vauban eut élevé cette formidable ligne de défenses sur nos frontières du Nord, quand il eut renversé tant de villes ennemies, le roi lui donna cent mille francs, et le pria à dîner. Jamais M. de Vauban n'avait eu l'honneur de manger avec le roi; c'est pourquoi vous ne croirez pas un mot de cette étrange histoire de Louis XIV invitant Molière à déjeuner.

Quant aux sujets des causeries de Versailles, ils sont innombrables. Tous les bruits de la ville arrivent aux oreilles de la cour. Chacun de ces salons habités par les dames, jusque sous les combles du palais, répète en véritable écho les actions les plus fabuleuses, les anecdotes les moins croyables. Surtout les morts de chaque jour tiennent une grande place en ces menus propos:

Le comte de Bussy-Rabutin est mort dans ses terres, en Bourgogne. Il était en pleine disgrâce, et pas un des courtisans ne songe à reconnaître en cet homme, insolent avec les petits, prosterné devant les grands, un véritable écrivain.

Mme de Brégi, femme de chambre de la reine mère, a fait une restitution de deux cent cinquante mille livres à Monsieur, qui n'a pas été fâché de cette heureuse aubaine.

Mme de la Sablière, à qui nous devons de charmantes poésies, est morte aux Incurables, en vrai poète.

Écoutez cependant la fameuse dispute entre le grand maître de la garde-robe et le maître de la garde-robe qui va entrer en année: M. de La Rochefoucault prétend que M. de Souvray lui doit porter chez lui les robes de chambre qu'on a faites pour le roi, et M. de Souvray prétend que le maître de la garde-robe n'est point obligé de rendre ce devoir-là au grand maître de la garde-robe.

Le chevalier de Forbin est arrivé ce matin au lever du roi, avec le fameux Jean-Bart. Prisonniers de guerre en Angleterre, ils se sont échappés de leur prison. Le roi les a faits capitaines et leur a donné de l'argent. L'argent du roi, on ce temps-là, était un grand honneur, et les plus grands seigneurs tendaient la main volontiers et publiquement.

M. le Dauphin ayant commandé vingt-cinq justaucorps magnifiques pour la chasse du loup, les courtisans qu'il oublia dans sa distribution furent au désespoir. Qu'on ne s'étonne plus, après cela, de Mme Geoffrin donnant des culottes de velours aux beaux esprits de son salon.

Pendant que l'on causait à perte de vue pour savoir si le capitaine des gardes avait, oui ou non, le droit de prêter serment l'épée au côté, à peine si l'on accordait une ou deux minutes d'attention à la mort de la reine de Suède, la fameuse Christine, morte à Rome, à l'âge de soixante-cinq ans, dans la plus grande solitude, et dans un silence voisin du mépris.

Ce grand musicien, le bouffon de Versailles, qui faisait rire aux éclats le grand roi dans ses plus mauvais jours, Baptiste Lully, est mort; on a trouvé chez lui trente-sept mille louis d'or, vingt mille écus en espèces, et beaucoup d'autres biens. Le privilège de l'Opéra a été laissé à sa femme et à ses enfants.

M. Dacier, que sa savante femme a rendu célèbre, obtient à peine une mention honorable dans les discours de Versailles.

Quinault lui-même, un des grands amuseurs de ces beaux lieux, celui qui présidait, avec Corneille et Molière, aux fêtes de l'Ile enchantée, à l'inauguration de Versailles, il est mort, repentant de toutes ses belles comédies.

A son tour, Lebrun, le peintre fameux à qui la grande galerie de Versailles devait son plus riche ornement, il disparaît de la scène du monde, et le roi n'a pas un mot pour son peintre ordinaire.

Mais l'étonnement redouble à la mort de Mme la duchesse de Schomberg. Peu de gens se souviennent, dans ces domaines de l'oubli, que cette aimable duchesse de Schomberg avait été le chaste amour de Louis XIII; qu'elle pouvait jouer un grand rôle à la cour d'un roi si timide, et qu'elle s'en était effacée, heureuse de sauver sa bonne renommée, et de ne pas laisser un remords à ce jeune roi qui l'aimait. Pourtant, la cour entière était partagée, au moment de la mort de Mme de Schomberg, entre Mme de Montespan déclinante et Mme de Maintenon qui grandit chaque jour.

Au dernier Marly, Mme de Montespan, se voyant seule, avec un triste sourire, disait au roi: Me voilà pourtant réduite à divertir l'antichambre!» et des larmes soudaines envahirent ses grands yeux pleins d'éclairs.

Chaque jour, comme on voit, amenait sa curiosité, grande ou frivole.

Aujourd'hui, Despréaux prononce un discours à l'Académie, et le roi lui sait bon gré de ses belles paroles.

Huit jours après, le roi est à Chambord avec Molière, chargé du divertissement. On vient dire au roi que le bonhomme Corneille est mort la veille, et le roi qui le laissait mourir de faim, ne s'inquiète guère du poète, impérissable honneur du grand siècle.

Le même jour, disparaît le bonhomme Mignard, presque centenaire. Il était premier peintre du roi. Toutes les gloires et toutes les beautés du siècle de Louis le Grand avaient posé devant l'infatigable artiste.—On perdit, le même soir, M. Nicole, un des grands écrivains de Port-Royal, le digne ami de M. Arnauld. Vous trouverez dans toutes les lettres de Mme de Sévigné le nom austère et charmant de M. Nicole. A toutes les grâces d'un écrivain très élevé, il unissait l'accent même et la foi d'un chrétien. Très bonhomme, il disait un jour à M. Arnauld, qui lui proposait un grand travail:

—Mais enfin, Monsieur, je voudrais bien me reposer avant de mourir!…

—Y pensez-vous, Monsieur, s'écriait M. Arnauld, vous avez toute l'éternité pour vous reposer!

Courageuse et fière parole! Ces noms-là ne plaisaient guère aux oreilles du roi; les meilleurs esprits de sa cour s'entretenaient tout bas des vertus de Port-Royal.

Mais voici bien une autre mort, et celle-là irréparable. On apprenait, le jeudi 26 avril 1696, que Mme la marquise de Sévigné venait de mourir dans le château de Grignan, sans que pas un, autour d'elle, et sa fille elle-même, eût prévu cette fin subite d'une si belle vie. On peut dire avec assurance que Mme la marquise de Sévigné, non moins que Mme de Montespan et Mme de Maintenon, tient sa place au premier rang des intelligences à qui la langue française est redevable de la plus grande part de son charme et de sa clarté. Pas un écrivain plus que Mme de Sévigné n'a parlé dignement du château de Versailles. Elle en savait toutes les grandeurs, elle en disait toutes les gloires, et le roi, qui la connaissait bien, ne manquait pas d'aller au-devant d'elle et de lui offrir son bras pour la conduire au milieu de ces enchantements. Élégante et charmante en sa vie, elle fut résignée et simple dans sa mort: «Ma fille, écrivait-elle peu de temps avant l'heure fatale, j'ai bien vécu; Dieu me prendra dans sa grâce, je l'espère, et, quant à ma fortune, je mourrai sans dettes et sans argent comptant: c'est toute l'ambition d'une chrétienne.»

En ce moment apparaît à cette cour, dont elle fut la joie et le deuil, la princesse de Bourgogne, le dernier printemps de la cour de France.

Un grand esprit en latin (le latin tenait encore à la langue universelle), appelé Santeuil, remplissait la ville et la cour de ses vives saillies. Il n'était pas fou, il était bizarre. Un brin de génie et l'amitié de Despréaux, sans oublier la protection de Bossuet, voilà Santeuil. Ses belles hymnes, toutes remplies de l'inspiration de l'ode antique, adoptées par toute l'Église de France, étaient chantées dans les grands jours, et lui-même il s'enivrait de sa propre inspiration. Mais ce bonhomme (et voilà cette fois le mot juste) se plaisait un peu trop à la suite des grands seigneurs. Comme il dînait à la table de M. le prince de Condé et que chacun se plaisait à l'entendre, le prince eut l'idée abominable de jeter dans le verre de Santeuil une poignée de tabac d'Espagne, et le malheureux expira dans les convulsions les plus atroces. C'est au souvenir de cette catastrophe impunie que le grand justicier de ce siècle, La Bruyère, écrivit plus tard: Ce que j'envie aux plus grands seigneurs, c'est qu'ils sont servis par des hommes qui valent mieux qu'eux. C'est bien le même homme qui s'indignait en voyant les comédiens en carrosse éclabousser Corneille à pied.

Cependant nos armes sont malheureuses. Nos meilleurs généraux se laissent battre. En vain nous nous prosternons devant la reine et le roi d'Angleterre, hôtes passagers du château de Saint-Germain, la nécessité nous force enfin de saluer la majesté du roi Guillaume et d'implorer la paix du même prince que le roi ne voulait pas reconnaître. Il est vrai que, la paix conclue, ordre fut donné aux musiciens de la chapelle de ne rien chanter qui pût chagriner les hôtes de Saint-Germain. M. Dangeau, l'historien des jours heureux et des jours sombres, quand à peine il inscrit dans ses pages le nom de Guillaume d'Orange et de la reine Marie, aussitôt qu'un rayon se lève et resplendit du côté de l'Espagne, a grand soin de raconter par quel miracle et soudain il n'y a plus de Pyrénées. L'historien entre alors dans les moindres détails du duc d'Anjou devenu roi d'Espagne; les fêtes, les plaisirs, les comédies, le grand appartement, la duchesse et le duc de Bourgogne représentant devant les deux rois (les trois rois, en comptant celui d'Angleterre) les Plaideurs de Racine. Un instant maltraités au Théâtre-Français, les Plaideurs s'étaient relevés à Versailles, la cour ayant cassé l'arrêt de la ville, et maintenant les acteurs de cette heureuse pièce, outre le duc et la duchesse de Bourgogne, n'étaient rien moins que la duchesse de Guiche, Mme d'Heudicourt, la comtesse d'Ayen, Mme d'O et de Mongon, et Mme de Normanville.

Racine, hélas! n'eut pas l'honneur de cette représentation royale. Il se mourait, à l'heure même où les Plaideurs remplissaient l'appartement de leurs gaietés. Racine était pis que malade, il était en disgrâce pour avoir écrit en faveur des pauvres gens un mémoire que Mme de Maintenon lui avait commandé. Quand il fut mort, le premier voeu de son testament fut d'être enterré à Port-Royal, ce qu'il n'eût pas osé faire de son vivant, disaient MM. les courtisans, qui riaient de tout. Le roi, cependant, le regretta, et donna une pension de deux mille livres pour sa veuve et ses enfants. Il avait pleuré Molière un peu moins que Racine, et s'était à peine inquiété de ses funérailles.

Sur la même page on lit (car tous les mortels sont égaux à Versailles): M. Soupir, capitaine aux gardes, est mort pour s'être fait couper un cor au pied.—La reine de Portugal est morte pour s'être fait percer les oreilles.—Le général des carmes a salué le roi, conduit par M. de Saintet, introducteur des ambassadeurs.—Le roi de Maroc a demandé en mariage Mme la princesse de Conti. Notons ici une fête, un masque à Marly, dans les jours gras de 1700:

«Mme la duchesse de Bourgogne soupa chez Mme de Maintenon avec les dames qui devoient se masquer avec elles; ces dames étoient les duchesses de Sully et de Villeroy, la comtesse d'Ayen, Mlles de Melun et de Bournonville; elles étoient habillées en Flore, et la mascarade étoit fort magnifique. Mlle de Saint-Génie, qui entend fort bien cela, avoit eu soin de toute la parure de Mme la duchesse de Bourgogne, et la coiffa elle-même. Dès que le roi fut hors de son souper, il entra dans le salon; Mme la duchesse de Bourgogne y entra avec toute sa troupe; Mme la duchesse de Chartres et Mme la Duchesse s'etoient masquées de leur côté avec plusieurs dames, et Mme la princesse de Conti s'étoit masquée avec Mmes de Villequier et de Châtillon; les dames masquées avec Mme la duchesse de Chartres et Mme la Duchesse étoient les duchesses de Saint-Simon et de Lauzun, Mlle d'Armagnac, Mme de Souvray et Mlle de Tourbes. Quand toutes les troupes de masques furent placées, le roi dit au petit Bontems de faire entrer une mascarade qu'il avoit préparée: c'étoit la reine des Amazones, avec des instruments de guerre; cela fut mêlé d'entrées de voltigeurs, de faiseurs d'armes, d'entrées de ballet que dansoient Balan et Dumoulin, et tout cela entremêlé de chansons par les filles de la musique et les meilleurs musiciens du roi. On fit ensuite sortir cette dernière mascarade, et l'on commença le bal, qui dura jusqu'à deux heures, et où le roi fut toujours.»

Nous avons vu comment on s'amusait à la cour. A Paris. les jeunes gens, impatients d'un nouveau règne, couraient la rue avec des brandons de paille, et mettaient le feu aux enseignes. Chez Mme de Maintenon, le roi chantait avec les dames; il enseignait au jeune duc d'Anjou tout le détail d'une couronne à porter. L'éducation du roi d'Espagne a duré plus d'une année, et quand il fallut que le nouveau roi s'en fût prendre enfin possession de son royaume, il y eut bien des larmes versées de part et d'autre. Huit jours après, reparaissaient les danses aux chansons, mais c'est en vain que les fêtes anciennes remplissaient de leurs mille bruits ces échos attristés par tant de funérailles. La mort est proche; elle abat sans pitié les têtes les plus hautes. Elle menace, elle frappe, elle est sans respect. Elle s'attaque au Dauphin, au duc d'Orléans, le vieux frère de ce roi qui vieillit. Elle trouve, oublié dans son coin, le roi Jacques, et va l'enfouir chez les Bénédictins anglais, réfugiés dans un faubourg de Paris. Qui l'eût jamais cru? M. Fagon, premier médecin du roi, est considérablement malade; il meurt… le roi va courre le cerf à Marly, Ce docteur Fagon est toute une figure; il a joué dans la santé du roi le plus grand rôle. Il tenait un registre exact du moindre incident de la chambre et de la garde-robe du roi. Ne riez pas! tout ce qui touche à Sa Majesté Louis XIV est très sérieux.

Pour peu que l'on ait assisté aux comédies écrites par les contemporains de Molière et par Molière en personne, on comprendra que ces détails d'alcôve ne déplaisaient pas à Louis XIV bien portant. Au contraire, il riait volontiers de son médecin inutile, et prenait sa part des rires de don Juan, quand le damné disait: «Un médecin est un homme que l'on paye pour conter des fariboles dans la chambre d'un malade, jusqu'à l'heure où le malade est emporté par le remède, s'il n'est pas tué par le médecin.» Ce siècle, heureux entre tous, n'a pas manqué de médecins célèbres: Valot, Brayer, Desfougerais, Guénaut, le médecin du cardinal Mazarin, dont il est parlé dans la Satire de Despréaux:

Guénaut, sur son cheval, en passant m'éclabousse…

Un jour qu'il traversait les halles, une dame de l'endroit s'écriait: Faisons place, mes commères, à celui qui nous a délivrés du Mazarin. En dépit de ces moqueries populaires, la charge de médecin du roi était une charge importante. Il marchait au premier rang des grands officiers de la maison royale; il prêtait serment entre les mains du roi; il n'obéissait qu'au roi; il avait droit à tous les privilèges et honneurs du grand chambellan. On l'appelait: Monsieur le comte; il portait une couronne de comte dans ses armes, et la transmettait à ses enfants. Conseiller d'État, il en avait le costume; il intervenait dans toutes les causes de la profession. Le médecin du roi eut l'honneur de défendre au Parlement l'émétique et la circulation du sang.

Et de même que le jeune roi fut un des premiers à se purger avec l'émétique, un des premiers il essaya le quinquina, et, s'en étant bien trouvé, il en acheta la secret d'un empirique anglais, nommé Talbot, moyennant quarante-huit mille livres, deux mille francs de pension viagère et le titre de chevalier. C'était payer royalement, et, le remède acheté, le prince en fit présent à son peuple, avec l'approbation de la Faculté de Paris et de la Faculté de Montpellier.

Rabelais, docteur de la Faculté de Montpellier!

Donc, il y avait à Versailles, dans la chambre du roi, un grand-livre aux armes royales, écrit en partie double et jour par jour, et de la main du premier médecin, lequel livre était intitulé: Journal de la santé du roi De tous les livres qui s'écrivaient au dix-septième siècle (et Dieu sait que les chefs-d'oeuvre ne manquaient pas!), ce Journal de la santé du roi est, sans contredit, le plus considérable et d'un intérêt tout-puissant. C'est surtout dans ces pages inattendues en pareille histoire que vous trouverez, en dépit de Molière, un témoignage authentique en l'honneur de ces médecins, tant moqués quand le roi était jeune. A chaque instant, à chaque ligne de ce grand-livre, on frémit en songeant à l'état où serait le roi de France s'il était exposé aux malédictions de M. Purgon: «Je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à l'intempérie de vos entrailles, à la corruption de votre sang, à l'âcreté de votre bile, à la féculence de vos humeurs!»

Ah! que ce roi Louis XIV, illustre entre tous les rois de France, une si grande image, un si beau type, un prince avec toutes les apparences des héros, le regard de l'aigle et la démarche auguste de Jupiter tonnant, si vous quittez la grande histoire et la représentation quotidienne de cette illustre majesté, pour pénétrer dans les secrets de sa garde-robe, était bien le digne fils de ce roi Louis XIII, à qui son médecin, le docteur Houvard, infligea en une seule année deux cent quinze médecines, deux cent douze lavements et quarante-sept saignées. Il est rempli, ce grand-livre pharmaceutique, de toutes sortes de fameux chapitres: Potions pour le roi; emplâtres pour le roi; lavements pour le roi. A ce mot: lavement, on s'étonne; il nous semblait que l'Académie, interrogée à ce sujet par le docteur Fagon, avait répondu qu'il fallait dire: un remède! «Sire, le remède de Votre Majesté!» Or, c'était l'usage de la cour: la chaise du roi, les jours ordinaires, était portée par les pages de sa chambre; aux jours de médecine, elle était portée par MM. les gentilshommes. Il n'y avait donc pas à s'en dédire et rien à cacher, et la cour entière savait, le même soir, le résultat de toutes ces formules:

_Recipe: Olei amygdalium dulcium [symbole]. Mellis violacei [symbole]. Electuarii lenitivi [symbole].

Dissolve in decocto hordei.—Fac clister. injiciend. hodie mane._

Singulière façon de vivre, et bien triste! A chaque instant, ce roi gourmand, glouton, morose, et sujet, de bonne heure, à de légères congestions cérébrales, est purgé ou saigné de main de maître. A vingt ans déjà commençait cette inquisition de tous les jours: «Le roi a trop dansé! le roi a trop mangé! le roi a bu trop d'eau glacée!» Et le sirop de chicorée, et le séné, et la rhubarbe, et le tamarin, et les juleps d'entrer en danse. Longtemps sa bonne constitution résiste et se défend contre la pharmacie et la médecine. «Mais enfin, vous dira le docteur Fagon, après avoir bien attendu, je fus obligé d'en venir aux remèdes, commençant par la saignée et la purgation, et, en suite de ces deux remèdes, j'ai ordonné les spécifiques, comme les opiats de conserve de fleurs de pivoine, roses rouges, magister de perles, corail et le diaphonique; ensuite, je me suis servi des préparations les plus exquises de mars, tantôt en opiats, d'autres fois en conserves, tablettes, liqueurs et autres préparations, entre autres mon esprit spécifique de vitriol, de cyprès et celui qui se prépare avec la pivoine et la mélisse après sa purification, qui ont toujours bien réussi à apaiser les accès de ces mouvements turbulents.» O Molière! auriez-vous ri, lisant ces ordonnances… si le nom du roi ne s'y fût pas rencontré! Il faut dire aussi qu'il y avait tant de fêtes, de baptêmes, de collations, de soupers, de grandes chasses, de petits déjeuners à Versailles, à Saint-Germain, à Marly, à Chambord, et que le roi se faisait tant de bile avec les gloutons de la cour, et puis un ventre si mal réglé, une tête si remplie de vapeurs, et tant de mélancolies! La victoire et la défaite avaient leur action inévitable sur les entrailles du roi; les jours du carnaval et l'abstinence du carême lui étaient également funestes. Ajoutez la goutte à tous ces malaises. Il eut son premier accès de goutte, et, Dieu soit loué, c'était bien fait, le jour funeste où il signa la révocation de l'édit de Nantes! On l'opéra de la fistule un mois plus tard; il eut la fièvre à la mort de M. de Louvois, une fièvre suivie d'un grand mal de tête. En revanche, il fut très bien portant dans sa campagne de Flandre. En ces mêmes instants où tant de médecins contemplaient le bassin du roi pour en tirer tant de pronostics, il y avait dans le Nord un prince, appelé Charles XII, qui s'endormait, tout botté, sur la glace, et qui faisait dix lieues à cheval, après être resté cinq jours sans boire ni manger!

