Corinne; ou, l'Italie: Nouvelle édition revue avec soin et précédée d'observations par Mme Necker de Saussure et M. Sainte-Beuve de l'Académie française
DE CORINNE
PAR MADAME NECKER DE SAUSSURE
Dans la littérature proprement dite, et hors du domaine de la politique, Corinne est le chef-d'œuvre de madame de Staël, Corinne est l'ouvrage éclatant et immortel qui lui a le premier assigné un rang parmi les grands écrivains. C'est une composition de génie dans laquelle deux œuvres différentes, un roman et un tableau de l'Italie, ont été fondues ensemble. Les deux idées sont évidemment nées à la fois: l'on sent que l'une sans l'autre elles n'auraient pas pu séduire l'auteur, ni correspondre à ses pensées. Aussi parmi la plus riche variété de couleurs et de formes, il règne un ravissant accord, et une teinte harmonieuse est répandue sur l'ensemble. Corinne est à la fois un ouvrage de l'art, et une production de l'esprit, un poëme et un épanchement de l'âme. Le naturel, et un naturel ardent, passionné, bien que tendre et mélancolique, y perce de toutes parts, et il n'y a pas une ligne qui ne soit écrite avec émotion. Madame de Staël s'est, pour ainsi dire, divisée entre ses deux principaux personnages. Elle a donné à l'un ses regrets éternels, à l'autre son admiration nouvelle: Corinne et Oswald, c'est l'enthousiasme et la douleur, et tous deux c'est elle-même.
La première partie, l'Italie démontrée par l'amour, est un enchantement continuel. Corinne célèbre toutes les merveilles des arts en faisant connaître à Oswald la plus grande des merveilles, Rome, empreinte du génie de tant de siècles, Rome qui a triomphé de l'univers et du temps. Elle chante la nature féconde et magnifique du Midi, les monuments du passé dans leur auguste mélancolie, les héros, les poëtes, les citoyens qui ne sont plus. Tout ce que l'histoire offre de grand, tout ce que le moment présent peut inspirer de traits agréables, piquants, et parfois comiques, à un esprit observateur, se trouve réuni dans ses paroles. Aux vues originales d'une jeune imagination elle joint la connaissance de tout ce qui a été pensé sur les objets dont elle parle. Elle sait quelle a été la manière de juger des anciens et celle des artistes du moyen âge, quelle est celle des diverses nations modernes; et elle explique, elle met en contraste tous ces points de vue avec la grâce animée d'une jeune femme qui veut avant tout plaire et se faire aimer.
C'est avec habileté que l'auteur a repoussé dans l'ombre le commencement du voyage de lord Nelvil, afin de porter toute la lumière sur la superbe scène qui est le vrai début de l'ouvrage. Accablé par le chagrin d'avoir perdu son père, Oswald lord Nelvil était entré la veille dans Rome sans rien observer, lorsqu'au matin un soleil éclatant, un bruit de fanfares, des coups de canon le réveillent. La muse de l'Italie, Corinne, improvisatrice, musicienne, peintre et femme charmante, va être couronnée au Capitole. La ville entière est en mouvement, la fête du génie est célébrée par tout un peuple. On s'associe aux diverses impressions d'Oswald, lorsqu'il suit involontairement le char brillant de Corinne. Comme lui, on avait conçu des préventions contre la femme qui recherche des hommages publics, et comme lui on se réconcilie avec Corinne, quand on croit voir cette physionomie aimable où se peint la bonté, la simplicité du cœur unie au plus bel enthousiasme. On partage son émotion, lorsque mêlé avec la foule au Capitole, il s'aperçoit que sa noble taille, ses habits de deuil et peut-être son expression de tristesse ont attiré l'attention de Corinne; qu'elle s'est attendrie en le regardant, que déjà elle a eu besoin de changer le sujet de ses chants et de joindre des paroles sensibles à son hymne de triomphe. Mais à travers le trouble que ressent Oswald, son caractère se fait jour. On voit que l'idée de la patrie est celle qui disposera de lui. Quand au sortir du Capitole la couronne de Corinne tombe, quand Oswald la relève et qu'elle le remercie par deux mots anglais, c'est l'inimitable accent national qui bouleverse toute son âme. Il avait été séduit; à présent il est frappé au cœur; on sait quelle est chez lui la corde délicate, et c'est ainsi que le roman est annoncé, et que cet exorde magnifique renferme le secret du reste.
