Coriolan
The Project Gutenberg eBook of Coriolan
Title: Coriolan
Author: William Shakespeare
Translator: François Guizot
Release date: March 9, 2005 [eBook #15303]
Most recently updated: December 14, 2020
Language: French
Credits: Produced by Paul Murray, Renald Levesque and the Online Distributed
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Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARETRADUCTION DE
M. GUIZOTNOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTESVolume 1
Vie de Shakspeare
Hamlet.—La Tempête.—Coriolan.PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1864================================================================
CORIOLAN
TRAGÉDIE
NOTICE SUR CORIOLAN
Coriolan, comme l'observe La Harpe, est un des plus beaux rôles qu'il soit possible de mettre sur la scène. C'est un de ces caractères éminemment poétiques qui plaisent à notre imagination qu'ils élèvent, un de ces personnages dans le genre de l'Achille d'Homère qui font le sort d'un État, et semblent mener avec eux la fortune et la gloire; une de ces âmes nobles et ardentes qui ne peuvent pardonner à l'injustice, parce qu'elles ne la conçoivent pas, et qui se plaisent à punir les ingrats et les méchants, comme on aime à écraser les bêtes rampantes et venimeuses.
Mais ce qui plaît surtout dans ce caractère si fier et si indomptable, c'est cet amour filial auquel se rapportent toutes les vertus de Coriolan, et qui fait seul plier son orgueil offensé. «Et comme aux autres la fin qui leur faisoit aimer la vertu estoit la gloire; aussi à luy, la fin qui lui faisoit aimer la gloire estoit la joye qu'il voyoit que sa mère en recevoit; car il estimoit n'y avoir rien qui le rendît plus heureux, ne plus honoré, que de faire que sa mère l'ouist priser et louer de tout le monde, et le veist retourner tousjours couronné, et qu'elle l'embrassast à son retour, ayant les larmes aux yeux espraintes de joye.»—(PLUTARQUE, trad. d'Amyol.)
Il n'est pas étonnant que Coriolan ait été souvent reproduit sur le théâtre par les poètes de toutes les nations. Leone Allaci fait mention de deux tragédies italiennes de ce nom. Il y a encore un opéra de Coriolan, que Graun a mis en musique.
En Angleterre, on compte le Coriolan de Jean Dennis, aujourd'hui presque oublié; celui de Thomas Sheridan, imprimé à Londres en 1755; et surtout celui de Thomson, l'auteur des Saisons, dont le talent descriptif est le véritable titre au rang distingué qu'il occupe dans la littérature anglaise.
Nous connaissons en France neuf tragédies sur Coriolan. La première est de Hardy, avec des choeurs, jouée dès l'an 1607, et imprimée en 1626; la seconde, sous le titre de Véritable Coriolan, est de Chapoton, et fut représentée en 1638; la troisième, de Chevreau, dans la même année; la quatrième, de l'abbé Abeille, de 1676; la cinquième, de Chaligny Des Plaines, 1722; la sixième, de Mauger, 1748; la septième, de Richer, imprimée la même année; la huitième, de Gudin, mise au théâtre en 1776. La dernière enfin, du rhéteur La Harpe, représentée en 1784, est la seule qui soit restée au théâtre.
La Harpe se défend d'avoir emprunté son troisième acte à Shakspeare. Sa tragédie, en effet, ressemble fort peu en général à celle de l'Eschyle anglais. Il fallait un grand maître dans l'art dramatique comme Shakspeare pour répandre sur cinq actes tant de vie et de variété. Seul il a su reproduire les héros de l'ancienne Rome avec la vérité de l'histoire, et égaler Plutarque dans l'art de les peindre dans toutes les situations de la vie.
Selon Malone, Coriolan aurait été écrit en 1609. Les événements comprennent une période de quatre années, depuis la retraite du peuple au Mont-Sacré, l'an de Rome 262, jusqu'à la mort de Coriolan.
L'histoire est exactement suivie par le poëte, et quelques-uns des principaux discours sont tirés de la Vie de Coriolan par Plutarque, que Shakspeare pouvait lire dans l'ancienne traduction anglaise de Thomas Worth, faite sur celle d'Amyot en 1576. Nous renvoyons les lecteurs à la Vie des hommes illustres, pour voir tout ce que le poëte doit à l'historien.
La tragédie de Coriolan est une des plus intéressantes productions de Shakspeare. L'humeur joviale du vieillard dans Ménénius, la dignité de la noble Romaine dans Volumnie, la modestie conjugale dans Virgilie, la hauteur du patricien et du guerrier dans Coriolan, la maligne jalousie des plébéiens et l'insolence tribunitienne dans Brutus et Sicinius, forment les contrastes les plus variés et les plus heureux. Une curiosité inquiète suit le héros dans les vicissitudes de sa fortune, et l'intérêt se soutient depuis le commencement jusqu'à la fin. M. Schlegel, admirateur passionné de Shakspeare, observe avec raison, au sujet de cette tragédie, que ce grand génie se laisse toujours aller à la gaieté lorsqu'il peint la multitude et ses aveugles mouvements; il semble craindre, dit M. Schlegel, qu'on ne s'aperçoive pas de toute la sottise qu'il donne aux plébéiens dans celle pièce, et il l'a fait encore ressortir par le rôle satirique et original du vieux Ménénius. Il résulte de là des scènes plaisantes d'un genre tout à fait particulier, et qui ne peuvent avoir lieu que dans des drames politiques de cette espèce; et M. Schlegel cite la scène où Coriolan, pour parvenir au consulat, doit briguer les voix des citoyens de la basse classe; comme il les a trouvés lâches à la guerre, il les méprise de tout son coeur; et, ne pouvant pas se résoudre à montrer l'humilité d'usage, il finit par arracher leurs suffrages en les défiant.
CORIOLAN
TRAGÉDIE
PERSONNAGES
CAIUS MARCIUS CORIOLAN, Romain de l'ordre des patriciens.
TITUS LARTIUS, ) généraux de Rome dans la guerre contre
COMINIUS, ) les Volsques, et amis de Coriolan.
MÉNÉNIUS AGRIPPA, ami de Coriolan.
SICINIUS VELUTUS, ) tribuns du peuple et
JUNIUS BRUTUS, ) ennemis de Coriolan.
LE JEUNE MARCIUS, fils de Coriolan.
UN HÉRAUT ROMAIN.
TULLUS AUFIDIUS, général des Volsques.
UN LIEUTENANT D'AUFIDIUS.
VOLUMNI, mère de Coriolan
VIRGILIE, femme de Coriolan.
VALÉRIE, amie de Virgilie.
UN CITOYEN D'ANTIUM.
DEUX SENTINELLES VOLSQUES.
DAMES ROMAINES.
CONSPIRATEURS VOLSQUES, ligués avec Aufidius.
SÉNATEURS ROMAINS, SÉNATEURS VOLSQUES,
ÉDILES, LICTEURS, SOLDATS,
FOULE DE PLÉBÉIENS, ESCLAVES D'AUFIDIUS,
ETC.
La scène est tantôt dans Rome, tantôt dans le territoire des Volsques et des Antiates.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
La scène est dans une rue de Rome.
(Une troupe de plébéiens mutinés paraît armée de bâtons, de massues et autres armes.)
PREMIER CITOYEN.—Avant d'aller plus loin, laissez-moi vous parler.
PLUSIEURS CITOYENS parlant à la fois.—Parlez, parlez.
PREMIER CITOYEN.—Êtes-vous tous bien résolus à mourir, plutôt que de souffrir la faim?
TOUS,—Nous y sommes résolus, nous y sommes résolus.
PREMIER CITOYEN.—Eh bien! vous savez que Caïus Marcius est le grand ennemi du peuple?
TOUS.—Nous le savons, nous le savons.
PREMIER CITOYEN.—Tuons-le, et nous aurons le blé au prix que nous voulons. Est-ce une chose arrêtée?
TOUS.—Oui, n'en parlons plus: c'est une affaire faite; courons, courons.
SECOND CITOYEN.—Un mot, bons citoyens.
PREMIER CITOYEN.—Nous sommes rangés parmi les pauvres citoyens1, les patriciens parmi les bons. Ce qui fait regorger les autorités nous soulagerait: s'ils nous cédaient à temps ce qu'ils ont de trop, nous pourrions faire honneur de ce secours à leur humanité. Mais ils nous trouvent trop chers. La maigreur qui nous défigure, le tableau de notre misère, sont comme un inventaire qui détaille leur abondance. Notre souffrance est un gain pour eux. Vengeons-nous avec nos piques avant que nous soyons devenus des squelettes, car les dieux savent que ce qui me fait parler ainsi, c'est la faim du pain et non la soif de la vengeance.
SECOND CITOYEN.—Voulez-vous agir surtout contre Caïus Marcius?
LES CITOYENS.—Contre lui d'abord, c'est un vrai chien pour le peuple.
SECOND CITOYEN.—Mais songez-vous aux services qu'il a rendus à son pays?
PREMIER CITOYEN.—Parfaitement, et nous aurions du plaisir à lui en tenir bon compte, s'il ne se payait lui-même en orgueil.
TOUS.—Allons, parlez sans fiel.
PREMIER CITOYEN.—Je vous dis que tout ce qu'il a fait de glorieux, il l'a fait dans ce but. Il plaît à de bonnes âmes de dire qu'il a tout fait pour la patrie: je dis, moi, qu'il l'a fait d'abord pour plaire à sa mère, et puis pour avoir le droit d'être orgueilleux outre mesure. Son orgueil est monté au niveau de sa valeur.
SECOND CITOYEN.—Ce qu'il ne peut changer dans sa nature, vous le mettez à son compte comme un vice; vous ne l'accuserez pas du moins de cupidité?
PREMIER CITOYEN.—Et quand je ne le pourrais pas, je ne serais pas stérile en accusations: il a tant de défauts que je me fatiguerais à les énumérer. (Des cris se font entendre dans l'intérieur.) Que veulent dire ces cris? L'autre partie de la ville se soulève; et nous, nous nous amusons ici à bavarder. Au Capitole!
TOUS.—Allons, allons.
PREMIER CITOYEN.—Doucement!—Qui s'avance vers nous?
(Survient Ménénius Agrippa.)
SECOND CITOYEN.—Le digne Ménénius Agrippa, un homme qui a toujours aimé le peuple.
PREMIER CITOYEN.—Oui, oui, il est assez brave homme! Plût aux dieux que tout le reste fût comme lui!
MÉNÉNIUS.—Quel projet avez-vous donc en tête, mes concitoyens? Où allez-vous avec ces bâtons et ces massues?—De quoi s'agit-il, dites, je vous prie?
SECOND CITOYEN.—Nos projets ne sont pas inconnus au sénat; depuis quinze jours il a vent de ce que nous voulons: il va le voir aujourd'hui par nos actes. Il dit que les pauvres solliciteurs ont de bons poumons: il verra que nous avons de bons bras aussi.
MÉNÉNIUS.—Quoi! mes bons amis, mes honnêtes voisins, voulez-vous donc vous perdre vous-mêmes?
SECOND CITOYEN.—Nous ne le pouvons pas, nous sommes déjà perdus.
MÉNÉNIUS.—Mes amis, je vous déclare que les patriciens ont pour vous les soins les plus charitables.—Le besoin vous presse; vous souffrez dans cette disette: mais vous feriez aussi bien de menacer le ciel de vos bâtons, que de les lever contre le sénat de Rome dont les destins suivront leur cours, et briseraient devant eux dix mille chaînes plus fortes que celles dont vous pourrez jamais l'enlacer. Quant à cette disette, ce ne sont pas les patriciens, ce sont les dieux qui en sont les auteurs: ce sont vos prières, et non vos armes qui peuvent vous secourir. Hélas! vos malheurs vous entraînent à des malheurs plus grands. Vous insultez ceux qui tiennent le gouvernail de l'État, ceux qui ont pour vous des soins paternels, tandis que vous les maudissez comme vos ennemis!
SECOND CITOYEN.—Des soins paternels? Oui, vraiment! Jamais ils n'ont pris de nous aucun soin. Nous laisser mourir de faim, tandis que leurs magasins regorgent de blé; faire des édits sur l'usure pour soutenir les usuriers; abroger chaque jour quelqu'une des lois salutaires établies contre les riches, et chaque jour porter de plus cruels décrets pour enchaîner, pour assujettir le pauvre! Si la guerre ne nous dévore pas, ce sera le sénat: voilà l'amour qu'il a pour nous!
MÉNÉNIUS.—Votre malice est extrême: il faut que vous en conveniez, ou bien souffrez qu'on vous taxe de folie.—Je veux vous raconter un joli conte. Peut-être l'aurez-vous déjà entendu; mais n'importe, il sert à mon but, et je vais le répéter pour vous le faire mieux comprendre.
SECOND CITOYEN.—Je vous écouterai volontiers, noble Ménénius; mais n'espérez pas tromper nos maux par le récit d'une fable; cependant, si cela vous fait plaisir, voyons, dites.
MÉNÉNIUS.—«Un jour tous les membres du corps humain se révoltèrent contre l'estomac. Voici leurs plaintes contre lui: ils disaient que, comme un gouffre, il se tenait au centre du corps, oisif et inactif, engloutissant tranquillement la nourriture, sans jamais partager le travail des autres organes qui se fatiguaient à voir, à entendre, à parler, à instruire, à marcher, à sentir, ayant tous leurs fonctions mutuelles, et servant, en ministres laborieux, les désirs et les voeux communs du corps entier. L'estomac répondit...»
SECOND CITOYEN.—Ah! voyons, seigneur, ce que l'estomac répondit.
MÉNÉNIUS.—Je vais vous le dire. «Il répondit, avec une sorte de sourire, qui ne venait pas des poumons (car si je fais parler l'estomac, je peux bien aussi le faire sourire), il répondit donc, avec dédain, aux membres mutinés et mécontents qui, le voyant tout recevoir, lui portaient une envie aussi raisonnable que celle qui vous anime contre nos sénateurs, parce qu'ils ne sont pas comme vous....
SECOND CITOYEN.—La réponse de votre estomac! quelle fut sa réponse?—Ah! si la tête majestueuse et faite pour la couronne; si l'oeil, sentinelle vigilante; si le coeur, notre conseiller; le bras, notre soldat; la jambe, notre coursier; la langue, notre trompette; si tous les autres membres, et cette foule de menus organes qui soutiennent et conservent notre machine; si tous...
MÉNÉNIUS.—Quoi donc! il me coupe la parole, cet homme-là! Eh bien! quoi? Voyons.
SECOND CITOYEN.—Si tous voyaient ce cormoran d'estomac, le gouffre du corps humain, prétendre leur faire la loi...
MÉNÉNIUS.—Eh bien! après?
SECOND CITOYEN.—Si les principaux agents se plaignaient de l'estomac, qu'aurait-il à répondre?
MÉNÉNIUS.—Je vous le dirai, si vous pouvez m'accorder un peu de ce qui est si rare chez vous, un peu de patience; vous la saurez, la réponse de l'estomac.
SECOND CITOYEN.—Vous nous la faites bien attendre.
MÉNÉNIUS.—Remarquez bien ceci, mon ami. Notre grave estomac était réfléchi, et nullement inconsidéré comme ses accusateurs. Voici sa réponse: «Il est vrai, mes amis, vous qui faites partie du corps, dit-il, que je reçois d'abord toute la nourriture qui vous fait vivre, et cela est juste, car je suis l'entrepôt et le magasin du corps entier. Mais si vous y réfléchissez, je renvoie tout par les fleuves de votre sang jusqu'au coeur qui est la cour de l'âme, et jusqu'à la résidence du cerveau: car les canaux qui serpentent dans l'homme, les nerfs les plus forts, les veines les plus petites, reçoivent de moi cette nourriture suffisante qui entretient leur vie, et quoique vous tous à la fois, mes bons amis» (c'est l'estomac qui parle, écoutez-moi)...
SECOND CITOYEN.—Oui, oui. Bien! bien!
MÉNÉNIUS.—«Quoique vous ne puissiez pas voir tout de suite ce que je distribue à chacun en particulier, je peux bien, pour résultat du compte que je vous rends, conclure que vous recevez de moi la farine la plus pure, et qu'il ne me reste à moi que le son.» Eh bien! qu'en dites-vous!
SECOND CITOYEN.—C'était une réponse. Mais quelle application en ferez-vous?
