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Cours familier de Littérature - Volume 08

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XLVe ENTRETIEN.

EXAMEN CRITIQUE
DE L'HISTOIRE DE L'EMPIRE,
PAR M. THIERS.

(2e PARTIE.)

I

À l'exception du pouvoir civil emporté à la pointe de l'épée au 18 brumaire par un général qui mettait la victoire au-dessus de la loi et qui réduisait tous les droits au droit de la force, nous avons admiré jusqu'ici la savante exposition et la profonde sagacité d'esprit de M. Thiers. Nous allons à regret nous séparer de son sens historique dans deux graves circonstances très-bien racontées, mais mal jugées par lui, selon nous: le Concordat de 1801 et la mort du duc d'Enghien. Plus nous louons ce travail unique sur les événements de notre temps par l'écrivain qui semble avoir été aussi providentiellement prédestiné à les écrire que Bonaparte fut prédestiné à les accomplir, plus nous devons prémunir avec sollicitude l'opinion contre les défauts de sens et contre les défauts de sensibilité qui font tache, et qui pourraient faire loi un jour dans ce magnifique fonds d'histoire; vicier l'esprit, c'est une faute de logique; mais endurcir le cœur, c'est pire qu'une faute chez un historien.

Nous allons donc discuter en quelques mots, avec nos lecteurs, ces deux chapitres de l'histoire de M. Thiers, afin de rétablir, autant qu'il est en nous, les vrais principes de la raison moderne en matière de culte et les vrais sentiments du cœur humain en fait de mort politique. Il n'est pas nécessaire de dire avec quelle mesure nous discuterons ces deux faux actes du premier Consul, ces deux faux jugements de son historien. La vérité n'a pas besoin de la violence des paroles.

II

M. Thiers commence son douzième livre par une exposition raisonnée, très-bien raisonnée dans quelques pages, très-mal raisonnée dans quelques autres pages, de la situation de la religion en France en 1801.

Le premier Consul, dit-il, aurait voulu que le jour anniversaire du 18 brumaire, consacré à célébrer la réconciliation de la France avec l'Europe, pût l'être aussi à célébrer la réconciliation de la France avec l'Église. Il avait fait les plus grands efforts pour que les négociations avec le saint-siége fussent terminées en temps utile, et que les cérémonies religieuses vinssent se mêler aux fêtes populaires. Mais il est encore moins facile de traiter avec les puissances spirituelles qu'avec les puissances temporelles, car les batailles gagnées n'y suffisent pas, et c'est l'honneur de la pensée humaine de ne pouvoir être vaincue que par la force accompagnée de la persuasion.

C'est ce difficile travail de la persuasion jointe à la force que le vainqueur de Rivoli et de Marengo avait entrepris auprès de l'Église romaine pour la réconcilier avec la République française.

La Révolution, comme nous l'avons déjà dit bien des fois, avait dépassé le but en beaucoup de choses; la ramener en arrière, quant à ces choses seulement, et pas plus en deçà qu'au delà du but, était une réaction légitime, salutaire, que le premier Consul avait entreprise, et qu'alors il rendait admirable par la sagesse et l'habileté des moyens qu'il y employait.

La religion était évidemment une des choses à l'égard desquelles la Révolution avait dépassé toutes les bornes justes et raisonnables; nulle part il n'y avait autant à réparer.

Il avait existé sous l'ancienne monarchie un clergé puissant, en possession d'une grande partie du sol, ne supportant aucune des charges publiques, faisant seulement, quand il lui plaisait, des dons volontaires au trésor royal, constitué en pouvoir politique, et formant l'un des trois ordres qui, dans les états généraux, exprimaient les volontés nationales. La Révolution avait emporté le clergé avec sa fortune, son influence et ses priviléges; elle l'avait emporté avec la noblesse, les parlements et le trône lui-même. Un clergé propriétaire et constitué en pouvoir politique pouvait convenir dans la société du moyen âge, être utile alors à la civilisation; mais il était inadmissible au dix-huitième siècle. L'Assemblée constituante avait bien fait de mettre à la place un clergé voué uniquement aux fonctions du culte, étranger aux délibérations de l'État, salarié au lieu d'être propriétaire; mais c'était exiger beaucoup du saint-siége que de lui demander l'approbation de tels changements. Si on voulait réussir, il fallait s'en tenir là, et ne pas lui fournir un prétexte légitime de dire qu'on attaquait la religion elle-même dans ce qu'elle avait d'immuable et de sacré.

À notre tour de raisonner.

III

Sous le Directoire la proscription avait cessé, les différents clergés professaient librement chacun leur foi, et, se faisant une libre concurrence par la persuasion dans l'esprit des populations chrétiennes, étaient également inviolables dans l'exercice purement spirituel de leur ministère. Il n'y avait plus, en un mot, ni persécution, ni faveur, ni religion d'État: véritable condition de la liberté des âmes dans l'impartial et inviolable exercice de leur loi religieuse, indépendante de la loi politique; situation sous laquelle nous voyons fleurir dans le vaste continent américain, comme en Irlande, en Orient, en Hollande, en Helvétie, la religion d'autant plus sainte qu'elle est moins humaine. Régulariser cette situation en France par des lois protectrices de cette inviolabilité des consciences; ménager la transition entre le clergé de l'État violemment dépossédé et le clergé des fidèles rétribué par les fidèles au moyen d'indemnités viagères comme celles qui sont équitablement dues à toute dépossession soudaine; établir la paix par la liberté, c'était là la pensée du siècle, le vœu de la raison, l'honneur de la religion véritable. Si le premier Consul avait eu l'ombre de philosophie dans sa politique, c'était là le seul concordat qu'il y eût à faire entre Rome et lui. Ce concordat était en deux articles. Comme puissance temporelle, je vous reconnais et je respecte votre souveraineté en tant que vos sujets eux-mêmes la reconnaissent; comme puissance spirituelle, les catholiques français vous reconnaîtront d'eux-mêmes librement, sans aucune intervention de l'État dans le domaine de la conscience.

L'État est humain, la foi est divine; ils ne peuvent se toucher sans s'altérer dans leur nature entièrement distincte.

L'âme des fidèles vous appartient, la police des cultes seule est de mon ressort, parce que la police extérieure des cultes est chose temporelle et qu'elle touche à la société civile; mais ces règlements purement civils ne s'immiscent en rien dans les dogmes purement spirituels.

C'était évidemment à cette législation rationnelle des cultes que la raison, la philosophie et la Révolution avaient aspiré depuis plusieurs siècles, et c'est encore à cela qu'elles aspirent, comme à la liberté de Dieu dans les âmes et comme à la liberté des âmes dans l'État. Jamais le pouvoir civil et l'autorité religieuse ne concluront un pacte appelé concordat sans qu'il y ait quelque chose de Dieu concédé au pouvoir civil, quelque chose de la sainte liberté des âmes concédé au pouvoir spirituel. Religion d'État veut dire partout oppression de Dieu ou oppression de l'homme: ou le citoyen possède le prêtre, ce qui est un sacrilége, ou le prêtre possède le citoyen, ce qui est une simonie.

Il n'y a pas de doute que, quand le premier Consul discutait à huis clos cette question vitale pour la Révolution avec ses conseillers d'État, il professait comme eux les principes que nous venons d'exposer sur les concordats. Bien que ses instincts fussent, dit-on, vaguement religieux comme ceux des hommes qui ont plus d'infini que les autres dans une plus grande âme, il ne professait jusque-là aucun dogme, ou plutôt il avait décrété publiquement au Caire, en exaltant l'islamisme, qu'il les professait tous. Ce respect égal affichait assez une égale indifférence, pour ne pas dire un égal dédain. Mais le premier Consul, précisément parce qu'il n'était pas assez religieux, voulait avoir extérieurement sous la main une religion politique. Il est bien plus commode, en effet, à un chef d'État, dans un temps d'oscillation des croyances, de régir un seul culte que d'en régir plusieurs; il est plus simple aussi de faire alliance avec un seul pontife et avec un seul clergé, pour lui emprunter et pour lui prêter force, que de flotter sur plusieurs religions qui, toutes occupées de lutter entre elles, ne présentent aucun point d'appui solide à une royauté ou à une dictature. Au point de vue purement humain, cela est incontestable; au point de vue divin, cela n'est rien moins que religieux. Le premier Consul, dans cette négociation dont M. Thiers lui fait gloire comme s'il eût été inspiré dans son œuvre de Charlemagne par l'esprit même du christianisme, n'avait donc nullement la religion du chrétien; il avait la religion de l'homme d'État.

C'est cette religion de l'homme d'État que M. Thiers professe dix fois lui-même avec un esprit plus hautain que juste dans le récit et dans la discussion du Concordat. Il le raconte et il le discute, qu'il nous permette de le lui dire, non pas comme Bossuet ou Fénelon l'auraient fait, mais comme Machiavel l'aurait raconté et discuté. Ces pages sont des chapitres du livre du Prince; elles enseignent aux fondateurs de dynasties nouvelles comment, pour caresser les habitudes d'esprit d'un peuple, ces princes doivent, sous le masque d'une religion qu'ils ne professent pas eux-mêmes de cœur, se jouer de la religion véritable, inséparable de sincérité et de foi, en rendant au peuple une religion d'État avec ses priviléges et ses appareils exclusifs comme un spectacle pour les yeux au lieu d'un aliment de l'âme.

Écoutez plutôt M. Thiers lui-même sur ce sujet, et remarquez de combien de contradictions inaperçues son sophisme historique se compose sous l'apparente justesse des paroles. Jamais, selon nous, la religion de l'homme d'État ne se montra plus dédaigneuse de la religion des fidèles. Les prétendus chrétiens qui se déclarent satisfaits de pareilles théories religieuses ne sont pas exigeants en profession de foi ni même en politesses de paroles envers la divinité des cultes.

Écoutez M. Thiers.

IV

«Il faut une croyance religieuse, il faut un culte à toute association humaine. L'homme, jeté au milieu de cet univers, sans savoir d'où il vient, où il va, pourquoi il souffre, pourquoi même il existe, quelle récompense ou quelle peine recevront les longues agitations de sa vie: assiégé des contradictions de ses semblables, qui lui disent, les uns qu'il y a un Dieu, auteur profond et conséquent de toutes choses, les autres qu'il n'y en a pas; ceux-ci, qu'il y a un bien, un mal, qui doivent servir de règle à sa conduite; ceux-là, qu'il n'y a ni bien ni mal, que ce sont là les inventions intéressées des grands de la terre; l'homme, au milieu de ces contradictions, éprouve le besoin impérieux, irrésistible, de se faire sur tous ces objets une croyance arrêtée. Vraie ou fausse, sublime ou ridicule, il s'en fait une. Partout, en tout temps, en tout pays, dans l'antiquité comme dans les temps modernes, dans les pays civilisés comme dans les pays sauvages, on le trouve au pied des autels, les uns vénérables, les autres ignobles ou sanguinaires. Quand une croyance établie ne règne pas, mille sectes, acharnées à la dispute, comme en Amérique, mille superstitions honteuses, comme en Chine, agitent ou dégradent l'esprit humain. Ou bien, si, comme en France en 93, une commotion passagère a emporté l'antique religion du pays, l'homme, à l'instant même où il avait fait vœu de ne plus rien croire, se dément après quelques jours, et le culte insensé de la déesse Raison, inauguré à côté de l'échafaud, vient prouver que ce vœu était aussi vain qu'il était impie.

«À en juger donc par sa conduite ordinaire et constante, l'homme a besoin d'une croyance religieuse. Dès lors, que peut-on souhaiter de mieux à une société civilisée qu'une religion nationale, fondée sur les vrais sentiments du cœur humain, conforme aux règles d'une morale pure, consacrée par le temps, et qui, sans intolérance et sans persécution, réunisse, sinon l'universalité, au moins la grande majorité des citoyens, au pied d'un autel antique et respecté?

«Une telle croyance, on ne saurait l'inventer quand elle n'existe pas depuis des siècles. Les philosophes, même les plus sublimes, peuvent créer une philosophie, agiter par leur science le siècle qu'ils honorent: ils font penser, ils ne font pas croire. Un guerrier couvert de gloire peut fonder un empire, il ne saurait fonder une religion. Que, dans les temps anciens, des sages, des héros, s'attribuant des relations avec le ciel, aient pu soumettre l'esprit des peuples et lui imposer une croyance, cela s'est vu. Mais, dans les temps modernes, le créateur d'une religion serait tenu pour un imposteur; et, entouré de terreur comme Robespierre, ou de gloire comme le jeune Bonaparte, il aboutirait uniquement au ridicule. On n'avait rien à inventer en 1800. Cette croyance pure, morale, antique, existait; c'était la vieille religion du Christ, ouvrage de Dieu suivant les uns, ouvrage des hommes suivant les autres, mais, suivant tous, œuvre profonde d'un réformateur sublime; réformateur commenté pendant dix-huit siècles par les conciles, vastes assemblées des esprits éminents de chaque époque, occupées à discuter, sous le titre d'hérésies, tous les systèmes de philosophie, adoptant successivement sur chacun des grands problèmes de la destinée de l'homme les opinions les plus plausibles, les plus sociales, les adoptant, pour ainsi dire, à la majorité du genre humain; arrivant enfin à produire ce corps de doctrine invariable, souvent attaqué, toujours triomphant, qu'on appelle unité catholique, et au pied duquel sont venus se soumettre les plus beaux génies! Elle existait, cette religion, qui avait rangé sous son empire tous les peuples civilisés, formé leurs mœurs, inspiré leurs chants, fourni le sujet de leurs poésies, de leurs tableaux, de leurs statues, empreint sa trace dans tous leurs souvenirs nationaux, marqué de son signe leurs drapeaux tour à tour vaincus ou victorieux! Elle avait disparu un moment dans une grande tempête de l'esprit humain; mais, la tempête passée, le besoin de croire revenu, elle s'était retrouvée au fond des âmes, comme la croyance naturelle et indispensable de la France et de l'Europe.

«Quoi de plus indiqué, de plus nécessaire en 1800 que de relever cet autel de saint Louis, de Charlemagne et de Clovis, un instant renversé? Le général Bonaparte, qui eût été ridicule s'il avait voulu se faire prophète ou révélateur, était dans le vrai rôle que lui assignait la Providence, en relevant de ses mains victorieuses cet autel vénérable, en y ramenant par son exemple les populations quelque temps égarées. Et il ne fallait pas moins que sa gloire pour une telle œuvre! De grands génies, non pas seulement parmi les philosophes, mais parmi les rois, Voltaire et Frédéric, avaient déversé le mépris sur la religion catholique et donné le signal des railleries pendant cinquante années. Le général Bonaparte, qui avait autant d'esprit que Voltaire, plus de gloire que Frédéric, pouvait seul, par son exemple et ses respects, faire tomber les railleries du dernier siècle.

«Sur ce sujet, il ne s'était pas élevé le moindre doute dans sa pensée. Ce double motif de rétablir l'ordre dans l'État et la famille, et de satisfaire au besoin moral des âmes, lui avait inspiré la ferme résolution de remettre la religion catholique sur son ancien pied, sauf les attributions politiques, qu'il regardait comme incompatibles avec l'état présent de la société française.

«Est-il besoin, avec des motifs tels que ceux qui le dirigeaient, de chercher s'il agissait par une inspiration de la foi religieuse, ou bien par politique ou par ambition? Il agissait par sagesse, c'est-à-dire par suite d'une profonde connaissance de la nature humaine, cela suffit. Le reste est un mystère, que la curiosité, toujours naturelle quand il s'agit d'un grand homme, peut chercher à pénétrer, mais qui importe peu. Il faut dire cependant, à cet égard, que la constitution morale du général Bonaparte le portait aux idées religieuses. Une intelligence supérieure est saisie, à proportion de sa supériorité même, des beautés de la création. C'est l'intelligence qui découvre l'intelligence dans l'univers, et un grand esprit est plus capable qu'un petit de voir Dieu à travers ses œuvres. Le général Bonaparte controversait volontiers sur les questions philosophiques et religieuses avec Monge, Lagrange, Laplace, savants qu'il honorait et qu'il aimait, et les embarrassait souvent, dans leur incrédulité, par la netteté, la vigueur originale de ses arguments. À cela il faut ajouter encore que, nourri dans un pays inculte et religieux, sous les yeux d'une mère pieuse, la vue du vieil autel catholique éveillait chez lui les souvenirs de l'enfance, toujours si puissants sur une imagination sensible et grande. Quant à l'ambition, que certains détracteurs ont voulu donner comme unique motif de sa conduite en cette circonstance, il n'en avait pas d'autre alors que de faire le bien en toutes choses, et sans doute, s'il voyait comme récompense de ce bien accompli une augmentation de pouvoir, il faut le lui pardonner. C'est la plus noble, la plus légitime ambition, que celle qui cherche à fonder son empire sur la satisfaction des vrais besoins des peuples.»

V

Nous citons ces pages parce qu'elles sont très-belles d'expression et de sentiment, les plus belles peut-être que l'historien politique ait écrites dans sa vie; mais, en admirant la haute portée de ces vues d'homme d'administration et de ce style d'homme de discipline civile, peut-on se dissimuler la simonie des idées (si on tolère cette expression) qui éclate dans la pensée?

S'il s'agissait pour le premier Consul de flétrir l'impiété, ce parricide moral de l'humanité; de relever le sentiment religieux, cette piété filiale de l'esprit humain dans l'âme du peuple; de faire respecter, honorer, vénérer sous toutes ses formes sincères les cultes libres qui sont les actes volontaires et spontanés de cette piété du cœur humain, et qui, en rappelant sans cesse l'homme à sa source et à sa fin, sont sa filiation divine, sa noblesse entre les créatures, sa conscience, sa morale, sa vertu, sa consolation, son espérance, rien ne serait plus plausible que l'argumentation de M. Thiers dans ce préambule au Concordat.

Mais s'il s'agissait simplement pour le premier Consul de donner au peuple une religion d'État qu'il ne professait lui-même ni d'esprit ni de cœur; de faire, au nom de cette religion d'État, toute politique à ses yeux et nullement religieuse, une alliance exclusive avec le souverain pontife de cette religion pour lui assurer les âmes de ses peuples, à la charge par le souverain pontife de lui assurer à lui-même leur obéissance au nom du Dieu dont il est le ministre, il est impossible de conserver du respect devant les éloges prodigués par M. Thiers à une pareille négociation, et de ne pas rougir pour les hommes d'un pareil commerce, où un souverain vend et livre la foi de son peuple en échange d'un droit divin de gouvernement qu'on lui concède; aucune plume sincère ne peut appeler ici religion ce qui est politique, conviction ce qui est feinte, et vertu ce qui est trafic.

Or l'historien, dans ses propres phrases à la louange de cet acte, révèle la nature vraie de cet acte à chaque mot. Qu'est-ce, en effet, que cette déclaration d'égale estime ou d'égal dédain pour les religions nécessaires, selon M. Thiers, à l'homme? Vraie ou fausse, sublime ou ridicule, il en faut une. Qu'est-ce que cette déclaration de la nécessité de maintenir par la force des gouvernements l'unité des religions établies? «Quand une croyance établie ne règne pas, mille superstitions s'établissent, mille sectes acharnées à la dispute, comme en Amérique, etc. Dès lors que peut-on souhaiter de mieux qu'une religion nationale

Remarquez que l'historien ne dit pas une religion vraie ou une religion divine; il dégrade hardiment dans cette expression la religion (institution divine ou rien) jusqu'au rang de simple institution nationale. Il substitue la nation à Dieu et la loi de police des cultes à la conscience, siége unique de la foi. Qu'est-ce enfin que cette ambition qu'il faut pardonner au premier Consul, puisque, dit l'historien, «c'est la plus noble et la plus légitime des ambitions que celle qui cherche à fonder son empire sur la satisfaction des vrais besoins du peuple?» Or, les vrais besoins du peuple qui venait d'accomplir la plus grande transformation des temps modernes, pour établir la liberté des consciences et l'égalité des croyances personnelles devant les lois et devant Dieu; ces vrais besoins des peuples étaient-ils de reconstituer aussitôt après, au lieu de la religion volontaire et d'autant plus efficace qu'elle est plus volontaire, une religion d'État garantie à un souverain de la foi par un souverain des armes, investie de priviléges dont chacun était une limite à la liberté des autres cultes? Ces vrais besoins des peuples étaient-ils de remettre Dieu dans la loi, le prêtre, magistrat de la foi, dans la dépendance du magistrat civil, le magistrat civil dans la dépendance du prêtre, le fidèle dans le citoyen, le citoyen dans le fidèle, une partie de la religion dans la loi, une autre partie hors la loi, et de rebâtir ainsi, au profit, non de la religion des peuples, mais à l'usage et au profit de la souveraineté civile, cette Babel de foi et de loi, de Dieu et de l'homme, de servitude et de révolte, de tolérance de l'erreur et d'intolérance de la vérité, qu'on appelle un concordat?

Nous le laissons à dire à ceux qui ont la religion de la foi, et non la religion d'État, dans le cœur. Cette prétendue religion de la raison d'État est, selon nous, la dérision de la piété sincère; l'histoire de M. Thiers pervertirait ici la morale éternelle, si on n'en signalait pas le sophisme et le danger aux hommes.

Cela dit sur le principe même de ce Concordat de 1801, nous ne taririons pas en éloges sur la belle étude diplomatique dans laquelle M. Thiers, aidé sans doute par les innombrables documents de nos archives, a déroulé, éclairé, simplifié, dramatisé, pour les esprits les plus minutieux, cette longue et épineuse négociation. Si toutes les négociations entre les États étaient compulsées et écrites ainsi par un écrivain aussi érudit, la diplomatie, exhumée de ses cartons par une main créatrice, serait à elle seule la plus complète et la plus lumineuse des histoires. L'érudition recevrait la vie par la main du talent. Ce genre d'histoire par les documents bien retrouvés, bien exposés, bien discutés, se révèle ici pour la première fois au monde. C'est une nouveauté et une création; cette nouveauté et cette création porteront le nom de M. Thiers.

VI

Le treizième livre n'offre rien à l'imagination et à la pensée que ces lieux communs de toutes les annales, ces détails d'administration qui, en temps calmes, servent de transition d'un événement à l'autre. M. Thiers y excelle parce qu'il approfondit jusqu'aux minuties. C'est en creusant qu'on trouve l'intérêt au fond de l'histoire: celui qui voit tout s'intéresse à tout. On ne peut reprendre dans ce récit de quelques mois de paix que deux ou trois jugements qui manquent de justesse parce qu'ils manquent d'impartialité.

Ainsi M. Thiers, passionné pour son héros, veut lui donner à la fois, contre sa nature, les honneurs du libéralisme et les honneurs du despotisme. Il affecte de croire que le premier Consul était un partisan et un admirateur de M. Fox, l'orateur d'opposition par excellence, venu à Paris pour admirer de plus près la dictature. C'est méconnaître à la fois le génie du premier Consul et le génie de M. Fox. M. Thiers ici fait tort, selon nous, au bon sens gouvernemental de son héros, comme il fait tort à la sincérité de M. Fox. Que pouvait-il y avoir de commun entre un jeune soldat qui venait d'étouffer la dernière étincelle de liberté représentative dans son pays, et qui méditait déjà la suppression du Tribunat, comme il avait accompli l'asservissement par l'épée du Corps législatif, et le tribun aristocratique et quelquefois démagogique de l'Angleterre, qui avait inoculé par tous ses discours les doctrines et même les anarchies de la Révolution française à son pays? Que pouvait-il y avoir de sincère dans ces politesses de fausse admiration entre l'homme d'État de l'ordre excessif, du pouvoir absolu, et entre l'orateur de la liberté sans limite, de la souveraineté des clubs, de l'anarchie désarmée ou même armée contre la monarchie? L'homme du 18 brumaire ne pouvait ni estimer politiquement ni aimer M. Fox, homme de 1792. Il pouvait le flatter et le grandir par ses flatteries officielles, pour grandir en lui un principe éloquent d'opposition et de désordre en Angleterre. C'est ce qu'il faisait à Paris, en affectant l'estime pour un génie de parole dont il méprisait au fond les doctrines.

Le véritable homme d'État de l'Angleterre, aux yeux du premier Consul, c'était M. Pitt; mais il ne lui convenait pas de le dire, parce que M. Pitt était, pour l'Angleterre libre, l'homme de salut; M. Fox n'était que l'homme de bruit. L'historien du premier Consul a trop de perspicacité pour s'y tromper. Il nous semble donc ici faire pour son héros précisément ce que son héros faisait pour M. Fox: il ne le juge pas, il le flatte. La prétendue admiration du premier Consul pour l'agitateur anglais serait de la candeur par trop naïve si elle n'était pas de la diplomatie par trop raffinée. Ici M. Thiers se souvient trop, en écrivant ces pages, de ce sophisme de situation qui a tué en quinze ans le gouvernement des Bourbons par sa plume; il confond dans le premier Consul le goût héroïque du despotisme et le goût populaire de la liberté, afin de lui donner, selon les besoins de l'opposition, qui vit de sophismes, la popularité du dictateur et la popularité du libéral de 1830: hermaphrodisme politique nécessaire à la mémoire du héros avec lequel on voulait faire une double guerre aux Bourbons. Mais ce n'est plus là de l'histoire, c'est de la tactique; cette tactique peut être profitable à ceux qui l'emploient à la tribune ou dans le journalisme, elle est déplacée dans le récit. Il n'y eut jamais, en réalité, deux esprits plus antipathiques en matière de gouvernement que l'esprit droit, ferme, absolu du premier Consul, et l'esprit oratoire, contradictoire et ambulatoire du chef de l'opposition britannique, M. Fox; l'un fait pour absorber énergiquement tous les droits et toutes les volontés dans le droit et dans la volonté d'un seul; l'autre créé pour débattre éloquemment, mais vainement, le pour et le contre, pour saper tous les gouvernements et pour voir des ennemis dans tous les ministres du pouvoir. Parler de l'admiration sincère de ces deux hommes l'un pour l'autre c'est les mal comprendre ou c'est les défigurer. Conserver la fidélité des caractères, laisser à chacun son vice et sa vertu propre, c'est la loi de l'histoire comme c'est la loi du drame. L'histoire, autrement, manque de vérité, et le drame manque de vraisemblance.