Les improvisations de Corinne, qui sont censées traduites de l'italien dans l'ouvrage, y ajoutent un ornement très-brillant; néanmoins je ne sais si leur éclat avoué l'emporte beaucoup sur le charme des autres discours de Corinne. Tout ce que dit Corinne est ravissant. Dans le cercle d'amis dont elle est entourée, elle excite toujours le plus vif enthousiasme. Ses paroles toujours attendues avec impatience sont toujours justement applaudies. Chacun dit: «Écoutez Corinne, elle vous enchantera;» Corinne parle, et elle nous enchante en effet. Et nous ne pensons pas que madame de Staël se loue elle-même en vantant ce qu'elle a écrit, tant nous trouvons qu'elle a raison de se louer. Énorme difficulté pour un auteur que celle d'annoncer un miracle d'esprit et de tenir toujours parole! que de nous préparer à l'étonnement et de nous étonner néanmoins! Tour de force inouï, si l'abondance, la facilité de la verve n'excluait pas l'idée du tour de force, pour donner celle du prodige!
Cette multitude de morceaux d'éloquence ou de tableaux charmants ne nuit point à l'intérêt de la fiction, parce que l'auteur a eu l'art de ne placer les digressions que dans les moments où la marche de l'action est suspendue, où le lecteur craint même de lui voir reprendre son cours, et où il jouit d'autant mieux d'un moment de calme, qu'il sent que l'orage se prépare.
La destinée de Corinne est enveloppée de mystère; elle parle toutes les langues; elle réunit les agréments de tous les climats, et l'on ne sait où elle est née. Oswald, qui ne conçoit de bonheur que le bonheur domestique, voudrait s'unir à elle par un lien sacré, mais auparavant il exige sa confiance. Cette explication que Corinne retarde d'un jour à l'autre est redoutée du lecteur même; il se plaît à ces promenades, à ces courses intéressantes qu'elle ne cesse de proposer à Oswald, afin de le distraire de la curiosité du cœur par celle de l'esprit. Le bonheur, mais un bonheur qui va finir, la passion qui doit lui survivre respirent dans les discours de Corinne. Plus le moment de l'aveu fatal approche, plus elle veut s'étourdir elle-même, enivrer celui qu'elle aime des plus hautes jouissances de la poésie et des arts. Il semble que des couleurs toujours plus vives frappent tous les objets, à mesure que le ciel devient plus menaçant, et qu'un rayon unique perce encore le nuage que la foudre ne tardera pas à sillonner.
C'est après avoir monté le Vésuve avec Oswald et vu de près les torrents embrasés de la lave, que Corinne remet entre les mains de lord Nelvil le cahier où elle a écrit son histoire.
Jamais concours de circonstances n'a été plus funeste. Corinne est Anglaise, et elle n'a pu supporter la vie monotone d'une province d'Angleterre; Corinne a été destinée dans son enfance à devenir l'épouse d'Oswald lui-même, et le père de celui-ci, effrayé de la vivacité des goûts et des idées qui déjà se développaient en elle, a tourné ses vues du côté de Lucile, la sœur cadette de Corinne. Oswald est donc blessé dans son sentiment d'Anglais ainsi que dans son sentiment de fils. Il est atteint dans tout ce qui est en lui plus profond, plus enraciné que l'amour même. Dès lors la fiction prend un autre caractère, et l'on sent qu'il ne s'agira plus que de séparation et de mort. Désormais il n'y aura plus dans les relations d'Oswald et de Corinne que de cruels combats, que ces déchirements de l'âme, résultats de l'opposition entre des sentiments également vifs, que l'inégalité de conduite qui en est la suite, et les ménagements plus tristes que les orages mêmes. Oswald doit songer à retourner dans sa patrie, et la description du séjour qu'il fait à Venise avec Corinne, au moment de la séparation, est d'une beauté lugubre extrêmement originale. Je ne suivrai pas plus loin cette esquisse. Je ne puis me résoudre à retracer l'affreux voyage que Corinne fait secrètement en Angleterre, la maladie de langueur qui la consume, les noces d'Oswald avec sa sœur, dont elle est presque témoin, son retour solitaire à Florence, l'arrivée d'Oswald et de Lucile dans ce séjour, et enfin les adieux de Corinne à tous deux, adieux contenus dans un hymne sublime, véritable chant du cygne.
La dernière moitié de l'ouvrage est tout en contraste avec la première; la couleur la plus sombre y règne, et elle offre un déploiement qu'on peut appeler effrayant du talent de peindre la douleur. C'est une fécondité extraordinaire de nuances pour graduer les impressions tristes, pour fixer, si on peut le dire, les misères fugitives du cœur. On voit d'abord un léger déclin dans le bonheur, puis une peine vague et passagère qui prend à chaque instant un caractère plus arrêté, puis le malheur dans sa force la plus cruelle, et enfin le désespoir avec son apparence plus calme, le désespoir d'un être trop doux et trop pieux pour se révolter, mais trop faible pour ne pas mourir.
