Cours familier de Littérature - Volume 02
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Title: Cours familier de Littérature - Volume 02
Author: Alphonse de Lamartine
Release date: February 25, 2014 [eBook #45012]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE
REVUE MENSUELLE.
II.
Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.
COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE
UN ENTRETIEN PAR MOIS
PAR
M. A. DE LAMARTINE
TOME SECOND.
PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE-L'ÉVÊQUE, 43.
1856
L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.
VIIe ENTRETIEN.
I
Interrompons-nous un instant pour répondre à ce sourd dénigrement du siècle, qui s'élève dans tous les siècles, du sein des médiocrités, pour accuser le temps et la nation de stérilité ou de décadence. Certes nous avons assez prouvé jusqu'ici notre admiration presque filiale pour l'antiquité, nous la prouverons bientôt à propos de la littérature de la Chine; nous allons nous confirmer dans ce culte de la littérature antique à propos de la Perse, de la Grèce et de Rome: qu'on nous permette de confesser aussi ce même culte de l'immortalité de l'intelligence dans le présent et dans l'avenir.
II
L'esprit humain n'a point une marche éternellement progressive et ascensionnelle, comme le soutient contre moi, hélas! et contre l'évidence, un ami littéraire dans ses belles Lettres à un homme tombé (il aurait mieux fait peut être de dire à un homme sorti).
Mais l'esprit humain, comme toute chose humaine, n'a pas non plus d'éclipse permanente. Comme l'astre de la lumière matérielle, qui est son image, l'esprit humain a des crépuscules, des aurores, des midis, des déclins, des heures, en un mot des jours et des nuits; mais il n'a ni jours éternels ni nuits éternelles. Il est toujours vieux et il est toujours jeune. Cette caducité l'empêche de se confondre avec la Divinité, dont il n'est que l'œuvre et l'ouvrier, mais jamais l'égal. C'est là l'erreur de ces Guèbres modernes du feu intellectuel, inextinguible et toujours croissant en lumière. Que ces anciens amis me le pardonnent: en bonne amitié, on est obligé d'avoir tous les jours le même cœur que ses amis; mais on n'est pas tenu d'avoir toutes les nuits le même rêve.
III
D'un autre côté, cette jeunesse éternelle de l'esprit humain, renouvelée de génération en génération et de race en race, l'empêche de tomber dans ce découragement de lui-même et dans ce dénigrement de son temps, qui est une erreur aussi commune mais moins noble que le rêve du progrès continu, illimité et indéfini sur la terre. Celui qui a fait le jour et la nuit pour le globe terrestre a fait aussi le jour et la nuit pour l'esprit humain. Il y a eu un commencement de l'humanité; M. Pelletan et ses amis le confessent. Le monde a-t-il commencé par un jour? a-t-il commencé par une nuit? Nous croyons qu'il a commencé par une aurore. Ces philosophes croient qu'il a commencé par les ténèbres. Question insoluble et puérile!..... L'esprit humain a-t-il commencé par l'imbécillité et la barbarie? a-t-il commencé par l'intelligence? Nous croyons, sans l'affirmer, qu'il a commencé par l'intelligence. Question de goût, d'imagination et de préférence!... Mais l'esprit humain a-t-il marché sans discontinuité, sans décadence, sans vicissitude, sans chute et rechute, sans éclipse, de progrès illimités en progrès illimités, jusqu'à son progrès suprême, sa divinisation sur la terre?... Question de nature, d'histoire, d'évidence, que la nature, l'histoire, l'évidence, résolvent malheureusement par l'écroulement perpétuel et par la renaissance perpétuelle de toutes les choses humaines, et qu'elles résolvent contre ce beau rêve de ces philosophes de l'ascension continue. L'échelle de Jacob était un beau rêve aussi, mais on n'y montait qu'endormi; et de plus, à l'échelle de Jacob, il manquait malheureusement un échelon: c'est celui qui montait du fini à l'infini. Heureux les hommes qui croient l'avoir retrouvé! Quant à nous, nous restons tristement au pied de l'échelle, bien convaincu qu'elle porte à faux, et que son sommet n'est qu'un vertige.
IV
Mais, si nous ne croyons pas le moins du monde à un progrès continu, illimité et indéfini pour une créature si précaire, si limitée et si finie que l'homme ici-bas, nous ne croyons pas davantage à ces décadences irrémédiables, à ces ténèbres croissantes, à cet épuisement organique de l'esprit humain avant le temps.
On nous dit et on nous écrit tous les jours: «Comment entreprenez-vous une œuvre de haute critique littéraire dans un siècle et dans un pays qui n'ont plus de littérature; dans une nation qui s'est épuisée de grands esprits pendant deux grands siècles, le dix-septième et le dix-huitième, siècle français par excellence? dans un temps où la décadence intellectuelle et morale marche en sens inverse du progrès matériel et industriel? dans une époque où tout se fait matière et se pétrifie à force de regarder la pierre, le fer, le tissu, et de se désintéresser des idées? Ne voyez-vous pas que le niveau de l'intelligence de l'Europe baisse à proportion que cette intelligence se répand sur la multitude et se concentre moins sur les sommités? Les vallées sont plus éclairées, mais les hauteurs ont moins de lumière. La démocratie, si sainte en morale parce qu'elle est la justice, est ignoble en littérature parce qu'elle est la médiocrité; elle a le sens de l'utile; elle n'a pas formé ni exercé encore en elle le sens du beau. Laissez la poésie, laissez la parole, laissez la philosophie! Ainsi que vous l'avez dit vous-même dans un vers désespéré:
«Abandonnez ce monde à son courant de boue!»
«Le jour baisse en Europe, et surtout en France. Ramenez votre manteau sur vos yeux, comme César mourant, pour ne pas voir mourir la littérature française. Nous sommes en impuissance et en décadence: l'esprit humain s'en va, comme on a dit des rois et des dieux. N'y pensons plus!»
V
Je réponds:
D'abord est-il bien vrai que l'intelligence littéraire baisse à mesure qu'elle se répand sur de plus grandes multitudes d'êtres pensants, et que la démocratie soit l'extinction fatale du génie des lettres? Si cela était vrai, il faudrait maudire la démocratie; car c'est le génie qui fait le jour sur les peuples vivants, comme il fait la splendeur sur leur mémoire. Et la pensée exprimée, autrement dit littérature, étant la plus noble fonction de l'homme, un seul groupe d'hommes pensants dans un siècle vaut mieux pour l'histoire que des multitudes qui sèment et qui broutent:
Fruges consumere nati!
Mais, si vous voulez nous permettre, à titre de poëte, une image très-peu neuve, mais très-frappante, nous vous répondrons que cette prétendue diminution de lumière intellectuelle et morale, à mesure qu'un plus grand nombre d'hommes participe à la clarté, est tout simplement un effet ou plutôt un mensonge d'optique. Vous croyez voir moins d'éclat sur les sommets, parce qu'il y a plus de jour dans les plaines. Un ver luisant pendant la nuit attire plus les yeux que mille étoiles au firmament pendant le jour. Quand le soleil se lève et quand son disque, suspendu un moment au-dessus des Alpes, éblouit le premier regard du voyageur matinal, le soleil paraît un million de fois plus étincelant qu'à midi, quand sa pluie de lumière s'infiltre jusqu'au fond des gorges les plus ténébreuses et noie tout un hémisphère dans un océan uniforme de clarté. S'ensuit-il que le soleil ait plus de clarté à son lever sur le bord du ciel qu'à son midi sur l'universalité de l'espace? Non; il s'ensuit seulement que le contraste de l'obscurité des vallées, le matin, avec le rayonnement des sommets qu'il frappe de ses rayons, vous fait apparaître l'astre plus lumineux et les hauteurs plus splendides; mais, en réalité, il y a un million de fois plus de lumière sur la terre au milieu du jour qu'à l'aube du jour.
Cette image est tout un argument. La démocratie intellectuelle et littéraire vous éblouit moins, parce qu'elle répercute à peu près uniformément et de tous les points la lumière; mais, en réalité, il y a plus de génie humain réparti entre de plus vastes multitudes dans un peuple que dans une académie d'hommes de génie.
VI
Quant à la possibilité d'une décadence finale pour un siècle, pour une nation, pour une langue, pour une littérature, je ne nie nullement cette possibilité en principe. Si je la niais, l'histoire du genre humain tout entier serait là devant moi, comme elle est là devant les progressistes indéfinis, pour me donner le triste démenti des réalités aux imaginations. Nous ne marchons dans le passé que sur la cendre des langues mortes avec leurs chefs-d'œuvre et sur les cadavres des littératures. Le monde entier n'est composé que de deux mots: PROGRÈS et DÉCADENCE. L'erreur des optimistes est de n'en lire qu'un, PROGRÈS; l'erreur des pessimistes est de n'en lire qu'un, DÉCADENCE. Lisons-les tous les deux, nous serons dans le vrai de l'histoire et de la destinée du genre humain, en littérature comme en politique.
VII
Mais, s'il est vrai que l'Europe, et que la France en particulier, doivent tomber un jour en décadence de génie, de langue et de littérature, est-il vrai, ou du moins est-il vraisemblable que ce triste moment de descente après le sommet et de caducité après la jeunesse soit arrivé pour l'Europe et pour la France? La main sur la conscience, et sans vouloir flatter personne ni nous flatter nous-même, nous ne le pensons pas. Nous pensons plutôt que ces belles parties vivantes du monde n'ont pas encore atteint leur maturité, et qu'elles jettent encore, comme nous disons nous autres contemplateurs des vagues, la folle écume de leur longue jeunesse. Oui, nos temps, qui nous semblent vieux, sont jeunes.
À quel symptôme, nous dit-on, le présumez-vous?
Nous allons le dire.
Premièrement, à la prodigieuse fécondité de la nature humaine en Europe, en Asie et en Amérique dans ces derniers temps. Quand la nature veut mourir dans des peuples, elle n'enfante pas avec cette prodigalité; elle se repose comme la vieillesse, elle s'épuise, elle languit, elle devient stérile, ou bien elle ne produit que des avortons ou des monstres. Nous avons vu cela aux Indes, quand Alexandre, et plus tard Gengiskhan ou Timour, y sont accourus du fond de la Macédoine et de la Tartarie avec des nuées de barbares, comme des bêtes de proie alléchées par l'odeur de la mort.
Nous avons vu cela en Grèce, en Égypte et en Perse, quand les Romains, ces brigands de l'univers, y sont venus balayer des trônes et des républiques vermoulues, et emporter des dépouilles dans la caverne agrandie de Romulus.
Nous avons vu cela quand les empereurs ont précipité Rome de liberté en servitude et de servitude en lâcheté, jusqu'à l'inondation de Rome et de Byzance par les jeunes barbares d'Attila, au lieu des vieux barbares de Marius.
Nous avons vu cela dans le moyen âge, quand l'esprit humain, désorienté par la disparition du vieil univers religieux, intellectuel et politique, se sauva dans les thébaïdes d'Orient et dans les monastères d'Europe, pour s'y suicider mystiquement dans le mépris de la vie et dans les frissons de l'éternité.
Oui, le genre humain eut, à ces époques, des étonnements, des lassitudes, des dépérissements, des décadences littéraires où les langues mêmes s'anéantissaient avec les idées. On comprend que les hommes qui vivaient dans ces années stériles de l'Europe aient cru un moment à la stérilité finale et à la caducité irrémédiable des littératures.
Les siècles qui sont venus après, Charlemagne, Charles-Quint, Léon X, Louis XIV, le dix-huitième siècle, le dix-neuvième lui-même, nous ont appris et nous apprennent assez qu'il n'y a ni progrès continu ni décadence irrémédiable dans l'esprit humain. Mais savez-vous ce qu'il y a? Il y a cette intermittence, cette alternative, cette jeunesse et cette vieillesse, cette fin et ce recommencement qui sont la condition et la loi de toutes choses intellectuelles ou matérielles. Ce monde, qui a commencé lui-même, finira, parce qu'il a commencé; mais personne ne connaît ni sa vieillesse dans le passé, ni sa longévité dans l'avenir, excepté celui qui compte d'avance le nombre des révolutions de soleil dans les cieux, et le nombre des pulsations du pouls dans l'artère de l'homme.
VIII
Mais, s'il ne nous est pas permis de substituer nos calculs au calcul divin, et de dire avec certitude: «Voici le soir, car la lumière baisse dans les esprits,» il nous est permis de faire usage de notre raison, de notre expérience historique, et de conjecturer avec plus ou moins de vraisemblance si nous sommes au lever ou au coucher d'une époque,
«L'HEURE QU'IL EST AU CADRAN DES ÂGES.»
Eh bien! plus je considère les pas de cette aiguille de l'esprit humain sur ce cadran, moins je puis comprendre ces prophètes de malheur qui menacent l'Europe littéraire de vieillesse, de décrépitude, de silence et de stérilité.
Où donc voient-ils ces symptômes de décadence?—Dans les révolutions intellectuelles, disent-ils, ces grandes perturbations du monde.—Mais les révolutions intellectuelles, au contraire, ne sont-elles pas les secousses que l'esprit humain se donne à lui-même pour enfanter dans le travail et dans la douleur ce qu'il porte en lui? J'aimerais autant appeler décrépitude et stérilité les secousses que donne au sein de sa mère féconde le fruit qu'elle va enfanter et qui demande à naître. Tout le monde sent que l'Europe est en travail d'enfantement; nul ne sait ce que sera le fruit: les uns disent prodige, les autres monstre. Quant à nous, nous ne croyons nullement au monstre, car l'Europe est grosse de l'esprit divin.
Sans dire ici (ce n'est pas la place) ce que nous croyons entrevoir sur le résultat de cet enfantement de plusieurs siècles, nous sommes convaincu que l'Europe souffre pour mettre au monde, quoi? Ce qui y est déjà, c'est-à-dire l'éternel nouveau-né de l'esprit humain, la raison: la raison un peu plus développée dans les choses divines, la raison un peu plus expliquée dans les choses humaines, la raison un peu plus associée à la loi dans la politique, en un mot, une révélation par le sens commun. Ni plus, ni moins, comme disait un oracle de tribune il y a quelques années; mais ce plus sera une époque d'accroissement de jour dans le ciel et sur la terre, et ce moins serait une époque d'accroissement de ténèbres. Mais, encore une fois, pourquoi marcherions-nous aux ténèbres? Il y a un nuage, j'en conviens, et le jour baisse; mais ce n'est pas le soir, et un nuage n'est pas la nuit!
Or, plus le règne de la raison s'accroîtra, plus la littérature véritable, qui est l'expression de la pensée humaine, s'accroîtra en œuvres de tout genre, et dans ces œuvres il y aura des chefs-d'œuvre. La philosophie n'a pas dit son dernier axiome, la poésie n'a pas chanté son dernier hymne.
IX
Considérez d'un coup d'œil rapide, et sans rien détailler aujourd'hui, tout ce qui proteste depuis un siècle seulement en Europe contre cette prétendue décrépitude de l'esprit humain. Tâtez le pouls du monde intellectuel, et dites s'il est prêt à mourir.
Il n'y a pas un siècle que Gœthe, l'Orphée et l'Horace allemand réunis dans un même homme, a attiré vers l'Allemagne, muette depuis les Niebelungen, l'attention et l'enthousiasme de toute l'Europe. Nous l'avons vu de nos jours vieillir sans faiblir, comme les dieux de l'Olympe vieillissaient; puis se transformer dans sa sérénité en gloire nationale plutôt que mourir, tellement divinisé par ses compatriotes, qu'on est tenté de chercher son sépulcre parmi les étoiles du firmament plutôt que sous les cyprès de Weimar.
Klopstock et Schiller, l'un l'Homère de la Messiade, l'autre l'Euripide de la scène allemande, lui faisaient cortége; ils vivaient encore quand nous sommes nés. De tels génies fraternels, groupés dans quelques lieues carrées de l'Allemagne du nord, sont-ils un symptôme d'épuisement sur cette terre où toute petite bourgade est une Athènes?
Il n'y a pas trente ans que lord Byron, en Angleterre, aussi grand à lui seul que toute la littérature de son pays, à l'exception de Shakspeare, trop grand pour être mesuré; il n'y a pas trente ans que lord Byron donnait le frisson et le vertige à l'imagination de l'Europe entière, par chacun de ses vers qui traversaient l'Océan comme des langues de feu répercutées sur les murs de craie de son île.
Il n'y a pas vingt-cinq ans que Walter Scott, ce trouvère posthume de notre siècle, ce Boccace sérieux et épique de notre âge, composait ses cent nouvelles, puisées dans l'histoire d'Écosse, et devenait ainsi, par le roman, le prosateur épique de la Grande-Bretagne.
Dickens et Thackeray, ses émules, vivent et produisent encore tous les jours de nouveaux chefs-d'œuvre de peintures de mœurs et de sensibilité. L'esprit humoriste de Sterne et le pathétique de Richardson se mêlent en eux pour faire sourire ou pleurer toute l'Europe. Dans un autre genre, plus monumental, l'histoire, Macaulay rédige plutôt qu'il ne grave les annales de son pays. Historien trop parlementaire, selon moi, Macaulay, semblable en cela à l'école dogmatique de la France, discute plus qu'il ne raconte, et instruit plus qu'il n'émeut; il fait des systèmes dans l'histoire, au lieu de faire des drames; il s'adresse à l'esprit plus qu'au cœur; il veut prouver au lieu de témoigner. Cette histoire raisonneuse et systématique n'aura que le second rang dans le récit des choses humaines; elle passera avec les systèmes, les sectes, les théories qu'elle représente. La nature seule est éternelle; l'histoire est un récit, et non une polémique descendue de la tribune dans la bibliothèque. Macaulay écrit l'histoire pour ses amis de telle ou telle coterie politique, au lieu de l'écrire pour le genre humain; mais son livre n'en est pas moins un grand signe de vie dans la littérature contemporaine de la Grande-Bretagne. L'Angleterre est digne d'avoir un jour son Shakspeare dans l'histoire comme elle l'a eu dans le drame.
X
En Espagne, l'héroïsme et la poésie se touchent par le grandiose du caractère et par l'orientalisme de l'imagination. L'Espagne n'a plus depuis longtemps ses chantres du Cid, ses Cervantès, ses Caldéron et ses Lopé de Véga. Le quiétisme somnolent de sa cour et de ses monastères avait assoupi son génie naturel; mais l'invasion révoltante de son territoire, en 1810, par Napoléon, lui a rendu le patriotisme par l'indignation. Ses cortès lui ont rendu la liberté; ses secousses révolutionnaires de 1820, et les contre-coups prolongés de ces secousses jusqu'à ce jour, lui ont rendu ce qui se réveille avant tout dans un peuple en ébullition, l'éloquence. Les orateurs précèdent les poëtes; l'âge de la poésie commence à renaître; la liberté, une fois conquise et une fois régularisée, féconde le génie. Le génie n'était pas mort en Espagne, il sommeillait. Voilà le réveil! Attendons-nous à de grandes choses, non-seulement dans l'Espagne continentale, mais dans les Amériques espagnoles. Ces Amériques espagnoles ressemblent à ces colonies grecques de l'Asie, devenues libres par la distance, mais restées grecques par la vigueur des caractères et par l'élégance du génie natal.
Il en est de même du Portugal et du Brésil. Là, une imagination plus latine et une langue plus belle encore que l'espagnol, la langue des Lusiades, attend d'autres Camoëns, dont les chants seront répétés par deux mondes, de Cintra à Rio-Janeiro.
XI
L'Amérique du Nord, jusqu'ici absorbée par la conquête et le défrichement du nouveau monde, n'était pas parvenue encore à son âge littéraire. C'est l'âge de la maturité et du loisir qui succède à l'âge de croissance chez les peuples neufs. Mais voilà l'Amérique du Nord qui y touche par la science, par l'histoire, par la poésie, par le roman, cette poésie domestique. Les noms de ses publicistes, de ses orateurs, de ses hommes d'État, de ses poëtes, de ses romanciers naissants, et déjà rivaux de leurs modèles dans le vieux monde, traversent déjà l'Atlantique; ils nous apportent les échos d'un grand siècle de pensée après un grand siècle d'action. Ce pays en est à son ère fabuleuse d'indépendance, de liberté, d'institutions, de créations; les âmes y ont la vigueur du sol, la grandeur des fleuves, la profondeur des solitudes, la hauteur démesurée des montagnes, l'infini des horizons. Qui peut dire, si elle ne se déchire pas dans l'enfantement, ce qu'enfantera en Amérique cette poésie de la raison et de la liberté, après la poésie des traditions?
Y a-t-il moins de littérature dans la liberté et dans la vérité que dans la servitude et dans les routines d'esprit? Attendons, pour le dire, le poëme épique de la raison humaine et le drame de la vérité qui se préparent à naître dans ce nouveau monde.
Il ne chante pas encore, il agit, mais son action est plus poétique que nos poëmes.
XII
La Russie elle-même, jeune race sur une vieille terre, entre dans son époque littéraire par un historien et par un poëte (Karamsin et Pouskin); ils rivalisent du premier coup avec leurs modèles anglais, Hume et Byron. Cette langue russe, combinée d'énergie tartare, de mélodie grecque, de mollesse slave, de rêverie allemande, de clarté française, instrument à mille voix, comme l'orgue des basiliques, est éminemment propre au lyrisme, au gémissement de la mélancolie du Nord, comme à l'enthousiasme religieux du Midi. L'alluvion des siècles et le mélange des races semblent l'avoir façonnée lentement pour une littérature composite dont nous entendons à peine les premiers balbutiements. Le génie divers, prompt, souple, fort, fantastique des peuples qui parlent cette langue promet prochainement de grands siècles littéraires à la Russie.
Nous ne parlons point ici de l'Orient, parce qu'il dort; il dort après des siècles de fécondité littéraire, religieuse et philosophique. Ces siècles ont épuisé pour un temps ses forces. Mais respectons ce sommeil de l'Asie! On a le droit de se reposer quand on a produit pour l'esprit humain cent poëmes, dix théâtres, dix philosophies et cinq religions; quand on a été l'Inde, la Chine, l'Arabie, la Perse, l'Égypte, la Grèce, la Judée, l'école et le sanctuaire de l'univers.