MÉNÉNIUS.—Les sénateurs de Rome sont ce bon estomac, et vous, vous êtes les membres mutinés. Examinez leurs conseils et leurs soins; pesez bien toute chose dans l'intérêt de l'État, vous verrez que tout le bien public, auquel vous avez part, vous vient du sénat, et jamais de vous-mêmes.—Qu'en penses-tu, toi que je vois tenir dans cette assemblée la place du gros orteil dans le corps humain?
SECOND CITOYEN.—Du gros orteil, moi! comment cela?
MÉNÉNIUS.—Parce qu'étant un des plus bas, des plus lâches et des plus pauvres partisans de cette belle révolte, tu vas le premier en avant. Misérable, toi qui es du sang le plus vil, tu es le premier à faire courir les autres là où tu as quelque chose à gagner.—Allons, préparez vos bâtons et vos massues. Rome et ses rats sont à la veille de se battre: il y aura du mal pour un des deux partis. (Caïus Marcus arrive.)—Noble Marcius, salut!
MARCIUS.—Je vous remercie.—De quoi s'agit-il, coquins de factieux, qui, en grattant la gale de vos prétentions, n'avez fait qu'une croûte de vous-mêmes?
SECOND CITOYEN.—Nous avons toujours vos douces paroles.
MARCIUS.—Celui qui t'adresserait de douces paroles serait un flatteur qui m'inspirerait un sentiment au-dessous de l'horreur.—Que demandez-vous, chiens hargneux, qui n'aimez ni la paix ni la guerre! La guerre vous fait peur, la paix vous rend orgueilleux. Celui qui se fie à vous, au lieu de trouver des lions, ne trouve que des lièvres; au lieu de trouver des renards, ne trouve que des oies. Vous n'êtes pas plus sûrs que le charbon sur la glace, ou que la grêle au soleil. Votre vertu consiste à ériger en homme vertueux celui que ses crimes soumettent aux lois, et à blasphémer contre la justice qu'on lui rend. Quiconque mérite la grandeur, mérite votre haine. Vos affections ressemblent au goût d'un malade, dont les désirs se portent sur tout ce qui peut augmenter son mal. S'appuyer sur votre faveur, c'est nager avec des nageoires de plomb, c'est vouloir trancher le chêne avec des roseaux. Allez vous faire pendre! Qu'on se fie à vous! Chaque minute vous voit changer de résolution, appeler grand l'homme qui naguère était l'objet de votre haine, et donner le nom d'infâme à celui que vous nommiez votre couronne!—Quelle est donc la cause qui vous fait élever, des différents quartiers de la ville, ces clameurs séditieuses contre l'auguste sénat? Lui seul, sous les auspices des dieux, vous tient en respect: sans lui, vous vous dévoreriez les uns les autres.—Que cherchent-ils?
MÉNÉNIUS,—Du blé taxé à leur prix, et ils disent que les magasins de Rome sont pleins!
MARCIUS.—Qu'ils aillent se faire pendre! Ils disent! Quoi! ils se tiendront assis au coin de leur feu, et prétendront savoir ce qui se fait au Capitole! juger quel est celui qui peut s'élever, celui qui prospère et celui qui décline, soutenir les factions, arranger des mariages imaginaires, dire que tel parti est fort, et mettre sous leurs souliers de savetier ceux qui ne sont pas à leur gré! Ils disent que le blé ne manque pas!..... Si la noblesse mettait un terme à sa pitié, et si elle laissait agir mon épée, je ferais une carrière pour enterrer des milliers de ces esclaves, et leurs cadavres s'entasseraient jusqu'à la hauteur de ma lance.
MÉNÉNIUS.—Mais les voilà, je crois, à peu près persuadés; car bien qu'ils manquent abondamment de discrétion, ils se retirent lâchement.—Que dit, je vous prie, l'autre troupe?
MARCIUS.—Elle est dispersée. Qu'ils aillent se faire pendre! ils disaient que la faim les pressait, et nous étourdissaient de proverbes: La faim brise les pierres; il faut nourrir son chien; la viande est faite pour être mangée; les dieux ne font pas croître le blé seulement pour les riches. Tels étaient les lambeaux de phrases par lesquels ils exhalaient leurs plaintes. On a daigné leur répondre. On leur a accordé leur demande, une demande étrange qui suffirait à briser le coeur de la générosité, et à faire pâlir un pouvoir hardi! ils ont jeté leurs bonnets en l'air comme s'ils eussent voulu les accrocher aux cornes de la lune, et ils ont poussé des cris de jalouse allégresse.
MÉNÉNIUS.—Que leur a-t-on accordé?
MARCIUS.—D'avoir cinq tribuns de leur choix pour soutenir leur vulgaire sagesse. Ils ont nommé Junius Brutus; Sicinius Vélutus en est un autre: le reste... m'est inconnu.—Par la mort! la canaille aurait démoli tous les toits de Rome, plutôt que d'obtenir de moi cette victoire. Avec le temps, elle gagnera encore sur le pouvoir, et trouvera de nouveaux prétextes de révolte.
MÉNÉNIUS.—Étrange événement!
MARCIUS, au peuple.—Allez vous cacher dans vos maisons, vils restes de la sédition.
LE MESSAGER.—Où est Caïus Marcius?
MARCIUS.—Me voici. Que viens-tu m'annoncer?
LE MESSAGER.—Les Volsques ont pris les armes, seigneur.
MARCIUS.—J'en suis content; nous allons nous purger de notre superflu moisi.—Voyez, voilà les plus respectables de nos sénateurs!
(On voit entrer Cominius, Titus Lartius, d'autres sénateurs, Junius Brutus et Sicinius Vélutus.)
PREMIER SÉNATEUR.—Ce que vous nous avez annoncé dernièrement était la vérité, Marcius: les Volsques ont pris les armes.
MARCIUS.—Ils ont un général, Tullus Aufidius, qui vous embarrassera. J'avoue ma faiblesse, je suis jaloux de sa gloire; et si je n'étais pas ce que je suis, je ne voudrais être que Tullus.
COMINIUS.—Vous avez combattu ensemble.
MARCIUS.—Si la moitié de l'univers était en guerre avec l'autre, et qu'il fût de mon parti, je me révolterais pour n'avoir à combattre que lui: c'est un lion que je suis fier de pouvoir chasser.
PREMIER SÉNATEUR.—Brave Marcius, suivez donc Cominius à cette guerre.
COMINIUS.—C'est votre promesse.
MARCIUS.—Je m'en souviens, et je suis constant. Oui, Titus Lartius, vous me verrez encore frapper à la face de Tullus.—Quoi! l'âge vous a-t-il glacé? Resterez-vous ici?
TITUS.—Non, Marcius: appuyé sur une béquille, je combattrais avec l'autre, plutôt que de rester spectateur oisif de cette guerre.
MÉNÉNIUS.—O vrai fils de ta race!
PREMIER SÉNATEUR.—Accompagnez-nous au Capitole, où je sais que nos meilleurs amis nous attendent.
TITUS.—Marchez à notre tête: suivez, Cominius, et nous marcherons après vous. Vous méritez le premier rang.
COMINIUS.—Noble Marcius!
PREMIER SÉNATEUR, au peuple.—Allez-vous-en! retournez chez vous. Retirez-vous.
MARCIUS.—Non, laissez-les nous suivre: les Volsques ont du blé en abondance. Conduisons ces rats pour ronger leurs greniers.—Respectables mutins, votre bravoure se montre à propos: je vous en prie, suivez-nous.
(Les sénateurs sortent; le peuple se disperse et disparaît.)
SICINIUS.—Fut-il jamais homme aussi orgueilleux que ce Marcius?
BRUTUS.—Il n'a point d'égal.
SICINIUS.—Quand le peuple nous a choisis pour ses tribuns...
BRUTUS,—Avez-vous remarqué ses lèvres et ses yeux?
SICINIUS.—Non, mais ses railleries.
BRUTUS.—Dans sa colère, il insulterait les dieux mêmes.
SICINIUS.—Il raillerait la lune modeste.
BRUTUS.—Que cette guerre le dévore! Il est si orgueilleux qu'il ne mériterait pas d'être si vaillant.
SICINIUS.—Un homme de ce caractère, enflé par les succès, nous dédaigne comme l'ombre sur laquelle il marche en plein midi. Mais je mitonne que son arrogance puisse se plier à servir sous les ordres de Cominius.
BRUTUS,—La gloire est tout ce qu'il ambitionne, et il en est déjà couvert. Or, pour la conserver ou l'accroître encore, le poste le plus sûr est le second rang. Les événements malheureux seront attribués au général; lors même qu'il ferait tout ce qui est au pouvoir d'un mortel, la censure irréfléchie s'écrierait, en parlant de Marcius: «Oh! s'il avait conduit cette entreprise!»
SICINIUS.—Et si nos armes prospèrent, la prévention publique, qui est entêtée de Marcius, en ravira tout le mérite à Cominius.
BRUTUS.—Allez; la moitié des honneurs de Cominius seront pour Marcius, quand bien même Marcius ne les aurait pas gagnés; et toutes ses fautes deviendront des honneurs pour Marcius, quand bien même il ne les mériterait nullement.
SICINIUS.—Partons, allons savoir comment la commission sera rédigée et de quelle façon Marcius partira pour cette expédition, plus grand que s'il était seul à commander.
BRUTUS.—Allons.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
La ville de Corioles. Le sénat.
TULLUS AUFIDIUS et le sénat de Corioles assemblé.
PREMIER SÉNATEUR.—Vous pensez donc, Aufidius, que les Romains ont pénétré nos conseils, et qu'ils sont instruits de nos plans?
AUFIDIUS.—Ne le pensez-vous pas comme moi? A-t-on jamais projeté dans cet État un acte qui ait pu s'accomplir avant que Rome en eût avis? J'ai eu des nouvelles de Rome il n'y a pas quatre jours; voici ce qu'on disait: Je crois l'avoir ici, cette lettre. Oui, la voilà, (Il lit) «Ils ont une armée toute prête: mais on ignore «si elle sera dirigée vers l'Orient, ou vers l'Occident; la disette est grande, le peuple mutin. On dit que Cominius, Marcius, votre ancien ennemi, mais plus haï dans Rome qu'il ne l'est de vous, et Titus Lartius, un des plus vaillants Romains, sont tous trois chargés de conduire cette armée à sa destination, quelle qu'elle soit; il est vraisemblable que c'est contre vous. Tenez-vous sur vos gardes.»
PREMIER SÉNATEUR.—Notre armée est en campagne. Nous n'avons jamais douté que Rome ne fût prête à nous répondre.
AUFIDIUS.—Mais vous avez jugé prudent de tenir secrets vos grands desseins, jusqu'au jour qui devait nécessairement les dévoiler. A peine conçus, ils sont connus à Rome.—Nos projets ainsi découverts n'atteindront plus leur but, qui était de prendre plusieurs villes avant même que Rome sût que nous étions sur pied.
SECOND SÉNATEUR.—Noble Aufidius, recevez votre commission et volez à vos troupes. Laissez-nous seuls garder Corioles: si les Romains viennent camper sous ses murs, ramenez votre armée pour faire lever le siège; mais vous versez, je crois, que ces grands préparatifs n'ont pas été faits contre nous.
AUFIDIUS.—Ne doutez pas de ce que je vous dis: je ne parle que d'après des informations certaines. Je dirai plus, déjà plusieurs corps de l'armée romaine sont en campagne, et marchent droit sur nous. Je laisse vos seigneuries. Si nous venons à nous rencontrer, Marcius et moi, nous avons juré de combattre jusqu'à ce que l'un de nous deux fût hors d'état de continuer.
TOUS LES SÉNATEURS.—Que les dieux vous secondent!
AUFIDIUS.—Qu'ils veillent sur vos seigneuries!
PREMIER SÉNATEUR.—Adieu!
SECOND SÉNATEUR.—Adieu!
TOUS ENSEMBLE.—Adieu!
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Rome. Appartement de la maison de Marcius.
VOLUMNIE ET VIRGILIE entrent; elles s'assoient sur deux tabourets.
VOLUMNIE.—Je vous prie, ma fille, chantez, ou du moins exprimez-vous d'une manière moins décourageante. Si mon fils était mon époux, je serais plus joyeuse de cette absence qui va lui rapporter de la gloire, que des marques les plus tendres de son amour sur la couche nuptiale.—Alors qu'il était encore un enfant délicat et l'unique fils de mes entrailles, alors que les grâces de son âge lui attiraient tous les regards, alors qu'une autre mère n'aurait pas voulu se priver une heure du plaisir de le contempler, quand même un roi l'aurait suppliée un jour entier, moi je pensais combien la gloire lui siérait bien; je me disais qu'il ne vaudrait guère mieux qu'un portrait à pendre à un mur si la soif de la renommée ne le mettait en mouvement, et mon plaisir fut de l'envoyer chercher le danger partout où il pourrait trouver l'honneur: je l'envoyai à une guerre sanglante. Il en revint le front ceint de la couronne de chêne. Je vous le dis, ma fille, non, je ne tressaillis pas plus joyeusement à sa naissance lorsqu'on me dit que j'avais un fils, que le jour où pour la première fois il prouva qu'il était un homme.
VIRGILIE.—Et s'il eût été tué dans cette guerre, madame?...
VOLUMNIE.—Alors son grand renom serait devenu mon fils, et m'aurait tenu lieu de postérité.—Laissez-moi vous parler sincèrement. Si j'avais eu douze fils, tous également chéris, tous aussi passionnément aimés que votre Marcius, que mon Marcius, j'aurais mieux aimé en voir onze mourir généreusement pour leur pays, qu'un seul se rassasier de volupté loin des batailles.
(Une suivante se présente.)
LA SUIVANTE.—Madame, la noble Valérie vient vous faire une visite.
VIRGILIE.—Permettez-moi de me retirer; je vous en conjure.
VOLUMNIE.—Non, ma fille, je ne vous le permettrai point.—Je crois entendre le tambour de votre époux: je le vois traîner Aufidius par les cheveux, et les Volsques fuir effrayés comme des enfants poursuivis par un ours; je le vois frapper ainsi du pied;—je l'entends s'écrier: «En avant, lâches! quoi! nés dans le sein de Rome, vous fûtes engendrés dans la peur?» Essuyant de ses mains couvertes de fer son front ensanglanté, il marche en avant comme un moissonneur qui s'est engagé, ou à tout faucher ou à perdre son salaire.
VIRGILIE.—Son front ensanglanté? ô Jupiter, point de sang!
VOLUMNIE.—Taisez-vous, folle, le sang sur le front d'un guerrier sied mieux que l'or sur les trophées! Le sein d'Hécube, allaitant Hector, n'était pas plus charmant que le front d'Hector ensanglanté par les épées des Grecs luttant contre lui. Dites à Valérie que nous sommes prêtes à la recevoir.
(La suivante sort.)
VIRGILIE.—Le ciel protège mon seigneur contre le féroce Aufidius!
VOLUMNIE.—Il abattra sous son genou la tête d'Aufidius, et foulera aux pieds son cou.
(La suivante rentre avec Valérie et l'esclave qui l'accompagne.)
VALÉRIE.—Mesdames, je vous donne le bonjour à toutes deux.
VOLUMNIE.—Aimable personne!
VIRGILIE.—Je suis bien heureuse de vous voir, madame.
VALÉRIE.—Comment vous portez-vous, toutes deux?—Mais vous êtes d'excellentes ménagères: quel ouvrage faites-vous là? Une belle broderie, en vérité! Et comment va votre petit garçon?
VIRGILIE.—Je vous remercie, madame, il est bien.
VOLUMNIE.—Il aimerait bien mieux voir des épées, et entendre un tambour, que de regarder son maître.
VALÉRIE.—Oh! sur ma parole, il est en tout le fils de son père! je jure que c'est un joli enfant.—En vérité, mercredi dernier je pris plaisir à le regarder une demi-heure entière.—Il a une physionomie si décidée!—Je m'amusais à le voir poursuivre un papillon aux ailes dorées: il le prit, le lâcha, le reprit, et le voilà de nouveau parti, allant, venant, sautant, le rattrapant; puis, soit qu'il fût tombé et que sa chute l'eût enragé, soit je ne sais pourquoi, il le mit entre ses dents et le déchira: il fallait voir comme il le mit en pièces!
VOLUMNIE.—C'est une des manières de son père.
VALÉRIE.—En vérité, c'est un noble enfant.
VIRGILIE.—Un petit fou, madame.