Cet homme était de for; Louis XIV, en un seul jour, absorbait plus de médecines que Charles XII n'en prit en toute sa vie, et comme il eût souri de pitié, le Suédois, si on lui eût raconta que le roi, son frère, avait été purgé onze fois en un seul jour!

Et comme on s'étonne aussi de cotte chambre à coucher du palais de Versailles où le froid pénètre, et de ce lit royal dont les punaises empêchent le roi de dormir un soir que Sa Majesté avait mangé beaucoup d'esturgeon et de sardines salées avec du ragoût de boeuf aux concombres, quantité de gibier et beaucoup de fromage et raisin muscat.

Les courtisans d'autrefois auraient écouté tout ce récit avec l'intérêt qu'ils portaient aux contes de Perrault. Les lecteurs d'aujourd'hui (il n'y a plus de courtisans, Dieu merci!) trouveront peut-être que nous pouvions ne pas aller si loin; mais le moyen d'effacer tout un gros tome, écrit par des mains si savantes? Permettez-nous cependant un dernier détail dans lequel la lâcheté des hommes apparaît dans tout son jour. Tant que le roi est resté le tout-puissant, le journal de sa santé est écrit d'une main pieuse; aussitôt que disparaît sa fortune, on voit disparaître en même temps le souci de sa garde-robe. Enfin, quatre ans avant sa mort, dans ces derniers jours où la santé des vieillards est soumise à tant de variations, le premier médecin a cessé de rien écrire. Il ne s'inquiète plus de la santé du roi!…

C'est même une chose incroyable de voir que soudain tout diminue et s'assombrit dans le palais de Versailles. La vieillesse habitait avec la majesté ce logis des fêtes et des splendeurs. Il y avait déjà quatre ou cinq ans que le marquis de Dangeau écrivait sur son registre:

«Le roi est entré aujourd'hui dans la soixante-cinquième année de son règne, chose dont il n'y a aucun exemple en Europe depuis la naissance de Notre-Seigneur.»

La mort accomplissait autour du roi ses oeuvres les plus cruelles, frappant sans pitié les premiers compagnons de son règne, et ses héritiers encore au berceau. Tel un vieux chêne de la forêt de Fontainebleau: tout périt à son ombre, et lui seul il résiste à l'assaut des orages et des années. Les poètes meurent en même temps que les capitaines: Vauban et Despréaux disparaissent le même jour, lassés de vivre, et plus inquiets de leur salut que de la faveur du roi. Le peuple, appauvri par le faste de son maître et par la famine, a déjà fait entendre au loin les premiers murmures:

«Mme de Maintenon alla à Meudon, et vit Monseigneur dans sa petite galerie du château neuf; messeigneurs les ducs de Bourgogne et de Berri y étaient. Monseigneur lui fit beaucoup d'honnêtetés, malgré l'incognito. Elle était partie de Vincennes à midi; et le peuple, dans le faubourg Saint-Antoine, voyant passer deux carrosses à six chevaux, commençait à dire des insolences, et elle fut fort aise de trouver les mousquetaires qui la firent passer.»

Ces plaintes des faubourgs iront grandissant toujours. Mais aussi, que d'aventures étranges dans cette noblesse impatiente de l'autorité du maître! Un duc de Mortemart perd aux dés son régiment, contre le prince d'Isenghein. On introduit à Versailles même un charlatan qui fait de l'or. La guerre est partout avec sa défaite, et Dangeau lui-même écrit ceci, parlant de son dieu sur la terre: «Le roi est accablé de lassitude et de chagrins.» Déjà se manifeste, au milieu des vices inconnus à cette cour, le jeune duc de Fronsac, qui sera plus tard le maréchal duc de Richelieu. Ainsi, le passé s'efface; ainsi, chaque instant emporte un débris du règne. En moins d'un an, trois dauphins, le grand-père, le père et le fils avec la dauphine. Il y avait encore, oubliées et vivantes, reines des belles années et des beaux jours, Mlle de La Vallière et Mme de Montespan… les voilà mortes. Mais il est réservé à ce grand écrivain nommé Saint-Simon de nous montrer ces deux images:

«Mme de La Vallière mourut en ce temps-ci (1710) aux carmélites de la rue Saint-Jacques, où elle avait fait profession, le 3 juin 1675, sous le nom de soeur Marie de la Miséricorde, à trente et un ans. La fortune et la honte, la modestie, la bonté dont elle usa, la bonne foi de son coeur sans aucun autre mélange, tout ce qu'elle employa pour empêcher le roi d'éterniser la mémoire de sa faiblesse et de son péché, ce qu'elle souffrit du roi et de Mme de Montespan, ses deux fuites de la cour, la première aux bénédictines de Saint-Cloud, où le roi alla en personne se la faire rendre, prêt à commander de brûler le couvent; l'autre aux filles de Sainte-Marie de Chaillot, où le roi envoya M. de Lauzun, son capitaine des gardes, avec main-forte pour enfoncer le couvent, qui la ramena; cet adieu public si touchant à la reine qu'elle avait toujours respectée et ménagée, et ce pardon si humble qu'elle lui demanda, prosternée à ses pieds devant toute la cour, en partant pour les carmélites; la pénitence si soutenue tous les jours de sa vie, fort au-dessus des austérités de sa règle; cette suite exacte des emplois de la maison; ce souvenir si continuel de son péché; cet éloignement constant de tout commerce et de se mêler de quoi que ce fût, ce sont des choses qui, pour la plupart, ne sont pas de mon temps ou qui sont peu de mon sujet, non plus que la foi, la force et l'humilité qu'elle fit paraître à la mort du comte de Vermandois, son fils. Mme la princesse de Conti (sa fille) lui rendit toujours de grands devoirs et de grands soins, qu'elle éloignait et qu'elle abrégeait autant que possible. Sa délicatesse naturelle avait infiniment souffert de la sincère âpreté de sa pénitence de corps et d'esprit, et d'un coeur fort sensible dont elle cachait ce qu'elle éprouvait. Mais on découvrit qu'elle l'avait portée jusqu'à s'être entièrement abstenue de boire pendant toute une année, dont elle tomba malade à la dernière extrémité. Ses infirmités s'augmentèrent; elle mourut enfin dans des douleurs affreuses, avec toutes les marques d'une grande sainteté, au milieu des religieuses dont sa douceur et ses vertus l'avaient rendue les délices, et dont elle se croyait et se disait sans cesse être la dernière, indigne de vivre parmi des vierges.»

L'héritière de cette innocente beauté, celle à qui Mme de Maintenon devait succéder dans les déférences et dans les respects du roi son époux, appartient encore à M. le duc de Saint-Simon, et ce n'est pas nous qui voudrions la lui disputer:

«Mme de Montespan mourut brusquement, aux eaux de Bourbon, à soixante-six ans, le vendredi 27 mai (1707), à trois heures du matin… A la fin, Dieu la toucha. Son péché n'avait jamais été accompagné de l'oubli; rien ne lui aurait fait rompre aucun jeûne ni un jour maigre.

Des aumônes, estime des gens de bien, jamais rien qui approchât du doute ni de l'impiété; mais impérieuse, altière, dominante, moqueuse, et tout ce que la beauté et la toute-puissance qu'elle en tirait entraînent après soi. Résolue enfin de mettre à profit un temps qui ne lui avait été donné que malgré elle, elle chercha quoiqu'un de sage et d'éclairé, et se mit entre les mains du P. de la Tour, ce général de l'Oratoire si connu par ses sermons, par ses directions, par ses amis, et par la prudence et les talents de gouvernement. Depuis ce moment jusqu'à sa mort, sa conversion ne se démentit point, et sa pénitence augmenta toujours.

«Peu à peu, elle en vint à donner presque tout ce qu'elle avait aux pauvres. Elle travaillait pour eux plusieurs heures par jour à des ouvrages bas et grossiers. Sa table, qu'elle avait aimée avec excès, devint la plus frugale; ses jeûnes fort multipliés, et à toutes les heures elle quittait tout pour aller prier dans son cabinet. Ses macérations étaient continuelles; ses chemises et ses draps étaient de toile jaune la plus dure et la plus grossière. Elle portait sans cesse des bracelets, des jarretières et une ceinture à pointes de fer, et sa langue, autrefois si à craindre, avait aussi sa pénitence. Elle était, de plus, tellement tourmentée des affres de la mort, qu'elle payait plusieurs femmes dont l'emploi unique était de la veiller. Elle couchait tous ses rideaux ouverts, avec beaucoup de bougies dans sa chambre; ses veilleuses autour d'elle, qu'à toutes les fois qu'elle se réveillait, elle voulait trouver causant, jouant ou mangeant, pour se rassurer contre leur assoupissement.

«Parmi tout cela, elle ne put jamais se défaire de l'extérieur de reine qu'elle avait usurpé dans sa faveur et qui la suivit dans sa retraite. Il n'y avait personne qui n'y fût si accoutumé de ce temps-là, qu'on n'en conservât l'habitude sans murmure. Son fauteuil avait le dos joignant le pied de son lit; il n'en fallait point chercher d'autre dans la chambre… Belle comme le jour jusqu'au dernier moment de sa vie; sans être malade, elle croyait toujours l'être et aller mourir. Cette inquiétude l'entretenait dans le goût de voyager, et dans ses voyages elle menait toujours sept ou huit personnes de compagnie. Elle en fut toujours de la meilleure, avec des grâces qui faisaient passer ses hauteurs et qui leur étaient adaptées. Il n'était pas possible d'avoir plus d'esprit, de fière politesse, d'expressions singulières, d'éloquence, de justesse naturelle qui lui formaient comme un langage particulier, mais qui était délicieux et qu'elle communiquait si bien par l'habitude, que ses nièces et les personnes assidues auprès d'elle, ses femmes et celles qui, sans l'avoir été, avaient été élevées chez elle, les prenaient toutes, et qu'on le sent et qu'on le reconnaît encore aujourd'hui dans le peu de personnes qui en restent. C'était le langage naturel de la famille, de son père et de ses soeurs.»

Nous ne porterons pas ces doubles funérailles au compte de Louis le Grand, mais au compte du dix-septième siècle agonisant dans l'indifférence publique.

Dans les revers de ces dernières années, et quand ce roi superbe eut supporté l'extrême humiliation d'implorer, disons le mot, le pardon de ces Hollandais qu'il regardait comme des marchands, il sut trouver encore de grandes et nobles paroles dignes de son ancienne majesté. Ces Hollandais victorieux eurent le grand tort de manquer de déférence et de respect pour ce digne porteur d'une si belle couronne. A peine s'ils daignèrent écouter les ambassadeurs du roi, M. l'abbé de Polignac et M. le maréchal d'Uxelles, l'héroïque défenseur de Mayence. Pas un peuple ayant conservé la sagesse, qui n'eût accepté avec reconnaissance les propositions de ces deux négociateurs. Ils proposaient l'abandon de l'Alsace, une de nos meilleures provinces, dont la conquête nous avait donné tant de gloire, et, bien plus, ils s'engageaient, au nom de la France, à donner aux États de Hollande un million par mois, qui devait servir aux alliés pour précipiter Philippe V, un prince Bourbon, du trône d'Espagne. Ah! quelle misère et quelle honte! et combien les Hollandais furent mal inspirés quand ils rejetèrent cette paix si chèrement payée de notre argent et de notre honneur!

«Messieurs, leur disait l'abbé de Polignac, nous rendons grâces au ciel de votre aveuglement. Mais prenez garde aux décrets de la Providence; elle se lassera de votre orgueil, et s'il plaît à Dieu, puisque, en effet, vous abusez de la victoire, avant qu'il soit peu de temps, nous traiterons de vous, chez vous et sans vous.»

C'était noblement parler, c'était dignement servir la France. Elle était indispensable, en effet, à l'équilibre européen, et maintenant que les deux couronnes de France et d'Espagne étaient heureusement séparées, il importait à la sécurité de l'Europe de ne pas écraser cette antique monarchie et cette France, honneur des nations. Définitivement, par un de ces retours de fortune qui n'appartiennent qu'aux grands peuples, le maréchal de Villars sauva la France à Denain, et le grand roi, résolu à s'ensevelir sous les ruines de sa propre monarchie, eut du moins le suprême honneur de laisser une France agrandie et prépondérante dans les destinées de ce bas monde.

Donc, à soixante et quatorze ans, le vieux roi se retrouva jeune et victorieux. La paix qu'il avait mais en vain implorée, il eut l'honneur de la dicter à ses ennemis implacables, et lui-même, il entonna ce dernier Te Deum dans la chapelle de Versailles, où s'étaient rendus, par députations, le Parlement, la Chambre des comptes, la Cour des monnaies, la Cour des aides, l'Hôtel de ville, le grand Conseil, l'Université, l'Académie française. Le roi eut un dernier sourire pour les lettres et donna huit cents livres de pension au traducteur d'Homère. On n'est pas fâché de rencontrer enfin ce grand nom d'Homère sous la plume de Louis XIV; on n'est pas fâché que, le lendemain de ce dernier Te Deum, les comédiens ordinaires aient joué le Mariage forcé.

Tels étaient la règle et l'ordre en toute cette existence royale, où chaque heure avait son emploi, qu'à lire en ces pages écrites par un courtisan de Versailles, on finit par trouver que toutes ces journées se ressemblent. A huit heures du matin, le premier valet de chambre en quartier (il avait couché dans la chambre du roi) éveillait Sa Majesté. La premier médecin et le premier chirurgien entraient dans la chambre; le roi changeait de chemise.

Au même instant, arrivaient le grand chambellan et le premier gentilhomme, avec les grandes entrées. La capitaine des gardes ouvrait les rideaux du lit et présentait l'eau bénite, et, si quelqu'un de ces seigneurs avait quelque chose à dire au roi, c'était le moment, chacun s'éloignant et le laissant libre. On présentait ensuite à Sa Majesté le livre qui contenait l'office du Saint-Esprit (tous les chevaliers de l'ordre y étaient obligés), et l'office étant dit, l'un des seigneurs donnait au roi sa robe de chambre, pendant que les secondes entrées assistaient à sa toilette. En ce moment, le roi se livrait à son barbier, et prenait, sur un plat d'or, une serviette, mouillée d'un côté, sèche de l'autre, avec quoi il se lavait. Puis, il s'agenouillait à son prie-Dieu, ses aumôniers agenouillés avec lui, tous les autres restant debout.

Le roi passait de là dans son cabinet. Sa journée étant arrangée, il restait seul avec ses architectes, ses jardiniers et ses principaux domestiques. Toute la cour, moins le capitaine des gardes qui ne perdait jamais le roi de vue, attendait dans la galerie, et si quelques audiences étaient accordées, il recevait les ministres étrangers ou les ambassadeurs. Ceci fait, le roi allait à la messe, où la musique chantait chaque jour un motet. Après la messe, le roi allait au conseil. Tel était l'emploi de sa matinée.

Au conseil, assistaient tous les ministres. Le vendredi, après la messe, appartenait au confesseur. Le roi dînait à midi, seul, dans sa chambre, sur une table carrée, à la fenêtre du milieu. Il mangeait de beaucoup de plats et de trois services, sans compter le dessert. Aussitôt que la table était apportée entraient les principaux courtisans; le premier gentilhomme avertissait le roi et le servait, se tenant derrière le fauteuil. Si M. le Dauphin était présent, il donnait la serviette au roi et restait debout. Bientôt le roi lui donnait le permission de s'asseoir; le prince faisait la révérence et s'asseyait jusqu'à la fin du dîner.

Le roi parlait peu à son dîner. Au sortir de table, il rentrait dans son cabinet, mais il s'arrêtait un instant sur le seuil, et c'était encore un moment favorable pour lui parler. L'instant d'après, il s'amusait à donner à manger à ses chiens couchants, puis on l'habillait, en présence de peu de gens, les plus considérés, que laissait entrer le premier gentilhomme de la chambre.

A peine habillé, il sortait par un escalier dérobé dans la cour de marbre pour monter en carrosse, et, dans le trajet, aller et retour, lui parlait qui voulait. Il aimait le grand air; il ne redoutait ni le froid ni la chaleur. Il sortait même par la pluie, et sa grande joie était de chasser dans les forêts de Versailles, de Marly ou de Fontainebleau. Il était très adroit et de bonne grâce, et pas un chasseur qui tirât mieux que lui. C'était encore un de ses plaisirs de voir travailler ses ouvriers, de se promener dans ses jardins, de donner la collation aux dames, et de faire avec elles le tour du canal, les dames et les courtisans dans leurs plus riches habits. Le chapeau, Messieurs, disait le roi, quand il permettait aux courtisans de se couvrir.

La chasse au cerf était de plus grande cérémonie, et ceux qui la suivaient étaient vêtus d'un justaucorps orné de galons d'or et d'argent. Cela s'appelait un justaucorps à brevet. Qu'on le suivit à la chasse, à la promenade, le roi était content. Que l'on jouât gros jeu dans le salon de Marly, le roi applaudissait. Lui-même, il était bon spectateur des joueurs de paume. A quatre heures, il y avait un conseil de ministres, et, le reste du temps, le roi le passait avec les dames, à la promenade en été, et, le soir venu, quelque loterie où les dames gagnaient, à coup sûr, de riches étoffes, de l'argenterie, des bijoux. A dix heures, le roi ayant changé d'habit, le souper était servi dans l'antichambre de Mme de Maintenon, toujours au grand couvert, avec la maison royale, c'est-à-dire uniquement avec les fils et filles de France et grand nombre de dames, tant assises que debout. C'était le moment où les courtisans disaient au roi: Sire, Marly? Il ne déplaisait pas au roi d'être importuné.

Après souper, le roi se tenait quelques moments debout au balustre du pied de son lit, environné de toute la cour. Puis, avec des révérences aux dames, il passait dans son cabinet, où se trouvaient les princes et les princesses de sa famille. A onze heures, Sa Majesté donnait le bonsoir à tout le monde d'une inclination de tête.

Chacun sortait; seules, les grandes entrées attendaient, pour sortir, que le roi se mit au lit. Le colonel des gardes prenait l'ordre, et, la prière étant faite, les aumôniers se retiraient. «Le roi, disait Saint-Simon, n'a manqué la messe qu'une fois dans sa vie, à l'armée, un jour de grande marche. Il a toujours fait maigre, à moins qu'il ne fût très malade. Il exigeait l'abstinence du carême; il se tenait très respectueusement à l'église, et trouvait fort mauvais s'il entendait parler à l'office divin.»

Il communiait en grand habit, en rabat, en manteau, et la collier de l'ordre à son cou. Il disait son chapelet à la messe, et toujours à genoux. Les jours ordinaires, il portait un habit de couleur brune, orné d'une légère broderie, et des pierreries à ses souliers seulement. Rien n'était pareil au soin, aux égards, à la politesse du roi pour ses hôtes de Marly ou de Fontainebleau.