XIII
Nous en dirons autant de l'Italie, terre à laquelle nous devons tant, et à laquelle nous ne restituerons que son bien en lui restituant la liberté, la poésie et l'éloquence, ses fruits naturels. Sa littérature à elle n'est pas morte. Elle y est seulement dans cette sublime langueur qui précède les renaissances. Moi qui l'ai habitée si longtemps, qui l'aime comme une mère, qui lui dois le peu de poésie dont son ciel, ses mers, ses paysages, ses ruines, ont imbibé mon imagination, il m'est impossible de ne pas sentir battre dans ses membres encore enchaînés le pouls immortel de son génie, le génie initiateur de l'Europe. Je n'ai encore qu'âge d'homme, et j'y ai vu de mes yeux ensevelir Alfieri dans le marbre de Santa Croce, sculpté par Canova; j'y ai entendu Monti réciter ses poëmes aussi dantesques que le Dante; j'y ai serré la main de Manzoni, qui venait d'écrire ses mâles cantates; j'y ai été l'ami de Nicolini, qui agitait de l'accent de Machiavel les fibres toscanes; j'y ai entrevu Ugo Foscolo, ce Savonarola de la liberté, qui prêtait ses rugissements de douleur patriotique aux lettres de Jacobo Ortis; j'y ai vécu en familiarité avec Canova, cet émule de Phidias à Rome; enfin j'y ai entendu les premiers accents de Rossini, cet homme sans parallèle parmi les hommes vivants, qui a plus de poésie, de vibration, de littérature inarticulée dans une de ses notes que son siècle entier dans toutes ses œuvres! Et combien d'autres que je ne nomme pas, mais en qui j'ai senti la divinité de l'Italie parler à mon âme!...
Non, une telle terre n'est pas morte au génie littéraire sous toutes les formes, elle qui fut, comme le dit un de ses fils, la nourrice intellectuelle et artistique de l'Europe, elle qui m'inspirait, quand je foulais son sol sacré, ces vers, hélas! moins poétiques que sa poussière:
Italie! Italie! ah! pleure tes collines,
Où l'histoire du monde est écrite en ruines!
Où l'empire, en passant de climats en climats,
A gravé plus avant l'empreinte de ses pas;
Où la gloire, qui prit ton nom pour son emblème,
Laisse un voile éclatant sur ta nudité même!
Voilà le plus parlant de tes sacrés débris!
Pleure! un cri de pitié va répondre à tes cris!
Terre que consacra l'empire et l'infortune,
Source des nations, reine, mère commune,
Tu n'es pas seulement chère aux nobles enfants
Que ta verte vieillesse a portés dans ses flancs:
De tes ennemis même enviée et chérie,
De tout ce qui naît grand ton ombre est la patrie!
Et l'esprit inquiet, qui dans l'antiquité
Remonte vers la gloire et vers la liberté,
Et l'esprit résigné qu'un jour plus pur inonde,
Qui, dédaignant ces dieux qu'adore en vain le monde,
Plus loin, plus haut encor, cherche un unique autel
Pour le Dieu véritable, unique, universel,
Le cœur plein tous les deux d'une tristesse amère,
T'adorent dans ta poudre, et te disent: «Ma mère!»
Le vent, en ravissant tes os à ton cercueil,
Semble outrager la gloire et profaner le deuil!
De chaque monument qu'ouvre le soc de Rome,
On croit voir s'exhaler les mânes d'un grand homme!
Et dans le temple immense, où le Dieu du chrétien
Règne sur les débris du Jupiter païen,
Tout mortel en entrant prie, et sent mieux encore
Que ton temple appartient à tout ce qui l'adore!...
Sur tes monts glorieux chaque arbre qui périt,
Chaque rocher miné, chaque urne qui tarit,
Chaque fleur que le soc brise sur une tombe,
De tes sacrés débris chaque pierre qui tombe,
Au cœur des nations retentissent longtemps,
Comme au coup plus hardi de la hache du temps;
Et tout ce qui flétrit ta majesté suprême
Semble, en te dégradant, nous dégrader nous-même!
Le malheur pour toi seule a doublé le respect;
Tout cœur s'ouvre à ton nom, tout œil à ton aspect!
Ton soleil, trop brillant pour une humble paupière,
Semble épancher sur toi la gloire et la lumière;
Et la voile qui vient de sillonner tes mers,
Quand tes grands horizons se montrent dans les airs,
Sensible et frémissante à ces grandes images,
S'abaisse d'elle-même en touchant tes rivages.
Ah! garde-nous longtemps, veuve des nations,
Garde au pieux respect des générations
Ces titres mutilés de la grandeur de l'homme,
Qu'on retrouve à tes pieds dans la cendre de Rome!
Respecte tout de toi, jusques à tes lambeaux!
Ne porte point envie à des destins plus beaux!
Mais, semblable à César à son heure suprême,
Qui du manteau sanglant s'enveloppa lui-même,
Quel que soit le destin que couve l'avenir,
Terre, enveloppe-toi de ton grand souvenir!
Que t'importe où s'en vont l'empire et la victoire?
Il n'est point d'avenir égal à ta mémoire!
Et ailleurs:
. . . . . . . . .
Mais, malgré tes malheurs, pays choisi des dieux,
Le ciel avec amour tourne sur toi les yeux;
Quelque chose de saint sur tes tombeaux respire,
La barbarie en vain morcelle ton empire,
La nature, immuable en sa fécondité,
T'a laissé deux présents: ton soleil, ta beauté;
Et, noble dans son deuil, sous tes pleurs rajeunie,
Comme un fruit du climat enfante le génie.
Ton nom résonne encore à l'homme qui l'entend,
Comme un glaive tombé des mains du combattant;
À ce bruit impuissant, la terre tremble encore,
Et tout cœur généreux te regrette et t'adore.
XIV
Il nous est impossible de ne pas augurer une troisième renaissance littéraire pour une contrée aussi inépuisable en fécondité intellectuelle qu'en fécondité matérielle. Le génie italien n'a pas baissé d'une idée ou d'une image de Virgile à Dante, d'Horace à Pétrarque, de Sénèque à Machiavel, de Lucain au Tasse. Il est évident pour quiconque a habité une partie de sa vie cette terre et fréquenté ses esprits supérieurs, que ce niveau n'a pas baissé non plus de Dante, de Machiavel, de Pétrarque, de Tasse à aujourd'hui. L'Italie est pleine d'hommes de la même trempe de cœur et d'esprit, auxquels il ne manque que la voix. L'unité est brisée, mais l'énergie individuelle subsiste. Que l'unité fédérale, la seule unité possible aujourd'hui en Italie, vienne à se renouer, et le monde sera étonné de la supériorité intellectuelle dans tous les genres de culture d'esprit dont la nature a doué les Italiens modernes. Mais cette unité fédérale de l'Italie ne se renouera jamais que sous la pression d'un grand danger commun à toutes les nationalités morcelées dont la Péninsule se compose. Cela ne suffit pas; il y faudra encore la tutelle au moins décennale d'une puissance armée, désintéressée de territoire et médiatrice. C'est-à-dire que l'unité ne se renouera que dans le sang pendant une grande collision, lutte européenne dont les plaines de la Lombardie et du Piémont seront une centième fois le champ de bataille. Ce n'est pas tout encore: il y faudra la magnanimité généreuse de la puissance libératrice et médiatrice. L'âme d'un Washington européen pourra seule accomplir ce miracle. Avoir l'héroïsme de protéger sans avoir l'ambition de conquérir, voilà la condition prodigieusement rare du libérateur futur de l'Italie!
DIGRESSION HISTORIQUE.
XV
Ici, permettez-moi une digression involontaire, mais que l'occasion amène sans que je l'aie cherchée sous ma plume.
On me dit quelquefois, avec un reproche que je trouve plus mal informé qu'injuste: Tu es ille vir! Tu étais cet homme! ou plutôt, «Pourquoi, en 1848, n'as-tu pas su être cet homme?»
Pour comprendre pourquoi je n'ai pas été cet homme, il faudrait être au fond de mes pensées les plus intimes à cette époque, et connaître en même temps les mystères de la situation vraiment étrange où la France elle-même était haletante pendant la révolution soudaine, imprévue et cernée de périls du commencement de la république. Je vais, en peu de mots, vous introduire au fond de mes pensées les plus secrètes, comme au fond de la situation qu'une révolution si soudaine faisait à la France, dont je dirigeais la politique extérieure. Vous jugerez après si j'étais dans les conditions voulues pour soulever, garantir et médiatiser l'Italie, à moi tout seul. L'Italie elle-même saura si elle doit me condamner ou m'absoudre. Je confesserai tout pour moi et contre moi. Les réticences sont des mensonges en histoire. Qui ne sait pas tout ne sait rien. Je vais tout dire.
XVI
Premièrement, il faut bien m'apprécier moi-même, et bien entrer dans ma nature personnelle et dans l'esprit de mon rôle au moment à la fois terrible et grandiose où la république sortit du nuage avec la promptitude et l'éblouissement de l'éclair.
Un gouvernement dont je n'estimais pas l'origine, mais contre lequel je ne conspirais pas, venait de s'abîmer et de disparaître en trois heures, sans défense. Une heure après, surpris comme tout le monde, je crus (comme je crois encore) que le seul moyen de raffermir d'un mot le sol fondamental était de proclamer sur les ruines de cette monarchie disparue une république de nécessité et de salut, pour l'interposer entre tout le monde et pour donner au peuple la patience d'attendre une assemblée nationale souveraine, seule puissance toujours légale qu'on pût évoquer pour imposer l'ordre et le respect d'elle-même à la France.
Je n'étais pas un républicain radical, un républicain subversif, un républicain chimérique rêvant de bouleverser les fondements de la politique et de la société civile, pour faire éclore du sang ou du feu un monde nouveau éclos en trois heures.
Les mondes nouveaux ne naissent que de la gestation lente et de l'enfantement laborieux des siècles. J'étais un républicain improvisé, un républicain politique, un républicain conservateur de tout ce qui doit être conservé sous peine de mort dans une société, ordre, vies, religion libre, fortunes, industrie, liberté légale, respect de toutes les classes de citoyens les unes envers les autres, paix des nations entre elles dans leur indépendance réciproque et dans l'esprit de leurs traités, droit public de l'Europe.
XVII
Ai-je eu tort d'être républicain conservateur? les républicains d'un autre tempérament le disent; mais enfin j'étais ce que j'étais. On ne se fait ni sa nature, ni sa conviction, ni sa conscience: à tort ou à raison, j'étais républicain conservateur.
Si j'avais été autre chose, il n'y avait rien de si rationnel et de si aisé que de laisser le feu de la France prendre, par le seul courant du vent qui soufflait, à l'univers. D'une combustion générale il serait sorti ce qui pouvait, un monceau de cendre étouffé sous une pluie de sang, et foulé bientôt après aux pieds par une tyrannie militaire. Les républicains auraient été, aux yeux de l'avenir, les incendiaires du vieux monde. Triste titre à l'estime et à l'amour des peuples incendiés, et livrés, après l'œuvre des Érostrates, à la merci des Marius du Nord ou du Midi!
Dans ce système, le premier cri de la république devait être: Aux armes! Deux couplets ajoutés à la Marseillaise, l'un contre les classes supérieures, l'autre contre les propriétés, auraient fait l'affaire. La France soulevée de son lit aurait débordé de ses frontières comme de ses lois, et malheur au monde!
XVIII
Ce n'était pas ce que je voulais pour la république nouvelle. Je voulais qu'elle montrât une fois à l'Europe qu'il y avait compatibilité complète entre la France libre et les puissances géographiques voisines, respectées dans leurs frontières comme dans leur indépendance.
L'inviolabilité mutuelle est la base de paix sur laquelle repose le monde. Violer cette base, ce n'était pas seulement une iniquité, c'était la guerre, c'était le meurtre en masse, c'était le sang humain jeté au hasard et à pleine main sur la terre d'Europe! Et de quel droit? Du droit d'une opinion, d'un système, d'une fantaisie, d'une vanité, d'une boutade de Danton (et encore Danton lui-même ne proclamait que la guerre défensive et traitait avec la Prusse).
J'avoue ma faiblesse. Ma conscience d'homme timoré devant Dieu répugnait à ce jeu de sang humain dont l'enjeu est la vie de ses créatures. Qu'on me méprise, mais qu'on m'absolve! J'écartais la guerre offensive de la république comme un crime envers l'humanité et envers Dieu; je n'acceptais dans mes pensées pour la république que la guerre défensive et patriotique. C'est ce scrupule de conscience seul qui me fit faire le manifeste à l'Europe.
Scrupule, dira-t-on! Je ne le nie pas, mais quelquefois un scrupule de conscience est la plus habile politique. Souvenez-vous de ce qui se passa. Les ligues des cours furent désarmées de tout droit d'agression contre la république; les peuples, respectés et rassurés sur leur territoire, passèrent du côté de nos principes, et la diplomatie française fut l'arbitre du monde en six semaines de temps, sans avoir violenté une nation ni brûlé une amorce.
XIX
Je ne me dissimulais pas le moins du monde cependant que l'Italie aurait des frémissements et des secousses, que l'Allemagne s'armerait pour y maintenir sa puissance non nationale, mais habituelle, en Lombardie. Je connaissais de jeunesse le caractère hésitant, repentant, puis récidivant, extemporané enfin, pour me servir du mot latin, de Charles-Albert. Je me défiais de l'entraînement inopportun qu'il donnerait à son armée ou qu'il subirait de ses peuples. Je devais dans cette prévision, trop vite vérifiée, faire prendre une position de forte expectative à la république sur les Alpes. Je fis décréter l'armée des Alpes de soixante mille hommes, échelonnés de Lyon à la frontière du Var.
Quelle était la signification de l'armée des Alpes?—Elle était double dans mon esprit: premièrement, être prête à descendre en Piémont, au premier signal de péril de cette puissance; secondement, être prête à réprimer les agitations religieuses, civiles, socialistes et démagogiques qui pouvaient éclater à chaque instant dans le midi de la France, plus passionné que le nord, à Lyon, à Avignon, à Marseille, à Toulon, dans tout le bassin de la Saône et du Rhône.
Ainsi l'armée des Alpes, par sa seule existence, dominait inoffensivement l'Italie de son front, pacifiait par son flanc droit le midi de la France.
XX
Or que devait-elle faire en Italie, cette armée des Alpes, si la témérité inopportune de Charles-Albert déclarait la guerre à l'Autriche, si, comme j'en étais convaincu, Charles-Albert subissait des revers, et si l'Autriche victorieuse s'avançait pour envahir le Piémont?
Dans notre droit alors, et dans l'intérêt légitime de la sécurité de nos propres frontières au midi et à l'est, notre armée devait descendre des Alpes en Piémont, couvrir ce royaume, rallier les débris de la valeureuse armée piémontaise, faire face à l'armée autrichienne, et combattre, s'il était nécessaire de combattre, pour l'évacuation et pour l'indépendance de la Péninsule tout entière.
Mais il n'était pas même nécessaire de combattre dans ce moment: la révolution combattait pour nous en Hongrie, en Prusse, à Francfort, à Rome, à Naples, en Toscane, à Vienne, et l'Autriche, qui n'existait plus que dans son unique armée d'Italie, ne songeait pas à se jouer elle-même dans une seule bataille; elle ne songeait qu'à se ménager des conditions honorables de retraite. Elle proposait elle-même de négocier cette retraite jusqu'au pied du Tyrol; elle ne demandait, pour évacuer l'Italie lombarde, que le prix de cet abandon par le payement de sa dette italienne par l'Italie. Dans de telles extrémités, il est peu douteux que cent mille Français couvrant soixante mille Piémontais dans les plaines du Piémont n'eussent opéré, ou par leur seule présence, ou par un coup d'éclat, la libération du sol italique. Cela est moins douteux encore quand on songe que Turin, Milan, Gênes, Parme, Plaisance, Bologne, Venise, Florence, Livourne, Rome, Naples, la Calabre et la Sicile avaient déjà couru avec plus ou moins de patriotisme aux armes; que ce mouvement militaire encore hésitant dans un pays déshabitué des armes se serait accru, multiplié, organisé sous le flanc droit de l'armée française, et que l'Italie, en six mois, n'aurait été qu'une forêt de baïonnettes inhabiles peut-être, mais héroïques comme le sentiment qui armait ses milices.
XXI
Que se serait-il passé alors en Italie?—Nous n'avons pas le secret du destin; mais nous pouvons affirmer qu'il se serait passé ce que la France aurait conseillé, et ce que la vieille constitution des cinq ou six Italies comporte, c'est-à-dire une fédération patriotique unanime de toutes ces Italies sous leurs différentes natures politiques et sous la médiation protectrice de la France. L'unité nationale et militaire de ces diversités politiques eût été quelque chose d'analogue à la confédération hellénique des villes, royaumes, républiques du Péloponèse et des Îles sous la garantie des phalanges macédoniennes.
Sans doute il y eût eu des oscillations, des tâtonnements, des anomalies, des inexpériences, des froissements, des rivalités, des excès d'impulsion, des excès de résistance; mais la médiation présente et armée de la France aurait été une dictature de salut commun, acceptée par la nécessité jusqu'à l'heure où cet amphictyonage des alliés aurait fait place à l'amphictyonage des Italiens constitués et armés dans leurs propres villes. L'Italie, depuis le moyen âge, est plus municipale que nationale; une confédération municipale est sa forme obligée de constitution. On ne prévaut pas contre la nature. Mais quelle confédération municipale que celle qui a pour municipalités des capitales, Milan, Turin au pied des Alpes, Gênes à droite, Venise à gauche, Florence, Livourne, Bologne au pied des Apennins, Rome au centre, Naples au sommet, Palerme et Messine dans ses eaux? Et quelle renaissance politique, militaire, oratoire et littéraire l'émulation de toutes ces capitales entre elles ne promettait-elle pas à une nation de vingt millions d'hommes doués d'autant de génie et de plus raison que la légère Athènes?
XXII
Telle était ma pensée sur l'Italie. Je sais qu'elle paraîtra une offense aux Italiens, qui professaient à contre-temps une unité sans lien, et une émancipation sans émancipateurs. Il ne s'agissait pas de flatter l'Italie, mais de la sauver. Je ne l'ai pas flattée, je ne l'ai pas provoquée aux soulèvements intempestifs de 1848; j'en atteste ses ambassadeurs et ses patriotes de cette époque! Qu'ils disent si je n'ai pas plutôt fait mes efforts loyaux pour détourner le roi Charles-Albert de son agression, où je pressentais sa perte? Qu'ils se souviennent de mon mot trop significatif à la tribune; Toutes les cantates ne sont pas des Marseillaises! Je dis avec la même sincérité aujourd'hui ma pensée à ce grand peuple: mûr pour l'indépendance, mûr pour la liberté, mûr pour l'éloquence, mûr pour le génie, il ne l'est pas pour les armes. La liberté lui mettait ces armes dans la main, mais il lui fallait un peuple soldat et vétéran de gloire comme la France pour lui en apprendre l'usage. On improvise la liberté, on n'improvise pas les armées qui la défendent. Or il faut des armées autour du berceau d'une liberté qui vient de naître. Que l'avenir me démente si j'ai tort, mais que les patriotes sérieux de l'Italie ne m'accusent pas! Ma pensée de prudence et de temporisation pour eux était plus italienne que celle de Charles-Albert; elle est la même encore aujourd'hui, mais pour d'autres causes.
XXIII
Mais, reprennent les Italiens aigris par l'exil; mais, disent les radicaux de la guerre révolutionnaire en France, pourquoi donc l'armée des Alpes n'est-elle pas descendue en Italie après le revers de Charles-Albert, pour y prendre le beau rôle de médiateur armé ou de combattant italien que vous aviez assigné à sa création, et que vous aviez ajourné à l'heure où le Piémont serait envahi par l'armée autrichienne?... Hélas! ce n'est pas moi qui vous réponds ici; c'est une triste date. Le jour où les revers de Charles-Albert furent pressentis à Paris, l'ordre de marche de l'armée des Alpes fut préparé sans hésiter par le gouvernement de la république. La fatale insurrection communiste ou démagogique de juin entraîna la retraite de ce gouvernement.
Pendant que ce gouvernement combattait dans les rues de Paris pour le salut de la république et de l'assemblée; pendant qu'il triomphait par l'armée qu'il avait préparée, par le général qu'il avait nommé, par ses propres mains, chef et soldat lui-même, offrant sa vie au feu pour défendre la représentation nationale, cette même représentation nationale le soupçonnait odieusement d'une complicité souterraine avec ses ennemis, et lui redemandait en hâte le pouvoir exécutif pour le décerner à un dictateur aussi patriote, mais pas plus dévoué que lui à la France.
La fatale coïncidence de la bataille de Paris et de la défaite du Piémont engloutit tous les plans et tous les rêves dans le même abîme. Étranger depuis ce jour au gouvernement, j'ignore quelles furent, à l'égard de l'Italie, les pensées et les nécessités des gouvernements successifs de la république. Tout ce que je puis affirmer, c'est que les événements de juin, malgré leur gravité, ne m'auraient pas empêché de faire descendre en Piémont l'armée des Alpes. La France civique tout entière était debout et armée pour défendre sa civilisation, ses familles, ses propriétés, ses foyers, sa souveraineté représentative contre des poignées de démolisseurs anéantis dans leur démence. La puissance intérieure de la France était centuplée; sa puissance militaire était reconstituée depuis cinq mois d'une réorganisation énergique de ses armées; la France n'avait pas besoin de cent mille hommes en faction sur les Alpes ou en Algérie pour se préserver des communistes qui lui font horreur: l'Italie en avait besoin pour rester l'Italie.
XXIV
Voilà ce que j'ai voulu pour l'Italie; voilà ce que j'ai fait à son insu pour elle; voilà ce que la destinée contraire a décidé d'elle et de moi dans les journées de juin 1848. Ce n'est pas seulement la France qui a saigné dans ces journées, c'est l'Italie qui y a péri. Pleurons ensemble sur la démence de ces meurtriers de la liberté et d'eux-mêmes, mais ne nous accusons pas, l'Italie et nous! Nous sommes innocents; c'est le sort qui est coupable.
Si j'avais été Italien de sang comme je le suis de cœur, aurais-je pu concevoir pour l'Italie une pensée plus filiale? aurais-je pu lui rouvrir inoffensivement pour les autres puissances, et plus légitimement pour elle-même, une plus belle perspective de renaissance nationale, politique et littéraire? Je laisse à la réflexion et à la conscience à prononcer.