VALÉRIE.—Allons, quittez votre aiguille, il faut absolument que vous veniez avec moi faire la paresseuse cet après-midi.
VIRGILIE.—Non, madame, je ne sortirai pas.
VALÉRIE.—Vous ne sortirez pas?
VOLUMNIE.—Elle sortira, elle sortira.
VIRGILIE.—Non, en vérité, si vous le permettez, je ne passerai pas le seuil, jusqu'à ce que mon seigneur soit revenu de la guerre.
VALÉRIE.—Fi donc! vous vous renfermez sans aucune raison.—Allons, venez faire une visite à cette dame qui est en couche.
VIRGILIE.—Je lui souhaite le prompt retour de ses forces, et je la visiterai dans mes prières; mais je ne puis aller la voir.
VALÉRIE.—Et pourquoi, je vous prie?
VIRGILIE.—Ce n'est de ma part ni paresse, ni indifférence pour elle.
VALÉRIE.—Vous voulez donc être une autre Pénélope? Mais on dit que toute la laine qu'elle fila pendant l'absence d'Ulysse ne servit qu'à mettre la teigne dans Ithaque. Venez donc. Je voudrais que votre toile fût sensible comme votre doigt: par pitié, vous vous lasseriez de la piquer. Venez donc avec nous.
VIRGILIE.—Non, ma chère dame, excusez-moi; en vérité, je ne sortirai pas.
VALÉRIE.—En vérité, vous viendrez avec moi: je vous apprendrai d'heureuses nouvelles de votre époux.
VIRGILIE.—Oh! madame, vous ne pouvez pas encore en avoir.
VALÉRIE.—Je ne plaisante pas: on en a reçu hier au soir.
VIRGILIE.—Est-il bien vrai, madame?
VALÉRIE,—Sérieusement: je ne vous trompe pas. Ce que je sais, je le tiens d'un sénateur: voici la nouvelle. Les Volsques ont une armée en campagne; le général Cominius est allé l'attaquer avec une partie de nos forces. Votre époux et Titus Lartius sont campés sous les murs de Corioles: ils ne doutent pas du succès de ce siège, qui terminera bientôt la guerre. Je vous dis la vérité, sur mon honneur.—Venez donc avec nous, je vous en conjure.
VIRGILIE.—Excusez-moi pour aujourd'hui, madame, et dans la suite je ne vous refuserai jamais rien.
VOLUMNIE.—Laissez-la seule, madame: de l'humeur qu'elle est, elle ne ferait que troubler notre gaieté.
VALÉRIE.—Je commence à le croire: adieu donc!—Ah! plutôt venez, aimable et chère amie; venez avec nous, Virgilie: mettez votre gravité à la porte, et suivez-nous.
VIRGILIE.—Non, madame; non, en un mot. Je ne dois pas sortir.—Je vous souhaite beaucoup de plaisir.
VALÉRIE.—Eh bien donc!... Adieu.
(Elles sortent.)
SCÈNE IV
La scène se passe devant Corioles.
MARCIUS, TITUS LARTIUS entrent suivis d'officiers et de soldats, au son des tambours et avec bannières déployées. Un messager vient à eux.
MARCIUS.—Voici des nouvelles: je gage qu'ils en sont venus aux mains.
LARTIUS.—Je parie que non, mon cheval contre le vôtre.
MARCIUS.—J'accepte la gageure.
LARTIUS.—Je la tiendrai.
MARCIUS, au messager.—Dis-moi, notre général a-t-il joint l'ennemi?
LE MESSAGER.—Les deux armées sont en présence: mais elles ne se sont encore rien dit.
LARTIUS.—Ainsi votre superbe cheval est à moi.
MARCIUS.—Je vous l'achèterai.
LARTIUS.—Moi, je ne veux ni le vendre, ni le donner, mais je vous le prête pour cinquante ans.—Sommez la ville.
MARCIUS.—À quelle distance de nous sont les deux armées?
LE MESSAGER.—A un mille et demi.
MARCIUS.—Nous pourrons donc entendre leur alarme et eux la nôtre?—C'est dans ce moment, ô Mars, que je te conjure de hâter ici notre ouvrage, afin que nous puissions, avec nos épées fumantes, voler au secours de nos amis.—Allons, sonne de ta trompette!
(Le son de la trompette appelle les ennemis à une conférence.—Quelques sénateurs volsques paraissent sur les murs au milieu des soldats.)
MARCIUS.—Tullus Aufidius est-il dans vos murs?
PREMIER SÉNATEUR.—Non, ni lui, ni aucun homme qui vous craigne moins que lui, c'est-à-dire, moins que peu. Écoutez: nos tambours rassemblent notre jeunesse! (Alarme dans le lointain.) Nous renverserons nos murs, plutôt que de nous y laisser emprisonner: nos portes, qui vous semblent fermées, n'ont pour loquets que des roseaux; elles vont s'ouvrir d'elles-mêmes. Entendez-vous dans le lointain (Nouvelle alarme.) C'est Aufidius. Écoutez quel ravage il fait dans votre armée en déroute.
MARCIUS.—Oh! ils sont aux prises.
LARTIUS—Que leurs cris nous servent de leçon: vite, des échelles.
(Les Volsques font une sortie.)
MARCIUS.—Ils ne nous craignent pas! Ils osent sortir de leur ville!—Allons, soldats, serrez vos boucliers contre votre coeur, et combattez avec des coeurs qui soient encore plus à l'épreuve du fer que vos boucliers. Avancez, vaillant Titus. Ils nous dédaignent fort au delà de ce que nous pensions. J'en sue de rage.—Venez, braves compagnons. Celui de vous qui reculera, je le traiterai comme un Volsque. Il périra sous mon glaive.
(Le signal est donné, les Romains et les Volsques se rencontrent.—Les Romains sont battus et repoussés jusque dans leurs tranchées.)
MARCIUS.—Que toute la contagion du sud descende sur vous, vous la honte de Rome!... vous troupeau de...—Que les clous et la peste vous couvrent de plaies, afin que vous soyez abhorrés avant d'être vus et que vous vous infestiez les uns les autres à un mille de distance. Ames d'oies qui portez des figures humaines, comment avez-vous pu fuir devant des esclaves que battraient des singes? Par Pluton et l'enfer! ils sont tous frappés par derrière, le dos rougi de leur sang et le front blême, fuyant et transis de peur.—Réparez votre faute, chargez de nouveau, ou, par les feux du ciel, je laisse là l'ennemi, et je tourne mes armes contre vous; prenez-y garde. En avant! Si vous voulez tenir ferme, nous allons les repousser jusque dans les bras de leurs femmes, comme ils nous ont poursuivis jusque dans nos tranchées.—
(Les clameurs guerrières recommencent: Marcius charge les Volsques et les poursuit jusqu'aux portes de la ville.)
—Voilà les portes qui s'ouvrent.—Maintenant secondez-moi en braves. C'est pour les vainqueurs que la fortune élargit l'entrée de la ville, et non pour les fuyards: regardez-moi, imitez-moi.
(Il passe les portes et elles se ferment sur lui.)
UN PREMIER SOLDAT.—Audace de fou! Ce ne sera pas moi!
-UN SECOND SOLDAT.—Ni moi.
TROISIÈME SOLDAT.—Vois, les portes se ferment sur lui.
(Les cris continuent.)
TOUS.—Le voilà pris, je le garantis.
TITUS LARTIUS parait.—Marcius! qu'est-il devenu?
TOUS.—Il est mort, seigneur; il n'en faut pas douter.
PREMIER SOLDAT.—Il était sur les talons des fuyards et il est entré dans la ville avec eux. Aussitôt les portes se sont refermées; et il est dans Corioles, seul contre tous ses habitants.
LARTIUS.—O mon brave compagnon! plus brave que l'insensible acier de son épée; quand elle plie, il tient bon. Il n'ont pas osé te suivre, Marcius!—Un diamant de ta grosseur serait moins précieux que toi. Tu étais un guerrier accompli, égal aux voeux de Caton même. Terrible et redoutable, non-seulement dans les coups que tu portais; mais ton farouche regard et le son foudroyant de ta voix faisaient frissonner les ennemis comme si l'univers agité par la fièvre eût tremblé.
(Marcius paraît sanglant, et poursuivi par l'ennemi.)
PREMIER SOLDAT.—Voyez, seigneur. LARTIUS.—Oh! c'est Marcius: courons le sauver ou périr tous avec lui.
(Ils combattent et entrent tous dans la ville.)
SCÈNE V
L'intérieur de la ville.
(Quelques Romains chargés de butin.)
PREMIER ROMAIN.—Je porterai ces dépouilles à Rome.
SECOND ROMAIN.—Et moi, celles-ci.
TROISIÈME ROMAIN.—Peste soit de ce vil métal! je l'avais pris pour de l'argent.
(On entend toujours dans l'éloignement les cris des combattants. —Marcius et Titus Lartius s'avancent, précédés d'un héraut.)
MARCIUS.—Voyez ces maraudeurs! qui estiment leur temps au prix d'une mauvaise drachme! coussins, cuillers de plomb, morceaux de fers d'un liard, pourpoints que des bourreaux enterreraient avec ceux qui les ont portés; voilà ce que ramassent ces lâches esclaves, avant que le combat soit fini.—Tombons sur eux.—Mais écoutez, quel fracas autour du général ennemi? —Volon à lui!—C'est là qu'est l'homme que mon coeur hait; c'est Aufidius qui massacre nos Romains. Allons, vaillant Titus, prenez un nombre de soldats suffisant pour garder la ville, tandis que moi, avec ceux qui ont du coeur, je vole au secours de Cominius.
LARTIUS.—Digne seigneur, ton sang coule; tu es trop épuisé-par ce premier exercice pour entreprendre un second combat.
MARCIUS.—Seigneur, ne me louez point, l'ouvrage que j'ai fait ne m'a pas encore échauffé. Adieu. Ce sang que je perds me soulage, au lieu de m'affaiblir. C'est dans cet état que je veux paraître devant Aufidius, et le combattre.
LARTIUS.—Que la belle déesse de la fortune t'accorde son amour; et que ses charmes puissants détournent l'épée de tes ennemis, vaillant Marcius; que la prospérité te suive comme un page.
MARCIUS.—Ton ami n'est pas au-dessous de ceux qu'elle a placés au plus haut rang. Adieu!
LARTIUS.—Intrépide Marcius! Toi, va sonner ta trompette dans la place publique, et rassemble tous les officiers de la ville: c'est là que je leur ferai connaître mes intentions. Partez.
(Ils sortent.)
SCÈNE VI
Les environs du camp de Cominius.
COMINIUS faisant retraite avec un nombre de soldats.
COMINIUS.—Respirez, mes amis; bien combattu! Nous quittons le champ de bataille en vrais Romains, sans folle témérité dans notre résistance, sans lâcheté dans notre retraite.—Croyez-moi, mes amis, nous serons encore attaqués.—Dans la chaleur de l'action, nous avons entendu par intervalles les charges de nos amis apportées par le vent. Dieux de Rome, accordez-leur le succès que nous désirons pour nous-mêmes! Faites que nos deux armées se rejoignent, le front souriant, et puissent vous offrir ensemble un sacrifice d'actions de grâces! (Un messager paraît.)—Quelles nouvelles?
LE MESSAGER.—Les habitants de Corioles ont fait une sortie et livré bataille à Lartius et Marcius. J'ai vu nos troupes repoussées jusque dans les tranchées et aussitôt je suis parti.
COMINIUS.—Quoique tu dises la vérité, je crois, tu ne parles pas bien. Combien y a-t-il que tu es parti?
LE MESSAGER.—Plus d'une heure, seigneur.
COMINIUS.—Quoi! il n'y a pas un mille de distance. A l'instant nous entendions encore leur tambour. Comment as-tu pu mettre une heure à parcourir un mille, et m'apporter des nouvelles si tardives?
LE MESSAGER.—Les espions des Volsques m'ont donné la chasse, et j'ai été forcé de faire un détour de trois ou quatre milles: sans quoi, seigneur, je vous aurais apporté cette nouvelle une demie-heure plus tôt.
(Marcius arrive.)
COMINIUS.—Quel est ce guerrier là-bas, qui a l'air d'avoir été écorché tout vif. O Dieu! il a bien le port de Marcius; ce n'est pas la première fois que je l'ai vu dans cet état!
MARCIUS.—Suis-je venu trop tard?
COMINIUS.—Le berger ne distingue pas mieux le tonnerre du son d'un tambourin, que moi la voix de Marcius de celle de tout homme.
MARCIUS.—Suis-je venu trop tard?
COMINIUS.—Oui, si vous ne revenez pas couvert du sang des ennemis, mais baigné dans votre propre sang.
MARCIUS.—Oh! laissez-moi vous embrasser avec des bras aussi robustes que lorsque je faisais la cour à ma femme, et avec un coeur aussi joyeux qu'à la fin de mes noces, lorsque les flambeaux de l'hymen me guidèrent à la couche nuptiale.
COMINIUS.—Fleur des guerriers, que fait Titus Lartius?
MARCIUS.—Il est occupé à porter des décrets: il condamne les uns à mort, les autres à l'exil; rançonne celui-ci, fait grâce à celui-là ou le menace: il régit Corioles au nom de Rome, et la gouverne comme un docile lévrier caressant la main qui le tient en lesse.
COMINIUS.—Où est ce malheureux qui est venu m'annoncer que les Volsques vous avaient repoussés jusque dans vos tranchées? Où est-il? Qu'on le fasse venir.
MARCIUS.—Laissez-le en paix; il vous a dit la vérité. Mais quant à nos seigneurs les plébéiens..... (Peste soit des coquins.... des tribuns, voilà tout ce qu'ils méritent), la souris n'a jamais fui le chat comme ils fuyaient devant une canaille encore plus méprisable qu'eux.
COMINIUS.—Mais comment avez-vous pu triompher?
MARCIUS.—Ce temps est-il fait pour l'employer en récits? Je ne crois pas.... Où est l'ennemi? Êtes-vous maîtres du champ de bataille? Si vous ne l'êtes pas, pourquoi rester dans l'inaction avant que vous le soyez devenus?
COMINIUS.—Marcius, nous avons combattu avec désavantage; et nous nous sommes repliés, pour assurer l'exécution de nos desseins.
MARCIUS.—Quel est leur ordre de bataille? Savez-vous de quel côté sont placées leurs troupes d'élite?
COMINIUS.—Suivant mes conjectures, leur avant-garde est formée des Antiates, qui sont leurs meilleurs soldats: à leur tête est Aufidius, le centre de toutes leurs espérances.
MARCIUS.—Je vous conjure, au nom de toutes les batailles où nous avons combattu et de tout le sang que nous avons versé ensemble, au nom des serments que nous avons faits de rester toujours amis, envoyez-moi sur-le-champ contre Aufidius et ses Antiates, et ne perdons pas l'occasion. Remplissons l'air de traits et d'épées nues: tentons la fortune à cette heure même....
COMINIUS.—J'aimerais mieux vous voir conduire à un bain salutaire, et panser vos blessures: mais jamais je n'ose vous refuser ce que vous demandez. Choisissez vous-même parmi ces soldats ceux qui peuvent le mieux seconder votre entreprise.
MARCIUS.—Je choisis ceux qui voudront me suivre. S'il y a parmi vous quelqu'un (et ce serait un crime d'en douter) qui aime sur son visage le fard dont il voit le mien coloré, qui craigne moins pour ses jours que pour son honneur, qui pense qu'une belle mort est préférable à une vie honteuse, et qui chérisse plus sa patrie que lui-même; qu'il vienne, seul ou suivi de ceux qui pensent de même: qu'il étende comme moi la main (il lève la main) en témoignage de ses dispositions, et qu'il suive Marcius.—
(Tous ensemble poussent un cri, agitent leurs épées, élèvent Marcius sur leurs bras, et font voler leurs bonnets en l'air.)
—Oh! laissez-moi! Voulez-vous faire de moi un glaive? Si ces démonstrations ne sont pas une vaine apparence, qui de vous ne vaut pas quatre Volsques? Pas un de vous qui ne puisse opposer au vaillant Aufidius un bouclier aussi ferme que le sien. Je vous rends grâces à tous; mais je n'en dois choisir qu'un certain nombre. Les autres réserveront leur courage pour quelque autre combat que l'occasion amènera. Allons marchons. Quatre des plus braves recevront immédiatement mes ordres.
