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Cours familier de Littérature - Volume 05

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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

XXVIIe ENTRETIEN.

3e de la troisième Année.

POÉSIE LYRIQUE.

I

L'âme humaine est un grand mystère.

Celui-là seul qui l'a créée pourra l'expliquer.

Les psychologistes, ces espèces de chimistes de l'esprit, s'évertuent en vain à la décomposer, en la divisant en facultés diverses et distinctes. Ils disent: Ceci vient des sens, ceci vient de l'être immatériel. Ils n'arrivent qu'à s'embrouiller dans leurs définitions, à se contredire dans leurs distinctions, à se perdre dans leur analyse; et, comme les chimistes, leurs émules, quand ils veulent retirer de leur creuset les principes de l'âme humaine et dire: La voilà! ils ne tiennent sous leur plume ou sous leurs doigts qu'une pincée de cendre; la substance s'est évaporée, et ils n'entendent, comme l'alchimiste allemand des vieilles ballades, que le ricanement du mystère invisible et impalpable qui éclate dans les ténèbres, autour de leurs têtes, et qui se moque de leur sacrilége curiosité.

Ne faisons pas comme eux; disons franchement le premier et le dernier mot de l'homme: Mystère! Nous ne savons rien des principes constitutifs de l'âme humaine. Elle est ce qu'elle est; nous ne la connaissons que par ses phénomènes. Ils sont assez beaux, assez nombreux, assez merveilleux pour que nous nous abîmions pendant les siècles des siècles dans une ineffable contemplation des facultés de l'âme.

II

Nous avons dit qu'une des plus merveilleuses facultés de l'âme était celle de s'exprimer elle-même par la parole écrite ou parlée, autrement dit par la littérature universelle. Ajoutons ici que l'âme éprouve le besoin ou l'instinct de s'exprimer, selon la nature de ses sensations, tantôt en paroles, tantôt en chant. L'instinct de chanter est aussi naturel à l'âme, et surtout à l'âme émue, que l'instinct de parler. De là la musique, ce chant sans paroles, qui s'écrit en notes intraduisibles dans aucune langue, et qui dit cependant à l'oreille de l'homme plus de choses, et des choses plus douces et plus fortes, qu'aucune parole articulée n'en peut exprimer.

De là aussi la poésie lyrique, dans laquelle l'âme se chante à elle-même ou chante aux autres âmes ce que la simple parole parlée ou écrite lui semble insuffisante à révéler.

III

Ce besoin de chanter, besoin tout à fait irréfléchi, mais impérieux comme un instinct, n'est pas seulement propre aux poëtes; il est sensible dans tous les hommes, dans toutes les femmes, dans tous les enfants, et même dans certaines races d'animaux, comme les oiseaux, ces poëtes de l'air, du chaume ou des bois.

Cet instinct est surtout développé dans tous ces êtres chantants par les circonstances intérieures ou extérieures de leur vie, par l'âge, par les climats, par les saisons. Il est une sorte de surabondance de vie et de sensations qui déborde des sens, et qui a besoin de se répandre en effusions mélodieuses, même quand ces effusions mélodieuses n'ont pas d'autre écho que notre oreille. C'est l'ivresse de l'âme qui ne raisonne plus ses impressions, mais qui crie et qui fait crier ou gémir le cœur et la voix sous le poids de bonheur, d'amour, de tristesse ou d'admiration qui le surcharge.

Chanter, c'est éclater devant l'homme ou devant Dieu. Tout chant est une explosion du cœur ou de l'esprit. Voilà pourquoi il est si doux d'entendre un chant; voilà pourquoi aussi, dans tous les temps et dans tous les lieux, les nations aiment leurs poëtes et leurs musiciens. Le poëte et le musicien sont les voix de ceux qui n'ont pas de voix, mais qui ont des cœurs et qui aiment à retrouver leurs impressions inexprimées dans ces vers ou dans ces notes en consonnance avec leur âme. Les poëtes sont les instruments sacrés sur lesquels les races humaines entendent résonner leurs propres mélodies.

IV

Nous vous l'avons dit tout à l'heure, certaines prédispositions intérieures ou extérieures sont nécessaires à l'âme de l'homme et à l'âme des animaux pour que cet instinct du chant se manifeste en eux dans toute sa force. L'airain lui-même ne résonne que quand il est frappé. L'émotion est le battant de l'âme.

Sortez un beau jour de printemps de l'enceinte fangeuse et enfumée des villes, égarez vos pas dans la campagne, au bord du fleuve, au bord des ruisseaux, au bord de la mer calme, au bord des bois retentissants; un chant sort du calice de chaque fleur sous vos pas, du dôme de chaque arbre dans la forêt, du creux de chaque sillon dans les blés en herbe; l'insecte ivre dans sa coupe de parfum, la caille dans le chaume, le merle dans le buisson, le rossignol sur la branche morte, la cigale elle-même dans la poudre ardente du champ labouré, tout chante devant le soleil. L'astre réchauffe à la fois ces myriades de végétaux bouillants de séve et ces myriades de petits cœurs qu'on entend palpiter dans ces myriades de voix. L'air, la terre, les eaux, les plantes, les êtres animés ne forment qu'un concert dont la note universelle est la joie de vivre. C'est le bruissement de la vie animale ou végétale, vie qui coule, qui écume, qui palpite et qui murmure en coulant avec la séve, avec le sang, avec la sensation, avec la pensée, dans ces torrents animés de la création. On dit que les sphères ont leur harmonie, je le crois bien, puisque le moindre flot de l'air au printemps roule des voix et des chants. Quand le grain de poussière est ivre, comment ces globes lumineux du firmament, qui contiennent plus de vie et qui réfléchissent le Créateur de plus près, conserveraient-ils leur sang-froid et leur silence?

V

Cette ivresse de vie qui monte de la voix de tous les oiseaux et de tous les insectes de l'air, au printemps, réveil de la vie, est communicative. L'homme ne peut entendre ces concerts sans y mêler lui-même sa voix.

Écoutez comme la flûte du berger, assis sur un cap avancé de la mer ou du fleuve, s'efforce d'imiter les modulations tantôt gaies, tantôt languissantes du chant du rossignol ou les gémissements du ramier!

Écoutez comme la jeune fille, en sarclant le blé vert et en emportant sous sa faucille les gerbes de pourpre des pavots où se noie son visage, s'encourage elle-même à l'ouvrage par un chant à demi-voix dont elle n'a pas même la conscience!

Écoutez comme le laboureur, en gouvernant le double manche de sa charrue, distrait ses bœufs et se distrait lui-même par des notes qui se mêlent aux mugissements de son attelage et au bruit criard et monotone de ses roues!

Écoutez comme les pêcheurs ou comme les matelots de la mer, couchés, à l'ombre de la voile, sur le pont de leur barque, prolongent sans y penser, d'une voix lointaine, des accents cadencés de vague en vague qui viennent mourir jusqu'au rivage!

Si vous demandez à chacune de ces voix, pourquoi elle chante, elle ne saurait pas vous répondre. La voix chante de la plénitude du cœur, voilà tout. Quand l'homme est heureux de son loisir et de son travail, il chante; c'est l'enthousiasme du bien-être qui lui donne alors la mélodie et le diapason; c'est Dieu lui-même qui a composé cette musique universelle qui cherche ses notes dans les émotions inarticulées de l'air écrit dans le cœur, et c'est le cœur qui bat la mesure avec ses vives ou lentes palpitations.

VI

Mais ce n'est pas seulement le loisir, le bien-être, le travail, le bonheur qui font chanter l'homme; ce sont toutes les grandes émotions du cœur. Les deux plus habituelles de ces émotions inspiratrices du chant dans l'âme humaine sont l'amour et l'adoration. Toute tendresse est mélodieuse, tout enthousiasme est lyrique; disons plus, il est pieux.

Dans tous les pays l'amant chante sous la fenêtre de sa fiancée; la mère chante près du berceau de son enfant; la nourrice chante en souriant à l'oreille de son nourrisson pour le bercer ou l'endormir; les couples heureux de jeunes hommes et de belles filles, destinés les uns aux autres par leurs parents, chantent en se tenant par le bout des doigts, en revenant le soir des veillées dans l'étable aux lueurs de la lune, sous les orangers de la Sicile ou sous les pins ténébreux de l'Helvétie.

Les temples, pleins de l'ombre de Dieu, sont aussi pleins du chant des hommes; les cantiques sont l'encens des cœurs; ils jaillissent des lèvres dès que l'homme se croit en présence de la Divinité. Il semble que la statue de Memnon, rendue musicale par un rayon de soleil, est la parfaite image du cœur humain, que la présence divine rend plus mélodieuse que le marbre. Le prêtre, ce musicien de nos soupirs, chante à la naissance, au mariage, au sacrifice, à la mort de tous les enfants d'Adam. Joie et larmes deviennent des hymnes dans sa voix. Le plus noble et le plus saint des sentiments de l'homme, la piété, soit qu'elle gémisse, soit qu'elle implore, soit qu'elle contemple, soit qu'elle se plonge dans le sacré délire de l'adoration, s'exhale en hymnes et fait éclater par le chant ses extases.

Enfin le patriotisme, cette noble passion de l'homme pour le sol menacé de ses pères, de son berceau, de sa tombe, de ses enfants; le patriotisme, quand il est poussé jusqu'à l'héroïsme par la terreur de voir ses foyers ravagés, ou par le dévouement des Trois-Cents aux Thermopyles antiques ou aux Thermopyles modernes; le patriotisme chante comme Tyrtée, comme Rouget de Lisle ou comme Béranger dans quelques-unes de ses odes nationales à la veille des combats; et, quand une victoire inespérée a sauvé par l'héroïsme, soit une ville de la sédition et de la subversion civiles, soit des frontières de l'invasion, et, avec les frontières, ses toits, ses foyers, ses compagnes, ses vieillards, ses enfants, ses mères, l'armée victorieuse traduit instinctivement en chant sa joie et son cri de salut. Aucune victoire n'est complète qu'après que le Te Deum, qui pousse l'armée et le peuple au pied des autels du Dieu de la patrie, a porté ses notes triomphales et reconnaissantes jusqu'au ciel!

Les Marseillaises et les Te Deum sont les deux plus éclatants symptômes de cet instinct lyrique de l'âme humaine, qui la porte à chanter quand elle déborde de sensations et quand la parole devient impuissante à évaporer ce qu'elle sent en elle d'enthousiasme, d'énergie ou de félicité. Tout le monde est poëte lyrique en ces moments-là.

Qui ne l'a pas éprouvé quelquefois dans sa vie privée ou dans son existence publique? Quel cœur d'amant ou de citoyen, quel cœur pieux surtout n'a pas eu les explosions de son âme dans sa voix!

Je ne parle pas de nous autres poëtes: la nature impressionnable, et jusqu'à un certain point maladive, de notre fibre, a dû nous arracher plus souvent qu'à d'autres ces enthousiasmes de cœur et d'esprit, ces délires d'amour, de piété ou de patriotisme, qui étoufferaient la poitrine si on ne les criait pas en chants ou en vers. Mais je parle des hommes les plus froids, les plus simples, les plus illettrés: ils ont des heures où ils deviennent à leur insu de grands lyriques. Qu'on me permette d'en citer un exemple dont je fus témoin dans mon enfance, et dont l'impression, quoique puérile, s'est retrouvée toujours dans mon souvenir.

VII

J'avais douze ans; j'habitais le vaste château d'un de mes oncles, l'abbé de Lamartine. Ce château était situé dans la sombre vallée d'Urcy, aux environs de Dijon. Isolé de toute habitation, il ressemblait à une immense abbaye de chartreux, bâtie dans les plus âpres solitudes des forêts. Cette demeure claustrale était de tous côtés entourée et comme étouffée par les grands bois. Les loups et les sangliers traversaient souvent par bandes les pelouses à perte de vue des jardins, pour venir boire dans les étangs et dans les sources, sous les hêtres.

L'édifice, construit et approprié avant la Révolution pour la nombreuse famille de mon grand-père, était trop vaste pour un célibataire. Mon oncle vivait en simple gentilhomme de campagne, dans l'obscurité et dans la liberté de son désert. Un petit ménage de solitaire séquestré du monde aurait été perdu dans ces grandes salles et dans ces immenses parterres. Pour animer ce séjour et pour occuper ses loisirs, cet ermite avait donc pris le parti de faire valoir lui-même ses terres considérables, défrichées çà et là sur les lisières de ses grands bois.

Le château, malgré sa belle architecture italienne et ses traces d'antique élégance, était devenu ainsi une magnifique ferme. Les chevaux de labour, les bœufs d'attelage, les troupeaux de moutons importés d'Espagne remplissaient de mugissements, de bêlements les nombreuses étables. Une trentaine de serviteurs, valets de ferme, charretiers, bouviers, laboureurs, bergers, peuplaient cette demeure. Ils s'asseyaient, le matin, à midi et le soir, à la longue table de noyer bordée de bancs, sous les voûtes enfumées de la vaste cuisine.

Un vieux cuisinier, nommé le père Joseph, et qui était en même temps l'intendant de confiance de mon oncle, gouvernait de son fauteuil, au coin de l'âtre, les servantes et présidait aux repas. Le vieux Joseph, qui m'avait vu naître et qui voyait en moi l'héritier présomptif du château, m'aimait presque comme une nourrice aime son nourrisson. Je passais une partie des jours à côté de lui, à la cuisine, à écouter les vieilles légendes de la famille, qu'il se plaisait lui-même à me raconter.

J'assistais ainsi habituellement au repas des serviteurs de la ferme; je regardais fumer le lard appétissant sur son lit de choux dorés, au milieu de la table, le fromage écumant de crème blanchir sur les longues tranches de pain bis dans la main du laboureur. Le vin, modérément, mais libéralement distribué par rations inégales, selon le travail et l'âge, brillait dans les verres. La conversation, animée par ces petites gouttes de vin à la fin du repas, n'était nullement gênée par ma présence.

VIII

Je connaissais ainsi toute la chronique sentimentale du château et des deux villages voisins d'Urcy et d'Arcey. Je connaissais même les personnages de cette chronique, car, aux époques des sarclages, des moissons, de la tonte des brebis, travaux de ferme, les jeunes filles de ces deux villages venaient résider en masse au château, portant leurs ciseaux et leurs faucilles pour sarcler les blés, couper les orges, lier les gerbes, faner les sainfoins, laver ou tondre les moutons. Le soir, après la journée, mon oncle leur permettait de se réunir, avec les garçons de la ferme, dans une immense salle du rez-de-chaussée, pavée en marbre et décorée de lambris vermoulus. Elles y dansaient des rondes au chant d'une musicienne du village. Je ne manquais jamais de me mêler à ces rondes, et je bondissais de joie naïve et précoce, en tenant par mes deux mains les mains complaisantes des plus jeunes et des plus jolies faneuses du pays.

Parmi ces jeunes filles des champs, il y en avait une, à peine âgée de seize ans, qui faisait déjà l'admiration et l'envie de toute la jeunesse des villages voisins. On l'appelait la Jumelle, parce que sa mère l'avait mise au monde le même jour qu'un frère qui ne la quittait jamais, et qui venait habituellement avec elle faner ou moissonner pour le château.

IX

Je la vois encore en idée, et, toutes les fois que je passe en chemin de fer en vue des sombres croupes des forêts d'Urcy, d'Arcey et du pont de Pany, croupes boisées qui me cachent le toit du château désert, j'ai envie de descendre pour revoir la Jumelle, et pour savoir si elle conserve encore, après tant d'années, quelques traces des charmes véritablement attiques dont cette Chloé des Gaules enchantait mon enfance, mes yeux et presque mon cœur.

Son front était étroit, peu élevé, comme celui que les sculpteurs de Chypre ou de Milo donnent à leurs statues de femmes, parce que la Grèce et l'antiquité savaient bien que la vraie beauté de la femme n'est pas dans l'intelligence de la physionomie, mais dans la tendresse de l'expression du visage; des cheveux d'un blond doré poussaient très-bas sur ce front et l'encadraient dans les boucles à peine ondées de ces cheveux. Leur duvet, plus coloré de teintes cuivrées à leur extrémité que sur les tempes, les faisait reluire comme des rayons de soleil du matin jouant au bord de sa peau. Des yeux rêveurs, une bouche pensive, des dents de lait, petites, rangées dans leurs alvéoles roses comme celles d'un agneau à sa première herbe; un teint que l'ombre perpétuelle des feuilles dans ce pays de forêts conservait aussi blanc, mais moins délavé, que celui d'une enfant des villes; une taille ferme, des bras ronds, des mains effilées, des pieds cambrés et délicats, qui brillaient comme deux pieds de marbre d'une statue quand elle les plongeait nus dans le courant de la source en lavant les toisons dans l'eau courante; un caractère doux, sérieux avant l'âge; des silences, des rougeurs, des timidités qui la faisaient aimer de toutes ses compagnes et respecter de tous ses compagnons de travail dans la maison et dans les champs, telle était la Jumelle. Je n'ai guère retrouvé que dans les îles de l'Archipel grec ou sous les tentes des Arabes de Syrie des réminiscences de cette jeune bergère de nos montagnes.

X

À l'insu de tout le monde et de moi-même, cette Chloé avait son Daphnis.

Ce Daphnis était un jeune toucheur de bœufs du château, que mon oncle avait pris par charité à une pauvre veuve du village d'Arcey, et qui, de berger de chèvres, était devenu avec l'âge toucheur de bœufs. Il avait vingt ans, mais il n'en montrait que seize sur son visage. Le vieux Joseph, les charretiers, les laboureurs, les batteurs en grange, ses compagnons de domesticité à table et aux champs, l'avaient vu grandir sans s'en apercevoir; accoutumés à ne le compter que pour un enfant, on le traitait en Benjamin de cette tribu rurale. Il ne s'asseyait jamais pour prendre ses repas avec les autres sur l'extrémité du banc, mais il mangeait silencieusement, à l'écart, debout, son morceau de lard ou sa tranche de choux sur son morceau de pain bis, et, quand il avait soif, au lieu de boire comme les autres dans un verre, il buvait son eau puisée au seau de la cuisine dans une écuelle de cuivre pendue derrière la porte. On l'appelait par habitude le petit Didier.

C'était cependant un grand et vigoureux garçon, aux cheveux touffus, au duvet naissant sur ses joues roses, aux pieds massifs, aux épaules arquées, au poing solide comme des nœuds de chêne. Mais une certaine naïveté naturelle, qu'il tenait de sa mère et qu'on prenait mal à propos pour de la niaiserie, et de plus une longue habitude de se regarder comme le dernier de la maison partout, lui donnaient une apparence d'infériorité entre tous ses camarades. On était accoutumé à sa complaisance, qui était infatigable.

Chacun en abusait tout en l'aimant. On se servait de lui pour faire ce qu'il y avait de plus rude dans tous les ouvrages. Il ne se rebutait jamais. Toujours le premier levé pour donner le foin aux bœufs, l'avoine aux chevaux, le trèfle aux brebis, on ne le récompensait de tous ces services de surcroît qu'en le raillant sur son obligeance envers tout le monde. Il supportait la raillerie, les surnoms, les quolibets, en penchant sa belle tête enfantine sur sa poitrine et en souriant d'un air un peu confus qui encourageait à le railler davantage. Il était ce que les paysans, dans leur langage expressif, appelaient le souffre-douleurs du château. Sa patience et son silence allaient jusqu'à l'apparence de l'apathie. À force de le voir patient, on se figurait qu'il était impassible.

Il n'en était rien cependant; sa naïveté n'était que l'excès de sa bonne foi. Son idiotisme d'attitude, démenti par la lucidité et par l'intelligence vive et claire de ses yeux, n'était que la bonté de son cœur serviable à tous. Il avait pris l'habitude invétérée de ne jamais répondre à ces railleries; il ne les prenait avec raison que pour des familiarités caressantes.

Didier m'aimait beaucoup, je l'aimais moi-même comme celui qui était le plus rapproché de mon âge parmi les serviteurs de la ferme. Je le suivais souvent pas à pas, pendant des heures entières, pendant qu'il touchait ses quatre bœufs blancs et fauves attelés à la charrue, dans les longues pièces de terre bordées de frênes, le long des avenues du château. Je ramassais les vers de terre coupés par le coutre du soc pour en nourrir mes rossignols en cage. Il me découvrait les nids d'où il avait vu s'envoler les mères sur les buissons du champ; souvent il me remettait pour un moment sa longue gaule de noisetier, armée à l'extrémité d'un aiguillon, et je touchais à sa place les flancs fumeux de l'attelage, en appelant chacun de ses bœufs par leur nom, et en imitant, autant qu'il m'était possible, la voix criarde et traînante du bouvier qui gouverne la charrue.

XI

Le petit Didier n'avait pu voir impunément, depuis son enfance, la Jumelle grandir et embellir à côté de lui; il l'aimait sans savoir ce que c'était qu'aimer. Pauvre enfant d'une veuve presque mendiante, recueilli par charité dans le château, il se considérait comme si subalterne, en naissance, en rang, en esprit, à tout le monde dans la ferme et à tous les jeunes garçons des deux villages voisins, qu'il aurait regardé comme un sacrilége de penser seulement à courtiser honnêtement cette belle jeune fille, objet de tous les regards et de toutes les ambitions de ses camarades. Aussi ne levait-il jamais les yeux jusqu'à elle, et, le seul symptôme auquel on pût soupçonner son amour, c'était la rougeur de son visage ordinairement pâle et le tremblement de sa forte main en lui présentant, comme aux autres faneuses, l'écuelle de cuivre pleine d'eau de la source où elle buvait debout quand on se levait de table après le repas de midi.

À la danse des veillées, dans le grand vestibule, le petit Didier n'osait pas même se mêler aux rondes ou prendre la main de la Jumelle. Au contraire, toutes les fois que la Jumelle entrait dans la danse, et qu'un danseur, l'élevant de terre dans ses deux bras, comme c'est l'habitude à la fin de l'air, poussait un de ces grands cris de triomphe et de joie qui sont l'évohé rustique de ces fêtes de village, Didier baissait les yeux; il trouvait un prétexte pour s'éloigner, comme s'il avait entendu une voix qui l'appelait au jardin ou à l'étable.

Excepté le vieux cuisinier Joseph et la Jumelle, personne dans la maison ne se doutait de ce sentiment contenu du petit Didier. Ses camarades auraient répondu par un éclat de rire à toute allusion à un amour si disproportionné. On était si accoutumé à ne le compter pour rien, et à confondre sa puérilité silencieuse avec une espèce d'idiotisme, qu'on ne se demandait même pas s'il avait un cœur.

Mais la Jumelle s'en était aperçue depuis longtemps à elle toute seule; sans se rendre compte de ses sentiments, elle prenait sa voix la plus douce en lui parlant; elle recevait, à table, à la maison ou dans les champs, tous les petits services qu'il lui rendait instinctivement, avec une familiarité confiante et avec une sorte de plaisir muet qui contrastait avec les exigences et les railleries des autres jeunes filles. Si rien n'indiquait qu'elle l'acceptât pour son prétendant, tout indiquait qu'elle l'acceptait pour son serviteur. C'est le nom dont les paysannes de mon pays désignent ces aspirants timides à leur amour, qui veulent, comme Jacob, mériter beaucoup avant de demander quelque chose.

XII

Cependant la merveilleuse beauté de la Jumelle, célèbre déjà dans tous les villages voisins, attirait à son père de nombreuses demandes en mariage; mais, chaque fois que son père lui parlait de ces propositions, faites pour flatter sa vanité, elle répondait qu'elle était trop jeune, qu'elle y penserait à la moisson, aux foins ou à la Noël de l'année suivante. Les soupirs des plus beaux et des plus riches garçons du voisinage n'étaient pas mieux accueillis. Elle aimait, sans oser l'avouer, celui qu'on la soupçonnait le moins de regarder avec prédilection parmi tous les autres. Didier ne flattait pas sa vanité, mais il avait touché son cœur.

Sans se parler jamais, la Jumelle et Didier finirent par comprendre qu'il y avait entre eux deux un secret, qu'aucun des deux n'osait tout à fait ni révéler ni comprendre. Ces espèces de limbes de l'amour mutuel, mais inexprimé, sont très-fréquents dans les âmes timides et simples des villageois. L'œil plus perçant et plus exercé d'une jeune couturière nommée Nicette, qui travaillait habituellement au château, finit par tout entrevoir; elle parla à la Jumelle des attentions du petit Didier; elle parla au petit Didier des préférences de la Jumelle; elle finit ainsi par en savoir assez sur l'état de ces deux cœurs pour que le toucheur de bœufs crût pouvoir s'enhardir jusqu'à la pensée de faire parler de mariage au père de la jeune fille.

XIII

Le père parla de cette ouverture à sa fille en riant, comme d'un badinage qui ne méritait pas même réflexion, et auquel les garçons et les filles du château avaient sans doute encouragé le pauvre enfant pour se moquer de la candeur du fils de la veuve; mais la Jumelle, au lieu de rire avec son père, avait rougi sans rien répondre; elle s'était retirée seule dans la grange où sa mère la surprit, pleurant sans savoir de quoi.