Malgré cette profonde tristesse, il y a toujours une belle harmonie dans chaque tableau. Corinne malheureuse est toujours une Muse inspirée; et la jouissance des beaux-arts dont l'objet est tragique n'est jamais perdue pour le lecteur.
Peut-être faut-il excepter de cet éloge une intrigue épisodique dont le théâtre est à Paris. Ce morceau me paraît sortir du ton; et le mérite qu'il peut avoir n'est pas à sa place dans l'ouvrage.
On a dit que le personnage de Corinne avait quelque chose de trop théâtral pour la vraisemblance. Mais ce n'est pas une nature ordinaire que l'auteur a voulu peindre; c'est le caractère exalté d'une femme poëte qui, lorsqu'elle aime et qu'elle souffre, est toujours une improvisatrice. La conscience de son talent, celle de l'admiration qu'elle excite ne la quittent point, et donnent à l'expression de ses sentiments les plus vrais une couleur particulièrement éclatante. Madame de Staël, bien plus simple que son héroïne, devait pourtant mieux qu'une autre concevoir une pareille modification de l'existence. C'est même cette inspiration, portée sur l'univers extérieur comme sur les affections de l'âme, qui met de l'accord entre la partie descriptive et la partie romanesque de la composition.
Ceux qui jugent cet ouvrage comme un roman trouvent que le héros n'est pas assez passionné. Mais Corinne ne devait être surpassée en rien, pas même dans l'amour; et il fallait un caractère absolument différent du sien pour qu'il se soutint à côté d'elle. Celui d'Oswald est dans la nature, et il est surtout dans celle d'un Anglais. Combien n'existe-t-il pas, principalement dans les pays sévères, de ces êtres qui regrettent tour à tour le plaisir et l'austérité, qui paraissent à la fois dominés par leurs habitudes et par le désir de s'en affranchir, et qui ne sont jamais plus près de rompre avec leurs passions ou avec leurs principes, que quand on les croit sur le point de leur céder! Ce caractère qui tenait la malheureuse Corinne dans un état d'alarmes perpétuelles, était peut-être exactement ce qu'il fallait pour fixer son imagination et captiver ses pensées.
Tout ce qui concerne les beaux-arts est plein d'intérêt et de mérite. Il y a une fraîcheur, une vivacité extrême dans les impressions, et pourtant une érudition ingénieuse s'y laisse entrevoir. Les idées les plus marquantes de Winkelmann, celles qu'y ont ajoutées d'autres auteurs allemands, celles même des érudits italiens, sont exposées par Corinne, et semblent souvent renaître chez elle sous la forme de l'inspiration. Corinne, avec son enthousiasme, a tout le tact de madame de Staël. Chez elle l'admiration la plus vive est toujours circonscrite; le mot qui l'exprime en marque la borne; elle voit ce qui manque à travers ce qui est, et sans cesser de jouir de ce qui est.
Je ne sais si l'on a reproché à madame de Staël de s'être peinte elle-même dans Corinne. Peut-être n'a-t-elle pas été étrangère au désir d'affaiblir les préventions qu'on a dans le monde contre les femmes à grands talents; peut-être a-t-elle voulu montrer, ainsi qu'elle le savait par expérience, que l'amour de la gloire ne supposait pas nécessairement les défauts avec lesquels l'opinion commune l'associe. Elle a donc créé un être semblable à elle, une femme qui unit le besoin du succès à une sensibilité profonde, la mobilité de l'imagination à la constance du cœur, l'abandon dans la conversation à cette dignité de l'âme qui commande celle des manières, et enfin la passion dans toute sa force à l'examen de soi et des autres. Et cet être qu'elle a conçu, elle l'a tellement réalisé, elle lui a donné aux yeux de tous une forme si prononcée, que la fiction a servi de preuve à la vérité; et Corinne a fait enfin connaître madame de Staël.
Toutefois, une pareille vue n'a pu être que secondaire. Il ne faut pas chercher d'explication à ce qui est beau en soi. Corinne est le fruit de l'inspiration. C'est un tableau qui s'était trop fortement emparé de l'imagination de l'auteur pour qu'il n'eût pas le besoin de le tracer; et le propre du génie est de se peindre lui-même dans ses œuvres.