COMINIUS.—Marchez, mes amis: tenez ce que promet cette démonstration; et vous partagerez avec nous tous les fruits de la guerre.
(Ils sortent et suivent Coriolan.)
SCÈNE VII
Les portes de Corioles.
TITUS LARTIUS, ayant laissé une garnison dans Corioles, marche, avec un tambour et un trompette, vers COMINIUS ET MARCIUS. UN LIEUTENANT, DES SOLDATS, UN ESPION.
LARTIUS.—Veillez à la garde des portes: suivez les ordres que je vous ai donnés. À mon premier avis, envoyez ces centuries à notre secours: le reste pourra tenir quelque temps; si nous perdons la bataille, nous ne pouvons pas garder la ville.
LE LIEUTENANT.—Reposez-vous sur nos soins, seigneur.
LARTIUS.—Rentrez et fermez vos portes sur nous. Guide, marche; conduis-nous au camp des Romains.
(Ils sortent.)
SCÈNE VIII
L'autre camp des Romains.
On entend des cris de bataille MARCIUS ET AUFIDIUS entrent par différentes portes et se rencontrent.
MARCIUS.—Je ne veux combattre que toi: je te hais plus que l'homme qui viole sa parole..
AUFIDIUS.—Ma haine égale la tienne, et l'Afrique n'a point de serpent que j'abhorre plus que ta gloire, objet de ma jalousie. Affermis ton pied.
MARCIUS.—Que le premier qui reculera meure l'esclave de l'autre, et que les dieux le punissent encore dans l'autre vie!
AUFIDIUS.—Si tu me vois fuir, Marcius, poursuis-moi de tes clameurs comme un lièvre.
MARCIUS.—Tullus, pendant trois heures entières, je viens de combattre seul dans les murs de Corioles, et j'y ai fait tout ce que j'ai voulu. Ce sang dont tu vois mon visage masqué, n'est pas le mien; pour te venger, appelle et déploie toutes tes forces.
AUFIDIUS.—Fusses-tu cet Hector, ce foudre de vos fanfarons d'ancêtres, tu ne m'échapperais pas ici.
(Ils combattent sur place: quelques Volsques viennent au secours d'Aufidius: Marcius combat contre eux, jusqu'à ce qu'ils se retirent hors d'haleine.)
AUFIDIUS, en se retirant aux Volsques.—Plus officieux que braves, vous m'avez déshonoré par votre sotte assistance.
(Ils fuient poussés par Marcius.)
SCÈNE IX
(Acclamations, cris de guerre. On donne le signal de la retraite. Cominius entre par une porte avec les Romains; Marcius entre par l'autre, un bras en écharpe.)
COMINIUS.—Si je te racontais en détail tout ce que tu as fait aujourd'hui, tu ne croirais pas toi-même à tes propres actions. Mais je garde ce récit pour un autre lieu: c'est là que les sénateurs mêleront des larmes à leurs sourires; que nos illustres patriciens écouteront, hausseront les épaules, et finiront par admirer; que nos dames romaines trembleront d'effroi et de plaisir; que ces tribuns imbéciles, qui, ligués avec les vils plébéiens, détestent ta gloire, seront forcés de s'écrier, en dépit de leurs coeurs: «Nous remercions les dieux d'avoir accordé à Rome un tel guerrier.» Et pourtant, avant le banquet de cette journée dont tu es venu encore prendre ta part, tu étais déjà rassasié.
(Titus Lartius ramène ses troupes victorieuses, et lasses de poursuivre l'ennemi.)
LARTIUS.—O mon général! (Montrant Marcius.) Voilà le coursier, nous n'en sommes que le caparaçon.—Avez-vous vu?....
MARCIUS.—De grâce, épargnez-moi: ma mère, qui a le privilège de vanter son sang, m'afflige quand elle me donne des louanges. J'ai fait comme vous tout ce que j'ai pu, par le même motif qui vous anime, l'amour de ma patrie. Quiconque a pu accomplir ce qu'il souhaitait a fait plus que moi.
COMINIUS.—Vous ne serez point le tombeau de votre mérite: il faut que Rome connaisse tout le prix d'un de ses enfants. Dérober à sa connaissance vos actions, ce serait un crime plus grand qu'un vol, ce serait une trahison. On peut les célébrer, les élever au comble de la louange, sans passer les bornes de la modération. Ainsi, je vous en conjure, écoutez-moi en présence de toute l'armée, je veux dire ce que vous êtes, et non récompenser ce que vous avez fait.
MARCIUS.—J'ai sur mon corps quelques blessures, qui deviennent plus cuisantes quand j'en entends parler.
COMINIUS.—N'en pas parler serait une ingratitude qui pourrait les envenimer et les rendre mortelles.—De tous les chevaux dont nous avons pris un bon nombre, de tous les trésors que nous avons amassés dans Corioles et sur le champ de bataille, nous vous offrons la dîme: levez à votre choix ce tribut sur tout le butin, avant le partage général.
MARCIUS.—Je vous remercie, général; mais je ne puis amener mon coeur à accepter aucun salaire pour ce qu'a fait mon épée; je refuse votre offre, et ne veux qu'une part égale à ceux qui ont assisté à l'action.—
(Fanfares; acclamations redoublées: tous s'écrient Marcius, vive Marcius! en jetant leurs bonnets en l'air et agitant leurs lances. Cominius et Lartius ôtent leur casques, et restent la tête découverte devant toute l'armée.)
—Puissent ces mêmes instruments que vous profanez perdre à jamais leurs sons, si les tambours et les trompettes doivent se changer en organes de la flatterie sur le champ de bataille! Laissez aux cours et aux cités le privilège de n'offrir que les dehors perfides de l'adulation et de rendre l'acier aussi doux que la soie du parasite. Qu'on les réserve pour donner le signal des combats. C'est assez, vous dis-je. Parce que vous voyez sur mon nez quelques traces de sang que je n'ai pas encore eu le temps de laver,—parce que j'ai terrassé quelques faibles ennemis, exploits qu'ont faits comme moi une foule d'autres soldats qui sont ici, et qu'on ne remarque pas vous me recevez avec des acclamations hyperboliques comme si j'aimais que mon faible mérite fût alimenté par des louanges assaisonnées de mensonge!
COMINIUS.—Vous avez trop de modestie, vous êtes plus ennemi de votre gloire que reconnaissant envers nous, qui vous rendons un hommage sincère. Si vous vous irritez ainsi contre vous-même, vous nous permettrez de vous enchaîner comme un furieux qui cherche à se détruire de ses mains; afin de pouvoir vous parler raison en sûreté. Que toute la terre sache donc comme nous, que c'est Caïus Marcius qui remporte la palme de cette guerre: je lui en donne pour gage mon superbe coursier, connu de tout le camp, avec tous ses ornements; et dès ce moment, en récompense de ce qu'il a fait devant Corioles, je le proclame, au milieu des cris et des applaudissements de toute l'armée, Caïus Marcius Coriolanus—Portez toujours noblement ce surnom.
(Acclamations.—Musique guerrière.)
(Toute l'armée répète: Caïus Marcius Coriolanus!)
MARCIUS.—Je vais laver mon visage; et alors vous verrez s'il est vrai que je rougisse ou non.—N'importe! je vous rends grâces. Je veux monter votre coursier, et dans tous les temps je ferai tous mes efforts pour soutenir le beau surnom que vous me décernez.
COMINIUS.—Allons, entrons dans notre tente; avant de nous livrer au repos, il nous faut instruire Rome de nos succès. Vous, Titus Lartius, retournez à Corioles; et envoyez-nous à Rome les citoyens les plus considérables, afin que nous puissions conférer avec eux, dans leur intérêt comme dans le nôtre.
LARTIUS.—Je vais le faire, seigneur.
MARCIUS.—Les dieux commencent à se jouer de moi: moi, qui viens tout à l'heure de refuser les plus magnifiques présents, je me vois obligé de demander une grâce à mon générai.
COMINIUS.—Elle vous est accordée. Quelle est-elle?
MARCIUS.—J'ai passé quelque temps ici à Corioles, chez un pauvre citoyen qui m'a traité en ami. Il a poussé dans le combat un cri vers moi: je l'ai vu faire prisonnier. Mais alors Aufidius a paru devant moi, et la fureur a étouffé ma pitié. Je vous demande la liberté de mon malheureux hôte.
COMINIUS.—O noble demande! Fût-il le bourreau de mon fils, il sera libre comme l'air. Rendez-lui la liberté, Titus!
LARTIUS.—Son nom, Marcius?
MARCIUS.—Par Jupiter! je l'ai oublié.—Je suis fatigué, et ma mémoire en est troublée: n'avez-vous point de vin ici?
COMINIUS.—Entrons dans nos tentes: le sang se fige sur votre visage; il est temps que vous preniez soin de vos blessures: allons.
(Ils sortent.)
SCÈNE X
Le camp des Volsques.
Bruit d'instruments militaires: TULLUS AUFIDIUS parait tout sanglant avec deux ou trois officiers.
AUFIDIUS.—La ville est prise.
UN OFFICIER.—Elle sera rendue à de bonnes conditions.
AUFIDIUS.—Des conditions! Je voudrais être Romain.... car étant Volsque, je ne puis me montrer tel que je suis. Des conditions! Eh! y a-t-il de bonnes conditions dans un traité pour le parti gui est à la merci du vainqueur?—Marcius, cinq fois j'ai combattu contre toi, et cinq fois tu m'a vaincu; et tu me vaincrais toujours, je crois, quand nos combats se renouvelleraient aussi souvent que nos repas! Mais, j'en jure par les éléments, si je me rencontre encore une fois avec lui face à face, il sera à moi ou je serai à lui. Mon émulation renonce à l'honneur dont elle s'est piquée jusqu'ici; et au lieu d'espérer, comme je l'ai fait, de le terrasser, en luttant en brave et fer contre fer, je lui tendrai quelque piège: il faut qu'il succombe ou sous ma fureur, ou sous mon adresse.
L'OFFICIER.—C'est le démon!
AUFIDIUS.—Il a plus d'audace, mais moins de ruse. Ma valeur est empoisonnée par les affronts qu'elle a reçus de lui; elle change de nature. Ni le sommeil, ni le sanctuaire, ni la nudité, ni la maladie, ni le temple, ni le Capitole, ni les prières des prêtres, ni l'heure du sacrifice, aucune de ces barrières qui s'opposent à la fureur, ne pourront élever leurs privilèges traditionnels et pourris contre la haine que je porte à Marcius. Partout où je le trouverai, dans mes propres foyers, sous la garde de mon frère, là, violant les lois de l'hospitalité, je laverai dans son sang ma cruelle main.—Vous, allez à la ville; voyez comment les Romains la gardent, quels sont les otages qu'ils ont demandés pour Rome.
L'OFFICIER.—N'y viendrez-vous pas vous-même?
AUFIDIUS.—On m'attend au bosquet de cyprès, au sud des moulins de la ville. Je vous prie, revenez m'apprendre en ce lieu quel cours suit la fortune afin que je règle ma marche sur celle des événements.
L'OFFICIER.—J'exécuterai vos ordres, seigneur.
(Ils sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
La ville de Rome. Place publique. MÉNÉNIUS, SICINIUS ET BRUTUS.
MÉNÉNIUS.—L'augure m'a dit que nous aurions des nouvelles ce soir.
BRUTUS.—Bonnes ou mauvaises?
MÉNÉNIUS.—Peu favorables aux voeux du peuple; car il n'aime pas Marcius.
SICINIUS.—La nature enseigne aux animaux à distinguer leurs amis.
MÉNÉNIUS.—Quel est, je vous prie, l'animal que le loup aime?
SICINIUS.—L'agneau.
MÉNÉNIUS.—Oui, pour le dévorer comme vos plébéiens, toujours affamés, voudraient dévorer le noble Marcius.
BRUTUS.—C'est un agneau, qui bêle comme un ours.
MÉNÉNIUS.—Un ours? soit: mais qui vit comme un agneau. Vous êtes vieux tous les deux; répondez à une question.
TOUS DEUX.—Voyons cette question.
MÉNÉNIUS.—Quel est le vice manquant à Marcius que vous n'ayez vous deux en abondance?
BRUTUS.—Il ne lui manque aucun défaut; il est richement pourvu.
SICINIUS.—D'orgueil en particulier.
BRUTUS.—Et par-dessus tout de jactance.
MÉNÉNIUS.—Voilà qui est étrange! Et vous deux, savez-vous le blâme dont vous êtes l'objet dans la ville? Je veux dire de la part des gens de notre ordre? le savez-vous?
LES DEUX TRIBUNS.—Comment, de quel blâme pouvons-nous être l'objet?
MÉNÉNIUS.—Puisque vous parlez d'orgueil, m'écouterez-vous sans humeur?
LES DEUX TRIBUNS.—Oui: allons, voyons.
MÉNÉNIUS.—Après tout, qu'importe! car il n'est pas nécessaire de voler beaucoup les occasions pour vous dérober beaucoup de votre patience—Suivez sans frein votre penchant naturel; et prenez de l'humeur tant qu'il vous plaira, si du moins c'est un plaisir pour vous que de vous fâcher. Vous reprochez à Marcius de l'orgueil!
BRUTUS.—Nous ne sommes pas seuls à lui faire ce reproche.
MÉNÉNIUS.—Oh! je sais que vous faîtes très peu de choses à vous tout seuls. Vous avez abondance de secours: sans quoi vos actions seraient merveilleusement rares. Vos talents sont trop enfantins pour faire beaucoup à vous seuls.—Vous parlez d'orgueil? Ah! si vous pouviez tourner les yeux et voir la nuque de vos cous, si vous pouviez faire une revue intérieure de vos bonnes personnes, si vous le pouviez.....
BRUTUS.—Eh bien! qu'arriverait-il?
MÉNÉNIUS.—Eh bien! vous verriez une paire de magistrats sans mérite, orgueilleux, violents, entêtés, en d'autres termes, aussi sots qu'on en ait jamais vu dans Rome.
SICINIUS.—Ménénius, on vous connaît bien aussi.
MÉNÉNIUS.—On me connaît pour un patricien d'humeur joviale, qui ne hait pas une coupe de vin généreux, pur de tout mélange avec une seule goutte du Tibre; qui a, dit-on, le défaut d'accueillir trop favorablement les plaintes du premier venu, d'être trop prompt, et de prendre feu comme de l'amadou pour le plus léger motif. On peut dire encore qu'il m'arrive plus souvent de converser avec la croupe noire de la nuit qu'avec le front riant de l'aurore. Mais tout ce que je pense, je le dis, et toute ma malice s'exhale en paroles. Lorsque je rencontre deux politiques tels que vous, il m'est impossible de les appeler des Lycurgues. Si la liqueur que vous me versez m'affecte désagréablement le palais, je fais la grimace. Je ne saurais dire que vos Honneurs ont bien parlé, quand je trouve des âneries dans la majeure partie de vos syllabes, et quoique je me résigne à supporter ceux qui disent que vous êtes de graves personnages dignes de nos respects, cependant ceux qui disent que vous avez de bonnes figures mentent effrontément. Si c'est là ce que vous voyez dans la carte de mon microcosme2, s'ensuit-il qu'on me connaisse bien aussi? Voyons, quels défauts votre aveugle perspicacité découvrira-t-elle dans mon caractère, si moi aussi je suis bien Connu?
BRUTUS.—Allez, allez! nous vous connaissons de reste.
MÉNÉNIUS.—Non, vous ne connaissez ni moi, ni vous-mêmes, ni quoi que ce soit. Vous recherchez les coups de chapeau et les courbettes des pauvres malheureux; vous perdez la plus précieuse partie du jour à entendre le plaidoyer d'une marchande de citrons contre un marchand de robinets, et vous remettez à une seconde audience la décision de ce procès de trois sous. Quand vous êtes sur votre tribunal, juges entre deux parties, si par malheur vous avez la colique, vous faites des grimaces comme de vrais masques, vous dressez l'étendard rouge contre toute patience, et, demandant un pot de chambre à grands cris, vous renvoyez les deux parties plus acharnées l'une contre l'autre, et la cause plus embrouillée; tout l'accord que vous mettez entre eux, c'est de les traiter tous deux de fripons. Vous êtes un étrange couple!
BRUTUS.—Allez, allez! On sait que vous dîtes plus de bons mots à table, que vous ne siégez utilement au Capitole.