VII

On voit percer dès ce temps-là l'opposition civile dans quelques sénateurs restés fidèles, malgré ses excès et ses revers, à l'esprit philosophique qui avait couvé la révolution de 1789; ceux-là voulaient au moins en sauver les vérités du naufrage de tant d'illusions et du sang de 1793. C'est contre ce petit nombre d'âmes libres et stoïques, quoique modérées, que le premier Consul éclate en impatience et qu'il invente le mot d'idéologues, comme l'injure la plus expressive qu'on puisse adresser à des hommes qui font abstraction de l'expérience en matière de gouvernement.

L'opposition militaire, qui commence aussi à poindre, se groupe et se personnifie autour de Moreau, le seul rival de gloire qu'on puisse élever en face du premier Consul. M. Thiers, juste cette fois, et juste parce qu'il est sévère, caractérise vigoureusement cette tendance de la médiocrité jalouse à se créer des idoles plus grandes que nature pour les opposer aux véritables supériorités intellectuelles de leur temps.

«Moreau, dit-il, depuis la campagne d'Autriche, dont il devait le succès, du moins en partie, au premier Consul, qui lui avait donné à commander la plus belle armée de la France, Moreau passait pour le second général de la République. Au fond, personne ne se trompait sur sa valeur: on savait bien que c'était un esprit médiocre, incapable de grandes combinaisons et entièrement dépourvu de génie politique; mais on s'appuyait sur ses qualités réelles de général sage, prudent et vigoureux, pour en faire un capitaine supérieur et capable de tenir tête au vainqueur de l'Italie et de l'Égypte.

«Les partis ont un merveilleux instinct pour découvrir les faiblesses des hommes éminents. Ils les flattent ou les offensent tour à tour, jusqu'à ce qu'ils aient trouvé l'issue par laquelle ils peuvent pénétrer dans leur cœur, pour y introduire leur poison.»

C'est ainsi que l'historien nous prépare de loin au grand procès politique dans lequel Moreau descendit de sa gloire au rang de complice de Georges et de Pichegru, et plus tard au rang de transfuge combattant contre sa patrie pour se venger d'un juste exil.

VIII

La création d'une république lombarde en Italie, création précaire, mais bien moins nuisible à la France que l'agrandissement si dangereux du Piémont, voisin à la fois révolutionnaire, militaire et monarchique, fut sagement mais vainement combattue par M. de Talleyrand. Ce ministre n'y voyait qu'un principe d'agitation perpétuelle, menaçante pour toute paix durable avec l'Allemagne. Cette république provisoire révèle la diplomatie inquiète et irrésolue du premier Consul. M. de Talleyrand voit plus loin et plus juste. Bonaparte, initié par ce grand homme d'État à la diplomatie européenne, prend de son ministre la science des traditions, mais ne suit en rien ses conseils à longue vue.

On voit, dès ce moment, qu'il ne veut de paix que juste ce qu'il en faut pour préparer d'autres guerres, et que son véritable ministre des affaires étrangères sera le hasard des batailles.

Pendant qu'il institue une république à Milan, il cherchait une monarchie absolue en France. Il inaugurait pompeusement le culte d'État, il caressait M. de Chateaubriand, dont le livre poétique, le Génie du Christianisme, devançait ou servait si bien ses desseins de restauration catholique sous un second Charlemagne, ligué, non de foi, mais de politique, avec la papauté. M. Thiers apprécie ce livre, qui fut le programme de la monarchie, en une vive et juste image.

Le Génie du Christianisme, dit-il, comme toutes les œuvres remarquables, fort loué, fort attaqué, produisait une impression profonde parce qu'il exprimait un sentiment vrai et très-général alors dans la société française: c'était ce regret singulier, indéfinissable, de ce qui n'est plus, de ce qu'on a dédaigné ou détruit quand on l'avait, de ce qu'on désire avec tristesse quand on l'a perdu. Tel est le cœur humain! Ce qui est le fatigue ou l'oppresse; ce qui a cessé d'être acquiert tout à coup un attrait puissant. Les coutumes sociales et religieuses de l'ancien temps, odieuses en 1789, parce qu'elles étaient alors dans toute leur force, et que de plus elles étaient quelquefois oppressives, maintenant que le dix-huitième siècle, changé vers sa fin en un torrent impétueux, les avait emportées dans son cours dévastateur, revenaient au souvenir d'une génération agitée, et touchaient son cœur disposé aux émotions par quinze ans de spectacles tragiques. L'œuvre du jeune écrivain, empreinte de ce sentiment profond, remuait fortement les esprits, et avait été accueillie avec une faveur marquée par l'homme qui alors dispensait toutes les gloires. Si elle ne décelait pas le goût pur, la foi simple et solide des écrivains du siècle de Louis XIV, elle peignait avec charme les vieilles mœurs religieuses qui n'étaient plus. Sans doute on y pouvait blâmer l'abus d'une belle imagination; mais après Virgile, mais après Horace, il est resté dans la mémoire des hommes une place pour l'ingénieux Ovide, pour le brillant Lucain, et, seul peut-être parmi les livres de ce temps, le Génie du Christianisme vivra, fortement lié qu'il est à une époque mémorable; il vivra, comme ces frises sculptées sur le marbre d'un édifice vivent avec le monument qui les porte.

IX

En même temps que le premier Consul rétablissait la plus monarchique des institutions humaines, le catholicisme, il préparait à la monarchie ses éléments naturels et traditionnels, une noblesse et une aristocratie militaire. Son rappel des émigrés était une préface à une cour; son institution de l'ordre de la Légion d'honneur, sacrifice à la vanité qui fonde la vertu civique sur une distinction extérieure puérile en elle-même, comme un ruban sur un habit, préparait les âmes aux faveurs d'un souverain; il prenait ainsi le privilége de décerner seul l'estime publique. L'historien approuve ces concessions aux faiblesses humaines dans une page trop significative de ses propres pensées pour ne pas la citer.

«Quant à la manière de classer les hommes dans la société, il disait à ceux qui ne voulaient aucune distinction: «Pourquoi donc avez-vous créé les fusils et les sabres d'honneur? C'est une distinction que celle-là, et assez ridiculement inventée, car on ne porte pas un fusil ou un sabre d'honneur à sa poitrine, et en ce genre les hommes aiment ce qui s'aperçoit de loin.» Le premier Consul avait observé un fait singulier, et il le faisait volontiers remarquer à ceux avec lesquels il avait l'habitude de s'entretenir. Depuis que la France, objet des égards et des empressements de l'Europe, était remplie des ministres de toutes les puissances, ou d'étrangers de distinction qui venaient la visiter, il était frappé de la curiosité avec laquelle le peuple et même des gens au-dessus du peuple suivaient ces étrangers, et étaient avides de voir leurs riches uniformes et leurs brillantes décorations. Il y avait souvent foule dans la cour des Tuileries pour assister à leur arrivée et à leur départ. «Voyez, disait-il, ces vaines futilités que les esprits forts dédaignent tant! Le peuple n'est pas de leur avis: il aime ces cordons de toutes couleurs, comme il aime les pompes religieuses. Les philosophes démocrates appellent cela vanité, idolâtrie. Idolâtrie, vanité, soit. Mais cette idolâtrie, cette vanité sont des faiblesses communes à tout le genre humain, et de l'une et de l'autre on peut faire sortir de grandes vertus. Avec ces hochets tant dédaignés, on fait des héros! À l'une comme à l'autre de ces prétendues faiblesses, il faut des signes extérieurs: il faut un culte au sentiment religieux; il faut des distinctions visibles au noble sentiment de la gloire.»

Ici la vérité ne manque pas au tableau, mais la réflexion manque à l'historien. L'œuvre du véritable homme d'État n'est pas de caresser les vanités de notre nature, mais de les transformer en vertu publique. Il ne faut pas donner aux vices de l'humanité leurs institutions, il faut corriger ces vices par des institutions supérieures. Les complaisances pour les puérilités de l'homme ne sont pas du génie, elles sont une corruption officielle et elles perpétuent son enfance. Le défaut de cette histoire est de prendre trop souvent l'expédient pour droit et l'habileté pour principe de gouvernement.

X

M. Thiers, écrivain évidemment monarchique sous un costume révolutionnaire, s'élève franchement ici au-dessus des scrupules de la légalité et des timidités de la conscience pour absoudre l'ambition du trône dans le premier Consul, et pour ne reconnaître d'autre légitimité du pouvoir que la légitimité du génie. Nous ne le blâmons pas trop sévèrement de cette audace d'esprit que Machiavel, Bossuet, Mirabeau et Danton ont affichée avant lui; historiquement cette théorie tranche tout; elle semble élever l'écrivain à la hauteur de la Providence, qui crée le droit des supériorités dans les hommes prédestinés aux grandes choses, et qui semble donner les masses subalternes en propriété à ses élus; mais, moralement, cette théorie contient tous les périls et tous les crimes; car, si vous reconnaissez le génie pour droit et l'ambition heureuse pour titre, quel est l'homme orgueilleux qui ne se croira pas du génie, et quel est le scélérat qui ne se sentira pas l'ambition de tout oser et de tout prendre? Le ciel a créé la vertu pour contenir ces audaces dans les limites du devoir, et les hommes ont inventé les lois pour contenir ces ambitions dans les prescriptions de la volonté générale. Mais ces discussions sont vaines quand il s'agit d'un homme qui avait accompli déjà au 18 brumaire le renversement à main armée de la Constitution; il avait autant le droit de fonder une dynastie que celui de détruire une république.

«Le général Bonaparte, dit ici son historien trop complaisant à la fortune, souhaitait le suprême pouvoir, c'était naturel et excusable. En faisant le bien, il avait obéi à son génie; en le faisant, il en avait espéré le prix. Il n'y avait là rien de coupable, d'autant plus que, dans sa conviction et dans la vérité, pour achever ce bien, il fallait longtemps encore un chef tout-puissant. Dans un pays qui ne pouvait pas se passer d'une autorité forte et créatrice, il était légitime de prétendre au pouvoir suprême, quand on était le plus grand homme de son siècle et l'un des plus grands hommes de l'humanité. Washington, au milieu d'une société démocratique, républicaine, exclusivement commerciale, et pour longtemps pacifique, Washington avait eu raison de montrer peu d'ambition. Dans une société républicaine par accident, monarchique par nature, entourée d'ennemis, dès lors militaire, ne pouvant se gouverner et se défendre sans unité d'action, le général Bonaparte avait raison d'aspirer au pouvoir suprême, n'importe sous quel titre. Son tort, ce n'est pas d'avoir pris la dictature, alors nécessaire; c'est de ne l'avoir pas toujours employée comme dans les premières années de sa carrière.»

On voit ici la théorie à visage découvert: avoir du génie, faire le bien et demander le prix du bien qu'on a fait pour soi-même; mais demander le prix du bien qu'on a fait ou qu'on veut faire pour soi-même, qu'est-ce autre chose que l'égoïsme, c'est-à-dire un vice au lieu d'une vertu? Quel danger n'y a-t-il pas dans de telles théories sous la plume d'un écrivain séduisant d'audace d'esprit, au milieu d'une nation en oscillation perpétuelle de pouvoirs? Quel danger surtout dans une nation militaire, où chaque général peut être tenté du trône sans avoir le génie de s'y maintenir? Et comment M. Thiers pourra-t-il se plaindre d'avoir à subir comme citoyen les doctrines qu'il aura encouragées comme moraliste? Patere legem quam fecisti!

XI

En reprenant son rôle d'historien, M. Thiers raconte ensuite, avec la verve d'un Molière politique, les rôles divers joués par le premier Consul, par sa femme, par ses frères, par ses sœurs, par le sénat, par le conseil d'État, par Fouché, par Cambacérès, ses confidents, chargés de risquer les indiscrétions et de subir les désaveux pour se faire offrir sous un nom ou sous un autre le titre du pouvoir monarchique dont il avait déjà la réalité. L'histoire ici touche à la comédie d'intrigue, et Beaumarchais y serait plus convenable que Tacite. Enfin, après mille manœuvres de ses confidents contrariés par ce qui restait de décorum républicain dans les différents corps représentatifs, la douce violence est opérée, et, après avoir deux fois repoussé la couronne comme César au Cirque, le général Bonaparte passe du titre de premier Consul au titre de Consul à vie, et du titre de consul à vie à la prochaine proclamation de l'empire héréditaire. Ici le général Bonaparte n'a point d'effort illégitime à faire pour franchir ces degrés successifs qui mènent d'une magistrature républicaine à vie au pouvoir suprême; il n'a qu'à se laisser glisser sur la mobilité et sur la versatilité de la France, pliée d'avance à tous ses désirs.

XII

De très-belles et très-profondes études de droit public allemand et helvétique remplissent cet intervalle du Consulat à vie à l'Empire dans l'histoire de M. Thiers. On ne peut leur reprocher que leur étendue et leur érudition excessives. Les diplomates y trouveront des monuments de diplomatie savante, admirablement scrutés et éclairés d'un jour qui ne laisse rien dans l'ombre; mais la masse des lecteurs superficiels, qui s'attache exclusivement aux événements et aux hommes, laisseront ces riches études aux érudits. Ce n'est plus l'histoire, c'est le catéchisme du droit des gens; entre Grotius et Tacite il y a la différence d'un traité à un récit. M. Thiers fait trop souvent un traité de son histoire; nous qui avons du loisir nous ne nous en plaignons pas; mais la postérité a peu de temps à consacrer au passé; elle lit vite et peu: M. Thiers ne pense pas assez à elle.

XIII

L'intervention française s'accomplit en quelques jours par le général Ney, en Suisse; la médiation imposée à main armée aux cantons sert de prétexte à l'Angleterre pour refuser l'évacuation de Malte, conformément au traité d'Amiens. La France exige, l'Angleterre récrimine sur ses envahissements; le premier Consul éclate en paroles foudroyantes, quoique calculées, dans une audience de l'ambassadeur britannique. La paix d'Amiens est rompue, la guerre commence. L'historien, dans une courte et impartiale discussion, attribue à l'Angleterre les causes de la rupture. On ne peut méconnaître ici la justesse de ses réflexions. La responsabilité de la longue période de guerre qui suit la courte paix d'Amiens pèsera sur la Grande-Bretagne plus que sur le général Bonaparte. Si la première loi de l'histoire est d'être véridique, la première loi de la critique est d'être arbitre entre les événements et l'historien. Les passions nationales de l'Angleterre et les rivalités de popularité parlementaire entre les orateurs et les ministres précipitèrent la rupture d'une paix qui pouvait consoler plusieurs années le monde. Cette époque ressemble beaucoup à celle où les orateurs athéniens du parti de Démosthène jetèrent, par leurs déclamations contre Alexandre de Macédoine, la Grèce et l'Asie dans les mains d'Alexandre. Le général Bonaparte fut l'Alexandre du parlement britannique en 1803.

XIV

Les dix-septième et dix-huitième livres sont des chefs-d'œuvre entre tant de chefs-d'œuvre; c'est le génie et l'impatience du héros passés tout entiers dans son historien pour préparer contre l'Angleterre, et au besoin contre ses alliés sur le continent, une guerre aux proportions d'une lutte entre deux mondes, le monde maritime et le monde continental.

C'est par le monde maritime que ces préparatifs commencent. Ces deux livres sont l'histoire navale du monde moderne, depuis l'Armada de Philippe II. Tout le drame est transporté sur les mers; ce drame est un des plus beaux, des plus divers, des plus passionnés qui se soient jamais joués entre les éléments et les hommes. Les études qu'a dû faire l'historien pour l'écrire, ou que les hommes spéciaux de la marine ont dû faire pour lui en fournir les éléments, sont immenses. Ce seul travail, depuis la rupture de la paix d'Amiens jusqu'à la bataille de Trafalgar, serait de lui seul un monument historique digne de rester à jamais dans les archives de l'Europe. La création des flottilles de bateaux plats pour transporter à travers le détroit l'invasion française en Angleterre, la concentration de deux mille bâtiments de guerre ou de transports à Boulogne, à Étaples, à Wimereux, à Ambleteuse; une armée d'élite de cent soixante mille hommes campés comme une menace permanente au bord de ces rades, en vue de leur conquête, les revues, les exercices, les combats partiels des chaloupes canonnières contre les brûlots anglais, donnés comme un spectacle à l'armée dans ce cirque maritime pour entretenir son ardeur; les négociations avec l'Autriche, la Hollande, la Russie, la Prusse, l'Espagne, pour faire concourir ces puissances à ce plan de la haine du monde contre la domination britannique des mers; les lâchetés de l'Espagne, les réticences de la Russie, les temporisations de l'Autriche, les marchandages intéressés et les trahisons de la Prusse, mêlés à tout ce mouvement des flottes et des armées sur le littoral; de grandes fautes diplomatiques commises par le premier Consul au milieu de ces prodiges d'activité militaire; la pire de ces fautes, la confiance obstinée dans ce cabinet de Berlin, aussi peu sûr pour l'Allemagne qu'il démembre que pour la France qu'il trompe ou pour l'Angleterre qu'il trahit, tout cela forme du dix-septième livre de M. Thiers, intitulé Camp de Boulogne, une des scènes dignes de celles où le fils de Philippe ralliait ses auxiliaires et endormait ses ennemis au moment où il était campé sur la Propontide, avant de passer, avec toute sa fortune et toute son espérance, en Asie.

Nous ne louerons jamais assez le peintre, le marin, le stratége, le diplomate, qui a tracé ce magnifique tableau d'histoire.

XV

Cependant l'Angleterre commence à trembler; M. Pitt sort de sa retraite au cri du péril public, et retrempe l'âme de son pays dans la sienne. Le ministre anglais, qui tient dans sa main les brandons vivants de la guerre civile et des complots extrêmes dans le Vendéen Georges Cadoudal, dans Pichegru, et dans un certain nombre de jeunes émigrés impatients de remuer leur patrie, fût-ce avec la lame de leurs poignards, lance en France ces conjurés du désespoir. Ils ne se proposent pas l'assassinat, mais l'enlèvement à main armée et par surprise du premier Consul. On s'entendra ensuite sur le gouvernement qui doit lui succéder. Ces conjurés débarquent en France, entrent furtivement à Paris, y ourdissent leur trame, cherchent à s'associer un homme dont le nom militaire soit un entraînement certain pour l'armée. Cet homme, le général Moreau, a la faiblesse de se laisser glisser, comme un conspirateur vulgaire, sur la pente de cette intrigue; il confère avec le général Pichegru, à la faveur des ténèbres, sur le boulevard et dans la maison d'un des conjurés. On discute l'attentat froidement, on ne s'entend pas sur les conséquences: Moreau veut le pouvoir pour lui seul, Pichegru et Georges pour les Bourbons. Le premier Consul, averti par cette sourde rumeur qui est comme l'écho anticipé des grands dangers, tâtonne sans pouvoir saisir. À la fin, Georges, Pichegru, Moreau, les Polignac sont arrêtés; on cherche les preuves et les témoins de leur complot.

Ce n'est pas assez pour rassurer le premier Consul, il veut porter la main plus loin. Le fils du prince de Condé, le duc d'Enghien, jeune prince de grande race militaire et de haute espérance, se trouve à sa portée, quoique sur un territoire étranger et inviolable; il le fait arrêter, conduire à Paris, juger par une commission, fusiller dans le fossé de Vincennes, les pieds sur sa tombe. Nous avons écrit nous-même cette tragédie historique d'après les témoignages les plus irrécusables; d'autres témoignages surgissent tous les jours des Mémoires posthumes des confidents du gouvernement consulaire; ces Mémoires laissent peu de doute sur les vrais motifs du meurtre, motifs très-différents de ceux que prête trop complaisamment M. Thiers au premier Consul. Les complaisances envers les attentats de cette nature sont des torts envers la sainteté de l'histoire; excuser n'est pas absoudre, mais c'est atténuer l'indignation, la seule justice du cœur humain qui reste pour compensation de leur sang aux victimes.

Les motifs du premier Consul sont révélés par lui-même dans une allocution à son conseil d'État du 3 germinal, allocution rapportée en ces termes par le conseiller d'État Miot, témoin du discours et ami de la famille Bonaparte.

«On verra, dit le premier Consul dans cet accès d'éloquente colère, quels ménagements peut mériter une famille...» (La famille des Bourbons, dont l'ombre lui fermait encore l'accès du trône sur lequel il méditait de s'asseoir bientôt après cet événement.) «Que la France ne s'y trompe pas, elle n'aura ni paix ni repos jusqu'au moment où le dernier des individus de la famille des Bourbons sera exterminé. J'en ai fait saisir un à Ettenheim, et on me parle aujourd'hui de droit d'asile, de violation de territoire! Quelle étrange badauderie! C'est bien peu me connaître: ce n'est pas de l'eau qui coule dans mes veines, c'est du sang! J'ai fait juger et exécuter promptement le duc d'Enghien pour éviter de tenter les émigrés qui se trouvent ici.»

«Il le fallait surtout,» ajoute le conseiller d'État Miot, confident de Joseph Bonaparte et admis indirectement à ce titre dans les demi-confidences de son frère, «il le fallait pour satisfaire et tranquilliser les restes des jacobins et les régicides membres de son gouvernement; ils voulaient un gage irrévocable donné à la Révolution par l'homme auquel ils allaient décerner l'empire.» La colère fut sans doute pour quelque chose dans l'événement de Vincennes, la politique y fut pour beaucoup plus; c'est ce qui rend ce meurtre de sang-froid plus impardonnable à l'histoire.

XVI

Le récit du jugement nocturne de Vincennes par M. Thiers est tellement dépourvu de cette juste sévérité et de cette pathétique sensibilité qu'au lieu de s'apitoyer sur la victime c'est sur les exécuteurs du meurtre qu'il semble seulement s'attendrir. «Ces malheureux juges! dit-il, affligés de leur rôle plus qu'on ne peut dire, prononcèrent la mort. Ce n'était pas une machination ourdie, ajoute l'historien, comme on l'a dit, pour surprendre un crime au premier Consul; c'était un accident, un pur accident qui avait ôté au prince infortuné la seule chance de sauver sa vie, et au premier Consul une heureuse occasion de sauver une tache à sa gloire!» Et après cette réflexion atténuante il attribue l'exécution nocturne et précipitée à une prolongation de sommeil du conseiller d'État Réal; comme si quelqu'un dormait parmi les confidents et les exécuteurs du drame pendant que le premier Consul veillait lui-même à la Malmaison, attendant l'accomplissement de l'acte le plus terrible et le plus hâtif de sa vie, et pendant qu'une telle victime était sous le feu des juges!...

Nous ne saurions trop blâmer ce récit, aussi infidèle qu'insensible, de l'acte le plus tragique de l'âme de Napoléon. Le style en est aussi défectueux et aussi vulgaire que les circonstances en sont altérées et décolorées; l'âme et le talent ont failli à la fois à l'écrivain dans ces pages. Ce n'est pas ainsi que sentait Tacite, ce n'est pas ainsi qu'il écrivait.

Notre admiration pour les belles parties de ce livre est la garantie de notre impartialité pour ses défaillances de style, de vertu et de sentiment; mais le cœur souffre autant que la vérité en lisant ces pages. Elles sont à refaire pour l'honneur du livre.

XVII

Le spectacle de la lâcheté de l'Europe indignée, mais muette, après cet attentat au droit des gens, à l'humanité et à l'innocence, est reproduit avec beaucoup plus de talent par M. Thiers, dans le livre suivant intitulé l'Empire. Il rentre ici dans son domaine: écrivain lumineux, mais non pathétique.

Ici cependant l'inconséquence du grand historien étonne l'esprit; il fait une magnifique analyse de l'état de l'opinion en France après le meurtre du duc d'Enghien; il flatte ou il raille les impulsions révolutionnaires qui ont poussé la France jusqu'à la République de 1793; il se déclare, avec une grande fermeté d'esprit, homme monarchique dans un pays dont tout le passé est monarchique, et qui se gouverne par ses habitudes plus que par sa raison. La conséquence d'une telle foi dans la monarchie était donc de louer franchement aussi le premier Consul, favorisé par une réaction si naturelle en France, d'avoir l'audace de son ambition et de la nature des choses en rétablissant en lui la monarchie. On ne sait par quelle timidité de logique ou par quel revirement d'esprit M. Thiers se dément tout à coup au moment de conclure; que dis-je? il conclut contre la cause monarchique qu'il vient d'exposer avec tant de force; il s'arrête entre les deux partis, c'est-à-dire dans l'impossible; il prend la moitié des deux vérités, c'est-à-dire un mensonge; il emprunte à la république le pouvoir absolu et à la monarchie le pouvoir temporaire, et il établit comme préférable à la république ou à la monarchie, quoi? la dictature! Il semble, lui, homme de si lucide intelligence, ne pas s'apercevoir seulement que la dictature c'est la république sans la liberté et la monarchie sans stabilité, c'est-à-dire deux inconséquences dans une. Écoutons-le, mais ne cherchons pas à le comprendre, ou plutôt comprenons qu'il n'ose pas dire ici toute sa pensée, et que, voulant ménager en sa personne le renom d'écrivain révolutionnaire et le renom d'homme d'État monarchique, il accorde un peu aux républicains, un peu aux royalistes, pour conserver dans les deux partis la popularité de ses jeunes opinions et la popularité de ses idées mûres dans son âge plus avancé.