Mais, dans les dernières années, chacun portait impatiemment la fin d'un si long règne. Le palais de Versailles était las de ces longues cérémonies, toujours les mêmes. Paris finissait par ne plus supporter ce joug, que chaque jour rendait plus lourd. Les provinces étaient à bout de leurs sacrifices. L'oubli était général des merveilles dont s'honoraient les quarante premières années de ce grand règne. Il était temps enfin que le roi disparût et fit place au nouveau règne. Ainsi, dans les ardeurs de l'été brûlant, le laboureur invoque les rayons du soleil couchant. Juste à l'heure qu'elle avait désignée aux horloges de Versailles, la mort frappait à la porte même de la chambre royale, après avoir visité toutes les autres. A son tour, le roi est touché. Il comprend que son heure est venue. Il souffre; il est en proie à la fièvre ardente, et pourtant il travaille encore. Rien n'est changé: les tambours et les hautbois donnent sous les fenêtres l'aubade accoutumée; il dîne à son grand couvert, pendant que les vingt-quatre violons jouent leurs sarabandes dans l'antichambre.

En ce moment, le roi revoit d'un coup d'oeil toute sa vie; il serait volontiers son propre juge. A deux serviteurs qui pleurent au pied de son lit: «Pourquoi pleurez-vous? dit-il. Est-ce que vous pensiez que j'étais immortel?» C'est qu'en effet, dans ce palais de Versailles, chacun pensait que le grand roi ne pouvait pas mourir.

«Le samedi 31 août 1715 (c'est encore Saint-Simon qui parle, et nos lecteurs ne s'en plaindront pas), la nuit et la journée furent détestables. Il n'y eut que de courts et rares instants de connaissance. La gangrène avait gagné le genou et toute la cuisse. On lui donna du remède de feu abbé Aignau, que la duchesse du Maine avait envoyé proposer. Les médecins consentaient à tout, parce qu'il n'y avait plus d'espérance. A onze heures du soir, on le trouva si mal qu'on lui dit les prières des agonisants. L'appareil le rappela à lui. Il récita les prières d'une voix si forte, qu'elle se faisait entendre à travers celle du grand nombre d'ecclésiastiques et de tout ce qui était entré. A la fin des prières, il reconnut le cardinal de Rohan, et lui dit: «Ce sont là les dernières grâces de l'Église.» Ce fut le dernier homme à qui il parla. Il répéta plusieurs fois: «Nunc et in hora mortis;» puis dit: «O mon Dieu, venez à mon aide, hâtez-vous de me secourir!» Ce furent ses dernières paroles. Toute la nuit fut sans connaissance, et une longue agonie, qui finit le dimanche 1er septembre 1715, à huit heures un quart du matin, trois jours avant qu'il eût soixante-dix-sept ans accomplis, dans la soixante-douzième année de son règne.

«Il s'était marié à vingt-deux ans, en signant la fameuse paix des Pyrénées, en 1660. Il en avait vingt-trois quand la mort délivra la France du cardinal de Mazarin, et vingt-sept ans lorsqu'il perdit sa mère, on 1666. Il devint veuf à quarante-quatre ans en 1683, perdit Monsieur à soixante-trois ans, en 1701, et survécut à tous ses fils et petits-fils, excepté à son successeur, au roi d'Espagne et aux enfants de ce prince. L'Europe ne vit jamais un si long règne et un roi si âgé.

«Pour l'ouverture de son corps, qui fut faite par Maréchal, son premier chirurgien, avec l'assistance et les cérémonies accoutumées, on trouva toutes les parties de son corps si entières, si saines, et tout si parfaitement conformé, qu'on jugea qu'il aurait vécu plus d'un siècle sans les fautes des médecins, qui lui mirent la gangrène dans le sang. On lui trouva aussi la capacité de l'estomac et des intestins double au moins des hommes de sa taille, ce qui est fort extraordinaire, et ce qui était cause qu'il était si grand mangeur et si égal.

«Ce fut un prince à qui on ne peut refuser beaucoup de bon, même de grand, en qui on ne peut méconnaître plus de petit et de mauvais, duquel il n'est pas possible de discerner ce qui est de lui ou emprunté; et, dans l'un et dans l'autre, rien de plus rare que des écrivains qui en aient été bien informés, rien de plus difficile à rencontrer que des gens qui l'aient connu par eux-mêmes et par expérience, et qui soient capables d'en écrire, en même temps assez maîtres d'eux-mêmes pour en parler sans haine ou sans flatterie, et de n'en rien dire que par la vérité nue en bien et en mal.»

M. le duc de Saint-Simon, parlant de Louis XIV, après s'être si longtemps incliné sous sa loi souveraine, a manqué, sinon de respect, tout au moins d'indulgence. Il commence par refuser ce qu'il appelle un grand esprit à ce jeune roi de vingt-trois ans, qui grandit si vite et si bien, au milieu de tant de beaux génies, espoir de la guerre, honneur de la paix. Tant de grands poètes, de ministres habiles, de généraux aimés de la victoire. En même temps, les femmes les plus considérables par leurs grâces et par leur beauté, qui enseignèrent au jeune prince l'élégance et la politesse. Il était né avec la majesté, et pas un de ses sujets n'a jamais pensé qu'il pût être autre chose qu'un grand roi. Il le sentait lui-même; il comprenait les devoirs du règne. Il avait près de lui, pour lui enseigner le gouvernement, le grand ministre Colbert. A peine roi, il fut appelé hors de ses frontières par des guerres nationales; il agrandit la France; il fit sentir l'autorité française en Italie, en Allemagne, en Espagne, et de très bonne heure il habitua l'Europe à dire tout simplement: le roi! sans ajouter: le roi de France. Le roi est mort! retentit dans le monde entier.

En même temps, que de chefs-d'oeuvre éclos à l'ombre éclatante de ce grand trône! Il avait Molière à ses ordres; Racine, initié dans les passions de sa jeunesse, les transportait sur le théâtre. Il y eut dans le jardin de Versailles de telles fêtes, que la poésie en devait garder le souvenir. Des paroles furent prononcées, dans cette chapelle de Versailles, d'une solennité si grande, que l'écho doit s'en prolonger jusqu'à la fin des siècles: le sermon sur le petit nombre des élus, par exemple. Adoré des uns, redouté de tous, admiré du grand nombre, il était le maître, il était l'arbitre, et pas un sujet qui refusât de donner pour le roi sa vie et sa fortune. Il ne voyait qu'obéissance autour de son trône: obéissance de son frère, obéissance de son fils unique, obéissance des princes de la maison de Condé, obéissance de la ville et de la cour, des Parlements, des provinces, avec tant de dignité qui ne l'a pas quitté un seul jour, non pas même à son agonie. Et quand il fut au cercueil, ses serviteurs les plus proches s'étonnèrent qu'il n'eût que la taille ordinaire des hommes, pas un n'ayant osé le regarder face à face.

Il faisait toute chose; il était le commencement et la fin de toutes les fortunes de son siècle. Il tenait les maréchaux de France sous sa dépendance immédiate, et de son cabinet il leur envoyait le plan de leurs campagnes tracé de sa main. En même temps, plus de seigneurie et plus de seigneurs; Richelieu avait abattu les têtes les plus hautes, et, désormais, qui voulait vivre accourait à Versailles, trop heureux quand le roi lui accordait un coup d'oeil, et lui faisait donner le bougeoir, lorsqu'au sortir de sa prière il désignait le courtisan favorisé qui le devait accompagner jusqu'au seuil de sa chambre.

Il voulait être accompagné et suivi partout: à Meudon, à Versailles, à Marly, à Fontainebleau, demandant pour quel motif celui-ci s'était absenté la veille, et bien persuadé qu'un homme était mort, qui ne l'avait pas salué depuis huit jours. Pas de secrets pour le roi; il voulait tout savoir, il savait tout. Des gens à lui violaient le secret des lettres, et lui rapportaient les mystères les plus cachés de chaque famille. Il savait la valeur de son sourire, et le prix de son moindre regard. Telle était sa politesse, qu'il levait son chapeau pour toutes les femmes, les connues, les inconnues. Chacun s'extasiait devant ses révérences. Il avait inventé cette définition: que l'exactitude était la politesse des rois. Exact jusqu'à la minutie, il disait une fois: J'ai pensé attendre!

Enfin, si profonds étaient les respects dont on l'entourait, qu'ayant envoyé une lettre au duc de Montbazon, gouverneur de Paris, par l'un de ses valets de pied, M. le duc de Montbazon fit dîner ce valet à sa table, et le reconduisit jusqu'au milieu de sa cour. Quoi de plus juste? Il était venu de la part du roi! En revanche, il était toujours à sa tâche, et sans un instant de répit, dans la décence et dans la grandeur. Superbe à pied, à cheval, en carrosse, à la promenade, au repos. Très habile à conduire, en ses jardins, quatre petits chevaux vifs comme la poudre. Ami du luxe, amoureux de magnificence, il ne savait pas le nombre de ses maisons, de ses pavillons, de ses forêts bien percées pour la chasse à courre. Il ne connaissait pas d'obstacles, et s'il fallait tyranniser la nature, il y mettait une constance impitoyable, abaissant la montagne, aplanissant le vallon, cherchant les eaux absentes à main armée, et ce fut ainsi qu'il éleva Versailles, ce favori sans mérite, dont il fit le rendez-vous universel de toutes les grandeurs du grand siècle. Versailles finit par l'emporter sur toutes les maisons d'alentour.

Avec Mme de Maintenon reparut l'ordre, oublié si longtemps dans les transports de la jeunesse. Il redevint tout à fait le roi. Accablé au dehors par des ennemis irrités qui le croyaient perdu sans ressources, le roi résista par sa propre force. Accablé chez lui par des malheurs incomparables, avec tant de soupçons de crime et de poison, il se montra si fièrement au-dessus de son malheur, qu'il finit par arracher la pitié de l'Europe, épouvantée à l'aspect de tant d'humiliations, et de cette fin misérable d'un règne éclatant entre tous les règnes. Il disait en ses derniers moments: Quand j'étais roi! Mais à son accent on comprenait qu'il était resté le roi!

Ce grand courage, on l'a vu, l'a soutenu jusqu'à la fin; ajoutez la confiance en Dieu. Plus il s'humiliait sous la main puissante, et plus il se relevait plein de confiance dans le Dieu qui pardonne. Il se confessa publiquement d'avoir trop aimé la guerre. Il parla comme un père et comme un roi au pauvre enfant qui devait porter sa lourde couronne, et voilà par quelles vertus ce grand roi, le plus grand du monde, après tant de justes et violentes attaques, et tant d'accusations sans rémission, a fini par sauver sa gloire.

La Révolution même, qui le devait arracher de ces caveaux du monastère de Saint-Denis, où reposaient tant de monarques ses aïeux, ne devait pas enlever à Louis XIV la place à part qu'il tient justement dans l'histoire des grands rois.

LE POÈTE EN VOYAGE

I

C'est un rare et charmant instant, dans la vie et le travail d'un écrivain sérieux qui comprend toute sa destinée, l'instant où, content de lui-même et des autres, il entre enfin en pleine possession du succès, de la popularité, de la fortune. Il doutait jusqu'à cette heure, et même aux jours du succès, il se demandait s'il n'était pas le jouet d'un songe, et si le lendemain serait aussi doux que la veille. Il faut tant de soin, de zèle et de bonheur, disons tout, tant de mérite et de talent, pour percer le nuage, et le bruit vient si lentement à l'écrivain! Quoi de plus triste et rempli des plus terribles angoisses que les premiers commencements du travail littéraire? On hésite, on se trouble, on étudie, épouvanté de tant d'obstacles, toutes les petites passions de son lecteur. Le style, en même temps, qui se révèle à si peu de beaux esprits singuliers et primesautiers, représente à lui seul une peine infinie. Ah! que de fois voilà le commençant qui maudit la tâche acceptée! Il y renonce, il n'en veut plus; il sera volontiers le soldat, le marin, l'avocat, le marchand; mais écrire incessamment, écrire aujourd'hui, demain, toujours: «Non, non, se dit-il, c'est impossible!» aussi découragé qu'un enfant qui prend le plus proche horizon pour la fin du monde. On composerait une liste originale de très bons écrivains qui se sont arrêtés net au bout du premier sentier.

Mais c'est surtout dans l'art dramatique et parmi les jeunes adeptes de la comédie, ignorants du danger, que se fait sentir un découragement mortel. L'accès est si difficile en ces théâtres, obérés pour la plupart, et qui n'ont pas le temps d'attendre. Il leur faut tant d'argent et tout du suite! Ils sont si parfaitement incapables de se dire, à l'aspect d'un talent qui vient de naître: «Attendons, faisons-lui place, il aura bientôt son tour.» Non, non; en vingt-quatre heures, il faut réussir. Tout de suite il faut dominer le caprice et la volonté d'un parterre habitué aux plus vieux effets du mélodrame, et si le jeune homme est vraiment nouveau, si son oeuvre a l'accent vrai de la jeunesse, et s'il découvre un petit recoin où pas un, sinon les maîtres, n'a passé avant lui, que d'obstacles encore, et comme il doit se féliciter lorsque enfin, par une suite incroyable de petits bonheurs, il arrive à se dire: «On m'écoute, on me suit, le publie sourit à mon oeuvre; à la fin donc je suis le maître absolu des passions et des volontés d'alentour!»

Tel était, aux environs de la révolution de 1830, l'aimable et charmant écrivain que nous allons mettre en scène à son tour, et dont le souvenir est resté cher à tous les honnêtes gens qui ont eu l'honneur et le bonheur d'être au rang de ses amis. En venant au monde, il avait apporté les merveilleux instincts du poète comique, à savoir: le dialogue et le trait, le sourire et l'invention. Dédaigneux des chemins frayés, il avait commencé par découvrir les mondes nouveaux dans lesquels sa comédie était appelés, et dans ce monde à part de son invention il avait convoqué des personnages, non pas nouveaux (l'espèce humaine est si vieille, obéissante à de si antiques passions), mais des personnages d'un aspect tout nouveau. Il se servait à plaisir des modes, des travers, des accidents, des opinions de chaque matinée, et, les retraçant d'un crayon léger, il en faisait une image heureuse et ressemblante. Il ne visait pas au chef-d'oeuvre, à l'image impérissable, aux grands caractères agissant dans une longue action dramatique, et cependant il finit sans le vouloir, et presque sans le savoir, par atteindre aux honneurs de la grande comédie. A l'heure où cette histoire va commencer, ce modeste ambitieux se contentait volontiers d'une scène agréable et d'un tableau de genre, où des amoureux du vingt ans, le jeune homme en habit du matin et la fillette en négligé, se chantaient d'innocentes chansons.

Mais quoi! tout le beau monde parisien qui échappait aux violentes émotions de l'Empire, lassé de gloire et de victoire, de lauriers et de guerriers, acceptait franchement cette heureuse comédie en tablier vert, la tête à demi couverte d'un simple chapeau de paille d'Italie. On y respirait une si douce odeur de roses naissantes, de lait chaud et de foin nouveau! Dans ces bosquets enchantés, les oiseaux de nos jardins chantaient leurs plus douces chansons, et si par hasard on y rencontrait un des vieux soldats de l'Empereur tombé, c'était, le plus souvent, un vieux capitaine, ami de la jeunesse heureuse, paisible confident de petits malheurs qu'il finissait par consoler. Tout chantait, tout souriait dans ces premières comédies que le jeune homme avait rencontrées si plaisantes dans les premiers battements de son coeur. Donc, il effaça sans peine et sans effort tous les faiseurs de comédies; il n'eut qu'à se montrer pour qu'ils rentrassent dans l'ombre. Ils étaient les représentants d'une époque oubliée; il était, lui, l'historien des passions présentes. Si bien que tout de suite il fut, parmi nous, riche et populaire, et l'Europe entière ne jura plus que par son génie.

Un seul amuseur peut se comparer à celui-là; ils étaient du même âge, ils écrivaient à la même époque, mais ils appartenaient à des nations différentes; cet autre amuseur des jeunes esprits et des honnêtes gens, il s'appelait sir Walter Scott. En moins de cinq ou six années d'études et de succès de tout genre, il advint que notre poète comique était incontestablement le plus rare et le plus charmant esprit de son époque. Il avait accompli à lui seul toute une révolution dans le grand art de corriger doucement les moeurs d'un grand peuple, et de châtier en riant ses passions et ses vices. A lui seul il avait tout deviné, tout découvert et tout mis en ordre en ce monde si nouveau qui avait été l'Empire et n'était déjà plus la Restauration. Le faubourg Saint-Honoré, la Chaussée d'Antin, les maisons modernes, les soldats licenciés à Waterloo, l'active et galante jeunesse, à demi révoltée et fidèle à demi, qui devait remplir de son talent, de son éloquence et de ses vertus viriles tout un règne où la parole était souveraine, où le talent était roi, voilà bien ce que notre auteur avait pressenti dans sa comédie. Il avait accepté glorieusement toutes nos gloires. Il s'était fait l'interprète éloquent de nos justes rancunes; plus d'une fois il nous avait consolés de nos défaites si récentes et si cruelles, que le nom seul de ces batailles perdues est encore une douleur nationale.

Son intelligence active et dévouée aux plus légère chagrins de cette nation si troublée allait sans cesse et sans fin de l'élégie à la chanson, de la cabane à la maison bourgeoise, du fabricant au soldat laboureur, du vieux marquis ramené par l'exil à l'homme enrichi par la prospérité publique. Il tenait à toutes les conditions; il mettait en scène les hommes les plus divers; en un mot, déjà rien ne manquait à sa gloire, à sa fortune au moment où va commencer cette histoire, dans laquelle cet aimable homme, ingénu à ses heures, et cependant d'un esprit si fin, a joué un si beau rôle, et qui convenait si bien à sa bonne grâce, à sa justice, à son bel esprit. A l'exemple de Molière, son maître, il avait deux noms; le public le connaissait sous son nom de guerre, et l'appelait M. Fauvel.

Dans cette foule d'honnêtes gens qui l'entouraient naturellement d'une admiration dévouée (et voilà la première récompense, et la plus désirable de l'écrivain), il y avait sur les bords de la Saône, dans un petit village abrité de deux collines célèbres dans les vendanges du Maconnais, une dame de Saint-Géran, fille d'un M. Fauvel, gentilhomme breton, et l'on peut bien penser qu'à la faveur de cette communauté de nom propre, elle n'avait pas été la dernière à solliciter l'amitié du jeune homme. A chaque pièce nouvelle il était sûr de recevoir une lettre affable de son amie inconnue, et tantôt elle lui envoyait les meilleurs poulets de sa basse-cour, tantôt le bon vin de ses celliers; en automne, elle ne lui ménageait ni les raisins ni les pêches. Bref, en toute occasion, elle le traitait en ami, et plus tard, en enfant gâté.

Lui, cependant, s'abandonnait volontiers à ces tendresses innocentes. Il y répondait de son mieux, et le premier exemplaire de chacune de ses comédies, orné d'une petite historiette de la première représentation, devenait la joie et l'orgueil du château de Saint-Géran-sur-Saône. Plus d'une fois ses propres voisins, quand ils se rendaient à Paris, avaient prié Mme Fauvel de Saint-Géran de leur donner une lettre à porter à son cousin, l'illustre M. Fauvel; elle avait longtemps hésité; longtemps elle s'était défendue, elle n'avait pu si bien faire qu'elle n'ont donné, en effet, deux ou trois lettres de recommandation pour son cousin, non pas, certes, sans un certain trouble. Heureusement qu'il est écrit: A bon entendeur, salut! et que le cousin avait fait bonne grâce aux requêtes de sa cousine, si bien que chez messieurs les vignerons, et chez plus d'un gentilhomme des environs de Mâcon, il était incontestable qu'il y avait parenté formelle entre la dame et le monsieur. M. Fauvel en riait lui-même. «Acceptez, disait-il à ses amis, une aile de ce chapon que ma cousine Fauvel de Saint-Géran engraisse depuis tantôt six mois pour mon dîner du mardi gras.»