Le père parut avoir changé d'idée. Dans la soirée il dit, en secouant la tête, comme un homme qui se ravise, qu'au fond le petit Didier, quoique un peu trop bon garçon, avait toute son estime comme excellent ouvrier; qu'il faisait au besoin l'ouvrage de tout le monde; qu'il était trop grand pour rester à jamais toucheur; que la Jumelle ne pouvait épouser un enfant qui piquait encore les bœufs au labour comme une fille, mais que, si sa condition se relevait un peu au château avec ses gages, et que, si par exemple on le faisait garçon de charrue en titre avec cent vingt francs par an, deux paires de sabots, une paire de souliers et six chemises de toile de chanvre, on pourrait penser à sa proposition, l'autoriser à courtiser la Jumelle, et que, toute belle et toute recherchée qu'elle était, sa fille pourrait rencontrer pis que le fils de la veuve.

La Jumelle, à ces mots, se leva de table en s'essuyant les yeux avec un coin de son tablier. Elle s'en alla, comme le matin, pleurer seule dans la grange; mais cette fois c'étaient des larmes de joie.

XIV

Le lendemain, la couturière Nicette apprit tous ces détails par la Jumelle; elle m'en parla. J'en parlai à mon oncle: c'était l'esprit le plus accommodant et le cœur le plus facile à émouvoir qu'il y eût sous une poitrine d'homme. «Eh bien!» me dit-il en souriant, «nous allons faire deux heureux et bien des envieux. Va dire à Didier qu'il remette son aiguillon à son petit frère, que je lui donne une charrue à conduire, cent vingt francs de gage, quatre paires de sabots, une paire de souliers, six chemises de toile, et que de plus je me charge de faire la noce au château, et que tu y danseras tant que tu voudras avec la Jumelle.»

Tout fut fait avec la promptitude et l'entrain que cet excellent homme, toujours pressé du bonheur d'autrui, mettait à une bonne action. Didier remit l'aiguillon en donnant gravement à son petit frère tous les préceptes et toutes les traditions du métier, avec de tendres instructions sur les caractères divers de ses quatre bœufs: comme quoi celui-ci regimbait si on le piquait à l'épaule; comme quoi celui-là était plus sensible à la voix qu'à l'aiguillon; comme quoi le roux avait besoin d'entendre toujours chanter ou siffler autour de lui pour reprendre cœur à l'ouvrage; comme quoi le blanc était si apprivoisé et si doux qu'on pouvait s'accouder en sûreté, pour se reposer, sur son joug, entre ses deux cornes, sans qu'il secouât seulement la tête pour chasser les mouches, tant il avait peur de blesser un enfant! Puis il se hâta d'atteler les quatre taureaux à une charrue neuve, et il laboura tout le jour une longue pièce de terre, derrière les jardins, d'où l'on apercevait, sur la colline opposée, à travers les bois, le village d'Ancey et la fumée du toit de la maison de la Jumelle. Tantôt il regardait le soleil, trop lent à baisser pour lui ce jour-là, tantôt la maison de pierres grises qui renfermait sa destinée.

XV

À la fin de la journée, après avoir dételé, jeté le trèfle dans le râtelier, chaussé ses souliers et passé sa veste, il ne parut point à la cuisine pour recevoir, comme à l'ordinaire, son écuelle des mains du vieux Joseph. Il se glissa inaperçu dans le creux du ravin qui descend du château dans l'étroite vallée d'Arcey; il gravit, non s'en s'arrêter bien des fois, de peur et d'angoisse, la colline escarpée au sommet de laquelle est bâtie la petite et noire église du village, et il entra tout en sueur, en poussant de la main la claire-voie, dans la maison de la Jumelle. Elle l'avait bien vu venir de loin par le sentier des chèvres, mais elle n'avait rien osé dire, et elle s'était en allée dans le verger, derrière la maison, pour le laisser seul avec son père.

Ce qui se dit dans cette entrevue entre le petit Didier et le père de sa future on ne peut que le deviner; mais tout se passa sans doute de bon accord et de bonne grâce, car la nuit était déjà tombée toute noire sur la montagne et sur la vallée que le père et le prétendu, le visage ouvert par la confiance et par la bonne amitié, étaient encore assis chacun sur un coin du banc, la table entre eux deux et la nappe mise devant une bouteille de vin, un morceau de pain et un fromage blanc, pendant que la Jumelle, rappelée du verger, debout et modeste derrière son père, était invitée par lui et résistait longtemps à boire un doigt de vin dans le verre de son fiancé.

XVI

Cette soirée fut sans doute la plus belle et peut-être la seule belle de la vie du pauvre Didier jusqu'à ce jour. Son cœur s'ouvrit pour donner et pour recevoir toutes les promesses d'une innocente félicité. Au lever de la lune, il sortit de la maison pour revenir au château; la Jumelle, avec la permission de son père, l'accompagna jusqu'à la croix de pierre qui marque la place où finit le village et où commencent les bois. Il n'osa ni l'embrasser ni la regarder; il sentait qu'il l'emportait dans sa poitrine. Il s'éloigna, les yeux baissés, en retenant son souffle et sa voix, tant qu'il fut à portée d'être entendu du village. Mais quand il eut descendu les rampes de rocailles qui descendent du plateau d'Arcey dans la noire vallée du pont de Pany, et quand il commença à remonter le ravin plus étroit, plus rapide et plus sombre qui mène par les bois au château, alors son cœur trop plein ne put se contenir davantage, et il éclata, comme une détonation de l'âme trop chargée, dans le silence, dans le désert et dans la nuit.

XVII

Cette explosion de son âme ignorante et simple donna à sa voix, ordinairement faible et douce, un volume de son et une énergie de vibration qui faisaient frémir les feuilles des arbres comme un souffle de tempête, tempête de sentiments et de joie dans un cœur d'adolescent, qui se communiquait par l'écho des rochers de la vallée à la nature inanimée, et qui semblait vouloir porter jusqu'à la cime des montagnes et jusqu'aux astres du firmament la nouvelle, le retentissement, l'enthousiasme de son bonheur.

Un hasard me rendit témoin de cette scène nocturne du délire lyrique d'un pauvre toucheur de bœufs.

Au souper des laboureurs et des moissonneurs, le soir, après l'ouvrage, on s'était aperçu au château de l'absence du petit Didier. Les rumeurs de la matinée dans les champs et les indiscrétions de la couturière avec les jeunes filles en avaient divulgué le motif. Tout le monde, à l'exception des rivaux un peu jaloux, se récriait sur le bonheur du toucheur de bœufs. On en plaisantait à la table rustique; on ne pouvait comprendre que la plus belle jeune fille de tout le pays, qui avait le choix entre les prétendants de tous les villages, eût choisi pour son fiancé un pauvre adolescent qu'on se figurait encore enfant à cause de la candeur de son esprit et de la docilité de son caractère. Ses camarades l'appelaient l'innocent, mot qui confine chez eux avec l'idiotisme. On se promettait de rire du fiancé à son retour, et, comme la nuit était tiède, la lune éblouissante dans le ciel, on voulut devancer ce retour de Didier en allant en masse, filles et garçons, au-devant de lui par le sentier d'Arcey, les uns pour le féliciter, les autres pour le railler, ceux-ci pour jouir de son bonheur, celles-là pour lui faire un de ces enfantillages par lesquels on éprouve, dans les campagnes, la crédulité ou le courage des jeunes gens.

Je partis avec la bande joyeuse, suivi du vieux Joseph, qui voulait jouir aussi de la surprise ménagée maladroitement au pauvre Didier.

XVIII

La gorge, profondément encaissée entre les rochers, est encore rétrécie par l'ombre des grands chênes qui descend du château dans la vallée d'Arcey. Elle est interrompue au milieu par un rocher taillé à pic qui la ferme complétement dans toute sa largeur. Cette roche, semblable à un degré d'escalier colossal de trente coudées de hauteur, a été polie et rendue glissante comme le marbre, sans doute par la chute de quelques cascades que la terre a bues depuis plusieurs siècles. Pour la rendre un peu moins inaccessible aux bergers et aux journaliers qui veulent abréger le chemin d'Arcey au château, mon grand-père y avait fait complaisamment creuser au ciseau, par le tailleur de pierre, cinq ou six entailles en corniches, de la largeur d'une demi-main, pour que les paysans qui veulent la descendre ou la gravir pussent s'y cramponner avec les doigts ou y appuyer l'orteil sans crainte d'accident. Des buissons, touffus de genévriers, surmontés et assombris par d'énormes hêtres, couronnent le sommet de la roche du côté du château.

Les garçons et les filles de la ferme étaient dérobés aux rayons de la lune par l'épaisseur obscure de ce fouillis. Le vieux Joseph et moi nous étions assis avec eux, attendant en silence le fiancé.

XIX

Aux premiers échos de la voix de Didier qui remplissait le fond de la vallée d'un tonnerre roulant de joie, tout le monde se leva pour l'apercevoir de plus loin dans le sentier au clair de la lune. Il marchait d'un pas tantôt lent, tantôt précipité, comme si ses pas avaient involontairement suivi les rhythmes tantôt suspendus, tantôt accélérés des mouvements du sang dans son cœur. Les cailloux bruissaient en roulant sous ses souliers ferrés; il tenait à la main, par suite de sa vieille habitude, la longue gaule de noisetier écorcé, armée de l'aiguillon de ses bœufs; il en frappait par intervalles, à coups répétés, les buissons du sentier et les branches pendantes des rameaux des bois sur la route, comme s'il eût porté un défi à toute la nature. Il brandissait par moment son autre poing contre les troncs de chênes blanchis par la lune sur la lisière de la forêt. Il suspendait alors son chant pendant quelques respirations, puis il le reprenait avec une force nouvelle, à mesure qu'il approchait du fond de la vallée et de la clairière de gazon et de rocaille où la gorge du château commence à monter vers la roche. Sa voix plus accentuée et plus rapprochée nous permettait de saisir à l'oreille ses paroles confuses et désordonnées. Ces paroles étaient à son insu une ode ou un dithyrambe. J'en fus tellement frappé, et elles se gravèrent tellement dans la mémoire des gens du château, par suite de l'émotion de la scène qui les suspendit, que je me les rappelle en ce moment aussi nettement qu'au moment où elles résonnaient du creux de la vallée dans mes oreilles d'enfant.

XX

«Place au petit Didier!» chantait-il sur un rhythme lent et sur un air pastoral du pays dont je voudrais pouvoir écrire ici les notes tantôt traînantes comme la charrue, tantôt fougueuses comme le galop des poulains dans les prés, tantôt liquides et ruisselantes du gosier comme les refrains inarticulés des tyroliennes. «Place au petit Didier!» disait-il aux chemins, aux arbres, aux rochers surplombant sur sa tête:

«C'est moi qui suis le fiancé, le fiancé de la Jumelle! Place à moi! place à moi! place à moi!

«Le père m'a pris par la main!

«La mère a étendu la nappe!

«La fille a rougi!

«Elle a rougi de bonne grâce, comme le vin dans le verre!

«Elle s'est en allée, en allée au verger, derrière le gros poirier!

«Le père m'a versé à boire!

«Il m'a versé à boire!

«Il m'a dit:—Parle, je t'écoute!

«Et je n'ai rien dit, rien dit pendant la première bouteille.

—«Femme, apportes-en une seconde!

«Et je n'ai rien dit encore!

«Mais à la troisième il m'a dit:

—«Je te comprends; tu auras ma fille.

«Et mon verre m'est tombé des doigts!

«Et des gouttes de mes yeux ont mouillé mon pain!

—«Est-ce bien vrai? que j'ai dit.

—«Mère, va chercher la Jumelle derrière le poirier, et qu'elle le dise elle-même!

«Et elle est venue, et elle m'a dit:—Je te veux bien.

«Et nous avons bu dans le même verre!

«Et nous serons fiancés samedi qui vient!

«Place à moi! place à moi!

«Rochers, buissons, cailloux, branches qui me barrez le chemin, me reconnaissez-vous? Je suis le petit Didier.

«Je suis le toucheur de bœufs!

«Je suis le garçon de charrue!

«Je suis le roi! je suis le roi! je suis le roi des hommes!»

Et, en battant les buissons avec le manche de son aiguillon qui réveillait les oiseaux sous les feuilles:

«Merles,» continua-t-il, «envolez-vous!

«Envolez-vous, merles!

«Allez dire aux nids des bois d'Arcey que vous m'avez vu!

«Que vous avez vu le petit Didier, qui chante à présent mieux que vous!

«Rossignols, rossignols, mes amis, dont la femelle est dans le nid comme la Jumelle est là-haut qui m'écoute, allez le dire à vos petits!

«Vous n'êtes pas plus joyeux que moi!

«Vous ne savez pas de plus douces chansons!

«J'étais muet, j'étais muet comme vous en hiver; le vin et l'amour m'ont fait chanter!

«Chanter comme vous. Écoutez-moi! écoutez-moi, et taisez-vous!

«Silence! ruisseaux qui me coupez la parole en tombant de l'écluse!

«Silence! roue du moulin qui fais trop de bruit dans la nuit!

«On ne doit entendre que moi aujourd'hui depuis le clocher d'Arcey jusqu'à la roche de Sombernon!

«Lune, regarde-moi et va le dire aux étoiles!

«Tu as vu le fiancé de la Jumelle! C'est moi! c'est moi!

«Allons! mes bœufs, mes amis, allez-vous aussi me reconnaître?

«Je jetterai le trèfle à pleines brassées dans la mangeoire!

«J'y jetterai le sel à pleine poignée!

«Il faut que tout le monde soit content aujourd'hui!

«Demain je tiendrai le manche de la charrue ferme dans le sillon!

«Nous labourerons droit! mes amis, droit et profond! au lever du soleil, et les alouettes partiront joyeuses sous vos pieds!

«Partez! alouettes; partez en chantant! Montez dans le ciel bleu! Vous n'y monterez pas plus haut que mon cœur qui chante avec vous!

«Je suis le fiancé! je suis le fiancé de la Jumelle! Place à moi!»

XXI

Tout le monde se taisait sous l'ombre des branches qui faisait une double nuit au-dessus de la roche coupée. «Est-ce bien lui? est-ce bien possible, se disaient tout bas les garçons en retenant leur rire, que ce pauvre Didier, qui n'a jamais dit un mot plus haut que l'autre, chante aujourd'hui comme un ménétrier qui s'en retourne de la fête?—Et qu'il parle aux merles, à la lune, aux étoiles, aux bœufs et aux alouettes?» ajoutaient les filles.

Mais ce Te Deum de l'amour continuait et se renforçait toujours en se rapprochant. Dans les intervalles on entendait le bruit des souliers à clous du toucheur de bœufs sur la rocaille, les coups de la gaule de noisetier sur les buissons, et la forte respiration d'un homme qui gravit une pente.

Bientôt le petit Didier, parvenu au pied de la roche qui lui barrait le sentier, ôta ses souliers, accrocha ses doigts aux interstices du rocher, fixa son orteil sur les petites corniches en saillie découpées par le tailleur de pierre pour faciliter l'ascension aux bergers, et se hissa presque au niveau du dernier échelon de pierre où nous étions cachés pour le surprendre.

À ce moment les garçons et les filles, se levant tous à la fois de leur cachette, jetèrent un de ces grands cris qu'on appelle dans le pays chuffer, cris que poussent de temps en temps, pour s'égayer, les bûcherons dans la forêt, les vendangeurs dans les vignes, les faucheurs dans les prés, les moissonneurs à la fin du champ de blé!

XXII

Le petit Didier, surpris et effrayé de cette clameur inattendue dans la solitude et dans la nuit, et des éclats de rire qui suivirent cette exclamation, s'arrêta suspendu sur le flanc de la roche, les deux mains crispées sur des touffes de bruyère qui portaient le poids de son corps. Les garçons et les filles se montrèrent alors, et, s'avançant en ricanant vers lui: «Pauvre innocent, lui criait-on de toutes parts, tu ne vois donc pas qu'on se moque de toi depuis ce matin? Toi! le fiancée de la plus belle fille du pays? Est-ce que tu rêves? Est-ce que tu n'as pas vu que le père t'a fait boire pour rire ses trois bouteilles de vin qui te font chanter, et que la fille, d'accord avec nous pour t'attraper, t'a fait croire qu'elle se fiancerait avec un toucheur de bœufs, elle qui a refusé des fils de meunier et des fils de propriétaire? Allons! mon pauvre Didier, rentre dans ton bon sens et ravale ta joie et ta chanson; tu ne seras jamais que le jouet de tout le monde et de la Jumelle.»

À ces mots, qui jetèrent tout à coup le froid de la moquerie sur le feu de l'enthousiasme, le petit Didier, concevant un humble doute, sentit son cœur lui manquer dans la poitrine. Ses doigts, ouverts comme par une main de force, se détachèrent des deux touffes de bruyère qui le soutenaient sur l'abîme; son orteil détendu glissa sur l'étroite corniche qu'il avait saisie comme point d'appui pour enjamber le sommet du précipice; il glissa le long du rocher et roula évanoui et sanglant le front sur les pierres, sans pousser un cri.

XXIII

Effrayés de l'imprudence qu'ils avaient commise, les garçons et les filles se précipitèrent par tous les sentiers au bas de la roche à son secours. On le crut mort; les cris d'effroi et de douleur retentirent jusqu'au village d'Arcey.

La Jumelle, assise sur le banc de sa porte, écoutait d'en haut le chant de son fiancé; elle entendit sa chute et les cris d'effroi; elle accourut les pieds nus et tout saignants, sa coiffe restée aux branches du chemin, ses cheveux épars, les bras tendus. Jamais je ne vis rien de si pathétiquement beau que cette Niobé de chaumière sur le corps de son fiancé, au clair de la lune. Sa voix, ses larmes, qui tombaient sur le front de son amant, le rappelèrent à la vie.

La première parole du toucheur de bœufs fut le nom de la Jumelle. «Ce n'est pas la chute» dit-il, «qui m'a fait mourir, c'est l'idée que tout mon contentement n'était qu'un songe.»

Pour bien le convaincre que le consentement du père et celui de la fiancée étaient sérieux, la Jumelle et son père le ramenèrent, en le soutenant du bras, coucher dans leur grange.

Quelques jours après on célébra à Arcey et au château les fiançailles du petit Didier et de la jolie paysanne.

Voilà la première ode que j'entendis; voilà comment je compris que le besoin de chanter, quand l'âme est émue jusqu'à l'enthousiasme par la joie, est un instinct inné de l'homme chez le paysan comme chez le lettré. Le chant n'est pas moins naturel, instinctif et forcé, pour ainsi dire, dans l'homme, quand l'âme est émue jusqu'à la stupeur de ses facultés par une poignante douleur. J'en fis l'expérience sur moi-même bien des années après l'aventure lyrique du petit bouvier.

XXIV

Je venais de perdre ma mère. Ce fut la plus grande douleur de ma vie; je me croyais à peine la force de survivre. Absent de la maison paternelle à l'époque de l'accident qui abrégea ses jours, je revins en hâte auprès de son cercueil pour ensevelir ses chères dépouilles dans le cimetière de campagne du village que nous habitions dans notre enfance, et dont elle préférait le séjour de paix à tous les lieux de la terre. J'avais suivi à pied le cercueil porté à bras, par quatre paysans de nos amis, à travers les sentiers escarpés d'une chaîne de montagnes, creusés dans un océan de neige. La prostration de l'âme m'empêchait de sentir la fatigue et le froid d'un âpre hiver pendant ce lugubre convoi.

À midi, quand j'eus accompli ce funèbre devoir, et déposé avec le cercueil, la meilleure partie de ma vie dans le caveau de la chapelle de famille, entre l'église rustique et le jardin du château de Saint-Point, je rentrai dans cette maison vide pendant l'hiver, et mille fois plus vide depuis que celle qui l'animait de son sourire dormait les premiers jours de son éternel sommeil.

Pendant que les porteurs, avec lesquels je devais retourner le soir par les mêmes sentiers de la montagne, se reposaient et se réchauffaient à table, au feu de la cuisine, je m'enfermai seul dans une petite cellule voûtée qui servait autrefois d'archives au château. Cette cellule est située au dernier étage d'une tour d'où le regard domine le cimetière du village, l'église et le clocher. Brisé de lassitude et de désespoir, je me couchai sur le tapis poudreux qui recouvrait les dalles, comme le chien qui se couche sur la fosse de son maître.

Étendu ventre à terre sur le carreau, je soutenais ma tête sur mes deux mains accoudées du côté de la fenêtre. Je pouvais voir ainsi tomber à flocons la neige qui recouvrait déjà le toit de la tombe et le cèdre pyramidal qui sert de cyprès à ce tombeau du Nord. Je voyais ainsi, à travers les ogives du clocher, le branle alternatif de la cloche. Cette cloche présentait sa large gueule et sa lourde langue aux ouvertures du clocher comme pour jeter son cri de douleur aux nuages et se retirer d'horreur, après avoir crié, dans l'ombre des voûtes. Ses lentes vibrations se répercutaient si mécaniquement sur le tympan de ma tête brisée de douleur et d'insomnie que mes pensées suivaient involontairement le branle de l'airain, et qu'elles prenaient insensiblement pour gémir et pour pleurer le rhythme de cette sonnerie des morts. Aussi, après quelques volées, toute ma douleur chantait en moi, en me déchirant les sens et le cœur; mais ce désespoir chantait véritablement, sur les deux ou trois notes de la cloche, l'hymne de deuil et de tendresse à ma mère absente à jamais de mes yeux.

Comme dit Dante, le divin poëte du surnaturel, semblable en cela à celui qui parle et qui sanglote à la fois, mes sanglots prenaient le rhythme de ce glas funèbre, et je chantai ainsi en moi une ode de larmes à la mémoire de cette mère chérie et perdue, ode que je ne retrouverai jamais dans mes souvenirs, et que, si je l'y retrouvais, je n'écrirais pas, car l'extrême douleur a son mystère de pudeur comme l'extrême amour. Ce qu'il y a de plus divin en nous ne s'exprime jamais, car les langues sont des moyennes, selon l'expression des géomètres, et les moyennes ne s'élèvent jamais aux excès des sensations et aux énergies ineffables du cœur humain. Du berceau et de la mamelle jusqu'au dernier soupir dans lequel une mère lègue son âme à ses enfants et jusqu'aux bénédictions qu'elle va répandre du ciel sur eux, ce gémissement, cette ode, ruisselante de plus de larmes que de notes, contenait tout ce qui réchauffe, tout ce qui console, tout ce qui bénit le fils de l'homme sur la terre, le plein et le vide de la vie!

Je ne sentais pas que je chantais ainsi au branle de la cloche, et, quand elle se tut, je me relevai de terre indigné contre moi-même d'avoir chanté.

XXV

Mais ce n'était pas la volonté qui avait chanté en moi, c'était l'instinct. Les grandes émotions, même celle de la mort, sont lyriques. J'ai vu expirer un jeune homme et une jeune femme en chantant. Leurs âmes s'envolèrent dans deux strophes dont la cadence musicale faisait un horrible contraste avec la mort. Ils se pleuraient eux-mêmes en harmonieux gémissements, et leurs oreilles semblaient jouir de leurs propres lamentations.

XXVI

Quant au patriotisme, on sait, par l'expérience de Tyrtée et de tous les poëtes, ces musiciens nationaux, combien la mort même pour la patrie inspire le chant. Nous n'avons qu'à citer pour la France cette explosion merveilleuse de la Marseillaise, dont nous avons connu l'auteur et dont nous avons fait le récit dans une de nos histoires: c'est la poésie du sol, le lyrisme de la patrie, le chant des trois cents Spartiates dont un écho s'est retrouvé en France dans les montagnes du Jura en 1792.

Voici ce récit.

Tout se préparait dans les départements pour envoyer à Paris les vingt mille hommes décrétés par l'Assemblée. Les Marseillais, appelés par Barbaroux sur les instances de madame Roland, s'approchaient de la capitale. C'était le feu des âmes du Midi venant raviver à Paris le foyer révolutionnaire, trop languissant au gré des girondins. Ce corps de douze ou quinze cents hommes était composé de Génois, de Liguriens, de Corses, de Piémontais expatriés et recrutés pour un coup de main décisif sur toutes les rives de la Méditerranée, la plupart matelots ou soldats aguerris au feu, quelques-uns scélérats aguerris au crime. Ils étaient commandés par des jeunes gens de Marseille, amis de Barbaroux et d'Isnard. Fanatisés par le soleil et par l'éloquence des clubs provençaux, ils s'avançaient aux applaudissements des populations du centre de la France, reçus, fêtés, enivrés d'enthousiasme et de vin dans des banquets patriotiques qui se succédaient sur leur passage. Le prétexte de leur marche était de fraterniser, à la prochaine fédération du 14 juillet, avec les autres fédérés du royaume. Le motif secret était d'intimider la garde nationale de Paris, de retremper l'énergie des faubourgs, et d'être l'avant-garde de ce camp de vingt mille hommes que les girondins avaient fait voter à l'Assemblée pour dominer à la fois les feuillants, les jacobins, le roi et l'Assemblée elle-même, avec une armée des départements toute composée de leurs créatures.