«Ainsi la Révolution, dit-il, dans ce retour rapide sur elle-même, devait venir à la face du ciel confesser ses erreurs, l'une après l'autre, et se donner d'éclatants démentis! Distinguons cependant: lorsqu'elle avait voulu l'abolition du régime féodal, l'égalité devant la loi, l'uniformité de la justice, de l'administration et de l'impôt, l'intervention régulière de la nation dans le gouvernement de l'État, elle ne s'était point trompée; elle n'avait aucun démenti à se donner, et elle ne s'en est donné aucun. Lorsqu'elle avait, au contraire, voulu une égalité barbare et chimérique, l'absence de toute hiérarchie sociale, la présence continuelle et tumultueuse de la multitude dans le gouvernement, la république dans une monarchie de douze siècles, l'abolition de tout culte, elle avait été folle et coupable, et elle devait venir faire, en présence de l'univers, la confession de ses égarements.

«Mais qu'importent quelques erreurs passagères, à côté des vérités immortelles qu'au prix de son sang elle a léguées au genre humain! Ses erreurs mêmes contenaient encore d'utiles et graves leçons, données au monde avec une incomparable grandeur. Toutefois, si, dans ce retour à la monarchie, la France obéissait aux lois immuables de la société humaine, elle allait vite, trop vite peut-être, comme il est d'usage dans les révolutions. Une dictature, sous le titre de Protecteur, avait suffi à Cromwell. La dictature, sous la forme de consulat perpétuel, avec un pouvoir étendu comme son génie, durable comme sa vie, aurait dû suffire au général Bonaparte pour accomplir tout le bien qu'il méditait, pour reconstruire cette ancienne société détruite, pour la transmettre, après l'avoir réorganisée, ou à ses héritiers s'il devait en avoir, ou à ceux qui, plus heureux, étaient destinés à profiter un jour de ses œuvres. Il était, en effet, arrêté dans les desseins de la Providence que la Révolution, poursuivant son retour sur elle-même, irait plus loin que le rétablissement de la forme monarchique, et irait jusqu'au rétablissement de l'ancienne dynastie elle-même. Pour accomplir sa noble tâche, la dictature, à notre avis, sous la forme du consulat à vie, suffisait donc au général Bonaparte, et, en le créant monarque héréditaire, on tentait quelque chose qui n'était ni le meilleur pour sa grandeur morale, ni le plus sûr pour la grandeur de la France. Non que le droit manquât à ceux qui voulaient avec un soldat faire un roi ou un empereur: la nation pouvait incontestablement transporter à qui elle voulait, et à un soldat sublime plus qu'à tout autre, le sceptre de Charlemagne et de Louis XIV. Mais ce soldat, dans sa position naturelle et simple de premier magistrat de la République française, n'avait point d'égal sur la terre, même sur les trônes les plus élevés. En devenant monarque héréditaire, il allait être mis en comparaison avec les rois, petits ou grands, et constitué leur inférieur en un point, celui du sang. Ne fût-ce qu'aux yeux du préjugé, il allait être au-dessous d'eux en quelque chose. Accueilli dans leur compagnie, et flatté, car il était craint, il serait en secret dédaigné par les plus chétifs. Mais, ce qui est plus grave encore, que ne tenterait-il pas, devenu roi ou empereur, pour devenir roi des rois, chef d'une dynastie de monarques relevant de son trône nouveau! Que d'entreprises gigantesques auxquelles succomberait peut-être la fortune de la France! Que de stimulants pour une ambition déjà trop excitée, et qui ne pouvait périr que par ses propres excès!

«Si donc, à notre avis du moins, l'institution du consulat à vie avait été un acte sage et politique, le complément indispensable d'une dictature devenue nécessaire, le rétablissement de la monarchie sur la tête de Napoléon Bonaparte, était non pas une usurpation (mot emprunté à la langue de l'émigration), mais un acte de vanité de la part de celui qui s'y prêtait avec trop d'ardeur, et d'imprudente avidité de la part des nouveaux convertis, pressés de dévorer ce règne d'un moment.

«Cependant, s'il ne s'agissait que de donner une leçon aux hommes, nous en convenons, la leçon était plus instructive et plus profonde, plus digne de celles que la Providence adresse aux nations, quand elle était donnée par ce soldat héroïque, par ces républicains récemment convertis à la monarchie, pressés les uns et les autres de se vêtir de pourpre, sur les débris d'une république de dix années, à laquelle ils avaient prêté mille serments. Malheureusement la France, qui avait payé de son sang leur délire républicain, était exposée à payer de sa grandeur leur nouveau zèle monarchique; car c'est pour qu'il y eût des rois français en Westphalie, à Naples, en Espagne, que la France a perdu le Rhin et les Alpes. Ainsi, en toutes choses, la France était destinée à servir d'enseignement à l'univers: grand malheur et grande gloire pour une nation!»

XVIII

Ces réflexions sont au commencement d'un révolutionnaire, au milieu d'un royaliste, à la fin d'un philosophe; mais ni au commencement, ni au milieu, ni à la fin, elles ne sont d'un homme d'État, tel qu'on a droit de se figurer M. Thiers.

Que voulait-il donc que fît le général Bonaparte, absous déjà par lui du 18 brumaire? Qu'il rétrogradât? C'était rentrer dans la Révolution, et, selon M. Thiers, dans l'anarchie. Qu'il s'arrêtât sur la route du pouvoir monarchique, et qu'après en avoir pris la souveraineté il en écartât tout ce qu'elle a de bon, c'est-à-dire l'hérédité, ce hasard, il est vrai, mais ce hasard qui coupe la route aux révolutions? Évidemment ici M. Thiers, homme monarchique, fait aux républicains une concession de principe qui va jusqu'à une concession de bon sens. Une fois absous du 18 brumaire, Bonaparte, s'il n'eût pas fondé la monarchie héréditaire avec l'empire, était deux fois illogique et deux fois criminel, car en renversant la république il avait fait un crime d'État contre la liberté et contre la souveraineté nationale, et en ne fondant pas la dynastie héréditaire il aurait fait un crime d'État contre la monarchie. Aussi n'hésita-t-il pas, et c'est en cela seulement que nous admirons la logique de son ambition et la fermeté de son intelligence. Entre l'innocence d'un grand citoyen qui s'abstient de toute convoitise violente de domination sur son pays et la fondation d'un trône, il n'y avait pour lui que timidité et inconséquence. Le titre et l'institution du consulat à vie n'étaient qu'une demi-république, une demi-ambition, un demi-caractère, un demi-crime, une demi-vertu. Or, dans le bien comme dans le mal, il n'y a de grand que ce qui est entier, et Bonaparte n'était pas un demi-homme; mais, nous le disons avec regret, ici M. Thiers se montre un demi-politique. Le consulat n'était qu'un degré provisoire qui laissait attendre ou une anarchie en redescendant, ou une monarchie en montant; s'arrêter au milieu de ce degré ce n'était pas fonder, c'était attendre. Les peuples ne s'attachent qu'à ce qui se déclare permanent; car, comme ils sont eux-mêmes un être permanent, ils veulent, autant qu'ils le peuvent, dans leur institution la permanence: tout le monde se serait promptement détaché de Bonaparte s'il fût resté consul à vie. Il connut mieux que M. Thiers la nature humaine en osant l'empire et en réinstituant l'hérédité.

XIX

Une fois ceci discuté, cette partie de l'histoire dans laquelle M. Thiers peint les évolutions des différents corps constitués pour se prêter aux desseins secrets du maître, pour le devancer ou pour revenir sur leurs pas au signe souvent énigmatique de sa physionomie, n'est que l'histoire des bassesses des peuples, égales, hélas! aux bassesses des cours. Tous ces tyrannicides de la Convention luttaient d'empressement et de complaisance à offrir à un soldat absolu la couronne teinte du sang de Louis XVI. M. Thiers ici ne peint pas d'un mot, comme Tacite, mais il produit par un autre procédé le même effet que l'historien romain: il décompose si bien les différents mobiles de toutes ces abjections de caractère et de toutes ces apostasies de principes, dans les républicains assouplis de la Convention, qu'il rassasie son lecteur d'indignation, de dégoût et de mépris, ce supplice de l'histoire.

Qu'importe le procédé, pourvu que l'effet soit produit? Tacite n'a qu'un mot, M. Thiers a cent pages; mais de ces cent pages résulte dans l'âme le mot de Tacite: le mépris délayé à grande eau se retrouve au fond du vase et la moralité n'a rien perdu.

XX

Une cour suit un monarque; celle du nouvel empereur se presse confusément autour de son trône. M. Thiers s'en console en disant: «Mais ces institutions (les cours) étaient loin de mériter le mépris qu'on a souvent affiché pour elles; elles composaient une république aristocratique détournée de son but par une main puissante, convertie temporairement en monarchie absolue, et destinée plus tard à redevenir monarchie constitutionnelle, fortement aristocratique, il est vrai, mais fondée sur la base de l'égalité.»

Comprenne qui pourra cette république devenue en même temps monarchie absolue, cette monarchie absolue destinée à redevenir monarchie constitutionnelle, cette aristocratie et cette égalité se démentant par leurs seuls noms l'une et l'autre!

On n'y comprend en réalité qu'une chose: c'est que l'historien, qui veut rester à la fois révolutionnaire et monarchique, en dépit de la contradiction des deux rôles, cherche à excuser maintenant la fondation de l'empire comme il a cherché à excuser le renversement de la république et l'institution dictatoriale du consulat à vie. Dans cet effort d'esprit la raison faiblit comme la langue, et il tombe, pour cacher l'inconséquence, dans des subtilités de définitions qui rappellent les subtilités des sophistes grecs ou des sophistes de l'École dans le moyen âge. Voilà le malheur des historiens qui n'ont pas assez perdu la mémoire des partis auxquels ils ont appartenu dans leur vie politique: pour ne pas fausser leur situation ils sont forcés de fausser leur logique. Il faut se détacher de terre quand on veut écrire la vérité sur les hommes; la philosophie de l'histoire est à la hauteur des observatoires d'où l'on contemple les astres. M. Thiers y monte quand il veut; pourquoi pas toujours?

XXI

Le procès du général Moreau, justement impliqué, au moins comme confident, dans la conspiration de Pichegru, de Georges et des royalistes, se mêle ici à l'avénement du premier Consul à l'empire; M. Thiers donne à ce procès l'intérêt d'un grand drame; il y est aussi juste qu'éloquent: juste envers Bonaparte, qui avait le droit de sévir contre un rival devenu un conjuré; juste envers Moreau, qui avait failli à la patrie, à la reconnaissance et à lui-même; juste envers la magistrature du pays, qui montre dans ce jugement des caractères dignes de Rome.

«Moreau, dit l'historien, avait retrouvé une véritable présence d'esprit, à peu près comme il lui arrivait à la guerre quand le danger était pressant; il avait même fait de nobles réponses, singulièrement applaudies par l'auditoire. «Pichegru était un traître, lui avait dit le président, et même dénoncé par vous sous le Directoire. Comment pouviez-vous songer à vous réconcilier avec lui, et à le ramener en France?—Dans un temps, avait répondu Moreau, dans un temps où l'armée de Condé remplissait les salons de Paris et ceux du premier Consul, je pouvais bien m'occuper de rendre à la France le conquérant de la Hollande.» À ce sujet on lui demandait pourquoi, sous le Directoire, il avait dénoncé Pichegru si tard, et on semblait élever des soupçons jusque sur sa vie passée. «J'avais coupé court, répondait-il, aux entrevues de Pichegru et du prince de Condé sur la frontière, en mettant par les victoires de mon armée quatre-vingts lieues de distance entre ce prince et le Rhin. Le danger passé, j'avais laissé à un conseil de guerre le soin d'examiner les papiers trouvés et de les envoyer au gouvernement s'il le jugeait utile.»

«Moreau, interrogé sur la nature du complot auquel on lui avait proposé de s'associer, persistait à soutenir qu'il l'avait repoussé. «Oui, lui disait-on, vous avez repoussé la proposition de replacer les Bourbons sur le trône, mais vous avez consenti à vous servir de Pichegru et de Georges pour le renversement du gouvernement consulaire, et dans l'espérance de recevoir la dictature de leurs mains.—On me prête là, répondait Moreau, un projet ridicule, celui de me servir des royalistes pour devenir dictateur, et de croire que s'ils étaient victorieux, ils me remettraient le pouvoir. J'ai fait dix ans la guerre, et pendant ces dix ans je n'ai pas, que je sache, fait de choses ridicules.»

«Ce noble retour sur sa vie passée avait été couvert d'applaudissements. Mais tous les témoins n'étaient pas dans le secret des royalistes; tous n'étaient pas préparés à revenir sur leurs premières dépositions, et il restait un nommé Roland, autrefois employé dans l'armée, qui répétait avec douleur, mais avec une persistance que rien ne pouvait ébranler, ce qu'il avait avancé dès le premier jour. Il disait qu'intermédiaire entre Pichegru et Moreau, celui-ci l'avait chargé de déclarer qu'il ne voulait pas de Bourbons; mais que, si on le délivrait des consuls, il userait du pouvoir qui lui serait immanquablement déféré pour sauver les conspirateurs et reporter Pichegru au faîte des honneurs. D'autres confirmaient encore l'assertion de Roland. Bouvet de Lozier, cet officier de Georges, échappé à un suicide pour lancer une accusation terrible contre Moreau, ne la pouvait rétracter, et la répétait, tout en s'efforçant de l'atténuer. Dans cette accusation, fournie par écrit, il n'avait énoncé que des choses qu'il tenait de Georges lui-même. Celui-ci répondait que Bouvet avait mal entendu, mal compris, et par conséquent fait un rapport inexact. Mais il restait cette entrevue de nuit à la Madeleine, dans laquelle Moreau, Pichegru, Georges s'étaient trouvés ensemble, circonstance inconciliable avec un simple projet de ramener Pichegru en France. Pourquoi se trouver de nuit à un rendez-vous avec le chef des conspirateurs, avec un homme qu'on ne pouvait rencontrer innocemment quand on n'était pas royaliste? Ici les dépositions étaient si précises, si concordantes, si nombreuses, qu'avec la meilleure volonté du monde les royalistes ne pouvaient pas revenir sur ce qu'ils avaient déclaré, et que, lorsqu'ils le tentaient, ils étaient confondus à l'instant même.

«Moreau, cette fois, était accablé, et l'intérêt de l'auditoire avait fini par diminuer sensiblement. Toutefois, de maladroits reproches du président sur sa fortune avaient un peu réveillé cet intérêt prêt à s'éteindre. «Vous êtes au moins coupable de non-révélation, lui avait dit le président; et, bien que vous prétendiez qu'un homme comme vous ne saurait faire le métier de dénonciateur, vous deviez d'abord obéir à la loi, qui ordonne à tout citoyen, quel qu'il soit, de dénoncer les complots dont il acquiert la connaissance. Vous le deviez en outre à un gouvernement qui vous a comblé de biens. N'avez-vous pas de riches appointements, un hôtel, des terres?» Le reproche était peu digne, adressé à l'un des généraux les plus désintéressés du temps. «Monsieur le Président, avait répondu Moreau, ne mettez pas en balance mes services et ma fortune: il n'y a pas de comparaison possible entre de telles choses. J'ai 40,000 francs d'appointements, une maison, une terre qui valent 3 ou 400,000 francs, je ne sais. J'aurais 50 millions aujourd'hui si j'avais «usé de la victoire comme beaucoup d'autres.» Rastadt, Biberach, Engen, Mœsskirch, Hohenlinden, ces beaux souvenirs mis à côté d'un peu d'argent, avaient soulevé l'auditoire et provoqué des applaudissements que l'invraisemblance de la défense commençait à rendre fort rares.»

Moreau est à demi absous; il faiblit comme tout caractère sous le poids d'une faute: il n'y a de force en pareil cas que dans l'innocence; il écrit une lettre soumise et expiatoire à son rival triomphant. Bonaparte, mécontent d'une condamnation trop douce pour un crime d'État, se hâte de l'éloigner de la France et lui achète ses biens pour lui faciliter l'exil éternel. Moreau ne rentre en Europe que pour y combattre son ennemi, mais en même temps sa patrie; une complicité ambitieuse dans une conjuration d'aventuriers le mène fatalement à une complicité avec les rois ligués contre la France. Génie militaire d'une grande portée, politique nul, caractère faible, incapable de porter sa gloire, M. Thiers le juge sévèrement, mais avec justice; c'est un des portraits les plus vrais et le plus vigoureusement historique de son tableau. Moreau, jusque-là, avait été flatté par les historiens de parti; ici il est réduit aux proportions de la vérité et de la nature.

XXII

De même que Napoléon avait voulu jeter sur la première année du Consulat le prestige de la victoire de Marengo, de même il voulait jeter le prestige de la descente en Angleterre sur les premiers mois de l'Empire. Les tentatives toutes avortées pour réunir les escadres françaises, espagnoles, hollandaises, dans la Manche, afin de protéger le passage de ses bateaux plats d'un bord à l'autre; des revues impériales de l'armée de terre et des flottilles passées sur les hauteurs et dans les eaux de Boulogne; des distributions solennelles de décorations à l'armée, des négociations avec le pape pour amener ce pontife à Paris et pour obtenir de sa faiblesse le couronnement du nouveau Charlemagne; le spectacle de la réaction religieuse qui précipite les vieillards, les femmes, les enfants, les populations des campagnes au pied du vicaire vénéré du Christ; la cérémonie du sacre renouvelée des antiques monarchies et des antiques sacerdoces; toute cette audacieuse amende honorable du pouvoir, des soldats, et du peuple de la Révolution au passé, tout ce changement de décoration à vue sur le théâtre du monde enfin, sont admirablement reproduits par l'historien; la réflexion seule manque au peintre, ici comme partout. M. Thiers, qui tout à l'heure blâmait l'ambition de l'empire héréditaire dans son héros, l'approuve quand le succès a couronné son audace. Il se borne à faire honneur à la Révolution de la journée la plus contre-révolutionnaire de nos fastes.

«Telle fut, dit-il, cette auguste cérémonie, par laquelle se consommait le retour de la France aux principes monarchiques. Ce n'était pas un des moindres triomphes de notre Révolution, que de voir ce soldat sorti de son propre sein, sacré par le pape, qui avait quitté tout exprès la capitale du monde chrétien. C'est à ce titre surtout que de pareilles pompes sont dignes d'attirer l'attention de l'histoire. Si la modération des désirs, venant s'asseoir sur ce trône avec le génie, avait ménagé à la France une liberté suffisante, et borné à propos le cours d'entreprises héroïques, cette cérémonie eût consacré pour jamais, c'est-à-dire pour quelques siècles, la nouvelle dynastie.»

On voit que l'empire est déjà pardonné à l'empereur par l'historien qui le condamnait tout à l'heure; on voit qu'un peu de modération dans les désirs, conseillée à un génie sans bornes et sans repos, est la seule condition que M. Thiers impose à ce conquérant d'un trône. Il en sera de même dans toute cette histoire: quelle que soit l'ambition accomplie, M. Thiers ne demande à son héros que de s'arrêter dans son nouveau triomphe, sans paraître s'apercevoir que son héros n'a obtenu ce nouveau triomphe que par l'insatiabilité de grandeur que M. Thiers encourage dans l'avenir par l'approbation qu'il donne trop complaisamment au passé. Une telle complaisance de l'historien pour l'ambition satisfaite est une complicité du moraliste avec le caractère de son héros. Nous ne saurions trop le répéter: le récit est admirable, mais un récit doit faire penser. Pour qu'un tel livre fût parfait, il faudrait que le récit fût écrit par M. Thiers et que la moralité du récit fût écrite par Bossuet.

XXIII

Le vingt et unième livre est une accumulation d'intérêt historique pressé dans l'espace d'une demi-année par les événements comme sous la plume de l'écrivain: création du royaume d'Italie, second couronnement à Milan; coalition européenne contre l'ambition du nouveau César; négociation entre la Russie, l'Angleterre et l'Autriche; anxiété de Napoléon attendant en vain la concentration de ses flottes sous l'amiral Villeneuve; sa fureur quand il voit tous ses plans déjoués par Villeneuve, qui a fait voile pour Cadix au lieu de se diriger sur la Manche; le renversement subit de toutes les pensées et de tous les efforts de volonté de Napoléon, au moment de l'exécution si longtemps et si laborieusement préparée; l'improvisation non moins subite de son plan d'invasion en Allemagne; la marche de son armée en six colonnes, des bords de l'Océan aux sources du Danube, marche sans parallèle dans l'histoire par l'ordre, la précision, l'arrivée au but marqué à heure fixe; l'investissement de l'armée autrichienne dans Ulm; la reddition de toute l'armée du général Mack; quatre-vingt mille ennemis anéantis en vingt jours; pendant ce triomphe sur le continent, le plus grand revers maritime dont le monde moderne ait été témoin dans la bataille navale de Trafalgar; toutes les pensées d'invasion de l'Angleterre par Napoléon englouties avec nos vaisseaux sous le canon de Nelson; description vivante de ce combat naval; mort de Nelson, qui paye de sa vie tant de gloire; marche sur Vienne entre le Danube et les Alpes; bataille d'Austerlitz livrée aux Russes; aptitude unique de l'historien pour exposer homme à homme l'organisation des armées, et pour suivre pas à pas les plans et les marches d'une campagne; feu de l'âme du général transvasé dans l'âme de l'écrivain; scènes pittoresques du champ de bataille décrit sans autre éclat que la topographie exacte et que l'éclat sévère des armes sur la terre ou sur la neige des plaines ou des coteaux. Lisez ceci:

«Dès quatre heures du matin Napoléon avait quitté sa tente pour juger par ses propres yeux si les Russes commettaient la faute à laquelle il les avait si adroitement encouragés. Il descendit jusqu'au village de Puntowitz, situé au bord du ruisseau qui séparait les deux armées, et aperçut les feux presque éteints des Russes sur les hauteurs de Pratzen. Un bruit très-sensible de canons et de chevaux indiquait une marche de gauche à droite, vers les étangs, là même où il souhaitait que les Russes marchassent. Sa joie fut vive en trouvant sa prévoyance si bien justifiée; il revint se placer sur le terrain élevé où il avait bivouaqué, et d'où il embrassait toute l'étendue de ce champ de bataille. Ses maréchaux étaient à cheval à côté de lui. Le jour commençait à luire. Un brouillard d'hiver couvrait au loin la campagne, et ne laissait apercevoir que les parties les plus saillantes du terrain, lesquelles apparaissaient sur ce brouillard comme des îles sur une mer. Les divers corps de l'armée française étaient en mouvement, et descendaient de la position qu'ils avaient occupée pendant la nuit, pour traverser le ruisseau qui les séparait des Russes. Mais ils s'arrêtaient dans les fonds, où ils étaient cachés par la brume et retenus par les ordres de l'Empereur jusqu'au moment opportun pour l'attaque.»

Le choc des quatre-vingt-deux escadrons russes et autrichiens et les manœuvres de notre propre cavalerie s'ouvrant devant cette masse et se refermant pour la charger en détail; les combats corps à corps de chacun de nos bataillons contre les bataillons ennemis; la détonation de notre artillerie entr'ouvrant de ses boulets la glace des étangs sur lesquels l'infanterie russe s'est accumulée pour mourir de deux morts; les deux souverains de Russie et d'Autriche fuyant à la fin du jour du champ de bataille, aux cris de Vive l'Empereur! qui les poursuit dans les ténèbres; la peinture du champ de carnage; l'entrevue humiliée de l'empereur d'Autriche avec Napoléon, le lendemain, pour traiter d'une suspension d'armes, ce sont là des récits qui dureront autant que l'histoire. D'autres en ont donné des fragments d'une grande précision et d'un style peut-être supérieur comme couleur, mais aucun ne les a placés à leur jour et à leur place dans ce vaste et magnifique ensemble qui donne à chacun de ces événements, militaires ou civils, sa place, sa proportion, sa valeur historique et sa signification dans la destinée du monde. Tous ont fait des épisodes, M. Thiers seul a fait le poëme; ce poëme, quoique écrit dans la prose la plus nue et souvent la plus vulgaire, s'élève quelquefois, non par les mots, mais par la composition, à la plus haute poésie; c'est bien mieux que la poésie des paroles, c'est la poésie des faits; cette poésie des faits, la meilleure de toutes, résulte de la composition et non des phrases. M. Thiers n'est pas le premier des poëtes historiques de cette époque, mais il est le premier des compositeurs. Lisez ces quelques lignes jetées après le récit si animé de la bataille d'Austerlitz sur l'entrevue des deux empereurs; voyez comme le style se détend, ainsi que l'âme, le lendemain des événements qui ont tendu l'esprit jusqu'au délire de la victoire ou jusqu'au désespoir de la défaite! Pour ceux qui ont, comme moi, connu l'empereur François II, véritable figure de deuil le lendemain d'une défaite, et le front de marbre de Napoléon, rayonnant d'une supériorité sans défiance et sans orgueil, le tableau a plus de physionomie encore que pour les lecteurs qui viendront après nous.

«L'empereur François partit donc pour Nasiedlowitz, village situé à moitié chemin du château d'Austerlitz, et là, près du moulin de Paleny, entre Nasiedlowitz et Urschitz, au milieu des avant-postes français et autrichiens, il trouva Napoléon qui l'attendait devant un feu de bivouac allumé par ses soldats. Napoléon avait eu la politesse d'arriver le premier. Il vint au-devant de l'empereur François, le reçut au bas de sa voiture et l'embrassa. Le monarque autrichien, rassuré par l'accueil de son tout-puissant ennemi, eut avec lui un long entretien. Les principaux officiers des deux armées se tenaient à l'écart et regardaient avec une vive curiosité ce spectacle extraordinaire du successeur des Césars vaincu et demandant la paix au soldat couronné que la révolution française avait porté au faîte des grandeurs humaines.