Cependant, il n'avait jamais vu la dame, et malgré ses sollicitations pressantes, elle n'était point venue à Paris, si bien que la première ardeur étant passée et les premières amitiés étant faites, on avait commencé par s'écrire un peu moins, puis rarement. Dans l'intervalle était mort M. de Saint-Géran, et maintenant que la dame était une veuve, jeune encore et bonne à marier, elle avait jugé qu'il était sage et prudent d'insister un peu moins sur son cousinage avec le jeune et célèbre poète. Ainsi, peu à peu, la langueur s'était mise entre ces deux amitiés, trop éloignées l'une de l'autre pour qu'elles fussent bien tendres et bien vives. La dame était de bon sens, le jeune homme aussi; la dame, à raison même de son veuvage, avait sur les bras de grandes affaires dans un pays où le moindre cep de vigne est entouré d'envie et vous fait des jaloux sans nombre. De son côté, le jeune homme, au plus beau moment de son grand succès, ne manquait pas d'amitiés pour l'en distraire. Il était le bienvenu dans les meilleures et les plus considérables maisons de Paris, et c'était à qui le posséderait quatre ou cinq jours dans les plus beaux domaines de Versailles, de Sceaux et de Saint-Germain.

Ainsi, des deux côtés, c'étaient autant de motifs pour que la cousine et le cousin s'oubliassent réciproquement. Les amitiés du monde sont ainsi faites, elles se nouent et se dénouent si volontiers, que ce n'est guère la peine d'en avoir.

Cependant, comme il y avait tantôt dix années que le poète était à l'oeuvre et qu'il se sentait las d'écrire, il résolut, un beau jour, pour se donner un vrai congé, de quitter sa bonne ville de Paris, sa mère nourrice qui suffisait à son oeuvre entière, et de chercher au loin quelques heures de liberté et de repos. Vous savez déjà qu'il était modeste en toute chose et que, s'il avait un peu d'orgueil, il n'avait point de vanité. Il prit donc, comme un simple voyageur, la diligence du Midi qui passait par le Mâconnais, et quand il vit que la diligence était pleine, il s'en réjouit comme d'un accident favorable à sa profession. Il allait donc voir enfin des gens de la province, et regarder de très près dans ces cavernes. Il allait prêter une oreille attentive à ce babil intarissable, à ces petites ambitions si furieuses pour un rien, à ces avarices gigantesques et sans honte. «Oh là! se disait-il, ne dormons pas; écoutons bien, regardons tout.» Mais à peine il eut regardé le paysage pendant deux ou trois heures, il s'endormit d'un sommeil si profond, qu'il fallut le réveiller pour lui dire que l'on était arrivé au Soleil d'or, où le dîner était servi.

Ce Soleil d'or représentait une assez grande auberge, honneur de la contrée, et la table d'hôte, à trois francs par tête, était célèbre à dix lieues à la ronde. On s'assied, on mange, on boit, peu de causerie, et tout au plus quelques gaillardises de commis voyageur. Nulle homme en était consterné.

—Je n'irai pas longtemps ainsi, se disait-il, je prendrai la post à
Mâcon, et j'aurai peut-être l'honneur de voyager tout seul.

Ce bon dîner semblait avoir ragaillardi tout le monde. Un petit vin blanc, sentant la pierre à fusil, réjouissait toutes ces têtes. Le conducteur lui-même était sous l'influence de cette innocente orgie, et ne pressait pas trop les voyageurs de remonter à leur place. Il faut vous dire que deux voyageurs s'étaient arrêtés au Soleil d'or, et avaient été remplacés dans la diligence par deux nouveaux venus qui méritaient une certaine attention.

Le premier était un jeune homme, aux cheveux bouclés, porteur d'une veste à boutons d'argent et coiffé d'une casquette prétentieuse où quelque Arachné villageoise avait brodé un sabbat de papillons. Il y en avait de toutes formes et de toutes couleurs: gris, bruns, jaunâtres, il y en avait même un rose au bord de cette aimable coiffure, et tous ces papillons voltigeaient autour de ce rustre endimanché. Dans une poche de côté, il portait un foulard de couleur sang du boeuf, qui lui donnait de loin l'apparence d'un chevalier de la Légion d'honneur. Des guêtres serrées à fond dessinaient une jambe un peu grasse, une rotule épaisse, et laissaient voir un pied plat. Ce jeune homme, évidemment, se croyait le plus beau du monde. Il n'était fille d'auberge qui ne le saluât d'un sourire, et quand il parut à la portière, il y eut dans tout le carrosse une explosion de joie et d'orgueil. «Voilà Romain, disait-on. Ah! te voilà, Romain! Bonjour, Romain.» Il saluait à droite, à gauche, et des sourires, et des poignées de main. Un capitaine qui rentrerait dans ses foyer après dix batailles gagnées ne rencontrerait pas plus d'empressement dans son pays natal que ce monsieur Romain, qui était vraiment la coqueluche de la contrée.

[Illustration: L'intérieur de la diligence.]

L'homme qui le suivait, beaucoup plus modeste en sa tenue, obtint à peine quelques regards. A la fin, cependant, tout le monde étant placé, et l'intérieur de la diligence étant encore une fois au grand complet, la voiture se remit en route. Assis dans son coin, le voyageur que nous n'avons pas quitté un seul instant se demandait, déjà très inquiet, quel était ce monsieur Romain, d'où il venait, où il allait, et par quel tour de force il était parvenu, de si bonne heure, à cette étrange popularité.

Tous ces hommes semblaient se connaître. A les voir, à les entendre, on eût dit une compagnie qui se serait donné rendez-vous sur ces banquettes. Ils parlaient tous ensemble, à haute voix, la demande n'attendant pas la réponse, et Dieu sait avec quel accent, dans quel patois, et certains agréments de langage qui n'appartiennent à aucune langue. «Ah! se disait notre auteur dramatique, me voilà bien dépaysé. Une comédie est là, sous mes yeux, on la joue, et je n'y comprends rien; on la parle, et pour moi c'est lettre close.» Et véritablement, il assistait à un pandémonium rustique, où toutes les passions déchaînées hurlaient, glapissaient, riaient, badinaient. Je ne sais quoi de sinistre et de malsain était au fond de ces gaietés. Ces messieurs s'amusaient trop pour s'amuser innocemment.

Heureusement que ces grandes joies sont comme la fièvre, intermittentes; elles s'apaisent assez vite. Après ces grands bruits, le calme et le silence ont leur tour. Peu à peu, maître Romain descendit de son char de triomphe, et, dans un langage assez clair, il expliqua comment il avait été choisi pour venir à bout de certain mariage où il devait trouver, en s'y prenant bien, une grande fortune. Il ne nommait personne, tant il se savait compris de tout le monde, et notre voyageur eut grand'-peine à deviner enfin qu'il s'agissait de la fortune et de la main d'une dame étrangère au pays, veuve depuis un an, restée seule et sans défense au milieu de toutes les difficultés d'un veuvage.

—Par ma foi, disait Romain, en tirant de sa vieille pipe une épaisse fumée, elle m'est bien due; elle m'a donné, sans reproche, assez de mal. Voilà tantôt six mois que je la dispute au jeune Hippolyte Cassegrain, au petit Martin, au grand Bernard. Je l'ai jouée au billard, et je l'ai gagnée en cinquante points contre le lieutenant Mitouflet; je l'ai jouée au piquet en cent points contre le percepteur Morizot. Bref, les voilà tous éconduits; chacun d'eux m'a fait place, et la ville entière est ma complice. En vain la dame hésite et me fait grise mine, il faudra bien qu'elle cède: il y va de notre gloire à tous. Jusqu'à l'heure où elle dira oui, elle n'aura pas de cesse et de repos, elle n'entendra parler que de Romain: le beau Romain par-ci, le grand Romain par-là. Chacun, s'attelant à mon char, va me prêter toutes les vertus, et de l'argent comme s'il en pleuvait; à mon nom seul, la fille à marier, et même les gros partis qui ne voudront ni de vous ni de moi feront entendre aux oreilles de la veuve des soupirs à mettre en branle un moulin à vent. Les coquettes diront en minaudant: La femme qui le fixera pourra se vanter d'avoir accompli une oeuvre difficile. «Hélas! diront les prudes, quel dommage! avec un esprit moins léger, M. Romain eût fait un excellent mari!» Puis toutes sortes de menus propos: «Avez-vous vu le nouveau cheval de Romain? l'habit bleu de Romain? Savez-vous que Romain revient de la capitale, dont il a rapporté certaine cravate bleue à filets roses? Ah! gredin de Romain!»

Ainsi parlait ce rustre au milieu de l'admiration universelle; en même temps, il faisait craquer l'un après l'autre ses longs doigts garnis de bagues douteuses. Il passait la main dans ses longs cheveux pommadés de vanille et de jasmin; il étalait sa large poitrine et consultait de temps à autre une montre en or guillochée à Genève. A sa chemise, on voyait briller trois diamants; on entendait dans sa poche le bruit des écus: il était toute prospérité, toute santé, tout contentement; chacun le contemplait dans une admiration profonde. Il serait mort sur la place, on eût pris de ses reliques, et l'on se fût divisé sa chaîne d'or, comme on eût fait pour la corde d'un pendu. Tel était fait, construit, soufflé et boursouflé cet homme heureux.

Sitôt qu'il eut compris qu'il allait comprendre enfin quelque chose à ce mystère de jovialité et d'iniquité, M. Fauvel, replié dans son coin et les yeux enfoncés sous la visière de sa casquette de voyage: «Allons, se disait-il, voilà déjà un premier acte assez satisfaisant. Une pauvre femme abandonnée au milieu de ces rustres, aussi pitoyables que des sangsues; un mari qui vient de mourir, laissant sa veuve et son héritage en proie à toutes les ambitions de la province; une ville entière qui décide en son âme et conscience que cette infortunée épousera ce triste hère, et qui se fait un point d'honneur de lui donner ce mari ridicule, chacun prenant l'engagement tacite, inavoué, mais certain, d'imposer à cette innocente ce don Juan du fumier. Voilà un beau premier acte.» Et déjà notre homme, esprit inventeur, arrangeait, nommait, disposait ses héros, les faisant aussi pleutres, aussi petits, mesquins, avares, envieux et jaloux qu'il les avait sous les yeux.

La route était montante; on allait au pas. Le soleil était vif. Les voyageurs, qui avaient bien déjeuné, s'endormaient l'un après l'autre; on ronflait déjà dans l'intérieur de la diligence, et seuls M. Romain, son homme d'affaires et certain voyageur en vins qui semblait très éveillé, poursuivaient, à voix beaucoup plus basse, la conversation commencée.

—Il était temps, monsieur Romain, disait le commis voyageur, de mettre en avant notre petite conjuration.

La dame était serrée de près par Maître Urbain le notaire, un vrai représentant de l'ancien notariat. Qu'elle eût choisi M. Urbain pour son notaire, et nos projets auraient été bientôt déjoués par cet homme adroit et droit.

—Aussi, reprit M. Romain, j'emmène avec moi un homme d'affaires qui en sait long, et qui en remontrerait à tous les notaires du département. On dit que la dame aurait besoin, pour tout liquider, d'un emprunt de vingt mille francs; maître Uberti, que voilà, les trouvera facilement sur hypothèque, avec deux pour cent de commission; donc rien à faire pour maître Urbain: tout au plus le priera-t-on de signer au contrat, s'il ne s'oppose pas trop au régime de la communauté.

—Je me suis laissé dire aussi, reprenait le commis voyageur, qu'il y avait une nièce assez jolie à marier, et que, naturellement, le bien de la dame en serait écorné.

—Ceci est très vrai, reprit M. Romain; mais il est convenu entre moi et mon ami le baron de Guillegarde, un gaillard qui sait son métier et qui n'a pas froid aux yeux, qu'il épousera la demoiselle, moyennant une très légère indemnité, que je doublerai s'il le faut, en cas de survie.

—Vous avez des intelligences dans la place? ajoutait le marchand de vins.

—Nous avons contre nous, répondit Romain, une méchante petite servante bretonne que la dame a ramenée il y a quatre ou cinq ans de Rennes, et qui lui est rudement attachée ainsi qu'à Mlle Laure. Oui, mais le factotum de la maison, le fameux Jolibois, m'appartient, et j'ai payé d'un assez bon prix sa vilaine âme. Mais qu'y faire? Il faut bien que tout le monde vive, et mon lot sera encore assez beau.

—Vous avez raison, monsieur Romain, reprit le voyageur d'une voix plus basse encore, il faut que chacun vive; et, pour les épingles de mes deux cousines, les demoiselles Levallois, qui tiennent en leurs mains l'âme et l'esprit de votre future épouse, autant que pour ma propre allégeance, il serait bon de convenir entre nous que vous me cédez pendant cinq ans, pour le prix des récoltes ordinaires de chaque année, toute la récolte du clos de Saint-Géran.

—Y pensez-vous? reprit Romain, Saint-Géran se classe et sera classé avant peu parmi nos meilleurs crus. J'ai déjà obtenu que l'an prochain Saint-Géran serait inscrit en toutes lettres sur la carte des vins de la Maison d'Or, du Café anglais et des Frères Provençaux. Je tiens le traité de ces grandes maisons dans mon portefeuille; elles payeront l'an prochain quatre cents francs la feuillette que vous voulez avoir pour cent cinquante. Ah! quelle idée avez-vous là? Qui, moi, j'irais grever la plus belle part de la fortune de Mme de Saint-Géran, ma future épouse? Allons, soyez bon homme, un peu moins d'épingles à mesdemoiselles vos cousines, et cherchons, s'il vous plaît, une plus amiable compensation.

Le commis voyageur répondit par une imprécation, mais à voix si basse que M. Fauvel ne put l'entendre. Il était d'ailleurs tout préoccupé de ce nom qu'il attendait si peu et qui le frappait d'une nouvelle épouvante. Était-ce vrai? S'agissait-il, dans cette affaire ténébreuse, de la fortune et de la main de cette aimable femme qui l'appelait si gentiment mon cousin, et qui lui donnait de si loin, sans le connaître, tant de bons et fidèles témoignages d'une amitié dévouée? Une grande confusion se faisait en ce moment dans cet esprit si rapide et si vif.

—Non, certes, se disait-il, je ne serai point entré vainement dans cette caverne, et Gil Blas ne va pas céder cette fois encore au capitaine Rolando. Les Crispins, les Frontins, les Mascarilles et les Scapins que j'ai sous les yeux, ne sont pas, certes, plus habiles, plus retors et plus dangereux que nos coquins de comédie, et je ne veux pas que, faute de l'intervention d'un galant homme habile en ces petits mystères, une honnête femme et sa nièce, et sa loyale servante, et ce brave notaire amoureux, mais discret, tombent pêle-mêle dans les embûches de ces Frontins de petite ville. Allons, courage! et si la dame ici menacée est ma cousine, et si voilà bien le clos de Saint-Géran dont je possède encore une douzaine de vieux échantillons, si la reconnaissance est unie au devoir, et s'il m'est donné de mettre en oeuvre à mon tour, pour mon propre compte, la suite ingénieuse des ressources que possède en son esprit un véritable enfant de Molière et de Regnard, certes, je n'aurai point perdu ma journée.

Il se disait cela toujours sous la visière de sa casquette. Les voyageurs avaient commencé par dédaigner cet inconnu; ils avaient fini par ne plus le voir. Quand le soleil eut disparu, les endormis secouèrent leur torpeur. La conversation interrompue reprit de plus belle; et maintenant que notre homme était au courant de tous ces discours, il savait à fond la conjuration de tous ces cuistres.

—Mes petits messieurs, se disait-il, garde à vous; vous étiez tout à l'heure des monstres en morale, et maintenant vous n'êtes plus que des pantins dont je tiens tous les fils.

II

Il était onze heures du soir comme on entrait dans la principale rue de Saint-Géran et dans la cour des Armes de France. Là, chacun sa sépara, cherchant en toute hâte à gagner son logis et son souper. Le beau Romain lui-même eut une descente des moins superbes et, sans cérémonie, il se dirigea vers sa maison, son sac de nuit à la main, ce qui faisait un piètre équipage pour notre Adonis. M. Fauvel, fatigué du chemin, rassasié de la mauvaise compagnie et déjà très préoccupé de la comédie et du drame qui s'agitaient dans sa tête, après un très léger repas, fit sa toilette et se coucha, non sans avoir donné ses instructions à son domestique pour le lendemain. La chambre était vaste, le lit bon, l'auberge peu bruyante, et cependant il eut grand'peine à s'endormir, poursuivi qu'il était par tant de visions qui tantôt l'irritaient de la façon la plus vive, et tantôt le faisaient rire aux éclats. Parfois même il se demandait, tout éveillé, s'il n'était point le jouet d'un songe, et si vraiment il avait vécu de compagnie avec de si tristes créatures.

—Nous autres, poètes comiques, se disait-il, nous nous croyons de grands inventeurs quand nous avons refait pour la vingtième fois les personnages, vieux ou ridicules, inventés par nos devanciers. Mais que nous voilà loin de compte avec la vérité toute pure? En moins de douze heures, j'ai vu plus de grimaces, plus de vices et plus de ridicules originaux qu'on n'en saurait rencontrer dans toutes les comédies de l'éloquent Aristophane, du divin Térence et du Romain par excellence appelé Plaute, un si merveilleux écrivain que si les Muses voulaient parler la langue latine, elles parleraient la langue de Plaute. Ainsi, par notre habitude inintelligente de suivre à tout jamais les sentiers connus de la comédie, il advient que nous faisons toujours la même oeuvre. Au contraire, échappons pour un instant aux sentiers battus, voilà soudain toutes sortes de comédies nouvelles qui sortent de ces sillons lumineux, comme autant d'alouettes dans les blés. Que j'ai donc bien fait de me mettre en route et de rencontrer ces coquins grotesques, si gais dans la forme, et qui feront rire aux éclats aussitôt que, d'une main diligente et sous les traits des comédiens aimés du public, je les flagellerai de mon fouet fraîchement taillé!

Telle était son intime joie, et dans ce bonheur d'écrire une aimable comédie il oubliait l'honneur et le devoir de délivrer une dame assiégée par toutes les rancunes, par toutes les passions, par toutes les misérables jalousies qu'une petite ville peut contenir. On dirait que La Bruyère avait sous les yeux notre ville de Saint-Géran lorsqu'il disait, dans son ironie excellente:

«J'approche d'une petite ville, et je suis déjà sur une hauteur d'où je la découvre; elle est située à mi-côte; une rivière baigne ses murs et coule ensuite dans une belle prairie; elle a une forêt épaisse qui la couvre des vents froids, et de l'aquilon; je la vois dans un jour si favorable, que je compte ses tours et ses clochers; elle me paraît peinte sur le penchant de la colline. Je me récrie, et je dis: Quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans ce séjour si délicieux! Je descends dans la ville, où je n'ai pas couché deux nuits, que je ressemble à ceux qui l'habitent: j'en veux sortir.»

Sur quoi noire héros, s'étant surpris en état de comédie, se prit à rire de lui-même et s'endormit profondément.

Il était dix heures du matin quand maître Jean, le valet de chambre (un peu moins que Frontin, un peu mieux que Lafleur) entra d'un pas léger dans la chambre du poète, attendant un réveil dont l'heure était déjà passée. Il eut le temps d'affiler les rasoirs, de verser l'eau tiède et de préparer l'habit du matin; à la fin, son maître étant éveillé, M. Jean lui raconta, selon ses instructions de la veille, ce qu'il avait appris de Mme de Saint-Géran et de son entourage. Elle possédait, à l'autre extrémité de la place, et tout en face des Armes de France, une belle et grande maison, que monsieur pouvait voir de sa fenêtre, et, depuis une année qu'elle était veuve, elle était devenue un objet de curiosité pour tous, d'intérêt pour quelques-uns. Son mari était né dans cette ville même, où elle n'était qu'une étrangère, et l'on n'attendait plus que son mariage avec quelqu'un du pays pour la couvrir d'une entière adoption.

