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Cours familier de Littérature - Volume 13

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Le vallon de Saint-Claude surtout, dont la ville se confond au fond d'une gorge avec les falaises grises de ses rochers, a une profondeur, des tourments, des anfractuosités, des abîmes, des vertiges qui fascinent les yeux du haut de ces divers plateaux qui la dominent de si haut et de si loin; je n'ai vu de pareils effets de perspective dans les profondeurs que dans le Liban, quand au pied des cèdres on plonge de l'œil sur la petite ville industrielle de Zharklé, pleine de couvents et de fabriques d'armes, sur les deux marches d'un ravin, dans une anse, entre deux parois perpendiculaires de rochers crénelés de sapins.

XXV.

Saint-Claude, ville aussi toute sacerdotale et toute laborieuse des petites industries du fer et du buis ciselé, est la Zharklé du Jura; ses cloches retentissent et ses cheminées fument; ses silences dorment et ses cours d'eau, et ses scieries, et ses enclumes, et ses tours où l'on façonne le buis, bruissent comme une ville fantastique qui apparaît hors de la portée des sens, au fond d'un des cercles du Dante, à travers le brouillard des eaux pulvérisées par leur chute et des rayons du soir répercutés par les parois de ces montagnes.

Une pente rapide vous y conduit en longs circuits et en lacets situés sur les corniches de ces pentes; de temps en temps un village suspendu apparaît avec ses vergers en déclivité. Sur la route, au-dessus de la chaussée, les filets d'eau, gouttières des neiges, suintent à travers les gros blocs de roche, remparts cyclopéens de ces métairies.

XXVI.

C'est sur le flanc d'un de ces hauts plateaux, au milieu des noyers, des houx, des noisetiers, des vignes sauvages qui serpentent entre les haies d'épines noires et de buis parfumé, que se trouve le petit village alpestre de Saint-Lupicin, nom sauvage comme le site.

Sa vieille église, remarquée des voyageurs par son caractère oriental et par ses découpures de pierre, porte l'hiver son linceul de neige, comme une morte attendant le fossoyeur sur la grille du cimetière; des maisons de paysans isolées ou groupées, une auberge peinte s'ouvrent sur la principale rue; sa porte est obstruée par une file de ces chariots comtois, attelés d'un seul cheval au collier garni de sonnettes, caravane de montagnes tout à fait semblable aux interminables caravanes de chameaux de Mésopotamie qu'on rencontre dans les défilés de Damas; de petits champs pierreux ou quelques grasses chènevières, de noir humus tombé des rochers et retenu par des murs de pierres sèches autour de l'étable, voilà Saint-Lupicin.

Une seule maison, haute et isolée du reste du hameau par une cour, un jardin potager, une longue charmille taillée en muraille domine le village. Cette maison, moitié seigneuriale, moitié bourgeoise, ressemble au donjon d'un vieux manoir féodal dont le temps a emporté les deux ailes, et qui est resté debout comme un vestige et comme un asile de l'antique famille dont elle abrite encore les débris.

Elle est haute, carrée, percée d'un perron sur une terrasse au premier étage, de cinq fenêtres et d'un large balcon au second; un toit construit en pyramide aiguë la surmonte, afin de laisser glisser les neiges trop pesantes en hiver.

Ce toit ne brille pas, comme en Savoie ou en Suisse, d'ardoises luisantes, livrée d'opulence sur les maisons du riche; il est recouvert de petites plaques minces de sapin qui simulent mal les feuilles d'ardoise, et qui sont clouées par leur extrémité supérieure aux chevrons de la charpente; la pluie et la neige les salissent, la mousse jaunie les tapisse, le vent les emporte, et quand l'incendie les approche, elles s'envolent en brandons de flammes et en étincelles crépitantes portant au loin dans les villages la terreur et la pluie de feu tombant du ciel sur les autres toits.

XXVII.

Les diverses terrasses sur lesquelles le donjon grisâtre est élevé ou auxquelles il est adossé, ou dont il est flanqué d'un côté, donnent des places diverses aux chambres: de plain-pied d'un côté, avec les jardins, on est de l'autre au premier étage; cette disposition de terrain sur les pentes de montagnes donne du mouvement, du pittoresque, des escaliers, des paliers, des rampes extérieures et intérieures aux maisons; elles semblent, comme un manteau pétrifié, suivre en rampant dans leur inflexion au sol les ondulations de la roche ou du gazon qui les porte. Ces accidents de construction font les charmes des paysagistes; le donjon de Saint-Lupicin avec ses terrasses, ses jardins encaissés dans des décombres, ses cours de fermes pleines du vagissement des vaches, du chant des coqs, du roucoulement des pigeons qui blanchissent les rebords du toit des puits rustiques où la corde arrondie repose sur les auges dans des troncs d'arbres creusés pour abreuver les étables, arrête l'œil du passant.

Si on entre dans la cour, on voit d'un côté une allée de marronniers, luxe rare de végétation dans ces contrées déjà froides; de l'autre, à l'extrémité de carrés du jardin, un pavillon de repos du style architectural de Louis XV, rappelant prétentieusement Versailles dans cette sauvagerie des lieux et des mœurs.

Des fenêtres de ce pavillon, on plonge à gauche sur la profonde gorge descendant vers la ville de Saint-Claude, de l'autre sur le château de Prat, dont mon père a porté quelque temps le nom et qui était un des domaines de mon grand-père dans cette contrée. Plus bas, on voit reluire et on entend gronder au fond d'un ravin inaccessible le torrent du Lignon qui court en circuitant autour des collines abruptes rejoindre la Bienne, rivière de Saint-Claude dans la vallée de Malingès.

XXVIII.

C'est là le village et le manoir de Saint-Lupicin. De gros noyers disséminés dans les champs en pente les signalent au voyageur.

Il y a loin de là à Athènes, avec le Parthénon pour diadème, le ciel transparent de l'Attique pour dais, l'olivier pour ceinture, la mer étincelante pour horizon, et c'est là pourtant que l'adorateur d'Athènes, l'idolâtre de Phidias, le Winckelman français, le lapidaire du beau dans la nature, dans la poésie, dans l'architecture, dans la statue, dans la pierre, dans la femme, dans toutes les réalités et dans tous les rêves, habite seul, jeune et grave comme un solitaire du mont Athos, dans son couvent tapissé de lambris de planches de sapin, ces lambris étant sculptés par les artistes autrefois si justement renommés de Saint-Claude pour leurs bustes de Voltaire, taillés au couteau dans la racine de buis.