La mer du peuple bouillonnait à leur approche. Les gardes nationales, les fédérés, les sociétés populaires, les enfants, les femmes, toute cette partie des populations qui vit des émotions de la rue et qui court à tous les spectacles publics, volaient à la rencontre des Marseillais. Leurs figures hâlées, leurs physionomies martiales, leurs yeux de feu, leurs uniformes couverts de poussière des routes, leur coiffure phrygienne, leurs armes bizarres, les canons qu'ils traînaient à leur suite, les branches de verdure dont ils ombrageaient leurs bonnets rouges, leurs langages étrangers mêlés de jurements et accentués de gestes féroces, tout cela frappait vivement l'imagination de la multitude. L'idée révolutionnaire semblait s'être faite homme et marcher, sous la figure de cette horde, à l'assaut des derniers débris de la royauté. Ils entraient dans les villes et dans les villages sous des arcs de triomphe. Ils chantaient en marchant des strophes terribles. Ces couplets, alternés par le bruit réguliers de leurs pas sur les routes et par le son des tambours, ressemblaient aux chœurs de la patrie et de la guerre, répondant, à intervalles égaux, au cliquetis des armes et aux instruments de mort dans une marche aux combats.

On y entendait le pas cadencé de milliers d'hommes marchant ensemble à la défense des frontières sur le sol retentissant de la patrie, la voix plaintive des femmes, les vagissements des enfants, les hennissements des chevaux, le sifflement des flammes de l'incendie dévorant les palais et les chaumières; puis les coups sourds de la vengeance frappant et refrappant avec la hache, et immolant les ennemis du peuple et les profanateurs du sol. Les notes de cet air ruisselaient comme un drapeau trempé de sang encore chaud sur un champ de bataille. Elles faisaient frémir, mais le frémissement qui courait avec ses vibrations sur le cœur était intrépide. Elles donnaient l'élan, elles doublaient les forces, elles voilaient la mort. C'était l'eau de feu de la Révolution qui distillait dans les sens et dans l'âme du peuple l'ivresse du combat.

Tous les peuples entendent à de certains moments jaillir ainsi leur âme nationale dans des accents que personne n'a écrits et que tout le monde chante. Tous les sens veulent porter leur tribut au patriotisme et s'encourager mutuellement. Le pied marche, le geste anime la voix, la voix enivre l'oreille, l'oreille remue le cœur. L'homme tout entier se monte comme un instrument d'enthousiasme. L'art devient saint, la danse héroïque, la musique martiale, la poésie populaire. L'hymne qui s'élance à ce moment de toutes les bouches ne périt plus. Semblable à ces drapeaux sacrés suspendus aux voûtes des temples et qu'on n'en sort qu'à certains jours, on garde le chant national comme une arme extrême pour les grandes nécessités de la patrie. Le nôtre reçut des circonstances où il jaillit un caractère particulier qui le rend à la fois plus solennel et plus sinistre: la gloire et le crime, la victoire et la mort semblent entrelacés dans ses refrains. Il fut le chant du patriotisme, mais il fut aussi l'imprécation de la fureur; il conduisit nos soldats à la frontière, mais il accompagna nos victimes à l'échafaud. Le même fer défend le cœur du pays dans la main du soldat et égorge les victimes dans la main du bourreau.

XXVII

La Marseillaise conserve un retentissement de chant de gloire et de cri de mort; glorieuse comme l'un, funèbre comme l'autre, elle rassure la patrie et fait pâlir les citoyens. Voici son origine.

Il y avait alors un jeune officier du génie en garnison à Strasbourg. Son nom était Rouget de Lisle. Il était né à Lons-le-Saulnier, dans ce Jura, pays de rêverie et d'énergie, comme le sont toujours les montagnes. Ce jeune homme aimait la guerre comme soldat, la Révolution comme penseur; il charmait par les vers et par la musique les lentes impatiences de la garnison. Recherché pour son double talent de musicien et de poëte, il fréquentait familièrement la maison du baron de Dietrich, noble Alsacien du parti constitutionnel, ami de Lafayette et maire de Strasbourg. La femme du baron de Dietrich et ses jeunes amies partageaient l'enthousiasme du patriotisme et de la Révolution, qui palpitait surtout aux frontières, comme les crispations du corps sont plus sensibles aux extrémités. Elles aimaient le jeune officier; elles inspiraient son cœur, sa poésie, sa musique; elles exécutaient les premières ses pensées à peine écloses, confidentes des balbutiements de son génie.

C'était dans l'hiver de 1792. La disette régnait à Strasbourg. La maison de Dietrich, opulente au commencement de la Révolution, mais épuisée de sacrifices nécessités par les calamités du temps, s'était appauvrie. Sa table frugale était hospitalière pour Rouget de Lisle. Le jeune officier s'y asseyait le soir et le matin comme un fils ou un frère de la famille. Un jour qu'il n'y avait eu que du pain de munition et quelques tranches de jambon fumé sur la table, Dietrich regarda de Lisle avec une sérénité triste et lui dit: «L'abondance manque à nos festins, mais qu'importe si l'enthousiasme ne manque pas à nos fêtes civiques et le courage aux cœurs de nos soldats? J'ai encore une dernière bouteille de vin du Rhin dans mon cellier; qu'on l'apporte!» dit-il, «et buvons-la à la liberté et à la patrie! Strasbourg doit avoir bientôt une cérémonie patriotique; il faut que de Lisle puise dans ces dernières gouttes un de ces hymnes qui portent dans l'âme du peuple l'ivresse d'où il a jailli.» Les jeunes femmes applaudirent, apportèrent le vin, remplirent les verres de Dietrich et du jeune officier jusqu'à ce que la liqueur fut épuisée. Il était tard. La nuit était froide. De Lisle était rêveur; son cœur était ému, sa tête échauffée. Le froid le saisit; il rentra chancelant dans sa chambre solitaire, chercha lentement l'inspiration, tantôt dans les palpitations de son âme de citoyen, tantôt sur le clavier de son instrument d'artiste, composant tantôt l'air avant les paroles, tantôt les paroles avant l'air, et les associant tellement dans sa pensée qu'il ne pouvait savoir lui-même lequel de la note ou des vers était né le premier, et qu'il était impossible de séparer la poésie de la musique et le sentiment de l'expression. Il chantait tout et n'écrivait rien.

XXVIII

Accablé de cette inspiration sublime, il s'endormit, la tête sur son instrument, et ne se réveilla qu'au jour. Les chants de la nuit remontèrent avec peine dans sa mémoire comme les impressions d'un rêve. Il les écrivit, les nota et courut chez Dietrich. Il le trouva dans son jardin, bêchant de ses propres mains des laitues d'hiver. La femme du maire patriote n'était pas encore levée; Dietrich l'éveilla; il appela quelques amis, tous passionnés comme lui pour la musique et capables d'exécuter la composition de de Lisle. Une des jeunes filles accompagnait. Rouget chanta. À la première strophe, les visages pâlirent; à la seconde, les larmes coulèrent; aux dernières, le délire de l'enthousiasme éclata. Dietrich, sa femme, le jeune officier se jetèrent en pleurant dans les bras les uns des autres. L'hymne de la patrie était trouvé! Hélas! il devait être aussi l'hymne de la Terreur. L'infortuné Dietrich marcha peu de mois après à l'échafaud, au son de ces notes nées, à son foyer, du cœur de son ami et de la voix de sa femme.

Le nouveau chant, exécuté quelques jours après à Strasbourg, vola de ville en ville sur tous les orchestres populaires. Marseille l'adopta pour être chanté au commencement et à la fin des séances de ses clubs. Les Marseillais le répandirent en France en le chantant sur leur route. De là lui vint le nom de Marseillaise. La vieille mère de de Lisle, royaliste et religieuse, épouvantée de la voix de son fils, lui écrivait: «Qu'est-ce donc que cet hymne révolutionnaire que chante une horde de brigands qui traverse la France et auquel on mêle votre nom?» De Lisle lui-même, proscrit en qualité de fédéraliste, l'entendit, en frissonnant, retentir comme une menace de mort à ses oreilles en fuyant dans les sentiers du Jura. «Comment appelle-t-on cet hymne?» demanda-t-il à son guide. «La Marseillaise,» lui répondit le paysan. C'est ainsi qu'il apprit le nom de son propre ouvrage. Il était poursuivi par l'enthousiasme qu'il avait semé derrière lui. Il échappa avec peine à la mort. L'arme se retourne contre la main qui l'a forgée. La Révolution en démence ne reconnaissait plus sa propre voix!

Lamartine.

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

XXVIIIe ENTRETIEN.

4e de la troisième Année.

POÉSIE SACRÉE.
DAVID, BERGER ET ROI.

I

La poésie lyrique est donc, dans tous les pays et dans toutes les langues, la manifestation de ce besoin mystérieux de chanter qui saisit l'âme toutes les fois que l'âme est saisie elle-même par ces fortes émotions qui tendent les fibres de l'imagination jusqu'à l'inspiration ou jusqu'à ce délire, délire poétique, religieux, amoureux, patriotique. Cet état de l'âme est appelé par l'antiquité le délire sacré. Dieu, l'amour, la patrie sont les inspirations les plus habituelles des grands lyriques, parce que la religion, l'amour, la patrie sont les plus sublimes, les plus intimes ou les plus généreuses émotions de l'homme. Mais, parmi ces lyriques, ceux qui chantent à Dieu l'hymne ou la prière sont les premiers de tous. L'amour est l'enthousiasme du cœur, la patrie est l'enthousiasme de la terre, mais la prière est l'enthousiasme de Dieu.

Bien qu'il soit impossible de diviser les facultés indivisibles de notre nature pensante, on appelle âme, dans les langues des idées, cette partie de notre être immatériel qui est la plus distincte de nos sens et qui se confond ainsi le plus avec l'essence divine.

On appelle aussi âme, dans la langue des lettres, cette partie de notre être immatériel qui touche le plus près à l'organe de nos affections, le cœur, c'est-à-dire la partie pathétique, aimante, passionnée de l'intelligence.

L'âme, ainsi entendue, est la partie la plus divine, la plus complète, la plus sentante, et par là même la plus émue et la plus expressive de nos facultés pensantes. C'est par elle que la pensée a du cœur, et c'est par ce cœur immatériel de la pensée que l'émotion de l'âme devient plus vivante en nous et plus communicative hors de nous.

Aussi les seuls livres véritablement immortels sont-ils les livres qui sont écrits avec de l'âme, et plus il y a d'âme dans un livre, dans un poëte, dans un orateur, dans un historien, plus le livre, le poëte, l'orateur, l'historien sont sûrs de ce que nous appelons l'immortalité sur la terre. L'esprit, l'imagination, le génie même (si le génie n'est pas de l'âme) n'y peuvent rien; l'âme seule fait vivre, parce que seule elle fait sentir. Or l'humanité est sentiment bien plus qu'elle n'est intelligence. L'intelligence est froide, l'âme est chaude; voilà pourquoi elle est seule féconde! C'est le secret du succès prodigieux et durable de certains noms d'hommes et de certains livres; mais c'est un secret qu'on ne peut dérober: c'est le secret de Dieu. L'âme, pour bien résumer ici notre pensée, est le génie du cœur.

L'âme est par conséquent le génie essentiel du poëte lyrique ou de l'orateur, car le poëte ou l'orateur ne produiront d'émotions religieuses, amoureuses ou patriotiques qu'à proportion de ce qu'ils auront été eux-mêmes émus. Ils ne chanteront ou ils ne parleront du cœur que s'ils ont plus de cœur que le reste des hommes.

Cela dit, pour nous amener au lyrique le plus pathétique de l'univers littéraire, David, disons un mot de la littérature sacrée. La poésie lyrique, autrement dite l'ode, le psaume, le cantique, y tiennent la plus grande place dans tous les temps et chez tous les peuples. Les livres sacrés sont presque universellement composés de chants, comme si le chant était la forme du langage qui descendît le plus naturellement du ciel et y remontât le plus naturellement aussi.

II

Nous ne prétendons pas discuter ici pour ou contre la nature d'inspiration directe ou indirecte de ces livres sacrés; ce n'est ni la place, ni le sujet de ces controverses dans un Cours de littérature. Si Dieu s'était déclaré l'auteur de ces livres ou de ces chants, l'historien de ses propres mystères, le poëte de ses propres œuvres, quel serait donc l'insecte assez superbe, assez insensé et assez sacrilége pour se poser en critique du Créateur de la pensée et de la parole? Admirer, dans ce cas, serait presque aussi insolent et aussi impie que critiquer. Il n'y aurait qu'à s'abîmer devant le Barde suprême dans le silence et dans la poudre! La langue blasphémerait contre le palais! l'argile en remontrerait au potier!

Nous pensons à cet égard comme La Harpe dans son Cours de Littérature ou plutôt de rhétorique sacrée.

«Quand les poëmes de Moïse, de David, d'Isaïe, ne nous auraient été donnés que comme des productions purement humaines, ils seraient encore, par leur originalité, par leur antiquité, dignes de toute l'attention des hommes qui pensent, et, par les beautés littéraires dont ils brillent, dignes de l'admiration et de l'étude de ceux qui ont le sentiment du beau.»

Lisons donc ces chants inspirés; ils ont passé par des bouches humaines, et, sous ce point de vue au moins, ils ressortent du jugement humain.

III

Les livres sacrés ou divinement inspirés tiennent une place immense dans la géographie littéraire du globe, et surtout du globe antique. L'imagination, plus impressionnable, jouait, dans ce monde antique, un plus grand rôle que dans les temps modernes; la critique n'y existait pas. Les Védas chez les Indiens, les Kings chez les Chinois, le Zend-Avesta chez les Persans, les Chants orphéiques chez les Grecs, les feuilles même de la Sybille chez les Romains, la Bible et les Psaumes chez les Hébreux, sont les principaux monuments sacrés de ces différentes zones de la terre. Toute civilisation, toute religion reposent sur un livre. Les livres sont les pyramides des pensées de l'homme, ou plutôt les livres sacrés sont les temples intellectuels qui semblent avoir poussé d'eux-mêmes et sans architectes du sol, pour contenir les idées de l'humanité sur Dieu ou les dieux. Les poëtes lyriques (ceux qui chantent), les auteurs des hymnes, des cantiques, des psaumes, des prophéties, étaient alors les inspirés d'en haut, les oracles vivants, les prophètes.

Plus tard cette inspiration de l'enthousiasme chanté, descendit plus bas dans les littératures purement profanes, et, de sacrée qu'elle était, cette inspiration devint purement littéraire. Alors naquirent les lyriques patriotes, comme Tyrtée, les lyriques philosophes, comme Orphée ou Solon, les lyriques érotiques, comme Anacréon et Sapho, les lyriques purement poétiques, comme Horace (chantant pour chanter et pour plaire); enfin les lyriques académiques de nos derniers siècles, comme Hafiz en Perse, Pétrarque en Italie, Dryden en Angleterre, Klopstok, Göthe, Schiller en Allemagne, Malherbe, Racine, Jean-Baptiste Rousseau, Lefranc de Pompignan et les grands chanteurs contemporains de notre pays, au sommet desquels chantait Victor Hugo, enfant, ce Benjamin de la tribu de la lyre.

Aujourd'hui nous ne parlons que des lyriques hébreux, et principalement de David, le poëte berger, le poëte guerrier, le poëte roi, le plus complet, le plus pathétique, le plus religieux de ces prophètes. David n'est pas seulement le plus inspiré, mais le mieux inspiré de tous ceux qui écoutèrent chanter en eux l'inspiration humaine en s'accompagnant d'une harpe. David fait éternellement couler les larmes de son cœur dans le cœur d'autrui, avec le doux murmure du suintement de la source du Siloé dans la vallée des Lamentations.

IV

Parlons d'abord de sa harpe, symbole sans doute, mais instrument réel aussi de son inspiration.

«À cette époque, dit le philosophe allemand Herder dans sa belle Histoire de la Poésie des Hébreux, à cette époque de l'âge du monde, la poésie et la musique étaient étroitement unies; les poëtes et les musiciens n'étaient presque toujours qu'une même personne. Asoph et Hémon prophétisaient, c'est-à-dire poétisaient en faisant résonner les cordes de leur harpe. Élysée fit venir un joueur d'instrument pour qu'il éveillât en lui le don de prophétie ou l'inspiration. La puissance poétique s'accroît quand elle est soutenue par la musique.»

Moïse avait donné à ce don de prophétie ou d'inspiration une immense autorité, en faisant de son peuple, gouverné par Dieu même, une république théocratique dont la tribu de Lévi avait exclusivement le sacerdoce, organe alors de la souveraineté divine.

«Ce gouvernement d'une république fédérative par une théocratie sacrée et centrale, continue le philosophe allemand, était le plus idéal des gouvernements. Quant à moi, j'avoue que je souhaiterais pour tous une telle Constitution, car elle seule réalise ce que tous les hommes désirent, ce que tous les politiques sages ont cherché à leur donner, ce que Moïse seul sut concevoir et exécuter, c'est-à-dire une organisation sociale qui fait comprendre au peuple que c'est «la loi, et non l'homme, qui règne, que la nation doit librement accepter ce gouvernement divin de la raison et de la loi, et l'exercer sans tyrannie, que nous n'avons pas été créés pour être enchaînés et contraints comme des esclaves, mais pour être guidés et conseillés par une puissance invisible, sage et providentielle.»

Telle était la Constitution théocratique de Moïse. La loi régnait seule; fondée sur la volonté de Dieu, et soutenue par la voix unanime du peuple, elle avait son trône dans le temple national. Ce temple était la tente du Dieu du pays. Il appartenait aux douze tribus qui, en s'y réunissant pour recevoir ses oracles, ne formaient qu'une seule famille, la famille de Jéhova! Les affaires publiques s'y traitaient par la décision des Juges et par les exhortations des prophètes.

V

Les prophètes étaient donc non-seulement des poëtes, des inspirés, mais des tribuns sacrés qui enseignaient le peuple par la parole, qui réchauffaient, qui l'entraînaient par l'éloquence. Seulement, dans ce peuple de l'enthousiasme, l'éloquence et la poésie fondus ensemble n'étaient qu'une seule puissance, la puissance de la parole inspirée ou de ce qu'on appelle la parole de Dieu! La langue, imagée, mais monotone comme la solitude, était oratoire et éloquente comme la liberté. C'était de l'arabe concentré, une langue forte et brève, qui n'exposait pas la pensée, mais qui la lançait au ciel ou aux hommes. On voyait qu'elle avait été construite, comme celle de Job, pour un dialogue quelquefois familier, quelquefois âpre et terrible, entre la foudre humaine et la foudre divine. C'était par conséquent l'idiome le plus lyrique qu'un poëte pût trouver tout préparé pour lui; car tout homme inspiré était prophète, tout le peuple était chœur, et Jéhova lui-même prenait la parole à chaque instant, souverain poëte qui parlait par le tonnerre et l'éclair dans les nuées.

VI

Telle était la langue que David allait avoir à faire chanter, prier, pleurer pour toutes les prières, pour tous les hymnes et pour tous les sanglots des siècles.

Mais s'il avait la langue toute faite par Isaïe, où allait-il prendre les inspirations et les sentiments?

Dans sa propre vie.

Y en eut-il jamais une où le poëte et l'homme aient été plus confondus en un seul cri? Y en eut-il jamais une à la fois plus lyrique, plus épique et plus dramatique?

Nous venons de la relire, cette vie, avec une attention que nous ne lui avions jamais donnée, dans la Bible. Nous avions en même temps Homère sous notre oreiller, comme Alexandre; nous passions des nuits récentes d'insomnie à feuilleter tantôt l'Iliade d'Homère, tantôt la vie de David dans la Bible. Nous confessons que la vie du prophète berger et du poëte roi dans la Bible est par elle-même un poëme mille fois plus riche en aventures, en pittoresque, en intérêt, en pathétique, en drame, que l'Iliade. Il y a dans une telle vie de quoi faire vingt poëtes, si David n'avait pas été déjà poëte en naissant. Qu'on en juge par l'esquisse abrégée de cette existence.

VII

L'orageuse liberté du gouvernement républicain, sous les Juges, a fatigué le peuple d'Israël. Les prêtres, pour s'appuyer sur un pouvoir unitaire qui leur sera à la fois secourable et asservi, à l'imitation du gouvernement égyptien, ont donné des rois au peuple.

Saül, leur instrument, est sacré par eux.

Il règne, il combat, il est un grand homme; mais ce grand homme est, comme Jules César, sujet aux infirmités mentales du génie. Il a des accès d'épilepsie ou de démence.

Ces accès assombrissent et enveniment par moments son caractère.

Il flotte dans une anxiété tragique entre la nécessité de servir les prêtres qui l'ont fait roi et la crainte de perdre sa couronne avec la victoire.

Il lui faut des auxiliaires héroïques dans son armée, et dans chaque héros qu'il suscite il redoute de rencontrer un compétiteur à la souveraineté. Fils du prophète, il déteste en secret les prophètes de lumière, et il cherche à leur opposer les devins, prophètes de ténèbres.

Samuël, le roi du sacerdoce, s'en aperçoit et rejette Saül de son cœur; ce prophète reçoit de l'inspiration l'ordre de sacrer secrètement un roi plus docile. Il se rend, sous des apparences de paix, à Bethléem, qui était la ville sainte (le Reims de la Judée). Il fait comparaître devant lui les chefs de la ville et leurs enfants, pour que Jéhova lui désigne sur place le roi futur, et pour qu'il le sacre lui-même au nom de la prophétie. La scène est plus qu'homérique, elle est patriarcale et sacerdotale à la fois.

Les chefs amènent leurs fils, les premiers nés, les plus beaux, les plus forts, devant le prophète. Il les écarte l'un après l'autre au nom de Jéhova. Enfin un chef de pasteurs, un père de famille, nommé Isaï, de Bethléem, lui amène ses sept fils; ils sont rejetés.

«Et le prêtre dit à Isaï, le père de famille: Sont-ce là tous tes fils?

«Isaï répondit: Il y a encore un tout petit garçon qui garde les brebis.

«Et Samuel dit à Isaï: Envoie-le chercher et présente-le-moi.»

Le petit berger vient, amené par son père par pure obéissance, et Jéhova parle dans le cœur du prophète. «Il lui dit: Lève-toi et répands de l'huile sur sa tête, car c'est celui-là!»

VIII

Pendant que cela se passait à Bethléem, à l'insu de Saül et de l'armée, le roi est saisi d'un de ces accès de démence que la musique seule, ce remède de l'âme, a le don de calmer. On cherche un musicien, on n'en trouve pas dans le camp.

Quelqu'un dit: «J'ai entendu un petit berger des montagnes de Bethléem, fils d'Isaï, qui joue merveilleusement de la harpe en gardant ses brebis.»

On fait venir le jeune musicien.

Il endort en effet par les sons de sa harpe les convulsions du roi.

Saül s'attache à cet enfant, comme le malade à celui qui le soulage; il le garde quelques jours au camp; puis l'enfant retourne à son troupeau, vers Bethléem.

IX

Nous avons parcouru nous-même, non loin de Bethléem, cette charmante vallée du Térébinthe.

Saül y était alors campé devant les Philistins pour leur fermer l'accès des groupes de montagnes et des plateaux élevés de Judée qui portent Sion et Bethléem.

C'est une vallée de Grèce cachée entre les âpres montagnes de Chanaan. Les flancs abaissés en larges degrés de ces montagnes descendent comme des plis de terre grisâtre vers le fond du vallon; les pentes sont tachées çà et là de groupes de grands arbres noirs, cyprès, cèdres, sapins. Ces arbres rares gardent un pan de leur ombre aux troupeaux sur ce sol calciné.

Un torrent traverse la vallée en serpentant à peine; son lit, desséché à l'époque où je le traversai, semble rouler des galets et des rochers au lieu d'ondes. Mes chevaux et mes ânes n'y trouvèrent pas une flaque d'eau pour y tremper leurs langues.

C'est ce torrent qui séparait le camp de Saül du camp des Philistins. On se rend parfaitement compte, à l'aspect des lieux, de la situation des deux armées et de la stratégie très-militaire de Saül, pour couvrir les villes et les pâturages de son petit peuple. De légers monticules, entre lesquels les Philistins, venant du côté de la Syrie, cherchaient à se glisser, font onduler la vallée au delà du lit du torrent. Plus loin l'horizon se noie dans la brume lumineuse que le soleil de Judée fait rejaillir des rochers, des flancs des collines et des pierres roulées des fleuves taris.