Sa conduite était celle d'une honnête femme qui tient à l'estime publique; mais les voltairiens disaient qu'elle était trop dévote. Elle était bonne aux pauvres, attentive à payer ses moindres dettes. Les dames de la ville d'en haut l'accusaient de pousser trop loin l'art de la toilette et ne lui pardonnaient pas les robes et le chapeaux qu'elle faisait venir de Paris. Ce jour même, à quatre heures, l'heure du beau monde, il y avait chez la dame un dîner de douze couverts, et M. Romain Rocaillon (c'était le vrai nom du don Juan) devait faire en ces salons sa première entrée. On parlait tout haut de son mariage avec la belle veuve, et pas un ne prévoyait le plus léger obstacle à ce mariage, que la ville entière appelait de tous ses voeux.

Ces rumeurs, que M. Jean rapportait à son maître, étaient trop d'accord avec les découvertes que celui-ci avait déjà faites, pour qu'il leur accordât une attention bien sérieuse. En ce moment il prenait terre, et son siège était fait. Il avait l'ensemble et le fond de sa comédie; quant aux détails, il comptait fort sur les hasards de la répétition générale ou, disons mieux, de la première représentation de son drame.

A demi caché, il voyait passer sous sa fenêtre les différents groupes qui s'en vont, le dimanche, aux offices de la principale église, et tout de suite il reconnut ses personnages: les deux demoiselles Levallois, l'une grande et sèche, l'autre assez semblable à une oie endimanchée. Il reconnut le percepteur des contributions directes à la façon dont il comptait, sans le vouloir, les portes et les fenêtres de chaque maison. Il fut tenté de saluer maître Urbain, le notaire. Il avait passé la quarantaine, et ses cheveux noirs étaient mêlés de cheveux blancs. Mais la beauté de son visage et le sérieux de son regard attiraient tous les suffrages. Le petit sacripant, son voisin quasi-muet de la diligence, enharnaché d'un habit vert pomme, allait et trottait menu dans la rue, interrogeant tous les visages et très inquiet d'être reconnu.

Tout à coup, au milieu de la place, simplement vêtues et cependant très élégantes, deux dames passèrent d'un pied léger. Elles semblaient se sourire l'une à l'autre. La première approchait de la quarantaine; elle était de belle taille, de bel embonpoint. Ses cheveux blonds encadraient, d'une façon charmante, un calme et doux visage. Elle occupait encore le beau milieu de la jeunesse; elle avait la démarche et le maintien d'une femme honorée, à qui jamais personne, homme ou femme, n'a manqué de respect. De sa main bien gantée elle tenait la main d'une jeune personne qui n'avait guère plus de seize ans, très mignonne et cependant très formée, avec de beaux yeux noirs. Ah! que celle-ci était jolie et que celle-là était charmante!

—Je suis bien sûr, se disait notre héros, que voici ma cousine et sa nièce. Hélas! quel dommage! et quel crime de donner toutes ces beautés à ce faquin de Romain Rocaillou! Passez, passez, Mesdames, un homme est là qui veille sur vous.

Tout à côté de la demoiselle, une petite servante au pied leste, à l'air éveillé, portait leur livre de messe et leur servait de garde du corps.

—Voilà ma Bretonne. Elle a l'air d'une vaillante et honnête fille, et je ne serais pas étonné que ce malbâti aux cheveux jaunes, qui s'en va la main dans sa poche et les yeux baissés, ne fût M. Jolibois en personne.

Plus la sonnerie de la messe arrivait aux trois derniers coups, plus ce petit monde allait rapide et serré dans la rue.

—Holà! hop! gare à vous! criait à l'autre extrémité, d'une voix de stentor, un grand dadais huché sur un tilbury à soufflet que traînait un vieux cheval. Le cheval piaffait, le fouet claquait, l'homme au tilbury hurlait; tout s'effaçait et pâlissait devant cette tempête à deux roues.

—Je reconnais bien là mon animal Gloria, se disait M. Fauvel. Le voilà bien: vantard, bavard, impertinent, faquin. Je ne donnerais pas dix écus de son tilbury, de son cheval et de lui-même par-dessus le marché.

Peu s'en était fallu cependant que ce maladroit n'écrasât la petite Basse-Brette, à force de torturer un pauvre animal qui ne demandait qu'à marcher doucement.

M. Romain descendit de son tilbury à la porte des Armes de France, et quand il eut bien recommandé à haute vois qu'on essuyât l'écume de son cheval, il entra pour jouer une poule avec son ex-ami le commis voyageur. Ils se parlaient d'une façon malséante, à en croire certains accès de voix qui leur échappaient entre deux effets de bille, dont eux seuls étaient les juges et les témoins.

M. Fauvel, quand il eut bien étudié le théâtre où tout à l'heure il allait jouer un si grand rôle:

—Au fait, se dit-il, il me manque au moins un confident. C'est une loi très sensée et très juste de notre art poétique de ne point être seul. En vain auriez-vous le génie et la volonté suffisants pour l'accomplissement du drame, encore faut-il avoir quelqu'un qui vous réponde si vous l'interrogez, qui vous admire aux belles scènes et qui vous conseille aux passages difficiles. Deux hommes qui s'entendent bien et qui vont du même pas, font tout de suite un grand chemin, celui-ci s'appuyant sur celui-là. Mais un confident désintéressé ou, mieux encore, un confident qui aurait un intérêt tout-puissant à voir châtier ces perfides, où donc le trouver en ce jour, et juste à l'heure où la toile va se lever, après une ou deux ritournelles de l'orchestre?

Ainsi songeant, notre malheureux poète restait plongé dans ses profondes réflexions. M. Jean, entr'ouvrant la porte, hésita quelque peu, tant il avait peur de déranger les combinaisons de son jeune maître. A la fin, cependant:

—Monsieur, dit-il, veut-il recevoir le lieutenant en premier, M. Gaston
Moreau, des chasseurs d'Afrique? Il attend la réponse de Monsieur.

—Gaston Moreau, un Africain… Mais êtes-vous bien sûr de ce que vous dites là?

—D'autant plus sûr, Monsieur, que le jeune homme m'a demandé si j'étais bien le valet de chambre de Monsieur; puis, à voix basse et de la façon la plus discrète, il m'a dit le nom de Monsieur, et, comme je semblais ne pas savoir ce nom-là: «Je suis sûr, m'a-t-il dit, de ce que j'affirme. Il n'y a pas deux hommes en toute la France qui aient l'esprit et le regard de cet homme-là.»

Jean parlait encore, que l'on vit entrer le jeune officier dans son bel habit tout neuf, orné d'une épaulette brillante, avec une riche épée au côté, et des gants jaunes, un vrai colonel d'opéra-comique.

—Ah! Monsieur, s'écria-t-il en prenant les mains de M. Fauvel, pardonnez-moi si je suis indiscret; mais je connais votre esprit, et je suis si malheureux!

Sur quoi, Jean étant sorti et la porte étant refermée, il fut facile au poète de deviner qu'il venait de rencontrer mieux que son confident… son complice… un bel amoureux de Mlle Laure, un vrai jeune homme, intelligent comme on ne l'est guère que lorsqu'on est possédé du véritable amour. Il regardait M. Fauvel de ses grands yeux doucement éblouis.

—Je vous aime depuis longtemps, lui dit-il; je sais par coeur toutes vos chansons; j'ai joué toutes vos comédies; je suis tour à tour M. Paul ou M. Gonthier, et, la première fois que j'ai vu Mlle Laure, elle m'a frappé par sa ressemblance avec Mlle Léontine Fay, votre amoureuse. Ainsi je ne suis point un étranger pour vous; vous me devez votre amitié; je la réclame et je la veux. Hier soir, je vous vis entrer dans ce logis, et je vous reconnus du premier coup d'oeil; mais ce matin, voyant que personne en cette ville ne savait votre arrivée, et que vous aviez passé la nuit dans nos murs, j'ai gardé le silence.

—Et vous avez bien fait, reprit M. Fauvel; mon incognito était une garantie. Ils sont là dedans une douzaine de coquins des deux sexes qui croient tenir Mme de Saint-Géran et sa nièce dans leurs filets. Dieu merci, je sais leurs projets, et j'espère avant peu les déjouer. Voulez-vous être avec moi de moitié dans cette bonne action?

Alors ces deux jeunes gens (il n'y avait entre eux qu'une légère différence d'âge) s'entendirent à merveille, et le poète remarqua tout de suite à quel point s'était éveillé l'esprit du jeune officier à jouer ses petites comédies. Ils s'occupèrent tout d'abord du don Juan, dont on entendait confusément les paroles. M. Romain était la bête noire de Gustave, qui l'avait traité comme un pleutre en toute occasion, dans le collège, hors du collège.

—Il n'y a pas de clerc d'huissier qui ne soit plus intelligent que ce Romain, disait-il. Il est insolent et lâche, et si, par hasard, il rencontre un homme intimidé de son bruit, vous mourriez de rire à voir ses airs de matamore. Or, que la ville entière ait choisi justement ce triste sire pour en faire le mari de la plus belle et de la plus honnête personne de tout le département, voilà ce qui s'appelle une méchanceté sans exemple. Et cependant il crie à haute voix sa victoire; il l'escompte à tous les estaminets du grand chemin; il la raconte à tous les commis voyageurs. Son audace égale au moins sa sottise; et songer qu'il y a, non loin d'ici, un très galant homme, appelé Me Urbain, coeur dévoué, qui ose à peine lever les yeux sur cette beauté, livrée à un pareil butor!

Me Urbain était justement l'oncle de Gaston, Gaston avait deviné tout son secret. Quant à lui, qui n'avait que la cape et l'épée, il était un amoureux sans espérance. Il s'était bien juré de n'en jamais rien dire à Mlle Laure, et peu s'en faut qu'il n'eût chanté:

  Un vrai soldat sait souffrir et se taire
         Sans murmurer
.

A chaque instant grandissait l'amitié des deux compagnons. Une heure allait sonner; ils n'avaient pas de temps à perdre avant de prendre une décision.

—Voilà, dit M. Fauvel, ce qu'il faut faire. Êtes-vous hardi?

—Ma foi, je n'en sais rien; disons mieux, je ne le crois pas. Cependant je ferai volontiers ce que vous ferez.

—C'est bien dit; mais moi, je vais commencer par faire ce que vous avez déjà fait: je vais me faire beau; puis, quand je serai, comme vous, tiré à quatre épingles, savez-vous où nous irons? Nous irons bras dessus bras dessous, à quatre heures sonnantes, dîner chez Mme de Saint-Géran.

—Dîner chez Mme de Saint-Géran, maître! Y pensez-vous? Elle a justement douze personnes à dîner aujourd'hui, tout ce que la salle à manger peut contenir. Aujourd'hui même on lui présente M. Romain, roi de la fête, et vous vous présenteriez vous-même en disant qui vous êtes; Jolibois, le factotum, vous jetterait la porte au nez. Vous connaissez Mme de Saint-Géran?

—Je ne lui ai jamais parlé; encore ce matin, avant dix heures, je ne l'avais jamais vue. Il faut cependant que vous y veniez dîner avec moi; et, comme une difficulté de plus ajoute aux ardeurs d'une grande âme, nous aurons soin d'entrer les derniers, quand les convives seront au grand complot. Mais, s'il vous plaît, passez dans mon salon, mettez-vous à la fenêtre, et voyez ce qui se passe autour de nous.

Et, pendant que son jeune complice se tenait à la fenêtre, M. Fauvel faisait une grande toilette, à la façon des petits-maîtres du Gymnase. En ces beaux jours d'un automne resplendissant, il se permit le pantalon de nankin, le gilet de piqué blanc à la Robespierre et l'habit bleu à boutons d'or, rehaussé d'une fraîche rosette d'officier de la Légion d'honneur; des bas de soie et des escarpins en cuir verni, des gants d'un gris clair, et tout ce que le beau linge a de plus parfait, sans oublier une cravate noire à petits pois et deux manchettes en linon plissé; pas un bijou; un mouchoir de batiste à rendre jalouses toutes les demoiselles de la maison Levallois; des cheveux bouclés par la nature un peu, et beaucoup par la main de M. Jean, tel était ce jeune homme en ses belles années. S'il n'était point tout à fait beau, il avait la grâce et l'attrait; l'intelligence était dans son sourire, et la volonté dans son regard.

Né timide, il avait conquis peu à peu l'assurance heureuse d'un homme honoré de tous les honnêtes gens, qui marche à grands pas dans le grand chemin de la fortune, et qui se dit à lui-même:

—Nul n'aura de reproches à me faire, et pas un seul petit écu que je n'aie gagné en donnant à la foule attentive de sages leçons, de bons conseils, une innocente et saine gaieté. Au milieu de tant de fortunes qui ont coûté tant de larmes, qui représentent tant de douleurs, le déshonneur de celui-ci, la mort et la ruine de celui-là, je compose une fortune innocente à force de bons mots, de douces gaietés, d'aimables chansons. Pas un homme, ami des faciles loisirs, qui ne me donne en passant son obole, et qui plus tard songe à me la reprocher. Il est mon bienfaiteur, mais sans nulle contrainte; il m'a fait une petite part de son bien, en échange de mon zèle à lui plaire, à l'instruire, à lui faire oublier les heures, à corriger gaiement ses petits vices, à lui montrer, sans fiel, ses petits ridicules.

Telle est, en effet, la justice suprême que peut se rendre un honnête écrivain, ami de l'ordre et de ses plaisirs, et voilà le fond d'où venait à M. Fauvel son légitime orgueil. A peine il venait de jeter son dernier coup d'oeil à la glace de la cheminée:

—Arrivez vite, disait Gaston à voix basse, ou vous allez manquer M. Romain. Le voyez-vous là-bas, à pied, se dirigeant vers la boutique de ce grand coiffeur de Paris? Voilà sa Jouvence; il en sortira frisé, busqué, musqué. On ajuste en même temps monsieur son cheval, dans la cour de l'hôtel, à un harnais qui porte une couronne de comte et des pompons nacarat.

Gaston riait, le poète riait aussi. En effet, ils virent passer le tilbury conduit par le groom de M. Romain. Dix minutes plus tard, M. Romain en personne, les cheveux en coup de vent, une rose au côté, les breloques au grand complet, le chapeau sur l'oreille, entrait droit comme un cierge et saluant du fouet les assistants émerveillés dans l'avenue qui conduisait au perron de la maison de Mme de Saint-Géran. Il descendit de sa voiture avec une imposante majesté. A la façon dont la porte à double battant fut ouverte, on pouvait deviner que ce grand homme était impatiemment attendu.

Ici le poète et l'officier se regardèrent: le moment d'agir était venu. Nos deux jeunes gens, la canne à la main, traversèrent l'avenue, et, la porte étant ouverte, ils se trouvèrent dans l'antichambre, au grand étonnement de M. Jolibois, qui se demandait pourquoi les chiens, qui avaient tant hurlé, ne hurlaient plus. M. Fauvel entra le premier, suivi de son jeune compagnon, qui déjà commençait à pâlir. Il demanda d'une voix nette et brève à saluer Mme de Saint-Géran; et Jolibois, très interdit, balbutiait quelques excuses, disant qu'il était bien fâché, mais que madame allait se mettre à table avec ses amis; que l'heure d'une visite était mal choisie, et qu'il priait ces messieurs de revenir le lendemain sur le midi.

Le Jolibois n'était pas ce qui s'appelle un orateur; mais autour de lui s'agitait, leste et preste, en cette antichambre, une fillette en bonnet rose, en blanc tablier, très accorte et très curieuse, la petite Basse-Brette que nous avons entrevue un instant lorsqu'elle accompagnait sa maîtresse à l'église. A peine elle eut jeté sur le poète le regard vif et perçant d'une fille intelligente, elle reconnut l'original du beau portrait gravé que sa maîtresse avait accroché dans son cadre d'or, à la plus belle place de sa bibliothèque.

—Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle, que madame sera contente! Entrez,
Monsieur, vous êtes chez vous.

Puis, sans crier gare, et le Jolibois se demandant si elle n'était pas folle, elle ouvrit à deux battants la porte du salon.

En ce moment, la dame de céans, assise dans une bergère, semblait accablée à la fois de la tristesse de sa situation présente et des discours vraiment étranges que lui tenait M. Romain, son vainqueur. Il était entré à la façon de l'ouragan, en débitant, avec de grands gestes, un compliment copié dans le Secrétaire des amants.

—Ah! belle dame, avait-il dit, et tant et tant il avait remercié la belle dame d'encourager ses espérances, il sentait au fond de son âme une telle joie, et, sans attendre une réponse, il faisait de si beaux serments, pendant que chacun l'écoutait, et que tout bas on murmurait: «Il est charmant!»

Dieu sait cependant que la veuve n'écoutait guère les déclarations de ce pleutre. Elle l'avait jugé d'un coup d'oeil; rien qu'à le voir, elle avait compris qu'elle n'appartiendrait jamais à ce bellâtre. Et pourtant comment faire, et comment se dépêtrer de ces mille étreintes qui, depuis tantôt trois mois, la serraient et la pressaient de toutes parts! Le voilà donc ce grand Romain, cet esprit tant vanté! Certes, elle ne l'avait point appelé, mais elle l'avait laissé venir; elle avait souffert qu'on l'invitât en son nom. Même ce dîner d'aujourd'hui, il était donné tout exprès en l'honneur de M. Romain. Jamais elle n'avait mieux compris qu'en ce moment la solitude et l'abandon de son veuvage, et comment chacun de ses prétendus amis semblait conspirer contre son repos. Elle était seule au monde. Un parent de son mari, qui l'aurait pu défendre, était tombé dans les abîmes du vice et de la misère; elle le tenait éloigné d'elle à la faveur d'une pension payable à Paris. Aussi bien, quand Javotte entra, disant:

—Madame, voici votre cousin de Paris!

La pauvre femme imagina que c'était son pensionnaire, et, fermant les yeux pour ne point le voir: «C'est à ce coup, se disait-elle, que j'arrive au comble de l'humiliation.»

Bref, l'infortunée en avait tout ce qu'elle pouvait porter, et quand le bon Fauvel, s'approchant d'elle, et prenant dans ses mains ses deux belles mains qu'elle semblait retirer, lui dit de sa voix d'un si beau timbre:

—Allons, ma cousine, accordez un regard de bonté à votre ingrat cousin qui vous aime toujours!

Elle ouvrit lentement, comme on les ouvre en songe, ses grands yeux pleins d'étonnement, de surprise et de joie enfin. Elle aussi elle reconnut ce doux visage où l'esprit et la bonté se mêlaient dans un si calme et si parfait accord. Elle ne l'eût pas rêvé plus habile et plus charmant. A l'instant même, elle se sentit sauvée. Elle se leva, triomphante, de son siège, en arrangeant les longs plis de sa robe, et d'une voix légère:

—Ah! mon beau cousin, lui dit-elle, vous vous êtes fait bien attendre, et cependant soyez le bienvenu.

Son sourire était gai, ses yeux riaient. Elle était une de ces créatures douces et faibles qui ne sont heureuses que dans le calme et le repos. Puis enfin elle accorda un regard au jeune compagnon de ce cousin qui venait avec tant d'à-propos, et lui fit un beau salut.

—Permettez-moi, ma chère cousine, de vous présenter un jeune Africain de mes amis, très brave homme, et sachant par coeur tout mon répertoire. Or, voici le raisonnement que j'ai fait: Je me suis dit ce matin même: il y aura tantôt douze personnes à la table de Mme de Saint-Géran; si je viens seul, je ferai le treizième et je ne serai pas bon à jeter à ses chiens. Grâce à mon ami le lieutenant, nous serons quatorze; au besoin, on dressera la petite table, et tout ira pour le mieux.

Chacun prêtait l'oreille aux paroles du nouveau venu. Seul, dans son coin, le grand Romain se dépitait que l'attention fût passée à ce cousin de malheur. En vain il s'efforçait de reprendre le fil de la conversation qui s'était brisé entre ses mains, il avait perdu tout crédit; il sentait le sol se dérober sous ses pas; ses meilleures plaisanteries étaient à peine écoutées; ses bons mots, que chacun, il n'y a qu'un instant, admirait en toute confiance, étaient semblables à des flèches émoussées, et quand le Jolibois, très interdit, très mécontent, annonça que madame était servie, en vain M. Romain offrit son bras à la dame.