Des chambres dont le plancher est couvert de livres et de gravures, la vaste cheminée où pétillent les copeaux de sapin, reste de la hache des bûcherons, une vieille nourrice devenue servante et reine des cuisines, des laboureurs et des bergers gardiens de ces belles vaches du Jura, quelques fermiers des hautes métairies qui lui payent leurs redevances sur la fin de l'automne, en fromages et en rayons de miel de leurs ruches, voilà tout le luxe, tout le mouvement, toute l'opulence du gentilhomme du Jura.

XXIX.

Celui-là n'est pas né à Saint-Lupicin, ce n'était qu'un fief de sa famille; la principale habitation de ses pères était dans la plaine vineuse du Jura, riche et grasse, et dans les environs de Lons-le-Saunier, capitale de ces montagnes.

C'est là qu'est né Louis de Ronchaud. Son père, gentilhomme franc-comtois, attaché aux Bourbons par leurs droits traditionnels, et surtout par leurs malheurs, fut élu par le peuple à la chambre des députés en 1816, pour représenter le pays. La loyauté de sentiment jointe à la modération et au patriotisme de race donna à sa candidature une unanimité de convenances aristocratiques et de confiance populaire qui fut justifiée par ses votes; il fut royaliste sans cesser d'être national. Sa mort précoce affligea du même deuil les royalistes et les libéraux. Il laissait une veuve encore jeune et trois enfants, deux fils et une fille; ils furent bientôt après orphelins; Louis de Ronchaud, qui était l'aîné, n'usa de ses droits que pour prodiguer à son frère et à sa sœur les sacrifices que son père aurait faits à ses enfants.

Son frère eut en partage la terre et l'habitation principale de la maison; sa sœur, aujourd'hui veuve, fut mariée à un gentilhomme de Montauban. Elle a apporté, dans ce Midi presque espagnol, cette limpidité sereine du caractère du Nord, beauté des étoiles dans nos nuits d'hiver; ses yeux couleur d'eau du lac d'Antre sur le plus haut sommet de Saint-Lupicin, et ses cheveux blonds, soyeux et touffus comme une poignée de lin du Jura, rappellent aux climats méridionaux qu'elle habite l'image d'une Velléda des Gaules, les pieds nus dans les neiges, la tête dans l'auréole de l'inspiration grecque ou romaine.

XXX.

Son frère, Louis de Ronchaud, lui ressemble beaucoup par cette physionomie étrange de l'enthousiasme qui se possède dans le calme, et de la réflexion qui s'enflamme dans le mouvement.

La mort de cette mère, le mariage de cette charmante sœur, l'éducation de son frère achevée, le partage des biens de la maison, dans lequel il ne se réservera que Saint-Lupicin, livrèrent ce jeune sage prématuré à la solitude et à lui-même.

Il était né poëte; sa vie fut sa poésie; il laissa tomber seulement, comme ses noyers de Saint-Lupicin livrent l'huile de leurs noix sous le vent d'automne, quelques pages succulentes de poésies intimes, recueillies par des amis et qui lui firent une de ces réputations de demi-jour plus douce, plus inviolable et plus durable que les gloires d'engouement parce que ce sont les gloires du cœur.

C'est ainsi que je connus son nom, son talent et sa personne, et qu'à première vue je devins, à son insu, son ami. Il vint ensuite me visiter à Saint-Point comme compatriote des rochers communs à nos deux familles du Jura. Nous pensâmes tout haut ou tout bas ensemble, car il y revint tous les ans à la chute des feuilles, jusqu'aux jours où les événements de 1848 me ravirent printemps, été et automne, et me précipitèrent dans le tourbillon où il n'y a plus de halte ni de repos dans la vie. On est comme le rocher précipité des montagnes, on ne marche plus, on roule.

XXXI.

Quoique fort jeune en 1848, le poëte de Saint-Lupicin, bien qu'issu comme moi de souche royaliste, fut convoqué par le peuple de son pays à venir au secours de la France sous la forme, alors la seule possible, d'une république de droit commun, sans privilége, sans dictature, et par conséquent sans proscriptions et sans échafauds.

Il ne s'en fallut que de quelques voix pour qu'il fût le représentant de la jeunesse de la Franche-Comté, comme son père l'avait été de l'âge mûr.

La république était l'idéal du beau platonique en matière de gouvernement, elle était de plus, alors, l'apothéose de la liberté sans tache, l'épreuve à faire de la raison d'un grand peuple voulant se gouverner par lui-même, puisque tous ses gouvernements tombaient d'eux-mêmes sous leur propre poids.

Le poëte, ce chercheur du beau dans l'histoire comme dans la nature et dans l'art, devenait donc républicain par naissance comme par nécessité.

L'ermite de Saint-Lupicin s'enflamma pour elle d'une passion grecque, romaine, française, puisée dans Thucydide, dans Tacite, dans les Girondins. Il aurait été éloquent, il était sage de caractère, il serait mort en souriant pour son idéal, sûr de le retrouver réalisé au delà de l'échafaud de madame Roland, de Vergniaud, d'André Chénier. Il y a de ces trois natures dans la sienne: une femme, un poëte, un orateur à la langue d'or, au cœur de citoyen.

Le sort de ces trois victimes de la liberté n'aurait pas contristé son dévouement. Hélas! il y a des sorts plus tristes qui font bien envier ces nobles trépas. J'en connais de tels: la vie aussi est un pilori, si elle n'est pas un échafaud. Lequel vaut mieux, d'une agonie d'esprit de vingt ans ou d'un coup de hache d'une seconde? Je le sais bien, moi, je ne dois pas le dire, de peur de tenter le désespoir des hommes qui savent plus aisément mourir que souffrir; ce ne sont pas les plus magnanimes.

XXXII.

Écarté de l'arène politique avant d'avoir combattu, Louis de Ronchaud s'ensevelit dans la solitude de son cœur et de ses pensées; il ne se laissa connaître que par quelques rares amis, à qui la grâce de son caractère n'en cachait pas la force, comme une femme d'Orient qui voile sa taille et son visage pour la foule, d'un blanc linceul, et qui ne le dépouille qu'en rentrant dans la maison, derrière les jalousies et les grilles de sa chasteté.

Il jeta un voile sur sa vie: il se consacra exclusivement au beau métaphysique, à cette divinité de la beauté morale, artistique et virginale, qui n'apparaît que dans la spéculation de ses adorateurs, et dont la réalité toujours incomplète, agitée, décevante, ne dérange jamais ni un trait de visage, ni un pli de la robe sur la statue idéale de l'idéale beauté.