Cette scène des premiers exploits de l'enfant poëte surgit devant moi comme une pastorale de Théocrite. Je la vois encore aujourd'hui, et j'y vois l'enfant près du térébinthe, avec sa harpe d'écorce et avec sa fronde de berger.

X

Cependant l'immobilité des deux armées se prolongeait; l'une n'osait pas avancer, l'autre ne pouvait pas reculer sans livrer le peuple. Tout se bornait à des insultes et à des bravades entre les postes avancés. Un guerrier colossal, un bâtard de Geth, une espèce d'Achille asiatique, nommé Goliath, défiait et immolait tous les jours les plus valeureux guerriers de Saül.

Le père de David, Isaï, qui avait ses trois fils les plus avancés en âge à l'armée, dit un jour au petit David: «Va au camp, et porte à manger, à tes frères, ces pains d'orge et ces dix fromages; tu me rapporteras de leurs nouvelles.»

David obéit, remet son troupeau à un berger et va dans le camp. On ne s'y entretenait que du géant, l'effroi de l'armée et du peuple; on n'y parlait que des récompenses promises par Saül à celui de ses guerriers qui abattrait l'insolence du bâtard de Geth.

Le berger laisse ses dix pains et ses dix fromages aux mains des gardes des bagages, aux barrières du camp. Il s'avance jusqu'aux avant-postes pour voir la bataille; il y rencontre l'aîné de ses frères. Celui-ci le gronde de sa curiosité. «Pourquoi es-tu venu? Et pourquoi as-tu laissé ce peu de brebis abandonnées au désert? Je reconnais bien là ton orgueil et la malice de ton cœur. Tu es descendu pour regarder la bataille!»

L'enfant se détourne humblement et continue à s'informer du prix que l'on propose à celui qui réprimera les outrages du bâtard de Geth. Il va enfin s'offrir à Saül pour accomplir cet exploit.

«Tu n'es qu'un faible adolescent,» lui dit le roi avec incrédulité, «et ce Philistin est un guerrier consommé dès sa jeunesse!»—«Quand l'ours ou le lion venait pour enlever un mouton du troupeau de mon père, j'ai tué l'ours et le lion,» répond David.

XI

On revêt le berger de la cuirasse, du casque, des armes du roi.—«Je ne puis marcher sous cette armure,» dit-il, «car je n'en ai pas l'habitude.»

Il dépouille ces armes; il ne prend que son bâton de berger, sa fronde et cinq pierres polies et aiguës dans le lit du torrent.

On connaît le combat. Le bâtard tombe sous la fronde du berger. David lui coupe la tête et la rapporte au roi, au milieu des bénédictions de la multitude.

Quelle scène pastorale, quelle scène héroïque et quelle vérité! quelle simplicité, quelle naïveté de mœurs et de dialogue dans ce chapitre de la Bible! Homère est emphatique à côté. Excepté dans l'Odyssée, il n'a point d'invention poétique comparable à cette histoire des anciens jours.

Ajoutons: et quel début pour la vie d'un poëte et d'un héros!

XII

Cette fois Saül garde David dans son camp. Le fils du roi, Jonathas, s'attache au jeune berger de l'amour d'un frère, d'un amour de femme, dit la Bible, pour en exprimer la tendresse.

Après la bataille remportée par les Israélites, l'armée rentre en Judée aux acclamations de la multitude. Le peuple, qui aime surtout le merveilleux, et qui préfère partout les Jeanne d'Arc et les Dunois aux vieux rois, s'enthousiasme pour ce berger; il l'élève au-dessus de Saül lui-même dans ses bénédictions sur la route.

Le roi prend ombrage de cette popularité naissante. Il se souvient qu'il a été appelé au trône lui-même par Samuel, qui l'avait rencontré cherchant les ânesses de son père. Il soupçonne dans ce favori du peuple un instrument des prophètes. «De quelle famille est sorti cet enfant?» demande-t-il à son général Abner, et que lui faut-il de plus pour être roi?»

XIII

Saisi d'un accès de son mal sur la route, il veut frapper de sa lance le jeune harpiste qui chante et qui joue de son instrument auprès de sa couche. La lame mal dirigée est détournée par la Providence, ce hasard des grands hommes; elle ne perce que le mur. Cette préservation divine étonne et intimide de plus en plus le roi. Il cherche à lier l'enfant par la reconnaissance à sa famille, il lui donne sa fille Michol pour femme; mais il la lui donne pour sa ruine, dit-il lui-même, car il lui demande pour dot cent dépouilles d'ennemis, espérant qu'il périra dans tant de combats.

Deux cents dépouilles sont apportées. La popularité du héros s'accroît de tant de gloire; avec la popularité, la jalousie du roi. Saül propose à Jonathas, son fils, de le délivrer de David par l'assassinat. Jonathas avertit son ami, le fait cacher, intercède pour lui, le justifie, obtient sa grâce.

Mais cette réconciliation, ouvrage de l'amitié désintéressée du fils de Saül, ne dure pas. Une seconde fois Saül, saisi d'une fureur réelle ou simulée, pendant que son poëte l'endort aux sons de ses vers et de sa harpe, cherche à le percer de sa lance.

David s'enfuit.

Le roi le fait poursuivre et envelopper dans sa maison par ses gardes, pour le tuer quand il en sortira le matin.

La tendresse de sa jeune épouse, Michol, veille sur lui, découvre les assassins, fait descendre David par la fenêtre et place une statue revêtue d'un casque sur sa couche, afin de faire croire aux gardes que son mari dort et de lui laisser, par ce subterfuge, plus de temps pour la fuite.

XIV

David fuit, en effet; il va trouver Samuel, qui a prophétisé sur lui à Bethléem.

Saül l'y poursuit; mais, au lieu de frapper, Saül se couche à terre, vaincu par on ne sait quel esprit de terreur du sacerdoce, et il prophétise, c'est-à-dire il tombe en extase devant le prophète.

David revient en secret à Jérusalem. Jonathas et lui se jurent alliance dans un champ hors de la ville.

La manière dont Jonathas promet à son ami de le prévenir des dispositions du roi à son égard est tout à fait pastorale. «Cache-toi à cette place,» lui dit-il, «près de cette pierre. Je viendrai demain avec mes serviteurs tirer de l'arc sur la colline; je tirerai trois flèches comme pour atteindre la pierre; j'enverrai un de mes serviteurs pour me les rapporter. Si je dis à mon serviteur: Les flèches sont en deçà de la pierre, cela voudra dire: Reviens avec assurance; je te le jure par le Dieu vivant, il n'y a pas de danger; mais si je dis à mon serviteur: Les flèches sont au delà de la pierre, alors sauve-toi, car le roi t'aura disgracié.»

«Fils d'une courtisane,» dit Saül à Jonathas son fils, «pourquoi aimes-tu le fils d'Isaï de Bethléem? Tant qu'il vivra sur la terre il n'y aura de sûreté ni pour toi ni pour le royaume. Amène-le-moi donc, car il est le fils de la mort.»

XV

Mais tout se passa comme il avait été convenu entre Jonathas et son ami. Les flèches furent lancées, le but dépassé; l'enfant qui les rapportait fut écarté, sous prétexte de rapporter l'arc à la ville. David et son ami pleurèrent en s'embrassant et en se séparant.

Quelle scène pathétique que cette double amitié entre laquelle s'interpose vainement la compétition d'un royaume! Aucun poëme épique ne présente une plus touchante contradiction entre l'ambition et le cœur dans la destinée de deux adolescents qui s'aiment, pendant que leur destinée s'abhorre!

XVI

David, réduit au désespoir, s'en va vers Bethléem.

Dans une caverne, ses frères, ses amis, les bergers, les proscrits de la contrée se rassemblent autour de lui, au nombre de quatre cents hommes. Ils s'arment pour sa défense, et pour vivre non en factieux, mais en aventuriers, sur les frontières du royaume.

Le jeune chef va demander asile au roi voisin des Moabites.

La fureur contenue de Saül fait enfin explosion contre les prêtres qui favorisaient David; il en fait massacrer quatre-vingt-cinq par ses gardes iduméens, Arabes du désert qui ne respectent pas le sacerdoce hébraïque.

Ce coup d'État sanglant de Saül contre ceux qui l'ont élevé à la souveraineté ne fait qu'exaspérer la situation.

David grossit sa bande de tous les partisans du sacerdoce. Tantôt vainqueur, tantôt vaincu, il erre dans les forêts des bords du Jourdain qui servent de limites au désert.

Saül le poursuit avec trois mille hommes au désert d'Engaddi; le roi entre pour se reposer dans une de ces immenses cavernes creusées par les eaux dans les flancs des roches d'Engaddi. Nous y avons souvent dormi nous-même, poëte sans harpe et sans épée de l'Occident.

XVII

Cette caverne avait deux branches ramifiées sous la montagne.

David et ses soldats étaient abrités sous l'une pendant que Saül dormait sous l'autre.

La vie du roi était dans les mains du proscrit.

Le proscrit, toujours respectueux envers le persécuteur, se contente de couper pendant son sommeil le bord du manteau de Saül pour lui montrer qu'il aurait pu aussi impunément lui couper la tête. Puis il se repent même de cette légère atteinte au respect dû à la royauté.

Quand Saül s'éveilla et sortit de la caverne, David le suivit de loin avec ses compagnons de guerre, le bord du manteau coupé dans la main.

«Et il s'en allait, dit la Bible, l'invoquant de loin par derrière et disant: «Mon maître mon roi! mon maître et mon roi!»

«Et Saül se retourna; et David, touchant la terre de son front, l'adora!

«Voyez dans mes mains le pan coupé de votre manteau! Quand vous dormiez dans la caverne je n'ai point voulu porter ma main sur vous!...

—«Oui, je vois que tu es meilleur que moi,» répondit Saül. «Tu régneras certainement sur Israël! Jure-moi seulement par Jéhova que tu ne feras pas périr ma famille après moi! que tu n'effaceras pas mon nom de la maison de mon père!»

Et David jura. Puis il remonta sur les hauts lieux avec ses compagnons de guerre.

David paraît avoir été à cette époque un des premiers exemples de cette chevalerie errante et héroïque, toujours pratiquée en Arabie, redressant les torts, protégeant les faibles, punissant, pillant, tuant les oppresseurs, et se faisant ainsi parmi les tribus des campagnes une renommée de tuteur ou de vengeur du peuple qui devait inévitablement le porter au trône ou au supplice.

Le Tasse et l'Arioste n'ont rien d'aussi romanesque dans leurs aventures de chevalerie que la rencontre de David et de la belle Abigaïl, son second amour, sur la montagne du Carmel. Nous avons vu de nos yeux des scènes presque aussi pittoresques, aussi patriarcales, entre les Arabes de notre caravane et les femmes du pays, dans le sentier entre la mer et les bois, sur les flancs de cette même montagne.

Voici la rencontre, d'après la Bible.

XVIII

David, sachant qu'un homme riche, nommé Nabal, habite sur le plateau du Carmel, ordonne à ses compagnons mourants de faim de respecter ses troupeaux; puis il lui envoie demander des vivres pour lui et pour eux.

L'avare Nabal refuse.

David choisit quatre cents hommes d'élite parmi les siens pour aller arracher par la force ce qu'il n'a pu obtenir par des services.

La belle Abigaïl, épouse de Nabal, apprend, en l'absence de son mari, que David s'avance vers sa demeure.

Elle prend deux cents pains, deux outres de vin, cinq moutons cuits, cinq corbeilles d'orge, cent grappes de raisin, deux cents corbeilles de figues, et elle en charge ses ânes. Montée sur une ânesse, elle descend, accompagnée de ses serviteurs, au pied de la montagne, au-devant de David, à l'insu de son mari.

«Lorsqu'elle aperçut David, dit le poëme, elle descendit de son âne, s'inclina, agenouillée sur la pierre du chemin, et, adorant le jeune chef, elle lui dit: «Remettez à Nabal son iniquité et sa démence, et, s'il s'élève un jour un homme qui vous persécute et qui recherche votre vie, votre âme sera préservée parmi les âmes des vivants, et l'âme de vos ennemis sera agitée comme la pierre tournoyante lancée en l'air par la fronde!

«Et alors, quand vous serez roi, souvenez-vous de votre servante!»

David, frappé de la beauté d'Abigaïl et touché de son éloquence, accepta les présents et renonça à sa vengeance. Abigaïl, revenue en sa maison, trouve son mari ivre au milieu d'un festin; elle lui raconte le danger qu'il avait couru. Il en mourut de peur. David, apprenant sa mort, demanda par ses envoyés Abigaïl pour épouse: «Laquelle, se levant, dit le verset, se prosterne à terre, adore Jéhova et dit: «Voici votre servante; que je sois comme une servante pour laver les pieds des serviteurs de mon maître!»

Et elle monta sur une ânesse, et cinq jeunes filles la suivirent, et elle épousa le héros.

Saül avait enlevé à David sa première épouse Michol; il l'avait donnée à un autre de ses favoris, Phalti, fils de Laïs, qui était de Gallim.

XIX

Poursuivi de nouveau par Saül, le jeune chef ose descendre une nuit dans le camp avec Abisaï, un de ses plus intrépides compagnons. Ils entrent dans la tente du roi endormi. Abisaï veut profiter de l'occasion pour le frapper; David, toujours fidèle et respectueux, retient encore sa main; il se contente d'emporter la lance et la coupe du roi.

On voit que sa seule pensée est de fléchir son maître à force de preuves de fidélité.

Saül enfin succombe avec Jonathas, après une bataille perdue contre les ennemis d'Israël, et il se perce de son épée.

On apporte ses armes et ses habits à David, émigré alors chez les Amalécites. Il pleure sur le roi et sur Jonathas; il chante un chant funèbre. On y sent la sincérité de la douleur et le remords du patriotisme, au milieu des nations étrangères qui se réjouissent de leur victoire sur son pays.

Il rentre en Judée et habite Hébron en attendant que la nation et les prêtres se décident entre les fils de Saül et lui.

Abner, le général le plus accrédité de Saül, soutient pendant sept ans la cause de la famille royale. À la fin, il cède à l'amour que lui avait inspiré Respha, jeune concubine de Saül, et il l'épouse. On lui reproche cette audace. Il s'indigne et jure de se venger de cet outrage en reconnaissant David.

Abner est tué en trahison pendant sa négociation perfide avec David. Bientôt le fils de Saül lui-même est assassiné pendant son sommeil. Le peuple entier se précipite vers Hébron pour reconnaître roi son héros expatrié.

Son règne, qui commence alors, n'est qu'une vicissitude d'exploits et même de crimes. La souveraineté l'enivre, le sang l'allèche, l'amour le corrompt; mais il ne perd point son génie poétique avec sa vertu; il est à lui-même son propre barde. Enfin il aggrave ses crimes par l'ingratitude et la perfidie la plus odieuse dans ses amours avec Bethsabée, qu'il aperçoit au bain, qu'il arrache de sa demeure, et dont il fait tuer le mari pendant que ce guerrier se dévoue pour lui sur le champ de bataille.

Le prophète Nathan, courageux vengeur du crime, force David à se condamner lui-même par la parabole de la brebis unique dérobée à son pauvre possesseur.

«Mais le pauvre n'avait qu'une petite brebis qu'il avait achetée en nourrice, et qui avait été élevée sous son toit avec ses enfants, mangeant son pain, buvant dans son écuelle et dormant sur son sein, et il l'aimait comme sa fille!»

Quel poëte épique a de pareils accents sortis du cœur? Quelle justice parle au cœur en pareilles images? Quel talion de miséricorde demande ainsi au coupable des larmes pour du sang?

XX

De ce jour, en effet, le poëte-roi est frappé par la main de Jéhova dans sa vieillesse; il est témoin des déchirements de sa maison, des outrages de ses enfants à leur propre sœur, des révoltes et des compétitions au trône de ses fils entre eux. Il erre, chassé et poursuivi comme un proscrit, sur ces mêmes hauteurs et dans ces mêmes forêts d'où il est descendu pour anéantir la dynastie de Saül. Il n'a d'autre consolation que sa harpe, qui se trempe de ses pleurs et qui sanglote sous la main de ses repentirs.

Nous le demandons à Homère, à Virgile, à Dante, à Milton, au Tasse, y eut-il jamais une vie d'homme qui fut aussi naturellement un poëme épique? y eut-il jamais pour un poëte une source plus abondante, dans son propre cœur, d'émotions, d'hymnes ou de larmes? Et si Dieu lui-même a voulu se façonner, dans un cœur d'homme, un instrument capable de crier, de chanter ou de pleurer pour l'humanité tout entière, Dieu lui-même aurait-il pu pétrir autrement le cœur de cet homme?

Aussi David est-il devenu le poëte des âmes et le poëte des temples.

Lisons maintenant ses chants, et essayons de recomposer cette vie avec ses hymnes ou avec ses gémissements immortels. Le poëte et la poésie sont ici une seule chose. Il n'y a pas une note de cette harpe qui ne soit un homme; il n'y a pas une fibre du cœur de cet homme qui ne soit une note! Et, pour comble de merveille, tout ce chant monte à Dieu, et toute cette poésie est un holocauste, une prière, une humilité ou une sanctification.

XXI

Maintenant, pour nous faire une idée juste de ce qu'est la poésie lyrique, écoutons chanter dans un même homme d'abord ce pauvre petit berger des montagnes de Bethléem; puis cet adolescent armé de sa fronde, libérateur de son pays; puis ce musicien favori de Saül assoupissant avec sa harpe les convulsions d'esprit de son roi; puis ce proscrit cherchant asile dans les cavernes de Moab; puis ce chef de bande et de parti courant les aventures sur les frontières de la Judée; puis ce roi choisi par les prêtres et acclamé par le peuple pour éteindre la race de Saül et pour fonder sa propre dynastie; puis ce souverain exalté par sa haute fortune, ne refusant rien à ses intérêts ni à ses amours, et ternissant ainsi sa vieillesse après avoir couvert d'innocence et de gloire ses jeunes années; puis le vieillard puni, repentant, rappelé à Dieu par l'extrémité de ses châtiments, et convertissant encore ses sanglots en cantiques pour fléchir et pour attendrir son juge là-haut.

On voit qu'aucune note de la vie humaine ne manque à cette harpe, dont les vibrations résonnent encore jusqu'à nous.

XXII

Mais pour sortir du style figuré, qu'était-ce en réalité que cette harpe dont les poëtes hébreux, et surtout David, accompagnait ses chants?

Il paraît, d'après l'Écriture, que David, tout à la fois musicien et poëte, avait deux instruments, l'un pour la mélodie, l'autre pour l'accompagnement de ses vers. L'Écriture, en effet, nous parle d'abord d'un petit berger, fils d'un nommé Isaï, de Bethléem, que les officiers de la tente de Saül ont entendu jouer délicieusement de la flûte sur la colline en gardant les brebis de son père. C'est pour cela qu'on songe à lui et qu'on le fait venir la première fois au camp, afin d'amuser et de calmer la maladie mentale du roi.

Mais, indépendamment de ce talent de joueur de flûte, quand l'âge eut développé le génie poétique et la valeur héroïque du jeune berger, il paraît, par le langage subséquent de l'Écriture, que David, comme les autres prophètes de la Judée ou de l'Arabie, rejeta la flûte et prit la harpe, instrument plus viril, aux cordes graves, qui inspirait ou accompagnait toujours les vers en ces temps-là. Cette harpe hébraïque était sans doute un instrument à deux ou trois cordes, semblable à celui que les Grecs appelaient lyre, et dont Achille s'accompagne pour pleurer Briséis sous sa tente ou au bord des flots de la mer, au ravissement de son ami Patrocle.

XXIII

Et quelle était la forme, la mesure, le rhythme, la consonnance, le mètre de ces chants poétiques, de ces vers sacrés? Avaient-ils l'hémistiche, les pieds, la rime de ce langage nombreux et musical que les Grecs, les Latins et nous, nous appelons aujourd'hui des vers?

Il paraît que la langue hébraïque, quoique déjà très-imagée et très-savante, n'était pas encore arrivée à cette invention parfaite des vers, qui change les mots en notes, et qui fait chanter le style comme une musique à laquelle on bat la mesure avec une rigoureuse précision. Il paraît que la forme poétique et versifiée de cette langue alors consistait principalement dans la répétition ou dans l'écho de la même pensée, se retrouvant dans la même phrase, à peu près dans le même nombre de mots, de manière à se faire consonnance à elle-même, comme l'écho fait consonnance au cri qu'on lui jette.

Cette prosodie de la consonnance de deux pensées se répondant, comme deux voix, du commencement du vers et à la fin de la strophe, avait sans doute été inspirée aux premiers poëtes ou prophètes hébreux par la nature de leur contrée. La forme creuse des vallées et des ravins, la sonorité des rochers qui percent partout la terre, le retentissement des nombreuses cavernes qui déchirent partout aussi le creux de ces roches, y multiplient les échos. Les pasteurs de cette nation pastorale, frappés sans doute de la symétrie avec laquelle ces ravins, ces rochers, ces cavernes répétaient leurs flûtes ou leur voix, cherchèrent naturellement à imiter cette répétition musicale dans leur prosodie. De là ce que les érudits appellent le parallélisme, dans les chants épiques ou lyriques de la Bible; parallélisme dont nous croyons, nous, ignorant, trouver la véritable origine dans l'imitation de l'écho. Et ce n'est pas seulement l'oreille qui est frappée et instinctivement charmée par cette consonnance du mot avec le mot; c'est l'âme. S'il y a écho dans nos oreilles, il y en a un également dans nos pensées; l'esprit de l'homme aime à se répéter deux fois ce qu'il pense et ce qu'il sent, comme pour s'affirmer davantage à lui-même ce qu'il a pensé ou ce qu'il a senti, et comme pour jouir ainsi deux fois de sa propre faculté de penser et de sentir. Qu'est-ce que la rime elle-même dans nos langues modernes, si ce n'est la consonnance du premier vers se faisant écho dans le second?

Cette répétition de la même idée dans la première partie du verset, et se reproduisant presque en mêmes termes dans la seconde partie, avait chez les anciens et chez les Hébreux évidemment une autre cause.

Cette cause, c'était la facilité que cette répétition donnait au peuple ou au chœur de s'associer au chant du poëte, en répétant après lui ce qu'il avait déjà dit ou chanté. Cette intention de prêter ainsi une espèce de refrain au chœur ou au peuple est frappante dans certains psaumes de David. En les lisant, on entend d'ici le chœur ou le peuple, auquel on jette le refrain, qui le reçoit sur les lèvres et qui le faire retentir en le prolongeant jusqu'au ciel.

Cela dit, il est facile de se rendre compte de la flûte, de la harpe et de la prosodie du berger musicien et du roi-poëte. Écoutons-le chanter.

XXIV

Mais, d'abord, pourquoi écoutons-nous chanter de si loin ce lyrique Hébreu, et pourquoi n'écoutons-nous Pindare que dans nos académies et dans nos écoles? Pourquoi n'écoutons-nous Anacréon ou Horace que dans nos loisirs voluptueux d'esprit?

Disons-le d'un mot: ce n'est pas seulement parce que le christianisme, héritier du judaïsme, s'est emparé de ces poëmes lyriques de David comme il s'est emparé des vases et des parfums du temple de Salomon, et qu'il en a fait le manuel de nos cérémonies, de nos piétés ou de nos larmes; non, c'est que Pindare, Anacréon, Horace ne sont que des lyres, et que David est une âme. La lyre profane n'a son écho que dans les oreilles raffinées d'un peuple ou d'un temps; l'âme a son écho dans toutes les âmes et dans tout l'univers sensible. Or, nous le répétons ici, le caractère spécial de David, c'est d'exprimer l'âme de l'humanité dans toutes les phases, dans tous les sentiments, dans tous les lieux, dans tous les temps. Toute âme qui jouit, qui souffre, qui combat, qui triomphe, qui prie, qui gémit, qui sanglote, qui se reconsole, qui se repent, qui se replie du monde et qui se réfugie au ciel, cherche en elle-même des paroles, et, ne les trouvant pas en elle, elle ouvre les Psaumes et elle trouve des milliers de versets qui jouissent, souffrent, luttent, prient, gémissent, pleurent, invoquent ou s'extasient à l'unisson de son âme. Ces Psaumes sont le vocabulaire universel des joies ou des douleurs de l'homme. C'est que ce poëte était plus qu'un poëte; il était l'inspiré de l'humanité passée et de l'humanité future.

XXV

Il y a dans le premier chapitre du livre des Rois, intitulé Samuel, un ou deux versets tout à fait caractéristiques des mœurs du temps et du genre d'inspiration qui distingue David des autres poëtes lyriques de toutes les langues.

Voici ce passage de la Bible:

«Un homme de la montagne d'Éphraïm, nommé Elcana, avait une femme stérile, nommée Anne.

«Et celle-ci, honteuse de sa stérilité devant ses compagnes, pleurait et refusait toute nourriture.