MÉNÉNIUS.—Nos prêtres eux-mêmes perdraient leur gravité devant des objets aussi ridicules que vous; votre meilleur raisonnement ne vaut pas un poil de votre barbe, qui tout entière ne mérite pas l'honneur d'être enterrée dans le coussin d'une ravaudeuse, ou dans le bât d'un âne; et vous osez dire que Marcius a de l'orgueil! Marcius, qui, évalué au plus bas, vaut tous vos ancêtres ensemble depuis Deucalion, quoique peut-être quelques-uns des plus illustres fussent des bourreaux héréditaires. Bonsoir à vos Seigneuries; une plus longue conversation avec vous infecterait mon cerveau. Pasteurs des animaux de plébéiens, vous me permettrez de prendre congé de vous.
(Brutus et Sicinius se retirent à l'écart.) (Surviennent Volumnie, Virgilie et Valérie.)
MÉNÉNIUS.—Qu'est-ce donc, belles et nobles dames? La lune, descendue sur la terre, n'y brillerait pas de plus de majesté que vous. Et que cherchent vos regards empressés?
VOLUMNIE.—Honorable Ménénius, mon fils Marcius approche: pour l'amour de Junon, ne nous retardez pas.
MÉNÉNIUS.—Ah! Marcius revient à Rome?
VOLUMNIE.—Oui, noble Ménénius, et avec la gloire la plus éclatante.
MÉNÉNIUS.—Voilà mon bonnet, ô Jupiter, et reçois mes remerciements. Oh! Marcius revient à Rome!
VOLUMNIE ET VIRGILIE.—Oui, rien de plus vrai.
VOLUMNIE.—Voyez: cette lettre est de sa main. Le sénat en a reçu une autre, sa femme une autre, et il y en a une pour vous, je crois, à la maison.
MÉNÉNIUS.—Oh! je vais donner ce soir des fêtes à ébranler les voûtes: une lettre pour moi!
VIRGILIE.—Oui, sûrement, il y a une lettre pour vous: je l'ai vue.
MÉNÉNIUS.—Une lettre pour moi! elle m'assure sept ans de santé. Pendant sept ans je ferai la nique au médecin. La plus fameuse ordonnance de Galien n'est que drogue d'empirique, et ne vaut pas mieux qu'une médecine de cheval, en comparaison de ce préservatif. N'est-il point blessé? Il n'a pas coutume de revenir sans blessures.
VIRGILIE.—Oh! non, non, non!
VOLUMNIE.—Oh! il est blessé: j'en rends grâce aux dieux.
MÉNÉNIUS.—Et moi aussi, pourvu qu'il ne le soit pas trop. Les blessures lui vont bien. Apporte-t-il dans sa poche une victoire?
VOLUMNIE.—Elle couronne son front. Voilà la troisième fois, Ménénius, que mon fils revient avec la guirlande de chêne.
MÉNÉNIUS.—A-t-il frotté Aufidius comme il faut?
VOLUMNIE.—Titus Lartius écrit qu'ils ont combattu l'un contre l'autre; mais qu'Aufidius a pris la fuite.
MÉNÉNIUS.—Oh! il était temps, je le lui garantis: s'il eût résisté encore, je n'aurais pas voulu être traité comme lui pour tous les trésors de Corioles.—Le sénat est-il informé de cette nouvelle?
VOLUMNIE.—Allons, mesdames.—Oui, oui, le sénat a reçu des lettres du général, qui donne à mon fils la gloire de cette guerre. Il a, dans cette action, deux fois surpassé l'honneur de ses premiers exploits.
VALÉRIE.—Il est vrai qu'on raconte de lui des choses merveilleuses.
MÉNÉNIUS.—Merveilleuses! oui, je vous le garantis; et bien achetées par lui.
VIRGILIE.—Que les dieux nous en confirment la vérité!
VOLUMNIE.—La vérité? Ah! par exemple!
MÉNÉNIUS.—La vérité? je vous le jure, moi; tout cela est vrai.—Où est-il blessé?—(Aux tribuns.) Que les dieux conservent vos bonnes Seigneuries. Marcius revient à Rome. Il a de nouveaux sujets d'avoir de l'orgueil.—Où est-il blessé?
VOLUMNIE.—A l'épaule et au bras gauche.—Là resteront de larges cicatrices qu'il pourra montrer au peuple, quand il demandera la place qui lui est due.—Lorsqu'il repoussa Tarquin, il reçut sept blessures.
MÉNÉNIUS.—Il en a une sur le cou, et deux dans la cuisse: je lui en connais neuf.
VOLUMNIE.—Avant cette dernière expédition, il avait déjà reçu vingt-cinq blessures.
MÉNÉNIUS.—Il en a donc maintenant vingt-sept, et chaque blessure fut le tombeau d'un ennemi. Entendez-vous les trompettes?
(Acclamations et fanfares.)
VOLUMNIE.—Voilà les avant-coureurs de Marcius: il fait marcher devant lui le bruit de la victoire, et derrière lui il laisse des pleurs. La mort, ce sombre fantôme, est assise sur son bras vigoureux: ce bras se lève, retombe, et alors les hommes meurent.
(Les trompettes sonnent. On voit paraître Cominius et Titus Lartius; Coriolan est au milieu d'eux, le front ceint d'une couronne de chêne; les chefs de l'armée et les soldats le suivent: un héraut le précède.)
LE HÉRAUT.—Apprends, ô Rome, que Marcius a combattu seul dans les murs de Corioles, où il a gagné avec gloire un nom qui s'ajoute au nom de Caïus Marcius. Coriolan est son glorieux surnom. Soyez le bienvenu à Rome, illustre Coriolan!
(Fanfares.)
TOUS ENSEMBLE.—Soyez le bienvenu à Rome, illustre Coriolan!
CORIOLAN.—Assez! cela blesse mon coeur; je vous prie, cessez.
COMINIUS.—Voyez votre mère.
CORIOLAN.—Oh! je le sais, vous avez imploré tous les dieux pour ma prospérité.
(Il fléchit le genou.)
VOLUMNIE.—Non, mon brave soldat, lève-toi; lève-toi, mon cher Marcius, mon noble Caïus, et encore un surnom nouveau qui comble l'honneur de tes exploits! Oui, Coriolan: n'est-ce pas le nom qu'il faut que je te donne? Mais voilà ta femme...
CORIOLAN.—Salut, mon gracieux silence! Quoi! aurais-tu donc ri si tu m'avais vu rapporté dans un cercueil, toi qui pleures à mon triomphe? Ah! ma chère, ce sont les veuves de Corioles, et les mères qui ont perdu leurs enfants qui pleurent ainsi...
MÉNÉNIUS.—Que les dieux te couronnent!
CORIOLAN.—Ah! vous vivez encore? (A Valérie.) Aimable dame, pardonnez.
VOLUMNIE.—Je ne sais de quel côté me tourner.—O mon fils! sois le bienvenu dans ta patrie; et vous aussi, général, soyez tous les bienvenus.
MÉNÉNIUS.—Sois mille et mille fois le bienvenu! Je suis prêt à pleurer et à rire. Mon coeur est tout à la fois triste et gai.—Sois le bienvenu! Qu'une malédiction dévore le coeur de celui qui n'est pas joyeux de te voir! Vous êtes trois que Rome doit adorer: mais j'en atteste tous les yeux, nous avons ici quelques vieux troncs ingrats sur lesquels on ne peut greffer la moindre affection pour vous. N'importe: soyez les bienvenus, ô guerriers! Une ortie ne sera jamais qu'une ortie, et les travers des fous seront toujours folie.
COMINIUS.—Il a toujours raison.
CORIOLAN.—Toujours Ménénius, toujours le même.
LE HÉRAUT.—Faites place: avancez.
CORIOLAN, à sa mère et à sa femme.—Donnez-moi votre main, et vous la vôtre. Avant que je puisse abriter ma tête sous notre propre toit, mon devoir m'oblige à visiter nos bons patriciens, de qui j'ai reçu mille félicitations, accompagnées d'une foule d'honneurs.
VOLUMNIE.—J'ai assez vécu pour voir mes voeux accomplis, et réaliser les songes de mon imagination. Une seule chose te manque, et je ne doute pas que Rome ne te l'accorde.
CORIOLAN.—Sachez, ô tendre mère, que j'aime mieux les servir à mon gré, que de leur commander selon leur goût.
COMINIUS.—Allons au Capitole.
(Fanfares: ils sortent en pompe comme ils sont entrés; les tribuns restent.)
BRUTUS.—Toutes les langues parlent de lui; les yeux affaiblis de la vieillesse empruntent le secours des lunettes pour le voir: la nourrice babillarde, toute occupée de jaser de lui, n'entend plus les cris de son nourrisson; le dernier souillon de cuisine songe à sa parure, arrange son plus beau mouchoir sur sa gorge enfumée, et court gravir sur les murs pour le regarder. On se presse sur les échoppes, dans les boutiques, aux fenêtres; les plombs sont couverts de peuple; on voit les figures les plus diverses à cheval sur les toits, tous empressés de le voir. Les prêtres, qui se montrent si rarement, se confondent avec la multitude, et se pressent pour arriver tout essoufflés à une place vulgaire. Les dames exposent les lis et les roses de leurs joues délicates, et livrent nus les charmes de leur visage aux brûlants baisers de Phoebus. C'est un bruit, un tumulte autour de lui! on dirait qu'un dieu est recelé dans sa personne mortelle, et lui donne un aspect plein de grâce.
SICINIUS.—Je vous le garantis consul dans l'instant même.
BRUTUS.—Notre charge, en ce cas, tant que durera son autorité, peut se reposer à loisir.
SICINIUS.—Il ne connaîtra jamais, dans les honneurs, cette modération qui sait le terme d'où il faut partir, et celui où il faut s'arrêter: il perdra tout ce qu'il a gagné.
BRUTUS.—C'est là l'espérance qui nous console.
SICINIUS.—N'en doutez pas. Le peuple, dont nous sommes l'appui, conservera son ancienne aversion pour lui, et oubliera, à la plus légère occasion, tous les nouveaux honneurs qu'on lui rend aujourd'hui; et, lui-même, il les rejettera, je n'en doute pas, car il s'en fera gloire.
BRUTUS.—Je l'ai entendu jurer que, s'il briguait le consulat, jamais il ne consentirait à paraître sur la place publique revêtu du vêtement râpé de l'humilité; qu'il dédaignerait l'usage de montrer aux plébéiens ses blessures, pour mendier (disait-il) leurs voix empestées.
SICINIUS.—C'est la vérité.
BRUTUS.—Ce sont ses propres termes. Oh! il renoncera plutôt à cette dignité, que de ne la pas devoir uniquement aux suffrages des chevaliers, et aux voeux des nobles.
SICINIUS.—Qu'il persiste dans cette résolution! qu'il l'exécute! et je n'en désire pas davantage.
BRUTUS.—Il est vraisemblable qu'il le fera.
SICINIUS.—Alors ce sera, comme nous le voulons, sa ruine certaine.
BRUTUS.—Il faut le perdre, ou nous perdons notre autorité. Pour arriver à nos fins, ne nous lassons pas de représenter aux plébéiens quelle haine Marcius a toujours nourrie contre eux; comment il a fait tous ses efforts pour en faire des bêtes de somme, imposer silence à leurs défenseurs, et les dépouiller de leurs plus chers privilèges; comment il les regarde, sous le rapport des facultés, de la capacité, de la grandeur d'âme, et de l'aptitude à la vie du monde, comme des chameaux employés à la guerre, qui ne reçoivent leur nourriture que pour porter des fardeaux, et qui sont accablés de coups, quand ils succombent sous le poids.
SICINIUS.—Ces idées suggérées, comme vous dites, dans une occasion favorable, lorsque sa prodigieuse insolence offensera le peuple, enflammeront le courroux de la multitude comme une étincelle embrase le chaume desséché, et allumeront un incendie qui obscurcira pour jamais Marcius. L'occasion ne nous manquera pas, pourvu qu'on l'irrite: c'est une chose aussi aisée que de lancer des chiens contre les moutons.
(Un messager paraît.)
BRUTUS.—Que venez-vous nous apprendre?
LE MESSAGER.—On désire votre présence au Capitole. On croit que Marcius sera consul. J'ai vu les muets se presser en foule pour le voir, et les aveugles attentifs à ses paroles. Les matrones jetaient leurs gants sur son passage. Les jeunes filles faisaient voler vers lui leurs écharpes, leurs gants et leurs mouchoirs; les nobles s'inclinaient comme devant la statue de Jupiter, les plébéiens faisaient une grêle de leurs bonnets; leurs acclamations étaient comme la voix du tonnerre. Jamais je n'ai rien vu de semblable.
BRUTUS.—Allons au Capitole; portons-y pour le moment des yeux et des oreilles: mais tenons nos coeurs prêts pour l'événement.
SICINIUS.—Allons.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
La scène est toujours à Rome. Le Capitole.
Deux officiers viennent placer des coussins.
PREMIER OFFICIER.—Allons, allons, ils sont ici tout à l'heure.—Combien y a-t-il de candidats pour le consulat?
SECOND OFFICIER.—Trois, dit-on, mais tout le monde croit que Coriolan l'emportera.
PREMIER OFFICIER.—C'est un brave soldat, mais il a un orgueil qui crie vengeance et il n'aime pas le petit peuple.
SECOND OFFICIER.—Certes, nous avons eu plusieurs grands hommes qui ont flatté le peuple, et qui n'ont pu s'en faire aimer; et il y en a beaucoup que le peuple aime sans savoir pourquoi. Si le peuple aime sans motif, il hait aussi sans fondement. Ainsi l'indifférence de Coriolan pour la haine du peuple et pour son amour est la preuve de la connaissance qu'il a de son vrai caractère; sa noble insouciance ne lui permet pas de dissimuler ses sentiments.
PREMIER OFFICIER.—S'il lui était égal d'être aimé, ou non, il serait resté dans son indifférence, et n'eut fait au peuple ni bien ni mal; mais il cherche la haine des plébéiens avec plus de zèle qu'ils n'en peuvent avoir à la lui prouver, et il n'oublie rien pour se faire connaître en tout comme leur ennemi déclaré. Or, s'étudier ainsi à s'attirer la haine et la disgrâce du peuple, c'est une conduite aussi blâmable que de le flatter pour s'en faire aimer, politique qu'il dédaigne.
SECOND OFFICIER.—Il a bien mérité de son pays, et il ne s'est point élevé par des degrés aussi faciles que ceux qui, souples et courtois devant la multitude, lui prodiguent leurs saluts, sans avoir d'autre titre à son estime et à ses louanges. Mais Coriolan a tellement mis sa gloire devant tous les yeux et ses actions dans tous les coeurs, qu'un silence qui en refuserait l'aveu serait une énorme ingratitude; un récit infidèle serait une calomnie qui se démentirait elle-même, et recueillerait partout le reproche et le mépris.
PREMIER OFFICIER.—N'en parlons plus. C'est un digne homme.—Retirons-nous; les voilà.
(Entrent Coriolan; Ménénius; le consul Cominius, précédé de ses licteurs; plusieurs autres sénateurs; Sicinius et Brutus. Les sénateurs vont à leurs places; les tribuns prennent les leurs à part.)
MÉNÉNIUS.—Après avoir décidé le sort des Volsques, et arrêté que Titus Lartius sera rappelé, il nous reste pour objet principal de cette assemblée particulière à récompenser les nobles services de celui qui a si vaillamment combattu pour son pays. Qu'il plaise donc au grave et respectable sénat de Rome d'ordonner au consul ici présent, notre digne général dans cette dernière guerre si heureuse, de nous parler un peu de ces grandes choses qu'a accomplies Caïus Marcius Coriolanus. Nous sommes assemblés ici pour le remercier et pour signaler notre reconnaissance par des honneurs dignes de lui.
PREMIER SÉNATEUR.—Parlez, noble Cominius; ne retranchez rien de peur d'être trop long, et faites nous penser que notre ordre manque de moyens de récompenser, plutôt que nous de bon vouloir à le faire. Chefs du peuple, nous vous demandons une attention favorable et ensuite votre bienveillante intervention auprès du peuple pour lui faire approuver ce qui se passe ici.
SICINIUS.—Nous sommes rassemblés pour un objet agréable, et nos coeurs sont disposés à respecter et à seconder les desseins de cette assemblée.
BRUTUS.—Et nous nous trouverons encore plus heureux de le faire, si Coriolan veut se souvenir de témoigner au peuple une plus tendre estime qu'il n'a fait jusqu'à présent.