«Napoléon s'excusa auprès de l'empereur François de le recevoir en pareil lieu. «Ce sont là, lui dit-il, les palais que Votre Majesté me force d'habiter depuis trois mois.—Ce séjour vous réussit assez, lui répliqua le monarque autrichien, pour que vous n'ayez pas le droit de m'en vouloir.» L'entretien se porta ensuite sur l'ensemble de la situation, Napoléon soutenant qu'il avait été entraîné à la guerre malgré lui, dans le moment où il s'y attendait le moins et lorsqu'il était exclusivement occupé de l'Angleterre; l'empereur d'Autriche affirmant qu'il n'avait été amené à prendre les armes que par les projets de la France à l'égard de l'Italie. Napoléon déclara qu'aux conditions déjà indiquées à M. de Giulay, et qu'il se dispensa d'énoncer de nouveau, il était prêt à signer la paix. L'empereur François, sans s'expliquer à ce sujet, voulut savoir à quoi Napoléon était disposé par rapport à l'armée russe. Napoléon demanda d'abord que l'empereur François séparât sa cause de celle de l'empereur Alexandre, que l'armée russe se retirât par journées d'étape des États autrichiens, et il promit de lui accorder un armistice à cette condition. Quant à la paix avec la Russie, il ajouta qu'on la réglerait plus tard, car cette paix le regardait seul. «Croyez-moi, dit Napoléon à l'empereur François, ne confondez pas votre cause avec celle de l'empereur Alexandre. La Russie seule peut aujourd'hui faire en Europe une guerre de fantaisie. Vaincue, elle se retire dans ses déserts, et vous, vous payez avec vos provinces les frais de la guerre.»

XXIV

Le traité de Presbourg, la Prusse déconcertée dans ses duplicités habituelles, la possession de toute l'Italie concédée à Napoléon, sont les fruits de cette bataille. Il rentre en France au bruit des acclamations de l'armée et du peuple. L'Angleterre est sauvée, mais le continent est asservi.

Comme à l'ordinaire encore, l'historien applaudit et témoigne seulement quelques craintes timides sur les excès de victoire et de puissance à venir, comme à chacune des périodes civiles ou guerrières de son héros: réflexion vide, tardive ou prématurée, selon nous, à la fin d'un si beau récit; car, s'il a applaudi au dix-huit brumaire, pourquoi répugne-t-il au consulat? S'il a applaudi au consulat à vie, pourquoi s'étonne-t-il de l'empire? S'il a maintenant applaudi à l'empire, pourquoi s'étonne-t-il du despotisme européen? Toutes ces choses qu'il blâme sont les conséquences nécessaires de celles qu'il a louées. Quand vous n'avez pas arrêté l'illégalité de l'ambition au premier pas, pourquoi voulez-vous qu'elle s'arrête au second? pourquoi au troisième? pourquoi au quatrième? C'est jouer mal à propos le philosophe ou c'est bien peu connaître les hommes. Le mouvement ascendant et perpétuel à tout prix était le lot et le caractère de l'homme qui n'asservissait la France qu'à la condition de l'éblouir. Napoléon était un de ces hommes qui ne s'arrêtent que quand ils tombent.

Arrêtons-nous à cet apogée de sa gloire, qui n'est pas encore l'apogée du mouvement historique de M. Thiers, et achevons dans le prochain entretien la lecture d'un livre où l'on blâme quelquefois, mais où l'on marche toujours sans lassitude d'admiration en admiration pour le tableau et pour le peintre, et, bien que le livre soit long, l'admiration est toujours courte.

Lamartine.

XLVIe ENTRETIEN

EXAMEN CRITIQUE
DE L'HISTOIRE DE L'EMPIRE,
PAR M. THIERS.

(3e PARTIE.)

I

Nous voilà enfin dans le véritable élément de cette histoire: la guerre! M. Thiers est le grand historien militaire de ce siècle et de tous les siècles. Son livre sera le manuel des grands capitaines. On l'a comparé à Polybe; nous ne lui faisons pas cette injure: il y a dix Polybe en lui.

La guerre est tout à la fois pour M. Thiers ce qu'elle est en réalité dans nos États modernes, le suprême effort de civilisation d'un peuple pour se transformer en armée et pour se transporter en ordre et en force sur ses champs de bataille. Nos armées ne sont plus des hordes comme aux époques de débordement des barbares; nos armées sont des armées, c'est-à-dire des corps de nations organisés pour combattre. Cette société des camps a des lois sociales plus étroites, plus promptes, plus absolues, plus draconiennes que les lois de la société civile. Cette législation spéciale s'appelle discipline; les hommes qui composent nos armées sont extraits par différents modes, coercitifs ou volontaires, de la population jeune du pays; ces hommes reçoivent une modique solde pour enlever toute excuse au pillage, cet abus de la force dans le pays ami, cette stérilisation des ressources dans les pays conquis; ces hommes reçoivent des armes de différente nature, selon les corps distincts dans lesquels ils sont enrôlés; ces hommes reçoivent une éducation militaire conforme aux différents usages que le général se propose de faire de leurs armes distinctes dans la proportion numérique de ces différentes armes pendant ses campagnes: infanterie, cavalerie, artillerie, génie, baïonnettes, fusils, canons de campagne, canons de siége, passages des ponts, transports militaires, ambulances ou hôpitaux suivant l'armée. L'esprit recule d'étonnement et d'admiration devant la puissance d'organisation et devant l'immensité des détails que comporte ce nom d'armée: recrutement des soldats, habillement, armement, logement, nourriture de ces masses d'hommes; solde, instruction, chevaux, canons, distribution de ces soldats dans les cadres, nomination et hiérarchie des sous-officiers et des officiers, génie du général, héroïsme collectif de ses bataillons, où chaque combattant est souvent désintéressé de la cause et où tous meurent au besoin pour la victoire; c'est là un de ces phénomènes tellement compliqués de la civilisation antique ou moderne qu'un historien militaire doit commencer par l'approfondir dans ses plus minutieux détails avant d'en présenter l'ensemble sur les champs de bataille à l'esprit de la postérité.

C'est là ce qu'a fait avec une inimitable perfection d'analyse M. Thiers dans cette histoire, histoire unique sous ce point de vue. On l'en a blâmé, nous l'en louons, et la postérité le louera avec nous de ce laborieux travail de décomposition et de composition des armées modernes. Ce travail est tel que, si, dans cinq ou six siècles, un homme d'État ou un homme de guerre à venir veut se rendre compte, sans erreur et sans effort, de la formation d'une armée au dix-neuvième siècle, il n'aura qu'à ouvrir l'Histoire du Consulat et de l'Empire, et l'armée moderne lui apparaîtra tout entière, recrutée, vêtue, armée, montée, hiérarchisée, disciplinée, commandée, vivant et combattant, comme ces modèles d'anatomie que l'on dévoile dans les musées pour découvrir aux initiés de la science les mystères de la structure humaine.

II

Historien administratif, historien diplomatique, historien militaire surtout, voilà les trois mérites inappréciables de M. Thiers; l'historien pathétique manque, il est vrai; cependant les scènes de la guerre lui inspirent quelquefois un héroïsme de style et une émotion de pinceau qui rendent merveilleusement les impressions non individuelles, mais collectives, du champ de bataille. Il pense avec le général, il discute avec le conseil de guerre, il vole disposer les troupes avec l'officier d'état-major, il charge avec Lannes ou Murat les carrés de l'infanterie, il meurt avec le blessé, il pousse avec l'armée triomphante le cri de victoire: Vive l'Empereur! La fumée des batteries l'enivre, et il communique son ivresse à l'homme de guerre; c'est le Shakspeare du soldat! On l'a raillé quelquefois de cette personnalité militaire qui lui fait confondre son rôle d'écrivain avec le rôle du grand capitaine dont il raconte ou dont il critique les exploits; pourquoi l'accuser de ce qui fait un de ses premiers mérites: s'identifier avec le génie des batailles? C'est par là qu'il passionne pour le métier qu'il comprend si bien. Nous n'approuvons pas tous ces jugements, nous ne ratifions pas tous ces plans personnels qu'il expose souvent avec trop de jactance en opposition avec les plans de Moreau, de Masséna, de Jourdan, de Soult, de Bonaparte; mais il est impossible de nier que cette vive et vaste intelligence s'adaptait à la guerre aussi bien et mieux peut-être qu'à la paix, et que, si la destinée, au lieu de le pousser à la tribune, au ministère, à la froide table de l'historien, l'avait poussé sur les champs de bataille, l'Europe aurait compté un grand général de plus dans ses fastes. L'esprit universel peut tout; la fortune avare et aveugle ne nous donne qu'un rôle quand la nature nous a façonné souvent pour tous les rôles à la fois; voilà pourquoi il est si cruel pour les riches natures de mourir sans avoir, comme elles disent, accompli leur destinée.

III

Suivons maintenant M. Thiers dans cette série immense de campagnes qui vont se presser et se dérouler sous sa plume: le voilà sur son terrain.

Napoléon rentré à Paris, les négociations de 1806, pour convertir en traité de paix les conventions sommaires de Presbourg, s'ouvrent. Ce traité contient des germes nouveaux de guerre: l'Autriche est dépouillée; la Russie, humiliée et impatiente de venger sa malheureuse apparition sur le champ de bataille d'Austerlitz, se réfugie dans un isolement plein de rancunes; elle impute sa défaite à la lâcheté de l'Allemagne, mais elle ne peut consentir sans amertume à laisser triompher impunément Napoléon du continent. La Prusse, infidèle à tous ses alliés à la fois, accepte la dépouille de l'Angleterre dans le Hanovre, se réjouit de l'abaissement de l'Autriche, s'allie ostensiblement avec Napoléon par terreur, et négocie déjà secrètement avec la Russie une coalition ambiguë comme sa situation. Jamais les manœuvres ténébreuses de cette cour punique n'ont été mieux éclairées que par M. Thiers. Son livre fera dans l'avenir à cette puissance plus de tort que la bataille d'Iéna; la bataille d'Iéna ne lui a enlevé que des territoires, le livre de M. Thiers lui enlève l'estime du monde.

IV

Cependant Napoléon se hâte de profiter de la stupeur d'Austerlitz pour expulser les Bourbons de Naples; son frère Joseph est élevé au trône des Deux-Siciles. M. Pitt, l'Annibal anglais, meurt au moment où il renoue les fils d'une coalition dans sa main. M. Fox, déclamateur de la paix, lui succède pour déclamer la guerre. Le jugement de M. Thiers sur cet éloquent orateur d'opposition et sur ce faible ministre est de nouveau partial et faux comme un jugement populaire; ce jugement ne sera pas celui de l'histoire: M. Fox n'a laissé que du talent, la faveur aveugle de son pays; la postérité juge les hommes d'État par leurs actes et non par leurs discours. Si M. Fox avait été un homme d'État tel que M. Thiers s'efforce en vain de le dépeindre, M. Fox aurait renouvelé très-facilement alors la paix d'Amiens entre l'Angleterre et la France; mais, obstacle à la guerre pendant que son pays devait la soutenir, et impuissant pour la paix au moment où la paix était possible et honorable, M. Fox n'osa pas professer comme ministre les principes pacifiques qu'il avait professés comme chef de parti. Il mourut bientôt après son grand rival Pitt; il laissait une mémoire, mais il laissa peu de regrets. L'appréciation de ce caractère par M. Thiers ici n'est pas de l'histoire d'homme d'État, c'est du panégyrique d'orateur. Il importe à la jeunesse actuelle de la prémunir contre cette partialité de l'historien. La gloire de M. Fox ne fut jamais qu'une vogue de popularité parlementaire, un Wilkes aristocrate, voilà tout.

V

Cette faute de M. Fox ouvre à Napoléon la carrière libre sur le continent pour une ambition qui devient sans limite. Il rêve l'empire d'Occident; il couronne son second frère Louis roi de Hollande; son beau-frère Murat reçoit le duché de Berg; des principautés sont données à tous les princes et à toutes les princesses de sa famille; ses généraux reçoivent des titres, des dotations, des souverainetés; il partage les dépouilles d'Austerlitz entre sa cour; il rétrécit ou il élargit à son gré les États des princes allemands; il crée la Confédération du Rhin, dont il se déclare le chef: grande pensée qui lui crée un parti français en Allemagne, et qui mine l'Autriche par les mains de ses propres feudataires. Pendant ces créations des éléments d'un empire d'Occident, il appuie sa politique d'intimidation de l'Allemagne par une armée de cinq cent mille vétérans, légions françaises qui savent les routes de la Germanie.

La Prusse, subissant la peine de ses triples intrigues dévoilées, se croit menacée dans son existence; elle arme hors de propos, comme elle avait désarmé hors de l'honneur allemand. La Russie, prête à signer une alliance avec Napoléon, hésite et retire sa main en voyant l'attitude hostile de la Prusse. Tout se prépare à la guerre sans qu'on puisse l'imputer à personne, si ce n'est aux hésitations de M. Fox et aux agitations toujours intempestives de la Prusse.

Napoléon avait déjà 170,000 hommes cantonnés en Allemagne sous ses meilleurs lieutenants; en vingt jours le reste est organisé et en route pour recevoir ou pour porter le premier coup à la Prusse. L'Autriche est neutre par représailles de la neutralité de la cour de Berlin pendant la campagne d'Austerlitz. La Russie est trop loin pour arriver à temps sur le champ de manœuvre. L'Angleterre, justement irritée de l'acceptation du Hanovre, sa dépouille, par la cour de Berlin, regarde sans intérêt la lutte. L'armée de Napoléon est émue de ses récents triomphes, des insultes des Prussiens, de l'impatience de sonder enfin sur le champ de bataille cette prestigieuse renommée de la tactique et de l'invincibilité des troupes et des généraux du grand Frédéric. Divisée en sept corps d'armée et commandée par des lieutenants assouplis à la main du maître, Marmont, Bernadotte, Davout, Soult, Lannes, Ney, Augereau, Oudinot, Murat, elle présentait deux cent mille combattants aguerris, attendant à Wurzbourg la présence de Napoléon. Le plan de la campagne conçu par Napoléon à loisir et pertinemment exposé par M. Thiers est la plus lumineuse préface de la bataille.

Le vieux duc de Brunswick est trop illustre par son titre d'élève du grand Frédéric pour qu'on puisse donner un autre généralissime à l'armée prussienne; il est trop suranné néanmoins, et trop discrédité par son invasion malheureuse de la France et par sa retraite de Champagne en 1792, pour inspirer la confiance à l'armée prussienne; cette armée de 180,000 hommes mollit sous sa main. La cour de Prusse, enthousiasmée par la beauté et le patriotisme de sa reine, porte plus de jactance que de solidité dans l'armée; les plans de campagne s'y forment et s'y brisent en un instant; on consume le temps en conseils de guerre; on finit par diviser l'armée en deux corps pour satisfaire aux exigences de deux généraux.

Pendant ces hésitations Napoléon s'avance, avec l'unité de direction et la rapidité de marche d'un commandement absolu, à travers la Franconie et la Saxe; les avant-gardes s'entre-choquent; le prince Louis de Prusse, le plus chevaleresque des partisans de la guerre à la cour de son frère, tombe mort sous le sabre d'un sous-officier français; le duc de Brunswick replie l'armée sur Naumbourg, laissant 50,000 hommes sous le prince de Hohenlohe, à Iéna; Napoléon arrive avec ses masses en vue de la ville. La description de la vallée d'Iéna et des hauteurs étagées où campe l'armée prussienne est un véritable modèle de topographie militaire; la nuit qui précède la bataille n'est pas moins solennellement décrite.

«La journée du 13 s'était écoulée; une obscurité profonde enveloppait le champ de bataille. Napoléon avait placé sa tente au centre d'un carré formé par sa garde, et n'avait laissé allumer que quelques feux; mais l'armée prussienne avait allumé tous les siens. On voyait les feux du prince de Hohenlohe sur toute l'étendue des plateaux, et au fond de l'horizon à droite, sur les hauteurs de Naumbourg, que surmontait le vieux château d'Eckartsberg, ceux de l'armée du duc de Brunswick, devenu tout à coup visible pour Napoléon. Il pensa que, loin de se retirer, toutes les forces prussiennes venaient prendre part à la bataille. Il envoya sur-le-champ de nouveaux ordres aux maréchaux Davout et Bernadotte. Il prescrivit au maréchal Davout de bien garder le pont de Naumbourg, et même de le franchir, s'il était possible, pour tomber sur les derrières des Prussiens, pendant qu'on les combattrait de front. Il ordonna au maréchal Bernadotte, qui était placé en intermédiaire, de concourir au mouvement projeté, soit en se joignant au maréchal Davout s'il était près de celui-ci, soit en se jetant directement sur le flanc des Prussiens s'il avait déjà pris à Dornbourg une position plus rapprochée d'Iéna. Enfin il enjoignit à Murat d'arriver le plus tôt qu'il pourrait avec sa cavalerie.»

Voyez le réveil!

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«Napoléon, debout avant le jour, donnait ses dernières instructions à ses lieutenants et faisait prendre les armes à ses soldats. La nuit était froide, la campagne couverte au loin d'un brouillard épais, comme celui qui enveloppa pendant quelques heures le champ de bataille d'Austerlitz. Escorté par des hommes portant des torches, Napoléon parcourut le front des troupes, parla aux officiers et aux soldats, leur expliqua la position des deux armées, leur démontra que les Prussiens étaient aussi compromis que les Autrichiens l'année précédente; que, vaincus dans cette journée, ils seraient coupés de l'Elbe et de l'Oder, séparés des Russes, et réduits à livrer aux Français la monarchie prussienne tout entière; que, dans une telle situation, le corps français qui se laisserait battre ferait échouer les plus vastes desseins et se déshonorerait à jamais. Il les engagea fort à se tenir en garde contre la cavalerie prussienne, et à la recevoir en carré avec leur fermeté ordinaire. Les cris: En avant! Vive l'Empereur! accueillirent partout ses paroles. Quoique le brouillard fût épais, à travers son épaisseur même, les avant-postes ennemis aperçurent la lueur des torches, entendirent les cris de joie de nos soldats, et allèrent donner l'alarme au général Tauenzien.»

L'espace que Napoléon cherchait d'abord à conquérir pour y déployer son armée encore à demi cachée derrière les montagnes est balayé avant dix heures du matin. Les manœuvres alors se développent, les charges se croisent, les péripéties de la mêlée se nouent et se dénouent sur mille champs de carnage à la fois. L'armée prussienne, acculée aux monticules derrière Iéna, les gravit en retraite, puis, chargée par la cavalerie irrésistible de Murat, se précipite en déroute comme une avalanche sur la route de la Thuringe. Lisez cette déroute, écrite avec la fougue, la poudre et le sang de la bataille elle-même. L'historien dont la vive imagination a ressuscité sur les lieux ces deux armées n'est plus historien; il est combattant, soldat, général, peintre de bataille.

«Des soixante-dix mille Prussiens qui avaient paru sur ce champ de bataille, il n'y avait pas un seul corps qui fût entier, pas un seul qui se retirât en ordre. Sur les cent mille Français composant les corps des maréchaux Soult, Lannes, Augereau, Ney, Murat, et la garde, cinquante mille au plus avaient combattu et suffi pour culbuter l'armée prussienne. La plus grande partie de cette armée, frappée d'une sorte de vertige, jetant ses armes, ne connaissant plus ni drapeau ni officiers, courait sur toutes les routes de la Thuringe. Environ douze mille Prussiens et Saxons, morts ou blessés, environ quatre mille Français, morts ou blessés aussi, couvraient la campagne d'Iéna à Weimar. On voyait, étendus sur la terre et en nombre plus qu'ordinaire, une quantité d'officiers prussiens qui avaient noblement payé de leur vie leurs folles passions. Quinze mille prisonniers, deux cents pièces de canon étaient aux mains de nos soldats, ivres de joie. Les obus des Prussiens avaient mis en feu la ville d'Iéna, et, des plateaux où l'on avait combattu, on voyait des colonnes de flammes s'élever du sein de l'obscurité. Les obus des Français sillonnaient la ville de Weimar et la menaçaient d'un sort semblable. Les cris des fugitifs qui la traversaient en courant, le bruit de la cavalerie de Murat qui en parcourait les rues au galop, sabrant sans pitié tout ce qui n'était pas assez prompt à jeter ses armes, avaient rempli d'effroi cette charmante cité, noble asile des lettres, et théâtre paisible du plus beau commerce d'esprit qui fût alors au monde! À Weimar comme à Iéna, une partie des habitants avaient fui. Les vainqueurs, disposant en maîtres de ces villes presque abandonnées, établissaient leurs magasins et leurs hôpitaux dans les églises et les lieux publics. Napoléon, revenu à Iéna, s'occupait, suivant son usage, de faire ramasser les blessés, et entendait les cris de Vive l'Empereur! se mêler aux gémissements des mourants. Scènes terribles, dont l'aspect serait intolérable si le génie, si l'héroïsme déployés n'en rachetaient l'horreur, et si la gloire, cette lumière qui embellit tout, ne venait les envelopper de ses rayons éblouissants!»

Le duc de Brunswick et le vieux Mollendorf, son rival, se réunissent à quelques lieues pour forcer le passage défendu par le corps isolé de Davout. Davout ne combat pas en lieutenant de Napoléon, mais en lieutenant de Léonidas à ces Thermopyles. Il résiste à cent mille hommes avec vingt mille, pour donner à Napoléon le temps d'accourir à une seconde victoire. Cette victoire emporte tout.

«Le duc de Brunswick, en voyant l'opiniâtre résistance des Français, éprouvait un secret désespoir et croyait toucher à la catastrophe dont le pressentiment assiégeait depuis un mois son âme attristée. Ce vieux guerrier, hésitant dans le conseil, jamais au feu, veut se mettre lui-même à la tête des grenadiers prussiens et les conduire à l'assaut de Hassenhausen, en suivant un pli de terrain qui se trouve à côté de la chaussée, et par lequel on peut parvenir plus sûrement au village. Tandis qu'il les exhorte et leur montre le chemin, un biscaïen l'atteint au visage et lui fait une blessure mortelle. On l'emmène, après avoir jeté un mouchoir sur sa figure, pour que l'armée ne reconnaisse pas l'illustre blessé. À cette nouvelle, une noble fureur s'empare de l'état-major prussien. Le respectable Mollendorf ne veut pas survivre à cette journée; il s'avance, et il est à son tour mortellement frappé. Le roi, les princes se portent au danger comme les derniers des soldats. Le roi a un cheval tué sans quitter le feu.»

La déroute suprême est peinte comme les deux batailles; la monarchie prussienne est anéantie dans son armée. Napoléon, resté à Iéna, hésite à croire à ce second et complet triomphe de sa fortune. Davout aurait mérité dans l'antiquité le nom de Prussique, comme Scipion celui d'Africain. La campagne est à Napoléon, la victoire est à Davout; l'historien ici est juste. Ce général égale et souvent surpasse son maître; il ne lui manque que le commandement suprême, qui attribue la gloire à celui pour qui meurent ou triomphent ses lieutenants.

M. Thiers rétablit partout dans le reste de cette histoire l'équilibre et même la supériorité fréquente du génie des campagnes en faveur de Davoust.

VI

On marche sur Berlin.

Une anecdote heureusement placée interrompt ici la sévérité du récit épique.

«Après avoir laissé prendre un peu d'avance à ses corps d'armée, Napoléon partit, le 24 octobre, pour se rendre à Potsdam. Faisant la route à cheval, il fut surpris par un orage violent, bien que le temps n'eût cessé d'être fort beau depuis le commencement de la campagne. Ce n'était pas sa coutume de s'arrêter pour un tel motif; cependant on lui offrit de s'abriter dans une maison située au milieu des bois et appartenant à un officier des chasses de la cour de Saxe. Il accepta cette offre. Quelques femmes qui, d'après leur langage et leurs vêtements, paraissaient être des personnes d'un rang élevé, reçurent autour d'un grand feu ce groupe d'officiers français que, par crainte autant que par politesse, on se serait bien gardé de mal accueillir. Elles semblaient ignorer quel était le principal de ces officiers, autour duquel les autres se rangeaient avec respect, lorsque l'une d'elles, jeune encore, saisie d'une vive émotion, s'écria: «Voilà l'Empereur!—Comment me connaissez-vous? lui dit sèchement Napoléon.—Sire, lui répondit-elle, je me trouvais avec Votre Majesté en Égypte.—Et que faisiez-vous en Égypte?—J'étais l'épouse d'un officier qui est mort à votre service. J'ai depuis demandé une pension pour moi et pour mon fils, mais j'étais étrangère, je n'ai pu l'obtenir, et je suis venue chez la maîtresse de cette demeure, qui a bien voulu m'accueillir et me confier l'éducation de ses enfants.» Le visage d'abord sévère de Napoléon, mécontent d'être reconnu, s'était tout à coup adouci. «Eh bien, madame, lui dit-il, vous aurez une pension, et quant à votre fils, je me charge de son éducation.»

«Le soir même il voulut revêtir de sa signature l'une et l'autre de ces résolutions, et dit en souriant: «Je n'avais jamais eu d'aventure dans une forêt, à la suite d'un orage; en voilà une et des meilleures.»