—Apprenez, Monsieur, lui dit le poète, que c'est un des privilèges de ma cousine de choisir le convive à sa droite, et je lui conseille d'offrir son bras et la place d'honneur à son notaire, M. Urbain. Quant à vous, mon officier, vous ne demanderez pas mieux que de conduire à la petite table Mlle Laure. En même temps, il offrait son bras à une bonne femme, au visage aimable et gai, et qui semblait toute contente.

—Ah! disait-elle, Dieu soit loué, voici M. Romain remis à sa place, et je savais bien que vous n'abandonneriez pas votre aimable cousine à tant de perfides conseils.

Et, cette fois, Mme de Saint-Géran, entourée à souhait par ce bel esprit qui semblait l'avoir adoptée, et par ce brave homme de notaire qui l'aimait de toute son âme; heureuse aussi du gazouillement de la petite table et parfaitement oublieuse du beau Romain, qui ne songeait plus qu'à manger, le dîner fut parfaitement agréable. Elle avait déjà pardonné cette conjuration presque innocente, qui s'explique facilement par l'ennui d'une petite ville. Plusieurs incidents égayèrent encore ce repas commencé sous de tristes auspices.

Au dessert, comme on offrait à ces messieurs du vin de Champagne et du vin de Bordeaux:

—Non, non, disait M. Fauvel, ne soyons pas infidèles au grand cru de Saint-Géran. Javotte aura l'honneur de nous le verser de sa main brune, et nous viderons nos verres à la santé de ma chère cousine. Au reste, à tout seigneur tout honneur. Ce clos de Saint-Géran, qui a soulevé dans ces contrées de si grosses tempêtes, proclamé par les uns, insulté par les autres, grâce à M. Romain que voilà, il sera désormais imprimé dans les meilleurs catalogues des meilleures maisons de Paris. Désormais, ma cousine est riche, et si elle prend un nouveau mari, elle pourra choisir.

La belle humeur du dessert se prolongea dans le salon. Au moment du cigare, et pendant que ces messieurs apportaient au beau Romain des consolations dont il avait si grand besoin, les vrais amis de Mme de Saint-Géran se regardaient, tout charmés de cette aventure, et voilà, tout d'un coup, que la dame et sa nièce, le poète et l'officier, le notaire et la baronne sont pris d'un fou rire. Ils riaient d'aise et de contentement; ils riaient d'un rire abondant en joie, en bel esprit, en vengeance aussi, tant ils s'en voulaient d'avoir redouté un seul instant M. Romain et ses atteintes. Sur l'entrefaite, il rentra dans le salon, et voyant tout ce monde en joie, il demandait ce qu'on avait à rire; et le rire alors de recommencer de plus belle. Il n'y eut pas ce soir-là d'autre explication entre les divers acteurs de ce petit drame, et bien des fois, depuis ce jour dont il se souvenait avec un certain orgueil, M. Fauvel répétait qu'il n'avait jamais rencontré dans toute sa vie, à pas une de ses comédies, un plus agréable et plus naturel dénouement.

Il passa tout un mois dans un pavillon du jardin de la maison de Mme de Saint-Géran. Il s'éveillait de très bonne heure, et se promenait tout au loin dans la campagne, en rêvant. Les hôtes du logis ne le voyaient guère qu'à l'heure du dîner, mais il leur appartenait toute la soirée. Il était simple et de bonne humeur, ajoutons qu'il était de bon conseil. Le jour même de son départ, il conseillait à Mme de Saint-Géran d'épouser M° Urbain, le notaire; il conseillait au jeune officier de retourner en Afrique et de gagner les épaulettes de capitaine. A Mlle Laure, il conseillait d'attendre encore deux ou trois ans que son heure eut sonné de donner sa main à Gaston. A Javotte, il conseilla de porter des jupons moins courts, et de moins rire au premier venu, attendu que cela déplaisait au fils unique du vigneron Thomas. Il avait déjà conseillé à Jolibois de déguerpir et de chercher fortune ailleurs. Il n'y eut pas jusqu'à don Juan Romain qui ne vint chercher conseil et consolation auprès du faiseur de comédies, et celui-ci lui conseilla de vendre au rabais son tilbury et son cheval, de renoncer au pantalon à la cosaque, aux bottes à la hussarde, au chapeau en coup de vent, au foulard rouge, au tapage, et aux veuves à marier. S'il ne fit pas de ce fameux Romain un homme sage, il en fit un homme assez modeste pour ne pas rêver la gloire, la majesté et l'indépendance. Il eut donc le bonheur de comprendre, avant son départ, que tous ses conseils seraient suivis, et quand il revint à Paris, trois mois après son retour, il fit représenter un proverbe intitulé: Un peu d'aide fait grand bien, et le public, fidèle à son poète, applaudit de grand coeur Romain, Javotte et Jolibois.

LA REINE MARGUERITE

I

Quiconque voudra savoir les premiers commencements du roi Henri IV, le roi Bourbon remplaçant les Valois sur le trône des rois de France, aura grand soin de s'enquérir des destinées de sa soeur Catherine, et de sa première épouse, Marguerite. Elles ont chèrement payé l'une et l'autre l'honneur d'appartenir de si près au conquérant du sien. Heureusement l'histoire de Catherine, une héroïne, un grand courage, une vertu, n'est plus à faire; il n'y a pas longtemps que Mme la comtesse d'Armaillé racontait cette vie austère et charmante à la façon d'un grand écrivain tout rempli de son sujet. Catherine de Navarre, obéissant au roi son frère, a poussé le dévouement fraternel jusqu'à sa limite extrême; oublieuse d'elle-même et de sa fortune, elle eût tout sacrifié au roi Henri, sa conscience et sa croyance exceptées. Et lorsque, enfin, par tant de victoires, de conquêtes et d'accidents imprévus, le roi de Navarre est devenu le roi de France, quand il est le maître absolu dans Paris, sa grand'ville, au moment où la princesse Catherine, mariée au duc de Bar, s'est consolée enfin de n'avoir pas disposé de sa main selon son coeur, elle meurt, obscure et cachée, et son frère ingrat s'occupe à peine d'élever un tombeau à cette admirable servante de ses ineffables grandeurs.

La princesse Marguerite, la première femme du roi de Navarre, offre un contraste complet avec la princesse Catherine. Elle a tout l'orgueil de la maison de Valois; elle est superbe, intelligente, et pour peu que son époux le Béarnais eût voulu tirer un bon parti de cette associée à sa fortune, il eût rencontré près d'elle une consolation, un bon conseil, une illustre et digne assistance. Mais quoi! le roi protestant se méfiait de la catholique maison de Valois! Jeune homme, il en avait subi trop de violences et trop d'injures pour n'en point faire porter le ressentiment à sa jeune et charmante épouse. Il ne pouvait guère oublier que son nom était inscrit sur la liste rouge de la Saint-Barthélémy; ce papier rouge disait qu'il fallait tout d'abord arracher les racines du protestantisme, à savoir: le roi de Navarre, le prince de Condé, l'amiral de Coligny. Si donc Charles IX et Catherine de Médicis effacèrent de leur liste fatale le nom de leur gendre et beau-frère, ce fut par une espèce de miracle. Ainsi l'on trouverait difficilement dans toute l'histoire un mariage conclu sous de plus tristes auspices. Mal commencé, il a fini par un divorce.

Mais, ceci dit, on ne peut s'empêcher d'arrêter un regard clément et charmé sur les grâces infinies de cette aimable et parfaite beauté, la reine de Navarre, et, chaque fois que nous la rencontrons dans les sentiers de l'histoire, volontiers nous contemplons cette éloquente et belle princesse, ornement de la brillante cour où fut élevée la reine d'Écosse, Marie Stuart, et qui se ressentait encore des beaux-arts, de la poésie et des splendeurs du règne de François 1er.

En traversant Paris, le vainqueur de Lépante, don Juan d'Autriche, s'étant introduit au Louvre, en plein bal, et voyant passer la reine de Navarre au bras de son frère le roi de France:

—On a tort, disait don Juan, de l'appeler une reine, elle est déesse, et trop heureux serait le soldat qui mourrait sous sa bannière, pour la servir!

—Qui n'a pas vu la reine de Navarre, celui-là n'a pas vu le Louvre! s'écriait le prince de Salerne.

Et les ambassadeurs polonais, quand la jeune reine les eut harangués, dans ce beau latin qu'elle parlait si bien, à la grande honte de tous ces gentilshommes français qui ne savaient pas un seul mot de latin, en leur qualité de nobles:

—Nous nous sommes trompés, disaient-ils, c'est bien cette belle tête-là qui était faite pour porter notre couronne!

Elle était l'enchantement du Louvre et l'honneur de ses fêtes; quand elle s'en fut en Navarre, au royaume de son mari, elle éclipsa soudain la princesse Catherine, et ce peuple, assez pauvre et vivant de peu, ne pouvait se lasser de contempler les magnificences de sa reine, en robe de toile d'argent, aux manches pendantes, et si richement coiffée avec des diamants et des perles, qu'on l'eût prise pour la reine du ciel. Elle inventait les modes que portaient toutes les reines de l'Europe; elle portait des robes en velours incarnat d'Espagne et des bonnets tout fins ornés de pierreries, et c'était une fête de la voir, «ornée de ses cheveux naturels, avec ses belles épaules, son beau visage blanc, d'une blanche sérénité, la taille haute et superbe, et portant sans fatigue et sans peine le plus beau drap d'or frisé et brodé, d'une grâce altière et douce à la fois.»

Quand elle passait dans les villes, les plus grands de la cité se pressaient autour d'elle pour entendre parler sa bouche d'or; à chaque harangue, elle répondait par une parole improvisée, et chacun restait charmé de sa courtoisie. Mais le Louvre était sa vraie patrie, et, dans les premiers jours de son mariage, il n'y avait pas de plus beau spectacle que de voir le jeune roi de Navarre donnant le signal de la fête et dansant la Pavanne d'Espagne, «danse où la belle grâce et majesté sont une belle représentation; mais les yeux de toute la salle ne se pouvoient saouler, ny assez se ravir par une si agréable veue; car les passages y estoient si bien dansez, les pas si sagement conduits, et les arrests faits de si belle sorte, qu'on ne sçauroit que plus admirer, ou la belle façon de danser, ou la majesté de s'arrester, représenter maintenant une gayeté, et maintenant un beau et grave desdain: car il n'y a nul qui ne les ait veus en cette danse, que ne die ne l'avoir veue danser jamais si bien, et de si belle grace et majesté qu'à ce roy frère, et qu'à cette reyne soeur; et quant à moy, je suis de telle opinion, et si l'ay veue danser aux reynes d'Espagne et d'Ecosse.»

Qui parle ainsi? Brantôme, un homme d'armes ami des grands capitaines. On peut l'en croire, quand il parle des dames de la cour de France! Il les connaît bien, il les montre à merveille; il applaudit à leur faveur; il ne se gêne point pour pleurer sur leurs disgrâces. A côté de Brantôme il y avait, pour célébrer la reine de Navarre, un poète, un grand poète appelé Ronsard, l'ami de Joachim Dubellay. Le grand Ronsard, comme on disait sous le règne de Henri IV! Et quand Ronsard et Brantôme, éclairés des mêmes beautés, se rencontraient, ils célébraient à l'envi Madame Marguerite:

  Il fault aller contenter
  L'oreille de Marguerite,
  Et dans son palais chanter
  Quel honneur elle mérite.

Et c'était, du poète au capitaine, à qui mieux mieux chanterait la dame souveraine. Aux vers de Ronsard applaudissaient tous les beaux esprits et tous les grands seigneurs de son temps: le cardinal de Lorraine, le duc d'Enghien, le seigneur de Carnavalet, Guy de Chabot, seigneur de Jarnac. Pendant vingt ans, sur la guitare et sur le luth, les jeunes gens, les pages, les demoiselles, le marchand dans sa boutique et le magistrat dans sa maison ont chanté la chanson de Marguerite:

  En mon coeur n'est point écrite
  La rose, ny autre fleur,
  C'est toi, belle Margarite,
  Par qui j'ai cette couleur.
  N'es-tu pas celle dont les yeus
        Ont surpris
  Par un regard gracieus
        Mes esprits?

II

Cette aimable reine, habile autant que femme du monde, et bien digne d'avoir partagé la nourriture et l'éducation de la reine d'Écosse et de la reine d'Espagne, Elisabeth de Valois, la seconde femme de Philippe II, avait écrit, dans les heures sombres de sa vie, au moment où la plus belle enfin se rend justice, un cahier contenant les souvenirs de sa jeunesse. Il n'y a rien de plus rare et de plus charmant que ces mémoires parmi les livres sincères sortis de la main d'une femme. Le style en est très vif, l'accent en est très vrai. Le premier souvenir de la jeune princesse est d'avoir accompagné à Bayonne sa soeur, la reine d'Espagne, que la reine mère et le roi Charles IX conduisaient par la main au terrible Philippe II. La princesse Marguerite était encore une enfant, mais elle se rappelle en ses moindres détails le festin des fiançailles. Dans un grand pré entouré d'une haute futaie, une douzaine de tables étaient servies par des bergères habillées de toile d'or et de satin, selon les habits divers de toutes les provinces de France. Elles arrivaient de Bayonne sur de grands bateaux, accompagnées de la musique des dieux marins, et, chaque troupe étant à sa place, les Poitevines dansèrent avec la cornemuse, les Provençales avec les cymbales, les Bourguignonnes et les Champenoises dansèrent avec accompagnement de hautbois, de violes et de tambourins; les Bretonnes dansaient les passe-pied et les branles de leur province. D'abord tout alla le mieux du monde; une grande pluie arrêta soudain toute la fête.

Au retour de ce beau voyage, la jeune princesse Marguerite s'en fut rejoindre au Plessis-les-Tours (la ville favorite du roi Louis XI) son frère le duc d'Anjou, qui déjà, à seize ans, avait gagné deux batailles. Il était, évidemment, le favori de la reine mère et déjà très ambitieux. Il choisit pour confidente sa soeur Marguerite: «Oui-da, lui dit-elle, et comptez, Monsieur mon frère, que moy estant auprès de la royne ma mère, vous y serez vous-mesme et que je n'y serai que pour vous!»

Ainsi, déjà si jeune, elle entrait, par la faveur de la reine mère et par la confiance de son frère, dans les secrets de l'État. Bientôt les ambassadeurs se présentèrent pour solliciter la main de la jeune princesse. Il en vint de la part de M. de Guise, il en vint au nom du roi de Portugal, enfin le nom du prince de Navarre fut prononcé. Ce dernier mariage était dans les volontés de Catherine de Médicis. La veille de ce grand jour, le roi de Navarre avait perdu la reine sa mère, il en portait le deuil, et il vint au Louvre, accompagné de huit cents gentilshommes, vêtus de noir, demander au roi de France la main de sa soeur Marguerite. Ils furent fiancés ce même soir, et, huit jours après, ces Béarnais, vêtus de leurs plus riches habits, menèrent à l'autel de Notre-Dame de Paris la jeune reine, habillée à la royale, toute brillante des pierreries de la couronne, et le grand manteau bleu, à quatre aunes de queue, porté par trois princesses. Toute la ville était en fête et se tenait sur des échafauds dressés de l'évêché à Notre-Dame, et parés de drap d'or. A la porte de l'église, le cardinal de Bourbon (c'est ce même cardinal de Bourbon que la Ligue a fait roi un instant sous le nom de Charles X) attendait les deux époux.

Qui l'eût dit cependant que tant de joie et de magnificences allaient aboutir, en si peu d'heures, au crime abominable de la Saint-Barthélémy? Les protestants étaient devenus le grand souci de la reine Catherine de Médicis et du roi Charles IX; ils étaient nombreux, hardis, bien commandés, hostiles aux catholiques, et leur perte, en un clin d'oeil, fut décidée. Honte à jamais sur cette nuit fatale, où le bruit du tocsin de Saint-Germain-l'Auxerrois, les plaintes des mourants, le sang des morts, les cris des égorgeurs remplirent la ville et le Louvre des rois de désordre et de confusion! Tout fut cruauté, perfidie, embûches impitoyables! La jeune reine, ignorante de ces trames dans lesquelles devaient tomber les amis, les partisans, les compagnons du roi de Navarre son mari, apprit seulement par le bruit du tocsin ces meurtres et ces vengeances qui la touchaient de si près. Elle avait passé sa soirée à causer de choses indifférentes avec la reine mère et le roi, bourreau de son peuple, sans rencontrer dans leur regard un avertissement, une pitié. Or, quand la reine mère, au moment où l'heure fatale allait sonner, commandait à sa fille qu'elle eût à rejoindre son mari dans sa chambre… évidemment elle l'envoyait à la mort.

—N'y allez pas, ma soeur, lui disait sa plus jeune soeur, ou vous êtes perdue!

—Il le faut, répondit la reine mère; allez, ma fille.

«Et moi, je m'en allay, toute transie et esperdue, sans me pouvoir imaginer ce que j'avois à craindre.»

Ah! quel drame, et comment était faite l'âme de Catherine de Médicis!

A peine endormis, dans une sécurité profonde, les jeunes époux entendent frapper à leur porte avec ces cris: «Navarre! Navarre!» Un malheureux gentilhomme du Béarn qui avait suivi le roi à Paris, M. de Tégean, percé d'un coup de hallebarde (le massacre était commencé), et poursuivi par les assassins qui le voulaient achever, enfonçait la porte de la chambre; et comme le roi de Navarre s'était levé au premier bruit du tocsin, pour s'informer des périls qu'il pressentait, le malheureux gentilhomme, entourant la jeune reine de ses bras suppliants: «Grâce et miséricorde! ô Madame, protégez-moi!» disait-il. Les meurtriers, sans respect pour la soeur du roi catholique, achevèrent leur horrible tâche sous les yeux de Marguerite éperdue, et le sang de M. de Tégean souilla le lit royal. Croirait-on, cependant, que cette horrible nuit de la Saint-Barthélemy, la reine Marguerite la raconte, en ses mémoires, avec aussi peu de souci que le dernier bal donné par le roi son frère!

Ces grands crimes ont cela de particulièrement abominable: il faut être à certaine distance pour en percevoir toute l'étendue, et pourtant, quelle que soit la concision de l'écrivain de ses propres Mémoires, la suite des événements arrive, inévitable, et parfois d'autant plus pressante que l'historien aura mis moins de temps à la préparer. Dans les premiers jours qui suivirent le terrible massacre, Henri de Navarre eut grand'peine à sauvegarder sa propre vie. Il était pour son beau-frère un sujet d'inquiétude, un objet de haine pour sa belle-mère. Ils se demandaient l'un l'autre, en toutes ces confusions, pourquoi ils avaient épargné le véritable chef des protestants? de quel droit ils le laissaient vivre? Ils comprenaient qu'avant peu l'intrépide et vaillant capitaine Henri de Navarre deviendrait le vengeur de ses coreligionnaires, et leur pressentiment ne les trompait pas.

Sur l'entrefaite, le roi Charles IX, tout couvert du sang de ses sujets, fut saisi, soudain, d'une maladie, incomparable et sans remède. Il se mourait lentement, sous l'épouvante et le remords. Pas un moment de trêve à sa peine et pas un instant de sommeil, son âme, à la torture, étant aussi malade que son corps. En toute hâte, la reine Catherine de Médicis rappela son troisième fils, le duc d'Anjou, qui était allé en Pologne chercher une couronne éphémère. Et cependant, chaque jour ajoutait aux tortures du roi Charles IX. Il était seul, en proie aux plus sombres pressentiments, cherchant à comprendre, et ne comprenant pas que c'était le remords qui le tuait. Il meurt enfin, chargé de l'exécration de tout un peuple, et le roi de Pologne accourt en toute hâte, à la façon d'un criminel qui se sauve de sa geôle. Il fut reçu à bras ouverts par la reine mère et par la jeune reine de Navarre, qui vint au-devant de lui, dans son carrosse doré, garni de velours jaune et d'un galon d'argent. Alors, les fêtes recommencèrent; on n'eût pas dit que la guerre civile était au beau milieu de ce triste royaume. Le roi et les dames acceptaient toutes les invitations des châteaux, des monastères et même des banquiers d'Italie. On allait, en grand appareil, par la Bourgogne et la Champagne, jusqu'à Reims, et, durant ces longs voyages, les plus beaux gentilshommes s'empressaient autour de la jeune reine, le roi de Navarre étant surveillé de très près, sans crédit, sans autorité, et portant péniblement le joug de la reine mère et les mépris du nouveau roi.