XXV
Et comment n'aurais-je pas aimé l'Italie? Comment n'aurais-je pas eu foi, je ne dis pas dans les armes (une longue désuétude les a rouillées), mais dans la vie et dans la fécondité de son génie en tout genre? N'avais-je pas respiré par tous les pores ce génie italien, avant même d'avoir respiré celui de ma propre patrie? La patrie n'est pas seulement celle où l'on a sucé le lait de sa mère, c'est aussi celle où l'on a reçu de la nature, des monuments, des hommes, des choses, ses premières impressions et ses premières images. La première jeunesse des yeux de l'imagination et du cœur est la naturalisation pour le poëte comme pour l'homme. C'est à l'intensité des sensations que la vie de l'âme se mesure, ce n'est pas à la longueur des années. L'Italie pour moi n'est pas un pays, c'est un mirage! Ce n'est pas de l'air qu'on y respire, c'est de l'âme! une âme de feu, de langueur, d'enthousiasme, d'antiquité, de jeunesse, de mélancolie et d'héroïsme à la fois! On s'y fait dans la même minute poëte, amant, citoyen, contemplateur, cénobite. Les sensations n'y parlent pas en vous, elles y chantent; elles y parcourent en une heure la gamme entière de toute une vie! Il n'y a pas de prose dans cet air, tout y est musique, mélodie, extase ou poëme. C'est sans doute pour cela que Rossini ou Mozart transportent au delà des Alpes, dans tout l'univers, une langue de mélodies qu'aucune autre partie du monde n'a ni inventée ni entendue. Ces hommes sont la vibration vivante et notée de tous les sens de cette terre de sensations, sensations qu'aucune autre langue ne peut rendre en paroles, tant ces lyrismes intérieurs dépassent les langues parlées! Ce qu'on ne peut pas dire, on le chante; la musique, peut-on dire aussi, est la poésie des sensations. Rossini est le Pétrarque de cette musique; il a aspiré l'air de sa patrie, et il l'a soufflé sur tout l'univers. La brise mélodieuse qui court sur l'Italie fait corps avec l'Italie elle-même. C'est le son de voix d'une personne aimée, inséparable de l'enchantement produit sur nous par la personne elle-même. Dès qu'on met le pied sur le sol italien, on entend cette voix dans tous les murmures, dans tous les arbres, dans toutes les vagues, dans tous les vents, comme dans tous les vers. L'Italie n'est pas seulement une terre; c'est un instrument de musique, c'est l'orgue du monde. Il suffit qu'un sentiment souffle dans les âmes pour que tout y résonne! Faut-il s'étonner que cette langue ait pour paroles des lueurs, des images et des mélodies?
On se scandalisera peut-être de ce qu'à cette période grave de ma vie, je retrouve en moi de tels regrets et de tels amours pour l'Italie de mes premières années; mais, si mon âme est universelle, si mon berceau est français, mes sens sont italiens. L'imagination et l'amour ont aussi leur patriotisme; c'est le patriotisme de l'imagination et de la poésie qui m'attachait à cette patrie d'adoption où je fus jeté avant l'âge où l'on pense à s'attacher à sa patrie natale. Comment pouvait-il en être autrement? Je voyais le monde et l'Italie du même premier regard; je savourais l'air respirable et l'air d'Italie de la même première aspiration. Je devais devenir Italien de sensation avant d'avoir été Français de cœur.
XXVI
Mais, puisqu'il est convenu, entre mes lecteurs et moi, que ce Cours familier de littérature n'est qu'un entretien à vol d'idées et à cœur ouvert, laissez-moi vous dire par quel hasard de jeunesse et de situation je fus initié de si bonne heure, et pour jamais, aux livres et aux lettres de ce beau pays.
—Encore une digression, encore une personnalité, me diront quelques critiques sévères. Encore une vanité s'étalant complaisamment dans un livre où toute vanité vivante doit disparaître pour ne laisser parler que des morts?
—Je jure en toute conscience, à ces critiques, qu'il n'y a pas l'ombre de vanité ni de ridicule complaisance pour moi-même dans ce procédé de mon esprit, qui se met quelquefois ici en scène, cœur et âme, pour faire comprendre et sentir aux autres ce que j'ai senti et compris moi-même en traversant la vie, les hommes et les livres. Je suis l'instrument, bon ou mauvais, qui a reçu le premier souffle du siècle à travers ses cordes, et qui rend le son juste ou faux, mais sincère, et qui le rend, non pour que les autres s'accordent à sa note, mais pour qu'ils la jugent et la rectifient s'ils ont un autre diapason dans leur âme.
D'ailleurs j'ai toujours remarqué, depuis saint Augustin, Mme de Sévigné, J. J. Rousseau, la correspondance de Cicéron, celle de Voltaire, que les livres qu'on lit et qu'on relit le plus sont des livres personnels. Ce qui intéresse l'homme dans le livre, ce n'est pas le livre, c'est l'homme. Et pourquoi cela? Parce que le livre n'a que des idées, et que l'homme a un cœur. Or, dans le livre personnel l'homme ouvre son cœur, il n'ouvre que son esprit dans ses autres œuvres; il ne donne ainsi que la moitié de lui-même. Je pense comme Montaigne: Je veux l'homme tout entier.
Mais de plus, si l'on veut être lu et instruire, il faut intéresser. Point de salut sans intérêt pour l'écrivain, point d'instruction pour le lecteur.
Or c'est une loi de notre nature morale, que l'intérêt ne s'attache jamais aux abstractions et toujours aux personnes. L'esprit humain veut donner un visage aux idées, un nom, un cœur, une âme, une individualité aux choses. Si quelqu'un voulait écrire l'histoire des idées, je vous défierais de le lire; mais qu'il écrive l'histoire des hommes qui ont représenté ces idées, il sera lu d'un bout de la terre à l'autre. Dieu lui-même a fait les créatures sensibles pour personnifier ses idées. Ce qui ne se personnifie pas n'est pas. Nous ne changerons pas la nature humaine, nous ne ferons pas une humanité d'algébristes. Les algébristes raisonnent avec des abstractions, les hommes comme nous raisonnent ou sentent avec des êtres réels.
Ce n'est donc pas, quoi que mes critiques en pensent, par vanité que je me mets et que je me mettrai souvent en scène dans ces entretiens: c'est par connaissance de la nature humaine. Ce n'est pas l'homme en moi qui parle de lui, c'est l'artiste. Ah! si vous me connaissiez mieux, dirai-je à ces critiques, combien vous seriez loin de m'accuser de cette puérile vanité, morte en moi depuis bien des années! De la vanité! Et de quoi? Si j'en ai eu quelquefois, comme tout le monde, à la fleur de ma vie, l'âge, les événements, les réflexions, les humiliations de cœur et d'esprit dont ma vie est pleine, ont assez pris le soin de l'abattre. J'ose affirmer qu'il n'y a pas un homme sur la terre qui sente plus son néant que moi, et qui désirât plus sincèrement disparaître, âme, corps et nom, de toute scène ici-bas.
Est-ce que cette scène politique ou littéraire du monde a quelque prix encore pour celui qui a vu sur quels tréteaux on y monte, et par quels tréteaux on en descend?... Non, non, je vous le jure encore devant celui qui lit dans les cœurs, je n'ai pas les vanités qu'on me suppose; mais j'ai de moi-même et de ce monde les dégoûts qu'on ne me suppose pas! Laissez-moi donc vous parler encore de moi, et n'en accusez que mon art. Vous voulez sentir, il faut bien vous montrer un cœur.
PAGES DE VOYAGE.
XXVII
C'était au printemps de 1810; j'avais dix-neuf ans, une taille élancée, de beaux cheveux non bouclés, mais ondulés par leur souplesse naturelle autour des tempes, des yeux où l'ardeur et la mélancolie se mariaient dans une expression indécise et vague qui n'était ni de la légèreté ni de la tristesse. Une impatience juvénile de vivre, de voir, de sentir, de me plonger dans une mer d'impressions tout à la fois redoutées et attrayantes, était le fond de mon caractère d'alors: du feu qui couvait encore, qui craignait et qui aspirait le vent; un cœur de jeune fille entre l'âge où l'on rêve et l'âge où l'on aime. J'en avais aussi la candeur et la timidité sur la physionomie. J'étais très-hardi d'aspirations, très-timide de manières. Élevé dans la solitude et dans la simplicité de la campagne, la grande nature et la grande foule me donnaient des éblouissements. Un silence modeste et rêveur cachait ordinairement cette timidité. Je sortais des livres, et je ne voyais, dans tout ce qui frappait mes regards, qu'un autre grand livre vivant à lire. Je croyais qu'il me dirait le mot de mille mystères de mon ignorance. Mon cœur était une énigme dont je cherchais la clef!
Comment on m'avait lancé seul, si jeune et presque encore enfant, dans un voyage d'Italie, avant d'avoir vu Paris et de connaître la France, je l'ai dit ailleurs (Confidences et Graziella); je ne le redis pas ici. C'était téméraire, mais c'était peut-être sage. Une rose artificielle toute poudreuse et toute fanée, tombée d'une guirlande de robe après une nuit de bal, foulée aux pieds des danseurs, puis enveloppée dans un morceau de gaze et cachée au fond de ma malle comme un talisman, avec quelques mauvais vers, n'était qu'une puérilité; mais cette puérilité avait éveillé les craintes d'une tendre mère. Il fallait donner une diversion aux rêves: il n'y en a point de plus forte qu'un voyage. L'homme en changeant d'horizon change de pensée; qu'est-ce donc de deux enfants? J'ai encore, sur un papier tout jauni par la poussière des grandes routes d'Italie, ces mauvais vers de dix-huit ans qui enveloppaient la rose fanée.
Es-tu tombée au vent qui fait plier la tige,
Ô rose qui meurs sur mon sein?
Du tendre rossignol qui sur les fleurs voltige
Es-tu le nocturne larcin?
Non, d'une robe, au bal, tu tombas de toi-même
Sous les pas distraits des danseurs,
Dans une nuit d'ivresse, ô triste et pâle emblème
De ces fleurs vivantes, tes sœurs!
Ils foulèrent aux pieds la fleur venant de naître,
Et la danseuse avec dédain,
Se courbant, te jeta pâle par la fenêtre,
Comme un vil débris du jardin.
Mais moi, glaneur d'épis brisés près de la gerbe,
Je te recueillis sur mon cœur,
Pour chercher sous ta feuille, ô fleur morte sur l'herbe,
Une autre ivresse que l'odeur!
Ah! repose à jamais dans ce sein qui t'abrite,
Rose qui mourus sous ses pas,
Et compte sur ce cœur combien de fois palpite
Un rêve qui ne mourra pas!
Il était déjà mort, comme meurent tous les sentiments prématurés de l'enfance; mais enfin je lui devais mon exil en Italie.
XXVIII
Le 29 mai 1810, au lever du jour, je descendais, dans une chaise de poste où l'on m'avait accordé une petite place sur le siége de la voiture, les dernières pentes de l'Apennin qui se précipitent vers Florence. Le ciel était un cristal sans fond, légèrement terni de cette brume chaude qui donne le vague aux horizons dont sans cela on toucherait de l'œil les bords. Les chevaux à demi sauvages galopaient dans des flots de poussière aromatique, remplissant l'air du bruit joyeux et précipité de leurs clochettes. Il me semblait entendre d'avance les castagnettes des jeunes filles de Naples, conviant les danseurs à l'ivresse des tarentelles. Les collines, les châtaigniers, les clochers, les torrents, les fumées de volcans de l'Apennin fuyaient derrière moi comme dans une ronde magique de la terre. Les hauts et immobiles cyprès qui commencent là à végéter, jetaient çà et là sur la route l'ombre allongée et noire de ces obélisques de la végétation; les figuiers, semblables à des spectateurs accoudés autour d'un cirque, appuyaient leurs larges feuilles poudreuses sur les murs blancs qui bordaient le chemin; les oliviers tamisaient d'une légère verdure les rayons du soleil qui tremblaient entre leurs branches sur les sillons. On respirait une odeur d'herbes inconnues à nos climats délavés du Nord. L'air était tiède et savoureux comme un parfum évaporé sur un charbon de feu, ou comme le myrte du paysan à la gueule d'un four qui pétille dans un village de Calabre.
J'étais ivre de sensations avant d'être ivre de pensées. De temps en temps, du haut d'une colline, une échappée de vue me laissait entrevoir au fond d'un bassin de verdure les dômes resplendissants mais encore lointains de Florence. J'aurais voulu franchir d'un élan la distance considérable qui nous en séparait encore. Nous n'y entrâmes qu'à la nuit tombée. Une lune éclatante, se réfléchissant dans les ondes sinueuses et encaissées de l'Arno, brillait comme un fanal sur les murailles grises de la ville des Médicis.
XXIX
Quand j'entendis la voiture qui venait de franchir la porte de la ville rouler avec un bruit sourd et grave sur les larges dalles dont les rues de Florence sont pavées, il me sembla entrer dans la société de ces grands Toscans qui remplissaient mon imagination d'une sorte de terreur sacrée. Dante, Pétrarque, Machiavel, les Pazzi, les Médicis, les Politien, les Michel-Ange, et mille autres dont les noms surgissaient dans ma mémoire, me paraissaient regarder aux fenêtres de ces palais sombres dont les rues sont bordées et obscurcies. Pour ajouter à l'illusion, je ne sais quelle odeur de cèdre dont les charpentes de ces palais sont construites embaumait les rues. On eût dit l'odeur sépulcrale de ce bois incorruptible dont on faisait les cercueils et qui embaumait de lui-même les morts.
Les rares habitants qui circulaient sur les places ou qui respiraient le frais autour des fontaines donnaient à la ville un air de magnifique champ des morts, entrecoupé de monuments et peuplé de fantômes. Jamais je n'oublierai cette première entrée de nuit dans la ville de Dante.
La voiture, qui devait continuer sa route jusqu'à Sienne et jusqu'à Rome, me laissa descendre dans une petite hôtellerie sans nom, cachée au fond d'une ruelle sur les derrières du palais Corsini, non loin du pont de la Trinité. J'y fus logé dans une mansarde nue sous les toits, sans autre meuble qu'une couchette de fer, une table, une chaise et une cruche d'eau. Mais je ne fis pas même attention à la nudité et à l'indigence de cette hôtellerie: j'allais m'endormir et me réveiller dans la ville des grandes mémoires; c'était assez pour un jeune homme qui ne vivait que d'imagination.
XXX
Je n'oublierai jamais non plus ce réveil. Un ciel d'été, d'un bleu sombre comme un plafond de lapis, s'apercevait par ma fenêtre au-dessus de la rue étroite, entre ma chambre haute et les murs monumentaux du palais Corsini. Les larges portes de ce palais étaient ouvertes à deux battants, et laissaient voir les cours, les escaliers, les portiques. Les nombreux domestiques de cette opulente maison étaient en grands costumes d'apparat, chacun à son poste. Ils semblaient attendre quelque cérémonie ou quelque hôte illustre.
De grandes rumeurs de la foule, mêlées de mugissements de bœufs, de bêlements de brebis, de hennissements de chevaux, se faisaient entendre à l'extrémité de la petite rue du côté du pont de la Trinité. Bientôt des bergers à cheval, une longue houlette terminée en lance à la main, et vêtus de costumes pittoresques en cuir et en peaux de mouton, apparurent. Ils étaient précédés et suivis de l'élite de leurs troupeaux. Ils défilèrent avec une gravité antique sous mes yeux pour entrer dans la cour du palais.
Ils étaient accompagnés de chars rustiques de forme étrusque. Les jantes des roues massives de ces chariots étaient enroulées de fleurs et de feuillages; les jougs des bœufs qui y étaient attelés avaient été décorés de branches de cyprès et d'oliviers qui, en se balançant au mouvement des attelages, chassaient les mouches et rafraîchissaient de leur ombre le front des bœufs.
Chacun de ces chars portait la famille d'un des laboureurs des vastes domaines du prince Corsini. Le chef de la famille ou le plus âgé des fils marchait en avant d'un pas consulaire, tenant d'une main le mince aiguillon, et s'appuyant fièrement de l'autre main sur la corne dorée de ses bœufs. Lu mère, les fils, les filles étaient debout sur le plancher du char, se tenant de la main aux ridelles pour garder leur équilibre contre les secousses que les larges dalles du pavé imprimaient aux roues. Il y avait là, sous les plis lourds des étoffes rouges et vertes des vêtements de ces villageoises, des beautés, des majestés, des grâces sévères que je n'ai jamais retrouvées qu'en parcourant les montagnes de la Sabine et du Vulturne, ou dans l'incomparable tableau des Moissonneurs de Léopold Robert, ce Virgile du pinceau, qui a égalé le Virgile des Géorgiques.
XXXI
Cette procession rurale défila lentement en silence, et se groupa tout entière dans la cour du palais. C'étaient les opulents cultivateurs des nombreux domaines du prince dans les maremmes de Pise et dans les vallées du Vulturne, qui venaient, le jour de la fête de la princesse, défiler annuellement devant leurs maîtres, et étaler sous leurs yeux le luxe de leurs étables ou de leurs sillons. L'air était assourdi du son des musettes toscanes, et la rue était embaumée par les masses de fleurs qui débordaient en gerbes ou qui traînaient sur les dalles derrière les chariots. Je ne me lassais pas de contempler ces nobles figures de paysans ou de paysannes, qui me rappelaient les scènes patriarcales de la Bible dans l'opulence de la cité des arts. J'étais enivré avant d'avoir entrevu seulement un seul des monuments de cette capitale du génie moderne.
Je me hâtai de m'habiller, pour parcourir à loisir, sous la conduite d'un domestique attaché à l'hôtellerie, plus semblable à un mendiant qu'à un interprète, les quais, les places, les jardins, les palais de Florence.
Mes deux premières journées ne furent qu'un long éblouissement. En peu de jours j'étais déjà assez familier avec les quais de l'Arno, les avenues des Cacines, les galeries, les églises, les palais fameux, pour n'avoir plus besoin de guide. Quant à la langue, je la parlais couramment, quoique avec un accent trop latin, grâce à Dante, à Pétrarque, à Alfieri, à Monti, dont j'avais déjà tant lu et relu les vers. Seulement on devait à mon accent me prendre pour un Toscan de bibliothèque qui n'était jamais descendu dans la rue pour causer avec les vivants, et qui rapportait à la langue parlée les constructions et la prononciation des morts. J'étais un volume plus qu'un homme. Mais en peu de jours la souplesse de mon oreille m'eut bien vite naturalisé Toscan de ce siècle. Dans cette cage de rossignols la musique de la langue entrait par tous les pores. Je ne demandais qu'à oublier le rude français.
XXXII
Je n'éprouvais dans mon isolement complet sur une terre étrangère aucun besoin de société. Cependant, après quelques jours de vagabondage solitaire dans les rues, dans les campagnes et dans les théâtres de Florence, je me souvins que j'avais quelques lettres de recommandation dans ma malle. J'aurais bien désiré ne pas les avoir, car l'embarras de les présenter dépassait de beaucoup, dans mon esprit, l'agrément que je pouvais attendre de ces nouvelles connaissances. J'ai toujours été très-timide devant les nouveaux visages; je l'étais bien davantage à dix-neuf ans. Mais l'inconvenance de rapporter ces lettres à ceux qui me les avaient obligeamment données, sans en avoir fait usage, me forçait malgré moi à y penser. Une autre circonstance me fit, pour ainsi dire, violence, et triompha de ma répugnance à porter ces lettres et à décliner mon nom au seuil d'un palais.
J'entrai un matin dans la fameuse église de Santa Croce, sorte de Campo Santo ou de cimetière monumental de Florence, Westminster des Toscans.
Il était midi; le soleil brûlait la poussière de la place nue et déserte qui précède cette église sans façade. J'y entrai plutôt pour y chercher l'ombre que pour y visiter des statues ou des tableaux. J'en avais les yeux las et l'esprit saturé; j'avais tant vu que je ne regardais plus rien.
L'église était aussi complétement déserte que la place; on n'y voyait que les ombres des piliers s'allongeant immobiles et noires sur les dalles; on n'y entendait que ce bruit répercuté des pas des voyageurs errant sous les voûtes, bruit qui fait seul souvenir qu'on existe dans ces grandes catacombes de la prière et de la mort. Je m'avançai lentement d'arceaux en arceaux, déchiffrant, à l'aide de mon livre indicateur des monuments de Florence, les inscriptions gravées sur le socle des mausolées. C'étaient tous les grands morts de la république, Galilée, Machiavel, excepté Dante, qui dort exilé dans un carrefour de Ravenne. Je donnais un souvenir, un moment, une commémoration, une pitié, un enthousiasme de jeune homme studieux à chacune de ces ombres, plus vivantes peut-être dans la pensée des siècles qui foulent leurs cendres que dans la pensée de leurs contemporains et de leurs compatriotes.
XXVI
Un monument plus élevé et plus vaste que les autres attirait depuis quelques instants mes regards à droite vers le centre de l'église. J'y fus instinctivement attiré. J'y lus inscrit en lettres de bronze doré: Aloysia, comtesse d'Albany, née comtesse de Stolberg, à Vittorio Alfieri, et plus bas: Canova sculpsit.
À ces mots le livre tomba de mes mains, et je restai immobile et absorbé dans la contemplation de ce tombeau. Le Phidias vénitien y a représenté l'Italie romaine, c'est-à-dire virile et sévère, pleurant, une couronne effeuillée à la main, sur le médaillon de son poëte. Je croyais alors qu'Alfieri était un poëte; j'étais à l'âge où l'on adore le nom sans savoir s'il est véritablement mérité. J'avais acheté, quelques années avant, à Lyon, une édition de Milan de ce Corneille italien, en douze volumes. Ces volumes, qui contenaient ses quatorze tragédies, étaient tellement feuilletés par mes mains, que les couvertures en lambeaux n'en laissaient plus lire les titres. J'avais lu aussi ses mémoires, qui venaient d'être publiés par la comtesse d'Albany, peu de temps après la mort de son ami. Comme poëte, comme amant, comme citoyen, le comte Alfieri était pour moi une triple illusion de jeunesse qu'aucune réflexion n'avait encore dissipée. C'était à mes yeux l'homme du siècle, l'homme de la passion, l'homme de la liberté, le dernier des Romains, une espèce de Brutus poétique, écrivant à la pointe du poignard des sonnets à sa Béatrix, des pages de Tacite, des imprécations de Machiavel contre les tyrannies.
À ces trois titres, je croyais devoir un culte à ce nom. Sa mort récente et prématurée, sa tombe à peine fermée par les mains de l'amour, et cette tombe illustrée par un chef-d'œuvre de Canova, lui-même immortel, ajoutaient à mon émotion, à l'aspect inattendu de ce sépulcre.
Pour la première fois de ma vie, j'eus le sentiment de la gloire, et je crus que la vie entière était assez bien employée à mériter un tel tombeau. Hélas! je ne savais pas encore que le marbre n'est pas plus chaud que l'herbe sur un cercueil; qu'aucun bruit ne retentit sous la terre; que la dernière de nos vanités, c'est la vanité de nos mémoires, et que le vrai juge de nos œuvres ici-bas n'est pas la gloire, mais la conscience. Mais que sait-on avant d'avoir réfléchi?
XXVII
Quoi qu'il en soit, je restai plusieurs heures assis au pied du monument d'Alfieri, méditant en moi-même sur la majesté de cette tombe, et concevant l'émulation vague de consacrer ma propre vie à me construire à moi-même une illustre tombe. Rêve d'enfant, dont je suis bien détrompé aujourd'hui! La tombe la plus ignorée, sous un peu d'herbe, sans pierre et sans nom, est la plus désirable. À quoi bon des traces sur une terre et dans des mémoires qui ne conservent rien éternellement? La mort, c'est l'oubli. Reculer de quelques années sa mort, c'est toujours mourir. Il n'y a pas de remède à notre néant, pas même dans notre vanité. Il vaut mieux accepter franchement le néant d'ici-bas que de lutter ridiculement et péniblement avec l'impossible. Mais je ne pensais pas ainsi alors, et le tombeau de marbre d'Alfieri, sculpté par Canova, et contemplé par Florence, me paraissait une apothéose suffisante pour payer toute une longue existence de travail, de vertu et de génie. Je prenais devant ce monument une véritable ivresse d'immortalité.