«Il arriva le 25 octobre au soir à Potsdam. Aussitôt il se mit à visiter la retraite du grand capitaine, du grand roi, qui s'appelait le philosophe de Sans-Souci, et avec quelque raison, car il sembla porter le poids de l'épée et du sceptre avec une indifférence railleuse, se moquant de toutes les cours de l'Europe, on oserait même ajouter de ses peuples, s'il n'avait mis tant de soin à les bien gouverner. Napoléon parcourut le grand et le petit palais de Potsdam, se fit montrer les œuvres de Frédéric, toutes chargées des notes de Voltaire, chercha dans sa bibliothèque à reconnaître de quelles lectures se nourrissait ce grand esprit, puis alla voir dans l'église de Potsdam le modeste réduit où repose le fondateur de la Prusse. On conservait à Potsdam l'épée de Frédéric, sa ceinture, son cordon de l'Aigle-Noir. Napoléon les saisit en s'écriant: «Voilà un beau présent pour les Invalides, surtout pour ceux qui ont fait partie de l'armée de Hanovre. Ils seront heureux, sans doute, quand ils verront en notre pouvoir l'épée de celui qui les vainquit à Rosbach!»

«Napoléon, s'emparant avec tant de respect de ces précieuses reliques, n'offensait assurément ni Frédéric ni la nation prussienne; mais combien est extraordinaire, digne de méditation, l'enchaînement mystérieux qui lie, confond, sépare ou rapproche les choses de ce monde! Frédéric et Napoléon se rencontraient ici d'une manière bien étrange! Ce roi philosophe, qui, sans qu'il s'en doutât, s'était fait, du haut du trône, l'un des promoteurs de la Révolution française, couché maintenant dans son cercueil, recevait la visite du général de cette Révolution, devenu empereur, conquérant de Berlin et de Potsdam! Le vainqueur de Rosbach recevait la visite du vainqueur d'Iéna. Quel spectacle!»

VII

Le style, dans cette anecdote familière et dans cette réflexion philosophique, n'est pas à la hauteur de l'événement; mais la réflexion est si sensée qu'on oublie l'insuffisance du style. La Révolution, en effet, rebroussant sa route de Paris à Berlin, semblait venir remonter à Berlin à une de ses sources; mais ce prétendu reflux de la Révolution sur Berlin n'était qu'une illusion; un esprit aussi net que celui de M. Thiers, quand il est désintéressé, devait le comprendre. Ce n'était pas la Révolution qui entrait avec les armées françaises à Potsdam, c'était la contre-révolution. Napoléon n'était pas le soldat de la Révolution, il en était la réaction personnifiée dans un grand soldat; entre la Révolution et lui il y avait la différence du sabre à l'idée, mais c'est la faiblesse de situation ou de jugement de M. Thiers de confondre toujours le missionnaire armé du despotisme avec le missionnaire de la liberté. Cela peut être un ingénieux paradoxe au service de ceux qui veulent glorifier à la fois la France sous deux formes: la force et l'idée; mais cela ne sera jamais une vérité historique. Il ne faut pas laisser ce sophisme à nos neveux.

VIII

En un mois la monarchie prussienne avait cessé d'exister avec son armée; prodigieuse faiblesse des États purement militaires! M. Thiers en résume parfaitement la raison.

«Quant aux Prussiens, si on veut avoir le secret de cette déroute inouïe, après laquelle les armées et les places se rendaient à la sommation de quelques hussards ou de quelques compagnies d'infanterie légère, on le trouvera dans la démoralisation qui suit ordinairement une présomption folle. Après avoir nié, non pas les victoires des Français, qui n'étaient pas niables, mais leur supériorité militaire, les Prussiens en furent tellement saisis, à la première rencontre, qu'ils ne crurent plus la résistance possible et s'enfuirent en jetant leurs armes. Ils furent atterrés, et l'Europe le fut avec eux. Elle frémit tout entière après Iéna, plus encore qu'après Austerlitz, car après Austerlitz la confiance dans l'armée prussienne restait du moins aux ennemis de la France. Après Iéna, le continent entier semblait appartenir à l'armée française. Les soldats du grand Frédéric avaient été la dernière ressource de l'envie: ces soldats vaincus, il ne restait à l'envie que cette autre ressource, la seule, hélas! qui ne lui manque jamais, de prédire les fautes d'un génie désormais irrésistible, de prétendre qu'à de tels succès aucune raison humaine ne pourrait tenir; et il est malheureusement vrai que le génie, après avoir désespéré l'envie par ses succès, se charge lui-même de la consoler par ses fautes.»

IX

Maître de la monarchie prussienne, sûr de l'immobilité de la Russie, de la tolérance forcée de l'Autriche, de la complaisance de l'Espagne, de l'obéissance de la Hollande, Napoléon rêve à Berlin le blocus du continent contre l'Angleterre, qu'il veut étouffer dans son île par l'écoulement refoulé de ses produits sur ses manufactures. Impuissant à la guerre des boulets contre elle, il lui déclare la guerre de l'argent, la ruine commerciale au lieu de la dévastation par les armes; pensée gigantesque qui aurait exigé pour être accomplie la possession incontestée du continent tout entier, et qui, pour tuer le commerce d'une île, tuait d'abord le commerce du continent lui-même. C'était une violence contre la nature des choses qui ne pouvait, comme toutes les violences de cette nature, aboutir qu'à l'impuissance et à la ruine de la France.

X

La campagne de 1807 en Pologne contre les restes des Prussiens et contre les Russes est une étude d'un vif intérêt pour les militaires, étude trop savante et trop détaillée peut-être pour le commun des lecteurs. C'est un manuel d'état-major plus qu'un livre de bibliothèque. Mais la bataille d'Eylau, qui termine ce vingt-cinquième livre, le relève à la hauteur de l'épopée. L'historien ici est surtout grand paysagiste.

«Depuis qu'on avait débouché sur Eylau le pays se montrait uni et découvert. La petite ville d'Eylau, située sur une légère éminence et surmontée d'une flèche gothique, était le seul point saillant du terrain. À droite de l'église, le sol, s'abaissant quelque peu, présentait un cimetière. En face il se relevait sensiblement, et, sur ce relèvement marqué de quelques mamelons, on apercevait les Russes en masse profonde. Plusieurs lacs, pourvus d'eau au printemps, desséchés en été, gelés en hiver, actuellement effacés par la neige, ne se distinguaient en aucune manière du reste de la plaine. À peine quelques granges réunies en hameaux, et des lignes de barrière servant à parquer le bétail, formaient-elles un point d'appui ou un obstacle sur ce morne champ de bataille. Un ciel gris, fondant par intervalles en une neige épaisse ajoutait sa tristesse à celle des lieux, tristesse qui saisit les yeux et les cœurs dès que la naissance du jour, très-tardive en cette saison, eut rendu les objets visibles.

«Les Russes étaient rangés sur deux lignes fort rapprochées l'une de l'autre, leur front couvert par trois cents bouches à feu, qui avaient été disposées sur les parties saillantes du terrain. En arrière, deux colonnes serrées, appuyant comme deux arcs-boutants cette double ligne de bataille, semblaient destinées à la soutenir et à l'empêcher de plier sous le choc des Français. Une forte réserve d'artillerie était placée à quelque distance. La cavalerie se trouvait partie en arrière, partie sur les ailes. Les Cosaques, ordinairement dispersés, tenaient cette fois au corps même de l'armée. Il était évident qu'à l'énergie, à la dextérité des Français, les Russes avaient voulu, sur ce terrain découvert, opposer une masse compacte, défendue sur son front par une nombreuse artillerie, fortement étayée par derrière, une véritable muraille enfin, lançant une pluie de feu. Napoléon, à cheval dès la pointe du jour, s'était établi de sa personne dans le cimetière à la droite d'Eylau. Là, protégé à peine par quelques arbres, il voyait parfaitement la position des Russes, lesquels, déjà en bataille, avaient ouvert le feu par une canonnade qui devenait à chaque instant plus vive. On pouvait prévoir que le canon serait l'arme de cette journée terrible.»

XI

L'immense carnage de ce champ de bataille disputé aux frimas, aux extrémités de la Sarmatie, entre l'armée française épuisée de sang et l'armée russe brillant de se venger de la défaite d'Austerlitz, est une des scènes les plus tragiques dont l'histoire puisse consterner l'humanité. Le corps d'armée d'Augereau reste presque tout entier dans la neige, écrasé par les batteries russes. Le reste de cette armée se replie en ordre sur le cimetière d'Eylau, comme pour se grouper et pour mourir autour de son empereur.

«Tout à coup, dit l'historien, la neige, ayant cessé de tomber, permit d'apercevoir ce douloureux spectacle. Sur six ou sept mille combattants, quatre mille environ, morts ou blessés, jonchaient la terre. Augereau, atteint lui-même d'une blessure, plus touché au reste du désastre de son corps d'armée que du péril, fut porté dans le cimetière d'Eylau, aux pieds de Napoléon, auquel il se plaignit, non sans amertume, de n'avoir pas été secouru à temps; une morne tristesse régnait sur les visages dans l'état-major impérial. Napoléon, calme et ferme, imposant aux autres l'impassibilité qu'il s'imposait à lui-même, adressa quelques paroles de consolation à Augereau, puis il le renvoya sur les derrières, et prit ses mesures pour réparer le dommage. Lançant d'abord les chasseurs de sa garde, et quelques escadrons de dragons qui étaient à sa portée, pour ramener la cavalerie ennemie, il fit appeler Murat, et lui ordonna de tenter un effort décisif sur la ligne d'infanterie qui formait le centre de l'armée russe, et qui, profitant du désastre d'Augereau, commençait à se porter en avant. Au premier ordre, Murat était accouru au galop.—«Eh bien, lui dit Napoléon, nous laisseras-tu dévorer par ces gens-là?» Alors il prescrivit à cet héroïque chef de sa cavalerie de réunir les chasseurs, les dragons, les cuirassiers, et de se jeter sur les Russes avec quatre-vingts escadrons, pour essayer tout ce que pouvait l'élan d'une pareille masse d'hommes à cheval, chargeant avec fureur une infanterie réputée inébranlable. La cavalerie de la garde fut portée en avant, prête à joindre son choc à celui de la cavalerie de l'armée. Le moment était critique, car si l'infanterie russe n'était pas arrêtée, elle allait aborder le cimetière, centre de la position, et Napoléon n'avait pour le défendre que les six bataillons à pied de la garde impériale.

«Murat part au galop, réunit ses escadrons, puis les fait passer entre le cimetière et Rothenen, à travers ce même débouché par lequel le corps d'Augereau avait déjà marché à une destruction presque certaine. Les dragons du général Grouchy chargent les premiers, pour déblayer le terrain et en écarter la cavalerie ennemie. Ce brave officier, renversé sous son cheval, se relève, se met à la tête de sa seconde brigade, et réussit à disperser les groupes de cavaliers qui précédaient l'infanterie russe. Mais pour renverser celle-ci, il ne faut pas moins que les gros escadrons vêtus de fer du général d'Hautpoul. Cet officier, qui se distinguait par une habileté consommée dans l'art de manier une cavalerie nombreuse, se présente avec vingt-quatre escadrons de cuirassiers, que suit toute la masse des dragons. Ces cuirassiers, rangés sur plusieurs lignes, s'ébranlent et se précipitent sur les baïonnettes russes. Les premières lignes, arrêtées par le feu, ne pénètrent pas, et, se repliant à droite et à gauche, viennent se reformer derrière celles qui les suivent, pour charger de nouveau. Enfin, l'une d'elles, lancée avec plus de violence, renverse sur un point l'infanterie ennemie, et y ouvre une brèche à travers laquelle cuirassiers et dragons pénètrent à l'envi les uns des autres.

«Comme un fleuve qui a commencé à percer une digue l'emporte bientôt tout entière, la masse de nos escadrons, ayant une fois entamé l'infanterie des Russes, achève en peu d'instants de renverser leur première ligne. Nos cavaliers se dispersent alors pour sabrer. Une affreuse mêlée s'engage entre eux et les fantassins russes. Ils vont, viennent, et frappent de tous côtés ces fantassins opiniâtres. Tandis que la première ligne d'infanterie est ainsi culbutée et hachée, la seconde se replie à un bois, qui se voyait au fond du champ de bataille. Il restait là une dernière réserve d'artillerie. Les Russes la mettent en batterie et tirent confusément sur leurs soldats et sur les nôtres, s'inquiétant peu de mitrailler amis et ennemis, pourvu qu'ils se débarrassent de nos redoutables cavaliers. Le général d'Hautpoul est frappé à mort par un biscaïen.

«Pendant que notre cavalerie est ainsi aux prises avec la seconde ligne de l'infanterie russe, quelques parties de la première se relèvent çà et là pour tirer encore. À cette vue, les grenadiers à cheval de la garde, conduits par le général Lepic, l'un des héros de l'armée, s'élancent à leur tour pour seconder les efforts de Murat. Ils partent au galop, chargent les groupes d'infanterie qu'ils aperçoivent debout, et, parcourant le terrain en tous sens, complètent la destruction du centre de l'armée russe, dont les débris achèvent de s'enfuir vers les bouquets de bois qui lui ont servi d'asile.

«Durant cette scène de confusion, un tronçon détaché de cette vaste ligne d'infanterie s'était avancé jusqu'au cimetière même.» La garde se précipite et sauve son empereur; le champ de bataille, à la fin de cette courte journée d'hiver, reste indivis entre les vivants et les morts. Soixante mille cadavres ou blessés jonchent la neige; les Russes se retirent un peu plus loin dans la nuit, plutôt pour attirer Napoléon que pour lui céder la victoire; la victoire n'est à personne cette fois qu'à la mort. Jamais victoire ne fut plus près d'une défaite.

Napoléon ressaisit la victoire sur le Niémen, l'été suivant. La bataille savante de Friedland lui rend son ascendant sur le jeune empereur de Russie, Alexandre. L'entrevue de Tilsitt entre ce jeune prince et Napoléon est racontée avec complaisance et avec charme par M. Thiers. La diplomatie se mêle à l'adulation des deux côtés; on se sacrifie l'Angleterre, on se partage en secret le monde européen; le génie grec dans l'empereur Alexandre et le génie italien dans l'empereur Napoléon luttent de souplesse et de séduction après avoir lutté d'héroïsme. La Turquie est impolitiquement livrée par Napoléon à l'ambition moscovite, la Suède lui est offerte en hommage. L'alliance est scellée par ces promesses mutuelles; la Prusse presque entière est abandonnée par son dernier allié Alexandre au vainqueur d'Iéna; elle a mérité son sort par la duplicité de sa diplomatie depuis qu'elle existe; mais Napoléon traite avec dédain son héroïque et belle reine, que la fortune amène en larmes à Tilsitt. Il ne discute plus, il impose à la Russie, devenue sa complice, et à la Prusse vaincue, des traités qui lui livrent le continent tout entier, à l'exception de ce qui reste à l'Autriche.

M. Thiers blâme ici avec raison son héros d'avoir fait trop ou trop peu pour la Prusse; il était plus logique et plus sûr, selon nous, de l'effacer tout entière de la carte de l'Allemagne et de la Pologne que de la laisser, mécontente et infidèle, couver d'implacables ressentiments. Génie audacieux et sûr dans la guerre, génie hésitant et timide dans les congrès, Napoléon, ici comme partout, n'a que des demi-résultats après de complètes victoires. La diplomatie manquait complétement à sa nature.

XII

À peine rentré en France il se repent de n'avoir ni anéanti la Prusse ni reconstitué la Pologne; il se fie à l'alliance ambitieuse du jeune empereur de Russie, à l'alliance humiliée de la Prusse, à l'alliance mal désarmée de l'Autriche; ses pensées grandissent vers le Midi plus que sa base dans le Nord; il laisse l'élite de ses forces de la Vistule au Rhin et il forme des armées équivoques destinées éventuellement contre l'Espagne et le Portugal. Il lui faut des trônes pour toutes les ambitions de sa famille; il veut que tout le midi du continent appartienne à une seule dynastie composée d'une confédération de couronnes: le monde bourbonien doit devenir le monde napoléonien. Ce n'est plus de la diplomatie raisonnée d'un homme d'État, c'est le songe d'un favori de la fortune. L'homme habile qu'il a chargé d'éclairer et de modérer ses négociations, M. de Talleyrand, cherche en vain à l'éclairer; il s'irrite contre la raison, il fait des traités avec l'Espagne et il les brise le lendemain. L'historien, ici dominé par la puissance de la vérité, renonce enfin à flatter son héros; il se contente de le peindre, il le donne en spectacle et on peut dire même en scandale à la justice de l'histoire. Le récit des embûches dressées en Espagne au malheureux roi Charles IV et à ses fils, l'astuce avec laquelle Napoléon attire cette cour à Bayonne et où il détrône le père par le fils, le fils par le père, est d'une implacable sévérité. La conscience reprend ses droits; c'est un des crimes historiques les plus fortement burinés par un écrivain contre un maître du monde. La tragédie ne suffit pas ici pour fournir les couleurs au tableau, la comédie lui en prête; Molière, Beaumarchais, Machiavel, Tacite semblent forcés de se réunir dans ces ténébreuses journées de Bayonne pour peindre un rôle où l'intrigue, l'hypocrisie, la violence et la trahison surpassent Alexandre VI, Tartufe et César dans un même acte diplomatique. M. Thiers n'a manqué ici à aucun des rigoureux devoirs du moraliste. Le jugement est d'autant plus convainquant pour le lecteur qu'au lieu d'être écrit en phrases il est écrit en actes. M. Thiers le résume cependant lui-même en une réflexion courte, mais expressive.

«Napoléon fut entraîné ainsi, dit-il, de la ruse à la fourberie; il ajoute à son nom la seconde des deux taches qui ternissent sa gloire (Vincennes et Bayonne). Il lui restait pour l'absoudre le bien à faire à l'Espagne et par l'Espagne à la France.» (Comme si on pouvait jamais s'absoudre du sang innocent et du larcin d'un peuple par les avantages résultant d'un attentat et d'une perfidie!) «La Providence, poursuit M. Thiers, ne lui réservait pas même ce moyen de se laver d'une perfidie indigne de son caractère. Mais ne devançons pas la justice des temps; les récits qui vont suivre montreront bientôt cette justice redoutable sortant des événements eux-mêmes et punissant le génie qui n'est pas plus dispensé que la médiocrité elle-même de loyauté et de bon sens!»

XIII

L'expression ici même est encore faible dans sa justice, car la médiocrité serait plutôt une excuse de la déloyauté que le génie; le génie n'est pas une excuse, il est une aggravation de tous les crimes; car le génie est une lumière et une force; il lui est moins permis de s'aveugler et de faiblir qu'à la médiocrité, qui est une obscurité et une faiblesse. Il faut à chaque instant dans cette histoire redresser le sens moral qui est dans l'intention de la phrase et qui trébuche sous le mot; on sent qu'il en coûte trop à l'écrivain de faire justice tout entière, et qu'il réserve toujours une indulgence à la victoire et une amnistie au bonheur.

Quoi qu'il en soit, ce huitième volume de M. Thiers restera dans toutes les langues le plus beau volume de l'histoire moderne d'Espagne et de France. L'indignation rendit à un peuple en décadence l'énergie qui retrempe les nationalités, et la victoire du droit national qui fait triompher l'âme et le sol d'un peuple des embûches des diplomates et des armées des conquérants.

XIV

Rien n'était si impolitique que cette diversion inutile et insensée des forces de la France en Espagne et en Portugal pour asseoir un frère et un lieutenant de Napoléon à Madrid et à Lisbonne, pendant que la Russie, l'Autriche, la Prusse humiliée se concertaient sourdement en Allemagne pour recouvrer ce que les campagnes incomplètes d'Austerlitz, d'Iéna, d'Eylau, de Friedland leur avaient ravi. M. Thiers le démontre avec une irréfragable autorité de chiffres dans la savante décomposition des armées de Napoléon transportées avec d'immenses déperditions de forces et de finances du Nord au Midi, et du Midi au Nord.

Pendant que le Portugal et l'Espagne dévorent ces quatre cent mille Français livrés à des lieutenants sans autorité et sans unité dans ces conquêtes, l'Autriche arme, la Prusse gémit, la Russie exige l'accomplissement des concessions ambitieuses au prix desquelles l'empereur Alexandre a signé le traité de Tilsitt; cet empereur veut la Turquie en retour de l'Espagne accordée à son allié Napoléon. Celui-ci recule devant la grandeur de la concession; il espère séduire et retenir une seconde fois Alexandre par les blandices de l'ambition excitée et non satisfaite; il court à Erfurt, il s'y rencontre avec Alexandre, il y négocie lui-même au milieu de la gloire et des fêtes; il accorde quelques satisfactions d'amour-propre, de vanité, de situation à son jeune antagoniste; il espère l'avoir rivé à sa politique; il n'a fait que l'humilier et le dépopulariser en Russie.

Il revient en Espagne; sa présence n'y produit qu'une seconde impulsion de ses armées vers Madrid. Il en est rappelé aussi soudainement qu'il y avait couru par l'explosion des préparatifs de l'Autriche. L'ambiguïté des préparatifs de la Russie accroît ses mesures et les précipite; l'élite de ses troupes, rappelée d'Espagne et remplacée là par de nouvelles levées, traverse de nouveau la France et le Rhin. Il renouvelle à Ratisbonne et à Eckmühl les manœuvres moins triomphantes qui précédèrent Austerlitz. L'armée autrichienne de l'archiduc Charles, coupée et tronçonnée par ces manœuvres, est forcée de s'abriter sur la rive gauche du Danube et de découvrir Vienne. Il y entre; il tente le passage du Danube en face de l'archiduc Charles et livre la bataille d'Essling.

Ici M. Thiers rentre dans sa nature; il manœuvre, il décrit en tacticien, il combat avec une supériorité de lumière, de feu, qui ne laisse ni une pensée des généraux, ni un général, ni un soldat, ni une goutte de sang, ni un accident du fleuve ou du terrain dans l'ombre; c'est une inondation de clarté sur quatre cent mille combattants sortant des ténèbres de la nuit pour s'entre-choquer au bord du Danube. La bataille commencée, interrompue, reprise trois fois avec un courage indomptable, mais avec une imprévoyance fatale, est trois fois suspendue par la crue des eaux du Danube et par la rupture des ponts. Tout autre général que celui qui n'avait pas de juge y aurait laissé sa réputation et compromis sa tête. Combattre avec la moitié de son armée pendant que l'autre moitié risque d'être coupée du champ de bataille avant de l'atteindre, et compromettre ainsi les deux moitiés à la fois, est une opération qui ne peut être excusée que par la toute-puissance. Si Mack ou le prince Charles avaient commis une telle témérité, et que cette témérité eût été punie par la perte de vingt mille hommes laissés, en se retirant, sur le champ de bataille, de quel blâme implacable et mérité les historiens n'auraient-ils pas stigmatisé une telle faute? Ils appellent victoire dans Napoléon ce qu'ils auraient appelé désastre dans ses rivaux. Ses plus braves généraux restent sur le champ de carnage; la nuit seule couvre le repliement des troupes aventurées et inégales vers le bord du fleuve; les boulets des Autrichiens les écrasent au hasard dans l'obscurité.

«On n'entend au milieu de la canonnade que ce cri des officiers: Serrez les rangs! Il n'y a plus, en effet, que cette manœuvre à exécuter jusqu'à la nuit, car il est impossible, soit d'éloigner l'ennemi, soit de le fuir par le pont qui conduit à l'île de Lobau. Cette retraite par une seule issue ne peut s'opérer qu'à la faveur de l'obscurité, et dans le mois de mai il faut attendre plusieurs heures encore les ténèbres salutaires qui doivent favoriser notre départ.

«Napoléon n'avait cessé, pendant la journée, de se tenir dans l'angle que décrivait notre ligne d'Aspern à Essling, d'Essling au fleuve, et où passaient tant de boulets. On l'avait pressé plusieurs fois de mettre à l'abri une vie de laquelle dépendait la vie de tous. Il ne l'avait pas voulu tant qu'il avait pu craindre une nouvelle attaque. Maintenant que l'ennemi, épuisé, se bornait à une canonnade, il résolut de reconnaître de ses yeux l'île de Lobau, d'y choisir le meilleur emplacement pour l'armée, d'y faire en un mot toutes les dispositions de retraite. Certain de la possession d'Essling, que les débris de la division Boudet et les fusiliers occupaient, il fit demander à Masséna s'il pouvait compter sur la possession d'Aspern, car, tant que ces deux points d'appui nous restaient, la retraite de l'armée était assurée. L'officier d'état-major César de Laville, envoyé à Masséna, le trouva assis sur des décombres, harassé de fatigue, les yeux enflammés, mais toujours plein de la même énergie. Il lui transmit son message, et Masséna, se levant, lui répondit avec un accent extraordinaire: «Allez dire à l'Empereur que je tiendrai deux heures, six, vingt-quatre s'il le faut, tant que cela sera nécessaire au salut de l'armée.»

«Napoléon, tranquillisé pour ces deux points, se dirigea sur-le-champ vers l'île de Lobau, en faisant dire à Masséna, à Bessières, à Berthier, de le venir joindre dès qu'ils pourraient quitter le poste confié à leur garde, afin de concerter la retraite qui devait s'opérer dans la nuit. Il courut au petit bras, lequel coulait entre la rive gauche et l'île de Lobau. Ce petit bras était devenu lui-même une grande rivière, et des moulins lancés par l'ennemi avaient plusieurs fois mis en péril le pont qui servait à le traverser. L'aspect de ses bords avait de quoi navrer le cœur. De longues files de blessés, les uns se traînant comme ils pouvaient, les autres placés sur les bras des soldats, ou déposés à terre en attendant qu'on les transportât dans l'île de Lobau, des cavaliers démontés jetant leurs cuirasses pour marcher plus aisément, une foule de chevaux blessés se portant instinctivement vers le fleuve pour se désaltérer dans ses eaux et s'embarrassant dans les cordages du pont jusqu'à devenir un danger, des centaines de voitures d'artillerie à moitié brisées, une indicible confusion et de douloureux gémissements, telle était la scène qui s'offrait et qui saisit Napoléon. Il descendit de cheval, prit de l'eau dans ses mains pour se rafraîchir le visage, et puis, apercevant une litière faite de branches d'arbres, sur laquelle gisait Lannes qu'on venait d'amputer, il courut à lui, le serra dans ses bras, lui exprima l'espérance de le conserver, et le trouva, quoique toujours héroïque, vivement affecté de se voir arrêté sitôt dans cette carrière de gloire. «Vous allez perdre, lui dit Lannes, celui qui fut votre meilleur ami et votre fidèle compagnon d'armes. Vivez, et sauvez l'armée!»