III

La reine Marguerite a très bien raconté comment le roi de Navarre a fini par échapper à ses persécuteurs. Nous l'avons dit: Il n'était pas sans crainte pour sa vie. Un soir, peu avant le souper du roi, le roi de Navarre, changeant de manteau, s'enveloppa dans une espèce de capuchon, et franchit les guichets du Louvre sans être reconnu. Il s'en fut à pied jusqu'à la porte Saint-Honoré, où l'attendait un carrosse qui le conduisit jusqu'aux remparts. Là, il monta à cheval, et, suivi de plusieurs des siens, le voilà parti. Ce ne fut que sur les neuf heures, après leur souper, que le roi et la reine s'avisèrent de son absence et le firent chercher par toutes les chambres. Évidemment, il n'était pas au Louvre; on le cherche dans la ville, il n'était plus dans la ville. A la fin, le roi s'inquiète et se fâche, et commande à tous les princes et seigneurs de sa maison de monter à cheval, et de ramener Henri de Navarre mort ou vif. Sur quoi, plusieurs de ces princes et seigneurs répondent au roi que la commission était dure, et quelques-uns, ayant fait mine de le chercher, s'en revinrent au point du jour.

Voilà la reine Marguerite en grand'peine de cet époux qui ne l'avait point avertie; elle pleure et se lamente, et le roi son frère menace de lui donner des gardes. Par vengeance, il résolut d'envoyer des hommes d'armes dans le château de Torigny, avec l'ordre de s'emparer de la dame de Torigny, l'amie et la cousine de la reine Marguerite, et de la jeter dans la rivière. Ces mécréants, sans autre forme de procès, s'emparent du château à minuit. Ils mettent le manoir au pillage, et quand ils se sont bien gorgés de viande et de vins, ils lient cette misérable dame sur un cheval pour la jeter à la rivière… Deux cavaliers, amis de la reine Marguerite, passaient par là à la même heure, et voyant le traitement que subissait la dame de Torigny, ils la délivrent et la mènent au roi de Navarre. A cette nouvelle, la colère de la reine mère et de son digne fils ne connaît plus de bornes; ils veulent que la reine Marguerite leur serve au moins d'otage, et la voilà prisonnière et seule, et pas un ami qui la console. Il y en eut un, cependant, ami dévoué de la mauvaise fortune, un vrai chevalier, M. de Crillon, qui s'en vint, chaque jour, visiter la captive, et pas un des gardiens n'osa refuser le passage à ce brave homme.

Cependant le roi de Navarre avait regagné son royaume; il attirait à sa bonne mine, à sa juste cause, un grand nombre de gentilshommes. Il retrouvait son petit trésor très grossi par l'épargne de sa soeur Catherine; et, comme chacun lui représentait qu'il eût bien fait d'amener avec lui la reine Marguerite, il lui écrivit une belle lettre, dans laquelle il la rappelait de toutes ses forces, remettant sa cause entre ses mains, et déplorant sa captivité.

Henri III s'obstinait; mais la reine mère eut compris bien vite que l'injustice dont elle accablait sa propre fille était une grande faute.

«Elle m'envoya quérir, voua dira Marguerite en ses Mémoires, qu'elle avoit disposé les choses d'une façon pacifique, et que si je faisais un bon accord entre le roi et le roi de Navarre, je la délivrerais d'un mortel ennui qui la possédait. A ces causes, elle me priait que l'injure que j'avois reçue ne me fit désirer plutôt la vengeance que la paix; que le roi en étoit marry, qu'elle l'en avait vu pleurer, et qu'il me feroit telle satisfaction que j'en resterois contente.»

Au même instant, Henri III frappait à la porte de la jeune reine, et lui demandait pardon, avec une infinité de belles paroles. Elle répondit à son frère qu'elle avait déjà oublié toutes ses peines, et qu'elle le remerciait de l'avoir plongée en cette solitude, où elle avait compris les vanités de la fortune. Cependant, quand elle demanda la permission d'aller rejoindre, en Navarre, le mari qui la rappelait, elle n'obtint que des refus, la reine et le roi lui remontrant que le roi de Navarre avait abjuré la religion catholique, qu'il était redevenu huguenot, et qu'il était plus menaçant que jamais.

IV

C'était l'heure où s'ouvraient les états de Blois, où les catholiques organisaient la suinte Ligue, où le royaume était en feu, où plus que jamais les huguenots étaient suspects. La guerre civile approchait; on l'entendait venir de toutes parts, et plus les huguenots étaient menacés, plus la reine de Navarre sollicitait la permission de rejoindre son mari. Ce fut le plus beau moment de sa vie, à vrai dire; elle était éloquente en raison de tant de menaces et de périls:

«Non, non, disait le roi de France, vous n'irez pas rejoindre un huguenot. J'ai résolu d'exterminer cette misérable religion qui nous fait tant de mal, et vous, qui êtes catholique et fille de France, je n'irai pas vous exposer aux vengeances de ces traîtres.»

Plus il parlait, plus il menaçait, plus le danger était grand d'une fuite à travers la France, et plus la jeune reine était résolue à ne pas demeurer dans une cour où le nom de son mari était chargé de tant de malédictions.

Mais que faire et que devenir? Comment échapper à cette surveillance de tous les jours? La jeune reine imagina de se faire commander, par les médecins, une saison aux eaux de Spa, et le roi, cette fois, consentit au départ de sa soeur, par une arrière-pensée qu'il avait d'être agréable aux Flamands et de reprendre en temps opportun les Flandres au roi d'Espagne. A cette ouverture, Henri de France fut ébloui, et s'écria soudain:

«O reine, ne cherchez plus; il faut que vous alliez aux eaux de Spa. Vous direz que les médecins vous les ont ordonnées, qu'à cette heure la saison est propice, et que je vous ai commandé d'y aller. Bien plus, la princesse de la Roche-sur-Yon m'a promis de vous accompagner.»

Voilà comment ce bon sire fut dupe de son ambition d'avoir les Flandres. La reine mère, de son côté, ne vit, tout d'abord, que l'avantage de cette grande conquête et, sans soupçonner à sa fille une arrière-pensée, elle consentit à son départ. Comme elle avait toujours en sa réserve politique un projet caché, elle fit prévenir, par un courrier, le gouverneur des Flandres pour le roi d'Espagne, en demandant les passeports nécessaires pour ce long voyage. Or, le gouverneur des Flandres n'était rien moins que ce célèbre, ce fameux don Juan d'Autriche, vainqueur à Lépante, et qui comptait parmi ses soldats ce vaillant et divin génie appelé Michel Cervantes.

La reine mère, en ce moment, se rappelait l'éblouissement de don Juan d'Autriche à l'aspect de sa fille Marguerite, et comme, en plein Louvre, il l'avait comparée aux étoiles, avec une ardeur toute castillane: «Allez, ma fille, et songez aux intérêts de la France!» disait la reine mère, et déjà, dans sa pensée, elle voyait don Juan d'Autriche offrir à la belle voyageuse au moins les domaines de l'évêque de Liège, dans lesquels murmuraient doucement ces belles eaux de Spa, salutaires fontaines encore inconnues, réservées à une si grande célébrité.

Ainsi, pendant que la reine mère et le roi s'en allaient à Poitiers chercher l'armée de M. de Mayenne, afin de la conduire en Gascogne contre le roi de Navarre et les huguenots, la reine Marguerite allait, à petites journées, dans ces Flandres qu'elle ne songeait guère à conquérir. Elle était accompagnée en ce beau voyage de Mme princesse de la Roche-sur-Yon, de Mme de Tournon, sa dame d'honneur, de Mme de Mouy de Picardie, de Mme de Castelaine de Millon, de Mlle d'Atrie, de Mlle de Tournon, et de sept ou huit autres demoiselles des meilleures maisons. A cette suite royale s'étaient réunis M. le cardinal de Senoncourt, M. l'évêque de Langres, M. de Mouy, enfin toute la maison de la reine, à savoir: le majordome et le premier maître d'hôtel, les pages, les écuyers et les gentilshommes. La compagnie était jeune, élégante; elle faisait peu de chemin en un jour; elle fut la bienvenue, et trouva toutes sortes de louanges sur son passage:

«J'allois en une littière faite à piliers doublez velours incarnadin d'Espagne en broderie d'or et de soye nuée à devise. Cette littière étoit toute titrée et les vitres toutes faites à devise; y ayant, ou à la doublure ou aux vitres, quarante devises toutes différentes, avec les mots en espagnol, en italien, sur le soleil et ses effets; laquelle étoit suivie de la littière de Mme de la Roche-sur-Yon et de celle de Mme de Tournon, ma dame d'honneur, et de dix filles à cheval avec leur gouvernante, et de six carrioles ou chariots, où alloit le reste des dames et femmes d'elle et de moy.»

Écoutez la belle voyageuse; elle vous dira que tout cet appareil était fait uniquement pour augmenter le respect des peuples et l'admiration de l'étranger. Cependant, les villes sur la chemin du cortège avaient grand'peine à donner une hospitalité convenable à tant de princes, de princesses ou de seigneurs. Les campagnes étaient ruinées de fond en comble, et le paysan, dans ses champs dévastés, voyant passer tant de splendeurs inutiles, se demandait s'il n'était pas le jouet d'un rêve.

Arrivée à la frontière du Cambrésis, la princesse errante trouva un gentilhomme que lui envoyait l'évêque de Cambrai. Ce gentilhomme annonça que son maître allait venir, et l'évêque, en effet, se montra, lui et sa suite, vêtus comme des Flamands, et beaucoup plus Espagnols que Français. Que dis-je? Ils se vantaient d'être les amis et les envoyés de ce même don Juan d'Autriche, un des grands admirateurs de la princesse, avant qu'elle ne fût reine de Navarre. Du milieu des fêtes du Louvre, et de tant d'intrigues de la cour des Valois, don Juan n'avait rapporté que l'image et le souvenir de la reine Marguerite. A la nouvelle de son voyage, il était accouru au-devant de la princesse, et il vint l'attendre aux portes de Cambrai, une grande cité fortifiée, et des plus belles de la chrétienté par sa citadelle et par ses églises. Il y eut, le même soir de cette entrée, une grande fête au palais épiscopal, un festin suivi d'un grand bal, le bal suivi d'une collation de confitures. La jeune reine eut, ce même soir, pour la conduire, le gouverneur du château fort.

En ce temps-là, Cambrai appartenait encore à l'Espagne, et s'il n'eût fallu qu'un sourire, une bonne parole, pour s'emparer de ce dernier rempart de l'Espagne et donner à la France une si belle cité, Marguerite eût fait volontiers ce grand sacrifice. Au moins, si elle ne prit pas la ville, elle eut le grand talent de savoir comment on la pouvait prendre. Elle s'inquiéta de ses défenses; elle voulut connaître le nombre et la profondeur des fossés; comment la citadelle était gardée, et quels en étaient les côtés vulnérables. A toutes ces questions, faites avec un art digne de la meilleure élève de Catherine de Médicis, le gouverneur de Cambrai, qui voulait être agréable à tout prix, eut la condescendance de répondre. Il fit plus, il accepta la proposition que lui fit la jeune reine de l'accompagner jusqu'à Namur, et dans ce voyage, qui ne dura pas moins de douze jours, elle abattit le peu de résistance et d'orgueil qui restaient dans l'esprit du gouverneur. Malheureusement, don Juan veillait sur toute chose. Il n'eut rien refusé à la belle voyageuse, mais il n'était pas homme à lui donner un pouce de terrain dans les terres qui appartenaient à l'Espagne.

Et cependant, toutes ces villes flamandes luttaient de courtoisie. Elles étaient beaucoup plus riches que les villes françaises, et d'une hospitalité vraiment royale. A Valenciennes, Marguerite admira les belles places, les belles églises, les fontaines d'eau jaillissante; elle et sa suite furent frappées d'étonnement au carillon harmonieux de toutes ces belles horloges, dont chacune exhalait son cantique dans les airs doucement réjouis. Ces Flandres ont de tout temps excellé dans ces récréations à l'usage d'une ville entière. Elles aimaient la parade publique, les jardins, les musées, la fête à laquelle chacun prend sa part. Elles aimaient la justice et la gaieté; elles exécraient l'Espagne et les Espagnols. Le nom de Philippe II et celui du digne exécuteur de ses terribles volontés, le duc d'Albe, retentissaient dans les coeurs flamands comme un remords. Ils pleuraient le comte d'Egmont, décapité avec le comte de Horn, comme s'ils eussent été participants à son meurtre.

De ces cruels souvenirs leurs fêtes étaient troublées; mais sitôt qu'ils possédèrent la reine Marguerite, ces pays maltraités oublièrent, pour un instant, leur cruel ressentiment. Ce fut à qui serait le plus hospitalier pour la princesse, et les plus belles Flamandes, familières et joyeuses (c'est leur naturel), accoururent au-devant de l'étrangère avec tant de grâce et d'honnêteté, qu'elles la retinrent pendant huit jours. L'une d'elles, la principale de la ville, nourrissait son enfant de son lait, et comme elle était assise à table à côté de Marguerite, la princesse admira tout à son aise la belle Flamande et le costume qu'elle portait:

«Elle étoit parée à ravir et couverte de pierreries et de broderies, avec une rabille à l'espagnole de toile d'or noire, avec des bandes de broderie de canetille d'or et d'argent, et un pourpoint de toile d'argent blanche en broderie d'or, avec de gros boutons de diamants (habit approprié à l'office de nourrice).»

Ainsi faite, elle était éblouissante; mais écoutez la suite et le couronnement du festin. Quand on fut au dessert, la jeune mère eut souci de son nourrisson et fit signe qu'on le lui apportât. «On lui apporta l'enfant, emmailloté aussi richement qu'estoit vestuë la nourrice. Elle le mit entre nous deux sur la table, et librement donna à teter à son petit. Ce qui eust été tenu à incivilité à quelqu'autre; mais elle le faisoit avec tant de grâce et de naïveté, comme toutes ses actions en étoient accompagnées, qu'elle en reçut autant de louanges que la compagnie de plaisir.» Si vous aimez les tableaux flamands, en voilà un tracé de main de maître, avec une extrême élégance, et c'est grand dommage que dans ces Flandres, fécondes en grands artistes, pas un n'ait songé à reproduire sur une toile intelligente un si charmant spectacle.

Or, la reine Marguerite, ayant dompté le gouverneur de Cambrai, vint facilement à bout des dames de Mans:

—Comment donc, leur dit-elle, ne pas vous aimer, vous trouvant toutes françaises?

—Hélas! répondaient ces dames, nous étions Françaises autrefois! Nous savons la France aussi bien que les Français; nous la regrettons, nous la pleurons, mais les Espagnols sont les plus forts. Dites cela, Madame, à votre frère le roi de France, afin qu'il nous vienne en aide, et dites-lui que s'il fait un pas, nous en ferons deux, tant nous sommes disposés à reconnaître, à saluer sa couronne.

Ainsi ces dames parlaient sans crainte, et conspiraient franchement, sans perdre une sarabande, une chanson. Le lendemain, Marguerite, avant son départ, s'en fut visiter un béguinage, qui est une espèce de couvent, composé de quantité de petites maisons dans lesquelles sont élevées de jeunes demoiselles par des religieuses savantes. Elles portent le voile jusqu'à vêpres, et, sitôt les vêpres dites, elles se parent de leurs plus beaux atours, et s'en vont dans le plus grand monde, où elles trouvent très bien leur place.

A la fin il fallut se quitter, et Marguerite, pour reconnaître une hospitalité si libérale, distribua toutes sortes de présents à ces dames qui l'avaient si bien reçue: tant de chaînes, de colliers, de bracelets, de pierreries, si bien qu'elle fut reconduite jusqu'à mi-chemin de Namur, où commandait un des plus vieux courtisans de la cour de Philippe II. Sur les confins de Namur, reparut don Juan d'Autriche, accompagné des seigneurs les plus qualifiés de la cour d'Espagne et d'une grande suite d'officiers et gentilshommes de sa maison, parmi lesquels était un Ludovic de Gonzague, parent du duc de Mantoue.

Il mit pied à terre pour saluer l'illustre voyageuse, et quand la cortège reprit sa marche, il accompagna la litière royale à cheval. Toute la ville de Namur était illuminée; il n'était pas une fenêtre où les belles Françaises ne pussent lire une devise à la louange de leur reine.

Un palais véritable était préparé pour la recevoir, et le moindre appartement était tendu des plus riches tapisseries de velours, de satin, ou de toile d'argent couverte de broderies, sur lesquelles étaient représentés des personnages vêtus à l'antique. Si bien que l'on eût dit que ces merveilles appartenaient à quelque grand roi, et non pas à quelque jeune prince à marier, tel que don Juan d'Autriche. Et notez bien que la plus riche magnificence avait été réservée pour la tenture de la chambre à coucher de la reine. On y voyait représentée admirablement la Victoire de Lépante, honneur de don Juan.

Après une bonne nuit, où les enchantements de ce voyage apparaissaient en rêve, la reine se leva et, sa toilette étant faite, elle s'en fut ouïr une messe en musique à l'espagnole, avec violons, violes de basse et trompettes.

Après la messe, il y eut un grand festin; Marguerite et don Juan étaient assis à une table à part. Toute l'assemblée en habits magnifiques; dames et seigneurs dînaient à des tables séparées de la table royale, et l'on vit ce même Ludovic de Gonzague à genoux aux pieds de don Juan et lui servant à boire. Ah! tels étaient l'orgueil et le faste de ces princes espagnols, que même les princes illégitimes étaient traités comme des rois.

Ainsi, deux journées se passèrent dans les fêtes de la nuit et du jour, pendant que l'on préparait les bateaux qui, par la douce rivière de Meuse, une suite de frais paysages, devaient conduire jusqu'à Liège la reine de Navarre. Elle marcha, jusqu'au rivage, sur un tapis aux armes de don Juan. Le bateau qui la reçut était semblable à la galère de Cléopâtre, au temps fabuleux de la reine d'Égypte. Autour de ce riche bateau, que la rivière emportait comme à regret, se pressaient des barques légères, toutes remplies de musiciens et de chanteurs, qui chantaient leurs plus belles chansons, avec accompagnement de guitares et de hautbois. Dans ces flots hospitaliers, clairs et limpides, où le soleil brillait de son plus vif éclat, une île, en façon de temple, mais d'un temple soutenu par mille colonnes, arrêta soudain cette brillante féerie. Alors recommencèrent les danses et les festins de plus belle, et voilà comment ils arrivèrent à Liège, où monseigneur l'évêque avait donné des ordres pour recevoir dignement les hôtes du seigneur don Juan d'Autriche.

Mais, à peine arrivée dans cette ville hospitalière, Marguerite essuya comme une tempête. On eût dit que le déluge était déchaîné sur le rivage et dans les rues, et la peur fut si grande, que Mlle de Tournon, l'une des demoiselles d'honneur, non pas la moins belle et la moins charmante, expira de fatigue et de terreur. C'est très vrai: nulle joie, ici-bas, sans mélange. Il faut que chacun paye à son tour les prospérités de son voyage, et ce fut un grand deuil pour Marguerite. Elle resta trois jours enfermée en son logis; mais quand elle eut bien pleuré sa chère compagne, elle consentit que l'évêque de Liège la vînt saluer dans la maison qu'il avait fait préparer pour la recevoir.