Il se plongea dans les mâles études de l'antiquité grecque et de l'Allemagne, toujours antique; études sur la philosophie, sur la poésie, sur l'architecture, sur la musique, sur la sculpture, sur la peinture, ces cinq formes extérieures par lesquelles le beau, caché dans les langues, dans les sons, dans les lignes, dans les nombres, dans le marbre, dans les couleurs, se révèle avec plus ou moins d'évidence et de splendeur dans tous les temps et dans tous les lieux où Dieu suscite le génie pour dévoiler la beauté. Il faut que Pygmalion adore le premier la Divinité qu'il veut faire adorer aux hommes.

Pygmalion, en effet, dont on a fait le symbole de l'amour profane, n'est que le symbole du génie; il n'adore pas seulement le beau, il le crée.

Louis de Ronchaud est un Pygmalion sauvage qui n'adore pas son propre ouvrage, mais l'ouvrage du génie humain dans toute l'antiquité artiste à Athènes, et dans toute la renaissance chrétienne à Rome. Il nous dévoilera bientôt Michel-Ange, Raphaël, comme il vient de nous dévoiler Praxitèle et Phidias.

XXXIII.

C'est pour cette fouille savante et silencieuse, œuvre de sa vie mystérieusement active, quoique d'une activité sans bruit, comme celle des monastères contemplatifs du mont Athos ou du mont Jura, qu'il s'enferme pendant la moitié des années dans le donjon aux fenêtres fermées de Saint-Lupicin, qu'il voyage modestement le sac sur le dos en Attique, en Thessalie, en Arcadie, en Italie, en Angleterre, qu'il a recueilli et emporté les os de marbre de Phidias, et qu'il vient passer ses mois de loisir et d'hiver à Paris, caché non loin de moi et de ceux qu'il aime, dans une mansarde à grand horizon de l'avenue de Saint-Cloud, près l'arc de l'Étoile, mansarde élégante quoique modeste, véritable cellule d'un chartreux de l'art, toute tapissée de plâtres et de dessins, toute jonchée, sur les tapis, de livres de poésies et de sciences, toute poudreuse de poussière antique des fragments de marbre qu'il a recueillis.

XXXIV.

C'est dans un musée domestique tout semblable à cette chambre à coucher, où le lit sans rideau trouve à peine assez de place pour ses quatre pieds de bois blanc, que j'ai visité, jadis, l'enthousiaste et heureux vieillard de Smyrne, M. Fauvel, le restaurateur de l'Athènes antique, retiré avec ses larcins pieux dans son jardin de Smyrne, et dans sa maisonnette de la ville d'Homère. M. de Choiseul et M. de Chateaubriand, mon ami M. de Marcellus, l'avaient visité avant moi. Pendant que M. Fauvel ramassait ses pierres à Athènes, il me parlait souvent d'eux; mais il levait les épaules au nom de M. de Chateaubriand visitant le Parthénon avec un chaudronnier de Smyrne qui lui servait de guide à quinze sous par jour. «Ne m'en parlez pas, me disait-il, celui-là n'est qu'un faux prêtre de notre culte pour le marbre; il fouille du bout de sa canne à pomme d'or, qu'il appelle son bâton blanc, les cendres du foyer des terres dans l'Acropole; mais il n'y cherche que des mots, des images, de la gloire, et non des collections sacrées comme ces vestiges. Pèlerin de la gloire, il ne veut faire adorer que son nom. Qu'on l'adore à Paris, mais non à Smyrne.»

Et les jolies filles grecques, nièces de M. Fauvel, qui embellissaient de deux visages animés ce musée de beautés mortes, riaient aux éclats de cette puérile humeur du vieillard.

XXXV.

C'est ainsi que le poëte Béranger, le plus dépoétisant des hommes, parce qu'il faut être dénigrant pour complaire à la foule, me parlait, il y a peu d'années, de ses deux amis Chateaubriand et Lamennais, amis de situation plus que de cœur; il me rappelait de son vivant M. Fauvel, à qui il ressemblait beaucoup de figure; bon, spirituel et narquois, il aimait à trouver des petitesses dans les grandes choses, et des ridicules dans les respects.

Les jeunes hommes sérieux tels que Louis de Ronchaud n'ont point de ces irrévérences; pour eux, ce qui est beau est dieu; ils ne profanent ni une pierre ni un homme, de peur d'y profaner une divinité cachée dans l'art ou dans l'artiste. Un ridicule qui s'adresse si haut leur fait peur comme une impiété.

XXXVI.

Telle était la vie de ce solitaire, se nourrissant à l'ombre du toit de Saint-Lupicin de sa propre substance admirative, et trouvant d'ineffables délices d'esprit dans cette contemplation savante de tout ce que l'homme a fait de grand ou de beau sur ce globe, afin de se donner à lui-même et de pouvoir donner un jour aux autres un sursum corda scientifique, capable d'élever l'âme de son siècle et de la soutenir, au-dessus du plain-pied de la vie vulgaire, à la hauteur des plus sublimes manifestations du beau dans la morale, dans la politique et dans l'art.

Telle est la vie recueillie et cénobitique de ces heureux et rares esprits, jouissant de tout, cultivant tout, divinisant tout, qu'on appelle de ce doux nom: les dilettanti en Italie, les amateurs en France. C'est un même nom: CEUX QUI AIMENT; ceux qui aiment sans intérêt ce qui mérite le plus d'être aimé ici-bas, le bien, le beau, la vertu, le génie, le rayon divin transperçant à travers toutes choses humaines, âme ou marbre! Ces hommes sont le chœur chantant de l'humanité; ils regardent d'en haut ou d'en bas le drame que le siècle ou les siècles jouent sur la terre, et ils s'y associent par le regard et par la voix seulement, tantôt pleurant sur la chute de l'homme, tantôt le relevant de ses déchéances, tantôt le célébrant dans ses triomphes, prêtres de l'enthousiasme portant jusqu'au ciel, sur leurs strophes lyriques, l'apothéose du génie humain.

XXXVII.

Il n'y a rien de plus grand que l'admiration; elle est plus grande même que le génie, car elle est le génie désintéressé de soi-même, l'amour pour l'amour, le quiétisme de Fénelon, la charité parfaite transportée du christianisme dans l'art, le beau pour le beau.