Tout à coup le nom d'Aloysia de Stolberg, comtesse d'Albany, me rappela que j'avais dans ma malle une lettre de recommandation pour une dame de ce nom à Florence, lettre que j'avais jusque-là négligé de porter à son adresse. La rougeur me monta au visage, et mon cœur battit d'émotion à l'idée de voir cette femme célèbre, dont cette inscription sur le tombeau venait de me faire retrouver le nom et la renommée dans ma mémoire. Qui n'a lu les mémoires d'Alfieri? qui ne sait sa passion, son culte, son idolâtrie poétique pour celle qu'il appelle la mia donna, autre Laure de cet autre Pétrarque, autre Béatrice de cet autre Dante, autre Vittoria Colonna de cet autre Michel-Ange? Elle survivait à son poëte; elle habitait Florence; j'étais à quelques pas de son palais; j'avais un accès naturel et presque obligé auprès d'elle, et je pouvais voir, le soir même, celle dont la beauté, le cœur, les aventures, les disgrâces et la gloire poétique avaient tant occupé ma première imagination. La passion de connaître cette femme historique l'emporta sur la timidité. Je sortis à grands pas de Santa Croce, et je rentrai à mon hôtellerie pour chercher dans mes lettres de recommandation la lettre adressée à la comtesse d'Albany.
XXVIII
On sait que la comtesse d'Albany était la veuve du dernier des Stuarts, prétendants à la couronne d'Angleterre. Ce prince, exilé à Rome par les révolutions de son pays, avait épousé tard la jeune et belle comtesse de Stolberg, fille d'une illustre maison princière de la Belgique allemande. Cette charmante personne, devenue ainsi reine légitime de la Grande-Bretagne, avait consolé pendant quelques années le prétendant, son mari, de ses malheureuses expéditions en Écosse et de sa déchéance du trône sur le continent. Retiré à Rome dans l'oisiveté d'une vie désormais sans but, l'infortuné prince avait cherché, dit-on, dans l'ivresse l'oubli de son héroïsme inutile, de son rang perdu et de son âge avancé. Le comte Alfieri avait été touché profondément des infortunes d'une jeune femme négligée et souvent offensée par un époux abruti. Son culte poétique avait consolé cette malheureuse victime de l'indifférence de son époux.
Le pape, à la requête du cardinal d'York, frère du prétendant, avait séparé, par un acte de sa toute-puissance, la comtesse d'Albany de son mari. Elle avait vécu quelque temps dans un couvent de Rome, sous la protection du souverain pontife et du cardinal d'York. Alfieri avait été admis une ou deux fois dans le cloître où languissait son idole. Elle avait fini par s'évader de Rome avec la tolérance tacite du pape; elle avait voyagé en Espagne, en France, en Allemagne. Alfieri s'était rencontré partout sur ses pas. Enfin le prétendant était mort de tristesse et de dégoût plus que d'années à Rome; cette mort avait rendu la liberté à la comtesse d'Albany. Elle recevait une pension de l'Angleterre, elle ne pouvait quitter son nom; mais elle était maîtresse de sa main; elle la donna au poëte qui possédait depuis longtemps son cœur.
Alfieri et la comtesse d'Albany, mariés secrètement, habitaient ensemble un petit palais au bord de l'Arno, sur le quai de Florence. C'est là que le poëte avait achevé ses œuvres et caché sa vie. L'inquiétude qui l'avait promené pendant vingt ans dans toutes les capitales de l'Europe s'était changée, depuis sa réunion avec la comtesse, en une réclusion absolue et presque sauvage. Sa dame et ses livres, ses vers et ses chevaux étaient devenus ses seules pensées. On le voyait tous les jours, à la même heure, sortir à cheval, seul, de son palais sur l'Arno, le front chargé de soucis et de rancunes, s'éloigner des murs de la ville et s'égarer jusqu'au soir dans les sentiers les plus déserts, sur les collines d'oliviers et de cyprès qui cernent le bassin de Florence.
Il inspirait à ceux qui le rencontraient un respect mêlé d'une superstitieuse terreur; on voyait en lui un spectre rajeuni de Dante et de Machiavel. Il avait été un ardent fauteur de la révolution française dans ses commencements; il était devenu l'ennemi le plus implacable de la cause française à la fin. C'était un de ces révolutionnaires aristocrates, pleins de contradictions entre leur nature et leurs idées, comme il en existait tant à cette époque, qui adoraient les principes et qui détestaient les conséquences.
Il venait de mourir avant le temps, malade de dégoût pour les choses humaines et de mépris pour l'humanité: la mauvaise humeur l'avait tué. Triste mort pour celui que l'on croyait un grand homme! Mais ce n'était pas un grand homme en réalité: c'était un grand déclamateur en poésie et un grand humoriste en prose. Il n'y avait eu de vraiment grand en lui que sa passion pour la liberté et son amour. Mais moi j'étais encore sous l'illusion de son caractère et de son génie; c'était pour moi un Sophocle et un Tacite! Qu'on le pardonne à ma jeunesse! et qu'on se figure mon émotion fébrile en me préparant à voir celle qu'il avait divinisée dans ses vers.
XXIX
Je n'avais rien de ce qui était convenable pour paraître avec une certaine distinction dans le monde, excepté ma figure et ma modestie. Tout mon bagage consistait dans une petite malle de bois au fond de laquelle était caché mon trésor, épargne de ma mère, qui ne dépassait pas soixante louis d'or. Mon costume était aussi restreint que ma finance: je n'avais, en outre de l'habit et du manteau que je portais sur moi, qu'un petit habit neuf précieusement enveloppé d'un linge et réservé pour les grandes occasions. C'était un habit d'été gris bleu, comme on les portait alors, et dont la forme et la couleur me sont restés dans la mémoire, depuis que j'en ai usé tant d'autres, comme un monument de toilette et d'élégance qu'aucun autre n'a jamais égalé à mes yeux. Je l'endossai, en m'admirant, sur un pantalon de nankin jaune et sur un gilet de même étoffe, brodé en soie par une tante, et je pris, ainsi vêtu, le quai qui conduisait au petit palais de la comtesse d'Albany. C'était le soir; je tremble encore en y pensant des efforts d'énergie qu'il me fallait faire pour triompher de ma timidité. J'avais à la main la lettre d'introduction qui m'avait été donnée par un gentilhomme notre voisin, ami de mon père. Il se nommait M. de Santilly; il avait été général au service d'Espagne sous Charles IV; il avait connu intimement à Madrid la comtesse d'Albany et sa sœur, la princesse de Castelfranco. Apprenant par mon père qu'on m'envoyait voyager en Italie, il m'avait offert des lettres amicales pour ces deux dames, ses amies, dont l'une vivait à Florence et l'autre à Naples.
XXX
Bien que marchant très-lentement dans la terreur de ce que j'allais voir et dire, je fus en quelques pas à la porte du petit palais sur l'Arno.
Ce qu'on appelle palais dans cette langue qui grandit tout ce qu'elle prononce, n'était qu'une petite maison sans cour ni jardin, composée d'un rez-de-chaussée et d'un demi-étage, dont la façade, sans aucune architecture, ouvrait par quelques fenêtres basses et closes sur le quai étroit de l'Arno. Les persiennes de la chambre du poëte, fermées depuis sa mort, donnaient à la maison un air de mystère et de deuil qui imprimait une certaine terreur; je croyais encore entrer dans un sépulcre.
Je frappai le marteau d'une porte élevée de deux marches au-dessus du quai. La porte s'ouvrit, et je me trouvai tout balbutiant en face d'un serviteur vêtu de noir, dans un petit corridor qui conduisait à un escalier tournant. La comtesse était sortie pour aller, comme c'est l'usage de tous les soirs à Florence, se promener en calèche découverte, avec quelques abbés de sa société, sous les belles ombres des Cacines, ce parc de Florence. Je remis ma lettre au valet de chambre, et je rentrai dans mon hôtellerie, très-heureux au fond d'avoir ajourné ma présentation à cette reine d'Angleterre, mais bien plus imposante à mes yeux pour avoir été la reine du cœur du poëte.
XXXI
Le lendemain à mon réveil, je reçus un billet très-poli et très-empressé de la comtesse d'Albany (billet que je garde encore, quoique j'aie reçu depuis d'autres lettres d'elle). Elle m'y parlait de son ami M. de Santilly, de qui elle serait heureuse d'avoir des nouvelles, et elle m'invitait à dîner pour le jour suivant.
Je me rendis avec le même habit, le même pantalon et le même gilet, que j'avais réservés pour ce grand jour de son invitation. Je frappai avec plus d'assurance; trois domestiques en deuil me reçurent dans le corridor. Je montai l'escalier, puis je redescendis quelques marches qui conduisaient à une espèce d'entre-sol dont la comtesse avait fait son cabinet de conversation, comme on dit en Italie, et je me trouvai en face de la reine détrônée de la Grande-Bretagne.
Rien ne rappelait en elle, à cette époque déjà un peu avancée de sa vie, ni la reine d'un empire, ni la reine d'un cœur. C'était une petite femme dont la taille, un peu affaissée sous son poids, avait perdu toute légèreté et toute élégance. Les traits de son visage, trop arrondis et trop obtus aussi, ne conservaient aucunes lignes pures de beauté idéale; mais ses yeux avaient une lumière, ses cheveux cendrés une teinte, sa bouche un accueil, toute sa physionomie une intelligence et une grâce d'expression qui faisaient souvenir, si elles ne faisaient plus admirer. Sa parole suave, ses manières sans apprêt, sa familiarité rassurante, élevaient tout de suite ceux qui l'approchaient à son niveau. On ne savait si elle descendait au vôtre ou si elle vous élevait au sien, tant il y avait de naturel dans sa personne. En peu de minutes d'entretien, encourageant de son côté, timide du mien, je me sentis aussi à l'aise devant elle que si je l'avais vue tous les jours. «M. de Santilly me mande que vous écrivez des vers,» me dit-elle en souriant de ma jeunesse et de ma confusion. «Vous êtes sans doute curieux de visiter la chambre et la bibliothèque du grand homme que l'Italie a perdu. Je vais vous y faire conduire.» Puis elle fit signe à un vieil abbé, dont j'ai oublié le nom, de m'accompagner dans deux pièces voisines.
Nous remontâmes les marches que j'avais descendues, et je me trouvai au premier étage, de plain-pied avec la chambre et avec la bibliothèque d'Alfieri. Les volets fermés ne laissaient entrer qu'un demi-jour dans l'appartement. On pouvait se figurer que le grand homme l'habitait encore. J'étais transi; je ne pouvais parler, à peine regarder. Ces livres tant de fois feuilletés par une main magistrale, cette table sur laquelle quelques volumes grecs et quelques pages de la même langue non achevées attestaient que la mort l'avait surpris dans ces fortes études, le lit où il avait rêvé, la plume avec laquelle il avait écrit, tous ces meubles qui semblaient attendre leur maître, cette ombre de la chambre sur les murs, dans laquelle on pouvait s'imaginer voir encore l'ombre colossale du poëte (Alfieri était un géant), enfin ce tapis usé par ses pas pendant ses longues insomnies poétiques, me remplissaient de stupeur et de silence. La présence de l'abbé m'empêcha seule de m'agenouiller sur le plancher pour baiser ces traces. J'ai toujours craint de paraître affecté en me montrant ému. Je me contentai d'arracher furtivement une barbe de plume encore noircie de l'encre du maître, et de la glisser dans mon chapeau pour emporter au moins cette relique de poésie. Je la possède encore, avec une feuille du laurier de Virgile au Pausilippe et un grain de la brique rouge du cachot du Tasse à Ferrare; monuments pieux de mes nombreux pèlerinages aux tombeaux des grands esprits.
XXXII
Le dîner fut sobre et court; il n'y avait à table que l'abbé et trois ou quatre amis de la maison. J'y fus traité par la comtesse en enfant gâté qu'on veut flatter en l'élevant à la dignité d'homme fait, pour ne pas le faire rougir de son âge. Après le dîner, on rentra dans le cabinet de conversation, où un cercle d'hommes éminents de Florence et d'étrangers des différentes capitales d'Italie se forma autour de la comtesse. J'écoutais avec recueillement les noms de chaque nouveau visiteur, annoncés par les domestiques. C'étaient quelques noms de la haute aristocratie de Rome, de Naples, de Florence, de Venise, de Bologne, qui m'étaient familiers par l'histoire, et quelques autres noms de poëtes, de professeurs, d'écrivains, encore nouveaux et énigmatiques pour moi. À mesure que ces hommes d'élite étaient introduits, ils s'asseyaient en demi-cercle en face d'une petite table chargée de livres, derrière laquelle la comtesse d'Albany était à demi-couchée sur un canapé. La société, peu nombreuse, n'avait rien de ce libre désordre qui dissémine en plusieurs groupes une conversation française; c'était plutôt une académie qu'un cercle. L'entretien, entièrement sevré de politique ou d'allusions aux choses du temps, à cause de l'ombrageuse vigilance de la police française en Italie, ressemblait plus à un dialogue des morts qu'à un entretien des vivants; il roula entièrement sur la prééminence que chaque contrée de l'Italie moderne pouvait revendiquer sur les contrées rivales. Chacune de ces contrées paraissait avoir son représentant dans un des interlocuteurs qui plaidait la cause de sa capitale devant la reine détrônée d'un pays que les Romains appelaient, il y a peu de siècles, barbare.
Depuis Sannazar à Naples, Dante, Politien, Boccace en Toscane, tout le siècle de Léon X à Rome, tout celui des Médicis à Florence, toute la période des princes littéraires de la maison d'Est, jusqu'à Alfieri à Turin, Goldoni à Venise, Monti, Parini, Beccaria à Milan, la multitude innombrable de noms justement séculaires qui se déroula dans cet entretien, les citations présentes à la mémoire comme si les livres eussent été sous les yeux, les observations fortes et fines, les rivalités balancées, les enthousiasmes raisonnés, la science présente et unanime de tous les monuments de la pensée italienne dans les hommes qui composaient ce cénacle, me jetèrent dans un véritable vertige d'admiration pour ce génie italien que l'on peut fouler aux pieds des armées, mais que l'on ne peut jamais rendre improductif: plante qui végète comme les ronces du Colisée, plus vivace dans les ruines que dans les sillons.
Quelqu'un cita à la fin de la conversation cette phrase d'Alfieri: La pianta uomo nasce più forte e più robusta in Italia, etc., etc. «La plante homme naît plus forte et plus robuste en Italie qu'ailleurs!» mot fier mais vrai. La cendre des siècles est féconde comme celle des incendies.
XXXIII
J'étais resté, comme on le pense bien, à l'écart, enveloppé du silence et de la modestie qui convenaient à mon âge, pendant cette longue et éloquente excursion à travers tous les âges, tous les noms, toutes les œuvres de l'Italie littéraire moderne. Il me semblait assister à une de ces causeries classiques du Décaméron, à l'ombre d'un des cyprès de Fiesole, entre les grands esprits et les femmes lettrées de son temps. Les fenêtres ouvertes et la lune resplendissante qui semblait rouler dans le courant bleuâtre de l'Arno ajoutaient à l'illusion. Le toit d'Alfieri sous lequel cette scène se passait à quelques marches de sa chambre encore sacrée, la présence de celle qui avait été la vie unique de son cœur, et qui maintenant vivait elle-même de sa gloire, me remplirent d'une espèce de superstition de célébrité et d'un respect qui ne s'altéra jamais depuis pour l'Italie. Je sentis que l'air même de cette contrée était littéraire, et qu'on pouvait lui enlever la liberté, mais jamais le génie.
Je rentrai silencieux et recueilli, en suivant les bords du fleuve resplendissant sous les palais qui se reflétaient dans ses ondes, résolu à étudier sérieusement les chefs-d'œuvre de cette belle littérature dont je venais d'entendre pendant cinq heures, chez la comtesse d'Albany, une si riche nomenclature et de si éloquents commentaires.
Dix ans après cette soirée, j'ai revu souvent la veuve du dernier des Stuarts et d'Alfieri, et j'ai connu intimement tous les hommes distingués d'Italie qui m'avaient aperçu, dans mon obscurité, sans prévoir mon nom futur.
VIIIe ENTRETIEN.
I
Revenons à l'Europe littéraire actuelle:
On dit:—Mais l'Europe moderne a cette infériorité évidente devant l'antiquité, qu'il n'y a point eu de véritable poëme épique depuis Homère ou depuis les grandes épopées indiennes.—Je l'accorde; l'Énéide de Virgile lui-même n'est qu'un poëme historique; la Divine Comédie de Dante n'est qu'une fantaisie de génie, un poëme moitié théologique, moitié populaire; la Jérusalem délivrée du Tasse n'est qu'un poëme de chevalerie, un roman d'aventures en strophes touchantes; le Paradis perdu de Milton n'est qu'une paraphrase poétique de la Bible; la Henriade n'est qu'une chronique rimée sur Henri IV; le Roland furieux d'Arioste n'est qu'une délicieuse facétie en vers inimités et inimitables. Tout cela est de la poésie, mais ce n'est pas le poëme. On en fera encore des milliers sans parvenir, quel que soit le talent des poëtes, à élever ce monument auquel aspirent vainement toutes les langues et qu'on appelle un poëme épique. Homère lui-même, s'il renaissait de nos jours, ne pourrait plus faire pour les nations modernes ce qu'il a fait pour les Grecs de son époque.
II
Or, pourquoi l'Europe moderne n'a-t-elle point de poëme épique? Nous sommes étonné que tant de critiques éminents, qui ont écrit des volumes sur cette question, ne se soient point fait la réponse que le simple bon sens suggérerait à un enfant réfléchi sur cette matière:
L'Europe moderne n'a point de poëme épique et n'en aura jamais. Pourquoi?—Parce qu'elle a la Bible.
Analysons un peu cet axiome:
Qu'est-ce que le poëme épique? Il faut faire à cette interrogation la réponse que le Tasse fit à un de ses amis, lorsque, voyageant à pied dans le royaume de Naples et parvenu au faîte d'une haute montagne des Abruzzes, il montra du doigt, à cet ami, la terre, la mer, le ciel, les cités, les campagnes, les fleuves qui se déroulaient dans leur immensité sous ses yeux, et lui dit:—Voila mon poëme! Cela voulait dire: Un poëme épique, c'est le monde! Mais ce n'est pas assez dire; un poëme épique, ce sont les deux mondes, c'est-à-dire le monde matériel et le monde surnaturel, le fini et l'infini.
Il est convenu en effet, dans tous les siècles et chez tous les peuples, que le poëme épique se compose non-seulement de ce qui est dans la nature, mais de ce qui est au-dessus de la nature, ou du surnaturel, de ce que les critiques appellent le merveilleux.
Or pourquoi encore le merveilleux ou le surnaturel fait-il partie essentielle et nécessaire du poëme épique? Nous allons essayer de le dire en quelques lignes, et ici nous serons obligé d'entrer un moment dans la métaphysique. Nous vous en demandons mille fois pardon; mais tranquillisez-vous; notre métaphysique n'empruntera point ces termes d'école et de pédagogie qui ne servent qu'à cacher le vide des idées sous le prestige des mots, et à obscurcir ce qu'il faut éclaircir; notre métaphysique n'est que du bon sens exprimé en langue vulgaire. Vous nous accuserez peut-être de vous porter un peu plus haut que terre, mais ce qui s'élève dans le ciel n'est-il pas aussi clair que ce qui rampe?
Voici donc notre réponse à cette question: Pourquoi le merveilleux ou le surnaturel fait-il partie essentielle du poëme épique?
III
Nous avons dit tout à l'heure: Le poëme épique, c'est le monde.
Or le monde est double, ou plutôt il y a dans le monde deux mondes: le monde qu'on voit, et le monde invisible; l'un est aussi certain que l'autre, quoiqu'il ne tombe pas sous les sens, parce qu'il tombe sous le sens des sens, l'INTELLIGENCE!
Que nous dit cet oracle intérieur qu'on nomme l'évidence? Il nous dit:
La matière existe. Nous la voyons, nous la palpons, nous la foulons sous nos pieds sous forme de terre, nous la contemplons sur nos têtes sous forme d'air, de lumière, de feu, d'astres, de firmament. Ou il faut nier tous nos sens et nous suicider mentalement nous-même, ou il faut confesser que la matière existe.
Mais il existe autre chose que la matière; cela est d'un autre ordre d'évidence, mais cela est tout aussi évident. Il y a en nous et hors de nous un être qui ne tombe pas sous nos sens, c'est ce que nous appelons l'esprit. L'esprit divin, incréé, illimité, infini, tout-puissant et tout parfait, si nous appliquons ce mot à Dieu, l'Être des êtres; l'esprit créé, borné, fini, impuissant et imparfait, si nous appliquons ce mot à l'âme de la nature, à l'âme de l'homme, ou à toutes les autres espèces d'âmes dont il a plu à Dieu de douer les différents êtres sortis de sa création à divers degrés. L'intelligence, la pensée, la volonté, la conscience, la moralité ou l'immoralité, le choix entre le bien et le mal, la liberté, la perversité ou la sainteté des actes, sont des phénomènes intellectuels de cet être appelé esprit; phénomènes aussi inexplicables, mais aussi incontestables pour l'homme de bonne foi, que les phénomènes matériels le sont pour nos sens. C'est le mens agitat molem des poëtes, le ressort surnaturel, caché mais sensible, qui remue, qui régit, qui gouverne le monde divin.
IV
Or que s'ensuit-il encore pour tout être pensant? Il s'ensuit qu'il y a pour l'homme deux destinées. Une destinée sur la terre, qui commence à sa naissance et qui finit à sa dernière respiration, à sa petite place sur ce petit atome en mouvement qu'on appelle le globe, destinée toute correspondante à cette matière dont nos sens, empruntés pour quelques jours à la terre, sont formés. Il s'ensuit, avec la même certitude, qu'il y a pour l'homme immatériel, ou pour l'âme incorporelle de l'homme enfin délivrée de ses sens, une autre destinée, destinée immatérielle toute correspondante aussi à la nature intellectuelle et morale de cet être créé appelé homme ici-bas, et on ne sait de quel nom divin ailleurs.
Si cela n'était pas ainsi, les trois grands témoins de Dieu: l'intelligence, la conscience, l'évidence intérieure, auraient menti en nous, c'est-à-dire que ces trois grands témoins, subornés par la vérité suprême, Dieu, auraient été chargés par Dieu de se jouer en son nom de l'intelligence, de l'évidence, de la conscience, de la vérité, de la foi, de l'espérance de l'homme! Absurdité ou blasphème, qui ferait tomber les écailles des yeux et les étoiles du firmament!
Il existe donc un monde invisible où l'homme, après avoir achevé sa destinée matérielle, poursuit sa destinée intellectuelle et morale. Rien n'est fini quand tout est fini; car tout s'enchaîne et tout recommence. Les cieux, les limbes, les purgatoires, les enfers, dans toutes les religions, sont les noms divers des CONSÉQUENCES de la vie matérielle que nous retrouvons dans la vie immatérielle, après ce monde, pour nous purifier, nous punir, nous récompenser dans un autre monde.