Ce qui est remarquable dans l'invention de la fable, c'est que le hasard n'y joue un rôle qu'en apparence; les événements n'y font que mettre la nature des choses en relief. Aucune loi immuable n'obligeait certainement le père d'Oswald à refuser Corinne pour sa belle-fille. Mais on voit que ce père n'est là que pour représenter les pensées secrètes, les pensées inévitables d'Oswald lui-même, qui craint qu'une femme célèbre ne soit pas propre à remplir d'obscurs devoirs. Lucile et Corinne sont aussi des idées générales; elles sont l'Angleterre et l'Italie, le bonheur domestique et les jouissances de l'imagination, le génie éclatant et la vertu modeste et sévère. Les plaidoyers pour et contre ces deux genres d'existence sont également forts; les deux faces opposées de la vie sont saisies avec une même vivacité de conception, et une grande question est continuellement traitée dans l'ouvrage sans qu'on s'en doute, tant l'intérêt dramatique entraîne irrésistiblement le lecteur.
Corinne eut un succès prodigieux. Un ouvrage où les artistes puisaient un nouvel enthousiasme avec de nouveaux moyens de l'exprimer, les érudits des rapprochements ingénieux, les voyageurs des directions heureuses, les critiques des observations pleines de finesse, où les âmes les plus froides s'ouvraient à l'émotion, enfin où il y avait du plaisir jusque pour la malice même dans ces portraits de nations si plaisamment caractéristiques, un tel ouvrage, dis-je, enleva de vive force tous les suffrages, entraîna toutes les opinions. Il n'y eut qu'une voix, qu'un cri d'admiration dans l'Europe lettrée; et ce phénomène fut partout un événement.
EXTRAIT DES Portraits de Femmes PAR M. SAINTE-BEUVE.
Corinne parut en 1807. Le succès fut instantané, universel; mais ce n'est pas dans la presse que nous devons en chercher les témoignages. La liberté critique, même littéraire, allait cesser d'exister; madame de Staël ne pouvait, vers ces années, faire insérer au Mercure une spirituelle mais simple analyse du remarquable essai de M. de Barante sur le dix-huitième siècle. On était, quand parut Corinne, à la veille et sous la menace de cette censure absolue. Le mécontentement du souverain contre l'ouvrage, probablement parce que cet enthousiasme idéal n'était pas quelque chose qui allât à son but, suffit à paralyser les éloges imprimés. Le Publiciste, toutefois, organe modéré du monde de M. Suard et de la liberté philosophique dans les choses de l'esprit, donna trois bons articles signés D. D., qui doivent être de mademoiselle de Meulan (madame Guizot). D'ailleurs M. de Feletz, dans les Débats, continua sa chicane méticuleuse et chichement polie; M. Boutard loua et réserva judicieusement les opinions relatives aux beaux-arts. Un M. G. (dont j'ignore le nom) fit dans le Mercure un article sans malveillance, mais sans valeur. Eh! qu'importe dorénavant à madame de Staël cette critique à la suite? Avec Corinne elle est décidément entrée dans la gloire et dans l'empire. Il y a un moment décisif pour les génies, où ils s'établissent tellement, que désormais les éloges qu'on en peut faire n'intéressent plus que la vanité et l'honneur de ceux qui les font. On leur est redevable d'avoir à les louer; leur nom devient une illustration dans le discours; c'est comme un vase d'or qu'on emprunte et dont notre logis se pare. Ainsi pour madame de Staël, à dater de Corinne. L'Europe entière la couronna sous ce nom. Corinne est bien l'image de l'indépendance souveraine du génie, même au temps de l'oppression la plus entière, Corinne qui se fait couronner à Rome, dans ce Capitole de la Ville éternelle, où le conquérant qui l'exile ne mettra pas le pied. Madame Necker de Saussure (Notice), Benjamin Constant (Mélanges), M.-J. Chénier (Tableau de la Littérature), ont analysé et apprécié l'ouvrage, de manière à abréger notre tâche après eux: «Corinne, dit Chénier, c'est Delphine encore, mais perfectionnée, mais indépendante, laissant à ses facultés un plein essor, et toujours doublement inspirée par le talent et par l'amour.» Oui, mais la gloire elle-même pour Corinne n'est qu'une distraction éclatante, une plus vaste occasion de conquérir les cœurs: «En cherchant la gloire, dit-elle à Oswald, j'ai toujours espéré qu'elle me ferait aimer.» Le fond du livre nous montre cette lutte des puissances noblement ambitieuses ou sentimentales et du bonheur domestique, pensée perpétuelle de madame de Staël. Corinne a beau resplendir par instants comme la prêtresse d'Apollon, elle a beau être, dans les rapports habituels de la vie, la plus simple des femmes, une femme gaie, mobile, ouverte à mille attraits, capable sans effort du plus gracieux abandon; malgré toutes ces ressources du dehors et de l'intérieur, elle n'échappera point à elle-même. Du moment qu'elle se sent saisie par la passion, par cette griffe de vautour sous laquelle le bonheur et l'indépendance succombent, j'aime son impuissance à se consoler, j'aime son sentiment plus fort que son génie, son invocation fréquente à la sainteté et à la durée des liens qui seuls empêchent les brusques déchirements, et l'entendre, à l'heure de mourir, avouer en son chant du cygne: «De toutes les facultés de l'âme que je tiens de la nature, celle de souffrir est la seule que j'ai exercée tout entière.» Ce côté prolongé de Delphine à travers Corinne me séduit principalement et m'attache dans la lecture; l'admirable cadre qui environne de toutes parts les situations d'une âme ardente et mobile y ajoute par sa sévérité. Ces noms d'amants, non pas gravés, cette fois, sur les écorces de quelque hêtre, mais inscrits aux parois des ruines éternelles, s'associent à la grave histoire, et deviennent une partie vivante de son immortalité. La passion divine d'un être qu'on ne peut croire imaginaire introduit, le long des cirques antiques, une victime de plus, qu'on n'oubliera jamais; le génie, qui l'a tiré de son sein, est un vainqueur de plus, et non pas le moindre dans cette cité de tous les vainqueurs.