«Anne! est-ce que je ne vaux pas mieux par ma tendresse pour vous que dix enfants? lui dit son mari.

«Or cette femme, à ces paroles, consentit à boire et à manger, et elle s'en alla au Temple pour supplier, dans sa douleur et dans ses larmes, le Seigneur de lui accorder l'objet de son vœu.

«Et, pendant qu'elle articulait à voix basse ses prières qui se pressaient sur ses lèvres, le grand prêtre aperçut cette femme.

«Et, n'entendant aucune voix distincte sortir de sa bouche, mais voyant seulement le mouvement convulsif de ses lèvres balbutiant, le grand prêtre crut que cette femme était ivre de vin, et il dit à cette femme: Jusqu'à quand durera votre ivresse? Laissez évaporer la vapeur du vin qui vous agite.

«Mais la femme lui répondit: Je ne suis qu'une pauvre femme dans l'anéantissement de sa douleur; je n'ai point goûté de jus de la vigne ni d'aucune boisson qui enivre l'homme; mais je répandais mon âme ici devant mon Dieu.

«Ne me confondez pas avec les femmes qui adorent les dieux étrangers, parce que dans la mer de mon angoisse j'ai prié obstinément et sans me rebuter le Seigneur!»

Cette femme qui paraît ivre du jus de la vigne, qui balbutie jusqu'à extinction de voix et de mouvement inarticulé de ses lèvres, et qui répand son âme devant l'autel jusqu'à ce que son Dieu l'exauce et que l'homme s'y trompe, n'est-elle pas la plus parfaite et la plus touchante image du délire lyrique de David?

XXVI

Le seul caractère de ce lyrisme dans toutes les nations, et surtout dans les nations jeunes, que leur jeunesse même enivre de poésie, est précisément ce délire, ce balbutiement confus des lèvres de cette femme et des hymnes du berger de Judée. Ils répandent leur âme l'une en larmes, l'autre en cantiques; on les croit dans l'ivresse, et ils ne sont ivres que de leurs pensées, de leurs pleurs, de leur Dieu.

On sent tout de suite qu'à une pareille poésie il n'y a d'autres règles que l'inspiration, le délire et le génie; le plus grand poëte lyrique sera précisément celui qui sera possédé de plus d'ivresse. Si cette ivresse est simulée et profane, il sera Pindare; si cette ivresse est sincère et sacrée, il sera David.

XXVII

Le premier des poëtes lyriques profanes est le poëte grec Pindare. L'homme le plus capable de le comprendre par l'intuition littéraire et de le transvaser d'une langue dans une autre sans laisser perdre une goutte de cette poésie, c'est parmi nous M. Villemain. Il va nous en donner incessamment une traduction: c'est une bonne fortune pour la Grèce.

Le procédé de Pindare est de feindre cette ivresse de la femme qui répand son âme dans le Temple et de s'abandonner en apparence au vol désordonné de ses pensées. Il donne ainsi à sa puissante imagination des coups d'aile qui le font perdre de vue dans l'éther, et qui le transportent d'un sujet à l'autre et d'une image à une autre avec la rapidité et l'éblouissement de l'éclair.

Certes, si ce grand poëte, au lieu de naître dans une nation vaniteuse de rhétoriciens et d'artistes, comme les Grecs, était né dans une nation de pasteurs, de prêtres, de prophètes, comme les Hébreux; s'il avait vécu la vie du berger de Bethléem, d'abord gardien de brebis dans les lieux déserts, joueur de flûte aux échos des rochers de son pays, barde d'un roi qu'il assoupissait aux sons de sa harpe, sauveur d'un peuple par sa fronde, proscrit de caverne en caverne avec une bande d'aventuriers, puis le héros populaire de sa nation, puis roi, tantôt triomphant, tantôt détrôné de l'inconstant Israël, puis couvert de cendre sur sa couche de douleur, noyé dans les larmes de sa pénitence, et n'ayant de refuge, comme les colombes dans les creux des rochers d'Engaddi, que dans la miséricorde de Jéhova qui avait exalté sa jeunesse; si Pindare, disons-nous, avait eu toutes ces conditions inouïes du génie lyrique du fils d'Isaï, il aurait peut-être donné à la Grèce des psaumes comparables à ceux de la Judée.

XXVIII

Mais Pindare était tout simplement un barde hellénique, un poëte lauréat à la solde de toutes les villes grecques ou de tous les vainqueurs qui se disputaient le prix aux jeux olympiques.

On sent l'art partout sous l'inspiration, dès le début de ses plus belles odes.

«Ainsi qu'un architecte consommé (dit-il avant de chanter les mules d'Agésias); ainsi qu'un architecte consommé décore de colonnes semblables à l'or la façade d'un palais, ainsi, avant de célébrer la victoire de ce grand pontife de Jupiter qui habite Syracuse, dois-je faire précéder cet hymne à sa gloire d'un exorde resplendissant!

«Ô Phinthès, poursuit le poëte, attelle au timon mes mules infatigables, afin que, monté sur mon char, je m'élance d'un vol rapide dans des sentiers non encore frayés, et que je remonte à la tige illustre de tant de héros couronnés aux jeux Olympiques.»

Puis, sans transition, et comme emporté déjà par les mules poétiques aux bords de l'Alphée, il assiste en esprit à la naissance miraculeuse d'Evadné. Il raconte la filiation des héros de cette maison.

Dans toutes ses odes l'artiste en gloire suit la même marche: une invocation et un récit qui paraît étranger d'abord au sujet, et auquel il rattache les plus poétiques aventures des dieux et des hommes. Revenant sans cesse au prix inestimable des louanges distribuées par le poëte à ses héros:

«Comme le vent emporte le navigateur sur la plaine liquide,

«Comme les rosées abondantes engraissent la terre et la fécondent,

«Ainsi les louanges des poëtes contemporains aux hommes qui veulent illustrer leurs noms par leurs vertus ou par leurs victoires,

«Les hymnes plus douces que le miel, transmettent leurs exploits aux siècles à venir!...

«Il est temps,» dit-il lui-même à la fin de ces interminables digressions qui semblent l'éloigner de sa route, «il est temps que mes mains cessent de lancer ces poignées de flèches qui volent loin du but que je veux atteindre!»

Il s'arrête et redescend quelquefois dans les plus sages considérations de la sagesse humaine.

«Insensé,» dit-il alors, «celui qui entreprend de lutter contre les dieux.

«Leur volonté élève les uns, abaisse les autres, distribue à son gré les faveurs ou les revers.

«Mais rien ne fléchit la haine vivace de l'envieux.

«L'ulcère qui ronge son cœur lui fait souffrir d'insatiables douleurs!

«Que faire contre le sort et contre lui?

«Alléger par la patience le poids du joug que la fortune nous impose!

«Ne ressemblons pas au taureau attelé au soc qui s'exténue et s'ensanglante davantage à mesure qu'il regimbe contre l'aiguillon!

«Se consoler en s'entretenant avec les hommes de bien à qui plaisent mes chants,

«C'est le seul bien auquel j'aspire!

«Être enfant avec les enfants, homme avec les hommes, vieux avec les vieillards; se proportionner aux trois âges de la vie humaine, c'est le secret de plaire à tous; et cependant il y a pour les mortels une quatrième condition de bonheur plus difficile:

«S'accommoder de sa fortune présente!»

Puis des maximes telles que celles-ci:

«La louange, compagne de la lyre, est plus douce que l'onde attiédie des bains chauds; elle délasse les membres roidis par la fatigue.

«La parole qui coule avec les grâces de la profondeur du génie est plus mémorable que les grandes actions.»

«La pensée nous fait dieux!» s'écrie-t-il ailleurs.

Mais ces grandes images, ces fortes pensées, ces sages maximes, cette philosophie pratique ne sont que des excursions rapides qui interrompent par moment son enthousiasme de commande pour les villes, les îles, les rois, les citoyens qui payent ses chants. On sent le génie sublime, mais le génie attelé au char olympique et soumis au frein de l'or ou de la vanité poétique. Quant à l'âme, on n'en voit pas la trace, on n'en entend pas le cri, on n'en recueille pas les larmes douces ou amères dans le vase du cœur versé devant Dieu.

Lamartine.

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

XXIXe ENTRETIEN.

LA MUSIQUE DE MOZART.

La parole n'est pas le seul mode de communiquer la pensée, le sentiment ou la sensation d'homme à homme; chaque art a son langage, sa poésie et son éloquence. La peinture s'exprime par le dessin et par la couleur; la sculpture, par la forme, le marbre et le bronze; l'architecture, par l'édifice et le monument; la danse elle-même, par l'attitude et le mouvement. Chacun de ces arts est aussi une littérature, quoique sans lettres. La musique est, de tous ces arts, celui qui se rapproche le plus de la parole; elle l'égale souvent et parfois même elle la dépasse; car la musique exprime surtout l'inexprimable. Si nous avions à la définir nous dirions:

La musique est la littérature des sens et du cœur.

À ce titre la musique a sa place dans un cours de littérature universelle. Nous allons vous parler aujourd'hui du sublime musicien Mozart, comme nous vous parlerons dans quelque autre entretien de Phidias et de Raphaël, ces deux grands littérateurs de la pierre ou de la toile, qui ont parlé aux siècles par la main au lieu de parler par les lèvres.

Ce qui nous amène aujourd'hui à vous entretenir de la musique, c'est un petit livre traduit de l'allemand qui vient de tomber par hasard sous nos yeux. Ce livre nous a fait éprouver un charme de suavité, et nous pourrions dire de sainteté, que nous n'avons pas éprouvé plus de trois ou quatre fois pendant toute notre vie, à la lecture de quelques pages intimes, ces confidences du cœur à l'oreille. Ce petit livre a été admirablement interprété par M. Goschler, ancien directeur ecclésiastique d'une grande institution de Paris. C'est la triple correspondance du père de Mozart avec sa femme, de la femme avec le mari, et enfin du père avec son fils, et du fils avec son père, avec sa mère et avec sa sœur. Vous connaissez de nom et de génie Mozart, l'ange de la musique moderne, le Raphaël de la mélodie, l'enfant surnaturel, le jeune homme fauché dans sa fleur, mais après avoir exhalé dans cette fleur plus de chant céleste de son âme musicale qu'aucun chérubin mortel n'en répandit jamais au pied du trône de Dieu.

Pour bien vous faire comprendre et sentir la musique, il fallait vous la personnifier dans une incarnation qui la fît vivre, sentir, palpiter, chanter et mourir pour ainsi dire sous vos yeux. Mozart est cette incarnation. Je vais vous retracer sa naissance, ses inspirations, son chant et sa mort, ou plutôt je vais le laisser parler, vivre, chanter et mourir lui-même devant vous. Mais, d'abord, un mot sur l'art dont il fut, selon nous, avec Beethoven et avant Rossini, le plus complet et le plus miraculeux inspiré.

Cet art, comme tous les arts, est le mystère des mystères. Par quel divin mécanisme, moitié sensuel, moitié intellectuel, une légère commotion de l'air devient-elle un son, comme si l'air était un cristal sonore, frappé à une de ses extrémités par la voix ou par l'instrument à corde, et répercutant jusqu'à l'infini l'écho du doigt qui l'a frappé? Comment ce mouvement produit-il ce qu'on appelle une note, c'est-à-dire une lettre harmonieuse de cet alphabet de bruit? Comment, parmi ces notes, les unes sont-elles justes, les autres fausses? Comment y a-t-il une grammaire de l'oreille dont les règles, non inventées par l'homme, mais imposées par Dieu, satisfont notre audition quand ces règles sont suivies par la voix ou l'instrument, et blessent l'oreille quand elles sont violées? Comment ces notes en si petit nombre forment-elles, au gré des musiciens, des phrases musicales qui renferment des millions de mélodies? Comment ces mélodies ou ces combinaisons de notes, heureusement ou malheureusement posées les unes à côté des autres, selon le génie ou selon la stérilité du musicien, forment-elles des concerts divins ou des discordances stupides? Comment discerne-t-on le style et l'âme d'un musicien d'un autre musicien, dans ces compositions chantées ou exécutées, aussi infailliblement qu'on discerne le style d'un grand écrivain ou d'un grand poëte du style d'un écrivain ou d'un poëte médiocre? Comment ce style du compositeur inspiré ou inhabile nous donne-t-il des ravissements ou des dégoûts qui nous enlèvent jusqu'au troisième ciel, ou qui nous laissent froids et mornes au vain bruit de ses notes sans idée et sans âme? Comment enfin notre âme immatérielle est-elle remuée par cette commotion purement matérielle de l'air? Comment l'artiste communique-t-il à cet air immobile et muet les idées, les sentiments, les passions de son âme en langage de son, et comment cet air immobile et mort tout à l'heure communique-t-il à son tour à notre âme les idées, les sentiments, les passions du musicien?

«Tes comment, dit le Dieu, ne finiront jamais

Si nous tentions d'y répondre, nous ne parviendrions qu'à prouver une fois de plus l'insuffisance de l'esprit humain à rien expliquer et rien définir. C'est le secret de Dieu, ce n'est pas le nôtre. Nous ne savons le comment de rien; nous ne savons pas plus comment la note contient en soi l'impression que nous ne savons comment la parole contient la pensée. Nous savons seulement que la parole nous fait penser et que la musique nous fait sentir.

II

Cette musique ou cette parole inarticulée, qui exprime on ne sait quoi, semble avoir été répandue dans toute la création. Dieu n'a laissé ni vide, ni lacune, ni mort dans son œuvre de vie. Où ne l'entendez-vous pas sous ce qu'on a appelé de tout temps l'harmonie chantante des sphères ou le grand concert de la création? Ne semble-t-il pas, à ceux qui savent écouter les bruits de tous les éléments et qui croient les comprendre, ne semble-t-il pas que tous ces bruits sont des voix, et que dans toutes ces voix on entend les palpitations sourdes, plaintives, éclatantes, d'une âme qui cherche à exprimer sa douleur, sa joie, son cantique à son Dieu? Qui n'a pas passé des heures, des jours, à écouter involontairement ces voix de toutes choses, ces musiques élémentaires qui gémissent, hurlent, pleurent, jouissent, chantent ou prient dans la nature? Qui n'a pas surtout épié de l'oreille ces musiques de la nuit sereine dans les beaux climats de l'Orient, dans les belles saisons de l'Occident, sur les margelles des eaux courantes, sur les rives des grands fleuves, au bord retentissant de la mer? Combien, dans ces lieux et dans ces heures, le grand Musicien des mondes dépasse-t-il, par les mélodies et par les harmonies de ses majestueux instruments, les Timothée, les Beethoven et les Mozart, dans les opéras et dans les concerts qu'il se donne à lui-même!

Il est accordé à l'homme doué du sens musical d'y assister quelquefois et de saisir, à travers la distance et la solitude, comme un passant sous les balcons d'un palais, quelques faibles échos de ces concerts que la terre, l'air, les eaux et les feux donnent à leur Auteur.

C'est là, pour ma part, la musique entre toutes les musiques, celle qui m'a donné les plus vives ivresses d'oreille dont j'aie été enivré dans le cours de ma vie. C'est par ces concerts terrestres ou aériens que j'ai compris l'art pieux, amoureux, pathétique, sublime, des Mozart et des Rossini.

J'ai passé bien souvent des heures, et surtout des heures de nuit transparentes, à savourer ces sons surhumains, tantôt sous la voile d'un navire au pied du mât, tantôt sur les côtes de Syrie, entre les cimes du Liban et les plages mugissantes de la mer. Ces concerts innotés des éléments sont en général précédés d'un long et complet silence, comme pour faire faire en même temps silence dans les sens et dans les pensées de l'homme. Les cèdres qui pyramident en noir sur votre tête sont aussi immobiles que les flèches noirâtres d'une cathédrale détachées sur le bleu cru du firmament. La mer au loin n'a pas une ride sur ses volutes liquides et étincelantes, où elle roule pesamment la lune de lame en lame jusqu'à la plage assoupie. On entendrait le frôlement des poils de la chenille de nuit entre les brins d'herbe qu'elle courbe sous son poids.

Tout à coup on sent une fraîcheur au visage, comme si l'esclave indienne agitait l'éventail humide aspergé d'eau de senteur au-dessus de la tête de la sultane endormie; un frisson parcourt les cimes de l'herbe; une poussière impalpable, enlevée par les premières palpitations de la brise sur le sable du désert, retombe en pluie sèche sur vos cheveux; on respire l'odeur âpre de l'écume de mer exhalée de la vague qui semble se réveiller. Un coup de l'archet invisible effleure les hautes branches du cèdre; puis tout rentre dans un silence plus absolu, comme les exécutants après un prélude.

Ce silence est interrompu tout à coup par le gosier éclatant d'un bulbul, rossignol de l'Asie, qui entonne sans exorde sa mélodie aérienne dans les ténèbres sur un rameau du térébinthe. À ce signal, toute la nature inanimée, comme un orchestre, lui répond. Le vent, endormi dans les bois et sur la mer, parcourt en s'éveillant peu à peu toutes les gammes de ses instruments; il siffle entre les cordages des mâts et des vergues dépouillés de toiles, des barques de pêcheurs à l'ancre dans l'anse du rivage; il pétille dans l'écume légère qui commence à franger la crête des flots; il gronde avec les lourdes lames qui s'amoncellent sur la pleine mer; il tonne avec les neuvièmes vagues qui couvrent par intervalle le cap ruisselant de leur écume; il s'interrompt pendant les repos de la mer qui semble battre par le rhythme de ses cadences la mesure du concert des éléments; l'oreille entend plus près d'elle dans la vallée les gazouillements du ruisseau grossi par la fonte des neiges du Liban. Les cascades sèment comme une sueur des eaux, les flocons d'écume sur l'herbe de ses rives: elles plient à peine les roseaux de son lit en approchant de son embouchure. Les feuilles dentelées du pin parasol, tantôt secouées, tantôt caressées par le vent de mer, rendent des hurlements, des gémissements, des plaintes inarticulées, des soupirs, des respirations et des aspirations mélodieuses qui parcourent en un instant toutes les notes de l'air, et qui font rendre à l'âme, par consonnance, toutes les notes de la sensation, depuis l'infini des bruits jusqu'à l'infini des silences.

Il y a dans tous ces sons, tantôt distincts, tantôt confondus dans un bruissement vague où l'oreille s'assourdit de volupté, il y a une telle harmonie, préétablie par le divin Accordeur de ses éléments sonores, qu'aucun son, quoique dissemblable, ne discorde désagréablement avec l'autre, et qu'un accord ineffable, contrasté, mais jamais heurté, en compose pour l'oreille de l'homme ou des anges une harmonie qu'aucun compositeur ne pourrait écrire, bien que l'âme du chamelier du désert ou du berger du Liban en soit enivrée autant que pouvait l'être l'âme de Beethoven ou de Mozart. C'est la musique de Dieu entendue de toutes ses créatures, même de celles que nous appelons inintelligentes.

Combien de fois n'ai-je pas vu, pendant les haltes de nuit sous les cèdres ou sur les plages de la Syrie, à la lueur de la lune, mon cheval et mon chien, couchés sur le sable, tendre le cou et prêter l'oreille à ces concerts de la vague, du cèdre, du rossignol, et témoigner leur attention et leur jouissance par leur attitude et par les frissons de leurs poils sous ma main? Qui ne sait combien les serpents, sensibles aux airs de la flûte, s'approchent en rampant du joueur de chalumeau, et se meuvent en cadence, charmés par les accords de l'instrument? La parole est la langue des hommes, les sons musicaux sont la parole de la nature. Tout est musique dans les bruits du ciel, de la terre, de la mer, parce que c'est Dieu même qui, par ses lois occultes, a établi les rhythmes, les accords, les consonnances, les distances, les mesures, les harmonies de tous les sons rendus par ses éléments.

Le son rendu par l'air est donc l'élément fondamental de toute musique; seulement tout son isolé n'est pas musical; il faut, pour qu'il le devienne, que ce bruit, consonnant avec les fibres de l'oreille de l'homme, soit concordant par le rhythme et par le ton avec d'autres bruits formant un sens doux, tendre ou pathétique pour l'oreille. La musique est ainsi une association et une combinaison de bruits pour produire une sensation; cette sensation produit à son tour en nous une impression, une pensée, un sentiment, une passion. C'est pour cela que la musique est un art.

III

Combien n'a-t-il pas fallu de temps, de réflexion, d'étude et de génie à l'homme pour saisir tous ces bruits de la nature, pour se rendre compte des impressions que ces bruits produisaient en lui, pour les imiter avec sa voix ou avec des instruments à vent et à fibre, pour faire avec ces sons des notes et demi-notes, pour combiner et coordonner ces notes d'une manière qui leur fit rendre non-seulement des sons, mais un sens, et pour donner enfin à ces notes et demi-notes les places, les accents, les durées, les rapports qu'elles doivent avoir dans le chant? On ignore l'invention des langues, et même si les langues furent inventées ou innées; les notes, qui ne parlent qu'à l'oreille, sont moins divines sans doute que les langues qui parlent à l'intelligence; néanmoins on ignore également comment elles furent inventées: les origines de la musique sont pleines de mystères. L'écrivain de sentiment et de science qui a su donner tant d'attraits à cette étude scientifique, M. Scudo, le pense comme nous.

L'histoire des origines de la musique, dit-il, est partout enveloppée de fables et de légendes qui cachent toujours sous un voile plus ou moins transparent de profondes vérités.

Les Chinois racontent d'une manière fort ingénieuse comment a été fixée la série de sons qui constitue l'échelle musicale. Sous le règne de je ne sais plus quel empereur, qui vivait deux mille six cents ans avant Jésus-Christ, le premier ministre fut chargé de mettre un terme au désordre qui existait dans les échelles musicales. Obéissant à son maître, le ministre se transporta sur une haute montagne qui était couverte d'une forêt de bambous. Il prit un de ces bambous, le coupa entre deux nœuds, enleva la moelle qui le remplissait, et, soufflant dans le roseau évidé, il en fit sortir un son qui n'était ni plus haut ni plus bas que le ton qu'il prenait lui-même lorsqu'il parlait sans être affecté d'aucune passion. Ainsi fut fixé le son générateur de la série. Pendant que le ministre poursuivait d'autres expériences nécessaires au but qu'il se proposait, un couple d'oiseaux, mâle et femelle, vint se percher sur un arbre voisin. Le mâle se mit à chanter et fit entendre six sons; la femelle, lui répondant, en articula six autres, et il se trouva que les douze sons réunis ensemble formaient les douze degrés de l'échelle chromatique. Le ministre, profitant de la leçon qu'on venait de lui donner, coupa douze bambous et en fixa la longueur nécessaire pour produire les douze demi-tons ou degrés chromatiques qui sont contenus dans l'unité de l'octave.

Cette fiction charmante, qui touche au caractère moral de la musique et à la constitution physique de l'échelle sonore, contient des vérités fondamentales qui ont été confirmées depuis par des expériences plus rigoureuses et entrevues dans l'antiquité par Pythagore. De tous les contes dont ce grand philosophe a été le sujet, il reste démontré qu'il fut le premier à soupçonner que le monde était soumis à des lois immuables dont il appartenait aux géomètres de trouver la formule. En conséquence de ce principe, qui a eu de si grands résultats, Pythagore a soumis au calcul les phénomènes des corps sonores et fixé la justesse absolue des intervalles qui sont contenus dans les limites de l'octave. Par une expérience ingénieuse et fort connue, Pythagore prouva qu'il avait le pressentiment de cette belle pensée de Leibniz: «La musique est un calcul secret que l'âme fait à son insu.» Définition admirable, qui semble dérobée à la langue de Platon, et qui concilie la liberté indéfinie du génie créateur de l'homme avec l'ordre absolu qui règne dans la nature.

On voit par ces trois définitions du ministre chinois, de Pythagore et de Leibniz, que, pour les trois peuples représentés par ces trois grands hommes, la musique est d'origine purement divine, et qu'il faut demander ses lois à l'instinct et non à la science. Leibniz aurait mieux dit en disant: La musique est une géométrie de l'oreille. Quant à la tradition des deux oiseaux au sexe différent, dont l'un chanta six notes graves et l'autre six notes douces, on voit que l'opinion des Chinois était qu'il y avait des notes mâles et des notes femelles. C'est de l'accouplement de ces sons de deux sexes que naquit, selon eux, la musique, cette ineffable volupté de l'oreille.

IV

Nous ne dirons rien de l'effet de la musique sur l'âme: la parole en a de plus précis; mais, selon nous, la parole n'en a pas de si puissant. La gamme des sons, parcourue par des voix mélodieuses ou par des instruments habilement touchés, fait en un clin d'œil parcourir à l'âme toute la gamme des sentiments, depuis la langueur jusqu'aux larmes, depuis les larmes jusqu'au rire, depuis le rire jusqu'à la fureur. La consonnance de toutes les passions qui dorment muettes sur nos fibres humaines s'éveille à la consonnance des notes qui vibrent dans la voix ou sous l'archet de l'instrument. L'âme devient l'écho sensitif du musicien. Ces impressions sont si vives sur certaines natures prédisposées à l'effet de la musique que ces natures doivent se sevrer sévèrement de ce plaisir, qui dépasse leur puissance de sentir, afin de conserver l'équilibre de leur raison et l'empire sur leurs passions. C'est une abstinence philosophique ou chrétienne commandée à quelques organisations trop musicales.