Je plains, sans les accuser, ceux qui ne croient pas au monde invisible. Quant à moi, j'y crois mille fois plus fermement qu'à ce monde visible; car je crois à l'œil de l'intelligence mille fois plus qu'à l'œil de chair! On peut aveugler les sens, mais qui peut aveugler l'évidence en moi? L'évidence, c'est l'œil de Dieu en nous.
V
Il s'ensuit enfin que tous les peuples, depuis l'origine des peuples, ont imaginé un monde invisible, surnaturel et éternel, faisant suite et complément au monde passager où nous agissons. Il s'ensuit que les poëtes, ces organes réputés divins de l'imagination du genre humain, ont été forcés d'introduire dans le poëme épique, ce grand résumé chanté des deux mondes, un monde invisible à côté et au delà du monde visible, la matière et l'esprit, l'homme complet, héros ou martyr sur la terre, demi-dieu dans les olympes, ou supplicié dans les enfers.
Voilà pourquoi le surnaturel ou le merveilleux fait partie obligée du poëme épique. Sans ce monde de l'esprit superposé au monde de la matière, l'imagination ou la piété de l'homme n'est pas satisfaite. On ne lui montre qu'un monde, il en veut deux; et il a raison d'en vouloir deux, car il y en a deux dans un. Le poëme qui finit au tombeau finit dans une énigme, et l'humanité ainsi n'a pas de dénoûment.
VI
J'en ai fini avec la métaphysique; mais vous allez voir qu'elle était nécessaire même pour vous expliquer pourquoi l'Europe moderne n'avait pas et ne pouvait pas avoir de poëme épique. Et maintenant je reprends, et je dis: L'Europe moderne ne peut pas avoir de poëme épique, parce qu'elle en a un.
Et où est-il, ce poëme épique que l'Europe lit à son insu depuis des siècles sans que ses poëtes s'en soient aperçus?
Il est dans sa Bible, ou plutôt il est sa Bible elle-même.
Nous ne comprenons pas que M. de Chateaubriand, qui a fait un si beau livre et un livre souvent si sophistique sur les beautés poétiques de la religion chrétienne, se soit acharné à prétendre que le christianisme avait enfanté des foules de poëmes prétendus épiques, tantôt avec le merveilleux des contes arabes, comme dans le Tasse; tantôt avec le merveilleux mixte de l'Évangile et de l'Olympe, comme dans le Dante; tantôt avec le merveilleux des froides allégories, comme dans Voltaire, sans s'apercevoir que tous ces poëmes n'étaient pas les véritables épopées nationales du monde chrétien, mais que la Bible était la seule épopée, et que Moïse était le seul Homère des siècles et des peuples qui datent de la Bible.
Comment voulez-vous, en effet, qu'il y ait pour les peuples nés dans la théogonie hébraïque ou chrétienne, des poëtes de fantaisie qui puissent lutter avec cette poésie devenue dogme, et avec ce merveilleux devenu foi? C'est impossible.
Quoi! voilà un livre réputé vieux comme le monde, écrit, selon les Hébreux et selon les chrétiens, sous la dictée de l'écrivain dont les mots sont des astres et dont les pages sont firmaments! Ce livre raconte en versets, dont chacun est un vers qui trouve son écho dans un autre vers, les pensées de Dieu, la création du monde en six grandes journées de l'ouvrier divin, qui sont peut-être des semaines de siècles; la naissance du premier homme, son ennui solitaire dans l'isolement de son être, qui n'est qu'un morne ennui sans l'amour; l'éclosion nocturne de la femme, qui sort, comme le plus beau des rêves, du cœur de l'homme; les amours de ces deux créatures complétées l'une par l'autre dans ce premier couple dont le fils et les filles seront le genre humain; leurs délices dans un jardin à demi céleste; leur pastorale enchantée sous les bocages de l'Éden; leur fraternité avec tous les animaux aimants qui parlaient alors; leur liberté encore exempte de chute; leur tentation allégorique de trop savoir le secret de la science divine, secret réservé seul au Créateur, inhérent à sa divinité; leur faute, de curiosité légère chez la femme, de complaisance amoureuse chez l'époux; leur tristesse après le péché, premier réveil de la conscience, cette révélation par sentiment du bien et du mal; leur citation au tribunal divin; les excuses de l'homme pour rejeter lâchement le crime sur sa complice, le silence de la femme, qui s'avoue coupable par les premières larmes versées dans le monde; leur expulsion; leur pèlerinage sur la terre devenue rebelle; la naissance de leurs enfants dans la douleur; le travail sous toutes les formes, premier supplice de l'humanité; le premier meurtre faisant boire à la terre le sang de l'homme par la main d'un frère; puis la multiplication de la race pervertie dans sa source; puis le déluge couvrant les sommets des montagnes; une arche sauvant un juste, sa famille, tous les animaux innocents; puis la vie patriarcale, en familiarité avec des esprits intermédiaires appelés des anges, esprits tellement familiers qu'ils se confondent à chaque instant sur la terre avec les hommes, auxquels ils apportent les messages de Dieu; puis un peuple choisi de la semence d'Abraham; des épisodes naïfs et pathétiques, comme ceux de Joseph, de Tobie, de Ruth; une captivité amère chez les Égyptiens; un libérateur, un législateur, un révélateur, un prophète, un poëte, un historien inspiré dans Moïse; puis des annales pleines de guerres, de conquêtes, de politique, de liberté, de servitude, de larmes et de sang; puis des prophètes moitié tribuns, moitié lyriques, gouvernant, agitant, subjuguant le peuple par l'autorité des inspirations, la majesté des images, la foudre de la langue, la divinité de la parole; puis des grandeurs et des décadences qui montent et descendent de Salomon à Hérode; puis l'assujettissement aux Romains; puis un Calvaire, où un prophète plus surnaturel monte sur un autre arbre de science pour proclamer l'abolition de l'ancienne loi, et promulguer pour l'homme, sans acception de tribus, Juifs et païens, une loi plus douce scellée de son sang;
Puis une autre terre et un autre ciel pour l'univers romain devenu l'Europe.
N'est-ce pas là un poëme à la fois merveilleux, philosophique, populaire, qui s'empare d'avance de toutes les imaginations dont le poëte épique chercherait vainement à s'emparer après celui-là? La place n'est-elle pas prise? Poëme immense qui commence par une pastorale dans un ciel terrestre, qui se poursuit par des épithalames comme le Cantique des cantiques, par des élégies dans les Psaumes de David, par des odes dans les versets des prophètes, par une tragédie dans l'holocauste d'une victime pure sur le Golgotha, et dans des apothéoses dans le ciel final des esprits!... En sorte que toute l'humanité naissante, déchue, gémissante, priante, chancelante, vivante, morte, ressuscitée, est contenue et exprimée dans cette épopée des races hébraïques; que le prêtre et le poëte n'est qu'un seul homme pour les peuples de cette théogonie; et que toutes les fois que le peuple assiste à ses mystères dans les temples, il entend le pontife réciter ses annales, chanter ses hymnes, commémorer ses drames, et qu'il assiste ainsi à sa propre épopée en action! Quel rôle reste-t-il au merveilleux des poëtes épiques dans des contrées où l'on apprend par cœur ce livre aux générations qui se renouvellent, pendant que le lait des mères coule encore sur les lèvres des enfants?
N'accusons donc pas l'Europe moderne de n'avoir pas de poëme épique. Ce n'est pas la faute de sa poésie, c'est la conséquence de sa Bible, plus poétique et plus merveilleuse que ses poëmes. Il n'y a dans ce fait aucun symptôme de dépérissement de son génie ni de stérilité dans sa séve; il y a, au contraire, le symptôme d'une soif d'infini et de merveilleux qui atteste la jeunesse d'imagination dans les peuples. Nous reviendrons l'année prochaine sur ce sujet, quand nous étudierons littérairement, et non théologiquement, les poëmes hébraïques dans la Bible: Bossuet lui-même les a étudiés à ce point de vue.
VII
Nous convenons néanmoins, avec ceux qui signalent en ce moment une certaine stérilité momentanée dans le génie littéraire de l'Europe moderne, qu'en effet ce génie semble non pas décroître, mais se reposer comme d'une trop énergique production d'hommes et d'œuvres, depuis la mort de Gœthe, de Schiller, de Klopstock en Allemagne, et depuis la mort de Byron, de Walter Scott, de Fox, de Pitt, de Canning, de Sheridan, de Peel en Angleterre. Ces poëtes, ces orateurs, ces hommes d'État, bien que remplacés sur les trois scènes par des hommes qui soutiennent le nom de leur patrie, semblent avoir épuisé pour un temps la prodigieuse fécondité de l'esprit humain dans le commencement de ce siècle. Il y a des saisons pour ces grands phénomènes de végétation intellectuelle comme pour les plantes. Oui, quand on jette un regard sur les États de l'Europe moderne aujourd'hui, on se demande en vain où sont les hommes qu'ont vus nos pères ou que nous avons vus nous-même dans notre jeunesse? Où sont ces noms qui remplissaient l'oreille dans la poésie, dans l'éloquence, à la tribune, dans les conseils des peuples ou des rois? Qui est-ce qui dépasse aujourd'hui du front la taille ordinaire, en Russie, en Prusse (excepté pourtant Humboldt, qui vit encore), en Allemagne, en Angleterre? Est-ce qu'il n'y a pas une grande lacune, non pas dans les masses, mais dans les supériorités? Est-ce qu'on ne dirait pas que toutes les étoiles de première grandeur de ces groupes de l'Europe ont pâli tout à coup et n'ont été remplacées que par des reflets affaiblis de leur splendeur nationale?
La complaisance et la flatterie répondraient en vain: Non; l'impartialité en convient. En promenant son regard sur l'Europe, on voit des peuples, on ne voit plus d'hommes démesurés au sommet des institutions ou des littératures. J'en excepte les nations où, comme en Espagne, en Italie, en Portugal, au Brésil, en Amérique, les secousses des révolutions et les enfantements de l'indépendance ou de la liberté ont redonné aux forces intellectuelles endormies une vitalité qui commence par l'héroïsme et qui finit par la poésie.
Ce sont des pays qui naissent ou qui renaissent. La nature, sollicitée par le patriotisme, y concentre sa vigueur pour faire d'abord des citoyens, puis des hommes d'État, puis des orateurs, puis des poëtes. Dans tous ces pays on peut s'attendre à des prodiges prochains d'intelligence appliquée aux lettres. Quand il y a une grande œuvre à faire, elle fait naître les instruments.
VIII
Mais, en France, est-il vrai que le niveau de l'esprit humain, politique, scientifique, poétique, oratoire, littéraire, ait baissé dans cette première moitié du siècle? Est-il vrai qu'il y ait pénurie d'hommes, disette de génie, affaissement du ressort, abaissement du niveau? Est-il vrai que ces détracteurs rétrospectifs de l'intelligence française soient fondés à nous convaincre d'une prétendue décadence qui n'existe que dans leurs courtes pensées? Est-il vrai que l'âge des grandes choses, des grands esprits et des grandes paroles soit passé pour nous et pour nos descendants, et que nous n'ayons plus qu'à nous résigner à la stérilité et à couvrir nos fronts, comme les prophètes de malheur, de la cendre de nos pères?
IX
Nous ne sommes ni optimiste ni pessimiste de caractère, ni infatué de notre part de temps dans la petite période de siècles que notre nation et nous nous avons à vivre, ni dédaigneux de la part de temps que nos pères de toutes les dates ont eue à vivre avant nous. Nous n'avons pas à un très-haut degré cette vanité collective, la plus vaine des vanités, qu'on appelle la vanité nationale; nous n'avons ni excès de sévérité ni excès d'estime pour le pays dont nous portons le nom. S'il fallait tout dire, peut-être nous a-t-on justement accusé quelquefois de n'avoir pas assez de ce patriotisme de mappemonde qui s'arrête aux frontières, et d'avoir trop de penchant pour ce patriotisme universel ou cosmopolite qui s'honore d'être né homme par le don de Dieu beaucoup plus que d'être né Français par l'effet du hasard.
Homo sum! voilà ma patrie! Nous l'avons dit dans ces vers qui nous ont été assez reprochés, et que nous ne désavouons pas, dans un temps où une mesquine politique voulait nous agacer contre l'Allemagne et nous ameuter contre l'Angleterre:
Et pourquoi nous haïr, et mettre entre les races
Ces bornes de nos cœurs qu'abhorre l'œil de Dieu?
De frontières au ciel voyons-nous quelques traces?
Sa voûte est-elle un mur, une borne, un milieu?
Nations, mot pompeux pour dire barbarie,
L'esprit s'arrête-t-il où s'arrêtent vos pas?
Déchirez ces drapeaux; une autre voix vous crie:
«L'égoïsme et la haine ont seuls une patrie;
La fraternité n'en a pas!»
Ce ne sont plus des mers, des degrés, des rivières,
Qui bornent l'héritage entre l'humanité:
Les bornes des esprits sont leurs seules frontières;
Le monde en s'éclairant s'élève à l'unité.
Ma patrie est partout où rayonne la France,
Où son génie éclate aux regards éblouis!
Chacun est du climat de son intelligence;
Je suis concitoyen de toute âme qui pense:
La vérité, c'est mon pays!
Pourquoi nous disputer la montagne ou la plaine?
Notre tente est légère, un vent va l'enlever.
La table où nous rompons le pain est encor pleine,
Que la Mort, par nos noms, nous dit de nous lever.
Quand le sillon finit, le soc le multiplie.
Aucun œil du soleil ne tarit les rayons;
Sous le flot des épis la terre inculte plie,
Le linceul, pour couvrir leur race ensevelie,
Manque-t-il donc aux nations?
Amis, voyez là-bas! la terre est grande et plane!
L'Orient délaissé s'y déroule au soleil;
L'espace y lasse en vain la lente caravane,
La solitude y dort son immense sommeil!
Là des peuples taris ont laissé leurs lits vides;
Là d'empires poudreux les sillons sont couverts;
Là, comme un stylet d'or, l'ombre des pyramides
Mesure l'heure morte à des sables livides
Sur le cadran nu des déserts?
. . . . . . . . .
L'homme qui a écrit ces vers ne peut pas être suspect de partialité nationale. Mais notre titre de Français du dix-neuvième siècle ne doit pas nous empêcher cependant de rendre justice à notre patrie et à notre temps. Eh bien! je le dis avec une conviction qui n'emprunte rien au patriotisme et rien à l'illusion, pendant que la grande littérature, l'expression de l'esprit humain par la parole, baisse depuis quelques années en Europe, elle monte en France.
Pour le prouver, il faut envisager d'un regard le caractère de la littérature française, depuis ses premiers balbutiements jusqu'à nos jours.
X
Et d'abord, répétons-le bien ici: tels peuples, tels livres; le caractère d'une littérature, c'est tout simplement le caractère de la nation. Or, qu'est-ce que la France?
La France est géographiquement comme moralement un pays de fusion et de contraste dans l'unité. Après avoir été longtemps la Gaule semi-barbare sous ses druides, caste sanguinaire dont un système historique faux veut faire aujourd'hui une académie de platoniciens; après avoir succombé sous les Romains, le flot des races orientales et des émigrations du Nord l'envahit, et la mélange d'un sang plus pur et plus raffiné que le sang gaulois. Les Francs, ces croisés de la conquête, s'en emparent et lui donnent son nom; les Bretons, les Normands s'établissent sur ses côtes du nord; les Lombards et les Germains inondent les rives de son Rhin et de sa Saône; les Goths y débordent des Pyrénées sur ses versants français, les Liguriens et les Grecs sur ses Provences; les Sarrasins eux-mêmes pénètrent jusqu'au cœur du pays, et y laissent, en refluant vers l'Espagne, des colonies, des mœurs, des langues, des imaginations orientales. Le Gaulois proprement dit disparaît sous le flot successif de ces invasions, ou ne se conserve plus que dans les peuplades tout à fait serviles et illettrées des groupes de montagnes, qui sont le noyau central de sa géographie. La Gaule a disparu sous la France; et la France elle-même n'est plus qu'une grande mêlée de races, de sang, de langues, de mœurs, de législations, de cultes, qui fond tout ce qu'elle a de divers dans une lente et laborieuse unité. On assiste pour ainsi dire à ce travail des siècles et de la mer, qui jette des alluvions de sable et de coquillages sur des falaises, et qui solidifie ce sable devenu granit en le polissant.
XI
La diversité est donc le caractère essentiel et fondamental de la France nationale. Son caractère n'est pas un caractère, c'est un amalgame. Voilà pourquoi on l'accuse de ne pas avoir de caractère; cela est vrai; mais cela est bien plus beau, car elle en a plusieurs. C'est la pauvreté des autres races nationales de l'Europe, de n'avoir qu'un caractère national; c'est le génie, c'est l'aptitude, c'est la grandeur, c'est la gloire de la France, d'en avoir plusieurs. C'est par là qu'elle était prédestinée par la Providence à cette universalité qui est son signe entre tous les peuples. Lorsque le travail intestin du temps, du culte, des rois, des ministres, des événements eut fondu toutes ces diversités dans une unité de plus en plus parfaite et qui n'est pas achevée encore, il en sortit la France, c'est-à-dire la race multiple et une tout à la fois, le caractère, non plus français, non plus gaulois, non plus germain, non plus breton, non plus italien, non plus occitanien, non plus armoricain, non plus burgunde, mais le caractère européen par excellence, la nationalité cosmopolite, l'équilibre de toutes les facultés; autrement dit, le bon sens moderne.
XII
Sans doute cette fusion de toutes ces races, de tous ces caractères et de toutes ces facultés opposées qui s'est opérée dans le bassin français entre les Alpes, les Pyrénées, les deux mers, en effaçant ces divers génies, a dû en même temps effacer quelque chose des facultés dominantes de chacune de ces races. Nous ne le nions pas. C'est par là que la France est plus policée, c'est par là qu'elle est moins originale; c'est par là qu'en politique elle a Montesquieu et qu'elle n'a pas Machiavel; c'est par là qu'en poésie elle a Racine et qu'elle n'a pas Shakspeare; c'est par là qu'en philosophie elle a Voltaire et qu'elle n'a pas Bacon, Newton ou Leibnitz.
Mais, si elle a moins d'originalité et moins de profondeur, elle a aussi bien plus de convenance, de choix et de goût dans l'esprit. Voilà pourquoi nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître dans la littérature française les trois grands caractères qui finissent par dominer un monde et une ère de l'esprit humain. Ces trois grandes qualités, selon nous, sont:
L'universalité, le bon sens et le bon goût.
Ce n'est pas par ces trois caractères qu'on étonne de loin en loin l'univers, mais c'est par ces trois caractères qu'on le conquiert lentement et qu'on le possède longtemps. Ce n'est pas par là qu'on a les plus grands hommes littéraires, mais c'est par là qu'on a la plus grande littérature parmi les nations lettrées.
Ceci vous deviendra plus évident l'année prochaine, quand je prendrai devant vous corps à corps les poëtes, les philosophes, les orateurs, les écrivains français depuis l'origine des lettres chez nous, et que je les comparerai, en les analysant, aux maîtres des autres littératures de l'Europe moderne. Ce ne sont pas nos poëtes et nos écrivains qui auront le plus de facultés excellentes, mais ce sont eux qui auront le moins d'imperfections et de vices dans la pensée; ce ne sont pas eux qui auront la grande imagination, mais ce sont eux qui auront le grand discernement. Les miracles seront ailleurs; la perfection relative et continue sera ici.
Nous ne croyons, en sentant ainsi, ni déprécier les autres races européennes, ni flatter la France. Dieu partage ses dons, et le peuple qui croit tout avoir à lui tout seul n'a que son ignorance et sa vanité. Ce don du bon sens, du bon goût et de l'universalité est assez beau pour qu'on s'en contente. D'ailleurs c'est celui qui promet le plus long avenir à une nation littéraire. L'imagination vieillit et tarit, le bon sens et le bon goût ne vieillissent pas; ils se perfectionnent avec les siècles. La France paraît destinée à hériter de l'Europe.
XIII
Ce caractère de diversité prodigieuse des races qui composèrent peu à peu la nationalité française fut nécessairement un obstacle à la formation prompte d'une littérature nationale. Ce fut pendant longtemps une littérature de peuplades, et nullement une littérature de nation. Comment y aurait-il eu une littérature? il n'y avait pas même de langue. On parlait latin, celte, normand, italien, espagnol, arabe, allemand, breton, provençal, languedocien; de toutes ces langues mal comprises et mal fondues se formait un patois semi-barbare, qui ne pouvait servir encore de forme logique et de véhicule à une pensée littéraire. Si les pensées font les langues, comme nous l'avons dit au commencement, les langues aussi font les pensées. Là où il n'y a pas de mot, la pensée meurt, ou naît embarrassée et confuse dans ses langes. Ceux qui pensaient ou qui sentaient un peu plus fortement que les autres ne savaient dans quelle langue parler. Les prédicateurs prêchaient en latin, les premiers poëtes chantaient en italien ou en langue romane, patois italien; ou en languedocien, patois méridional; ou en langue celtique corrompue, patois des deux Bretagnes ou du pays de Galles. Nous examinerons rapidement, sans nous y arrêter, les premiers romans en vers de ces poëtes sans langues, dont on a voulu faire des Homères et des Tasses inconnus. Ils ne sont, selon nous, que des bardes paysans récitant en patois rimés des légendes populaires, mêlant le merveilleux des Mille et une nuits arabes aux exploits fabuleux de Roland et aux galanteries maniérées des poëtes de la basse Italie, précurseurs de l'Arioste; c'était une littérature ambulante, gagne-cœurs des troubadours dans les châteaux, et gagne-pain des trouvères dans les veillées des chaumières. Il pouvait y avoir là quelque naïveté, mais il n'y avait point de génie. Le génie ne naît point avant les langues. On dit qu'il les fait, cela est faux; ce sont les peuples qui font les langues, ce sont les hommes de génie qui les consacrent en les faisant parler. Quand Dante écrivit son poëme toscan en Italie, soyez sûrs que Florence avait fait sa langue avant son poëte.
XIV
Le malheur de la littérature française, si tardive à naître et qui date à peine d'hier (deux siècles, c'est hier pour une littérature); le malheur de la littérature française fut précisément cette diversité de langues ou plutôt de patois entre lesquels elle avait à choisir en naissant. Aussi (et remarquez bien ici un fait qui nous explique le peu d'originalité dont on accuse très-justement la littérature française), quand il fallut choisir définitivement sa langue, au moment où, sous les Valois, la nation fut assez formée et assez policée pour avoir une littérature, que fit-elle? Dans l'embarras de ce choix, elle rejeta tous ces patois et toutes ces ébauches de littérature romane, celtique, languedocienne, qui lui auraient donné du moins un caractère plus original, plus libre, plus propre à ses idées comme à ses mœurs, comme à son climat, et elle choisit le latin, souche commune et vieillie de tous ces idiomes, pour latiniser son mauvais français.