Aussi ces hommes quand ils ont seulement, comme M. Fauvel, un creux habitable dans une ruine d'Athènes, une chambre basse sous un oranger et un figuier dans un jardin de Smyrne, ou, comme M. de Ronchaud, un vieux donjon de leurs pères sur un plateau pierreux au bord d'un torrent, en face de l'horizon præceps et dentelé du sauvage Jura, sont-ils au fond les plus heureux des hommes: leur caractère se ressent du calme des tombeaux qu'ils visitent, de la sérénité du désert qu'ils parcourent, de la splendeur limpide des cieux; car l'antiquité grecque, romaine, asiatique, a laissé dans les pyramides, dans les Thèbes, dans les Panthéons, dans les Palmyres, dans les Balbeck, dans les Colisées, les vestiges de ses grandeurs, les cadavres de ses monuments mutilés.

Le poëte et l'antiquaire contractent sur leur physionomie cette impression d'éternité qui méprise la terre fugitive, parce qu'elle vit dans tous les âges. Que leur fait le présent? ce présent n'a qu'un jour; ils habitent, dans la permanence de leurs pensées, avec les immortels de l'histoire et de l'art; ils sont contemporains de tous les passés et de tous les avenirs; ils sont les abstractions supérieures de notre infime personnalité; ce qu'ils habitent le moins, c'est notre terre: leur conversation, comme dit l'Apôtre, est avec les esprits invisibles; purs esprits eux-mêmes, ils sont imperméables à nos misères de fortune ou de vanité. Voilà les dilettanti ou les amateurs; race dont je suis un peu moi-même, que j'ai beaucoup recherchée et souvent enviée, dans ma vie active. Leur nourrice, en les recevant des bras de leur mère, leur a dit: Laisse travailler les autres, toi jouis, souris et repose-toi! et le sourire est resté avec le lait de leur nourrice sur leurs lèvres.

XXXVIII.

Mais est-il possible, cependant, qu'un jeune poëte à l'âme ardente et expansive, tel que celui dont nous parlons, ait passé toute sa jeunesse dans un manoir du Jura sans autre passion que ses dessins, ses manuscrits, ses poussières de marbres antiques, ses voyages d'antiquaire, le compas à la main, avec ses contemplations de tableaux ou de statues? Non, cela n'est pas possible, parce que cela n'est pas naturel; le beau n'est pas seulement dans les choses mortes, il est aussi dans les choses vivantes, dans les femmes surtout, ce résumé palpitant de toutes les idéalités froides qui se révèlent et qui sourit comme la poésie sourit au poëte. Le feu du volcan universel est un cœur de femme. Quelle main peut se poser sur la neige même du Jura, sans la sentir attiédie par le feu qui couve sous l'enveloppe glacée de ces collines? C'est évidemment cette chaleur d'âme, d'autant plus ardente qu'elle est plus contenue, qui a inspiré à ce contemplateur recueilli dans sa chambre haute, sur sa montagne, ces poésies étranges, nocturnes, à demi-voix, mais à plein vol, qu'il s'est chantées à lui-même, il y a quelques années.

Ses amis les ont imprimées, malgré lui, à un petit nombre d'exemplaires, comme un secret d'initiés poétiques; ils les ont emportées çà et là, à mesure que les feuilles tombaient de la presse, pour les disputer aux profanes. Nous les avons lues une fois nous-même, d'emprunt, sans pouvoir jamais, depuis, retrouver cette délicieuse cassette, pour en extraire un des bijoux ciselés patiemment sur les hauts lieux du Jura natal, et pour les faire admirer à ceux qui goûtent encore les beaux vers, ces médailles d'une monnaie d'or qui n'a plus cours dans le monde actuel, mais qui a toujours son prix dans le monde du beau.

Ce volume perdu ou égaré se retrouvera un jour, je n'en doute pas; il se retrouvera grossi de poésies plus mûres et plus humaines; il dira combien le donjon sans fumée de Saint-Lupicin et combien son toit blanchi de neiges ont caché de flammes et d'ardeurs sous la cendre de cette jeunesse évaporée en mélodieux soupirs qui ne montaient qu'au ciel, où montent tous les rêves et tous les encens. Je pourrais en citer quelques-uns de mémoire, encore aujourd'hui, de ces vers orphéïques du Jura, mais je craindrais de les dénaturer d'accent en les répétant. Les secrets doivent rester sur les lèvres de ceux qui ont entendu ces confidences d'une belle âme. Ce qui est dit pour une oreille n'est pas dit pour toute la foule.

XXXIX.

De plus, cela je puis le dire, car on ne me l'a jamais dit, mais je crois l'avoir deviné, comme tout le monde devine ce qui est dans l'air, il y a un mystère sur la vie de ce poëte, mystère qui, s'il était jamais révélé, donnerait peut-être la clef de l'âme fermée et de la vie à demi-jour de ce stilite du Jura.

On murmure à voix basse que la beauté, le talent, la célébrité d'une femme d'exception, qui cache son nom comme il convient aux femmes de porter un voile dans la foule, ou aux Clorindes de revêtir une armure d'homme en combattant; on murmure, disons-nous, que l'attrait d'esprit, le nom voilé, les éclats de célébrité de cette personne, ont fasciné d'un éblouissement désintéressé les yeux et l'âme de ce Platon de la solitude; que, semblable à ces chevaliers dont la race et le sang coulent dans ses veines, il a senti le besoin de porter dans le cloître ou dans les combats une dame de ses pensées, et qu'il lui a voué ce qu'on appelle un culte, un servage, une foi chevaleresque, épurée de tout, hors de la joie de se dévouer! Est-ce vrai? est-ce faux? est-ce une histoire? est-ce une légende? Je n'en sais rien; mais, histoire ou légende, il n'y aurait rien, dans un tel servage, qui ne fût de nature à dignifier la personne qui sut l'inspirer et le poëte qui sut le subir comme une suzeraineté féodale du prestige sur l'imagination. Ce servage volontaire et avoué d'une âme enthousiaste à la femme suzeraine ne fut-il pas, dans le moyen âge de l'Italie, de l'Espagne et de la France, un des caractères de la chevalerie des sentiments? chevalerie affichée parce qu'elle portait au grand jour les couleurs de la reine innomée du champ clos?

Que furent donc Béatrice pour le Dante? Éléonore d'Este pour le Tasse? Vittoria Colonna pour Michel-Ange? la Fornarina elle-même pour Raphaël, si ce n'est les dames de leurs pensées? les unes pures comme l'idéal, les autres descendant comme des étoiles trop près de terre, qui filent en s'éteignant dans nos horizons?

XL.