Quant à moi, je ne sais pas au juste à quel degré d'exaltation, d'ivresse ou d'héroïsme, ne me porterait pas la musique, si je ne m'en sevrais par sobriété de sensation. Le tambour même, au lieu d'être pour moi un coffre vide, est une urne pleine d'enthousiasme; semblable à ces enfants qui le suivent dans les rues quand il précède nos bataillons en frappant le pas de la guerre, je le suivrais jusque sous la pointe des baïonnettes ou jusqu'à la gueule de feu des canons sans voir la mort et sans la sentir. La plus belle invention de la guerre, c'est la musique métallique et militaire, qui lance les hommes sur le champ de bataille et qui couvre de ses fanfares la glorieuse agonie des combattants. On ne sent pas la mort quand on meurt à ces accents: le dernier soupir s'exhale au rhythme des instruments. Quant au plaisir, aux langueurs, aux rêveries, à l'amour, l'institution moderne du drame musical ou de l'opéra composé par des musiciens de génie, tels que l'Italie et l'Allemagne italienne en donnent au monde de nos jours, et chanté par les Malibran, les hommes n'inventèrent jamais une effémination et une corruption plus délicieuses, mais plus dangereuses, de la virilité des âmes.

V

Cette toute-puissance de la musique sur les sens et sur l'âme a été célébrée par le poëte anglais Dryden dans la plus belle ode, selon Walter Scott, l'historien de Dryden, qui ait jamais été chantée aux hommes depuis Pindare et depuis Horace. La voici; elle servira mieux que des pages de dissertation à vous attester la contagion du son sur les sens. Dryden représente dans cette ode le plus fameux musicien et compositeur de la Grèce, Timothée, appelé pour charmer les oreilles d'Alexandre le Grand et de ses compagnons de guerre à Persépolis. L'ode est adressée à sainte Cécile, la grande musicienne sacrée du christianisme. Écoutez, et suppléez par la pensée aux rhythmes tantôt lents et tantôt rapides que le poëte emploie dans ses vers, et qui ne peuvent être rendus par la prose.

LE FESTIN D'ALEXANDRE,
OU LA PUISSANCE DE LA MUSIQUE,
ODE POUR LA FÊTE DE SAINTE CÉCILE,
Par Dryden.

«C'était au festin royal, pour célébrer la Perse conquise par le fils belliqueux de Philippe. Dans son imposante majesté, le héros, semblable à un dieu, siégeait sur son trône impérial; ses braves compagnons étaient rangés autour de lui, le front ceint de myrtes et de roses (c'est ainsi qu'on doit couronner l'héroïsme). La charmante Thaïs s'asseyait à ses côtés, belle comme une fiancée d'Orient, dans toute l'orgueilleuse fleur de la jeunesse et de la beauté. Heureux, heureux, heureux couple! Les braves seuls, les braves seuls, les braves seuls méritent d'obtenir l'amour de la beauté!

«Timothée, placé parmi le chœur harmonieux, de ses doigts agiles toucha la lyre; les notes tremblantes montèrent jusqu'au ciel en inspirant les joies célestes. Il chanta d'abord Jupiter, qui abandonna le séjour des dieux (tel est l'empire du tout-puissant amour). Ce fut la forme flamboyante d'un dragon que revêtit le dieu, lorsque, traversant les sphères lumineuses, il vola vers la belle Olympie pour créer à son image un souverain du monde!

«La foule attentive applaudit au chant orgueilleux et acclame sous les voûtes retentissantes la présence d'un dieu! D'une oreille ravie le monarque écoute, se pose en dieu, et en remuant la tête semble ébranler l'univers.

«Le mélodieux musicien chanta ensuite Bacchus, Bacchus toujours jeune et beau. Voici venir en triomphe le dieu de la joie! Sonnez les trompettes, et que le tambour résonne! Il montre son visage ouvert tout rougissant d'une grâce empourprée! Il vient! il vient! Bacchus, toujours jeune et beau, créa le premier les joies de l'ivresse. C'est le trésor de Bacchus, le plaisir du soldat. Riche trésor! Doux plaisir! Le plaisir est doux après la peine!

«Sous l'empire de ce chant, la vanité du roi s'éveille dans sa pensée; il livre de nouveau toutes ses batailles; trois fois il défait ses ennemis, trois fois il retue les morts! Le musicien vit la démence guerrière qui bouillonnait sur le visage d'Alexandre, il remarqua ses joues enflammées, ses yeux ardents, et, tandis que le héros défiait la terre et le ciel, il changea de ton et abattit son orgueil.

«Il invoqua une muse plaintive, inspiratrice de la tendre pitié. Il chanta Darius le Grand, le Bon, poursuivi par un destin trop sévère, et tombé, tombé, tombé, tombé du haut de sa grandeur et nageant dans son sang. Abandonné à l'heure de la peine par ceux que sa bonté avait nourris, il est couché sur la terre nue sans qu'une main amie lui ferme les yeux. Les regards éteints, le vainqueur attendri écoute et réfléchit aux vicissitudes de la fortune ici-bas; de temps en temps il exhale un soupir, et les larmes s'échappent de ses yeux.

«Le musicien sourit; il sait que l'amour doit être facile à éveiller à son tour; ce n'est qu'une note sympathique à faire résonner, car la pitié prépare à l'amour. Il chante mélodieusement sur le mode lydien et dispose l'âme au plaisir. La guerre, dit-il, n'est que labeur et tourments; l'homme est une bulle gonflée d'air; ne jouir jamais, recommencer toujours! toujours combattre, toujours détruire! Si la terre vaut qu'on la conquière, elle vaut bien qu'on en jouisse. Regarde la belle Thaïs à tes côtés; prends ce que les dieux t'envoient!

«La foule remplit l'air de ses acclamations. L'amour fut couronné, mais c'était la musique qui avait vaincu. Le prince, ne pouvant dissimuler son tourment, regardait la beauté qui causait sa peine; il soupirait et regardait, regardait et soupirait encore, jusqu'à ce que, succombant à la double ivresse du vin et de l'amour, le vainqueur vaincu s'affaissa sur le sein de Thaïs.

«Frappe de nouveau la lyre d'or, plus fort! et plus fort encore! Fais voler en éclats les chaînes qui retiennent Alexandre dans le sommeil, et réveille-le comme avec le fracas de la foudre. Vois comme à ce bruit formidable le héros soulève la tête comme s'il sortait du tombeau et regarde autour de lui avec étonnement. Vengeance! vengeance! crie Timothée. Vois se dresser les Furies! vois ces serpents qu'elles agitent! Comme ils sifflent et quelles étincelles s'échappent de leurs yeux! Vois cette troupe funèbre! Tous ceux qui la composent portent une torche; ce sont les ombres des héros grecs tués dans le combat, et qui gisent sans sépulture et sans honneur dans la plaine. Accorde à cette vaillante phalange la vengeance qu'elle réclame. Vois comme ces ombres agitent en l'air leurs torches en montrant du doigt les palais des Persans et les brillants temples des dieux ennemis! Les princes applaudissent avec fureur; le roi, transporté d'un zèle destructeur, saisit une torche, et Thaïs, montrant le chemin ainsi qu'une nouvelle Hélène, incendie une nouvelle Troie.

«Ce fut ainsi qu'autrefois, avant qu'on eût inventé le soufflet aux puissants poumons, lorsque l'orgue était encore muet, Timothée sut, à l'aide de la flûte et de la lyre sonore, éveiller tour à tour la colère et le tendre désir dans l'âme des hommes. Enfin parut la divine Cécile, qui inventa l'harmonieux instrument, agrandit le domaine restreint de la musique, et prolongea les sons graves par un art inconnu jusqu'alors. Que Timothée lui cède la victoire, ou plutôt qu'ils se partagent la couronne; car, s'il sut élever un mortel jusqu'aux cieux, elle fit descendre à sa voix le ciel sur la terre!»

VI

Il y a des hommes qui naissent avec une organisation innée pour entendre, comprendre, parler et inventer à un degré infiniment supérieur au reste des hommes cette langue de la musique, plus puissante encore sur leurs propres sens que sur les sens d'autrui: ce sont les poëtes du son. De tous ces hommes privilégiés de l'oreille, le plus précoce, le plus complet et le plus divin, selon nous, jusqu'à Rossini, son seul rival, c'est Mozart. Nous avions tort de dire un homme; Mozart n'était pas un homme, mais un phénomène.

L'Allemagne le revendique pour son enfant. Nous ne voulons pas enlever cette gloire à un pays qui a produit Gluck, Beethoven et Meyerbeer; mais, en réalité, Mozart est un enfant des Alpes italiques plus qu'un fils de l'Allemagne. Il était né à Salzbourg, charmante petite ville allemande qui tient plus du Tyrol que de la Germanie par le site, par la physionomie, par les mœurs et par la langue. On rencontre cette petite ville inattendue au tournant d'un rocher avancé d'une chaîne de montagnes alpestres qui se détachent du Tyrol et qui se prolongent, comme le bras d'un cap, dans la plaine; deux belles rivières confluent et serpentent autour de ses murs; la ville s'y baigne, d'un côté, en regardant des prairies; de l'autre côté elle se groupe et s'assombrit à l'abri d'un rocher perpendiculaire d'où suinte sur ses toits d'ardoise l'obscurité et l'humidité du roc; une aiguille de granit détachée et isolée de la montagne s'élève comme une borne gigantesque à la porte de la ville. Les aigles, les vautours, les corneilles des Alpes tournoient dans le ciel bleu autour de sa cime inaccessible. Des escaliers à rampes, incrustés dans la pierre vive, serpentent contre le flanc du plateau de roches contre lequel la ville est adossée; ils conduisent les habitants et les pèlerins pieux de la contrée à des pèlerinages de dévotion bâtis par les moines et les chevaliers du moyen âge sur la crête de la montagne. Les cloches y sonnent mélodieusement les heures des offices aux fidèles de la ville. Ces bruits, adoucis par la distance, chantent le soir et le matin, avec des mélodies vagues, au-dessus des toits de la ville, comme des volées d'oiseaux invisibles qui gazouillent en passant très-haut dans le ciel au-dessus de la vallée. Les murailles de pierre grise des maisons s'harmonisent merveilleusement par leur couleur avec la vive verdure des arbres et des prés baignés par les deux rivières. Le soleil, au lieu de s'y répercuter en blanc comme sur les murailles éblouissantes des villes neuves, s'y reflète en teintes légèrement azurées qui donnent de l'antiquité aux édifices et de la sérénité aux pensées. C'est une ville du soir, qu'il faut contempler au soleil couchant. Tout y respire le calme, le recueillement, la religion, l'amour contenu, le silence propice au chant intérieur que l'homme musical écoute en lui. Je n'ai vu en Europe que la ville de Chambéry, à l'issue des gorges de Savoie, disputant le bassin aux montagnes et aux lacs, avec ses toits d'ardoise, ses maisons de roche grise, son château et sa tour dominant ses rues et ses places, ses ruisseaux, dans les faubourgs ses jardins allant se fondre dans la verdure illimitée de ses vallées, qui rappelle Salzbourg. Le génie aime ces petites capitales recueillies, où l'âme ne s'évapore pas dans la foule et dans le bruit comme dans les Babels de l'industrie moderne. Elles sont presque toutes marquées par la naissance ou par la prédilection d'un grand artiste, Chambéry par J.-J. Rousseau, Zurich par Gessner, Salzbourg par Mozart; Mozart, à mon avis, plus grand artiste que ces enfants des Alpes; il n'a parlé qu'avec des sons, mais quelle est la chose divine qu'il n'ait pas exprimée dans cette langue dont la nature lui avait donné en naissant la clef?

VII

Donc, vers la fin du siècle dernier vivait à Salzbourg un pauvre maître de musique, organiste de la cathédrale, aux appointements de quelques écus par an, donnant des leçons en ville, et, en cumulant ainsi ces deux salaires, logeant, nourrissant, vêtissant et élevant sa chère famille, composée de sa femme, d'une fille et d'un fils.

Le chant était toute la providence de ce petit nid humain abrité sous l'ombre du clocher de la cathédrale. C'est ainsi qu'on voit, pendu à un clou au bord de la fenêtre d'une couturière, un bouvreuil mâle chanter dans sa cage pour gagner le grain de millet et la goutte d'eau dont sa maîtresse récompense ses symphonies, puis porter en voltigeant au-dessus du nid de sa femelle ce grain de millet à ses petits encore sans plumes, ouvrant leurs becs pour recevoir leur nourriture.

Le père du plus grand génie qui ait jamais fait rendre au son tout ce que le son contient de consonnance pour l'oreille était lui-même un génie de pressentiment; il n'avait pas toute la création, mais il avait toute l'intelligence de la musique; il en avait de plus la passion. Le fils devait être le génie, le père était l'instinct; c'est presque toujours ainsi que procède la nature: la séve est dans le tronc, le fruit est dans la branche. Ce fruit du génie longtemps élaboré de génération en génération ne mûrit et ne tombe qu'à la dernière; après ce phénomène l'arbre devient stérile et le progrès humain dans la famille s'arrête; car, s'il continuait indéfiniment, comme le prétendent certains philosophes, la famille ne produirait plus un homme, mais un Dieu.

VIII

Il n'existait que trois choses au monde pour le père de Mozart: Dieu, sa famille et la musique. La vive piété dont il était animé lui venait sans doute encore de sa passion innée pour la musique; car, quand on aime un art avec passion, cet amour qu'on a pour cet art ne tarde pas à s'élever jusqu'à l'infini, et, quand on s'élève, l'infini de l'art touche à l'infini de la création, c'est-à-dire à Dieu. L'amour que ce modèle des époux et des pères portait à sa femme, à son fils et à sa fille, devait être aussi dans son cœur une cause incessante de sa tendre piété; car il fallait une providence à cette pauvre et sainte famille de l'art, et le père, sans cesse préoccupé du soin de la nourrir et de la rendre heureuse, ne pouvait trouver cette providence secourable qu'en Dieu. Cette piété, assujettie à de petites pratiques de dévotion, avait sans doute quelque chose d'un peu féminin; mais la touchante superstition qui vient des tendresses et des anxiétés du cœur d'un père ou d'une mère pour leurs enfants est sacrée comme le sentiment d'où elle émane. Si la raison des philosophes ne cherche son Dieu que dans l'infini, il faut pardonner à la famille pieuse et indigente de chercher le sien dans son cœur et dans son foyer domestique. C'était le caractère de cette piété tendre du père, de la mère et des enfants, dans la maison de Mozart, à Salzbourg.

IX

Le Ciel, qui récompense nos vertus plus que nos idées, parut exaucer visiblement ces vœux, ces prières et ces saintetés du père de Mozart, en lui accordant un miracle. Ce miracle, qui n'eut jamais rien d'analogue sur la terre par la précocité du génie humain, fut la naissance d'un fils. Ce fils, Wolfgang Mozart, dès les premiers mois de son existence, ne parut pas être un enfant des hommes, mais, selon la belle expression de ses biographes, une inspiration musicale revêtue d'organes humains. Le père et la mère, qui s'en aperçurent les premiers, tombèrent à genoux pour remercier le Ciel de leur avoir donné pour fils un véritable ange de la musique. Ils s'étudièrent, avant même que l'enfant pût parler, à cultiver son oreille plus encore que sa parole. La maison du père de Mozart était un atelier des sons, depuis le clavecin jusqu'à la guitare, depuis le violon jusqu'à la basse, depuis la flûte jusqu'au tuyau d'orgue. Tous les instruments de musique, également familiers au père et à la mère, étaient les seuls meubles épars sur le plancher ou contre les murs. C'étaient les outils, les gagne-pain et les délassements du père. Ces instruments devinrent les premiers et les uniques jouets de l'enfant. L'enfant ne s'éveillait ou ne s'endormait qu'au son du clavecin, des violes ou du violon de son père. Quand il sortait de la maison, la main dans la main de sa mère, c'était pour aller s'enivrer des vibrations majestueuses de l'orgue de la cathédrale ou des couvents de Salzbourg, touché par son père dans les cérémonies religieuses des fêtes cathédrales. Son père le conduisait dès l'âge de deux ans avec lui chez les jeunes filles de la noblesse et de la bourgeoisie de la ville auxquelles il donnait des leçons; et l'enfant, tout en recevant leurs caresses, profitait à son insu des enseignements répétés de son père à ses élèves. Les règles mêmes de la composition entraient dans sa frêle intelligence; avant de comprendre les lettres il lisait les notes et comprenait la grammaire des sons; à l'âge de quatre ans et quelques mois il jouait du petit violon de poche à la proportion de sa taille, et il étudiait par imitation le doigté de l'orgue sur les genoux de l'organiste; semblable aux anges du tableau de Raphaël, accoudés aux pieds de sainte Cécile, esprits enfantins qui savent tout sans avoir rien appris.

Un vieillard de Salzbourg, voisin de la maison du maître de chapelle, et qui se souvient d'avoir vu dans sa jeunesse ce prodige de précocité, racontait, il y a peu de jours, à un de nos amis une anecdote merveilleuse de l'enfance de Mozart dont il avait été témoin. L'enfant de quatre ans, sa petite pochette sous le bras, descendait quelquefois dans la boutique d'un serrurier voisin qui jouait lui-même du violon; l'artisan et l'enfant s'amusaient à exécuter ensemble des duos inhabiles dont l'enfant inventait les motifs. Un jour que l'enfant rentrait à la maison après un de ces concerts, le père, prenant son propre violon sur la table, s'amusa à donner maestralement quelques coups d'archet sur les cordes. «Comment trouves-tu ces sons de mon instrument? dit-il à son fils; valent-ils ceux du violon de ton ami le serrurier?—Ces deux instruments, répondit l'enfant, ne pourraient pas s'accorder ensemble; le violon du serrurier est juste d'un demi-ton plus bas que le tien.»

Le père, étonné du discernement exquis de l'oreille d'un enfant, voulut s'assurer si la différence d'un demi-ton entre son violon et celui du serrurier était réelle; il descendit, l'archet à la main, chez son voisin, et, s'étant assuré par lui-même que la dissonance était précisément du demi-ton perçu par son fils, il embrassa l'enfant les larmes aux yeux, appela sa femme et sa fille, et bénit Dieu en famille en s'extasiant sur l'organisation précoce et miraculeuse du grand homme futur dont la Providence avait doté leur humble foyer. Le vieillard de Salzbourg, témoin de la scène, s'attendrissait encore lui-même en la racontant. Ces traditions des petites villes sur les génies avec lesquels leurs vieillards ont vécu dans la familiarité du voisinage sont les grâces de l'histoire; elles rendent aux froids souvenirs la vie, l'intimité, la naïveté et la chaleur de la famille. Le cœur de l'histoire est dans la tradition, mais ce cœur est plus palpitant dans les commerces épistolaires des membres de la famille entre eux.

X

La renommée du jeune prodige musical de Salzbourg éclos dans la maison du pauvre maître de chapelle s'était répandue dans toute l'Allemagne avant que le petit Wolfgang eût atteint sa septième année. Le père, sollicité par la misère et par la curiosité des princes et des villes, fut obligé de conduire son fils dans plusieurs cours, petites ou grandes, de l'Allemagne. La cour impériale de Vienne désira, une des premières, jouir de cette merveille de précocité et de génie.

La première lettre du père de Wolfgang, datée du 16 octobre 1762, rend parfaitement compte de l'esprit et des incidents de ce voyage d'artiste ambulant, montrant pour un peu d'argent ou pour quelques cadeaux son phénomène vivant aux bourgeois, aux grands et aux princes. La naïveté de ses joies ou de ses peines, selon que l'enfant est plus ou moins admiré sur sa route, s'exprime dans ses lettres avec une inimitable candeur. La première de ces lettres est adressée à un ami de Salzbourg, qui suivait du cœur et des yeux les deux pèlerins de l'art et de la gloire. Mozart le père venait d'arriver à Vienne avec l'enfant. Lisez:

«Nous sommes partis de Linz le jour de Saint-François et arrivés le soir à Matthausen. Le lendemain, nous sommes parvenus à Ips, où deux minorites et un bénédictin, qui avaient été aux eaux avec nous, dirent la messe. Pendant ce temps, notre Woferl se trémoussait si bel et si bien sur l'orgue que les Pères franciscains, qui venaient de se mettre à table avec quelques hôtes, quittèrent tous le réfectoire et coururent au chœur. Ils n'en revenaient pas de stupéfaction.

«Malgré l'abominable temps qu'il fait, nous avons déjà été à un concert chez le comte Collalto; la comtesse Sinzendorff nous a conduits chez le comte Wilschegg et chez le vice-chancelier de l'Empire, comte de Collorédo, où nous avons trouvé les ministres et toutes les grandes dames de Vienne, avec lesquelles nous avons causé. Il y avait entre autres le chancelier de Hongrie, comte Palffy; le chancelier de Bohême, comte Chotsek; l'évêque Esterhazy. La comtesse s'est donné beaucoup de peines pour nous, et toutes ces dames sont folles de mon fils. Notre réputation s'est déjà répandue partout. Ainsi j'étais le 10 à l'Opéra, et j'y entendis l'archiduc Léopold dire, hors de sa loge, à une loge voisine: Il est arrivé à Vienne un petit bonhomme qu'on dit jouer admirablement du clavecin, etc. Le même jour, à onze heures, je reçus l'ordre de me rendre à Schœnbrunn. Le lendemain on nous remit au 13, parce que le 12, fête de saint Maximilien, était jour de gala et qu'on voulait avoir le temps d'entendre les enfants tout à l'aise. Chacun est en admiration devant mon petit garçon, et l'on s'accorde à lui trouver des dispositions inconcevables. La cour a exprimé le désir de l'entendre avant que nous ayons demandé à être reçus. Le jeune comte Palffy, en passant à Linz, apprit de la comtesse Schlick que nous donnions un concert dans la soirée; elle fit tant qu'il laissa sa voiture devant la porte et accompagna la comtesse au concert. Il fut extrêmement étonné, et en parla dès son arrivée à l'archiduc Joseph, qui à son tour en entretint l'impératrice. Dès qu'on sut que nous étions à Vienne, on nous transmit l'ordre de paraître à la cour. Je vous aurais rendu compte immédiatement de notre présentation si nous n'avions pas été obligés d'aller droit de Schœnbrunn chez le prince de Hildburghausen... et six ducats ont prévalu contre le plaisir de vous écrire sur-le-champ. Aujourd'hui encore je n'ai que le temps de vous dire que Leurs Majestés nous ont reçus avec une faveur si extraordinaire qu'un récit détaillé vous paraîtrait fabuleux. Woferl a sauté sur les genoux de l'impératrice, l'a prise au cou et l'a mangée de caresses. Nous sommes restés auprès de Sa Majesté de trois à six heures, et l'empereur lui-même est venu dans la seconde pièce me chercher pour me faire entendre l'infante, jouant du violon. Hier, jour de Sainte-Thérèse, l'impératrice nous a envoyé son trésorier intime, qui est arrivé en grand gala devant notre porte, apportant deux habillements complets pour mes deux enfants. C'est ce personnage qui est chargé de venir chaque fois nous chercher pour nous conduire à la cour. Cette après-midi, ils doivent aller chez les deux plus jeunes archiduchesses, puis chez le comte Palffy. Hier nous avons été chez le comte de Kaunitz et avant-hier chez la comtesse Kinsky et le comte Udefeld.»

LE MÊME AU MÊME.

«Vienne, 19 octobre 1762.

«J'ai été appelé aujourd'hui chez le trésorier intime; il m'a reçu avec la plus grande politesse, et m'a demandé, au nom de l'empereur, si je ne pourrais pas rester encore quelque temps à Vienne. Je me mets aux pieds de Sa Majesté, ai-je répondu. Là-dessus, le trésorier m'a remis cent ducats, en ajoutant que Sa Majesté nous ferait bientôt rappeler.

«Aujourd'hui nous allons chez l'ambassadeur de France, et demain chez le comte Harrach. Tous ces personnages nous font chercher et ramener dans leurs voitures et avec leurs gens. On nous engage quatre, cinq, six et huit jours d'avance, pour ne pas arriver trop tard. Dernièrement, nous avons été de deux heures et demie à quatre heures dans une maison. De là le comte Hardegg nous a fait chercher dans sa voiture et amener au grand galop chez une dame, où nous sommes restés jusqu'à cinq heures et demie. De là il a fallu encore se rendre chez le comte de Kaunitz, chez lequel nous sommes demeurés neuf heures.