De ce jour-là, son originalité fut perdue pour longtemps; car, en se décidant pour le latin et pour le grec, beaux modèles de langues sans doute, elle se décida du même coup pour l'imitation servile des littératures sorties du latin et du grec, l'imitation, ce fléau des littératures originales!
Fut-ce un bien, fut-ce un mal, que ce caractère servilement imitateur du latin et du grec dans la littérature française naissante? C'est un curieux problème à examiner et à résoudre. Nous le ferons ailleurs; mais nous penchons, contre nos instincts mêmes, à répondre que ce fut un bien.
Sans doute, la littérature française de notre grand siècle et jusqu'à nos jours y a beaucoup perdu, poétiquement parlant, en vérité, en spontanéité, en naïveté, en originalité. Corneille et Racine ont été des poëtes plus grecs et plus latins que français; Bossuet lui-même a été plus hébraïque que gaulois. Deux siècles ont été perdus à calquer avec un génie fourvoyé les littératures grecque et romaine; nous ne saurions assez le déplorer pour ces grands hommes qui ont consumé ainsi leurs forces et leur nom à être des reflets et des satellites de littératures éteintes, au lieu d'être les phares et les lueurs d'une pensée française et originale.
Mais, d'un autre côté, on ne peut se dissimuler que l'imitation d'abord puérile, puis libre, de deux langues aussi bien construites, aussi rationnelles, aussi mûres que le grec et le latin (dérivant presque en entier elles-mêmes du sanscrit, la source indienne de toutes langues); on ne peut se dissimuler, disons-nous, que cette imitation n'ait été un travail très-perdu pour nos écrivains et nos poëtes, mais très-utile pour notre langue française elle-même; on ne peut méconnaître qu'en se calquant sur ce grec, sur ce latin, sur ce sanscrit, langues toutes faites et presque parfaites, la langue française n'y ait contracté une rigueur de construction, une solidité de membrures, une disposition de parties du discours, une propriété de verbe, une logique de sens, une clarté de tours et une maturité de mots qui en ont fait, à l'heure où nous sommes, un des plus parfaits instruments de pensée donnés à un peuple pour créer et pour répandre son esprit dans l'univers et pour le propager loin dans la postérité.
Ainsi consolons-nous d'être les fils de ces deux ou trois siècles qui ont perdu leur temps à calquer des langues et des littératures mortes. Ces littératures mortes avaient quelque chose d'excellent à prendre dans leurs sépulcres, c'étaient leurs ossements; revêtons-les d'une nouvelle chair, animons-les d'un nouvel esprit, et nous aurons renoué, grâce à nos ancêtres imitateurs, les deux plus belles choses dont puisse se composer une littérature parfaite, les langues anciennes et la pensée moderne. Nos poëtes et nos écrivains ont perdu leur temps, mais la nation a gagné une langue; c'est à nous et à nos neveux de rendre à cette langue le caractère d'originalité, non plus puérile, mais virile, que chaque grand peuple trouve tôt ou tard à l'âge de sa maturité.
Ce triple caractère, nous l'avons dit, c'est le bon sens, le bon goût et l'universalité.
XV
Sans adopter le dédain véritablement blasphématoire que les littérateurs de l'école appelée romantique ont manifesté il y a quelques années contre le grand siècle littéraire de la France (le siècle de Louis XIV), nous ne pouvons nous dissimuler cette tendance servile à l'imitation des Grecs et des Romains qui a guidé, mais qui a enchaîné en même temps le génie littéraire français depuis Malherbe.
Il y eut un moment où l'on pouvait espérer une littérature française née d'elle-même.
L'infâme cynique Rabelais, cet Aristophane gaulois, créait une langue avec de la boue, comme l'antiquité avait créé une Vénus avec de l'écume. Le sceptique Montaigne, le candide Amyot, rajeunissaient le latin et le grec francisés, en donnant à leur style la naïveté, la grâce, la souplesse et, pour ainsi dire, l'enfance de la nation; l'audacieux Ronsard, cette imagination attique, avortait dans l'enfantement d'une poésie nationale, mille fois plus libre, plus ailée, plus moderne et plus française que la poésie importée après lui d'Athènes et de Rome. Ces prosateurs et ces poëtes faillirent imprimer à la langue, aux idées, aux vers, ce caractère d'originalité qui manqua après eux à notre littérature. Nous avons dit ce que nous pensons de cet avortement. Ce fut un malheur pour notre génie immédiat, ce fut peut-être un bonheur pour notre génie futur. Nous aurions eu plus tôt de la gloire littéraire, mais nous l'aurions eue moins universelle et moins consolidée plus tard. Cette naïveté originale de ce style gaulois aurait produit sans doute des chefs-d'œuvre de grâce, de finesse, de câlinerie de langue, si l'on peut se servir de ce mot; mais cette langue et ce style seraient restés entachés et comme noués d'une certaine puérilité irrémédiable, qui aurait enlevé au génie français la maturité, la majesté, la force dont ce génie avait besoin pour parler plus tard à l'univers, soit dans sa chaire sacrée, soit dans ses tribunes politiques, soit sur son théâtre, soit dans ses poëmes.
Os magna sonaturum! Bouche prédestinée à parler avec accent des grandes choses.
Ainsi, encore une fois, ne nous plaignons pas. Nous aurions eu des Rabelais, des Montaigne, des Ronsard; aurions-nous eu des Bossuet, des Pascal, des Mirabeau? J'en doute.
XVI
Nous donnons ces consolations en passant à ceux qui déplorent, comme les romantiques, que la littérature française, prête à naître originale à cette époque, se soit tout à coup dénationalisée elle-même en s'absorbant dans l'imitation superstitieuse de l'antiquité. Cela dit, nous convenons avec eux que le plus grand nombre de nos écrivains et de nos poëtes, dans ce que nous appelons avec raison notre grand siècle, ont été aussi peu Français qu'on peut l'être en France.
Malherbe imite Pindare sans avoir ses ailes.
Boileau imite Horace dans tout ce qu'un homme d'esprit peut imiter d'un homme de grâce; il n'est original que dans le Lutrin, chef-d'œuvre de badinage poétique, mais badinage enfin. Une nation sérieuse ne fonde pas sa poésie sur une facétie. Le sérieux en tout fait partie du beau. L'humanité n'est pas une bouffonnerie; l'homme n'est pas né pour le rire.
Corneille imite surtout les Espagnols, et Sénèque; c'est un Romain, si l'on veut, mais un Romain d'Ibérie; Romain exagéré, déclamatoire, qui donne à l'héroïsme l'attitude, le geste, l'accent du matamore. On peut admirer tout de lui, excepté le caractère naturel, vrai, proportionné et sobre de son pays. Corneille est tout ce qu'on voudra, excepté Français. Supposez qu'on trouve après mille ans, dans une catacombe, un volume de Corneille, et qu'on se demande de quelle nation était ce poëte enflé comme un Castillan, tendu comme un Latin, sublime comme un Africain, pompeux comme un Gascon, raisonneur comme un Anglais, à coup sûr on ne devinera pas en mille que ce grand homme était du pays de la Fontaine, de Molière ou de Boileau!
Racine imite, ou plutôt calque les tragiques grecs, Euripide et Sophocle, dans ses tragédies. Dans sa comédie des Plaideurs, il imite jusqu'à Aristophane dans la scène burlesque des petits chiens; mais pourtant il imite en maître, c'est-à-dire en transformant. Il fait de la langue poétique de la France une musique où le sens, l'image et l'harmonie confondus donnent au mot la magie du son, au son le sentiment du mot. Imitateur dans les sujets, dans la langue il est créateur: la poésie et lui s'incarnent dans le même nom. Le vers est reconstruit grand comme celui d'Homère, pur comme celui de Virgile. En diction poétique, après lui on peut descendre, mais on ne peut plus remonter, à moins de monter plus haut que nature.
Mais, s'il est Grec dans Andromaque, Latin dans Britannicus et dans Phèdre; dans Athalie il est lui-même, il est Français. Pourquoi? Parce qu'il s'inspire de sa propre religion, qui n'avait encore inspiré que des hymnes. Ce chef-d'œuvre incomparable de la scène française et de toutes les scènes, que nous analyserons bientôt devant vous, peut soutenir le parallèle avec toutes les épopées et tous les drames, avec toutes les langues de l'Inde, de la Grèce et de Rome. Athalie est le Parthénon des littératures modernes. Après avoir imité trente ans, le Phidias de la poésie, Racine se hasarde enfin à tenter son chef-d'œuvre, et, en signant de son nom son premier monument original, il signe en même temps le nom de la France. Elle a fait Athalie, comme Athènes a fait le Parthénon; car Athènes avait fait Phidias, et la France avait fait Racine. Le pays qui a produit Athalie, n'eût-il produit que ces quinze cents vers, serait encore le premier pays littéraire parmi les nations de l'Europe.
Malheureusement ce chef-d'œuvre est unique et il est isolé; il est construit de matériaux bibliques, et ses dimensions n'égalent pas sa beauté. Mais le temple de Thésée à Athènes est petit aussi, et il n'en est pas moins le modèle accompli des temples. La beauté dans les œuvres de l'homme ne se mesure pas, elle se sent. C'est à la sensation qu'on mesure la grandeur. La sensation d'Athalie est grande comme le temple de Salomon, plein de la présence de Jéhovah. Le Dieu n'était pas contenu dans le temple, mais il y était conclu et senti. Il en est ainsi du génie poétique et religieux de Racine; il n'est pas contenu dans Athalie, mais il y est manifesté dans son originalité, dans sa majesté et dans sa puissance. Plaignons ceux qui ne respirent pas l'immortalité dans de tels vers!
XVII
Bossuet imite les prophètes hébraïques. Prophète lui-même, il donne à sa langue la hauteur, l'autorité, l'antiquité et quelquefois la divinité du Vieux Testament. L'accent de l'hébreu et ses âpres images passent avec lui dans le français, et en fait une langue d'airain. Il la façonne à son insu pour la grande histoire et pour la grande révolution oratoire. Le français se moule, au besoin, rude, âpre, disproportionné, colossal, fruste, sur le génie incorrect et démesuré de ce Michel-Ange de notre langue.
XVIII
Fénelon imite Homère, Virgile et Platon, jusqu'à la souplesse désossée d'un vêtement qui se plie au nu et aux formes des membres. C'est le plus mélodieux des échos de l'antiquité poétique. Il donne néanmoins aux doctrines évangéliques dont il est le ministre quelque chose de lui-même, la poésie de son platonisme, le vague de son imagination, la mélancolie de son cœur. Il effémine avec grâce cette langue trop durcie par la trempe de Bossuet; il la rend malléable et propre aux plus tendres épanchements de la piété, de la rêverie et de l'amour.
Pascal n'imite rien, parce qu'il ne trouve rien à imiter dans l'antiquité. Excepté dans l'Inde qui était complétement inconnue alors, l'antiquité ne creuse pas comme ce penseur; aussi n'a-t-elle pas de ces cris d'horreur, de ces agonies du néant qui sont dans la langue de Pascal. Il se place à l'extrême bord des mystères chrétiens, il regarde au fond d'un œil effaré, il y prend le vertige, et il se parle à lui-même presque par monosyllabes. Sa langue n'est qu'une logique désespérée, un radicalisme d'anéantissement de l'homme devant sa destinée; il ne raisonne même plus, il s'abdique. C'est le grand suicide de la métaphysique, qui s'anéantit dans la foi. Algébriste lui-même, il abrége sa pensée et sa langue pour la convertir en formules: les mots lui sont importuns; il voudrait écrire avec des chiffres. De là son désordre, sa vigueur et sa rigueur de termes, sa foudroyante brièveté. La langue lui doit en précision sentie tout ce qu'il fait perdre de droits et de bon sens à la raison humaine. Comme Gilbert, en poésie, il n'a jamais autant de génie d'expression que quand il délire! Mais qui voudrait retrancher Pascal et Gilbert de la langue française?
XIX
La Fontaine, selon nous, est un préjugé de la nation. Le caractère tout à fait gaulois de ce poëte lui a fait trouver grâce et faveur dans sa postérité gauloise comme lui, malgré ses négligences, ses immoralités, ses imperfections et ses pauvretés d'invention. Celui-là est un imitateur ou plutôt un traducteur sans scrupule de tout ce qui lui tomba sous la plume. Il n'y a pas, d'après les commentateurs les plus fanatiques de ce plagiaire amnistié à si bon marché, une seule de ses fables ni un seul de ses contes qui lui appartienne. Les fables sont toutes de Lokman, d'Ésope, de Phèdre; les contes sont tous des poëtes licencieux de l'Italie ou de Boccace.
On dit: Mais ces fables lui appartiennent par droit de conquête et de naturalisation par son génie. Nous ne voulons pas trop contester ce prétendu génie. C'est le génie de l'incurie, de la puérilité et de la licence, trois choses qui seraient des vices dans un autre et qui ont du moins quelquefois en lui la grâce peu décente de ses vices. C'est par là qu'au grand détriment de la morale de la nation, la routine l'honore, et l'indulgence lui pardonne. Mais la grande poésie ne le comptera jamais au nombre des poëtes séculaires. À l'exception de quelques prologues courts et véritablement inimitables de ses fables, le style en est vulgaire, inharmonieux, disloqué, plein de constructions obscures, baroques, embarrassées, dont le sens se dégage avec effort et par circonlocutions prosaïques. Ce ne sont pas des vers, ce n'est pas de la prose, ce sont des limbes de la pensée.
Ses contes sont infiniment supérieurs par la versification, mais ils sont obscènes quand ses modèles italiens ne sont que glissants. Boccace, son maître, a mille fois plus d'imagination, plus de souplesse, plus de pittoresque, plus de sourire fin dans le récit. L'Arioste est l'Homère du badinage, la Fontaine le contrefait sans jamais l'égaler. Pour quiconque a lu le Joconde original et le Joconde de la Fontaine, il y a entre ces deux poëmes la distance de la grâce à la corruption. Mais la Fontaine cependant, tout en corrompant la morale de l'enfance et les cœurs de la jeunesse, a bien mérité de la langue en lui restituant quelques-uns de ces tours gaulois qui sont les dates de son origine et les familiarités de son génie. On l'a appelé le vieil enfant de son siècle. La Fontaine, en effet, est l'enfant de notre littérature française, mais c'est un enfant vicieux.
XX
Les prédicateurs célèbres de ce temps, tels que Bourdaloue et Massillon après, n'ont rien imité; ils sont originaux dans la forme comme dans le fond. L'antiquité n'avait pas cette éloquence sereine et impérieuse parlant à la conscience au nom du ciel. Ces prophètes raisonneurs de l'Église devenue littéraire ont donné à la langue, avec la période de Cicéron, la gravité, la majesté, l'autorité de l'accent qui manquaient, jusqu'à eux, au génie gaulois de leur patrie. La langue s'est faite dans les livres, elle s'est polie dans les cours, elle s'est virilisée dans les chaires; elle n'était que spirituelle dans la conversation, harmonieuse dans les vers, énergique sur les théâtres, elle est devenue éloquente dans les cathédrales. Les prédicateurs ont préparé l'auditoire et l'oreille aux orateurs.
XXI
Quant à l'histoire, elle n'avait encore ni assez d'âge, ni assez d'indépendance, ni assez de profondeur, ni surtout assez de politique; elle ne connaissait dans le récit que le conte, le poëme ou la chronique: son Tacite inculte, Saint-Simon, trop passionné pour être imitateur de personne, lui donna tout à coup l'originalité de son propre caractère. Ni la Grèce, ni Rome, ni les nations de l'Europe moderne, n'ont un pareil monument de langue et d'histoire. Ce n'est plus le récit, c'est le drame; ce n'est plus la draperie, c'est le nu; ce n'est plus le portrait, c'est l'homme; l'homme avec tous ses traits vivants, calqués sur les beautés comme sur les difformités de sa nature; la photographie du siècle; un roi, une cour, des flatteurs, des courtisans, des ambitieux, des hypocrites, des hommes de bien, des méchants, des femmes, des pontifes, une nation tout entière saisie au passage dans son mouvement le plus accéléré, et reproduite, non pas seulement par l'art, mais par la passion. Le plus grand coloriste, c'est la passion, parce qu'elle ne prend pas ses couleurs sur une palette, mais dans son propre cœur. Le plus grand peintre (nous ne disons pas le plus vrai) est celui qui aime ou qui hait le plus ses modèles.
Tel est Saint-Simon, historien par hasard, moraliste par explosion, philosophe par colère, satirique par humeur, vertueux par dégoût. Tacite et Juvénal dans la même page, il crée une langue à la vigueur de ses aversions et de ses amours. Son style de coups et de contre-coups brise en mille pièces la période ou l'épanche en un flot intarissable et écumant de phrases qui entraînent l'âme de ses lecteurs dans le débordement de ses impressions.
Après lui, la langue historique est faite, mais elle est en poussière. Il n'y a plus qu'à en ramasser les morceaux, et à en recomposer la structure pour en faire la langue la plus historique, c'est-à-dire la plus lapidaire et la plus sculpturale qu'un peuple ancien ou moderne ait jamais écrite pour la postérité.
XXII
Molière, quoique ami et disciple de l'imitateur Boileau, n'imite personne non plus. La raison de cette complète originalité de Molière est toute simple. La comédie est la peinture des mœurs. Un poëte tragique ou épique, comme Corneille ou comme Racine, peut imiter l'antiquité, parce qu'il peint la fable ou l'histoire, choses antiques qui se prêtent aux costumes et aux passions hors du temps; mais un poëte comique n'est comique qu'à la condition d'être vrai, d'être actuel et de prendre ses modèles, ses couleurs et ses aventures, non dans des mœurs mortes, mais dans des mœurs vivantes.
Aussi est-il ramené forcément à l'originalité par la nécessité de copier, non ce qu'il a lu, mais ce qu'il a vu sous ses yeux dans les mœurs de son pays et de son époque. Quel peuple s'intéresserait à une comédie de Ménandre ou de Térence? Il y faudrait un parterre d'érudits et d'académiciens. Aussi, malgré le caractère éminemment classique et souvent latin de sa diction en vers, Molière devint-il dans ses comédies complétement Français, et par cela même complétement original.
Nous n'examinerons pas aujourd'hui s'il doit être compté au rang des poëtes? s'il suffit, pour mériter ce nom de poëte, d'avoir écrit spirituellement la satire ou la comédie de son siècle en vers? si la peinture de mœurs et la poésie ne sont pas deux choses très-dissemblables dans le fond, quoique se ressemblant en apparence par la langue rhythmée et rimée? Nous essayerons de résoudre cette question littéraire quand nous examinerons les œuvres du plus grand comique de tous les temps et de toutes les nations. Il nous suffit aujourd'hui de constater que dans ce siècle de Louis XIV, où le génie français flottait encore indécis entre la servile imitation et l'indépendante originalité, la tragédie imitait et la comédie inventait. Molière n'est si grand que parce qu'il fut lui-même. La nation lui sait gré de lui avoir enseigné à oser croire à son propre génie. Si ce n'est pas le poëte, c'est au moins pour elle le peintre et le moraliste national.
On peut en dire autant, quoiqu'à une immense distance, de la Bruyère, ce Molière en maximes et ce Saint-Simon en miniature. Il n'imite rien qu'un peu Sénèque dans la pensée et un peu Théophraste dans la brièveté, mais il fortifie la langue en la resserrant, comme on fortifie la corde trop lâche dans le nœud pour en centupler la force. Le français, depuis la Bruyère, devint propre à être au besoin l'algèbre des pensées. C'est un mérite nul pour l'éloquence et pour la poésie, mais capital pour la philosophie et pour la science. Or le français était destiné à devenir aussi un jour la langue de la science, de l'industrie et de l'économie politique, et à tout abréger en formulant tout. Nous devons donc de la reconnaissance à la Bruyère.
XXIII
Mais le plus incontestable des écrivains originaux qui donnèrent une langue propre à la France et une langue au cœur plus encore qu'à l'esprit, c'est une femme. Vous avez déjà nommé madame de Sévigné. Qu'aurait-elle imité? Le cœur est éternellement original, même quand l'esprit est plagiaire.
C'était un écrivain de cœur, un génie du foyer, un esprit domestique. Elle était née pour rendre au français, trop majestueux et trop tendu par les efforts des imitateurs des langues classiques, la détente, l'élasticité et la volubilité de sens, de mots et de tours. Le français était devenu, sous la main virile des écrivains de son siècle, la langue des chaires sacrées, des affaires d'État et des livres; elle devait en faire la langue par excellence de la conversation et de la familiarité. Les langues ne servent pas seulement à écrire, elles servent surtout à causer. L'entretien est une de leurs fonctions les plus usuelles. Elle créa la langue de l'entretien. L'entretien avec les personnes absentes, c'est la correspondance. Les lettres de madame de Sévigné sont un entretien fixé.
Ce style de madame de Sévigné, dont on retrouve à chaque instant l'esprit et la forme dans la langue de la France depuis la publication de ses volumes de lettres, est le chef-d'œuvre le plus véritablement original que la littérature française puisse présenter, sans craindre de rivalité, à toutes les littératures anciennes et modernes. C'est le cachet de la France mis sur le style de son plus grand siècle.
XXIV
Nous définissons ainsi nous-même le style, et surtout celui de madame de Sévigné, le style français, dans ces paroles.
Buffon a dit: Le style est l'homme. Buffon a dit, dans ce mot, ce que le style devrait être bien plutôt que ce qu'il est; car, bien souvent, le style est l'écrivain, plus qu'il n'est l'homme. L'art s'interpose entre l'écrivain et ce qu'il écrit; ce n'est plus l'homme que vous voyez, c'est le talent. Le chef-d'œuvre des véritables grands écrivains, c'est d'anéantir en eux le talent et de n'exprimer que l'homme; mais, pour cela, il faut que la sensibilité soit plus accomplie en eux que l'art, c'est-à-dire il faut qu'ils soient plus grands hommes encore par le cœur que par le style.
Combien y a-t-il de livres par siècle, et même dans tous les siècles, qui portent ce caractère et qui vous donnent de l'âme une impression plus vivante que du génie? Trois ou quatre. Le livre masque presque toujours l'auteur; pourquoi? Parce que le livre est une œuvre d'art et de volonté, où l'auteur se propose un but, et où il se montre, non ce qu'il est, mais ce qu'il veut paraître.
Ce n'est pas dans les livres qu'il faut chercher le véritable style; il n'est pas là. Je me trompe, il est là; mais c'est dans les livres que l'homme a écrits sans penser qu'il faisait un livre, c'est-à-dire dans ses lettres. Les lettres, c'est le style à nu; les livres, c'est le style habillé. Les vêtements voilent les formes; en style comme en sculpture, il n'y a de beau que la nudité. La nature a fait la chair, l'homme a fait l'étoffe et la draperie. Voulez-vous voir le chef-d'œuvre, dépouillez la statue; cela est aussi vrai de l'esprit que du corps.