Est-ce que Cervantès ne fut pas le satiriste de ces chevaliers de l'enthousiasme, de l'amour platonique et de la dévotion dans un livre, épopée du ridicule, qui amusa la malignité de son siècle aux dépens de ces excès de vertu et d'engouement des héros, des poëtes contemplatifs, luxe risible du cœur humain sans doute, mais luxe qui prouvait sa richesse? Où est aujourd'hui cette abondance de séve, excepté dans quelques natures d'exceptions, dans les solitudes entre le ciel et la terre du Jura?

XLI.

C'était là, sans doute, la lampe voilée de l'imagination, qui éclairait, dans ses longues nuits, la petite fenêtre du donjon de Saint-Lupicin, pendant que notre jeune poëte écrivait ses poésies cachées, et qu'il étudiait le beau dans l'art devant les débris des statues de son Phidias. C'est la lueur de cette lampe nocturne, aperçue des villageois et des bergers de la montagne, qui faisait dire à ces pauvres gens, dans leurs veillées, ce que disent les paysans d'Allemagne allant à l'église pendant la nuit de Noël, en passant sous la tour de Faust: «Que fait donc notre jeune maître à cette heure dans sa chambre haute, seul ainsi toute la nuit avec les esprits, pendant que la cloche sonne et que le peuple chante en chœur à l'église: le Christ est ressuscité

XLII.

Et en effet, le jeune maître faisait en silence deux choses mystérieuses et presque sataniques pour le pauvre ignorant de nos campagnes et de nos villes; il ressuscitait la chevalerie par la poésie dans ses chants, et il ressuscitait le grand art dans ses veilles en écrivant son Phidias; Phidias, l'art incarné, le créateur des marbres, le dieu de la sculpture et de l'architecture, le révélateur du beau dans la pierre, le créateur enfin du Parthénon, cette cathédrale d'une religion qui allait mourir dans un temple qui ne mourra pas!

C'est là l'œuvre que nous donne M. Louis de Ronchaud; ouvrez et lisez: jamais la science ne se révéla en plus beau style. Il semble que des rayons du pur soleil d'Attique pénètrent de toute part ce style, comme il pénètre, au lever du jour, les marbres translucides du Parthénon pour les faire descendre dans l'œil fasciné du voyageur ignorant comme moi, et pour les faire exclamer d'enthousiasme: Voilà le vrai, voilà le beau, voilà la divinité des lignes, voilà l'habitation des dieux sur la terre!

XLIII.

D'un coup de plume M. de Ronchaud a effacé pour moi vingt années de vicissitudes et de ténèbres; il m'a reporté à une belle aurore d'une journée de voyage, couché sur le pont de mon navire, et poussé par la main des Néréides, du cap Sunium au Pyrée, où, par un vent de terre tiède et frais qui faisait frissonner ma voile, je regardais le blanc mausolée du Parthénon monter et se découper sur le firmament bleu de l'Attique, semblable plutôt à un autel s'élevant vers le ciel pour y faire monter l'encens du matin.

Puis, il me rappelait mon ascension du lendemain du débarquement à l'acropole, et ma longue station sous les propylées, au milieu d'un groupe prisonnier de soldats turcs qui faisaient leur feu de myrthe au pied d'une colonne, foyer auquel deux jambes de déesses séparées des bustes servaient de chenets.

Les décombres d'Athènes, où il ne restait pas pierre sur pierre, blanchissaient et poudroyaient au bas dans la plaine comme une carrière abandonnée; nous étions dans la maison des divinités d'Athènes. Le génie de Phidias, qui l'avait bâtie et meublée du céleste mobilier de l'Olympe, nous protégeait seul et devait seul ressusciter cette Athènes toute cadavéreuse à nos pieds; car, il ne faut pas s'y tromper, c'est Phidias qui a ressuscité la Grèce; ce sont ses ouvrages que l'Europe a voulu délivrer des Turcs; la Grèce, pour elle, ne fut qu'un musée captif. L'Europe s'arma pour une croisade de statues. Navarin délivra des pierres et des ombres. Hélas! voilà tout! Les hommes vont-ils renaître pour l'habiter?—Attendez!

XLIV.

C'est sur ces souvenirs d'un double voyage à Athènes et sur l'impression toujours présente du Parthénon, entrevu dans le ciel du pont d'un vaisseau et contemplé ensuite à loisir du pied de ses colonnades, que j'écrivais, il n'y a pas longtemps, un Entretien sur la sculpture, quand je reçus, un matin du mois d'août 1861, le volume de M. de Ronchaud, intitulé Phidias. Nous allons l'apprécier tout à l'heure, mais l'apprécier avec respect et déférence, comme un homme qui n'a que des impressions apprécie l'homme qui a des connaissances; M. de Ronchaud a des lumières, je n'ai que des lueurs.

XLV.

Voici donc ce que moi, ignorant, j'écrivais de hasard sur cette littérature en pierre qui parle à nos yeux du haut du Parthénon.

L'aspect de ces lignes harmonieuses dans le ciel d'Athènes, dont les profils et les contours forment ce qu'on appelle le beau dans l'architecture,—l'architecture, m'écriai-je, n'est qu'une géométrie animée: cette géométrie chante comme un poëme; ces lignes sont leur poésie; la symétrie est l'équilibre des lignes. Ces lignes sont la métaphysique des édifices humains, nombres, géométrie, symétrie, décorations, tout cela construit en plus ou moins grande proportion, selon le génie de l'artiste, ce beau qui est l'idéal des yeux comme la musique est l'idéal de l'oreille, comme l'éloquence est l'idéal de la logique, comme la poésie est l'idéal de l'imagination et du sentiment.

Tout cela est donc encore de la littérature, et, en commentant le Parthénon de Périclès et Phidias, je suis encore dans mon sujet.

(La suite au prochain Entretien.)

Lamartine.

LXXVIIe ENTRETIEN.

PHIDIAS,
PAR LOUIS DE RONCHAUD.

DEUXIÈME PARTIE.

I.

Qu'ai-je dit, en effet, en commençant ce cours littéraire d'une nouvelle espèce?

J'ai dit que tous les arts étaient littéraires, parce que l'objet de tous les arts était d'exprimer des pensées ou de communiquer des sensations.

J'ai prouvé ce caractère littéraire de la musique dans mes Entretiens sur Mozart, et ce caractère littéraire de la peinture dans mes Entretiens sur Léopold Robert. Nous allons aujourd'hui vous entretenir de la sculpture, littérature éternelle, qui, au lieu d'écrire des sons pour la voix humaine, ou au lieu d'écrire des couleurs sur une toile pour l'œil, ou au lieu d'écrire des lettres sur un papier fragile pour la pensée, écrit en lettres de bronze ou de marbre des formes pour le toucher.