«Voulez-vous savoir quel est le costume apporté à Woferl? Il est du drap le plus fin, couleur lilas, la veste en moire de la même couleur, habit et veste garnis d'une double bordure en or. On l'avait commandé pour le petit archiduc Maximilien. Le costume de Nanerl était fait pour une archiduchesse; c'est du taffetas blanc brodé, avec toutes sortes de garnitures.»

LE MÊME AU MÊME.

«Vienne, 30 octobre 1762,

«Félicité, fragilité! elle se brise comme le verre. Je sentais, pour ainsi dire, que nous avions été trop heureux pendant quinze jours. Dieu nous a envoyé une petite croix, et nous rendons grâce à son infinie miséricorde que tout se soit passé sans trop de mal. Le 21, nous avions été de nouveau, le soir, chez l'impératrice. Woferl n'était pas dans son assiette ordinaire. Nous nous sommes aperçus un peu tard qu'il avait une espèce de scarlatine. Non-seulement les meilleures maisons de Vienne se sont montrées pleines de sollicitude pour la santé de notre enfant, mais elles l'ont vivement recommandé au médecin de la comtesse de Sinzendorf, Bernhard, qui a été plein d'attentions. La maladie touche à sa fin; elle nous coûte cher: elle nous fait perdre au moins cinquante ducats. Faites dire, je vous prie, trois messes à Lorette, à l'autel de l'Enfant-Jésus, et trois à Bergl, à l'autel de Saint-François de Paule.»

LE MÊME AU MÊME.

«Vienne, 6 novembre 1762.

«Il n'y a plus de danger, et, Dieu merci! mes angoisses sont passées. Hier, nous avons payé notre excellent médecin par une sérénade. Quelques familles ont envoyé demander des nouvelles de Wolfgang et lui ont fait souhaiter une bonne fête; mais c'en est resté là: c'étaient le comte Harrach, le comte Palffy, l'ambassadeur de France, la comtesse Kinsky, le baron Prohmann, le baron Kurz, la comtesse de Paar. Si nous n'étions pas restés près de quinze jours à la maison, la fête ne se serait pas passée sans cadeau. Maintenant il faut que nous tâchions de reprendre les choses où elles en étaient avant cette maladie de l'enfant.»

XI

Ils partent pour Munich. L'électeur de Bavière est grand amateur de musique; il reçoit bien les musiciens ambulants. Mais que voulez-vous! dit Mozart le père à son ami, il est pauvre. À Stuttgart ils ne parviennent pas à se faire entendre; les artistes italiens sont maîtres de l'oreille du prince; ils écartent dédaigneusement les rivaux, même enfants. Le père et l'enfant descendent le Rhin sans plus de succès, s'arrêtent à Bruxelles, et viennent enfin à Paris. Leur réputation les y avait devancés; ils sont admis à se faire entendre à Versailles: les princesses, filles de Louis XV, comblent de caresses l'enfant miraculeux. «Figurez-vous, écrit le père à son ami, l'étonnement de tout le monde ici quand on voit les filles du roi s'arrêter pendant les défilés d'apparat dans les grands appartements, dès qu'elles aperçoivent mes enfants, s'approcher d'eux, les caresser, s'en faire embrasser à plusieurs reprises. Il en est de même de madame la Dauphine. Ce qui a paru encore plus extraordinaire à MM. les Français, c'est que, au grand couvert qui eut lieu dans la nuit du nouvel an, non-seulement on nous fit place à tous près de la table royale, mais Monseigneur Wolfgangus dut se tenir tout le temps près de la reine, lui parla constamment, lui baisa souvent les mains, et mangea à côté d'elle les mets qu'elle daignait lui faire servir. La reine parle aussi bien l'allemand que nous. Comme le roi n'en comprend pas un mot, la reine lui traduisait tout ce que disait notre héroïque Wolfgang. Je me tenais près de lui. De l'autre côté du roi, où étaient assis M. le Dauphin et madame Adélaïde, se tenaient ma femme et ma fille. Or vous saurez que le roi ne mange pas en public; seulement tous les dimanches soir la famille royale soupe ensemble; on ne laisse pas entrer tout le monde. Quand il y a grande fête, comme au nouvel an, à Pâques, à la Pentecôte, à la fête du roi, etc., alors il y a grand couvert. On admet toutes les personnes de distinction. L'espace n'est pas grand, et par conséquent il est bientôt rempli. Nous arrivâmes tard, les suisses durent nous ouvrir le passage, et l'on nous conduisit dans la pièce qui est tout près de la table, et que traverse la famille royale pour rentrer au salon. En passant, les uns après les autres parlèrent avec notre Wolfgang, et nous les suivîmes jusqu'à la table.

«Vous n'attendez sans doute pas de moi que je vous décrive Versailles. Seulement je vous dirai que nous y sommes arrivés dans la nuit de Noël, et que nous y avons assisté, dans la chapelle royale, à la messe de minuit et aux trois saintes messes. Nous étions dans la galerie lorsque le roi revint de chez madame la Dauphine, qu'il avait été voir à l'occasion de la mort de son frère, le prince électeur de Saxe.

«J'entendis une bonne et une mauvaise musique. Tout ce qui se chantait par une voix seule et devait ressembler à un air était vide et froid, misérable; mais les chœurs sont tous bons et très-bons. Aussi ai-je été tous les jours avec mon petit homme à la messe de la chapelle pour y entendre les chœurs des motets qu'on y exécute. Nous avons en quinze jours dépensé à Versailles environ douze louis. Peut-être trouverez-vous que c'est trop et ne le comprendrez-vous pas; mais à Versailles il n'y a ni carrosses de remise ni fiacre; il n'y a que des chaises à porteurs; chaque course coûte douze sous; et, comme bien souvent nous avons eu besoin sinon de trois, au moins de deux chaises, nos transports nous ont coûté un thaler par jour et plus, car il fait toujours mauvais temps. Ajoutez à cela quatre habits noirs neufs, et vous ne serez plus étonné que notre voyage de Versailles nous revienne à vingt-six ou vingt-sept louis. Nous verrons quel dédommagement nous en reviendra de la cour. Sauf ce que nous avons à espérer de ce côté, Versailles ne nous a rapporté que douze louis, argent comptant.

«En outre, madame la comtesse de Tessé a donné à maître Wolfgang une tabatière en or, une montre en argent, précieuse par sa petitesse, et à Nanerl, ma fille, un étui à cure-dents en or, fort beau. Wolfgang a encore reçu d'une autre dame un petit bureau de voyage en argent, et Nanerl une petite tabatière d'écaille incrustée d'or, d'une extrême délicatesse, puis une bague avec un camée et une foule de bagatelles que je compte pour rien, comme des nœuds d'épée, des manchettes, des fleurs pour des bonnets, des mouchoirs. Dans quatre semaines j'espère vous donner quelques nouvelles plus solides de ces fameux louis d'or, dont il faut faire une plus grande consommation.

«Wolfgang Mozart a quatre sonates chez le graveur; figurez-vous le bruit qu'elles feront dans le monde quand on saura et qu'on verra sur le titre qu'elles sont l'œuvre d'un enfant de sept ans! S'il y a des incrédules, on les convaincra par des preuves, comme il nous arrive tous les jours. Nous avons fait écrire dernièrement par un artiste un menuet, et aussitôt, sans toucher le clavecin, notre petit bonhomme a écrit la basse et il écrira aussi couramment si l'on veut le second violon. Vous entendrez combien ces sonates sont belles; je puis vous assurer que Dieu fait tous les jours de nouveaux miracles dans cet enfant. Lorsque nous serons de retour à Salzbourg, il sera en état de servir la cour du prince-évêque. Il accompagne dès à présent dans les concerts publics, il transpose à première vue les morceaux les plus difficiles avec une netteté extraordinaire, au point que les maîtres ne peuvent dissimuler leur basse jalousie contre cet enfant.

«Faites, je vous prie, dire quatre messes à Maria Plain et une à l'Enfant-Jésus de Lorette aussitôt que possible; nous les avons promises, ma femme et moi, pour nos deux pauvres enfants qui ont été malades. J'espère qu'on continuera à dire les autres messes à Lorette tant que nous serons absents, comme je vous l'avais recommandé. Tout le monde veut me persuader de faire inoculer mon garçon; quant à moi, je préfère tout remettre à la grâce de Dieu; tout dépend de lui; il s'agira de savoir si Dieu, qui a mis dans ce monde cette merveille de la nature, veut l'y conserver ou l'en retirer. Je veille sur lui tellement qu'être à Salzbourg, ou à Paris, ou en voyage, c'est pour lui même chose; c'est aussi ce qui rend notre voyage si dispendieux.

«Le trésorier des menus plaisirs du roi a remis hier à l'enfant, de la part du roi, quinze louis et une tabatière d'or. Nous allons donner un concert. Faites dire des messes pour nous pendant huit jours de suite à partir du 17 avril. Je voudrais de plus que quatre messes fussent dites; ces messes sont sur la demande expresse du duc de Chartres, du duc de Duras, du comte de Tessé, et de beaucoup de dames du plus haut parage.

«Nous voici connus ici des ambassadeurs de toutes les puissances étrangères. Milord Bedford et son fils nous sont très-favorables; le prince Galitzin nous aime comme ses enfants. Les sonates que M. Wolfgangerl a dédiées à la comtesse de Tessé seraient gravées si on avait pu persuader la comtesse d'agréer la dédicace que M. Grimm, le meilleur de nos amis, avait faite pour elle; on a été obligé de la changer: la comtesse ne veut pas être louée; c'est dommage, car cette dédicace la dépeignait très-bien, ainsi que mon fils. Outre d'autres cadeaux elle a donné une montre en or à Wolfgang, un étui précieux à Nanerl.

«Ce M. Grimm, mon grand ami, qui a tout fait ici pour nous, est secrétaire du duc d'Orléans; c'est un homme instruit et un grand philanthrope. Aucune des lettres que j'avais pour Paris ne m'aurait absolument servi à rien, ni les lettres de l'ambassadeur de France à Vienne, ni l'intervention de l'ambassadeur de l'empereur à Paris, ni les recommandations du ministre de Bruxelles, comte de Cobenzl, ni celles du prince de Conti, de la duchesse d'Aiguillon, ni toutes celles dont je pourrais faire une litanie! M. Grimm seul, pour qui j'avais une lettre d'un négociant de Francfort, a tout fait! C'est lui qui nous a introduits à la cour, c'est lui qui a soigné notre premier concert. À lui seul il m'a placé trois cent vingt billets, c'est-à-dire pour quatre-vingt louis; il nous a valu de ne pas payer l'éclairage: il y avait plus de soixante bougies; c'est lui qui nous a obtenu l'autorisation pour le premier concert et pour un deuxième, dont déjà cent billets sont placés. Voilà ce que peut un homme qui a du bon sens et un bon cœur! Il est de Ratisbonne, mais il y a quinze ans qu'il est à Paris; il sait tout mettre en train et faire réussir les choses comme il le veut.

«M. de Méchel, le graveur, travaille à force à nos portraits peints par un amateur, M. de Carmontelle: Wolfgang joue du piano; moi, derrière lui, du violon; Nanerl s'appuie d'une main sur le piano, et tient dans l'autre un morceau de musique, comme si elle allait chanter.»

Qui peut lire sans attendrissement ces pieuses superstitions d'un cœur de père et d'un cœur de mère vouant à l'autel d'un Dieu-enfant des sacrifices propitiatoires pour l'enfant de leur amour, afin que l'analogie des âges attendrît plus puissamment l'enfance du Dieu pour l'enfance de l'homme! Ce n'est pas la philosophie qu'il faut chercher dans cette sainte famille d'artistes chantants, c'est la nature. Est-ce de la philosophie qu'on demande au chant du rossignol sur son nid? Non, ce qu'on cherche dans ses accords, c'est de la tendresse: la tendresse du père de Mozart n'est si touchante que parce qu'elle ressemble à une tendresse de femme.

XII

Comblée de soins par son compatriote Grimm, passionnée pour la musique, mais pauvre d'or parce que la dépense du voyage dépasse souvent la recette des concerts, la famille va à Londres, est entendue à la cour, se dégoûte de la froideur des Anglais pour son art, revient en Hollande, repasse par Paris, rentre en Allemagne par la Suisse, est arrêtée à Olmütz par la petite vérole de son fils.

«Te Deum laudamus! s'écrie le père dans sa vingt-neuvième lettre à ses amis de Salzbourg; in te, Domine, speravi; non confundar in æternum.» L'enfant est guéri par les soins d'un chanoine de Salzbourg établi à Olmütz, et qui prête l'hospitalité la plus affectueuse aux pèlerins de sa ville natale. Ils reprennent leur course vers la capitale de l'Autriche.

«Le 19 janvier, écrit le père, nous avons été chez l'impératrice, où nous sommes restés de deux heures et demie à quatre heures et demie. L'empereur vint dans l'antichambre, où nous attendions que le café fût pris, et nous fit entrer lui-même. Il y avait le prince Albert et toutes les archiduchesses: pas une âme de plus. Il serait trop long de vous écrire tout ce qui s'est dit et fait. Il est impossible d'imaginer avec quelle familiarité l'impératrice a traité ma femme, s'informant de la santé de nos enfants, s'entretenant de notre grand voyage, la caressant, lui serrant les mains pendant que l'empereur causait avec moi et Wolfgang de musique et de toutes sortes de sujets, et faisait, à diverses reprises, rougir la pauvre Nanerl. Je vous raconterai tout de vive voix. Je n'aime pas écrire des choses que mainte tête carrée de notre pays traiterait de mensonges en devisant derrière le poële.

«Toutefois, n'allez pas conclure que les faveurs positives et sonnantes dont on nous honore sont en proportion de cette bienveillance intime et extraordinaire.»

La faveur du public et de la cour éveille déjà l'envie contre cet enfant comme par un pressentiment de sa supériorité future. On songe à lui faire écrire un opéra, c'est-à-dire le poëme épique du chant, avant l'âge où les passions ont donné leur note dans un cœur d'homme.

«Sur ma vie! écrit le père enthousiaste, sur mon honneur! je ne puis dire autre chose, si ce n'est que cet enfant est le plus grand homme qui ait jamais vécu dans ce monde!»

Et l'avenir a ratifié cette prophétique conviction du père.

«Pour convaincre le public de ce qu'il en est, je me suis décidé à une épreuve tout à fait extraordinaire: j'ai résolu qu'il écrirait un opéra pour le théâtre. Que pensez-vous qu'ont dit tous ces gens, et quel vacarme n'ont-ils pas fait! Quoi! on aura vu aujourd'hui Gluck assis au clavecin, et demain ce sera un enfant de douze ans qui le remplacera et qui dirigera un opéra de sa façon? Oui, malgré l'envie. J'ai même attiré Gluck dans notre parti; du moins, s'il n'y est pas de cœur, il ne peut pas le faire voir, car nos protecteurs sont aussi les siens; et, pour m'assurer les acteurs, qui causent d'ordinaire le plus de désagrément aux compositeurs, je me suis mis en rapport direct avec eux sur les indications que l'un d'entre eux m'a données; mais la vérité est que la première idée de faire composer un opéra à Wolfgang m'a été suggérée par l'empereur, qui lui a demandé par deux fois s'il ne voulait pas composer et diriger lui-même un opéra. Le bonhomme a naturellement répondu oui; mais l'empereur ne pouvait rien ajouter, vu que les opéras regardent le seigneur Affligio.

«Je n'ai donc plus à regretter aucun argent, car il nous rentrera aujourd'hui ou demain. Qui ne tente rien n'a rien; il faut vaincre ou mourir, et c'est au théâtre que nous trouverons la mort ou la gloire.

«Ce ne sera pas un opéra séria: on n'en donne pas ici, on ne les aime pas; ce sera donc un opéra buffa. Non pas un petit opéra, car il durera bien de deux heures et demie à trois heures. Il n'y a pas ici de chanteurs d'opéra séria. L'opéra tragique de Gluck, Alceste, même a été chanté par les bouffes. Il y a d'excellents artistes en ce genre, les signori Caribaldi, Caratoli Poggi, Laschi, Polini; les signore Bernasconi, Eberhardi, Baglioni.

«Qu'en dites-vous? La gloire d'avoir écrit un opéra pour le théâtre de Vienne n'est-elle pas la meilleure voie pour obtenir du crédit non-seulement en Allemagne, mais en Italie?»

L'opéra est écrit.

L'incrédulité et la jalousie l'attribuent au père; «mais les calomniateurs n'eurent pas le triomphe qu'ils en attendaient, dit le père. Je fis ouvrir au hasard, devant le public prévenu, le premier volume du poëte Métastase, le Quinault de l'Italie, et l'on mit sous les yeux de mon petit Wolfgang les premières paroles qui se rencontrèrent. L'enfant prit la plume, et il écrivit sans hésiter un instant, devant beaucoup de personnes considérables, la musique et l'accompagnement à grand orchestre, avec une incroyable promptitude.»

Rien ne prévaut contre l'envie naissante attachée au génie en germe: l'opéra n'est pas représenté.

«Cent fois j'ai voulu faire mon paquet et m'en aller. S'il avait été question d'un opéra séria, je serais parti sur-le-champ et je l'aurais offert à Sa Grandeur le prince-archevêque; mais, comme c'est un opéra buffa, qui demande, en outre, des personnes bouffes spéciales, il a fallu sauver notre honneur, coûte que coûte, et celui du prince par-dessus le marché; il a fallu démontrer que ce ne sont pas des imposteurs, des charlatans qu'il a à son service, qui vont, avec son autorisation, en pays étrangers pour jeter de la poudre aux yeux comme des bateleurs, mais bien de braves et honnêtes gens qui, à l'honneur de leur prince et de leur patrie, font connaître au monde un miracle que Dieu a produit à Salzbourg. Voilà ce que je dois à Dieu, sous peine d'être la plus ingrate des créatures; et si jamais ce m'a été un devoir de convaincre le monde de ce miracle, c'est précisément en un temps où l'on se moque de tout ce qui s'appelle miracle, où l'on nie toute espèce de miracle. Il faut donc que je convainque le monde. Et ce n'a pas été une petite joie et un mince triomphe pour moi que d'entendre un voltairien me dire dernièrement avec stupeur: «Eh bien! j'ai enfin vu un miracle; c'est le premier.» Et comme ce miracle est par trop évident et ne peut être nié, on cherche à l'anéantir. On ne veut pas en laisser la gloire à Dieu. On pense qu'il suffit de gagner encore quelques années, qu'alors il n'y aura plus rien que de fort naturel, et que ce ne sera plus un miracle divin. Il faut donc l'enlever aux yeux du monde; et qu'est-ce qui le rendrait plus visible qu'un succès dans une grande et populeuse ville, en plein théâtre? Mais faut-il s'étonner de trouver des persécutions en pays étrangers, quand mon pauvre enfant en a subi dans son propre lieu natal!»

XIII

L'indignation d'avoir échoué, la honte de reparaître à Salzbourg sans avoir cueilli cette palme de l'art à Vienne, le désir de faire respirer à l'enfant l'atmosphère musicale de l'Italie, cette terre du chant, quelques secours de l'empereur pour soutenir la famille errante dans ce long voyage, font franchir les Alpes aux deux Mozart. La mère et la sœur Nanerl se séparent des deux artistes et rentrent seules et désolées à Salzbourg. Le jeune compositeur, ivre de son voyage, commence avec sa sœur, de toutes les villes où il s'arrête, une correspondance moitié enfantine, moitié inspirée, où le badinage lutte avec les larmes. Ces charmantes lettres sont le commentaire des notes les plus gaies ou les plus pathétiques du jeune artiste. L'âme chante avant de parler; c'est le privilége du musicien de n'avoir pas besoin des années pour mûrir son génie, parce que son génie est tout entier inspiration, et que les souffles du matin sont aussi harmonieux et plus frais que ceux du soir. On remarque aussi dans ces lettres un caractère tout spécial aux musiciens; caractère qui nous a souvent frappé nous-même dans les grands compositeurs que nous avons connus: c'est la gaieté, le badinage, l'enjouement; en d'autres termes, la verve.

La verve, sorte d'ivresse gaie du génie, n'est pas nécessaire aux autres arts, par exemple aux poëtes, parce qu'ils se nourrissent plutôt de réflexion et de mélancolie; mais elle est indispensable aux musiciens, parce que leur âme est une perpétuelle explosion du chant émané en cascades de sons de leur mélodie intérieure. On sent cette verve musicale, cette ivresse de la vie jusque dans les oiseaux chantants. Il y a des moments où le rossignol contient toutes les gaietés de sons inspirés par le printemps de l'amour dans une roulade; souvent il chancelle et tombe de la branche, l'oreille éblouie de sa propre mélodie, ivre-mort de l'ivresse musicale. Tel est le musicien, tel est le jeune Mozart dans sa jovialité de badinage et de génie avec sa sœur Nanerl. Mais à la fin de ces lettres, datées des différentes villes d'Italie qu'il parcourt, il y a toujours la note tendre: c'est le moment où il pense à sa mère absente et au foyer attristé de Salzbourg. «Baise la main de maman, chère Nanerl; quant à toi, je t'embrasse un million de fois.»

Le père et l'enfant vont ainsi visitant, écrivant, chantant, jouant de leurs instruments chez les petits et chez les grands, du Tyrol à Milan, de Milan à Bologne, à Florence, à Rome. La façon dont le jeune Mozart s'introduit auprès du cardinal Pallavicini, pour lequel il avait des lettres de recommandation, est naïvement racontée par le père à la mère.

«Nous voici à Rome depuis le 11. À Viterbe nous avons vu sainte Rose, dont le corps est intact comme celui de Catherine de Bologne, à Bologne. Nous avons emporté des reliques de toutes deux, en souvenir. Dès le jour de notre arrivée, nous avons été à Saint-Pierre, dans la chapelle Sixtine, pour y entendre le Miserere. Le 12, nous avons vu les fonctions; nous nous sommes trouvés tout à côté du pape pendant qu'il servait la table des pauvres. Nos beaux habits, la langue allemande et ma liberté habituelle, que j'employai fort à propos en commandant en allemand à mon domestique d'appeler les hallebardiers suisses pour nous faire faire place, me servirent à merveille et nous permirent partout de nous mettre en avant. Ils prenaient Wolfgang pour un gentilhomme allemand; d'autres l'ont même pris pour un prince; le domestique les laissait dans cette croyance; on me considérait comme un chambellan. C'est ainsi que nous sommes arrivés à la table des cardinaux, où Wolfgang est parvenu à se fourrer entre les fauteuils de deux cardinaux, dont l'un était précisément le cardinal Pallavicini. Celui-ci fit signe à Wolfgang, et lui demanda: Ne voudriez-vous pas en confidence me dire qui vous êtes? Wolfgang le lui dit. Le cardinal lui répondit avec le plus grand étonnement: Comment! vous êtes cet enfant célèbre dont on m'a tant écrit! Sur quoi Wolfgang lui demanda: N'êtes-vous pas le cardinal Pallavicini?—Sans doute; pourquoi? Wolfgang reprit que nous avions des lettres de recommandation à lui remettre, et que nous aurions l'honneur de nous présenter chez Son Éminence. Le cardinal en témoigna une grande joie, disant que Wolfgang parlait bien l'italien. Au moment de partir, Wolfgang lui baisa la main, et le cardinal, ôtant sa barrette, lui fit un salut des plus gracieux.

«Tu sais que le Miserere de la chapelle Sixtine est estimé si haut qu'il est défendu aux musiciens de la chapelle, sous peine d'excommunication, d'en emporter une partie hors la chapelle, de la copier ou de la donner à qui que ce soit; ce qui n'empêche pas que nous l'avons déjà. Wolfgang l'a écrit de mémoire, et nous vous l'aurions envoyé dans cette lettre à Salzbourg, si notre présence n'était nécessaire pour l'exécuter.»

L'enfant ajoute de sa main, pour sa sœur Nanerl: «Écris-moi comment se porte notre canari. Chante-t-il encore? siffle-t-il toujours? Sais-tu pourquoi je pense à notre canari? parce qu'il y en a un dans notre antichambre qui s'en donne comme le nôtre.» Cette pensée de l'enfant, envoyée à travers les Alpes à l'oiseau domestique dont les mélodies ont peut-être éveillé les siennes dans son berceau, est une des plus significatives réminiscences de la sympathie humaine avec les musiciens ailés de la création. Pendant ce loisir à Rome et à Naples, l'enfant écrit déjà, par un engagement contracté avec le directeur du théâtre de la Scala, un opéra pour Milan.

Ils reviennent à Rome au mois de juin. Le père raconte à sa femme, comme une nourrice, les soins qu'il a pour cette tête d'enfant qui roule déjà des opéras sous ses cheveux blonds.