«La malveillance, qui commençait à se déchaîner contre Napoléon, et qu'il n'avait, hélas! que trop provoquée, répandit alors le bruit de prétendus reproches que Lannes lui aurait adressés en mourant. Il n'en fut rien cependant. Lannes reçut avec une sorte de satisfaction convulsive les étreintes de son maître, et exprima sa douleur sans y mêler aucune parole amère. Il n'en était pas besoin: un seul de ses regards rappelant ce qu'il avait dit tant de fois sur le danger de guerres incessantes, le spectacle de ses deux jambes brisées, la mort d'un autre héros d'Italie, Saint-Hilaire, frappé dans la journée, l'horrible hécatombe de quarante à cinquante mille hommes couchés à terre, n'étaient-ce pas là autant de reproches assez cruels, assez faciles à comprendre?

«Napoléon, après avoir serré Lannes dans ses bras, et se disant certainement à lui-même ce que le héros mourant ne lui avait pas dit, car le génie qui a commis des fautes est son juge le plus sévère, Napoléon remonta à cheval et voulut profiter de ce qui lui restait de jour pour visiter l'île de Lobau et arrêter ses dispositions de retraite. Après avoir parcouru l'île dans tous les sens, avoir examiné de ses propres yeux les divers bras du Danube, qui, changés en véritables bras de mer, roulaient les débris des rives supérieures, il acquit la conviction que l'armée trouverait dans l'île de Lobau un camp retranché où elle serait inexpugnable et où elle pourrait s'abriter deux ou trois jours, en attendant que le pont sur le grand bras du Danube fût rétabli.» L'esprit de l'armée était surpris, troublé, abattu.

Alexandre eut le même accident après la même imprudence au passage de l'Indus, mais ses historiens n'inscrivirent pas son désastre au nombre de ses victoires. Essling compte parmi les victoires de Napoléon. M. Thiers lui confirme ce nom: c'est une flatterie. L'armée française ne fut jamais plus héroïque, mais son chef y fut vaincu par sa propre imprévoyance.

XV

Le conseil de guerre tenu pendant la nuit au milieu de l'île de Lobau, refuge incertain, à la lueur des éclairs des batteries autrichiennes et sous la pluie des boulets ennemis, est une page épique sous la plume de l'historien.

«Le maréchal Masséna s'y était transporté dès qu'il avait cru pouvoir confier la garde d'Aspern à ses lieutenants. Le maréchal Bessières, le major général Berthier, quelques chefs de corps, le maréchal Davout, venu en bateau de la rive droite, étaient réunis à ce rendez-vous assigné au bord du Danube, au milieu des débris de cette sinistre journée. Là on tint un conseil de guerre. Napoléon n'avait pas pour habitude d'assembler de ces sortes de conseils, dans lesquels un esprit incertain cherche, sans les trouver, des résolutions qu'il ne sait pas prendre lui-même. Cette fois il avait besoin, non pas de demander un avis à ses lieutenants, mais de leur en donner un, de les remplir de sa pensée, de relever l'âme de ceux qui étaient ébranlés, et il est certain que, quoique leur courage de soldat fût inébranlable, leur esprit n'embrassait pas assez les difficultés et les ressources de la situation pour n'être pas à quelques degrés surpris, troublé, abattu. Le caractère qui fait supporter les revers est plus rare que l'héroïsme qui fait braver la mort.

«Napoléon, calme, confiant, car il voyait dans ce qui était arrivé un pur accident qui n'avait rien d'irréparable, provoqua les officiers présents à dire leur avis. En écoutant les discours tenus devant lui, il put se convaincre que ces deux journées avaient produit une forte impression, et que quelques-uns de ses lieutenants étaient partisans de la résolution de repasser tout de suite, non-seulement le petit bras, afin de se retirer dans l'île de Lobau, mais aussi le grand bras, afin de se réunir le plus tôt possible au reste de l'armée, au risque de perdre tous les canons, tous les chevaux de l'artillerie et de la cavalerie, douze ou quinze mille blessés, enfin l'honneur des armes.

«À peine une telle pensée s'était-elle laissé entrevoir que Napoléon, prenant la parole avec l'autorité qui lui appartenait et avec la confiance, non pas feinte, mais sincère, que lui inspirait l'étendue de ses ressources, exposa ainsi la situation. «La journée avait été rude, disait-il, mais elle ne pouvait pas être considérée comme une défaite, puisqu'on avait conservé le champ de bataille, et c'était une merveille de se retirer sains et saufs après une pareille lutte, soutenue avec un immense fleuve à dos, et avec ses ponts détruits. Quant aux blessés et aux morts, la perte était grande, plus grande qu'aucune de celles que nous avions essuyées dans nos longues guerres, mais celle de l'ennemi avait dû être d'un tiers plus forte.»

XVI

Quelques semaines après, la bataille de Wagram, répétition identique, mais plus heureuse, de la bataille d'Essling sur le même champ de bataille, répara ce revers par un triomphe chèrement conquis.

Napoléon se hâte alors, comme à son ordinaire, de saisir dans un traité les fruits de la campagne au moment où il était impuissant à la poursuivre plus avant. L'Autriche, qui cède toujours pour revenir toujours sur ce qu'elle a cédé, ne marchande ni les concessions ni l'honneur. Napoléon songeait déjà à lui demander la plus personnelle de ses concessions: une épouse impériale du sang des Césars d'Allemagne pour s'apparenter au passé, ce prestige des monarchies. Il préméditait la répudiation de Joséphine; elle ne pouvait lui donner rien de ce qui lui manquait désormais pour l'empire d'Occident: ni une filiation royale pour ses descendants, ni une perpétuité de son nom sur le trône. Le trente-septième livre, où M. Thiers raconte ce divorce, jette l'intérêt d'un drame de famille au milieu du drame militaire qui embrase l'Europe. Le cœur humain ne perd jamais ses droits dans l'histoire: quand l'intérêt descend de la tête dans le cœur, l'historien mêle heureusement quelques larmes de femmes à tout ce sang qui n'excite qu'une pitié abstraite dans l'âme des lecteurs. M. Thiers a montré dans ces pages qu'il pouvait attendrir au besoin; son style, très-souvent technique, s'élève jusqu'au diapason de la fibre du cœur humain, qui se déchire sous la pourpre avec les mêmes gémissements que sous la bure. Les scènes de Fontainebleau, entre Napoléon, Joséphine et ses enfants, ont des accents domestiques qui se mêlent, avec un pathétique contraste, à la solennité des négociations et des victoires. L'écrivain monte et descend avec le sujet, jamais au-dessus, il est vrai, mais toujours au niveau de l'événement public ou familier qu'il retrace.

XVII

La déplorable guerre d'Espagne occupe avec un bien pâle intérêt tout le douzième volume de cette histoire; on assiste avec tristesse et sans aucune espérance à cette obstination meurtrière d'une mauvaise et fausse pensée, qui, pour donner satisfaction à l'orgueil d'un homme, sacrifie un million d'hommes dans des guerres et dans des assassinats d'un peuple par un autre peuple. Napoléon y perd une à une les renommées de ses lieutenants, ses finances et ses armées. M. Thiers, ici aussi sévère que le destin, prend en pitié l'homme politique et commence à douter du génie au spectacle de tant de démence.

Mais ce génie en démence se révèle tout à coup à de bien plus vastes proportions par l'expédition de Russie en 1811. M. Thiers, qui cherche ici la raison dans la folie, croit trouver les motifs de cette invasion inverse du Nord par le Midi dans l'inobservation du système de blocus continental par la Russie. Nous croyons qu'il se trompe; l'objet aurait été trop disproportionné à l'action. Ce n'était pas un intérêt économique, c'était un orgueil qui pouvait seul jeter ainsi la moitié d'un continent contre l'autre: le rêve de l'empire d'Occident partagé entre Alexandre et Napoléon était devenu le rêve de l'empire napoléonien unique. À l'exception de la guerre d'Espagne, lèpre systématique qui rongeait la force militaire de la France, le moment était assez bien choisi par Napoléon pour accomplir ce rêve. La Prusse était asservie; l'Autriche avait donné à Napoléon dans sa fille, la jeune impératrice Marie-Louise, un gage de déférence et d'alliance qui paraissait irrévocable; l'Italie était un auxiliaire, frémissant, mais obéissant, de son trésor et de son recrutement; l'Allemagne était une confédération armée à ses ordres; il pouvait entraîner toutes ces puissances dans une coalition apparente contre la Russie. Cette coalition de l'Allemagne contre la Russie était un suicide, puisque l'Allemagne allait ainsi anéantir le seul appui indépendant qu'elle pouvait espérer de retrouver un jour contre l'omnipotence de son oppresseur Napoléon; mais il était si fort des souvenirs d'Austerlitz, d'Iéna, de Wagram, qu'il pouvait tout commander à l'Allemagne, même le suicide.

XVIII

Le récit des préparatifs et de la campagne de Russie rend ici à l'historien de l'Empire toutes les qualités spécialement techniques et militaires de son style; il rassemble une à une, de toutes les parties de l'empire, de la Hollande, de l'Italie, de l'Allemagne, de la Pologne, l'innombrable multitude d'hommes, de chevaux, de canons, de bagages, dont se compose la plus vaste armée d'invasion qui ait jamais foulé du même pas le sol de l'Europe, et il la conduit étape par étape jusqu'au bord du Niémen. Le passage de ce fleuve sous les yeux de Napoléon, et la revue en action de cette armée sur le fleuve et sur les deux rives du fleuve, est un chant d'Homère. Le sujet emporte l'écrivain, si ennemi de la vaine imagination, jusqu'à la poésie. Écoutez!

«Le 23 juin, après avoir couché, au milieu de la forêt de Wilkowisk, dans une petite ferme, et entouré de deux cent mille soldats, Napoléon déboucha de la forêt avec cette armée superbe, et vint se ranger au-dessus de Kowno, en face du fleuve qu'il s'agissait de franchir. La rive que nous occupions dominait partout la rive opposée, le temps était parfaitement beau, et on voyait le Niémen, coulant de notre droite à notre gauche, s'enfoncer paisiblement au couchant. Rien n'annonçait la présence de l'ennemi, si ce n'est quelques troupes de Cosaques qui couraient comme des oiseaux sauvages le long des rives du fleuve, et quelques granges incendiées dont la fumée s'élevait dans les airs. Le général Haxo, après une soigneuse reconnaissance, avait découvert à une lieue et demie au-dessus de Kowno, vers un endroit appelé Poniémon, un point où le Niémen, formant un contour très-prononcé, offrait de grandes facilités pour le passage. Grâce à ce mouvement demi-circulaire du fleuve autour de la rive opposée, cette rive se présentait à nous comme une plaine entourée de tous côtés par nos troupes, dominée par notre artillerie, et offrant un point de débarquement des plus commodes, sous la protection de cinq à six cents bouches à feu. Napoléon, ayant emprunté le manteau d'un lancier polonais, alla, sous les coups de pistolet de quelques tirailleurs de cavalerie, reconnaître les lieux en compagnie du général Haxo, et, les ayant trouvés aussi favorables que le disait ce général, ordonna l'établissement des ponts pour la nuit même. Le général Éblé, qui avait fait arriver ses équipages de bateaux, eut ordre de jeter trois ponts, avec le concours de la division Morand, la première du maréchal Davout.

«À onze heures du soir, en effet, le 23 juin 1812, les voltigeurs de la division Morand se jetèrent dans quelques barques, traversèrent le Niémen, large en cet endroit de soixante à quatre-vingts toises, prirent possession sans coup férir de la rive droite, et aidèrent les pontonniers à fixer les amarres auxquelles devaient être attachés les bateaux. À la fin de la nuit, trois ponts, situés à cent toises l'un de l'autre, se trouvèrent solidement établis, et la cavalerie légère put passer sur l'autre bord.

«Le 24 juin au matin, ce qui, dans ce pays et en cette saison, pouvait signifier trois heures, le soleil se leva radieux et vint éclairer de ses feux une scène magnifique. On avait lu aux troupes, qui étaient pleines d'ardeur, une proclamation courte et énergique, conçue dans les termes suivants:

«Soldats, la seconde guerre de Pologne est commencée....»

«Ainsi le sort en était jeté! Napoléon marchait vers l'intérieur de la Russie à la tête de quatre cent mille soldats, suivis de deux cent mille autres. Admirez ici l'entraînement des caractères! Ce même homme, deux années auparavant revenu d'Autriche, ayant réfléchi un instant à la leçon d'Essling, avait songé à rendre la paix au monde et à son empire, à donner à son trône la stabilité de l'hérédité, à son caractère l'apparence des goûts de famille, et dans cette pensée avait contracté un mariage avec l'Autriche, la cour la plus vieille, la plus constante dans ses desseins. Il voulait apaiser les haines, évacuer l'Allemagne, et porter en Espagne toutes ses forces, pour y contraindre l'Angleterre à la paix, et avec l'Angleterre le monde, qui n'attendait que le signal de celle-ci pour se soumettre. Telles étaient ses pensées en 1810, et, cherchant de bonne foi à les réaliser, il imaginait le blocus continental qui devait contraindre l'Angleterre à la paix par la souffrance commerciale, s'efforçait de soumettre la Hollande à ce système, et, celle-ci résistant, il l'enlevait à son propre frère, la réunissait à son empire, et donnait à l'Europe, qu'il aurait voulu calmer, l'émotion d'un grand royaume réuni à la France par simple décret. Puis, trouvant le système du blocus incomplet, il prenait pour le compléter les villes hanséatiques, Brême, Hambourg, Lubeck, et, comme si le lion n'avait pu se reposer qu'en dévorant de nouvelles proies, il y ajoutait le Valais, Florence, Rome, et trouvait étonnant que quelque part on pût s'offusquer de telles entreprises.

«Pendant ce temps, il avait lancé sur Lisbonne son principal lieutenant, Masséna, pour aller porter à l'armée anglaise le coup mortel; et, jugeant au frémissement du continent qu'il fallait garder des forces imposantes au Nord, il formait une vaste réunion de troupes sur l'Elbe, ne consacrait plus dès lors à l'Espagne que des forces insuffisantes, laissait Masséna sans secours perdre une partie de sa gloire, permettait que d'un lieu inconnu, Torrès-Védras, surgît une espérance pour l'Europe exaspérée, qu'il s'élevât un capitaine fatal pour lui et pour nous; puis, n'admettant pas que la Russie, enhardie par les distances, pût opposer quelques objections à ses vues, il reportait brusquement ses pensées, ses forces, son génie, au Nord, pour y fixer la guerre par un de ces grands coups auxquels il avait habitué le monde et beaucoup trop habitué son âme; abandonnant ainsi le certain, qu'il aurait pu atteindre sur le Tage, pour l'incertain, qu'il allait chercher entre le Dniéper et la Dwina!

«Voilà ce qui était advenu des desseins de ce César rêvant un instant d'être Auguste! Et en ce moment il s'avançait au Nord, laissant derrière lui la France épuisée et dégoûtée d'une gloire sanglante, les âmes pieuses blessées de sa tyrannie religieuse, les âmes indépendantes, de sa tyrannie politique; l'Europe enfin, révoltée du joug étranger qu'il faisait peser sur elle, et menait avec lui une armée où fermentait sourdement la plupart de ces sentiments, où s'entendaient toutes les langues, et qui n'avait pour lien que son génie et sa prospérité jusque-là invariable! Qu'arriverait-il, à ces distances, de ce prodigieux artifice d'une armée de six cent mille soldats de toutes les nations, suivant une étoile, si cette étoile qu'ils suivaient venait tout à coup à pâlir? L'univers, pour notre malheur, l'a su de manière à ne jamais l'oublier; mais il faut, pour son instruction, lui apprendre, par le détail même des événements, ce qu'il n'a su que par le bruit d'une chute épouvantable.

«Nous allons nous engager dans ce douloureux et héroïque récit. La gloire, nous la trouverons à chaque pas; le bonheur, hélas! il faut y renoncer au delà du Niémen!»

XIX

La gloire pour les soldats et les généraux, oui! Mais la gloire pour le chef qui conçoit et qui exécute la perte de sept cent mille hommes pour une cause absurde, et par une poursuite insensée d'un but qu'il ne peut ni atteindre ni conserver, est-ce là le mot dont un écrivain philosophe doit décorer la folie meurtrière d'un conquérant?

Mais, si la politique de l'historien est faible, le récit est magique. La marche de ces sept cent mille hommes à travers la Russie à la poursuite d'une bataille qui fuit toujours devant eux; les tronçons d'armée laissés à chaque station et à chaque combat partiel sur cette longue route; la victoire ruineuse de la Moskowa; l'entrée à Moscou; l'incendie de cette capitale qui ne laisse qu'un monceau de cendres à la conquête; l'hésitation de la marche au delà ou du retour qui rend les deux partis également funestes; le retour à travers les frimas; le passage de la Bérézina; les convulsions héroïques et suprêmes de l'armée anéantie; la dispersion de cette multitude dans les glaces de la Pologne; le bilan sinistre de l'historien à Kœnigsberg, qui réduit à une poignée d'hommes expirant dans les hôpitaux les débris de ces corps qui couvraient quelques mois avant les routes et les steppes de la Pologne; cette nécrologie de la gloire est cette fois pour l'histoire la plus éloquente des rétributions. Le chiffre implacable est sa vengeance; ce chiffre lui donne le courage d'énumérer les fautes de Napoléon dans cette campagne qui ne fut qu'un enchaînement de fautes; et cependant l'historien hésite encore, à la dernière ligne, à prononcer le jugement définitif sur cet attentat contre l'humanité.

«Il faut laisser, dit-il, à celui qui se trompe si désastreusement, sa grandeur, qui ajoute encore à la grandeur de la leçon, et qui, pour les victimes, laisse au moins le dédommagement de la gloire.»

Non! il faut laisser la grandeur aux grandes actions même malheureuses, accomplies ou tentées pour un grand but; mais la grandeur aux mémorables et cruelles folies des hommes, il faut montrer qu'elle n'est que petitesse devant Dieu et devant la postérité. Nous cherchons en vain le dédommagement des victimes de cette démence dans la fausse gloire de celui qui a semé leurs six cent mille cadavres du Rhin à la Moskowa! L'histoire, pour être vraiment nationale, ne doit pas toujours excuser, elle doit savoir maudire. La malédiction est la seule justice qui reste aux victimes contre les auteurs de ces désastres de l'humanité; amollir cette justice, c'est désarmer la conscience des peuples et encourager les conquérants futurs à tout oser devant des historiens qui pardonnent tout.

XX

Mais soyons juste nous-même envers l'historien; ce mot n'est qu'une faiblesse de sa partialité pour la guerre. À dater de ce retour lamentable de Napoléon à Paris, où il entre seul avec le fantôme de son armée ensevelie, M. Thiers devient sinon sévère, du moins exigeant envers son héros.

Les désastres et l'évacuation de l'Espagne; la campagne de Saxe, dernière étreinte des bras qui veulent retenir en vain le monde tout entier quand chacune de ses conquêtes lui échappe; les faux retours de gloire à Dresde, à Lutzen, à Bautzen; les négociations de mauvaise foi avec l'Autriche, négociations aussi exigeantes après les revers qu'après les victoires; le tombeau de la dernière armée française à Leipsick; la retraite sur le Rhin; le second retour de Napoléon sans armée à Paris, pour demander le dernier soldat à la terre qui lui a donné en trois ans trois armées de six cent mille soldats à jouer et à perdre, sont les dernières scènes de ce magnifique drame entre un homme et l'univers.

Arrêtons-nous ici, et voyons si l'écrivain aura la constance de conduire son héros jusqu'à Waterloo, où il tombe enfin dans le sang de ses derniers compagnons d'armes pour ne plus se relever que dans l'imagination sans mémoire des peuples. Nous le suivrons jusqu'où il voudra aller, car l'historien, pendant ces quinze volumes, est aussi entraînant que le héros.

XXI

Telle est cette histoire; malgré le petit nombre de défaillances de pensée ou de style, nous n'en connaissons aucune qui ait fourni d'une si forte haleine une si longue course à travers un si long temps. C'est le panorama militaire du globe; seulement l'éternelle fumée du canon y voile trop tous les autres horizons de la civilisation moderne; c'est l'histoire des armées plutôt que celle des peuples. On nous dira: C'est que les peuples n'étaient que des armées pendant le règne de Napoléon par le fer. Administrer et se combattre, c'est tout le sens de cet immense récit. Aussi ce livre sera-t-il à jamais le manuel des administrateurs et des militaires; les philosophes, les politiques, les hommes de pensée, les hommes de liberté, les hommes de religion, les hommes d'humanité, les hommes de bien écriront à leur tour cette histoire en se plaçant à un autre point de vue que le champ de bataille, au point de vue du bien ou du mal fait au genre humain par ce héros de l'armée et par ce héros du despotisme.

Mais, tel que le préjugé populaire et tel que le fanatisme militaire veulent le considérer historiquement aujourd'hui, ce grand homme du fait, et non de l'idée, ne pouvait rencontrer un historien plus accompli que M. Thiers; la naissance, le caractère, l'opinion, le talent de M. Thiers ont été, selon nous, une des bonnes fortunes de Napoléon. On dirait que la Providence a mis la main dans ce hasard: le héros a été fait pour l'historien, et l'historien a été fait pour le héros; de la plume à l'épée ils se ressemblent. Sans Napoléon M. Thiers n'aurait pas pu écrire ce livre aussi supérieur à son Histoire de la Révolution que l'homme fait dans M. Thiers est supérieur au jeune homme qui essaye la plume avant de comprendre son sujet. Sans M. Thiers Napoléon existerait dans toute sa fantasmagorie gigantesque de légende populaire, mais il n'existerait pas historiquement dans toute la grandeur réelle de ses proportions colossales comme administrateur, comme général et comme despote. M. Thiers a reconstruit Napoléon, non avec des fables, mais avec des réalités; voilà son œuvre: on ne la surpassera pas.

XXII

Le génie à la fois séductible, précis et technique de M. Thiers était éminemment propre, on pourrait dire prédestiné, à ce grand ouvrage de sa vie d'écrivain. Quel autre que lui pouvait avoir cette patience facile, quoique obstinée au travail, de rechercher dans cet océan de documents financiers, administratifs, diplomatiques, surtout militaires, qu'il fallait réunir et compulser pour présenter des états de situation de cet immense empire, depuis le dernier centime perçu sur le dernier contribuable de Hollande, de Prusse, d'Espagne, d'Italie, de France, jusqu'au dernier soldat recruté directement ou auxiliairement par tout le continent, des bords du Tage aux bords de l'Elbe ou aux embouchures de l'Escaut? Quel autre que lui pouvait entrer pertinemment dans l'exposition et dans l'analyse intelligente de ces négociations, jusque-là ténébreuses, du Concordat avec la cour de Rome; du droit ecclésiastique avec le concile de Paris, du droit allemand avec les princes médiatisés de la Confédération du Rhin, des traités de Tilsitt, de Presbourg, des conférences de Dresde, des perfidies diplomatiques de Bayonne, des ultimatum aussitôt retirés qu'avancés du congrès de Dresde? Quel autre que lui pouvait passer en revue, sur toutes les routes de l'empire, ces innombrables bandes de conscrits qui allaient, du dépôt du bataillon de marche au bataillon de guerre, former, d'étape en étape, ces prodigieux rassemblements d'hommes qu'on appelait l'armée de Boulogne, l'armée d'Austerlitz, l'armée de Wagram, l'armée d'Iéna, l'armée d'Espagne, l'armée de Moscou? Quel autre que lui pouvait établir les plans de campagne, étudier sur les cartes et sur les lieux la topographie des champs de bataille, faire mouvoir les masses au doigt même du général en chef, porter l'œil et le jour sur les innombrables accidents de la lutte, débrouiller la mêlée, donner la raison secrète de la victoire ou de la déroute? Puis, quand la fumée est abattue, compter, chiffres en mains, les fuyards, les blessés, les morts, et ramener ces tronçons mutilés de ces grands corps pour en recomposer, par le recrutement, des armées nouvelles? Il fallait pour ce travail surhumain le génie administratif, le coup d'œil du géographe; l'amour du chiffre, cet élément constructif de toute chose numérique; la passion de la vérité matérielle; l'intelligence des détails, sans lesquels il n'existe pas d'ensemble; l'habitude des négociations, qui fait comprendre la pensée voilée sous les dépêches; l'instinct militaire, qui fait manœuvrer à tort ou à droit les masses; le goût de l'héroïsme, qui anime l'historien du feu de la gloire; l'ordre dans l'esprit, qui fait qu'on ne s'égare jamais et qu'on n'égare pas un soldat dans cette déperdition de millions d'hommes; enfin le mouvement de l'esprit, qui se plonge lui-même avec vertige dans le tourbillon des événements, des campagnes, des batailles, des victoires ou des défaites qu'on retrace en courant à la postérité. Toutes ces qualités, si rares dans un même esprit, M. Thiers les réunissait à un degré prodigieux dans un même homme; voilà pourquoi il a fait seul et seul il pouvait faire l'histoire de Napoléon et de ses armées. À ce drame universel il fallait un écrivain universel. Tu es ille vir!