La sculpture, en effet, est la littérature palpable, la littérature du toucher.

Cette littérature palpable n'en produit pas moins des impressions, des sensations et des pensées; elle est la plus naturelle, la plus simple et la plus réelle des reproductions de la nature par la main de l'homme, et par cela même il est vraisemblable qu'elle a été le premier des arts inventés par l'espèce humaine. Regarder une figure qui charme, prendre dans sa main une poignée d'argile humide, pétrir cette argile sous ses doigts et chercher à lui donner les formes de la figure que l'on admire, quoi de plus naturel d'instinct? quoi de plus simple de procédé? C'est un jeu d'enfant; et, si un philosophe recueilli a inventé l'écriture, si un oiseau inspiré a inventé la musique, si un opticien coloriste a inventé la peinture, nous pensons que la sculpture a été inventée par un enfant.

II.

Plus tard, l'enfant ou l'homme, voulant donner plus de solidité et d'immortalité à l'image façonnée en argile par ses doigts, a pris un bloc de marbre ou a coulé un torrent de bronze liquide pour perpétuer sa pensée palpable, et l'ébauche est devenue un art divin, le plus monumental de tous les arts après l'architecture. Les Phidias, les Michel-Ange, les Canova, sont nés: ces grands littérateurs, ces grands historiens, ces grands philosophes, ces grands poëtes du marbre ou du bronze, ont écrit la religion, la fable, l'histoire, la gloire des peuples, en statues qui bravent le temps.

III.

Ces trois noms: Phidias, Michel-Ange, Canova, n'expriment pas, à Dieu ne plaise, tout l'art dont ils sont les artistes souverains à trois époques de l'humanité; mais ils résument, en trois éclatantes individualités, la sculpture dans l'antiquité, la sculpture dans la renaissance, la sculpture moderne dans notre temps.

IV.

J'ai eu le bonheur de les connaître presque intimement par leurs œuvres, à Athènes, à Rome, à Florence: Phidias au Parthénon, Michel-Ange au tombeau des Médicis à San-Lorenzo, Canova à Saint-Pierre de Rome et dans son atelier. J'y passais des journées entières à le voir travailler et à respirer la poussière de son génie à chaque coup de ciseau. À ces trois titres, j'ose donc parler ici de ces trois grands hommes; à un autre titre encore, j'aime à parler de statues.

La sculpture est à mes yeux le premier des arts de la main: pourquoi? parce que c'est le plus vrai. Il y a trop d'illusion dans la peinture, trop d'optique, trop de chimie, trop de mathématique, trop de prestige. Il faut un laboratoire de chimiste pour préparer une palette; un morceau de marbre, un ciseau et un génie, voilà tout l'attirail d'un statuaire. D'ailleurs, deux sens sont convaincus et satisfaits à la fois par l'œuvre de l'artiste: l'œil voit, la main touche; l'un de ces sens rend témoignage à l'autre, l'admiration enveloppe la statue par toutes ses faces; la beauté, l'éclat et le poli de la matière d'où la statue semble naître immortelle, ravissent également le regard et le tact; son éternité même imprime un respect de plus aux sens qui en jouissent. On se dit: Cet Antinoüs de chair mourra, mais cet adolescent de marbre vivra autant que l'élément dont il est formé. Une statue, c'est la pétrification de la beauté fugitive. Où est la femme qui a servi de modèle à la Vénus de Milo? Mais cette femme de marbre, la voilà tout entière.

Nous ne doutons pas que cette passion naturelle de l'homme d'immortaliser ce qui est beau, mais ce qui passe, n'ait été le principal mobile de l'art de la sculpture. C'est une aspiration sublime et réalisée de l'homme à l'éternité; c'est la religion de la beauté: «Tu brilles, tu passes, mais je te divinise

V.

Soit par cet instinct amoureux de la beauté des formes, soit par cet autre instinct d'éterniser ce qui est beau, soit par un goût plus physique et plus grossier pour le marbre, soit encore par cette espèce d'attrait irréfléchi et mécanique qui porte l'homme rêveur à s'asseoir auprès des ouvriers qui bâtissent un mur ou qui taillent la pierre, à rester en silence des heures entières à les regarder, et à écouter avec un ravissement indolent les coups du marteau cadencé sur la pierre musicale, l'atelier d'un sculpteur qui s'appelle Phidias, Michel-Ange, Canova, Pradier, David, Jouffroy, Préault, Salomon, n'importe; l'atelier, dis-je, d'un sculpteur a toujours été pour moi un lieu de repos, d'attrait, de pensée; Socrate, le plus spiritualiste des hommes, avait le même goût: il aimait à causer des choses invisibles, assis sur un bloc encore fruste de marbre pentélique, dans l'atelier de Phidias; la poussière du marbre l'enivrait d'immortalité, la sonorité du bloc accompagnait mélodieusement ses entretiens. Ne rougissons pas d'un instinct que nous avons en commun avec Socrate.

VI.

Ce fut cet instinct qui me conduisit, au commencement de ma vie, dans l'atelier de Canova, à Rome; il me parut le plus idéal, le plus gracieux, le plus virgilien, le plus épris de la beauté des formes de tous les modernes.

J'avais vu à Rome, dans l'église de Saint-Pierre, le tombeau du pape; les deux lions au repos, symbole de la force, et le Génie de la Mort, le plus bel adolescent qui soit sorti du marbre; j'avais vu ce groupe, d'une tristesse sereine et lumineuse comme la mélancolie de l'espérance, éclairé par la coupole de Saint-Pierre de rayons de soleil du matin qui semblaient faire palpiter les chairs et frissonner la peau du marbre de la douce tiédeur de l'aurore.

J'avais pensé à cette autre statue du beau Memnon que la chaleur de l'aurore égyptienne faisait chanter dans son manteau de pierre. J'étais revenu vingt fois, attiré par je ne sais quoi (c'était l'indéfinissable, ce qui attire le plus dans l'homme, dans la femme ou dans leur image). J'étais revenu le matin, à midi, le soir, étudier les différents effets des heures du jour sur cette statue du Génie de la Mort. Je ne pouvais croire qu'un homme vivant eût fait cela; je me figurais que ce Génie, ce lion, ce groupe, étaient tombés de la voûte de Saint-Pierre de Rome, tout sculptés là-haut par quelque ciseau angélique du temps de Michel-Ange ou de Raphaël. J'étais ivre de marbre; j'avais dix-huit ans, âge où les impressions sont des vertiges; je n'osais pas me faire présenter à Canova; j'adorais en silence et de loin son génie. Ce ne fut que dix ans plus tard que j'approchai enfin de ce grand artiste.