«On m'a fait, dit-il, un profond salut à la porte de Rome. Nous n'avions dormi que deux heures pendant nos vingt-quatre heures de route; à notre arrivée dans notre logement, nous avons mangé un peu de riz et quelques œufs. J'ai placé le petit Wolfgang sur une chaise; il s'est mis aussitôt à ronfler et s'est endormi si profondément que je l'ai déshabillé complétement et mis au lit sans qu'il ait donné le moindre signe de vouloir se réveiller. Il a continué à ronfler, quoique j'aie été obligé de temps à autre de le soulever, de le remettre sur sa chaise, et finalement de le traîner toujours dormant sur son lit. Lorsqu'il s'est éveillé ce matin à neuf heures, il ne savait où il était, ni comment il était parvenu sur son lit; il n'avait pas fait un mouvement de toute la nuit.» Ces lettres sont pleines de ces minuties de père, de mère, de nourrice, qui se mêlent comme dans la vie commune aux miracles de l'enfance du génie. La Providence, pour cet enfant unique, semblait avoir fait ce père, cette mère, cette sœur, uniques comme lui. On y passe sans cesse des larmes de l'admiration aux larmes de l'attendrissement. La piété la plus confiante occupe une grande place dans ces confidences des deux voyageurs.

«Nous vous félicitons, écrivent-ils à Salzbourg, pour votre commun jour de fête (la mère et la fille s'appelaient Nanerl), en vous souhaitant une bonne santé et avant tout la grâce de Dieu: c'est l'unique nécessaire, le reste vient par surcroît. Nous avons entendu une messe à Civita-Vecchia Castellana, après laquelle Wolfgang a joué de l'orgue à Lorette; il s'est trouvé que nous avons justement fait nos dévotions le 16, jour de votre fête. J'y ai acheté différentes choses; outre diverses reliques, je t'apporte une particule de la vraie croix. Si Wolfgang continue à grandir comme il fait, il vous reviendra passablement grand.» L'enfant prend la plume. «Je complimente ma chère maman à l'occasion de sa fête, ajoute-t-il. Je souhaite qu'elle vive encore cent ans, toujours en bonne santé: c'est ce que je demande à Dieu dans ma prière pour elle; et pour ma sœur Nanerl, je ne puis rien lui offrir que les clochettes, les cierges bénits, les rubans que nous avons achetés à Lorette et que nous lui rapportons. Je reste en attendant son fidèle enfant... Il m'est impossible, ajoute-t-il, de mieux écrire; la plume est faite pour les notes et non pour les lettres. Mon violon a de nouvelles cordes et j'en joue tout le jour. Je te dis cela parce que ma mère a désiré savoir si je joue encore du violon. Mon unique récréation est dans les cabrioles que je me permets de temps à autre. Ah! que l'Italie est un pays endormant! L'été on y dort toujours.»

Tout en voyageant, il ne cesse pas de composer son opéra. «Ma chère maman, dit-il, je ne peux pas écrire tant les doigts me font mal à force d'écrire des récitatifs; je te prie, chère mère, de prier pour moi que mon opéra réussisse, et qu'après cela nous nous trouvions tous réunis heureusement ensemble.»

Le jour terrible de la représentation de son premier opéra à Milan approche. «Le jour de la Saint-Étienne, écrit-il à sa sœur, une bonne heure après l'Ave Maria (six heures du soir), vous pourrez vous représenter le compositeur Wolfgang assis au clavecin, son père en haut de la salle, dans une loge, et vous voudrez bien nous souhaiter en pensée une heureuse représentation, en y ajoutant quelques Pater

«Dieu soit loué! écrit à son tour le père à sa femme le 29 décembre 1770; la première représentation de l'Opéra a eu lieu le 26 avec un plein et universel succès, et avec des circonstances qui ne se sont jamais présentées à Milan, à savoir que, contre tous les usages de la première sera, un air de la prima donna a été répété, tandis que d'habitude, à la première représentation, on n'appelle jamais fuora; et, en second lieu, que presque tous les airs, sauf quelques airs delle vecchine parti, ont été couverts d'extraordinaires applaudissements, suivis des cris: Evviva il maestro! Evviva il maestrino!

«Le 27, on a répété deux airs de la prima donna, et, comme c'était jeudi, qu'on allait par conséquent entrer dans le vendredi, il fallait tâcher d'en finir plus promptement, sans quoi on aurait aussi répété le duo, car le tapage recommençait déjà. Mais la majorité du public voulait rentrer pour pouvoir manger encore; et l'opéra, avec ses trois ballets, avait duré six bonnes heures. Aujourd'hui la troisième représentation.»

Les deux triomphateurs vont jouir de leur renommée à Venise.

Ils racontent l'enthousiasme dont ils sont l'objet dans cette capitale des sensualités de l'oreille.

«Nous sommes tellement tourmentés, tirés en tous sens, que je ne sais pas qui l'emportera de ceux qui demandent. C'est dommage que nous ne puissions pas nous arrêter plus longtemps ici, car nous avons fait ample connaissance avec toute la noblesse, et partout, dans les salons, à table, dans toutes les occasions, nous sommes tellement comblés d'honneurs que non-seulement on nous fait chercher et ramener dans les gondoles par le secrétaire de la maison, mais encore que le maître de la maison lui-même nous accompagne chez nous; et ce sont les premiers personnages de Venise, les Cornero, Grimani, Mocenigo, Dolfin, Valier.

«Je crains de trouver de bien mauvais chemins, car il y a des pluies effroyables. Basta! il faut prendre les choses comme elles viennent. Tout cela me laisse dormir tranquillement.»

Ils songent au retour. Les premières réminiscences des premières amours remontent au cœur du jeune compositeur. «Dis à mademoiselle de Moelk, écrit Wolfgang à sa sœur, que je me réjouis bien de revenir à Salzbourg, rien seulement que pour recevoir en prix de ma sérénade un cadeau comme celui que j'ai reçu d'elle après un certain concert. Elle saura bien de quel cadeau je veux parler.»

La sérénade a un succès fou sur le théâtre de Milan. Les deux artistes partent de cette ville au bruit des bravos, qui les suivent de ville en ville jusqu'à Salzbourg. Ils y jouissent quelque temps de leur félicité domestique dans une indigence que la gloire n'a pas encore adoucie. Puis le père, le fils et la fille Nanerl reviennent, en 1772, tenter la renommée et la fortune à Milan. La pauvre mère, cette fois, reste seule à Salzbourg par économie. Ce déchirement de famille empoisonne tous les succès des trois artistes séparés de ce qu'ils aiment. Le regret de la mère absente les rappelle vite à Salzbourg. L'ambition de leur art les ramène en 1773 à Vienne; ils n'y recueillent que des applaudissements et vingt ducats, insuffisants pour payer leur retour. Le même espoir de meilleure fortune les attire à Munich; cette fois c'est la mère qui accompagne sa fille et son fils à la cour de Bavière: le pauvre père, fixé par ses appointements de second violon et de second maître de chapelle auprès du prince-évêque, avare et brutal protecteur, reste désolé et seul avec le canari et le chien de la maison.

Munich trompe toutes les espérances de la famille. La mère renvoie sa fille à son père et emmène son fils à Paris; ils y passent deux ans à chercher et à attendre en vain une destinée digne du génie croissant de Wolfgang. La description de ces angoisses du talent méconnu attendrit jusqu'aux larmes dans la correspondance du fils et de la mère avec la sœur et le père. Ces quatre âmes à l'unisson pleurent, espèrent, se découragent, se consolent, s'entraînent, se confient à travers la distance de Salzbourg à Paris et de Paris à Salzbourg. C'est le poëme intime de la douleur, de la patience, de la séparation, de la piété dans la correspondance de quatre exilés du ciel ici-bas. On comprend en la lisant combien le cœur de Mozart, pétri par toutes les douleurs du génie de l'isolement et de la déception, et resserré seulement contre le cœur de sa mère, dut concentrer en soi de ces notes plaintives ou pathétiques qui éclatèrent plus tard dans ses symphonies, dans ses Requiem, dans ses messes, et surtout dans son chef-d'œuvre, Don Juan. Notre cœur ne peut rien inventer quoiqu'il puisse tout sentir; c'est le malheur, l'amour, la piété, la mort qui le rendent harmonieux. Défiez-vous des poëtes et des musiciens heureux.

Lisez au moins cette lettre du père, le lendemain du jour où il resta dans sa maison vide, et jugez ce que la séparation devait être pour cette famille de quatre cœurs.

La sœur Nanerl était déjà revenue à la maison auprès de son père. La mère et le fils allaient partir pour Paris.

LÉOPOLD MOZART À SA FEMME ET À SON FILS,
À MUNICH.

«Salzbourg, 25 septembre 1777.

«Lorsque vous fûtes partis, je montai péniblement l'escalier et me jetai dans un fauteuil. J'avais pris toutes les peines du monde pour me retenir au moment de nos adieux, pour ne pas les rendre plus douloureux, et dans mon trouble j'ai oublié de donner ma bénédiction à mon fils. J'ai couru à la fenêtre et je vous la donnai à tous deux de loin, mais sans pouvoir plus vous apercevoir; vous aviez probablement déjà traversé la porte de la ville, car j'étais resté longtemps assis sans penser à rien. Nanerl pleurait et sanglotait sans mesure, et j'eus bien de la peine à la consoler.

«Ainsi s'est écoulée cette triste journée, à laquelle je ne pensais pas être jamais destiné. Ce matin j'ai fait venir M. Glatz, d'Augsbourg, et nous sommes convenus que vous deviez descendre à Augsbourg chez Lamb, dans la rue Sainte-Croix, où vous dînerez à 1 f. par personne, où vous trouverez de belles chambres, et où descendent des personnes fort distinguées, des Anglais, des Français, etc. Vous y êtes tout près de l'église.»

XIV

Mais le chef-d'œuvre de la piété paternelle est cette lettre admirable, véritable testament du cœur de Mozart le père, adressée comme une recommandation de l'âme à son fils pour le préserver contre les dangers de Paris, et pour faire en même temps devant Dieu, devant sa femme et devant ce fils, l'examen de sa conscience de père pendant les tribulations de son existence. Nous ne pouvons résister au désir de la reproduire ici tout entière. C'est une de ces pages déchirées du livre du cœur qui doivent être recueillies pour l'immortalité dans le manuel des vertus de famille.

L. MOZART À SA FEMME ET À SON FILS.

«Salzbourg, 16 février 1778.

«J'ai reçu votre lettre du 7 et l'air français qu'elle contenait. Ce morceau de musique m'a fait respirer un peu plus librement, car je revoyais enfin quelque chose de mon Wolfgang et quelque chose de si parfait.

«Tous ceux qui disent que tes compositions réussiront à Paris ont raison, et tu es convaincu comme moi que tu es capable d'écrire dans tous les genres. Tu n'as pas à t'inquiéter des leçons à donner à Paris. D'abord, personne n'ira dès ton arrivée renvoyer son maître pour te prendre. En second lieu, personne ne te prendra, si ce n'est peut-être quelques dames qui jouent déjà bien, qui veulent perfectionner leur goût, et, dans ce cas, elles payeront bien. De plus, ces dames se donneront toutes sortes de peines pour obtenir des souscriptions pour tes compositions. Les dames sont tout à Paris: elles sont grands amateurs du clavecin, et il y en a qui jouent admirablement.—Ce sont là tes gens, et les compositions sont tes affaires; car tu peux acquérir gloire et argent en publiant des morceaux de clavecin, des quatuors de violon, des symphonies, puis un recueil d'airs français avec accompagnement de clavecin, comme celui que tu m'as envoyé, et enfin des opéras.—Quelle difficulté vois-tu à cela? Tu t'imagines que tout doit être fait sur-le-champ, avant même qu'on t'ait vu ou qu'on ait entendu quelque chose de toi. Relis les témoignages de nos anciennes connaissances à Paris. Ce sont tous, ou du moins la plupart, les plus grands personnages de cette ville. Tous auront envie de te voir, et il n'y en a que six (un seul grand suffirait) qui s'intéressent à toi; tu feras ce que tu voudras. Comme, selon toutes les probabilités, cette lettre est la dernière que tu recevras de moi à Manheim, elle s'adresse surtout à toi.

«Tu peux bien te figurer en partie, mais tu ne peux sentir comme moi combien ce nouvel éloignement me pèse au cœur. Si tu veux prendre la peine de penser mûrement à ce que j'ai entrepris avec vous, mes deux enfants, dans vos années les plus tendres, tu ne m'accuseras pas de pusillanimité, et tu me rendras justice, avec tout le monde, qu'en tout temps j'ai été un homme ayant le courage de tout entreprendre. Seulement j'ai toujours agi avec toute la prévoyance et la réflexion que l'homme peut y mettre. On ne peut rien contre le hasard; Dieu seul voit l'avenir. Nous n'avons été jusqu'à ce jour, en vérité, ni heureux, ni malheureux. Nous avons, Dieu merci, flotté entre les deux extrêmes. Nous avons tout tenté pour te rendre heureux et faire notre bonheur par le tien, ou du moins pour te fixer dans ta vraie carrière; mais le sort a voulu que nous n'ayons pas pu réussir. Notre dernière démarche nous a complétement abattus. Tu vois clair comme le jour que désormais la destinée de tes vieux parents, celle de ta si jeune, si bonne et si aimante sœur, est uniquement entre tes mains. Depuis votre naissance, et bien avant, depuis mon mariage, j'ai fait certes assez de pénibles sacrifices et mené une vie assez dure pour entretenir, avec 25 fl. de revenu mensuel assuré[2], une femme, sept enfants et ta grand'mère, pour supporter des frais de couches, de mort, de maladie, frais et dépenses qui, si tu veux y penser, te convaincront que non-seulement je n'ai pas employé un kreutzer pour le moindre plaisir personnel, mais encore que, sans une grâce spéciale de Dieu, je n'aurais jamais pu, avec toutes mes spéculations et mes amères privations, m'en tirer et vivre sans faire de dettes; et cependant je n'ai jamais eu de dettes qu'aujourd'hui. Je vous ai sacrifié à tous deux toutes mes heures, dans l'espoir que non-seulement vous parviendriez à vous tirer honorablement d'affaire, mais encore que vous me procureriez une tranquille vieillesse, me permettant de rendre compte à Dieu de l'éducation de mes enfants, de songer au salut de mon âme sans autre souci, et d'attendre paisiblement la mort. Mais la Providence et la volonté de Dieu ont ordonné les choses de façon qu'il faut que de nouveau je me résigne à la dure nécessité de donner des leçons, et cela dans une ville où la peine est si mal payée qu'on ne peut en tirer de quoi s'entretenir soi et les siens; et, malgré cela, il faut être content et s'exténuer à parler pour encaisser du moins quelque chose au bout du mois. Or, non-seulement, mon cher Wolfgang, je n'ai pas la moindre méfiance à ton égard, mais je place toute ma confiance tout mon espoir en ta filiale affection. Tout dépend de ta raison d'abord, et tu as certainement de la raison, quand tu veux la consulter; puis des circonstances plus ou moins heureuses. Celles-ci on n'en est pas maître; la raison, tu la consulteras toujours, je l'espère et je t'en prie. Tu vas entrer dans un monde nouveau, et il ne faut pas que tu t'imagines que c'est par préjugé que je tiens Paris pour une ville si dangereuse; au contraire, je n'ai, par ma propre expérience, aucun motif de considérer Paris comme dangereux; mais ma situation d'alors et ta position actuelle diffèrent comme le ciel et la terre. Nous demeurions dans la maison d'un ambassadeur, et la seconde fois dans une maison privée. J'étais un homme fait, vous étiez des enfants. J'évitai toute connaissance, et surtout toute espèce de familiarité avec les gens de notre profession. Rappelle-toi que j'en fis de même en Italie. Je ne cherchais la connaissance et l'amitié que des gens d'un haut rang, et de ceux-là seulement qui étaient posés; jamais de jeunes hommes, quand ils eussent été de la plus haute volée. Je n'invitai personne à venir me voir chez moi pour conserver ma liberté, et je tins toujours comme plus raisonnable d'aller visiter les autres quand cela me convenait; car, s'ils me déplaisent et si j'ai à travailler, je puis ne pas les aller voir, tandis que, si les gens viennent chez moi et s'ils m'ennuient, je ne sais comment m'en débarrasser; s'ils me conviennent d'ailleurs, ils peuvent précisément me gêner dans mon travail. Tu es un jeune homme de vingt-deux ans; tu n'as par conséquent pas le sérieux de l'âge qui peut empêcher de rechercher ta connaissance ou ton amitié tant de jeunes hommes de quelque rang qu'ils puissent être, tant d'aventuriers, de mystificateurs, d'imposteurs, jeunes ou vieux, qu'on rencontre dans le monde de Paris. On se laisse entraîner on ne sait comment, et on ne sait plus comment s'en tirer. Je ne veux pas même parler des femmes, car là il faut une extrême retenue et toute la raison possible, puisque, sous ce rapport, la nature elle-même est notre ennemie, et que quiconque n'emploie pas toute sa raison pour se modérer et se maintenir dans les bornes légitimes l'appellera en vain à son secours quand il sera tombé dans l'abîme: c'est là un malheur qui ne se termine ordinairement qu'à la mort. Avec quel aveuglement on se laisse d'abord attirer par des plaisanteries, par des caresses, par des jeux tout à fait insignifiants, dont rougit plus tard la raison en s'éveillant! Peut-être l'as-tu déjà appris quelque peu par ta propre expérience. Je ne veux pas te faire de reproche; je sais que ta m'aimes non-seulement comme ton père, mais comme ton ami le plus sûr et le plus fidèle, et que tu es convaincu que c'est entre tes mains, après Dieu, pour ainsi dire, que se trouvent aujourd'hui notre bonheur ou notre malheur, ma vie ou ma mort prochaine. Si je te connais, je n'ai à attendre de toi que de la joie, et c'est ce qui me console de ton absence, laquelle me ravit la paternelle joie de t'entendre, de te voir, de t'embrasser. Vis donc comme un vrai chrétien, comme un bon catholique; aime et crains Dieu; prie-le avec confiance et avec ardeur, et mène une vie tellement chrétienne qu'au cas où je ne devrais plus te voir l'heure de ma mort ne soit pas pour moi une heure de trouble et d'angoisse. Je te donne de tout mon cœur ma paternelle bénédiction, et suis jusqu'à la mort ton père dévoué, ton ami le plus sûr.»

Il n'y a pas de père qui puisse lire une telle lettre sans larmes; il n'y a pas de fils qui, en la lisant, ne reconnaisse la Providence dans cette paternité divine du père et de la mère ici-bas.

Hélas! le pauvre jeune artiste ne devait pas tarder à en perdre la moitié la plus présente et la plus adorée dans la personne de cette mère qui était devenue pour lui tout un univers pendant son isolement à Paris.

Il avait trouvé à Paris quelques leçons à donner et quelques concerts pour se faire entendre. Il raconte, avec des souvenirs amers, dans plusieurs lettres, les tribulations de l'artiste cherchant des protecteurs et ne trouvant que des indifférents. C'est l'histoire de tous les siècles. Lisez celle-ci:

LE FILS AU PÈRE.

«Paris, le 1er mai 1778.

«Nous avons reçu votre lettre du 12 avril. J'ai tardé à vous répondre, espérant toujours pouvoir vous raconter quelque chose de nouveau relativement à nos affaires; mais je suis obligé de vous écrire sans avoir rien de certain, rien de positif à vous mander. M. Grimm m'a donné une lettre pour madame la duchesse de Chabot, et j'y ai couru. Le but de cette lettre était de me recommander à madame la duchesse de Bourbon (qui était alors au couvent), et de me rappeler au souvenir et à l'intérêt de madame de Chabot. Huit jours se passent sans que j'entende parler de rien. Mais on m'avait engagé à revenir au bout de huit jours; je n'y manque pas, et j'accours. J'attends d'abord une demi-heure dans une pièce énorme, sans feu, sans poële, sans cheminée, froide comme la glace. Enfin la duchesse de Chabot arrive avec la plus grande politesse, et me prie de me contenter du clavecin qu'elle me montre, aucun des siens n'étant prêt; elle m'engage à l'essayer. «Très-volontiers,» lui répondis-je; «mais en ce moment cela m'est impossible, car j'ai les doigts tellement gelés que je ne les sens plus.» Je la prie de vouloir du moins me faire entrer dans une pièce ou il y aurait une cheminée et du feu. «Oh! oui, Monsieur, vous avez raison.» Ce fut toute sa réponse. Alors elle s'assit, se mit pendant une heure à dessiner en compagnie de quelques messieurs qui étaient réunis en cercle autour d'une table. Là j'eus l'honneur d'attendre encore pendant toute une heure. Portes et fenêtres étaient ouvertes. J'étais glacé, non-seulement des mains et des pieds, mais de tout le corps, et la tête commençait à me faire mal. Il régnait dans le salon altum silentium, et je ne savais plus que devenir de froid, de migraine et d'ennui. J'eus plusieurs fois envie de m'en aller roide: je n'étais retenu que par la crainte de déplaire à M. Grimm. Enfin, pour abréger, je jouai sur ce misérable piano-forte. Le pire, c'est que ni madame ni ces messieurs n'interrompirent un instant leur dessin, et que je jouai pour la table, les chaises et les murailles. Enfin, excédé, je perdis patience. J'avais commencé les variations de Fischer; j'en jouai la moitié et je me levai. Alors une masse d'éloges. Quant à moi, je leur dis ce qu'il y avait à dire, qu'avec un pareil clavecin il n'y avait pas moyen de se faire honneur, et qu'il me serait fort agréable de jouer un autre jour sur un meilleur instrument. Mais elle n'eut pas de cesse que je ne consentisse à rester encore une demi-heure pour attendre son mari.

«Celui-ci, à son arrivée, s'assit près moi, m'écouta avec la plus grande attention, et alors j'oubliai le froid, la migraine, l'attente, et, malgré le misérable clavecin, je jouai comme lorsque je suis en bonne disposition. Donnez-moi le meilleur instrument de l'Europe et des auditeurs qui n'y comprennent rien ou n'y veulent rien comprendre, et qui ne sentent pas avec moi ce que je joue; je perds toute joie, tout honneur à jouer. J'ai plus tard tout raconté à M. Grimm. Vous m'écrivez que vous pensez que je fais force visites pour faire de nouvelles connaissances ou renouveler les anciennes; mais c'est impossible. Il n'y a pas moyen d'aller à pied; tout est trop loin, et il y a trop de boue; car Paris est une ville horriblement boueuse, et pour aller en voiture on a l'honneur de jeter quatre ou cinq livres par jour sur le pavé, et encore pour rien, car les gens se contentent de vous donner des compliments et pas autre chose. On me prie de venir tel ou tel jour; j'arrive, je joue, on s'écrie: Oh! c'est un prodige, c'est inconcevable, c'est étonnant! et puis: Adieu. En ai-je jeté ainsi par les rues, de l'argent, dans les commencements, le plus souvent sans même connaître les gens! On ne croit pas de loin combien cela est fatal. En général, Paris a beaucoup changé.»

Quand on pense que ce pauvre frileux touchant de ses doigts engourdis le clavecin vermoulu d'une antichambre pour des oreilles inattentives était le Raphaël de la musique, l'auteur futur du Mariage de Figaro et de la tragédie de Don Juan dans un même homme, les yeux se mouillent et le cœur se crispe; de tous les déboires du génie en ce monde, le plus amer c'est l'ignorance de ses juges.

«S'il y avait ici à Paris, s'écrie-t-il en versant tous ces déboires dans le cœur de son père, s'il y avait un coin seulement où les gens eussent de l'oreille pour entendre, un cœur pour sentir, du goût pour comprendre quelque chose à la musique, je rirais volontiers de toutes ces misères, mais je vis malheureusement parmi les brutes (en ce qui concerne la musique). Non, il n'y a pas au monde, ne croyez pas que j'exagère, une ville plus sourde que Paris. Je remercierai le Dieu tout-puissant si j'en reviens avec le goût sain et sauf! Je le prie tous les jours de me donner la grâce de persévérer ici, afin que je fasse honneur à toute la nation allemande, que je gagne quelque argent pour être en état de vous venir en aide, qu'en un mot nous nous réunissions tous les quatre, et que nous passions le reste de nos jours dans la paix et dans la joie.»

XV

Cette paix et cette joie, qu'il aimait à voir en perspective, se changèrent peu de jours après en larmes éternelles et en complet isolement: la seule joie de sa solitude, sa mère, malade de tristesse et d'exil, lui donnait de temps en temps des appréhensions sur sa santé; il la soignait comme le souffle de ses lèvres, il passait seul les jours et les nuits à composer, à prier, à espérer et à désespérer à son chevet.

Tout à coup la lettre du 3 juillet 1778 à l'abbé Bullinger de Salzbourg prépare la fatale nouvelle pour son pauvre père. La main de la religion lui paraît seule assez forte et assez douce pour la lui faire accepter sans mourir.

WOLFGANG MOZART À M. L'ABBÉ BULLINGER.
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