Quand Bernardin de Saint-Pierre se promenait avec Rousseau, comme il lui demandait un jour si Saint-Preux n'était pas lui-même: «Non, répondit Jean-Jacques; Saint-Preux n'est pas tout à fait ce que j'ai été, mais ce que j'aurais voulu être.» Presque tous les romanciers-poëtes peuvent dire ainsi. Corinne est, pour madame de Staël, ce qu'elle aurait voulu être, ce qu'après tout (et sauf la différence du groupe de l'art à la dispersion de la vie) elle a été. De Corinne, elle n'a pas eu seulement le Capitole et le triomphe; elle en aura aussi la mort par la souffrance.
Cette Rome, cette Naples, que madame de Staël exprimait à sa manière dans le roman-poëme de Corinne, M. de Chateaubriand les peignait vers le même moment dans l'épopée des Martyrs. Ici ne s'interpose aucun nuage léger de Germanie; on rentre avec Eudore dans l'antique jeunesse, partout la netteté virile du dessin, la splendeur première et naturelle du pinceau.
Rome, Rome! des marbres, des horizons, des cadres plus grands, pour prêter appui à des pensées moins éphémères!
Une personne d'esprit écrivait: «Comme j'aime certaines poésies! il en est d'elles comme de Rome, c'est tout ou rien: on vit avec, ou on ne comprend pas.» Corinne n'est qu'une variété imposante dans ce culte romain, dans cette façon de sentir à des époques et avec des âmes diverses la Ville éternelle.
Une partie charmante de Corinne, et d'autant plus charmante qu'elle est moins voulue, c'est l'esprit de conversation qui souvent s'y mêle par le comte d'Erfeuil et par les retours vers la société française. Madame de Staël raille cette société trop légèrement spirituelle, mais en ces moments elle en est elle-même plus qu'elle ne croit: ce qu'elle sait peut-être le mieux dire, comme il arrive souvent, elle le dédaigne.
Comme dans Delphine, il y a des portraits: madame d'Arbigny, cette femme française qui arrange et calcule tout, en est un, comme l'était madame de Vernon. On la nommait tout bas dans l'intimité, de même qu'aussi l'on savait de quels éléments un peu divers se composait la noble figure d'Oswald, de même qu'on croyait à la vérité fidèle de la scène des adieux, et qu'on se souvenait presque des déchirements de Corinne durant l'absence.
Quoi qu'il en soit, malgré ce qu'il y a dans Corinne de conversations et de peintures du monde, ce n'est pas à propos de ce livre qu'il y a lieu de reprocher à madame de Staël un manque de consistance et de fermeté dans le style, et quelque chose de trop couru dans la distribution des pensées. Elle est tout à fait sortie, pour l'exécution générale de cette œuvre, de la conversation spirituelle, de l'improvisation écrite, comme elle faisait quelquefois (stans pede in uno) debout, et appuyée à l'angle d'une cheminée. S'il y a encore des imperfections de style, ce n'est que par rares accidents; j'ai vu notés au crayon, dans un exemplaire de Corinne, une quantité prodigieuse de mais, qui donnent en effet de la monotonie aux premières pages. Toutefois, un soin attentif préside au détail de ce monument; l'écrivain est arrivé à l'art, à la majesté soutenue, au nombre.