VII.

Alors la célèbre duchesse de Devonshire, dont la beauté, les aventures, le rang, l'immense fortune, avaient fait la Mécène universelle des artistes de l'Europe, vivait à Rome. Mon nom commençait à transpirer dans le monde; elle avait désiré me connaître; elle m'avait honoré de la plus gracieuse et de la plus intime familiarité.

Son palais de la place Colonna, à Rome, était le centre de la diplomatie, de la littérature et des arts. Le cardinal premier ministre, Consalvi, y venait tous les soirs prendre le vent de l'Europe; il s'y délassait, dans des entretiens aussi libres que fins, des soucis du gouvernement pontifical entièrement remis à ses soins. Pie VII ne se réservait que le sanctuaire; le pape temporel, c'était son ami Consalvi; il m'aimait, et je le rends bien à sa mémoire.

Un gouvernement de persuasion ne pouvait pas avoir un plus séduisant ministre; au lieu de foudres, il ne l'armait que de sourires.

VIII.

Le cardinal Consalvi me présenta, dans ce salon, à Canova. Ces deux hommes se ressemblaient étonnamment de figure et de caractère; tous les deux portaient sur une taille haute et mince une tête noble, pâle, gracieuse, pensive, loyale et fine, beaucoup plus grecque de contours et de traits que romaine ou vénitienne; ils étaient du même âge à l'œil, de cet âge heureux pour les hommes d'État et pour les artistes, où le soleil de la vie n'éclaire plus que le sommet (le front) comme à cette heure de la soirée où le soleil du jour n'éclaire plus que les cimes. La lueur est plus concentrée alors qu'à midi ou que dans la jeunesse, mais elle est plus sereine; elle n'éblouit plus l'œil, elle l'attire.

Canova voulut bien, à la prière du cardinal, me donner l'entrée de son atelier.

IX.

Le lendemain, je me hâtai de prendre possession de mon droit de faveur, et de m'installer, comme un hôte respectueux, dans cette société de marbre.

Le statuaire, en costume de manœuvre, une chlamyde de toile écrue sur ses habits, son maillet de bois dans une main, son ciseau dans l'autre, passait de l'un à l'autre de ses blocs ébauchés, donnant ici et là la forme et la vie, comme si son maillet eût été la torche avec laquelle Vesper allume l'une après l'autre les étoiles.

Ce n'était plus l'homme des soirées de la duchesse de Devonshire, l'homme reposé, tranquille, laissant aller sa conversation à tous les courants du salon, ou son silence à toutes les rêveries de la distraction: c'était le génie à l'ouvrage; le pied alerte, le jarret tendu, le bras levé pour atteindre à la tête de son marbre; il ne causait plus, il créait.

Je me gardais bien de l'interrompre; je me contentais de voir éclore ainsi le premier ces pensées pétrifiées qui allaient ravir d'admiration le monde moderne. C'est là que je connus de près celui que j'avais si vivement apprécié de loin dans ses marbres.

Hélas! il travaillait déjà à son tombeau!

X.

On sait que Canova était de Possagno, village de Venise dans la terre ferme; on y extrait et on y sculpte la pierre monumentale qui servait aux riches constructions de Palladio. Son père vivait de cette industrie locale. Canova, né dans cette carrière, avait eu pour premier jouet de son enfance, à l'âge de cinq ans, le maillet et le ciseau: le métier avait commencé pour lui avant l'art.

Ses premiers jeux cependant avaient été de petits chefs-d'œuvre dans l'atelier de son père. Ce père, mort jeune, l'avait confié à un sculpteur de ses amis, à Venise; le jeune homme y avait appris les rudiments d'une sculpture grossière et purement industrielle; il était né peu à peu de lui-même, comme naît le véritable génie, qui ne sort pas de l'école, mais de la nature.

XI.

Quelques riches amateurs de Venise, frappés de ses dispositions, l'avaient encouragé, soutenu, adopté: il avait répondu à leurs espérances par des ébauches devenues classiques en naissant. Un faible secours d'argent de ses protecteurs lui avait facilité l'accès et le séjour de Rome; son nom y avait surgi peu à peu de ses œuvres.

Bientôt les mausolées de l'amiral vénitien Emo, et les mausolées plus mémorables de deux papes, avaient élevé ce nom au-dessus des noms rivaux de son siècle. Celui du pape Clément XIV plaça Canova dans un style bien différent, mais presque au niveau de Michel-Ange. Nous disons style, et aucun mot n'exprime plus justement l'analogie de la plume avec le ciseau. Michel-Ange avait été le Bossuet, Canova était devenu le Fénelon de ces oraisons funèbres en marbre.

J'ai passé autant d'heures de contemplation délicieuses au pied du mausolée de Clément XIV, à Saint-Pierre, entre le Génie de la Mort et les lions de la force au repos, que j'en ai passé au pied du mausolée de Julien de Médicis, par Michel-Ange, à San-Lorenzo de Florence.

XII.

C'est pendant ces belles matinées de printemps, dans l'atelier de Canova à Rome, que le suprême artiste, arrivé alors au sommet de son génie, de sa renommée et de sa fortune, me permettait de remonter avec lui sur les traces de sa vie par les dessins ou par les moulures de ses œuvres. C'est là que je respirais la sainte componction de la douleur de l'âme chrétienne dans la statue de la Madeleine, statue pour ainsi dire d'une âme et non d'une femme, où le corps s'évanouit pour laisser apparaître l'âme, contre-sens sublime de la sculpture, qui n'exprime ordinairement que des formes et de la beauté. Mais Canova avait fait ce miracle, d'exprimer la beauté morale du repentir dépouillée des formes, et c'était encore de la beauté.

C'est là que je vis la beauté païenne, la fleur de la création refleurir tout entière dans son Hébé, dans son Pâris, dans ses Danseuses, dans sa Psyché.

C'est là que le groupe colossal d'Hercule et de Lichas, groupe qui semble arraché au plafond du Jugement dernier de Michel-Ange, est métamorphosé en marbre. Quiconque a vu ce bloc gigantesque, qu'on admire aujourd'hui dans la galerie du prince Torlonia à Rome, sent que la force et la grâce sont sœurs dans l'âme des puissants génies.