Ce que nous aimons le mieux des grands écrivains, ce ne sont pas leurs ouvrages, c'est eux-mêmes; les œuvres où ils ont mis le plus d'eux-mêmes sont donc pour nous les meilleures. Qui ne préfère mille fois une lettre de Cicéron à une de ses harangues? une lettre de Voltaire à une de ses tragédies? une lettre de madame de Sévigné à tous les romans de mademoiselle de Scudéry, qu'elle appelait Sapho, et dont elle regardait d'en bas briller la gloire sans oser élever son ambition si haut? Ces grands esprits ont eu du talent dans leurs ouvrages prémédités d'artistes; mais ils n'ont eu de véritable style que dans leur correspondance; pourquoi encore? Parce que là ils ne pensaient point à en avoir ou à en faire. Ils prenaient, comme madame de Sévigné, leur sensation sur le fait; ils n'écrivaient pas, ils causaient; leur style n'est plus le style, c'est leur pensée même.
XXV
De toutes les facultés de l'esprit, la plus indéfinissable, selon nous, c'est le style; et, si nous avions à notre tour à le définir, nous ne le définirions que par son analogie avec quelque chose qui n'a jamais pu être défini, la physionomie humaine. Nous dirions donc: Le style est la physionomie de la pensée.
Regardez bien un visage, et tâchez de vous expliquer à vous-même pourquoi ce visage vous charme ou vous repousse, ou vous laisse indifférent; le secret de cette indifférence, de ce charme ou de cette répulsion est-il dans tel ou tel trait du visage? dans l'ovale plus ou moins régulier du contour? dans la ligne plus ou moins grecque du front? dans le globe plus ou moins enfoncé des yeux? dans leur couleur? dans leur regard? dans le dessin plus ou moins correct des lèvres? dans les nuances plus ou moins vives du teint? Vous ne sauriez le dire, vous ne le saurez jamais; l'impression générale est un mystère, et ce mystère s'appelle physionomie. C'est la contre-épreuve du caractère tout entier sur le front; c'est le résumé vivant et combiné de tous les traits flottant comme une atmosphère de l'âme sur la figure. Tant de nuances concourent à former cette atmosphère qu'il est impossible à l'homme qui la sent de la décomposer; il aime ou il n'aime pas, voilà toute son analyse; le jugement n'est qu'une impression aussi rapide qu'un instinct, et aussi infaillible en nous que l'impression que nous ressentons en plongeant la main dans une eau brûlante, tiède ou froide. Nous avons chaud ou nous avons froid à l'âme en regardant cette physionomie: voilà tout ce qu'il est permis de conclure.
XXVI
Eh bien! il en est de même du style: nous sentons s'il nous charme ou s'il nous laisse languissants, s'il nous réchauffe ou s'il nous glace; mais il est composé de tant d'éléments indéfinissables de l'intelligence, de la pensée et du cœur, qu'il est un mystère pour nous comme la physionomie, et qu'en le ressentant dans ses effets, il nous est impossible de l'analyser dans ses causes. Les rhéteurs n'ont jamais pu l'enseigner ni le surprendre, pas plus que les chimistes n'ont pu saisir le principe de vie qui fuit sous leurs doigts dans les éléments qu'ils élaborent: on sait ce qu'il produit, on ne sait pas ce qu'il est. Et comment le saurait-on? l'écrivain ne le sait pas lui-même; c'est un don de sa nature, comme la couleur de ses cheveux ou comme la sensibilité de son tact.
Énumérez seulement quelques-unes des conditions innombrables de ce qu'on nomme style, et jugez s'il est au pouvoir de la rhétorique de créer dans un homme ou dans une femme une telle réunion de qualités diverses:
Il faut qu'il soit vrai, et que le mot se modèle sur l'impression, sans quoi il ment à l'esprit, et l'on sent le comédien de parade au lieu de l'homme qui dit ce qu'il éprouve;
Il faut qu'il soit clair, sans quoi la parole passe dans la forme des mots, et laisse l'esprit en suspens dans les ténèbres;
Il faut qu'il jaillisse, sans quoi l'effort de l'écrivain se fait sentir à l'esprit du lecteur, et la fatigue de l'un se communique à l'autre;
Il faut qu'il soit transparent, sans quoi on ne lit pas jusqu'au fond de l'âme;
Il faut qu'il soit simple, sans quoi l'esprit a trop d'étonnement et trop de peine à suivre les raffinements de l'expression, et, pendant qu'il admire la phrase, l'impression s'évapore;
Il faut qu'il soit coloré, sans quoi il reste terne, quoique juste, et l'objet n'a que des lignes et point de reliefs;
Il faut qu'il soit imagé, sans quoi l'objet, seulement décrit, ne se représente dans aucun miroir et ne devient palpable à aucun sens;
Il faut qu'il soit sobre, car l'abondance rassasie;
Il faut qu'il soit abondant, car l'indigence de l'expression atteste la pauvreté de l'intelligence;
Il faut qu'il soit modeste, car l'éclat éblouit;
Il faut qu'il soit riche, car le dénûment attriste;
Il faut qu'il soit naturel, car l'artifice défigure par ses contorsions la pensée;
Il faut qu'il coure, car le mouvement seul entraîne;
Il faut qu'il soit chaud, car une douce chaleur est la température de l'âme;
Il faut qu'il soit facile, car tout ce qui est peiné est pénible;
Il faut qu'il s'élève et qu'il s'abaisse, car tout ce qui est uniforme est fastidieux;
Il faut qu'il raisonne, car l'homme est raison;
Il faut qu'il se passionne, car le cœur est passion;
Il faut qu'il converse, car la lecture est un entretien avec les absents ou avec les morts;
Il faut qu'il soit personnel et qu'il ait l'empreinte de l'esprit, car un homme ne ressemble pas à un autre;
Il faut qu'il soit lyrique, car l'âme a des cris comme la voix;
Il faut qu'il pleure, car la nature humaine a des gémissements et des larmes;
Il faut... Mais des pages ne suffiraient pas à énumérer tous ces éléments dont se compose le style. Nul ne les réunit jamais dans une langue écrite, dans une telle harmonie que madame de Sévigné. Elle n'est pas un écrivain, elle est le style. Son livre n'est pas un livre, c'est une vie.
XXVII
Ainsi une femme achevait la langue de Bossuet et préparait celle de Voltaire. On dirait qu'une faveur secrète de la destinée façonnait ainsi, tantôt sur l'enclume, tantôt sur les genoux d'une mère, le plus divers, le plus malléable et le plus universel instrument de communication de sentiments et d'idées pour la littérature française. Nous avons été injuste quelquefois envers cette langue dans notre jeunesse, en l'accusant d'être trop rebelle à la poésie et trop avare pour l'imagination. Nous nous en repentons maintenant à la réflexion. Elle n'est rebelle et avare que pour les faibles ou pour faire accomplir de plus vigoureux efforts à l'esprit. Elle veut qu'on lui arrache ce qu'elle donne, c'est-à-dire que, comme les instruments de musique les plus parfaits, elle ne souffre pas la médiocrité; elle veut des chefs-d'œuvre ou rien.
Heureux les hommes qui parlent ou qui écrivent en français!
XXVIII
Nous ne pouvons terminer cet aperçu rapide sur la langue du siècle de Louis XIV, sans nous arrêter un moment sur le principal caractère de la littérature de ce siècle. Ce caractère distinctif, selon nous, et qui contribue le plus à lui donner son originalité, c'est le caractère religieux et, pour ainsi dire, SACERDOTAL. C'est l'Église qui inspire, c'est le prêtre qui se pose en pontife des lettres. À l'exception de Corneille, de Racine, de la Fontaine, de Pascal, de Nicolle, de Boileau, de Saint-Simon, presque tous les grands fondateurs du style sont des écrivains ou des orateurs sortis du sanctuaire; et encore Racine, Pascal, Nicolle, Boileau, Saint-Simon lui-même, étaient-ils des espèces de lévites affiliés à la secte ecclésiastique et ascétique de Port-Royal, cette solitude sacrée des esprits absorbés dans les méditations de la foi. Ce caractère sacerdotal de la haute littérature de ce siècle devait créer un genre de style complétement propre au christianisme, souverainement original et qui n'avait d'exemple dans aucune des littératures antiques. Nous voulons parler de la littérature ecclésiastique, le sermon, l'homélie, l'oraison funèbre. C'est dans l'oraison funèbre surtout que s'aperçoit pour la première fois le confluent de l'éloquence sacrée et de l'éloquence profane, de la chaire et de l'académie, du pontife et de l'homme de lettres. Le prêtre, par son privilége de parler dans l'église et sur les tombes, devait être l'inventeur de ce nouveau genre d'éloquence, éloquence entre ciel et terre, pourrions-nous dire. Cette double situation du prêtre orateur était une nouveauté que nous avons signalée ailleurs en ces termes:
Bossuet en est le personnage culminant.
Cet homme, disions-nous, était formé pour le sacerdoce, pour le pontificat, pour l'autel, pour le parvis, pour la chaire, pour la robe traînante, pour la tiare. Aucun autre lieu, aucune autre fonction, aucun autre costume ne siéent à cette nature. L'imagination ne saurait se représenter Bossuet sous l'habit laïque. Il est né pontife. La nature et la profession sont si indissolublement liées et confondues en lui que la pensée même ne peut les séparer. Ce n'est pas un homme, c'est un oracle.
XXIX
Nous ne voulons ni flatter ni dénigrer ici le sacerdoce. Nous ne voulons parler du prêtre qu'en qualité de littérateur. La théologie est, comme la conscience, du domaine privé de chaque communion. Nous n'y entrons pas; mais, en laissant de côté la théologie du prêtre, et ne considérant ici que la profession sacerdotale dans ses rapports avec le monde, nous devons reconnaître les supériorités morales et les priviléges inhérents à cette profession pour l'homme de génie et de vertu qui s'y consacre.
Et d'abord un préjugé de piété, de force et de vertu se répand à l'instant sur le prêtre. La sainteté du sanctuaire précède, en quelque sorte, dans le lieu saint. Ce préjugé n'est pas purement imaginaire. Nous connaissons les faiblesses, les vices, les ambitions, les orgueils, les hypocrisies d'état, emmaillottés de bure ou de lin; l'Évangile lui-même lève la pierre des sépulcres blanchis pour décréditer les saintes apparences. Oui, la robe ne transforme pas les difformités du corps. Il y a des vices dans les sacerdoces, et ces vices mêmes sont plus vicieux que dans les autres conditions, parce qu'ils jurent plus avec la sainteté de Dieu et avec la pureté de la morale.
Mais, en ne concédant à cet égard aucun privilége aux sacerdoces, il nous est impossible de ne pas reconnaître qu'il y a dans le caractère sacerdotal une autorité de prestige sur les hommes rassemblés.
Eux seuls ils ont la parole à la tribune des âmes; ils sont les orateurs de la morale; la chaire est leur trône. Ce trône, pour le prêtre de génie, est plus haut que celui des rois: c'est de là qu'il règne sur le monde des consciences. De toutes les places où un mortel peut monter sur la terre, la plus haute pour un homme de génie est incontestablement une chaire sacrée. Si cet homme est Bossuet, c'est-à-dire s'il réunit dans sa personne la conviction qui assure l'attitude, la pureté de vie qui préconise le Verbe, le zèle qui dévore, l'autorité qui impose, la renommée qui prédispose, le pontificat qui consacre, la vieillesse qui est la sainteté du visage, le génie qui est la divinité de la parole, l'idée réfléchie qui est la conquête de l'intelligence, l'explosion soudaine qui est l'assaut de l'esprit, la poésie qui est le resplendissement de la vérité, la gravité de la voix qui est le timbre des pensées, les cheveux blancs, la pâleur émue, le regard lointain, la bouche cordiale, les gestes enfin qui sont les attitudes visibles de l'âme; si cet homme sort lentement de son recueillement ainsi que d'un sanctuaire intérieur; s'il se laisse soulever peu à peu par l'inspiration, comme l'aigle d'abord pesant, dont les premiers battements d'ailes ont peine à embrasser assez d'air pour élever son vol; s'il prend enfin son souffle et son essor, s'il ne sent plus la chaire sous ses pieds, s'il respire à plein souffle l'esprit divin, et s'il épanche intarissablement de cette hauteur démesurée l'inspiration ou ce qu'on appelle la parole de Dieu à son auditoire, cet homme n'est plus un homme, c'est une voix.
Et quelle voix!... Une voix qui ne s'est jamais enrouée, cassée, aigrie, irritée, profanée dans nos rixes mondaines et passionnées d'intérêts ou du siècle; une voix qui, comme celle du tonnerre dans les nuées ou de l'orgue dans les basiliques, n'a jamais été qu'un organe de puissance ou de persuasion divine à nos âmes! une voix qui ne parle qu'à des auditeurs à genoux! une voix qu'on écoute en silence, à laquelle nul ne répond que par une inclination de front ou par des larmes dans les yeux, applaudissements muets de l'âme! une voix qu'on ne réfute et qu'on ne contredit jamais, même quand elle étonne ou qu'elle blesse! une voix enfin qui ne parle ni au nom de l'opinion, chose fugitive; ni au nom de la philosophie, chose discutable; ni au nom de la patrie, chose locale; ni au nom de la souveraineté du prince, chose temporelle; ni au nom de l'orateur lui-même, chose transformée; mais au nom de Dieu, autorité de langage qui n'a rien d'égal sur la terre, et contre laquelle le moindre murmure est impiété et la moindre protestation blasphème!
Voilà la tribune du sacerdoce! voilà le trépied du prophète, voilà la chaire de l'orateur sacré! On ne veut y voir que Bossuet. Son histoire n'est que l'histoire de cette éloquence. L'homme était digne de sa tribune: les autres éloquences ne montent pas à ces hauteurs. Les noms qui la représentent restent grands; mais Bossuet, qui les égale par le génie, les dépasse par la portée de sa tribune. Ils parlaient de la terre, il parle du nuage. Cicéron n'a pas plus de culture et d'abondance; Démosthène n'a pas plus de violence de persuasion; Chatam n'a pas plus de poésie oratoire; Mirabeau n'a pas plus de courant; Vergniaud n'a pas plus d'images. Tous ont moins d'élévation, d'étendue et de majesté dans la parole. Ce sont des orateurs humains; l'orateur divin, c'est Bossuet. Pour l'entendre, il faut d'abord monter à son niveau, le ciel.
Il naquit, il vécut, il mourut dans le temple. Son existence ne fut qu'un discours. L'homme de lettres disparaît en lui dans le prêtre. Il éleva le premier l'oraison funèbre à la hauteur des prophètes. Sa langue, jusque-là heurtée par la pensée, et hâtée par la précipitation qui ne lui laissait pas le temps de rien polir, y prit l'ampleur de Cicéron.
La mort du prince de Condé lui fournit le plus grand de ses textes. Ce fut la dernière et la plus sublime de ses oraisons funèbres. Il semble qu'en approchant du tombeau lui-même, son génie en contractait la solennité. La mort du prince de Condé, son premier protecteur et son admirateur le plus constant, lui disait que toute célébrité doit mourir.
Ces deux plus grandes gloires du siècle, l'un dans la guerre, l'autre dans les lettres et dans la religion, semblaient s'entraîner l'une et l'autre. Bossuet entendit l'avertissement dans son cœur, et le répercuta dans sa voix. La péroraison de ce discours est le sommet de l'éloquence moderne. Les anciens n'ont pas de tels accents.
La vieillesse, la contemporanéité, l'égalité de niveau entre l'orateur et le héros couché à ses pieds, complétaient l'éloquence. Le spectacle était aussi grand que le discours.
«Jetez les yeux de toutes parts», dit Bossuet: «voilà ce qu'a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros: des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n'est plus; des figures qui semblent pleurer autour d'un tombeau, et de fragiles images d'une douleur que le temps emporte avec tout le reste; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu'au ciel le magnifique témoignage de notre néant; et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs, que celui à qui on les rend.
«Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine! Pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros! Mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d'ardeur dans la carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides! Quel autre fut plus digne de vous commander? Mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête?
«Pleurez donc ce grand capitaine, et dites en gémissant: Voilà celui qui nous menait dans les hasards; sous lui se sont formés tant de renommés capitaines que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs de la guerre: son ombre eût pu encore gagner des batailles; et voilà que, dans son silence, son nom même nous anime, et ensemble il nous avertit que, pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux et n'arriver pas sans ressources à notre éternelle demeure, avec le roi de la terre il faut encore servir le roi du ciel.
«Servez donc ce roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre d'eau donné en son nom, plus que tous les autres ne feront jamais tout votre sang répandu; et commencez à compter le temps de vos utiles services du jour que vous vous serez donnés à un maître si bienfaisant.
«Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je, qu'il a bien voulu mettre au rang de ses amis? Tous ensemble, en quelque degré de sa confiance qu'il vous ait reçus, environnez ce tombeau; versez des larmes avec des prières; et, admirant dans un si grand prince une amitié si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d'un héros dont la bonté avait égalé le courage. Ainsi puisse-t-il vous être toujours un cher entretien; ainsi puissiez-vous profiter de ses vertus; et que sa mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d'exemple.
«Pour moi, s'il m'est permis après tous les autres de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince! le digne sujet de nos louanges, de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire: votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait la victoire; non, je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface. Vous aurez dans cette image des traits immortels: je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour sous la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C'est là que je vous verrai plus triomphant qu'à Fribourg et à Rocroi; et, ravi d'un si beau triomphe, je dirai en action de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple: Et hæc est victoria quæ vincit mundum, fides nostra (la victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier, c'est notre foi).
«Jouissez, prince, de cette victoire; jouissez-en éternellement par l'immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d'une voix qui vous fut connue. Vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince, dorénavant, je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte; heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s'éteint.»
XXX
La langue française prit dans cette bouche un accent qu'elle ne retrouva pas après lui; mais il en reste un certain écho dans la voix des grands orateurs de la chaire qui lui succèdent sans l'égaler. Ce n'est pas en vain qu'on élève le diapason de l'éloquence d'un peuple. La voix s'éteint, l'orateur passe, mais le diapason reste. L'instrument survit à l'artiste souverain qui l'a touché, et, quand il naît un autre artiste, il trouve l'instrument tout monté sous sa main. C'est ce qui eut lieu en France pour l'éloquence de la chaire, cette haute littérature sacerdotale.
XXXI
C'est de la chaire sacrée principalement que naquit, sous Louis XIV, ce goût élevé pour la haute littérature. On n'a pas assez remarqué la puissance de cette institution de la chaire sur l'esprit littéraire d'une nation. C'est la seule éloquence accessible au peuple sous les gouvernements qui n'ont pas de forum ou de tribune populaire. Elle grandit l'auditoire autant que l'orateur.
Rassembler le peuple de toute condition à une heure donnée, et le rassembler où? dans un temple plein d'avance de la majesté des pensées qu'on va traiter devant lui; s'abandonner à l'inspiration, tantôt polémique, tantôt lyrique, souvent même extatique, de ses plus sublimes pensées; parler sans contrôle et sans contradiction des choses les plus augustes, les plus intellectuelles, les plus saintes, devant des foules recueillies qui ne voient plus l'homme dans l'orateur, mais la parole incarnée; entraîner à son gré ces auditeurs du ciel à la terre, de la terre au ciel; être soi-même, dans cette tribune élevée au-dessus de ces milliers de têtes inclinées, l'intermédiaire transfiguré entre le fini et l'infini; formuler des dogmes, sonder des mystères, promulguer des lois aux consciences, tourner et retourner tout le cœur humain dans ses mains, pour lui imprimer les terreurs, les espérances, les angoisses, les ravissements d'un monde surnaturel; descendre de là tout rayonnant des foudres ou des miséricordes divines avec lesquelles on vient d'exciter les frissons ou de faire couler les larmes de tout ce peuple: n'y a-t-il pas là de quoi transporter un orateur sacré au-dessus de ses facultés naturelles, et de lui donner ce mens divinior, cette divinité de la poésie et de l'éloquence, dernier échelon du génie humain? N'y a-t-il pas là aussi de quoi imprimer à la langue une ampleur, une dignité, une force, une sublimité de tons et d'images qui dépassent mille fois ce que toutes les autres tribunes comportent de grandeur, de solennité et d'élévation? Tout ce qui nous étonne, c'est que, dans de pareilles conditions de lieu, d'heure, d'auditoire, de liberté et d'autorité surhumaines, il n'y ait pas autant de Bossuets qu'il y a d'orateurs dans les chaires de Bossuet. Ni Socrate, ni Platon, ni Confucius, ni Cicéron, ni Démosthène, ne parlaient de si haut au peuple assemblé.
Mais le peuple lui-même, dans ces civilisations antiques, n'avait pas de telles tribunes à écouter. Cette tribune sacrée du sacerdoce moderne fut en réalité à cette époque, et à son insu, la plus puissante institution littéraire qui pût initier le peuple illettré au sentiment, au goût et même au jugement des lettres. Il était dans la nature que ces foules convoquées dans les temples, au pied de ces tribunes, y prissent l'habitude d'un certain discernement des choses d'esprit; qu'un orateur leur parût supérieur à un autre; qu'un langage leur fût fastidieux, un autre langage sympathique; qu'elles s'entretinssent en sortant du temple des impressions qu'elles avaient reçues; que leur intelligence et leur oreille se façonnassent insensiblement à la langue, aux idées, à l'art de ces harangues sacrées, et qu'entrées sans lettres dans ces portiques de la philosophie des prédicateurs chrétiens, elles n'en sortissent pas illettrées. La première littérature du peuple en France fut donc sa prédication. Sa seconde littérature fut son théâtre; car le peuple lit peu, mais il écoute. Ce furent ses deux écoles de langue et de littérature. L'invention des journaux devait leur en ouvrir, longtemps après, une troisième. Nous examinerons bientôt les effets de cette littérature quotidienne et usuelle, grande monétisation de la pensée, phénomène qui transformera insensiblement le monde.
Nous espérions terminer ce premier aperçu sur le caractère de la littérature française dans ces deux entretiens. Le mouvement et la richesse de ce siècle de Louis XIV nous ont entraîné au delà des limites que nous nous étions fixées. L'espace nous manque; nous le prendrons dans l'entretien suivant, et nous dirons pourquoi nous ne désespérons pas d'une littérature qui a peut-être autant de chefs-d'œuvre dans l'avenir qu'elle en a dans le passé.
IXe ENTRETIEN.
Suite de l'aperçu préliminaire sur la prétendue décadence de la
littérature française.