MÉNÉNIUS.—Il n'est pas question de cela; il n'en est pas question. J'aimerais mieux que vous vous fussiez tu. Voulez-vous bien écouter Cominius parler?
BRUTUS.—Très-volontiers: mais pourtant mon avis était plus raisonnable que votre refus d'y faire attention.
MÉNÉNIUS.—Il aime vos plébéiens: mais n'exigez pas qu'il se fasse leur camarade de lit. Digne Cominius, parlez. (A Coriolan, qui se lève et veut sortir.) Non, demeurez à votre place.
PREMIER SÉNATEUR.—Asseyez-vous, Coriolan, et n'ayez pas honte d'écouter le récit de ce que vous avez fait de glorieux.
CORIOLAN.—J'en demande pardon à vos Honneurs: j'aimerais mieux avoir à guérir encore mes blessures que d'entendre répéter comment je les ai reçues.
BRUTUS, à Coriolan.—Je me flatte que ce n'est pas ce que j'ai dit qui vous fait quitter votre siège?
CORIOLAN.—Non: cependant j'ai souvent fui dans une guerre de mots, moi qui ai toujours été au-devant des coups. Ne m'ayant point flatté, vous ne m'offensez pas: Quant à vos plébéiens, je les aime comme ils le méritent.
MÉNÉNIUS.—Je vous prie, encore une fois, asseyez-vous.
CORIOLAN.—Autant j'aimerais me laisser gratter la tête au soleil pendant qu'on sonne I'alarme, que d'être tranquillement assis à entendre faire des monstres de mes riens.
(Il sort.)
MÉNÉNIUS.—Chefs du peuple, comment ce héros pourrait-il flatter votre multitude toujours croissante, où l'on ne trouve pas un homme de bien sur mille, lui qui aimerait mieux risquer tous ses membres pour la gloire, qu'une seule de ses oreilles pour s'entendre louer.—Commencez Cominius.
COMINIUS.—Je manquerai d'haleine; et ce n'est pas d'une voix faible que I'on doit annoncer les exploits de Coriolan. On convient que la valeur est la première des vertus, et la plus honorable pour celui qui la possède. Le monde n'a donc point d'homme qui puisse balancer à lui seul l'homme dont je parle. A seize ans, lorsque Tarquin rassembla une armée contre Rome, Marcius surpassa tous les Romains. Notre dictateur d'alors, qui est assis là, et que je signale à vos éloges, le vit combattre, lorsqu'avec son menton d'amazone, il chassa devant lui les moustaches hérissées. Debout, au-dessus d'un Romain terrassé qu'il couvrait de son corps, il immola, à la vue du consul, trois adversaires acharnés contre lui. Il attaqua Tarquin lui-même, et le coup qu'il lui porta lui fit fléchir le genou. Dans les exploits de cette journée, à un âge où il eût pu faire le rôle d'une femme sur la scène, il se montra le premier des hommes sur le champ de bataille; en récompense, il reçut la couronne de chêne. Ainsi, entrant en homme dans la carrière de l'adolescence, il crut comme l'Océan; et dans le choc de dix-sept batailles successives, son épée ravit aux autres tous les lauriers. Mais ce qu'il a fait dans cette guerre, devant les murs de Corioles et dans l'enceinte de la ville, permettez-moi de le dire; je ne puis en parler comme il le faudrait: il a arrêté les fuyards, et son exemple unique a appris aux lâches à se jouer avec la peur. Comme les herbes marines devant un vaisseau voguant à pleines voiles, ainsi les hommes cédaient et tombaient sous sa proue. Son glaive, imprimait le sceau de la mort partout où il frappait; de la tête aux pieds il était tout en sang, et chacun de ses mouvements était marqué par les cris des mourants. Seul, il franchit les portes meurtrières de la cité, en les marquant d'une destinée inévitable; seul et sans être secouru, il les repasse; puis, enlevant les renforts qui lui arrivent, il tombe sur Corioles comme une planète; enfin tout lui est soumis. Mais le bruit lointain de nos armes vient frapper son oreille attentive; aussitôt son courage redouble et ranime son corps épuisé: il arrive sur le lieu du combat; là il s'élance, moissonnant des vies humaines, comme si le carnage devait être éternel, et tant que nous ne sommes point maîtres du champ de bataille et de la ville, il ne s'arrête pas, même pour reprendre haleine.
MÉNÉNIUS.—Digne homme!
PREMIER SÉNATEUR.—Il ne sera pas au-dessous des honneurs suprêmes que nous lui préparons.
COMINIUS.—Il a dédaigné les dépouilles des Volsques; il a regardé les objets les plus précieux comme la fange de la terre: il désire moins que ne donnerait l'avarice même; il trouve dans ses actions sa récompense: heureux d'employer son temps à I'abréger.
MÉNÉNIUS.—Il est vraiment noble: qu'il soit rappelé.
UN SÉNATEUR.—Qu'on appelle Coriolan.
UN OFFICIER.—Le voici.
(Coriolan entre.)
MÉNÉNIUS.—Coriolan, tout le sénat est charmé de vous faire consul.
CORIOLAN.—Je lui dois pour toujours mes services et ma vie.
MÉNÉNIUS.—Il ne reste plus qu'à parler au peuple.
CORIOLAN.—Permettez-moi, je vous en conjure, de m'affranchir de cet usage: je ne puis revêtir la robe, me présenter la tête nue devant le peuple, et le conjurer, au nom de mes blessures, de m'accorder ses suffrages. Que j'en sois dispensé!
SICINIUS.—Le peuple doit avoir sa voix; il ne rabattra rien, absolument rien de la cérémonie.
MÉNÉNIUS.—Ne lui montez pas la tête.—Et vous, accommodez-vous à la coutume, et arrivez aux honneurs comme ceux qui vous ont précédé, dans les formes prescrites.
CORIOLAN.—C'est un rôle que je ne pourrai jouer sans rougir; et l'on pourrait bien priver le peuple de ce spectacle.
BRUTUS.—Remarquez-vous ce qu'il dit là?
CORIOLAN.—Me vanter devant eux! Dire: J'ai fait ceci et cela; leur montrer des cicatrices dont je ne souffre pas et que je voudrais tenir cachées: comme si je n'avais reçu tant de blessures que pour recevoir le salaire de leurs voix.
MÉNÉNIUS.—Ne vous obstinez pas à cela.—Tribuns du peuple, nous vous recommandons nos projets, et nous souhaitons tous joie et honneur à notre illustre consul.
LES SÉNATEURS.—Joie et honneur à Coriolan.
(Acclamations.)
(Tous sortent, excepté Sicinius et Brutus.)
BRUTUS.—Vous voyez comme il veut en agir avec le peuple.
SICINIUS.—Puissent-ils pénétrer ses pensées! Il leur demandera leurs voix, d'un ton à leur faire sentir qu'il méprise le pouvoir qu'ils ont de lui accorder ce qu'il sollicite.
BRUTUS.—Venez, nous allons les instruire de notre conduite ici: venez à la place publique, où je sais qu'ils nous attendent.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Rome.—Le Forum.
PLUSIEURS CITOYENS paraissent.
PREMIER CITOYEN.—En un mot, s'il demande nos voix, nous ne devons pas les lui refuser.
SECOND CITOYEN.—Nous le pouvons si nous voulons.
TROISIÈME CITOYEN.—Sans doute, nous avons bien ce pouvoir en nous-mêmes: mais c'est un pouvoir que nous n'avons pas le pouvoir d'exercer; car s'il nous montre ses blessures et nous raconte ses exploits, nous serons forcés de prêter à ses cicatrices une voix qui parlera pour elles. Oui, s'il nous raconte tous ses nobles exploits, nous serons bien forcés de parler aussi de notre noble reconnaissance. L'ingratitude est un vice monstrueux; et si le peuple était ingrat, il deviendrait monstrueux. Nous sommes les membres du peuple; nous deviendrions des membres monstrueux!
PREMIER CITOYEN.—Mais pour donner de nous-mêmes cette idée, il ne nous manque pas grand'chose; car lorsque nous nous sommes soulevés pour le prix du blé, il n'hésita pas à nommer le peuple la multitude aux cent têtes.
TROISIÈME CITOYEN.—Il n'est pas le seul qui nous ait appelés ainsi; non parce que les uns ont la chevelure brune, les autres noire, ou parce que ceux-ci ont une tête chevelue, et ceux-là une tête chauve: mais à cause de cette grande variété d'esprits de toutes couleurs qui nous distingue. Et en effet, si tous nos esprits sortaient à la fois de nos cerveaux, on les verrait voler en même temps à l'est, à l'ouest, au nord et au sud. En partant du même centre, ils arriveraient en ligne droite à tous les points de la circonférence.
SECOND CITOYEN.—Vous le croyez? Quelle route prendrait mon esprit, à votre avis?
TROISIÈME CITOYEN.—Oh! votre esprit ne délogerait pas aussi promptement qu'un autre, tant il est enfoncé dans votre tête dure: mais si une fois il pouvait s'en dégager, sûrement il irait droit au sud.
SECOND CITOYEN.—Pourquoi de ce côté-là?
TROISIÈME CITOYEN.—Pour se perdre dans un brouillard, où, après s'être fondu jusqu'aux trois quarts dans une rosée corrompue, le reste reviendrait charitablement vous aider à trouver femme.
SECOND CITOYEN.—Vous avez toujours le mot pour rire: à votre aise, à votre aise.
TROISIÈME CITOYEN.—Êtes-vous tous résolus à donner votre voix? Mais peu importe que tous la donnent; la pluralité décide: pour moi je dis que si Coriolan était mieux disposé pour le peuple, jamais il n'aurait eu son égal en mérite. (Entrent Coriolan et Ménénius.)—Le voici vêtu de la robe de I'humilité; observons sa conduite. Ne nous tenons pas ainsi tous ensemble; mais approchons de l'endroit où il se tient debout, un à un, deux à deux, ou trois à trois: il faut qu'il nous présente sa requête à chacun en particulier, afin que chacun de nous reçoive un honneur personnel, en lui donnant notre voix de notre propre bouche. Suivez-moi donc, et je vous montrerai comment nous devons I'approcher.
TOUS ENSEMBLE.—C'est cela, c'est cela.
(Ils sortent.)
MÉNÉNIUS.—Ah! Coriolan, vous avez tort: ne savez-vous pas que les plus illustres Romains ont fait ce que vous faites?
CORIOLAN.—Que faut-il que je dise? Aidez-moi, je vous prie, Ménénius. La peste de cet usage! Je ne pourrai mettre ma langue au pas. Voyez mes blessures; je les ai reçues au service de ma patrie; tandis que certains de vos frères rugissaient de peur, et prenaient la fuite au bruit de nos propres tambours.
MÉNÉNIUS.—Oh! dieux: ne parlez pas de cela. Il faut les prier de se souvenir de vous.
CORIOLAN.—Eux, se souvenir de moi! Que l'enfer les engloutisse! Je désire qu'ils m'oublient, comme ils oublient les vertus que nos prêtres leur recommandent en pure perte.
MÉNÉNIUS.—Vous gâterez tout.—Je vous laisse. Parlez-leur, je vous prie, comme il convient à votre but; encore une fois, je vous en conjure. (Il sort.)
(Deux citoyens approchent.)
CORIOLAN.—Dites-leur donc de se laver la figure, et de se nettoyer les dents.—Ah! j'en vois deux qui s'avancent.—Vous savez pourquoi je suis ici debout.
PREMIER CITOYEN.—Oui, nous le savons. Dites-nous pourtant ce qui vous y conduit?
CORIOLAN.—Mon mérite.
SECOND CITOYEN.—Votre mérite?
CORIOLAN.—Oui; et non pas ma volonté.
PREMIER CITOYEN.—Pourquoi pas votre volonté?
CORIOLAN.—Non, ce ne fut jamais ma volonté d'importuner le pauvre pour lui demander l'aumône.
PREMIER CITOYEN.—Vous devez penser que, si nous vous accordons quelque chose, c'est dans l'espoir de gagner avec vous.
CORIOLAN.—Fort bien. A quel prix, s'il vous plaît, voulez-vous m'accorder le consulat?
PREMIER CITOYEN.—Le prix, c'est de le demander honnêtement.
CORIOLAN.—Honnêtement?—Accordez-le moi, je vous prie. J'ai des blessures à faire voir, que je pourrais vous montrer en particulier. Eh bien! vous, donnez-moi votre bonne voix. Que me répondez-vous?
SECOND CITOYEN.—Vous l'aurez, digne Coriolan.
CORIOLAN.—J'y compte. Voilà déjà deux excellentes voix! J'ai votre aumône: adieu.
PREMIER CITOYEN.—Cette manière est un peu bizarre.
SECOND CITOYEN, mécontent.—Si c'était à refaire... Mais n'importe.
(Ils se retirent.)
(Deux autres citoyens s'avancent.)
CORIOLAN.—Je vous prie, s'il dépend de votre voix que je devienne consul... Vous voyez que j'ai pris le costume d'usage.
TROISIÈME CITOYEN.—Vous avez servi noblement votre patrie, et vous ne l'avez pas servie noblement.
CORIOLAN.—Le mot de cette énigme?
TROISIÈME CITOYEN.—Vous avez été le fléau de ses ennemis; et aussi la verge de ses amis. Non, vous n'avez pas aimé le commun peuple.
CORIOLAN.—Vous devriez me croire d'autant plus vertueux que j'ai été moins commun dans mes amitiés: mais je flatterai mes frères les plébéiens pour obtenir d'eux une plus tendre estime. C'est une condition qu'ils croient bien douce; et puisque, dans la sagesse de leur choix, ils préfèrent mes coups de chapeau à mon coeur, je leur ferai ces courbettes qui les séduisent et j'en serai quitte avec eux pour des grimaces; oui, je leur prodiguerai ces mines qui ont été le charme de quelques hommes populaires; je leur en donnerai tant qu'ils en désireront: Je vous conjure donc de me faire consul.
QUATRIÈME CITOYEN.—Nous espérons trouver en vous notre ami; et, dans cet espoir, nous vous donnons nos voix de bon coeur.
TROISIÈME CITOYEN.—Vous avez reçu beaucoup de blessures pour votre pays.
CORIOLAN.—Il est inutile de vous apprendre, en vous les montrant, ce que vous savez déjà. Je m'applaudis beaucoup d'avoir reçu votre suffrage, et je ne veux pas vous importuner plus longtemps.
TOUS DEUX.—Que les dieux vous comblent de joie! C'est le voeu de notre coeur.
(Ils se retirent.)
CORIOLAN.—O voix pleines de douceur! Il vaut mieux mourir, il vaut mieux mourir de faim que d'implorer le salaire que nous avons déjà mérité. Pourquoi resterais-je dans cette robe de laine à solliciter Pierre et Paul? C'est l'usage: mais si nous obéissions en tout aux caprices de l'usage, la poussière s'accumulerait sur l'antique temps, et l'erreur formerait une énorme montagne qu'il ne serait plus possible à la vérité de surmonter.—Plutôt que de faire ainsi le fou, abandonnons la première place et l'honneur suprême à qui voudra remplir ce rôle.—Mais je me vois à la moitié de ma tâche: puisque j'ai tant fait... patience, et achevons le reste.—(Trois citoyens paraissent.) Voici de nouvelles voix. (Aux citoyens.) Donnez-moi vos voix.—C'est pour vos voix que j'ai combattu et veillé dans les camps; c'est pour vous que j'ai reçu plus de vingt-quatre blessures et que je me suis trouvé en personne à dix-huit batailles. Pour vos voix, j'ai fait beaucoup de choses plus ou moins illustres.—Donnez-moi vos voix.—Je désire être consul.
CINQUIÈME CITOYEN.—Il a fait noblement tout ce qu'il a fait, et il n'est pas d'honnête homme dont il ne doive remporter le suffrage.
SIXIÈME CITOYEN.—Qu'il soit donc consul; que les dieux le comblent de joie, et le rendent l'ami du peuple!
TOUS ENSEMBLE.—Amen, amen! Que le ciel te conserve, noble consul!
(Tous se retirent.)
CORIOLAN.—O dignes suffrages!
(Ménénius reparaît avec Brutus et Sicinius.)
MÉNÉNIUS.—Vous avez rempli le temps fixé. Les tribuns vous assurent la voix du peuple. Il ne vous reste plus qu'à vous revêtir des marques de votre dignité pour retourner au sénat.