XXIII

Nous entendons d'ici l'objection: L'homme universel nous le voyons bien, nous dit-on; mais l'écrivain où est-il? Or qu'est-ce qu'une histoire où l'écrivain manque? Le style n'est-il pas la forme des choses écrites? Ces choses sont-elles réellement écrites quand elles ne sont ni peintes, ni senties, ni réfléchies, et quand le narrateur fidèle n'est pas en même temps le suprême artiste? L'intelligence suffit-elle à tout, comme le prétend M. Thiers dans sa théorie contre le style, et le génie d'écrire est-il donc inutile au génie de raconter?

Ici nous pourrions, si nous le voulions bien, tirer une vigoureuse représaille de cette théorie de l'intelligence sans l'art et sans le génie, théorie exposée par M. Thiers dans son septième volume, théorie dans laquelle on a voulu voir une allusion dépressive contre les essais d'histoire que nous avons ébauchés nous-même dans le livre des Girondins; mais loin de nous une si mesquine satisfaction de petitesse littéraire! En présence de si grandes choses, où s'effacent les individualités, être juste, voilà la seule vengeance des grandes âmes. Eh bien! est-il juste de nier le style dans l'Histoire du Consulat et de l'Empire? Non; ce qui est juste, c'est de reconnaître que M. Thiers, tant doué par la nature sous le rapport de l'intelligence, de la justesse, de la délicatesse du coup d'œil, de l'aptitude à tout, de l'esprit, n'a pas été doué au même degré de la faculté d'exprimer, en écrivant, sa pensée; ce qui est juste, c'est d'avouer que M. Thiers n'a ni le style athénien de Thucydide, ni le style romain de Tacite, ni le style biblique de Bossuet, ni le style italien de Machiavel, ni le style français de Montesquieu, et que, quand on vient de lire une page de bronze historique de ces suprêmes artistes de la plume, on croit descendre un peu trop l'échelle de l'art d'écrire en lisant les pages de l'Histoire du Consulat et de l'Empire.

Nous l'avouons, et cependant nous l'avouons par une condescendance de notre esprit plutôt que nous ne le sentons en lisant ce livre. Pourquoi donc ne sentons-nous jamais, ou presque jamais, à cette lecture, la prétendue insuffisance de l'écrivain sous l'insuffisance quelquefois réelle du style? Pourquoi? C'est que, sous ce dénûment apparent de style, il y a mieux que le style lui-même, il y a la chose, il y a le fait, il y a l'objet; il y a plus encore, il y a l'impression. N'est-ce pas dire qu'il y a un style? Car, le style, qu'est-ce autre chose que le moyen de communiquer l'objet à l'œil de l'esprit? M. Thiers a donc en réalité un style: son style, c'est le nu.

Nudité d'expression, nudité d'ornement, nudité de son, nudité de forme, nudité de prétention, nudité de couleurs, hélas! et trop souvent nudité de grandiose dans la pensée. C'est là le style de M. Thiers; ce n'est pas là le style qui fait penser, mais c'est le style qui fait voir.

Pensez après par vous-même si vous pouvez; M. Thiers ne pense pas pour vous: il expose, il décrit, il raconte; or, exposer lucidement, décrire fidèlement, raconter intarissablement, n'est-ce pas au fond tout l'historien?

Et pendant que cet historien sans style, selon vous, expose, décrit, raconte avec ce prestige de curiosité toujours excitée et toujours satisfaite, qui est la magie de ce talent, qui est plus que le talent, car il le fait oublier par le lecteur, sentez-vous qu'il manque quelque chose à l'historien? Non. Eh bien! puisque vous ne sentez pas qu'il lui manque quelque chose, c'est qu'il ne lui manque rien, en effet, pour reproduire en vous l'histoire; c'est qu'à force de vérité il a trouvé le moyen de se passer du style. N'est-ce pas le chef-d'œuvre de l'ouvrier de faire oublier l'outil? Se passer de style, n'est-ce pas mille fois plus artiste que d'avoir un style?

XXIV

Ce n'est donc pas dans cette prétendue absence de style chez M. Thiers que nous ferions porter la véritable critique qui pèsera sur cette belle histoire; c'est sur l'absence de philosophie politique qui marque et qui attriste ce long récit. Il n'est pas permis à un magnifique récit en seize volumes de remuer le monde de fond en comble, pendant vingt ans de convulsions et de catastrophes, sans en faire jaillir autre chose que de la fumée de canon, des cliquetis de baïonnettes, des éclairs livides de gloire soldatesque. Non, cela n'est pas permis, cela n'est pas humain, cela n'est pas même vrai. Le monde a un sens, car il est l'œuvre de Dieu, le suprême Penseur des choses mortelles et immortelles; celui qui ne découvre pas ce sens divin dans le spectacle des choses humaines n'est pas seulement un aveugle, il est un impie: Cœli enarrant gloriam Dei! les cieux racontent la gloire de Dieu; mais la terre aussi et ses grands événements racontent la gloire de Dieu dans les choses humaines. Où est-elle cette gloire de Dieu? où est-il ce témoignage de sa providence? où est-elle cette moralité des événements? où est-elle cette leçon aux peuples, aux rois, aux soldats, aux conquérants, au génie qui gouverne les nations, dans l'histoire de Napoléon pas M. Thiers? Nulle part; un païen d'Athènes ou un fataliste de Stamboul aurait écrit ainsi l'histoire de l'empereur et de l'empire français.

XXV

Toute la philosophie morale et politique de M. Thiers, résumée à la fin de ses livres les plus sanglants et les plus cadavéreux, sur des plaines changées en sépulcres pour la gloire d'un homme; toute cette philosophie et toute cette morale se bornent à un léger avertissement, timidement adressé à son héros, de se modérer un peu dans l'excès de son ambition et de craindre les retours de fortune, ces vengeances voilées de la destinée. Toutes ses plus grandes accusations sont des accusations de témérité, jamais ou presque jamais des accusations de sévices contre l'humanité ou contre la Divinité. Le héros n'écoute pas; son historien rétrospectif chante son nouveau triomphe dans un bulletin et marche en avant, tantôt au meurtre du duc d'Enghien, surpris dans l'inviolable asile de la terre étrangère; tantôt à l'enlèvement du pape, chez qui les gendarmes entrent nuitamment par les fenêtres; tantôt à la trahison de Bayonne, où l'Espagne, prise au piége dans la personne de ses rois, se venge par l'extermination de quatre cent mille Français; tantôt à l'incendie de Moscou; tantôt au cirque de Leipsick; tantôt au dernier soupir de l'armée à Mayence, tantôt, enfin, à la double invasion de la France par le reflux des peuples, et à l'expiation de Sainte-Hélène. Mais de chaque scène de ce grand drame il ne sort de la bouche de l'historien qu'un léger blâme pour ce héros emporté trop loin par son génie, et toujours ce mot de génie appliqué aux plus ruineuses folies du monde, et toujours ce mot de gloire jeté comme une amnistie de la justice sur les plus lugubres catastrophes de l'humanité!

Voilà notre seul grief contre cette histoire: elle raconte admirablement, elle juge insuffisamment; elle n'est pas rétributrice, elle est adulatrice.

XXVI

Quand on l'a bien lue, comme je l'ai fait cinq ou six fois avec un intérêt toujours palpitant, on se demande quel autre fruit que cet intérêt lui-même on a recueilli de cette lecture. Un nouveau sens politique ou moral est-il né en vous? Sentez-vous cette édification consciencieuse, cet équilibre intérieur, cette justice satisfaite du bien et du mal qu'une aussi longue histoire doit laisser dans l'âme comme la conclusion historique de tant d'événements et de tant de beaux récits? Aimez-vous plus la justice? Plaignez-vous plus l'humanité? Goûtez-vous plus la liberté compatible avec l'ordre des sociétés humaines? Avez-vous plus de pitié pour les vaincus? plus de haine contre les oppresseurs? plus de mépris pour les manœuvres de la fausse diplomatie qui prennent les peuples au filet des ambitieux sans foi? Détestez-vous plus les trompeurs ou les tueurs d'hommes? Les peuples qui auront lu cette histoire seront-ils plus disposés à défendre leurs institutions légitimes contre les usurpations du génie armé ou contre les séductions de la gloire coupable? En un mot, ce qu'on appelle vertu publique se sera-t-il accru d'un atome dans votre âme et dans l'âme des générations à venir?

Hélas! non. Il y aura bien un certain petit blâme de l'excès, un certain petit refrain de prudence recommandé au génie qui s'emporte, à la gloire qui s'enivre, mais c'est tout; la conscience de l'historien ne va pas plus haut ni plus loin que ce mot: modération! Or qu'est-ce que la modération dans l'injuste? La prudence des mauvais desseins, la circonspection de l'ambitieux. Est-ce assez pour qu'un aussi grand historien de l'ambition et de la gloire que M. Thiers mérite le nom de juge? Encore une fois, non; son histoire est sans vertu, bien qu'elle ne soit pas sans honnêteté, mais honnêteté bourgeoise et timide qui semble craindre d'aborder corps à corps une si grande ombre!

XXVII

Cependant il ressort pour nous trois choses d'une véritable valeur de cette histoire dans l'âme des lecteurs capables de la bien lire. Ces trois choses sont: un fort sentiment de gouvernement, une puissante science de l'administration, une haute glorification de la guerre quand elle est juste; ces trois choses sont trois nécessités, et, nous ne craignons pas de le dire, trois vertus des civilisations nationales chez les peuples modernes. M. Thiers possède ces trois vertus de l'homme d'État et de l'historien à un degré très-rare chez ce qu'on appelle les hommes de la tribune; il fait plus qu'en avoir la foi, il en a l'intelligence, il en a l'audace; il les confesse hardiment et fièrement devant un siècle qui les oublie trop souvent, et il les réhabilite avec une grande évidence de conviction. Ce sont là les trois mérites de cette histoire, que nous ne saurions sous ce rapport trop louer.

Ce sentiment du gouvernement est la première des qualités de l'homme d'État, comme il est le premier devoir de l'historien politique. Nous avouons que nous avons à cet égard la même foi que M. Thiers, et quand nous l'avons combattu autrefois, comme orateur ou comme chef de parti, dans les luttes parlementaires où la mêlée des événements nous avait jetés face à face à la même époque, c'est qu'il oubliait dans l'opposition ce respect de l'unité et de la force du gouvernement qu'il est permis de conquérir, mais qu'il ne faut jamais saper dans son pays.

Qu'est-ce, en effet, qu'un gouvernement dans l'acception métaphysique de ce grand mot? Le gouvernement est la force des intérêts généraux de la société reliés ensemble pour le salut des sociétés contre la révolte et l'anarchie des intérêts particuliers qui cherchent sans cesse à prévaloir contre la communauté; en d'autres termes, le gouvernement, c'est tous; les factions, c'est l'individualité. Nous sommes, comme M. Thiers, pour tous contre quelques-uns; le sentiment du gouvernement est à nos yeux une des formes les plus saintes, non-seulement du bon sens, mais de la vertu publique.

L'administration, c'est la méthode du gouvernement, c'est cette syntaxe des lois, c'est ce mécanisme admirable des rouages intérieurs à l'aide desquels la volonté et l'action du pouvoir se transmettent avec régularité de la tête aux membres, pour imprimer à chaque chose éparse ou à chaque individu isolé l'unité et la force de l'ensemble.

Enfin la guerre, quand elle est juste et nécessaire, c'est l'héroïsme collectif des nations, c'est ce dévouement surnaturel jusqu'à la mort, dévouement qui élève, par le devoir et par l'enthousiasme de la patrie, un peuple au-dessus du vil intérêt de propre conservation pour lui faire donner la mort sans crime ou la recevoir sans peur, dans l'intérêt de cette communauté civile dont il était membre et dont il se fait le soldat.

Qui n'estimerait pas ces trois vertus sociales, ces trois instincts organisateurs, administrateurs et défenseurs des peuples, sans lesquels il n'y a pas de peuples, il n'y a que des hordes ou des individualités?

Nous ne reprochons donc pas à M. Thiers de les avoir et de les manifester à un degré si éminent dans son Histoire du Consulat et de l'Empire; nous comprenons même que l'excès de ces trois vertus gouvernementales dans l'historien l'ait rendu plus indulgent que sévère et juste envers son héros au 18 brumaire, au consulat de dix ans, au consulat à vie, à l'usurpation de l'empire. Nous savons, comme lui, que, quand le gouvernement est tombé dans la rue chez un peuple, le premier droit et souvent le premier devoir d'un grand citoyen est d'en relever un, fût-ce dans sa personne! Nous savons que ces saintes audaces qui portent un grand citoyen à s'emparer du gouvernement, pour sauver le peuple de lui-même, sont des coups d'État de la nécessité absous par le salut public. Nous-même nous en avons fait un, de ces coups d'État de salut public, dans une heure d'écroulement universel de toutes les institutions existantes, et nous n'en avons pas le moindre remords devant Dieu ni devant les hommes. La société est au premier venu quand ce premier venu se dévoue à elle et non à lui-même; voilà la loi de la conscience quand il n'y a plus que la conscience pour loi.

XXVIII

Mais la société nationale était-elle sans gouvernement la veille du 18 brumaire, quand un général heureux et populaire vint renverser violemment le gouvernement directorial, avec les armes mêmes et avec l'autorité empruntée que le Directoire lui avait remis dans les mains? C'est là une de ces questions que l'histoire, trop récente et trop partiale pour le vainqueur, n'a pas encore étudiée et sur laquelle nous ne partageons nullement les opinions de l'auteur du Consulat. N'était-ce donc pas sous le gouvernement de la république modérée et concentrée du Directoire que les échafauds avaient disparu, que les proscriptions avaient cessé, que la liberté des consciences avait été rendue au peuple avec le libre exercice des cultes, que les confiscations avaient été abolies, que les émigrés désarmés rentraient en masse sous des amnisties tacites dans la patrie? N'était-ce pas sous le Directoire que la réaction organique et spontanée contre les excès et les anarchies de la démagogie se constituait progressivement par la seule action de la raison publique et promettait à la France d'épurer les principes de 89 des démences et des crimes de 93? N'était-ce pas sous le Directoire que le territoire de la République avait refoulé les armées de la première coalition bien au delà du Rhin, des Alpes et de l'Helvétie; que Moreau, Masséna, Hoche, Macdonald, Napoléon lui-même avaient fait ces immortelles campagnes d'Allemagne, de Suisse, d'Italie, d'Égypte, dont les noms de ces généraux rapportaient la gloire, mais dont le gouvernement directorial avait organisé les plans, les moyens, les armées, les finances, le mérite?

Il n'y avait donc rien de plus injuste que d'accuser cette ébauche encore incomplète de gouvernement des forfaits, des tyrannies, des impuissances et des décadences de la patrie. C'était la Révolution revenant sur ses pas, relevant ses débris et cherchant à se fixer au point précis où la liberté régulière peut se constituer en gouvernement, entre la raison et l'abus, entre la licence et la tyrannie; le Directoire était la résipiscence de la nation par elle-même. Surprendre la nation dans cette résipiscence salutaire et progressive pour la ramener par la violence au despotisme militaire en lui faisant gagner quelques batailles, mais en lui faisant perdre tout le terrain gagné par la raison publique, est-ce là un acte qu'un historien libéral doive amnistier et glorifier en conscience? Nous ne l'avons jamais pensé. Nul ne sait ce qu'il serait advenu de la France si le Directoire ou si les autres gouvernements nationaux que la France libre allait se donner sous d'autres formes n'avaient pas été sabrés par le général revenu du Caire à Paris; mais, s'il est douteux que ces gouvernements eussent fait passer en triomphe la France de Rome et de Madrid à Vienne, à Berlin, à Moscou, par toutes les capitales de l'Europe, il est douteux aussi que ces gouvernements eussent anéanti sous les pieds des soldats tous les fruits si chèrement achetés de la révolution de 1789, et qu'ils eussent ramené deux fois sur leurs pas les invasions étrangères au cœur de Paris. Rien n'est donc moins prouvé en politique et en histoire que la nécessité et que le bienfait du coup d'État du général Bonaparte au 18 brumaire. Dans tous les cas ce coup d'État était-il innocent? Nul dans sa conscience n'osera l'innocenter que par son succès; mais le succès n'est que l'amnistie de l'audace, il n'en est pas la justification. Un homme de conscience devait le sentir, un historien devait le dire; M. Thiers ne le dit pas.

Ce qu'il dit et ce qu'il prouve admirablement, c'est le génie gouvernemental, administratif et militaire de son héros. Nous convenons qu'à cet égard il nous a convaincu nous-même. S'il y a un droit divin dans la supériorité d'esprit et de caractère d'un homme de génie, Napoléon, dans cette histoire, apparaît, plus que partout ailleurs, marqué de ce signe du commandement. Les Mémoires si injustement contestés, mais si vrais et si informés du maréchal Marmont; les correspondances récemment publiées de Napoléon avec son frère Joseph et avec le vice-roi d'Italie, Eugène; les séances du conseil d'État; les conversations diplomatiques de Napoléon, rapportées et élucidées par M. Thiers, donnent de ce grand homme une mesure qui s'agrandit à chaque publication. Cet homme, Toscan d'origine comme Machiavel et comme Mirabeau, avait véritablement sa racine dans le tuf antique et romain. Il n'avait pas eu besoin d'apprendre, il avait inventé la haute ambition; c'était un despote inné: il portait en lui le gouvernement. Jamais, dans un temps d'anarchie et d'illusions philosophiques sur la constitution des sociétés civiles; jamais le néant des systèmes et l'infaillibilité de la nature, en matière de pouvoir, ne s'étaient incarnés plus fortement que dans ce jeune homme. Dieu semblait lui avoir révélé les lois qui font que tous obéissent et qu'un seul commande; il n'avait pas seulement l'instinct monarchique, il était la monarchie à lui tout seul, inhabile à obéir, incapable d'autre chose que de commander.

Le commandement étant nécessaire aux peuples comme aux armées, nous ne nions pas que ce génie du commandement, qui fait qu'un homme monte par sa vertu spécifique au sommet de ses semblables, ne fût un titre de supériorité réel dans Napoléon. M. Thiers, qui paraît doué lui-même à un haut degré de cet instinct du gouvernement et de ce dédain souvent si juste des théories, M. Thiers apprécie et fait apprécier cette capacité de gouvernement au-dessus de tous les historiens dans son héros; il fait du génie une légitimité; il l'élève souvent jusqu'au rang de vertu, quelquefois au-dessus de la vertu même; il semble lui reconnaître le droit de mépriser les hommes et d'abuser d'eux, parce qu'il les domine.

Encore une fois, nous comprenons cette insolence de la supériorité d'esprit envers la nature humaine dans un écrivain qui a le droit de s'estimer très-haut lui-même sous ce rapport; nous comprenons ce culte du génie et de la force sous la plume de l'historien de la force et du génie. Il y a même de beaux côtés dans cette mâle indulgence, qui fait beaucoup pardonner à qui a beaucoup gouverné dans un temps où le gouvernement semblait anéanti en Europe. C'est une grande et salutaire leçon de la nécessité et de la sainteté du gouvernement donné au peuple; c'est la réhabilitation de l'autorité par l'histoire; l'autorité est la force exécutive de la loi morale; mais il faut la recevoir et non la prendre cette autorité, et quand on l'a reçue, il faut l'employer au bien de ses semblables et non à la gloire étroite de son propre nom.

C'est cet égoïsme de gloire qui remplit d'une seule autorité, d'une seule personnalité, d'un seul génie, d'un seul intérêt les seize volumes de cette gigantesque histoire de Napoléon. Cet homme est grand comme le monde, mais enfin ce n'est qu'un homme; il ne doit pas nous cacher le monde. Cet égoïsme au fond qui semble tout remplir est un grand vide, car c'est le vide de tout droit et de toute vertu dans les choses humaines. Ce vide on l'éprouve en fermant ce beau livre; je ne sais quelle tristesse vous saisit comme après une ivresse de gloire; on est ébloui, on n'est pas éclairé intérieurement de cette saine lumière qui satisfait la conscience. Après tant d'événements, après tant de bruit, après tant de mouvement, après tant de génie, après tant de cadavres et tant de ce que l'écrivain appelle gloire, on se demande: L'humanité a-t-elle grandi? Non, elle paraît plus petite; mais un homme paraît plus vaste! Triste grandeur! Qu'est-ce qu'un homme qui a rapetissé l'humanité tout en immolant des millions d'hommes à sa seule personnalité? Selon M. Thiers, c'est un grand homme; selon nous, c'est une grande figure, puisqu'il n'a rien grandi que lui-même.

Égoïsme, c'est le dernier mot de cette histoire; dévouement, c'est le dernier mot de la vraie grandeur. Que M. Thiers y pense: il est encore temps de donner une moralité à son chef-d'œuvre.—Il n'a pas fini.

Lamartine.

Nota. Par une erreur de pagination dans la copie du manuscrit, on a placé les considérations sur la campagne d'Égypte après Marengo au lieu de les placer après Campo-Formio, anachronisme qui sera corrigé par une rectification de la pagination dans le prochain Entretien.

XLVIIe ENTRETIEN.

LITTÉRATURE LATINE.
HORACE.

(1re PARTIE)

I

Amusons-nous un peu; voici un homme de plaisir qui fait de son génie un amusement: c'est Horace.

Les peuples ont leurs saisons comme la terre; le peuple romain, peu littéraire et peu poétique de sa nature, a eu une saison productive très-courte, mais dans cette saison très-courte ce peuple semble avoir concentré en quelques années la vie et les œuvres des trois plus beaux génies de la latinité, Cicéron, Horace et Virgile. Ces trois hommes se touchaient par le temps. Cicéron, dont nous venons de vous entretenir, avait vu naître Horace; Horace avait vu naître et avait entendu chanter Virgile; Virgile, Horace, Cicéron ne forment qu'un seul groupe qui semble se tenir par la main. Avant ces trois hommes de lettres incomparables il n'y a presque rien de digne d'attention dans la littérature latine, excepté Lucrèce; après eux il n'y a plus rien; aussi la décadence commence. Les échelons manquent dans cette littérature; le siècle littéraire d'Auguste est un sommet entouré de vide.

Il est bien remarquable que cette saison productive du peuple romain en littérature se trouve précisément placée au moment de son histoire où la liberté tombe, où la tyrannie s'élève; on dirait que la décadence politique coïncide exactement avec l'éclosion du génie littéraire. Ne serait-ce pas que l'esprit des Romains, exclusivement absorbé jusque-là par le rude exercice de la liberté, qui est un travail, par le jeu des factions populaires, par les guerres civiles, n'avait ni le loisir ni le goût des choses d'esprit, mais qu'au moment où des hommes comme César et Auguste font taire le sénat, les tribuns, la place publique, sous leur éclatante servitude, les esprits se détendent des affaires politiques et se précipitent avec une énergie impatiente de repos dans l'occupation et dans la gloire des lettres?

Ce moment se rencontre précisément à la fin de César et au commencement du règne d'Auguste: plus tôt l'énergie de l'esprit romain était distraite par la lutte entre la république et l'usurpation; plus tard il n'y avait plus d'énergie; la servitude prolongée avait tout nivelé et tout énervé, dans les lettres comme dans la politique. Tacite seul devait être le dernier des Romains. Il fallait quatorze siècles pour que le génie latin, après avoir changé de lieu, de religion et de langue, se retrouvât à Rome, à Florence et à Ferrare, sous les Médicis, dans le Dante, dans Pétrarque, dans le Tasse, dans l'Arioste, ces quatre grands ressusciteurs de l'Italie.

II

J'ai dit tout à l'heure: Amusons-nous un peu avec le plus charmant poëte de ce triumvirat d'hommes de lettres romains composé de Cicéron, d'Horace et de Virgile; c'est qu'en effet la société d'Horace est une des sociétés d'esprit les plus aimables que l'on puisse rencontrer dans tous les siècles de l'antiquité ou des temps modernes. Il a vécu pour son plaisir, il a écrit pour son plaisir; lisons-le pour notre plaisir; c'est l'homme de l'agrément. Grâce aux patients travaux que les anciens, les modernes, et surtout un savant français de nos jours, Walckenaer, ont consacrés à l'interprétation de ses œuvres et à la confrontation de ses vers avec sa vie, Horace est pour nous un homme d'hier ou d'aujourd'hui. Nous le connaissons vers par vers et jour par jour comme s'il était des nôtres; nous avons vécu dans sa familiarité, quant à moi, qui me suis assis vingt fois, son livre à la main, sur les décombres de sa petite métairie d'Ustica, dans sa vallée de la Digentia, toute semblable à la vallée de Saint-Point, quelquefois sous les oliviers trempés de l'écume de l'Anio, sur les voûtes recouvertes de gazon de son cellier de Tibur, il me semble qu'Horace a été un des amis de ma jeunesse, non pas précisément un de ces amis sérieux, chéris ou estimés, dont le souvenir fait monter la religion au cœur et les larmes aux yeux; non, mais un de ces amis légers, insoucieux du lendemain, amoureux de toute ombre qui passe, convives de tout festin sous le lambris ou sous le feuillage, amis qu'on se repent d'aimer parce qu'on ne les estime pas jusqu'au cœur, mais qui peuvent se passer d'estime tant il y a d'attrait dans leur nature, de grâce dans leur faiblesse, et, si l'on osait le dire, tant il y a d'innocence dans leur corruption.

Cependant dirai-je ici toute ma pensée? Les Français aiment trop Horace (je le comprends, car Horace est certainement l'esprit le plus français de toute l'antiquité). Il y a en lui beaucoup du Saint-Évremond douteur, beaucoup du La Fontaine licencieux, beaucoup du Montaigne cynique, beaucoup du Voltaire plus léger que la plume, beaucoup de la bulle de savon qui brille et qui flotte, qui se balance et qui se colore, qui éclate et qui s'évanouit sans laisser d'autre trace de son existence qu'une goutte d'eau parfumée qui vous tombe d'en haut sur le front.