I
Nous avons vu, dans les deux entretiens précédents, comment la littérature française née tardivement, longtemps indécise entre l'originalité gauloise et l'imitation classique, s'était d'abord vouée tout entière à l'imitation; comment cette littérature avait perdu son originalité native dans cette servile imitation des anciens; comment cependant cette imitation servile lui avait profité pour construire une langue littéraire plus régulière et plus lucide que la langue un peu puérile de son enfance; comment, après avoir beaucoup copié, les écrivains et les poëtes du siècle de Louis XIV avaient fini par créer eux-mêmes une littérature composite, moitié latine, moitié française; comment chacun de ces grands écrivains, depuis Corneille jusqu'à madame de Sévigné, avaient apporté à la littérature et à la langue de la France une des qualités de leur génie divers; comment enfin, de toutes ces alluvions des génies particuliers de chacun de ces écrivains, la France, grâce à l'imitation d'un côté, grâce à l'originalité de l'autre, s'était façonné une langue littéraire, propre à tous les usages de son universelle intelligence, depuis la chaire sacrée jusqu'à la tribune, depuis la tragédie jusqu'à la familiarité du style épistolaire. De là ce mot qui définit seul la littérature française: la France n'a pas un caractère, elle en a plusieurs; la France n'a pas un style, elle en a mille; de là aussi sa puissance sur l'esprit humain, l'universalité.
II
Après le siècle de Louis XIV, il y eut en France, comme dans toutes les choses humaines, un moment d'intermittence et de repos du génie français; puis ce caractère de bon sens, de bon goût et d'universalité qui caractérise, selon nous, la littérature nationale, se reproduit, se concentre et se manifeste tout à coup dans un seul homme, Voltaire. Voltaire, philosophe, historien, critique, érudit, commentateur, poëte épique, poëte dramatique, poëte satirique, poëte burlesque et scandaleux, poëte léger et rival en grâce d'Horace son maître; Voltaire surtout, correspondant de l'univers et répandant dans ses lettres familières, chef-d'œuvre insoucieux de soixante-dix ans de vie, plus de naturel, d'atticisme, de souplesse, de grâce, de solidité et d'éclat de style qu'il n'en faudrait pour illustrer toute une autre littérature. Il ne manque qu'un caractère à cette grandeur, le sérieux.
On s'est souvent étonné, depuis que nous pensons tout haut dans ce siècle, de notre admiration continue et persévérante pour ce grand écrivain, si peu poëte dans la grande acception du terme, et surtout si peu lyrique, si peu éloquent, si peu enthousiaste.
C'est que Voltaire est plus qu'un écrivain et plus qu'un poëte à nos yeux, c'est une date; c'est la fin du moyen âge. C'est plus encore, c'est la France elle-même incarnée avec toutes ses misères, ses imperfections, ses vices et ses qualités d'esprit dans un seul homme; en sorte que notre goût, ou si l'on veut notre faiblesse pour la nature diverse, sensée, raisonnable, universelle de notre pays, se trouve satisfait et flatté dans ce Protée moderne, et que notre admiration pour ce résumé vivant, spirituel, multiple de la France est une espèce de patriotisme de notre esprit, qui contemple et qui aime sa patrie intellectuelle dans ce représentant presque universel de la nation littéraire. Voltaire est la médaille de son pays.
III
Dire que Voltaire fut la France de son époque, c'est dire assez qu'il fut complétement original, non en vers, mais en prose. Il ne donna pas de chef-d'œuvre littéraire à la langue, excepté dans le badinage, mais il lui donna la liberté de style, et avec la liberté, dix langues pour une. Il lui donna l'instrument de la polémique.
Non pas de la polémique lourde, scolastique, pédante, doctorale, oratoire qui avait appesanti jusqu'à lui la discussion entre les sectes et entre les partis, mais de la polémique légère, badinage du bon sens, qui fait son métier gaiement, selon l'expression de Mirabeau. Il transporta la conversation dans les lettres et dans l'histoire, et il en chassa l'ennui, ce fléau des livres. Le mouvement et le courant de son esprit empêchèrent l'ennui de germer dans les eaux vives de l'intelligence française.
Les polémistes et les historiens venus après lui ont réhabilité l'ennui comme une qualité de la pensée, le poids. Mais plus la pensée est pensée, moins elle pèse! Les styles pesants sont le témoignage des esprits lourds qui ne peuvent se débarrasser de la lourdeur des mots. Le génie ne pèse pas, il soulève.
Voltaire serait un grand créateur en style, ne fût-ce que pour avoir purgé de l'ennui la polémique, et pour avoir écrit ce vers, le plus français de tous les vers:
Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.
Il créa la langue improvisée, rapide, concise du journalisme, et avec la langue du journalisme il créa cette puissance moderne de la multiplication de l'intelligence d'un seul dans l'esprit de tous; il créa le dialogue universel, incessant de l'esprit humain. Sans la langue de Voltaire, le journalisme n'aurait pas pu naître, le monde aurait continué à être sourd; il fit l'écho qui répercute partout les idées. Ce seul service rendu à la langue française ferait aussi de lui un grand inventeur.
Mais arrêtons-nous, et n'anticipons pas sur l'analyse du caractère et des talents de ce littérateur universel; nous lui consacrerons l'année prochaine deux ou trois de ces entretiens, juste et sévère quelquefois contre le philosophe, implacable contre le cynique, dédaigneux souvent du poëte, enthousiaste toujours pour le grand monétisateur de l'esprit humain.
IV
Voltaire était un écrivain original par étude; Jean-Jacques Rousseau le fut par nature: c'est véritablement par lui que commence la complète originalité de la littérature moderne. Comment aurait-il imité? il ne connaissait pas les modèles. Il était né de lui-même, fils de ses œuvres, comme on a dit plus tard; écrivain de sentiment, il tirait tout de son propre cœur.
Aussi la littérature française prend-elle tout à coup sous sa plume un caractère d'étrangeté, d'indépendance sauvage, de rêverie germanique, de mélancolie septentrionale, d'amertume plaintive et de nature alpestre. Les œuvres de Rousseau rappellent le Genévois, le républicain, le prolétaire, le pasteur arcadien, le philosophe aigri contre la médiocrité inique du sort, se vengeant, par des utopies, de l'inégalité forcée des conditions sociales. Elles rappellent surtout le coloriste helvétien, né dans les montagnes, important dans la littérature artificielle de Paris les images, les harmonies, les couleurs de ces solitudes; un ranz des vaches sublime, chanté pendant trente ans à la France et à l'Europe par le fils de l'horloger des Alpes.
V
La France commençait à s'épuiser de génie et d'esprit français après les siècles de Louis XIV et de Voltaire; elle sentait le besoin d'une séve étrangère, plus jeune et plus européenne, pour germer de nouvelles idées et de nouveaux sentiments. J.-J. Rousseau la rajeunit du premier mot; elle se précipite à lui avec un enthousiasme qui ressemble au délire; elle l'adopte, elle adore tout de lui, jusqu'à ses démences et à ses injures; elle en fait son favori, son philosophe, son législateur, son apôtre, son cynique, son Diogène, son Socrate dans un seul homme. Il l'inonde pendant trente ans de sentiments vrais, d'idées fausses, de romans systématiques et de systèmes politiques plus romanesques que ses romans; mais il l'enivre en même temps du plus beau style qu'aucune langue ait jamais parlé depuis les Dialogues de Platon. Par lui la prose française, trop molle dans Fénelon, trop brusque dans Bossuet, trop pompeuse dans Buffon, trop légère dans Voltaire, prend une vigueur, une gravité mâle, une majesté digne, mais toujours naturelle, qui donne l'autorité à la pensée, la plénitude à l'oreille, l'émotion à la conscience du lecteur. C'est le style éloquent dans l'acception la plus haute du mot. Quand on lit J.-J. Rousseau dans la polémique, dans le Vicaire savoyard, dans quelques pages des Confessions, on entend la voix, on voit le geste de l'orateur platonique ou cicéronien derrière la période accentuée de l'orateur invisible. Ce style, c'est l'éloquence parlée par la page muette; c'est la plume prenant la voix.
Aussi devons-nous à J.-J. Rousseau l'éloquence de nos tribunes; il était le maître de diction des orateurs qui allaient naître et parler après sa mort. Sa mission littéraire était de façonner la littérature civile de la France à l'usage de la révolution et des discussions politiques.
VI
Un autre écrivain de la même date, Buffon, accomplissait au même moment pour la littérature française une autre mission presque parallèle: c'était la mission de façonner la langue littéraire à la science. La science et l'industrie, cette conséquence appliquée de la science, allaient devenir une des branches de notre littérature. Pour cette littérature froide, il n'était pas nécessaire alors d'avoir la chaleur qui vient du cœur; il suffisait de la clarté qui vient de l'esprit. Buffon y ajoutait le coloris qui vient de l'imagination et qui sert à peindre ce que le naturaliste sans couleur se borne à décrire. La France doit à ce grand coloriste sa langue littéraire mise au service de la science de la nature. Trop majestueux, trop monotone, trop ostentatoire, surtout trop peu sensible, Buffon décrit et n'émeut jamais.
Il a été bien surpassé depuis en vérité descriptive, en pittoresque, et surtout en sentiment dans la langue de la science, par deux étrangers de nos jours, Herschell en astronomie et Audubon en histoire naturelle. Ceux-là semblent avoir écrit et mesuré avec le doigt de Dieu les astres, la nature, les animaux, les grandeurs, les formes, les âmes répandues dans les êtres de la création, toute pleine pour eux d'évidence divine, d'intelligence animale et d'amour universel. Mais c'est que Buffon leur avait préparé leur langue dans un autre idiome. Ils ont sur lui l'avantage de voir Dieu plus clairement à travers ses œuvres, et de sentir palpiter partout l'âme de la nature.
Le temps approche de l'union plus complète de la science et de la littérature, temps où l'homme ne chantera plus avec l'imagination seulement, mais avec la science, le poëme de la nature. Les chiffres eux-mêmes apprendront à chanter le Créateur et la création, quand ce ne seront plus des athées qui s'en serviront pour arpenter les astres, sans y découvrir le Suprême Mathématicien des mondes animés.
VII
Ainsi la littérature française complétait rapidement la langue destinée à remuer par toutes ses fibres l'esprit de l'Europe moderne.
Une institution nouvelle, l'Académie française, contribuait puissamment, contre l'intention de Richelieu son fondateur, sinon à créer (car ce ne sont pas les grammairiens qui créent les langues, ce sont les ignorants), du moins à conserver et à épurer le langage.
L'Académie française avait été, dans le principe, un hochet littéraire de la vanité de Richelieu, puis un luxe de cour, puis un moyen de discipliner les lettres et de dorer le joug que voulait leur imposer le despotisme. Cette institution, plus forte que la main qui prétendait la façonner à la servitude, n'avait pas tardé à créer contre tout despotisme une force ingouvernable par tout autre puissance que l'opinion. Avant l'époque des représentations nationales, elle s'était constituée par sa nature et à son insu le corps représentatif de la pensée. Elle avait créé, en face du corps de la noblesse, du corps parlementaire, du corps ecclésiastique, la corporation des hommes de lettres. De ces écrivains isolés dans leur faiblesse individuelle, elle avait fait une caste pensante, un parlement de l'intelligence, une sorte d'église laïque, trois choses bien contraires à l'esprit de Richelieu, de Louis XIV et de la monarchie.
Il y a deux faces à cette institution tant controversée de l'Académie française, et deux manières de la juger, selon qu'on la considère au point de vue de l'émulation qu'elle était destinée à donner au génie national, ou au point de vue de l'ascendant et de l'autorité qu'elle peut donner à la pensée.
Sous ce premier rapport, c'est-à-dire comme corps destiné à faire naître et à élever le niveau du génie dans la nation, c'est à nos yeux une institution puérile; nous dirons plus, c'est une institution complétement contraire à son but. Ce ne sont pas les corps qui font naître le génie, c'est la nature; ce ne sont pas même les corps qui reconnaissent, qui constatent, qui honorent le génie, c'est la postérité.
Si vous voulez rabaisser, étouffer, absorber, persécuter même un homme de génie, faites-le membre d'un corps littéraire ou politique. S'il a du caractère, il brise à l'instant le cadre trop étroit dans lequel sa trop grande individualité ne peut se renfermer; il fait éclater le cadre, il devient ennemi-né de ce qui le rétrécit, et il a bientôt pour ennemis lui-même tous les membres du corps, offusqués par sa supériorité.
VIII
S'il n'a point de caractère, il se plie, il se ravale, il s'abaisse au niveau de la médiocrité commune; il abdique son génie, il lui substitue l'esprit de corps: ce n'est qu'à cette condition qu'il y est souffert ou honoré. Cette loi est sans exception; car quelle que soit la supériorité relative des hommes élus à titre d'intelligence dans un corps intellectuel, c'est une loi de la nature que l'empire y appartient toujours à la médiocrité. Pourquoi, nous dira-t-on? Parce que la nature ne crée pas quarante ou mille supériorités de la même taille d'esprit dans une nation ou dans un siècle, et que dans un corps, qu'il soit composé de mille ou qu'il soit composé de quarante esprits éminents, la supériorité culminante est toujours en minorité, et la médiocrité relative toujours en majorité. Dans toutes les délibérations parlementaires, la supériorité individuelle sera donc inévitablement opprimée, et la médiocrité nombreuse toujours triomphante. C'est ce que l'on voit clairement dans la conduite des choses humaines: le niveau de l'intelligence s'y abaisse en proportion exacte du nombre des délibérants. Ce n'est la faute de personne, c'est celle de la nature, elle a plus de surface que de sommités dans ses créations; il se forme ce qu'on appelle en géométrie une moyenne d'intelligence et de volonté qui est la résultante du nombre des êtres doués de pensée et de volonté dans le corps, et cette moyenne est toujours à égale distance du génie et de l'imbécillité; c'est ce qu'on appelle médiocrité. On peut dire, avec une parfaite exactitude, que la médiocrité gouverne le monde. Voilà sans doute pourquoi il est si souvent mal gouverné.
On peut dire avec la même certitude que la médiocrité gouverne les académies. Le génie, qui est la supériorité naturelle et transcendante, n'a donc rien à bénéficier des corps académiques; car il n'y entre qu'à la condition de se niveler, et il n'y conserve sa place en surface qu'à la condition de la perdre en hauteur. Aussi la gloire littéraire force-t-elle quelquefois les portes des académies; mais elle y entre toute faite, elle n'en vient pas.
Ce n'est donc pas aux académies que les nations doivent leur gloire littéraire. S'il fallait tout dire, je croirais plutôt que les académies nuisent à la formation de ces phénomènes toujours isolés d'intelligence qui deviennent les lustres des peuples sur la nuit des temps. Homère, Virgile, Dante, Shakspeare, Milton, Camoëns, Cervantès, n'étaient membres d'aucun corps privilégié des lettres. Les hommes de cette taille font leur gloire, ils ne la reçoivent pas. On peut affirmer même sans se tromper qu'ils ont été d'autant plus originaux qu'ils ont été plus isolés et moins asservis à la routine des corps et des préceptes de leur temps. Le génie n'est génie que parce qu'il est seul, et il est seul parce qu'il est génie. Son indépendance fait partie de sa supériorité, il ne peut perdre l'une sans diminuer l'autre. Ce n'est pas le génie qui a créé l'Académie française, c'est Richelieu, c'est-à-dire une des plus grandes médiocrités littéraires qui aient jamais été associées dans un grand favori du sort à un caractère tyrannique; un Cottin dans un Machiavel qui voulait illuminer d'un reflet de belles-lettres sa pourpre teinte de sang.
Remarquez bien que nous ne parlons ici que des lettres et non des sciences. Dans les sciences, les académies sont utiles à grouper les faits et à populariser les découvertes.
IX
Mais si nous considérons l'institution littéraire de l'Académie française à un autre point de vue, c'est-à-dire au point de vue de l'autorité morale, de l'indépendance et de la dignité de la pensée en France, l'institution de l'Académie change d'aspect et mérite la plus sérieuse considération dans l'esprit public.
On ne peut se dissimuler en effet que cette institution purement disciplinaire des lettres dans l'esprit de son fondateur, le cardinal de Richelieu, n'ait été complétement trompée, et que là où le cardinal de Richelieu voulait créer une institution de servilité, il n'ait créé, sans le prévoir, une institution de force collective et d'indépendance. C'est ce qui arrive toutes les fois que l'on crée un corps: on croit créer un instrument, et l'on crée un obstacle; on veut organiser une règle, et on organise une liberté; c'est ce qui devait arriver aussi, et c'est ce qui est arrivé en effet de l'Académie française. En concentrant dans un seul foyer toutes les individualités littéraires éparses et isolées dans la nation, on leur a donné ainsi le sentiment de leur force, de leur dignité et de leur ascendant sur l'opinion et même sur le pouvoir politique. La pensée isolée, en devenant collective, est devenue puissance; les hommes de lettres ont pris confiance en eux-mêmes; ils ont imposé considération à la nation, respect aux gouvernements; ils ont donné à la raison publique, muette ou intimidée dans l'individu, une audace modérée, mais efficace dans le corps; ils sont devenus le concile laïque et permanent de la littérature nationale; ils ont donné du caractère au génie français. L'homme de lettres est devenu homme public; la force de tous a résidé par l'Académie dans chacun; la littérature s'est constituée par eux en fonction nationale; la France a emprunté par ses académies, et bientôt par ses hautes écoles peuplées d'académiciens, quelque chose de cette institution démocratique et si libérale de la Chine, où les mêmes degrés littéraires élèvent à la capacité et à l'autorité publique. Les fondateurs de l'Académie ont de plus, en formant ce faisceau de génie, de talent, d'illustration, condensés dans un même nom et dans un même corps, donné à la France un grand sentiment de sa valeur littéraire, et donné à l'Europe un grand respect des lettres françaises. Quelle que soit la valeur intrinsèque des académies, on ne peut nier que l'Académie française n'ait contribué puissamment à la considération extérieure de la nation littéraire dans le monde. L'Académie est au dehors plus encore qu'au dedans une popularité de la France en Europe.
X
Aussi ce corps littéraire est-il devenu, malgré les épigrammes qui s'émoussent éternellement contre ses portes, une habitude qu'il est presque impossible de décréditer et de déraciner dans notre pays. Moi-même, dans une circonstance suprême où toutes les institutions monarchiques étaient sondées pour les remplacer par des institutions républicaines, quand des voix s'élevèrent en dehors du gouvernement pour demander l'abolition de cette aristocratie élective des lettres, je ne la défendis que par ce mot: «C'est plus qu'une institution, c'est une habitude de la France; respectons les habitudes d'un peuple, surtout quand elles sont morales, littéraires, glorieuses pour la nation. La plus réellement républicaine des institutions françaises sous la monarchie, c'était peut-être l'Académie, la république des lettres.»
Seulement, je l'avoue, si le temps avait été donné à la république, je voulais enfoncer les portes de l'Académie française pour faire entrer en plus grande proportion et pour de plus dignes rémunérations l'armée des lettres, de la science, des arts dans cette vétérance du travail intellectuel, le plus mal rémunéré et souvent le plus indigent des travaux humains. Je voulais que la France créât le budget des lettres; je voulais que l'écrivain, le savant, l'artiste de tous les genres de culture d'esprit, après avoir consacré onéreusement sa vie à l'utilité ou à la gloire, cette utilité suprême de son pays, ne reçût pas pour tout salaire de cette noble abnégation de vie, un misérable subside de douze cents francs, inférieur aux gages d'un mercenaire, et distribué parcimonieusement à quarante privilégiés de la détresse à la porte d'une académie ouverte de temps en temps par la mort. L'abandon dans lequel la nation laisse les ouvriers de son intelligence et de sa gloire est un opprobre pour le pays des lettres.
Mais poursuivons ce coup d'œil sur la formation de la langue et de la littérature de la France.
XI
Ce n'était pas impunément que Voltaire, Rousseau, Buffon, et les disciples éminents de ces différentes écoles et de ces différents styles, répandaient en Europe la connaissance, le goût et la passion même de notre langue; cette littérature et cette langue contenaient l'idée moderne, l'idée française.
On s'est beaucoup récrié sur la signification un peu emphatique et très-ambitieuse de ce mot si souvent et si étrangement interprété depuis en faveur de tous les systèmes d'idées plus ou moins aventurés, plus ou moins solides qui se sont disputé l'esprit humain; on a eu raison. L'idée, considérée dans sa grande acception humaine, n'est ni française, ni anglaise, ni nationale, ni locale; le monde pense et produit partout; chaque nation civilisée et littéraire apporte son contingent à ce qu'on appelle l'idée. Pourquoi l'a-t-on appelée l'idée moderne? Parce qu'elle date de la renaissance de la philosophie et des littératures laïques en Europe à la fin du moyen âge, dont le siècle de Louis XIV fut à la fois l'apogée et la clôture. Pourquoi l'a-t-on appelée l'idée française? Parce que la France, en vertu de son activité impatiente et de son ardeur naturelle, fut la première à en tenter la propagation et l'application dans ses livres et dans ses institutions.
Or, qu'est-ce en effet que l'idée, l'idée moderne, l'idée française? C'est tout simplement la raison humaine développée par le temps, par l'étude, par l'examen, par la lecture, par la science, par l'histoire, par la réflexion, par la liberté de penser; la raison discutée se substituant en toutes choses à l'idée imposée, et ne demandant sa sanction qu'à l'évidence, au lieu de la demander à l'autorité.
On sent ce qu'une pareille révolution dans les esprits portait en elle de révolutions dans les philosophies, dans les civilisations et dans les institutions du globe.
Cette révélation par la raison, cette idée moderne, quoique appelée l'idée française, ne datait ni de Descartes ni de Malebranche, ces philosophes français; elle datait, selon nous, de Bacon, en Angleterre, ce véritable Archimède de la philosophie raisonnée. Bacon, appuyant le levier de son raisonnement sur l'évidence, s'apprêtait à soulever le monde, comme l'autre Archimède, s'il avait trouvé en mécanique le point d'appui que Bacon avait trouvé en raisonnement.
L'Encyclopédie, ce catéchisme universel des connaissances humaines, ce livre progressif par excellence, comme on dit aujourd'hui, fut une grande et belle idée de la littérature française et de l'Académie, pour renouveler la face du monde intellectuel en rectifiant beaucoup de notions fausses sur toutes les matières, et en universalisant les connaissances acquises jusque-là. Malheureusement les ouvriers manquèrent à l'œuvre; il y aurait fallu un atelier de Bacon, de Descartes, de Fénelon, de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu, de Franklin, de tous les hommes de littérature, de philosophie, d'arts, de sciences, de métiers réunis en un seul esprit, dont chaque membre eût été un maître de l'esprit humain. Un siècle ne fournit pas à lui tout seul, encore moins une nation, une telle collection de supériorités; l'esprit de secte s'empara du monument, et le ravala aux proportions d'une œuvre de secte. Diderot, Helvétius et leurs amis infectèrent d'athéisme, déraison suprême, le livre par lequel la raison humaine devait élever par tous les degrés son temple à la souveraine intelligence. Le livre avorta; mais, malgré cet avortement, il contribua par sa popularité en Europe à répandre, avec la littérature française, l'aspiration aux doctrines et aux institutions de raison et de liberté, premières conditions de vérité dans les esprits et dans les choses.