CORIOLAN, aux tribuns.—Tout est fini?
SICINIUS.—Vous avez satisfait à l'usage. Le peuple vous admet, et doit être convoqué de nouveau pour confirmer votre élection.
CORIOLAN.—Où? au sénat?
SICINIUS.—Là même, Coriolan.
CORIOLAN.—Puis-je changer de robe?
SICINIUS.—Vous le pouvez.
CORIOLAN.—Je vais le faire sur-le-champ, afin que je puisse me reconnaître moi-même, avant de me montrer au sénat.
MÉNÉNIUS.—Je vous accompagnerai. Venez-vous?
BRUTUS.—Nous demeurons ici pour assembler le peuple.
SICINIUS.—Salut à tous les deux!
(Coriolan sort avec Ménénius.)
SICINIUS.—Il tient le consulat maintenant; et si j'en juge par ses yeux, il triomphe dans son coeur.
BRUTUS.—L'orgueil de son âme éclatait sous ses humbles vêtements.—Voulez-vous congédier le peuple?
(Une foule de plébéiens.)
SICINIUS.—Eh bien! mes amis, vous avez donc choisi cet homme?
PREMIER CITOYEN.—Il a nos voix, seigneur.
BRUTUS.—Nous prions les dieux qu'il mérite votre amour.
SECOND CITOYEN.—Amen; mais si j'en crois ma petite intelligence, il se moquait de nous, quand il nous a demandé nos voix.
TROISIÈME CITOYEN.—Rien n'est plus sûr: il s'est bien amusé à nos dépens.
PREMIER CITOYEN.—Non: c'est sa manière de parler. Il ne s'est pas moqué de nous.
SECOND CITOYEN.—Pas un de nous, excepté vous, qui ne dise qu'il nous a traités avec mépris. Il devait nous montrer les preuves de son mérite, les blessures qu'il a reçues pour son pays.
SICINIUS.—Il les a montrées, sans doute?
PLUSIEURS PARLANT A LA FOIS.—Non: personne ne les a vues.
TROISIÈME CITOYEN.—Il nous disait qu'il avait des blessures, qu'il les pourrait montrer en particulier; et puis faisant un geste dédaigneux avec son bonnet: «Oui je veux être consul, ajoutait-il; mais, d'après une vieille coutume, je ne puis l'être que par votre suffrage. Donnez-moi donc votre voix.» Et après que nous l'avons donnée, il était ici, je l'ai bien entendu: «Je vous remercie de votre voix, disait-il, je vous remercie de vos voix si douces. Maintenant que vous les avez données; je n'ai plus affaire à vous.»—N'était-ce pas là se moquer?
SICINIUS.—Pourquoi donc n'avez-vous pas eu l'esprit de vous en apercevoir? Ou, si vous vous en êtes aperçus, pourquoi avez-vous eu, comme des enfants, la simplicité de lui accorder votre suffrage?
BRUTUS.—Ne pouviez-vous pas lui dire, comme on vous en avait fait la leçon, qu'alors même qu'il était sans pouvoir, petit serviteur de la république, il était votre ennemi; qu'il a toujours déclamé contre vos libertés, et attaqué les privilèges que vous avez dans l'État; que si, parvenu au souverain pouvoir dans Rome, il reste toujours l'ennemi déclaré du peuple, vos suffrages se changeront en armes contre vous-mêmes? Au moins auriez vous dû lui dire, que si ses grandes actions le rendaient digne de la place qu'il demandait, son bon naturel devait aussi lui parler en faveur de ceux qui lui accordaient leur voix, changer sa haine contre vous en affection, et le rendre votre zélé protecteur.
SICINIUS.—Si vous aviez parlé de la sorte, et suivi nos conseils, vous auriez sondé son âme, et mis ses sentiments à l'épreuve; et vous lui auriez arraché des promesses avantageuses que vous auriez pu le forcer de tenir en temps et lieu; ou sinon vous auriez aigri par là ce caractère farouche qui n'endure aisément rien de ce qui peut le lier; il serait devenu furieux, et sa rage vous aurait servi de prétexte pour passer sans l'élire.
BRUTUS.—Avez-vous remarqué qu'il vous sollicitait avec un mépris non déguisé alors qu'il avait besoin de votre faveur? Et pensez-vous que ce mépris ne vous accablera pas, quand il aura le pouvoir de vous écraser? Étiez-vous donc des corps sans âmes? N'avez-vous donc une langue que pour parler contre la rectitude de votre jugement?
SICINIUS.—N'avez-vous pas déjà refusé votre suffrage à plus d'un candidat qui l'a sollicité? et aujourd'hui vous l'accordez à un homme qui, au lieu de le demander, ne fait que se moquer de vous.
TROISIÈME CITOYEN.—Notre choix n'est pas confirmé; nous pouvons le révoquer encore.
SECOND CITOYEN.—Et nous le révoquerons: j'ai cinq cents voix d'accord avec la mienne.
PREMIER CITOYEN.—Moi j'en ai mille, et des amis encore pour les soutenir.
BRUTUS.—Allez à l'instant leur dire qu'on a choisi un consul qui les dépouillera de leurs libertés, et ne leur laissera pas plus de voix qu'à des chiens qu'on bat pour avoir aboyé, tout en ne les gardant que pour cela.
SICINIUS.—Assemblez-les, et, sur un examen plus réfléchi, révoquez tous votre aveugle choix. Peignez vivement son orgueil, et n'oubliez pas de parler de sa haine contre vous, de l'air de dédain qu'il avait sous l'habit de suppliant, et des railleries qu'il a mêlées à sa requête. Dites que votre amour, ne s'attachant qu'à ses services, a distrait votre attention de son rôle actuel, dont l'indécente ironie est l'effet de sa haine invétérée contre vous.
BRUTUS.—Rejetez même cette faute sur nous, sur vos tribuns; plaignez-vous du silence de notre autorité qui n'a mis aucune opposition, et vous a comme forcés de faire tomber votre choix sur sa personne.
SICINIUS.—Dites que, dans votre choix, vous avez été plutôt guidés par notre volonté que par votre inclination; que l'esprit préoccupé d'une nécessité qui vous a paru votre devoir, vous l'avez, bien qu'à contre-coeur, nommé consul. Rejetez toute la faute sur nous.
BRUTUS.—Oui, ne nous épargnez pas. Dites que nous vous avions fait de beaux discours sur les services qu'il a rendus si jeune à sa patrie, et qu'il a continués si longtemps; sur la noblesse de sa race, sur l'illustre maison des Marcius, de laquelle sont sortis et cet Ancus Marcius, petit-fils de Numa, qui, après Hostilius, régna en ces lieux, et Publius et Quintus, à qui nous devons les aqueducs qui font arriver la meilleure eau dans Rome; et le favori du peuple, Censorinus, ainsi nommé, parce qu'il fut deux fois censeur, l'un des plus vénérables ancêtres de Coriolan.
SICINIUS.—Né de tels aïeux, soutenu par un mérite personnel digne des premières places, voilà l'homme que nous avons dû recommander à votre reconnaissance; mais en mettant dans la balance sa conduite présente et sa conduite passée, vous avez trouvé en lui votre ennemi acharné, et vous révoquez vos suffrages irréfléchis.
BRUTUS.—Dites surtout, et ne vous lassez pas de le répéter, que vous ne lui eussiez jamais accordé vos voix qu'à notre instigation. Aussitôt que vous serez en nombre, allez au Capitole.
TOUS ENSEMBLE.—Nous n'y manquerons pas. Presque tous se repentent de leur choix.
(Les plébéiens se retirent.)
BRUTUS.—Laissons-les faire. Il vaut mieux hasarder cette première émeute que d'attendre une occasion plus qu'incertaine pour en exciter une plus grande. Si, conservant son caractère, il entre en fureur en voyant leur refus, observons-le tous les deux, et répondons-lui de manière à tirer avantage de son dépit.
SICINIUS.—Allons au Capitole: nous y serons avant la foule des plébéiens; et ce qu'ils vont faire, aiguillonnés par nous, ne semblera, comme cela est en partie, que leur propre ouvrage.
(Ils sortent.)
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
Une rue à Rome.
Fanfares. CORIOLAN, MÉNÉNIUS, COMINIUS, TITUS LARTIUS, sénateurs et patriciens.
CORIOLAN.—Tullus Aufidius a donc rassemblé une nouvelle armée!
LARTIUS.—Oui, seigneur; et voilà ce qui a fait hâter notre traité.
CORIOLAN.—Ainsi les Volsques en sont encore au même point qu'auparavant, tout prêts à faire une incursion sur notre territoire, à la première occasion qui les tentera.
COMINIUS.—Ils sont tellement épuisés, seigneur consul, que j'ai peine à croire que nous vivions assez pour revoir flotter encore leurs bannières.
CORIOLAN.—Avez-vous vu Aufidius?
LARTIUS.—Il est venu me trouver sur la foi d'un sauf-conduit, et il a chargé les Volsques d'imprécations, pour avoir si lâchement cédé la ville: il s'est retiré à Antium.
CORIOLAN.—A-t-il parlé de moi?
LARTIUS.—Oui, seigneur.
CORIOLAN.—Oui?—Et qu'en a-t-il dit?
LARTIUS.—Il a dit combien de fois il s'était mesuré avec vous, fer centre fer;—qu'il n'était point d'objet sur la terre qui lui fût plus odieux que vous; qu'il abandonnerait sans retour toute sa fortune, pour être une fois nommé votre vainqueur.
CORIOLAN.—Et il a fixé sa demeure à Antium?
LARTIUS.—Oui, à Antium.
CORIOLAN.—Mon désir serait d'avoir une occasion d'aller l'y chercher, et de m'exposer en face à sa haine.—Soyez le bienvenu! (Sicinius et Brutus paraissent.) Voyez: voilà les tribuns du peuple, les langues de la bouche commune. Je les méprise; car ils se targuent de leur autorité d'une façon qui fait souffrir tous les hommes de coeur.
SICINIUS, à Coriolan.—N'allez pas plus loin.
CORIOLAN, surpris.—Comment!—Qu'est-ce donc?
BRUTUS.—Il est dangereux pour vous d'avancer.—Arrêtez.
CORIOLAN.—D'où vient ce changement?
MÉNÉNIUS.—La cause?
COMINIUS.—N'a-t-il pas passé par les suffrages des chevaliers et du peuple?
BRUTUS.—Non, Cominius.
CORIOLAN.—Sont-ce des enfants qui m'ont donné leurs voix?
UN SÉNATEUR.—Tribuns, laissez-le passer: il va se rendre à la place publique.
BRUTUS.—Le peuple est irrité contre lui.
SICINIUS.—Arrêtez, ou le désordre va s'accroître.
CORIOLAN.—Voilà donc le troupeau que vous conduisez? Méritent-ils d'avoir une voix, ceux qui la donnent et la retirent l'instant d'après? A quoi bon vos offices? Vous qui êtes leur bouche, que ne réprimez-vous leurs dents? N'est-ce pas vous qui avez allumé leur fureur?
MÉNÉNIUS.—Calmez-vous, calmez-vous.
CORIOLAN.—C'est un dessein prémédité, un complot formé de brider la volonté de la noblesse. Souffrez-le, si vous le pouvez, et vivez avec une populace qui ne peut commander, et ne voudra jamais obéir.
BRUTUS.—Ne traitez pas cela de complot. Le peuple se plaint hautement que vous vous êtes moqué de lui: il se plaint que dernièrement, lorsqu'on lui a fait une distribution gratuite de blé, vous en avez marqué votre mécontentement; que vous avez injurié ceux qui plaidaient la cause du peuple; que vous les avez appelés de lâches complaisants, des flatteurs, des ennemis de la noblesse.
CORIOLAN.—Comment? ceci était connu auparavant.
BRUTUS.—Non pas à tous.
CORIOLAN.—Et vous les en avez instruits depuis?
BRUTUS.—Qui, moi, je les en ai instruits?
CORIOLAN.—Vous êtes bien capable d'un trait pareil.
BRUTUS.—Je suis certainement capable de réparer vos imprudences.
CORIOLAN.—Eh! pourquoi serais-je consul? par les nuages que voilà, faites-moi démériter autant que vous, et alors prenez-moi pour votre collègue.
SICINIUS.—Vous laissez trop voir cette haine qui irrite le peuple. Si vous êtes jaloux d'arriver au terme où vous aspirez, il vous faut chercher à rentrer, avec des dispositions plus douces, dans la voie dont vous vous êtes écarté: ou bien, vous n'aurez jamais l'honneur d'être ni consul, ni collègue de Brutus dans le tribunat.
MÉNÉNIUS.—Restons calmes.
COMINIUS.—On trompe le peuple; on l'excite.—Cette fraude est indigne de Rome, et Coriolan n'a pas mérité cet obstacle injurieux dont on veut perfidement embarrasser le chemin ouvert à son mérite.
CORIOLAN.—Me parler aujourd'hui de blé?—Oui, ce fut mon propos, et je veux le répéter encore.
MÉNÉNIUS.—Pas dans ce moment, pas dans ce moment.
UN SÉNATEUR.—Non, pas dans ce moment, où les esprits sont échauffés.
CORIOLAN.—Dans ce moment même, sur ma vie, je veux le répéter. (Aux sénateurs.)—Vous, mes nobles amis, j'implore votre pardon. Mais pour cette ignoble et puante multitude, qu'elle me regarde pendant que je lui dis ses vérités, et qu'elle se reconnaisse. Oui, en la caressant, nous nourrissons contre le sénat l'ivraie de la révolte, de l'insolence et de la sédition: nous l'avons nous-mêmes cultivée, semée, propagée en la mêlant à notre ordre illustre, nous qui ne manquons pas de vertu, certes, ni de pouvoir, sinon de celui que nous avons donné à la canaille.
MÉNÉNIUS.—C'est assez, calmez-vous.
UN SÉNATEUR.—Plus de paroles, nous vous en conjurons.
CORIOLAN.—Comment, plus de paroles!—De même que j'ai versé mon sang pour mon pays, sans jamais craindre aucune force ennemie,... tant que je respirerai, ma voix ne cessera d'articuler des paroles contre cette lèpre dont nous rougirions d'être atteints, et que pourtant nous prenons tous les moyens de gagner.
BRUTUS.—Vous parlez des masses comme si vous étiez un dieu fait pour punir, et non pas un mortel soumis aux mêmes faiblesses qu'elles.
SICINIUS.—Il serait à propos que le peuple en fût instruit.
MÉNÉNIUS.—De quoi? de quoi? de sa colère?
CORIOLAN.—De la colère? Quand je serais aussi paisible que le sommeil de la nuit, par Jupiter, ce serait encore mon sentiment.
SICINIUS.—C'est un sentiment qui doit rester un poison dans le coeur qui le conçoit, et n'en point sortir; c'est moi qui vous le dis.
CORIOLAN.—Qui doit rester! Entendez-vous ce Triton du fretin? Remarquez-vous son absolu qui doit?
COMINIUS.—Oui, on dirait que c'est la loi qui parle.
CORIOLAN.—O patriciens vertueux, mais imprévoyants; ô graves, mais imprudents sénateurs, pourquoi avez-vous donné à cette hydre le droit de se choisir un officier qui, avec son qui doit, lui qui n'est que la trompette et le bruit du monstre, a l'audace de dire qu'il changera le fleuve de votre puissance en un vil fossé, et s'emparera de son cours. Si c'est lui qui a le pouvoir en main, inclinez-vous devant lui dans votre ignorance; mais s'il n'en a aucun, réveillez-vous, et renoncez à votre dangereuse douceur. Si vous êtes sages, n'agissez pas comme la foule des insensés; si vous n'êtes pas plus sages qu'eux, permettez donc qu'ils viennent siéger auprès de vous. Vous n'êtes que des plébéiens, s'ils sont des sénateurs. Et certes ils ne sont pas moins que des sénateurs, lorsque dans le mélange de leurs suffrages et du vôtre, c'est le leur qui l'emporte.... Eux choisir leur magistrat! Et ils choisissent un homme qui oppose son qui doit, son qui doit populaire, aux décisions d'un tribunal plus respectable que n'en vit jamais la Grèce. Par Jupiter! cette ignominie avilit les consuls; et mon âme souffre en songeant que lorsque deux autorités se combattent, sans que ni l'une ni l'autre soit souveraine, le désordre ne tarde pas à se glisser entre elles, et à les renverser bientôt l'une par l'autre.