Horace est plus Gaulois que Romain; mais cette prédilection des Français pour Horace, comme pour l'ingénieux corrupteur de la morale et de l'âme qu'ils appellent le bon La Fontaine, m'a toujours fait une certaine peine au cœur. C'est une prédilection fondée sur une communauté de vices, sur le vice des vices, la légèreté qui se joue de tout. Chaque fois que j'ai rencontré un homme, comme on en rencontre beaucoup, dont La Fontaine est le catéchisme et dont Horace est le manuel, je me suis défié et éloigné de cet homme; je me suis dit: Ou cet homme n'a pas assez de sérieux dans l'esprit pour comprendre que l'agrément n'est pas le fond de la vie, ou cet homme n'a pas assez d'aversion pour ce qui est moralement dépravé dans l'art des lettres. C'est vous dire assez que les amis d'Horace ou de La Fontaine ne sont pas mes amis. Horace et La Fontaine sont de charmants tableaux de cabinet par le dessin, la touche, la couleur, mais ce sont des tableaux licencieux en face desquels on ne doit conduire ni sa femme, ni sa sœur, ni son fils. On les regarde, on sourit, on rougit, et on passe.

Malgré la sévérité de ce jugement, vous allez voir que je rends une grande justice à Horace et à votre La Fontaine, bien que je place votre La Fontaine à une immense distance d'Horace: l'un est un homme, l'autre n'est qu'un enfant; l'un est poëte comme Pindare, Alcée et Anacréon; l'autre ne l'est qu'un peu plus qu'Ésope. Ils ne se ressemblent que par leurs mauvais côtés, le côté immoral et le côté licencieux.

Mais, pour bien comprendre Horace, ce La Fontaine lyrique des Latins, il faut d'abord vous raconter sa vie dans les plus intimes détails, car les œuvres d'Horace et sa vie c'est une même chose. Il s'est écrit lui-même, ses vers sont lui; voilà pourquoi, tout en le mésestimant quelquefois, on le relira toujours: qu'y a-t-il dans l'homme de plus intéressant que l'homme? Les œuvres d'Horace, odes, épodes, épîtres, satires, amours, amitié, épanchements du cœur dans la solitude, ce sont les Confessions de J.-J. Rousseau en vers délicieux comme les murmures du vent doux de la vie à travers les fibres de l'âme. Écoutez donc cette vie.

III

Horace était né à Venusia, en Apulie, contrée de l'Italie que nous appelons aujourd'hui les Calabres. Sa petite ville natale, exposée à un tiède soleil d'Orient, était couchée sur une pente tachetée d'oliviers, de cyprès et de myrtes. La route de Naples et de Rome serpentait en bas à côté d'un torrent souvent à sec. Cette contrée avait été jadis la Grande Grèce, site de colonies grecques visitées et civilisées par Pythagore. Les habitants, plus doués d'imagination que les Romains, s'y ressouvenaient de leur origine. Le génie riche, léger et naturellement éloquent d'Horace, est en effet ce qu'il y a de plus attique dans les écrivains romains: l'eau pure de la source se reconnaît jusque dans l'égout. Ce pays avait été primitivement habité par les Samnites, conquis et annexé par les Romains. C'est une branche allongée des montagnes des Abruzzes, si riches en paysages. La source limpide de Blandusie, splendidior vitro, s'épanchait non loin de Venouse. Horace, qui y trempait ses pieds enfant, devait la chanter un jour comme une des plus riantes images de sa mémoire. L'Aufide mugissant et perfide était un torrent qui écumait au fond de la vallée de Venouse; Horace lui a donné la célébrité d'un fleuve: les grands hommes sont la bonne fortune des lieux où ils jouent dans leur berceau, les poëtes surtout sont l'illustration de leur paysage.

IV

Le père d'Horace s'appelait Flaccus; il avait ajouté à ce nom celui de Quintus Horatius. On présume que ce second nom d'Horatius était le nom de la famille romaine dont le Samnite Flaccus avait été autrefois l'esclave. À l'époque où naquit le poëte son fils Horatius Flaccus était affranchi, c'est-à-dire libre et entré dans les rangs de la bourgeoisie romaine. Il y occupait même un emploi officiel et lucratif, équivalant à la fois à celui de percepteur des contributions, d'agent de change et de banquier, trois charges qui alors comme de nos jours donnent l'opulence. Ce père du jeune Horace était un homme qui ne vivait que pour son fils; il lui servait de mère par sa tendresse et par sa vigilance. Horace ne parle pas de sa mère, morte sans doute pendant qu'il était en bas âge, esclave peut-être avant l'affranchissement de la famille; mais il témoigne pour ce modèle des pères toute la tendresse et toute la reconnaissance qu'une mère laisse ordinairement dans la mémoire et dans le cœur de l'enfant.

La fortune avait suffisamment secondé les travaux du banquier percepteur des tributs de Venouse; il aspirait plus à illustrer son fils qu'à l'enrichir; il se contentait de son aisance appelée par les Romains la médiocrité dorée. Puisqu'il avait de quoi donner à son fils unique l'éducation des fils des meilleures familles de Rome, il avait assez; d'ailleurs il s'était fait lui-même le premier instituteur de son enfant; il l'accompagnait aux écoles, il étudiait avec lui, il ne s'en rapportait à personne du soin de veiller sur les pas et sur l'innocence des mœurs de son fils; une mère chrétienne n'aurait pas de plus scrupuleuses sollicitudes sur la pureté d'un enfant. Les mœurs dépravées de la Grande Grèce et de Rome rendaient ces inquiétudes plus naturelles et plus obligatoires dans ces climats vicieux que dans nos contrées plus pures; c'est grâce à ces surveillances assidues que le jeune Horace, enfant d'une beauté précoce, dut la pureté et la fraîcheur prolongée de son âme.

Un certain Flavius, maître d'école à Venouse, fut le premier maître d'Horace; cet homme excellait dans sa profession, mais le père d'Horace ne se contentait pas pour son fils d'une éducation de Samnite dans une bourgade de Calabre. Il quitta sa chère patrie pour aller chercher à Rome des écoles supérieures et des maîtres plus illustres dans les lettres et dans la philosophie.

Lisez dans les odes et dans les satires d'Horace lui-même le témoignage touchant de ces soins paternels. On voit battre dans chaque vers le cœur d'un fils digne d'avoir un tel père.

«Revenons à moi, Mécène! à moi qui ne suis que le fils d'un affranchi, et que tous dénigrent parce que j'ai aujourd'hui la gloire de m'asseoir dans votre familiarité, à votre table, oubliant qu'autrefois tribun des soldats (colonel) je commandais une légion romaine... Quel bonheur pour moi d'avoir pu vous plaire, à vous qui savez si bien discerner l'honnête homme du vil coquin, et qui mesurez le mérite non sur le vain prestige de la naissance, mais sur la noblesse des sentiments. Pourtant, sachez-le bien, si, à quelques défauts près, qui ne sont que des taches sur un beau corps, mon naturel est vertueux, mes inclinations droites, mon âme innocente et pure (qu'on me passe pour cette fois les louanges que je me donne); si avec raison on ne peut rien me reprocher de bas, rien de sordide, rien de honteux; si enfin je suis cher à mes amis, c'est à mon excellent père que je le dois. Lui, propriétaire d'un très-petit domaine, il ne voulut pas m'envoyer à l'école de Flavius, où des enfants, nés d'honorables centurions, se rendaient, cassette et tableau suspendus au bras gauche, payant à huit ides chaque année le modique salaire des leçons. Il me conduisit à Rome pour que j'y reçusse l'éducation réservée aux fils des chevaliers et des sénateurs. À mes habits, aux esclaves qui me suivaient en traversant la ville, on eût cru qu'un riche patrimoine fournissait à tant de dépenses. Mon père fit plus, il fut pour moi un gouverneur vigilant, incorruptible; il ne me perdait point de vue, m'accompagnait chez mes professeurs, et non-seulement il sut me garantir de toute action capable de flétrir en moi la première fleur de la vertu, mais le soupçon même du vice n'approcha jamais de moi. Il ne craignit pas qu'on lui reprochât un jour de n'avoir fait tant de dépenses que pour que je fusse un crieur public, ou, ce qu'il avait été lui-même, un collecteur d'impôts à faibles appointements. Si tel avait été le résultat de ses soins, je ne m'en serais pas plaint; mais, puisqu'il en a été autrement, il a droit à plus de louanges, et je lui dois plus de reconnaissance. Comment pourrais-je donc ne pas me féliciter d'avoir eu un tel père? Comment, ainsi que tant d'autres, me défendrais-je en disant que, si je ne suis pas né de parents illustres, ce n'est pas ma faute? Mes sentiments sont tout autres et me dictent un autre langage. Oui, je le déclare, si la nature nous reprenait les années qui se sont écoulées depuis notre naissance, et que chacun, selon les caprices de son orgueil, fût libre de se choisir d'autres parents que ceux qu'il avait, je laisserais le vulgaire s'emparer des noms illustres qui ont brillé au milieu des faisceaux et dans les chaises curules, et moi, dussé-je passer aux yeux de tous pour un insensé, je resterais satisfait des parents que m'avaient accordés la bonté des dieux.»

V

Le jeune Horace étudiait ainsi à Rome à seize ans, pendant l'écroulement de Rome.

C'était le temps où César préludait à la conquête de la souveraineté romaine par la conquête des Gaules; c'était le temps où Cicéron s'efforçait de soutenir par sa parole l'ancienne constitution républicaine que Pompée n'avait pu soutenir par son épée. Le père d'Horace, pour soustraire son fils aux tumultes de Rome, le conduisit, pour achever ses études, en Grèce.

Athènes était alors pour les jeunes Romains la ville universitaire du monde latin, ce qu'Oxford ou Cambridge sont aujourd'hui pour l'Angleterre. Toute la jeunesse aristocratique de Rome y passait quelques années, occupée à entendre les cours de philosophie, de poésie, d'éloquence, de la bouche des plus célèbres pédagogues. Les uns s'y livraient à l'étude, les autres à la licence de leur âge. C'était là aussi que se formaient entre ces jeunes gens de diverses conditions sociales ces liaisons de l'adolescence qui devenaient ensuite à Rome les amitiés, les patronages, les clientèles de l'âge mûr. Cette résidence à Athènes, ville de luxe, de plaisir, de folie, était très-onéreuse aux parents. On voit par les lettres de Cicéron que cette dépense ne s'élevait pas à moins de quinze à vingt mille francs de notre monnaie. Le père d'Horace ne comptait pas ce que lui coûtait le mérite futur de son fils; il voulait à tout prix l'élever par tous les noviciats au niveau de l'aristocratie lettrée de Rome. Le souvenir de son propre esclavage même et de sa condition d'affranchi lui faisait sentir plus qu'à un autre la passion de la supériorité sociale.

Le jeune Horace se lia à Athènes avec le fils de Cicéron; ce jeune homme se contentait de porter le nom de son père, trop sûr apparemment de ne pouvoir le grandir; il y contracta aussi amitié avec le jeune Bibulus et avec le fils de Messala, tous les deux partisans de Pompée et par conséquent ennemis naturels de César. À cet âge nos amitiés font nos opinions; il ne faut pas s'étonner si Horace, dans la société du fils de Cicéron, de Bibulus et de Messala, s'attacha bientôt après à la cause de Brutus et de Cassius, contre la tyrannie du dictateur de Rome. Une lettre du fils de Cicéron à un nommé Tiron, affranchi de son père, nous donne une idée de la vie que ces jeunes Romains menaient à Athènes. Ils tenaient plus souvent la coupe du buveur que le livre du disciple.

«Vous saurez que je vis dans la plus intime liaison avec Cratippus, et qu'il me traite moins comme un disciple que comme un fils. Plus je l'entends parler, plus je suis charmé de la douceur de ses entretiens. Je passe des jours entiers avec lui et quelquefois une partie des nuits, car je l'engage le plus souvent que je puis à souper. Il vient fréquemment me surprendre à table, et, mettant de côté la sévérité philosophique, il est avec nous d'une humeur charmante.... Que vous dirai-je de Bruttius? Il possède l'art de mêler des questions de littérature aux conversations les plus enjouées et d'assaisonner la philosophie de beaucoup d'agréments. J'ai commencé aussi à déclamer en grec sous Cassius; mais, pour le latin, je m'exerce plus volontiers avec Bruttius. Je ne vois pas moins familièrement les gens de lettres qui sont venus avec Cratippus. Épicrate, l'homme le plus considéré dans Athènes, Léonidas et plusieurs personnes du même rang passent une partie de leur temps avec moi. Voilà quels sont à peu près mes amusements et mes occupations. À l'égard de Gorgias, il m'était assurément fort utile pour m'exercer à la déclamation, mais j'ai obéi aux ordres de mon père, qui a voulu que je cessasse de le voir.»

On sait d'ailleurs que ce Gorgias était un corrupteur de la jeunesse, redouté des parents. Le fils de Cicéron, à son école, était devenu un ivrogne qui ne dut plus plus tard la faveur d'Auguste qu'à son nom.

VI

Épicure, Platon, Zénon se disputaient l'intelligence de cette jeunesse; les épicuriens étaient les matérialistes du temps, les stoïciens étaient les spiritualistes, les platoniciens étaient les illuminés, les académiciens étaient les sceptiques. Horace, à cette époque, penchait par imagination vers les sceptiques, par vertu vers les stoïciens; les derniers républicains étaient stoïciens; c'est par vertu qu'ils voulaient mourir pour conserver l'ancienne liberté romaine, mère des vertus. Brutus, qu'on se peint comme un féroce et fanatique meurtrier, n'était que le plus aristocrate, le plus élégant et le plus lettré des stoïciens aristocrates. Caton était le chef de cette école à Rome; les ennemis et les assassins de César n'étaient que des philosophes qui avaient changé le livre contre le poignard; Horace brûlait alors de républicanisme par amour pour l'idéal antique des honnêtes gens.

Aussi, dès qu'il eut terminé ses études à Athènes et qu'il y eut appris par les lettres de Cicéron à son fils le meurtre de César et la renaissance de la liberté, Horace s'enflamma d'ardeur pour cette renaissance de la république, et il s'attacha corps et âme à la cause de Brutus. La jeunesse studieuse d'Athènes, à la lecture de ces lettres de Cicéron, approbatives du meurtre du tyran, proclama Brutus et Cassius les héros du siècle, promena leurs bustes dans les rues, et les plaça à côté des statues des libérateurs d'Athènes, Harmodius et Aristogiton.

VII

Quelques jours après, Brutus, éloigné de Rome par un exil déguisé sous un gouvernement de Macédoine, passa par Athènes; il fut reçu comme un vengeur divin de la liberté romaine; il y connut Horace dans la société des jeunes Bibulus, Cicéron, Messala, ses amis. Il y distingua ce fils d'affranchi déjà célèbre par son talent poétique, il l'enflamma aisément pour sa cause, qui était aux yeux d'Horace la cause même de la gloire, du patriotisme, de la philosophie, de la vertu stoïque.

Brutus emmena avec lui le jeune poëte en Macédoine avec les fils de Caton, de Cicéron, de Messala et de plusieurs autres. Ces jeunes gens formèrent autour de Brutus la légion sacrée des derniers Romains. Brutus en fit les capitaines de l'armée qu'il formait alors pour résister aux partisans de César. Horace avait vingt-deux ans et le feu de cet âge; il se distingua dans les premières campagnes de Brutus et de Cassius contre les villes de Macédoine qui regrettaient le joug de César.

VIII

Cassius le nomma, pour ses exploits, tribun des soldats; c'était un grade éminent dans l'armée romaine, équivalant au grade de colonel ou de général de brigade dans nos camps. Ce grade donnait droit au commandement d'une légion, corps de six mille hommes de toutes armes. Horace commanda, en effet, une légion sous les ordres de Cassius, et il la commanda avec honneur. On ne peut croire qu'un vieux général aussi consommé que Cassius ait élevé un lâche à un tel commandement dans son armée; la lâcheté, dont se vante plus tard Horace dans ses vers railleurs contre lui-même, n'était donc en réalité qu'une plaisanterie ou une flatterie à Auguste; il voulait persuader par là à ce prince, neveu de César, que tous ceux qui avaient combattu jadis contre lui étaient indignes de porter une épée et un bouclier. Il l'honorait par adulation d'un vice qu'il n'avait pas; il sacrifiait son caractère à sa fortune. La vérité c'est qu'il avait héroïquement commandé et combattu contre César, et qu'il ne voulait plus combattre contre Auguste. La fortune avait décidé, il était devenu épicurien, il ne voulait pas se roidir contre la fortune. Ces vers d'Horace sur sa prétendue fuite et sur son bouclier jeté à la bataille de Philippes sont une turpitude, mais ne sont pas une lâcheté.

IX

Horace mêlait, dès cette époque, la poésie à la guerre; mais c'était une poésie courte, légère, facétieuse, telle qu'elle convenait aux camps. Son talent, sa gaieté, sa figure faisaient de lui l'idole des jeunes compagnons de Brutus; les historiens font un charmant portrait de ce général enjoué, qui riait de tout, même de la mort. «Sa taille était petite, mais robuste; ses traits étaient fins et gracieux; son teint avait la délicatesse et le coloris d'un teint de femme; ses cheveux noirs, flottant en boucles naturelles sur un front très-ombragé, ses yeux grands et bien ouverts annonçaient l'audace sans insolence. Ses paupières, un peu malades dès sa jeunesse, étaient bordées de larmes fréquentes et colorées de pourpre par une légère inflammation organique.»

Tel était Horace à cet âge; un peu plus tard la mollesse de son tempérament, et peut-être de ses mœurs, chargèrent d'un peu d'embonpoint ses membres dispos. C'est le tempérament et la stature ordinaire des poëtes de plaisir, de raillerie et de bonne humeur; c'est sous cette forme un peu obèse, dans ces grands yeux à fleur de tête et dans cette bouche souriante que la verve satirique, soldatesque ou épicurienne, de Béranger et de Désaugiers, ces Horaces du couplet, s'est complue à s'incarner de nos jours. Le tempérament ne fait pas le talent, mais il en signale la nature. Le feu de la gaieté ne consume pas comme le feu du génie. Les veilles maigrissent, la table engraisse. Virgile était maigre, Horace était gras. Brutus aussi était maigre et pâle. César jugeait comme nous de ces différents caractères attribués aux différents tempéraments des hommes de son temps. «Ce ne sont pas ceux-là que je crains,» disait-il en parlant de ses ennemis au teint fleuri comme le visage d'Horace.

X

Cassius et Brutus, longtemps heureux dans leur campagne, en Grèce et en Asie, avec Horace, donnèrent le temps à Antoine, à Lépide et à Octave, héritiers de César, de former le triumvirat en Italie contre les meurtriers du dictateur. Ils commencèrent par immoler de concert tout ce qui leur était suspect de regretter la liberté. Cicéron fut jugé digne de la mort; il la reçut en héros et en philosophe, certain de la vengeance du ciel et de la terre.

Les triumvirs transportèrent ensuite leurs armées réunies en Macédoine. J'ai visité moi-même ce champ de bataille de Philippes où Brutus et Cassius s'étaient campés autour d'un mamelon de terre et de rocher qui ressemble à une citadelle naturelle, entre les montagnes de la haute Macédoine et la vallée de l'Hèbre, qui roula les membres d'Orphée, l'Horace divin.

La veille de la bataille, ces deux chefs de l'émigration romaine se firent l'un à l'autre le serment de ne pas survivre à la défaite, si le sort des armes faisait défaut à la justice de leur cause.

Octave et Antoine furent vainqueurs; le génie de César assassiné combattait avec eux contre ses meurtriers. Cassius et Brutus se tinrent parole; ils se percèrent de leur épée. C'est de ce champ de bataille de Philippes que s'élèvera éternellement contre les victoires iniques ce dernier cri de Brutus: Vertu, tu n'es qu'un nom!

Ce mot indigné de Brutus contre la partialité de la Providence en faveur des méchants prouve que Brutus n'était pas encore assez philosophe. S'il avait étudié plus profondément la nature des choses, il aurait compris pourquoi le succès est presque toujours ici-bas du côté des mauvaises causes: c'est que le nombre fait le succès, et que, le plus grand nombre des hommes étant ignorant ou pervers, il est toujours facile aux méchants de trouver des complices et d'écraser la justice, la vérité ou la vertu sous le nombre. Voilà pourquoi le triomphe d'Antoine sur Caton pouvait consterner Brutus, mais ne devait pas l'étonner. C'est précisément parce qu'elle succombe que la vertu n'est pas un nom, mais la plus sainte des choses humaines. Brutus avait mal raisonné en assassinant César; il raisonnait aussi mal en se tuant lui-même; c'était un sophiste éloquent et courageux, mais qui poussait toujours son sophisme jusqu'au sang.

XI

Le jeune Horace, son compagnon d'armes, son poëte et son ami, après avoir bien combattu, raisonna plus juste; il ne s'obstina pas à vouloir pour lui seul une liberté chimérique et une féroce vertu. Les Romains pervertis ou corrompus n'en voulaient plus pour eux-mêmes. Pendant que Brutus se plongeait son épée dans le corps, Horace jeta la sienne, ainsi que son bouclier, pour s'éloigner plus légèrement du champ de carnage; le poëte Alcée, son modèle, en avait fait autant dans une circonstance semblable. L'espérance est aussi une poésie comme le désespoir. Horace était jeune; il tournait depuis quelque temps à la philosophie facile et accommodante d'Épicure. Pourquoi mourir, puisqu'une vie longue et douce s'ouvrait encore devant lui? D'ailleurs il est probable que son père chéri vivait encore, et que la pensée de consoler ce tendre auteur de ses jours lui parut un devoir plus sacré et plus vertueux que celui de mourir pour des regrets. Mais, si Horace ne fut point fanatique dans cette occasion, il ne fut point lâche; il n'imita pas ses camarades et ses amis qui firent défection à la république en passant au service d'Antoine et d'Octave; il n'alla pas s'embarquer sur la flotte de Mutius, amiral de Brutus, pour grossir les rangs du fils de Pompée en Espagne. Il alla vraisemblablement rejoindre son père à Athènes ou à Venouse. L'amnistie générale proclamée par Octave et Antoine le couvrit contre la vengeance des triumvirs; il ne voulut pas, par honneur, servir leur cause dans leurs camps ni dans leurs charges civiles; il renonça aux armes et rentra dans la vie privée, dédaigneux de gloire, affamé de plaisir, d'amour et de poésie. Voilà la vérité toujours indulgente.

XII

Son père venait de mourir dans ses bras, amèrement pleuré et toujours honoré comme un dieu tutélaire par son fils. Ce père avait consumé la plus grande partie de sa fortune dans l'éducation, dans les voyages, dans l'avancement militaire de son enfant. Il ne laissa en mourant à Horace qu'un patrimoine très-modique, à peine suffisant à l'existence d'un jeune homme élégant à Rome. Les emprunts forcés des triumvirs, qu'il lui fallut payer comme fils d'affranchi, s'élevèrent au tiers de la valeur de ce patrimoine; les biens d'Horace furent décimés comme la métairie de Virgile, aux environs de Mantoue, confisquée par un centurion d'Octave.

Ce patrimoine consistait dans la petite ferme d'Ustica, en Sabine, au pied du mont Soracte, dôme éblouissant de la campagne de Rome, et dans un plus petit domaine d'agrément à Tibur, dont il a tant immortalisé le site et la paix.

Ces modiques domaines, augmentés sans doute de quelques milliers de sesterces accumulés par son père et soustraits à la déprédation des triumvirs, étaient loin de suffire à un jeune homme de vingt-quatre ans qui ne voulait pas alors flatter les vainqueurs; il restait fidèle à la république autant qu'on pouvait l'être en vivant sous la loi des héritiers de César; il composait des satires mordantes dans lesquelles les vices et les ridicules des vainqueurs ou de leurs amis étaient livrés à la malignité du peuple romain. On lui livrait ces noms obscurs, à la condition sans doute de ne pas toucher aux grands noms du parti d'Octave. C'est à ces rancunes politiques du jeune tribun des soldats de Brutus contre ses vainqueurs qu'il faut attribuer le goût d'Horace pour la satire personnelle au début de sa vie poétique, car la nature de son tempérament, de son âge et de son génie, le portait plutôt à la poésie gracieuse et anacréontique. Il était jeune, il était beau de visage, il était paresseux et bienveillant de caractère, il était ami de la table et de ce que les Romains appelaient alors les amours, c'est-à-dire les licences des yeux et du cœur; ses malignités de plume dans ses premières satires n'étaient donc que des ressentiments de républicanisme amnistié et des cajoleries consolantes au parti vaincu avec lui à Philippes. De plus il était pauvre, il avait le goût du luxe et du plaisir; il lui fallait grossir (il l'avoue lui-même) son modique revenu par le prix de ses vers; le public de Rome, comme celui de Paris, achetait avec plus de faveur les livres d'opposition que les livres dictés par les triumvirs; l'ami de Mécène et d'Auguste commença donc par être le poëte badin de l'opposition républicaine. N'avons-nous pas vu de nos jours les trois poëtes horatiens de la France et de l'Allemagne, Béranger, Heine et Musset, commencer de même et assaisonner du sel de l'esprit d'opposition, et quelquefois d'un sel très-âcre, les libertinages de verve, d'esprit ou de cœur de la poésie de jeunesse, de table ou de vin? Quand on destine ses vers à la popularité contemporaine on se condamne à lui donner ce montant; quand on les destine à la postérité il faut mépriser ces malignités et ces personnalités contemporaines. Rien ne survit du temps que ce qui n'est pas du temps, c'est-à-dire la beauté propre au genre de poésie qu'on possède: les allusions sont la fausse monnaie de la gloire, l'avenir ne la reçoit pas.

XIII

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