Cet évêque était un prince souverain, de bonne mine et bien fait de sa personne. Il portait de la plus agréable façon la couronne et la mitre, le sceptre et l'épée ou le bâton pastoral. Il était magnifique en toute chose, et marchait entouré d'un chapitre à ce point distingué que les moindres chanoines étaient fils de ducs, de comtes et de grands seigneurs, comme on n'en voyait que dans les grandes églises des chanoines-comtes de Lyon. Chacun des chanoines de Liège habitait un palais dans quelqu'une de ces rues grandes et larges, ou sur ces belles places ornées de fontaines. Le palais épiscopal était un Louvre, où le prince-évêque avait réuni les chefs-d'oeuvre de l'école flamande et les plus belles toiles de l'école italienne. Il était grand amateur de jardins; ses jardins étaient peuplés de statues.

Après trois jours de fêtes vraiment royales, la jeune reine songea enfin à prendre le chemin de Spa. Spa, qui est aujourd'hui une ville arrangée et bâtie à plaisir, lieu célèbre et charmant, le rendez-vous des fêtes de l'été, une source où tout jase, un bois où tout chante, n'était guère, en ce temps-là, qu'un lieu sauvage et sans nom, composé de deux ou trois cabanes où les buveurs d'eau s'abritaient à grand'peine. Un forgeron du pays avait découvert le premier, par sa propre expérience, la vertu de ces eaux salutaires. Il les avait célébrées de toutes ses forces; mais le moyen de coucher à la belle étoile?

Et voilà pourquoi cette heureuse ville de Spa, la cité favorite de la Belgique, a gardé précieusement dans ses annales le souvenir de la reine Marguerite, non moins qu'une reconnaissance extrême pour ce terrible et singulier génie appelé Pierre le Grand, qui s'en vint, deux siècles plus tard, demander à la fontaine du Pouhon quelques heures de sommeil et de rafraîchissement.

Mais dans l'état misérable de ce pays et de cette forêt des Ardennes, où les loups avaient choisi leur domicile, un évêque aussi galant homme, aussi bien élevé que l'évêque de Liège, ne pouvait pas consentir qu'une reine de Navarre, en si belle compagnie, acceptât les obstacles, les périls, l'isolement, les ennuis de ces tristes contrées. En vain la magnificence de ces bois séculaires, le murmure enchanteur de ces frais ruisseaux, le flot mystérieux de ces ondes charmantes, pleines de fécondité, de santé, d'espérance, attiraient à leur charme infini ces belles voyageuses, la grâce et l'ornement de la maison de Valois… La reine Marguerite et la princesse de la Roche-sur-Yon, qui n'étaient pas très éprises de l'élégie et de l'idylle champêtre, eurent bientôt consenti à la proposition que leur faisait Sa Grâce Mgr l'évêque de Liège. Il proposait que ces dames, une ou deux fois par semaine, iraient à cheval s'abreuver aux claires fontaines, et que, le reste du temps, la fontaine irait elle-même au-devant des buveuses d'eau.

Aussitôt que le bruit se répandit du séjour de ces dames françaises, on vit accourir à Liège, de la frontière des Flandres et même du fond de l'Allemagne, les dames les plus qualifiées, et ces réunions, toutes pleines d'honneur et de joie, ont laissé dans la province un tel souvenir, qu'elle s'en souvient encore.

Ainsi, la reine Marguerite oublia la mort subite de cette aimable Mlle de Tournon, sa douce compagne! «et ce jeune corps, aussi malheureux qu'innocent et glorieux, fut rapporté dans sa patrie en un drap blanc couvert de fleurs.»

Chaque matin, qu'elle se rendit à Spa, ou qu'elle bût les eaux dans les jardins de l'évêché (lesquelles eaux veulent être tracassées et promenées en disant des choses réjouissantes), la reine allait en bonne compagnie. Elle était chaque jour invitée à quelque festin; après le dîner, elle allait entendre les vêpres en quelque maison religieuse; puis la musique et le bal: pendant six semaines. C'est le temps d'une cure; au bout de six semaines, la santé est revenue.

Il fallut donc repartir, mais en six semaines, déjà, que de changements dans la province! Elle était à feu et à sang; le galant don Juan d'Autriche s'était emparé de Namur et des meilleurs seigneurs de la province. Alors, un grand conflit entre les catholiques de Flandre et les huguenots du prince d'Orange. Or, nécessairement, il fallait traverser toute cette bagarre, en danger d'être prise par l'un ou l'autre parti. Cette fois encore apparut l'évêque de Liège; il protégea jusqu'à la fin les dames dont il avait été l'hôte assidu. Il leur donna, pour les accompagner, son grand maître et ses chevaux; mais ces damnés parpaillots manquaient tout à fait de courtoisie. Ils prétendirent que la reine ne pouvait pas rentrer en France avant d'avoir payé toutes ses dettes. Ils nièrent à l'évêque de Liège le droit de signer des passeports. On crie: Aux armes! sur le passage de la reine, aux mêmes lieux où naguère on criait: Vive la reine! Ces mêmes portes des villes qui s'ouvraient devant elle à son arrivée se fermaient brutalement à son retour.

Cependant rien n'arrêtait la jeune reine; elle se savait éloquente, et parlait à la multitude, apaisant celui-ci, souriant à celui-là, également inquiète des Allemands, des Espagnols, des huguenots, de ce même don Juan, naguère empressé comme un amoureux autour de sa fiancée. O peines du voyage! et cependant la dame avait résolu de rejoindre en toute hâte la cour de Navarre, mais non pas sans avoir salué son frère, le roi de France. Or, laissant là sa litière, elle monte à cheval et s'en va, par des chemins détournés, frapper aux portes de Cambrai. La ville hospitalière accueillit la fugitive, et bientôt à Saint-Denis même, et sur le seuil de la grande basilique où l'abbé Suger a laissé tant de souvenirs, le roi, la reine et toute la cour de France accoururent au-devant de Madame Marguerite.

On lui fit raconter, Dieu le sait, toutes les merveilles de son voyage, et quand elle vit le roi son frère en si belle humeur, elle lui demanda la permission de rejoindre enfin le roi son mari, en le priant de lui constituer une dot, et promptement, tant elle avait hâte de se rendre à son poste naturel. Pendant six grands mois elle renouvela sa prière: «Attendons!» disait la reine mère; et «Patientons!» disait la roi. Il se méfiait de tout le monde, et quand sa soeur lui demandait d'où lui venaient ces craintes et ces doutes, il répondait gravement que les simples mortels n'avaient pas le droit de demander aux rois, non plus qu'aux dieux, les motifs de leurs décisions. Or, toutes ces brouilleries finissaient toujours par cet ordre absolu: «Ma fille, allez vous parer pour le souper et pour le bal.»

Depuis que le roi de Navarre s'était échappé du Louvre, les portes du Louvre étaient gardées si curieusement que pas un n'en passait le seuil qu'on ne le regardât au visage. Aussi bien, lorsque, après six mois de patience et de promesses non tenues, la jeune reine eut résolu de s'échapper du Louvre, elle se fit apporter en secret un câble qui plongeait de sa fenêtre dans le fossé du château, et, par une nuit sombre, un soir que le roi ne soupait point et que la reine mère soupait seule en sa petite salle, la reine Marguerite se mit au lit, entourée de ses dames d'honneur, et tout de suite, après qu'elles se furent retirées, elle allait descendre, à tout hasard. Heureusement, un surveillant du château arrêta cette belle fuite, et la reine mère, touchée enfin par tant d'obstination, consentit à doter sa fille et à la rendre à son mari, à condition qu'elle maintiendrait la paix entre les deux royaumes.

Ah! comme elle respira librement lorsqu'elle vit accourir le roi de Navarre au-devant d'elle, accompagné des seigneurs et gentilshommes de la religion de Gascogne! Ainsi, l'un et l'autre, ils se rendirent à petites journées dans le château de Pau, en Béarn, en pleine religion réformée, et ce fut à peine si la reine Marguerite obtint la permission d'entendre la messe avec quatre ou cinq catholiques. Il fallait, dans ces grands jours, fermer les portes du château, tant les catholiques de la contrée étaient désireux d'assister au saint sacrifice, dont ils étaient privés depuis si longtemps.

Ainsi, fanatisme et cruauté des deux parts; même on ne saurait croire à quel point le Béarnais poussait la rigueur: jusqu'à chasser à coups de hallebarde ses malheureux sujets catholiques pour avoir assisté à la messe de leur reine. Il y avait cependant un parlement à Pau; mais c'était un parlement huguenot, qui donna tort à la reine quand elle se plaignit des procédés du roi son mari. C'était bien la peine, en effet, de l'être venue chercher de si loin! Il supportait péniblement la présence de sa jeune épouse, et finit par la reléguer à Nérac, où elle rencontra, belle, intelligente et bienveillante aussi, sa belle-soeur, la princesse Catherine, amie et confidente du roi son frère. Or Catherine était une grande âme, affable et juste, aimant la liberté de conscience autant qu'elle aimait la belle compagnie.

On ferait un charmant récit de ces deux cours de Nérac, de ces deux religions vivant l'une à côté de l'autre, en toute courtoisie.

Et chaque dimanche, après le prêche, après la messe, huguenots et catholiques se promenaient ensemble, et se donnaient la main, dans un très beau jardin, par de longues allées de lauriers et de cyprès, le long d'une belle rivière, et le soir, ces dames et ces messieurs, réunis par la religion du plaisir, dansaient ensemble. On dirait d'un conte de fées.

V

Mais quoi! ces haines n'étaient qu'endormies. La guerre civile et religieuse était recouverte à peine sous des cendres brûlantes. Le maréchal de Biron, à la tête des soldats du roi catholique, enlevait au roi huguenot les meilleures places de son royaume de Navarre.

«Ah! Sire, écrivait la reine Marguerite au roi de France, retenez le maréchal de Biron, épargnez notre petite cour de Nérac, commandez à vos capitaines de respecter ma belle-soeur, Madame Catherine…»

Elle prêchait dans le désert. Henri de Navarre et le maréchal de Biron se battaient tout le jour et tous les jours. Le canon avait peine à respecter le château dans lequel s'étaient réfugiées toutes ces belles jeunesses; enfin ce n'était pas le compte du roi de France d'accorder la pais au roi de Navarre, qui, du reste, ne la demandait guère. Ainsi, chaque jour diminuait pour Madame Marguerite l'amitié et les bons souvenirs du roi son frère, pendant que le roi son mari oubliait sa jeune épouse. Hélas! le roi Charles IX l'avait bien dit: «En donnant ma soeur Margot au prince de Béarn, je la donne au plus infidèle de tous les hommes.»

Quelle différence entre ces deux femmes: Catherine de Bourbon et Marguerite de Valois! Catherine avait foi dans les destinées de son frère; elle ne voyait rien de plus rare et de plus grand que son courage; elle a consacré sa vie entière à la grandeur naissante de cette maison de Bourbon, que la trahison du connétable de Bourbon avait réduite à des proportions si misérables. Ainsi, Catherine de Navarre est morte à la peine, en se glorifiant d'avoir tant contribué à l'établissement de la royauté française. Au contraire, Marguerite est un obstacle aux vastes projets de son maître et seigneur, marchant à la conquête du royaume de France. Au moment où le Béarnais avait besoin de toutes ses forces, elle cherche à se composer un petit royaume à son usage personnel, et lorsque enfin Paris ouvre ses portes au roi victorieux, lorsqu'il est rentré dans le sein de l'Église catholique, le roi cherche en vain la reine sa compagne. La France l'avait déjà oubliée. Elle était Valois, la France entière était Bourbon.

Cependant le nouveau roi de France aspirait au bonheur d'un mariage régulier. Il avait décidé qu'il laisserait son sceptre à des héritiers légitimes, et il commandait, plus qu'il ne sollicitait, un divorce devenu nécessaire. Hélas! en ce moment, la reine Marguerite comprit enfin dans quel abîme elle était tombée. Elle vit toute l'étendue de sa peine, et l'incomparable majesté de cette couronne, qui allait être encore une fois la première entre toutes les couronnes de l'Europe. Et si profonde, en effet, cette chute apparaissait aux regards du monde entier, que lorsque la reine infortunée eut consenti au divorce, Henri IV fut le premier à la prendre en pitié. Son coeur était bon, autant que son âme était grande. Au moment de se séparer de cette épouse qu'il avait prise, éclatante et superbe, en sa dix-huitième année, au milieu des fêtes et des périls de tout genre, à la veille de la Saint-Barthélemy, d'abominable mémoire, il revit d'un coup d'oeil toute sa jeunesse écoulée; tant de grâce, de dévouement, de charme enfin, lui revinrent en mémoire, et il se prit à pleurer sur les ruines de ce mariage accepté sous de si tristes auspices.

«O malheureuse Marguerite! s'écriait le bon sire, il fallait donc que nous en vinssions à cette séparation, après avoir partagé tant de périls, tant d'illustres aventures, et de si beaux jours! Et j'en atteste ici Dieu lui-même, il n'a pas tenu que de moi qu'elle ne fût reine de France à mon côté, mais elle n'a pas voulu m'obéir et me servir.» Ainsi fut prononcé le divorce.

Voyez cependant l'inconstance et le changement d'un esprit futile et primesautier! Sitôt qu'elle eut renoncé aux espérances d'un si beau trône, la reine Marguerite ressentit un désir invincible de revoir la France et Paris, et ce grand roi dont elle n'était plus l'épouse. En vain, ses conseillers lui disaient: «Prenez garde, il ne faut pas déplaire au roi, votre maître; attendez son ordre et tenez vous à distance…» Elle n'obéit qu'à sa passion du moment, et, sans permission du roi son maître, elle fit dans Paris une entrée royale. Elle était belle encore, et la ville entière, à la revoir, reconnut cette beauté qu'elle avait adorée. Elle eût frappé aux portes du Louvre des rois ses aïeux, les portes du Louvre se seraient ouvertes d'elles-mêmes… Elle n'alla pas si loin. Elle s'était bâti, avec une prévoyance assez rare, une belle maison sur les bords de la Seine, au milieu de jardins magnifiques, et dans cette maison faite à son usage elle avait entassé, curieuse et connaisseuse en toutes choses, les plus rares et les plus exquises merveilles de ces arts singuliers dont le goût du roi Henri III fut la dernière expression.

A peine installée en ce lieu charmant, la reine Marguerite eut une cour brillante, non pas tant de soldats et de capitaines (ceux-là se pressaient autour du Béarnais), mais de beaux esprits, de poètes, d'historiens, de causeurs, attirés par la grâce et l'enchantement de cette aimable découronnée.

Il y vint un des premiers, le roi Henri IV; il s'amusait à ces fêtes brillantes; il se plaisait à ces surprises si bien ménagées. Il disait que toute la peine était au Louvre et tout le plaisir chez la reine Marguerite. Elle avait le grand art de plaire; elle plaisait, même sans le vouloir. Henri IV la trouvait charmante, à présent qu'il n'était plus son mari.

M. de Sully, plus prévoyant, résistait à ces belles grâces, et quand la reine se plaignait des froideurs du premier ministre: «Il vous trouve un peu dépensière, disait le roi, et nous avons tant besoin d'argent!— Nous autres Valois, disait la reine en relevant sa tête fière, nous aimons la dépense et nous sommes prodigues.—Nous autres Bourbons, répondait le roi, nous aimons l'économie et nous sommes avares.» Il croyait rire, il disait juste. Ces princes de la maison de Valois étaient splendides en toutes choses, hormis ce qui les concernait personnellement; les princes de la maison de Bourbon sentaient l'épargne. Mais la reine Marguerite laissait gronder M. de Sully et redoublait de magnificence. Henri, pour elle, était prodigue. On voyait qu'il ne pouvait guère se passer de cet aimable rendez-vous des belles causeries, des fêtes intimes, de la musique et de tous les arts.

VI

Ainsi, par un bonheur bien rare, les fautes mêmes de la reine Marguerite de Navarre ont fini par contribuer à sa gloire. Elle eut ce grand mérite, étant la fille d'une reine sanguinaire et tenant de si près au roi Charles IX, d'être bonne et clémente. Elle haïssait d'instinct tous ces crimes d'État qu'elle avait entrevus dans ces ombres et dans ces fêtes sanglantes. Plus d'une fois, ce grand roi Henri, comme il était au comble des prospérités et de la gloire, heureux partout, moins heureux dans son ménage, alla frapper à la porte de sa première épouse, en la priant de le ramener aux premières journées pleines d'aurore et d'espérance. Ah! c'était là le bon temps [1]; ils étaient pauvres, ils étaient en butte aux soupçons d'un roi jaloux, d'une reine impérieuse et d'une mère implacable. Ils avaient assisté, dans une nuit d'épouvante, au massacre de tous leurs amis, A grand'peine ils s'étaient enfuis de ce Louvre dont on leur faisait une prison, ils avaient mené la vie errante, à travers mille dangers… Tels étaient leurs discours à chaque rencontre, et toujours ils finissaient par se dire: «Ah! c'était le bon temps.»

[Note 1: Le lecteur ne pourra guère s'empêcher de trouver singulière cette qualification appliquée à une telle époque. Si Henri pouvait avec quelque raison regretter sa première épouse, il était difficile néanmoins de trouver bon le temps que les horreurs de la guerre civile, sous les derniers Valois, ont si terriblement «gâté».]

VII

Lorsqu'en 1610 la reine Marie de Médicis sollicita les honneurs du sacre, le roi Henri IV s'en vint chez Marguerite, et par tant de prières et de bonnes paroles il obtint de la femme divorcée qu'elle assisterait au sacre de la reine. Elle fit d'abord une certaine résistance, et bientôt, si vive était sa croyance en sa propre beauté, elle accueillit l'invitation du roi son maître par un sourire, et l'on vit (des vieillards de cent ans l'ont raconté plus tard au cardinal de Richelieu) la foule, attentive à ces grandes cérémonies d'un couronnement et d'un sacre, oublier la reine régnante pour la reine disgraciée. Ce fut dans l'antique métropole de Saint-Denis que s'accomplit l'auguste cérémonie. On y vit toute la cour dans son plus magnifique appareil. Le cardinal de Joyeuse eut l'honneur de poser la couronne de France sur la tête de cette future grand'mère de Louis XIV. La reine avait Monseigneur le Dauphin à sa droite, et Madame, fille du roi, à sa gauche. La traîne de la robe royale était portée par la princesse de Montpensier, la princesse de Condé, la princesse de Conti, le duc de Vendôme tenant le sceptre, et le chevalier de Vendôme la main de justice. Le roi, dans une tribune, assistait à cette fête… Tous les regards se portèrent, au même instant, sur la reine divorcée. On eût dit qu'elle était la couronnée. Elle portait l'éventail comme un sceptre, et quand elle traversa cette illustre basilique de Saint-Denis, le peuple entier s'inclina devant cette ombre éclatante et sereine de la maison de Valois.

Le lendemain, le 14 mai 1610, Henri le Grand, le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire, tombait sous le couteau de Ravaillac! Le monde entier pleura ce grand homme. Au milieu de l'universelle désolation se distingua la reine Marguerite par sa profonde et sincère douleur. La reine sacrée et légitime, Marie de Médicis elle-même, a versé des larmes moins sincères sur le trépas de ce héros, dont elle n'était pas digne. Elle se consola beaucoup plus vite que la petite reine. Enfin, cinq ans après la mort du roi, la désolée et repentante Marguerite de Navarre (elles finissent toutes par une mort chrétienne) rendait son âme à Dieu, le 27 mars 1615. A l'âge de soixante-trois ans qu'elle pouvait avoir, elle avait gardé ce beau visage, où toutes les majestés de la vie humaine et tous les bonheurs de la jeunesse, unis au bel esprit, avaient laissé leur douce et sérieuse empreinte. Elle fut enterrée à Saint-Denis, dans le tombeau des rois.

TABLE DES MATIÈRES

Tout de bon coeur

L'épagneul maître d'école

Mademoiselle de Malboissière

Mademoiselle de Launay

Zémire

Versailles

Le Poète en voyage

La Reine Marguerite

End of Project Gutenberg's Contes, Nouvelles et Récits, by Jules Janin

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