COMINIUS.—Allons, rendons-nous à la place publique.
CORIOLAN.—Quiconque a pu donner le conseil de distribuer gratuitement le blé des magasins de l'État, comme on le pratiqua jadis quelquefois dans la Grèce....
MÉNÉNIUS.—Allons, allons, ne parlons plus de cet article.
CORIOLAN.—Quoique en Grèce le peuple eût dans ses mains un pouvoir plus absolu, je soutiens que c'est nourrir la révolte, et saper les fondements de l'État.
BRUTUS.—Quoi donc? Le peuple donnerait son suffrage à un homme qui parle de lui sur ce ton?
CORIOLAN.—Je donnerai mes raisons qui valent mieux que son suffrage. Ils savent bien que cette distribution de blé n'était pas une récompense; ils sont bien convaincus qu'ils n'ont rendu aucun service qui la méritât. Appelés à faire la guerre, dans une crise où l'État était attaqué dans les sources de sa vie, ils ne voulaient pas seulement passer les portes de la ville. Pareil service ne méritait pas une distribution gratuite de blé. Dans le camp, leurs mutineries et leurs révoltes, où leur valeur s'est surtout signalée, ne parlaient pas en leur faveur. Les accusations dénuées de toute raison qu'ils ont si fréquemment élevées contre le sénat, n'étaient pas faites pour motiver ce don si généreux. Et voyez le résultat. Comment l'estomac multiple du monstre digérera-t-il la libéralité du sénat? Que leurs actions montrent ce que seraient probablement leurs paroles: Nous l'avons demandé; nous sommes de l'ordre le plus nombreux, et c'est par crainte qu'ils nous ont accordé notre requête.—C'est ainsi que nous avilissons l'honneur de notre rang, et que nous enhardissons la canaille à traiter de crainte notre sollicitude pour elle; avec le temps, cette conduite brisera les barrières du sénat, et les corbeaux y viendront insulter les aigles à coups de bec.
MÉNÉNIUS.—Allons, en voilà assez.
BRUTUS.—Oui, assez, et beaucoup trop.
CORIOLAN.—Non, prenez encore ceci: je ne finirai pas sans avoir dit ce qu'on peut attester au nom des puissances divines et humaines.—Là où l'autorité est ainsi partagée; là où un parti méprise l'autre avec raison, et où l'autre insulte sans motif; là où la noblesse, les titres, la sagesse ne peuvent rien accomplir que d'après le oui et le non d'une ignorante multitude, on omet mille choses d'une nécessité réelle, et l'on cède à une inconstante légèreté. De cette contradiction à tout propos, il arrive que rien ne se fait à propos. Je vous conjure donc, vous qui avez plus de zèle que de crainte, qui aimez les bases fondamentales de l'État, et qui voyez les changements qu'on y introduit; vous qui préférez une vie honorable à une longue vie, et qui êtes d'avis de secouer violemment par un remède dangereux un corps qui, sans ce remède, doit périr inévitablement; arrachez donc la langue de la multitude, qu'elle ne lèche plus les douceurs qui l'empoisonnent. Votre déshonneur est une injure faite au bon sens; elle prive l'État de cette unité qui lui est indispensable, et lui ôte tout pouvoir de faire le bien, tant le mal est puissant.
BRUTUS.—Il en a dit assez.
SICINIUS.—Il a parlé comme un traître; et il subira le jugement des traîtres.
CORIOLAN.—Misérable! que le dépit t'accable! Que ferait le peuple de ces tribuns chauves? C'est sur eux qu'il s'appuie pour manquer d'obéissance au premier corps de l'État. Ils furent choisis dans une révolte, dans une crise, où ce fut la nécessité qui fit la loi, et non la justice. Que, dans une circonstance plus heureuse, ce qui est juste soit reconnu juste, et renverse leur puissance dans la poussière.
BRUTUS.—Trahison manifeste!
SICINIUS.—Cet homme consul? Non.
BRUTUS.—Édiles! holà! qu'on le saisisse.
(Les édiles paraissent.)
SICINIUS.—Allez, assemblez le peuple (Brutus sort), au nom duquel je t'attaque, entends-tu, comme un traître novateur, un ennemi du bien public. Obéis, je te somme au nom du peuple; prépare-toi à répondre.
CORIOLAN.—Loin de moi, vieux bouc.
LES SÉNATEURS ET LES PATRICIENS,—Nous sommes tous sa caution.
COMINIUS, au tribun.—Vieillard, ôte tes mains.
CORIOLAN.—Éloigne-toi, cadavre pourri, ou je secoue tes os hors de tes vêtements!
SICINIUS.—À mon secours, citoyens!
(Brutus rentre avec les édiles et une partie de la populace.)
MÉNÉNIUS, aux deux partis. Des deux côtés plus de respect.
SICINIUS, au peuple.—Voilà l'homme qui veut vous enlever toute votre autorité.
BRUTUS.—Édiles, saisissez-le.
LA POPULACE.—Qu'on s'en empare, qu'on s'en empare!
SECOND SÉNATEUR.—Des armes, des armes, des armes! (Tous s'attroupent autour de Coriolan)—Tribuns, patriciens, citoyens!—Arrêtez: qu'est-ce donc!...—Sicinius, Brutus, Coriolan, citoyens!
TOUS ENSEMBLE.—Silence, silence, arrêtez; silence.
MÉNÉNIUS.—Que va-t-il résulter de ceci?—Je suis hors d'haleine. La confusion va se mettre partout. Je n'ai pas la force de parler.—Vous, tribuns du peuple, Coriolan, patience; parlez, bon Sicinius.
SICINIUS.—Peuple, écoutez-moi.—Silence.
TOUT LE PEUPLE.—Écoutons notre tribun: silence.—Parlez, parlez.
SICINIUS.—Vous êtes sur le point de perdre vos libertés: Marcius veut vous les enlever toutes; Marcius, que vous venez de désigner pour le consulat.
MÉNÉNIUS.—Fi donc! fi donc! fi donc! c'est le moyen d'allumer l'incendie et non pas de l'éteindre.
SECOND SÉNATEUR.—Oui, c'est le moyen de renverser la cité de fond en comble.
SICINIUS.—La cité est-elle autre chose que le peuple!
LE PEUPLE.—C'est ta vérité, le peuple est la cité.
BRUTUS.—C'est par le consentement de tous que nous avons été établis les magistrats du peuple.
LE PEUPLE.—Et vous êtes nos magistrats.
MÉNÉNIUS.—Et vous continuerez à l'être.
COMINIUS.—Voilà le moyen de renverser Rome, de mettre le toit sous les fondements, et d'ensevelir ce qui reste d'ordre sous un amas de ruines.
SICINIUS.—Son discours mérite la mort.
BRUTUS.—Ou il faut soutenir notre autorité, ou il faut nous résoudre à la perdre.—Nous prononçons ici, de la part du peuple, dont le pouvoir nous a créés ses magistrats, que Marcius mérite la mort à l'instant même.
SICINIUS.—Saisissez-le donc. Entraînez-le à la roche Tarpéienne, et précipitez-le dans l'abîme.
BRUTUS.—Édiles saisissez-vous de sa personne.
(Marcius se défend.)
TOUS LES PLÉBÉIENS.—Cède, Marcius; cède.
MÉNÉNIUS.—Écoutez-moi; un seul mot.... Tribuns, je vous en conjure; je ne veux dire qu'un mot.
LES ÉDILES.—Silence! silence!
MÉNÉNIUS.—Soyez ce que vous paraissez, les vrais amis de votre patrie; procédez avec calme, au lieu de vous faire ainsi violemment justice.
BRUTUS.—Ménénius, ces voies lentes et mesurées, qui paraissent des remèdes prudents, sont funestes quand le mal est violent. Emparez-vous de lui, et traînez-le au rocher.
(Coriolan tire son épée.)
CORIOLAN.—Non: je veux mourir ici.—Il en est plus d'un parmi vous qui m'a vu combattre. Allons, essayez sur vous-mêmes si je suis encore ce que vous m'avez vu devant l'ennemi.
MÉNÉNIUS.—Mettez bas cette épée: tribuns, retirez-vous un moment.
BRUTUS.—Saisissez-le.
MÉNÉNIUS.—Défendez Marcius, défendez-le, vous tous qui êtes nobles: jeunes et vieux, défendez-le.—Vous, tous, sénateurs, chevaliers, jeunes et vieux, secourez-le.
TOUT LE PEUPLE.—A bas Marcius! à bas!
(Dans ce tumulte, les édiles, les tribuns et le peuple sont battus et repoussés: ils disparaissent.)
—Allez regagner votre maison: partez, sortez d'ici, ou tout est perdu.
SECOND SÉNATEUR.—Partez.
CORIOLAN.—Tenez ferme, nous avons autant d'amis que d'ennemis.
MÉNÉNIUS.—Quoi! nous en viendrions à cette extrémité!
UN SÉNATEUR.—Que les dieux nous en préservent! Mon noble ami, je t'en conjure, retire-toi dans ta maison; laisse-nous apaiser cette affaire.
MÉNÉNIUS.—C'est une plaie que vous ne pouvez guérir vous-même. Partez, je vous en conjure.
COMINIUS.—Allons, Coriolan, venez avec nous.
MÉNÉNIUS.—Je voudrais qu'ils fussent des barbares (ils le sont, quoique nés sur le fumier de Rome), et non des Romains (ils ne le sont pas en effet, quoiqu'ils mugissent près des portiques du Capitole).—Éloignez-vous: abstenez-vous d'exprimer votre noble courroux; attendez un temps plus favorable.
CORIOLAN.—En champ libre, j'en voudrais battre quarante, à moi seul.
MÉNÉNIUS.—Moi-même, j'en prendrais pour ma part deux des plus résolus: oui, les deux tribuns.
COMINIUS.—Mais en ce moment tout ces calculs ne sont pas de saison; et le courage devient folie quand il attaque un rempart qui va l'écraser de ses ruines. Voulez-vous vous éloigner, avant que la populace revienne? Sa fureur, comme un torrent dont on interrompt le cours, renverse les digues qui la contenaient.
MÉNÉNIUS,—Je vous en prie, partez d'ici, j'essayerai si ma vieille sagesse sera de mise avec cette multitude qui n'en a pas beaucoup. Il faut boucher les trous, n'importe avec quelle étoffe. COMINIUS.—Allons! venez.
(Coriolan et Cominius sortent.)
PREMIER SÉNATEUR.—C'est un homme qui a pour jamais compromis sa fortune.
MÉNÉNIUS.—Il est d'une nature trop noble pour le monde. Il ne flatterait pas Neptune lui-même pour obtenir son trident, ni Jupiter pour disposer de sa foudre: sa bouche est son coeur. Tout ce que son sein enfante, il faut que sa langue le déclare; et lorsqu'il est irrité, il oublie jusqu'au nom de la mort. Voici un beau tumulte!
(On entend un bruit confus.)
SECOND SÉNATEUR.—Je voudrais que tous ces plébéiens fussent dans leur lit.
MÉNÉNIUS.—Et moi qu'il fussent engloutis dans le Tibre.—Diantre, pourquoi ne leur a-t-il pas parlé plus doucement?
(Brutus et Sicinius paraissent; ils reviennent suivis de la populace.)
SICINIUS.—Où est-elle cette vipère qui voudrait dépeupler Rome, et remplacer, à elle seule, tous ses habitans?
MÉNÉNIUS.—Respectables tribuns!.....
SICINIUS.—Il faut qu'il soit précipité sans pitié de la roche Tarpéienne. Il s'est révolté contre la loi; la loi ne daignera point lui accorder d'autre forme de procès que la sévérité de cette puissance populaire qu'il affecte de mépriser.
PREMIER CITOYEN.—Nous lui ferons bien voir que les nobles tribuns sont la voix du peuple, et nous les bras.
TOUT LE PEUPLE.—Il le verra, soyez-en sûr.
MÉNÉNIUS.—Citoyens!....
SICINIUS.—Taisez-vous!
MÉNÉNIUS.—Ne criez pas: tue; quand vous devriez lancer un simple mandat.
SICINIUS.—Et vous, comment arrive-t-il que vous ayez prêté la main à son évasion?
MÉNÉNIUS.—Laissez-moi parler.—Je connais toutes les qualités du consul-, mais aussi je sais avouer ses fautes.
SICINIUS.—Du consul!.... Quel consul?
MÉNÉNIUS.—Le consul Coriolan.
BRUTUS.—Lui, consul!
TOUT LE PEUPLE.—Non, non, non, non.
MÉNÉNIUS.—Bons citoyens, si je puis obtenir des tribuns et de vous la faveur d'être entendu, je ne veux vous dire qu'une parole ou deux; tout le mal qui peut en résulter pour vous, c'est la perte de quelques instants.
SICINIUS.—Parlez-donc, mais promptement; car nous-sommes déterminés à nous défaire de ce serpent venimeux: le chasser de Rome, ce serait un vrai danger; le souffrir dans Rome, serait notre ruine certaine: il est arrêté qu'il mourra ce soir.
MÉNÉNIUS.—Ah! que les Dieux bienfaisants ne permettent pas que notre glorieuse Rome, dont la reconnaissance pour ceux de ses enfants qui l'ont méritée est consignée dans le livre de Jupiter, s'oublie jusqu'à les dévorer elle-même, comme une mère dénaturée!
SICINIUS.—C'est un mal qu'il faut détruire.
MÉNÉNIUS.—Oh! c'est un membre qui n'est qu'un peu malade: le couper serait mortel; le guérir est facile. Qu'a-t-il donc fait à Rome qui mérite la mort? Est-ce parce qu'il a tué nos ennemis? Le sang qu'il a perdu (j'ose dire qu'il en a plus perdu qu'il n'en reste dans ses veines), il l'a versé pour sa patrie: si sa patrie répandait ce sang qui lui reste, ce serait pour nous tous, qui commettrions ou qui souffririons cette injustice, un opprobre éternel jusqu'à la fin du monde.
SICINIUS.—Ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
BRUTUS.—C'est détourner la question: tant qu'il a aimé sa patrie, sa patrie l'a honoré.
MÉNÉNIUS.—Quand la gangrène nous prive du service d'un membre, on doit donc n'avoir aucun égard pour ce qu'il fut jadis?
BRUTUS.—Nous n'écouterons plus rien: poursuivez-le dans sa maison, arrachez-le d'ici; il est à craindre que son mal étant d'une nature contagieuse ne se répande plus loin.
MÉNÉNIUS.—Un mot encore, un mot. Cette rage impétueuse comme celle du tigre, quand elle viendra à se sentir punie de sa fougue inconsidérée, voudra, mais trop tard, s'arrêter et attacher à ses pas des entraves de plomb. Procédez lentement et par degrés, de peur que l'affection qu'on lui porte ne fasse éclater des factions qui renversent la superbe Rome par les Romains.
BRUTUS.—S'il arrivait que.....
SICINIUS.—Que dites-vous? N'avons-nous pas déjà l'échantillon de son obéissance? Nos édiles maltraités, nous-mêmes repoussés!—Allons.
MÉNÉNIUS.—Faites attention à une chose: il a toujours vécu dans les camps depuis qu'il a pu tirer l'épée, et il est mal instruit à manier un langage raffiné. Son ou farine, il mêle tout sans distinction. Si vous voulez le permettre, j'irai le trouver, et je me charge de l'amener à la place publique, où il faudra qu'il se justifie suivant les formes légales, et dans une discussion paisible, au péril de ses jours.
PREMIER SÉNATEUR.—Nobles tribuns, cette voie est la plus raisonnable: l'autre coûterait trop de sang, et on ne pourrait en prévoir le résultat définitif.
SICINIUS.—Eh bien! noble Ménénius, soyez donc ici l'officier du peuple. Concitoyens, mettez bas vos armes.
BRUTUS.—Ne rentrez pas encore dans vos maisons.
SICINIUS, à Ménénius.—Venez nous trouver à la place publique: nous vous y attendrons; et si vous n'amenez pas Marcius, nous en reviendrons à notre premier projet.
MÉNÉNIUS.—Je l'amènerai devant vous. (Aux sénateurs.) Daignez m'accompagner: il faut qu'il vienne, ou les plus grands malheurs s'ensuivraient.
PREMIER SÉNATEUR.—Permettez-nous d'aller le trouver avec vous.
(Ils sortent.)