C'est là enfin que j'étais saisi à la fois d'admiration et de tristesse en voyant ce sculpteur dessiner les métopes du temple chrétien de Possagno, son pays natal, temple qui devait être bientôt son propre mausolée.

XIII.

Il était déjà malade de la langueur et de l'épuisement de vie dont il allait bientôt mourir. Comme tous les grands hommes, il avait donné sa vie à ses œuvres, il ne lui en restait plus pour le temps; il travaillait déjà pour l'éternité.

Sa pompe funèbre fut comparable aux obsèques de Raphaël; c'était en effet le Raphaël du marbre. On lui reproche d'avoir trop songé à charmer les yeux; mais reprocher le charme à un artiste, n'est-ce pas reprocher à la femme la beauté? Tu fus trop beau, voilà tout ton crime! Dors en paix, ô Canova, sous ce reproche d'excès de beauté! On fit le même reproche à Raphaël, on le fit à Mozart, on le fait à Racine, on le fait à Rossini. Heureux les hommes qui ne sont accusés que de l'ivresse inspirée par le charme, cette sorcellerie du génie!

Tel était Canova.

Cela puisse-t-il nous arriver!

XIV.

C'est là que mon goût naturel pour la sculpture se développa dans l'intimité de Canova. Ce goût acheva de se passionner plus encore, quelques années après, devant les œuvres plus grandioses de Michel-Ange à Florence. Je n'avais encore vu de cet Eschyle du marbre que son Moïse, de Rome, et son Jugement dernier, de la chapelle Sixtine.

Sa statue de Moïse, c'est la statue de la Bible tout entière; c'est un livre terrible fait homme; c'est le judaïsme incarné; Isaïe n'est pas plus prophète que Michel-Ange. La sagesse et la terreur divines descendent de toutes les hauteurs de ce front, de tous les poils de cette barbe, de tous les plis de ce vêtement sur l'âme du spectateur. On ne peut regarder cette statue qu'à genoux.

Mais ce n'était là que la moitié du génie de Michel-Ange, la grandeur; l'autre moitié de ce génie, la beauté, est à Florence.

Recueillez-vous, comme je l'ai fait souvent tout un jour, dans la chapelle funéraire des Médicis, de San-Lorenzo; contemplez d'abord l'admirable et sobre architecture de cette chapelle, cadre austère de quatre tombeaux portés et incrustés dans les murs, puis levez les yeux vers ces morts vivants!

XV.

Dante, excepté dans la figure de Françoise de Rimini, n'a pas de telles physionomies, de telles attitudes, de telles pensivités, de telles mélancolies, de telles tragédies dans ses visages. Oui, Michel-Ange, dans ses bronzes et dans ses marbres, est encore plus poëte que Dante dans ses vers; et combien cependant n'est-il pas plus surhumain de manier le bronze ou le marbre que la plume! Combien la matière ne résiste-t-elle pas plus à l'ouvrier que la langue!

La Bible avait fait dans Michel-Ange la statue de Moïse; le christianisme biblique du moyen âge avait fait dans Michel-Ange les dessins du Jugement dernier; la liberté civique avait fait dans Michel-Ange les tombeaux des Médicis.

Mais hâtons-nous de remonter à Phidias, et assez causé.

XVI.

Citons d'abord ici une magnifique exposition des origines logiques de l'architecture et de la sculpture chez les grands peuples artistes de l'univers, par M. de Ronchaud; on y aura tout de suite un exemple de ce style substantiel sans être lourd, savant sans être pédagogique, brillant sans être verni, qui forme le caractère du jeune écrivain.

XVII.

Voilà un beau livre en effet: un livre où la science et le poëte, le technique et l'idéal, la plume et le ciseau, se tiennent, se complètent, s'interprètent l'un l'autre dans cette langue du beau qui est l'idiome connu de tous les arts de l'esprit; langue sacrée que le génie parle en naissant, et que la vraie critique, à force d'étude, comprend et fait comprendre au vulgaire.

L'Académie des inscriptions admet et honore dans son sein le savant qui a restitué un texte dans un vieux livre ou qui a déchiffré, sur des monuments inconnus, des caractères problématiques; que fera-t-elle de l'homme qui a signalé au monde les caractères du beau suprême dans les débris de Phidias, cet Homère du marbre, et recomposé sur les murs du Parthénon tous ces Olympes de pierre, la plus merveilleuse légende du paganisme? Le saint est l'idéal du christianisme, parce que la sainteté est le beau dans l'âme! Le beau dans les formes était l'idéal du paganisme, parce que le paganisme s'arrêtait aux surfaces et ne voyait rien au-dessus de la beauté.

Voilà pourquoi Phidias ne sera jamais égalé; aussi tous les arts de la main sont païens, et la sculpture a son idéal de pierre sur les frontons du Parthénon. Phidias en est le révélateur, et notre poëte Ronchaud en est le traducteur en langue vulgaire, mais en langue idéale: il fallait un poëte pour traduire ainsi Phidias! L'amour du beau pouvait seul révéler à un tel commentateur désintéressé la plus noble des passions, la passion d'admirer, qui fait tout comprendre!

XVIII.

Et maintenant, jeune amateur, qui nous as donné ce beau livre de tant d'âme, de recherches, de voyages, d'érudition et de muet enthousiasme, retourne dans la solitude de Saint-Lupicin où t'attendent de nombreuses inspirations! Tu as choisi la meilleure part de toutes les parts de la vie, si ce n'est pas la plus belle! la part du dilettante, la part d'admirer et de jouir de ce que tu admires! la part du beau pour le beau!

XIX.

Renonce, comme je l'ai fait moi-même, à tous les rôles actifs de l'existence! Décourage-toi d'espérer en vain de voir le beau sur la terre ailleurs que dans tes rêves! il n'y est pas; le vulgaire triomphe, et triomphe toujours de l'idéal: l'idéal est divin!

Tu n'aurais qu'à heurter tes pieds une seconde fois contre les pierres de notre route! Des illusions détruites, des efforts trompés, des enthousiasmes éteints faute d'aliments assez purs pour allumer dans les âmes une jeunesse perdue, des envies ignobles te suivant à la trace trop droite et trop haute de tes pensées! Des invectives, des huées, des éclats de rire, te montrant au doigt sur le chemin de ton supplice, te reprochant de vivre trop longtemps pour la paix des méchants que ton œil importune! Des dettes glorieuses qui t'empêcheront de dormir, quand tu achèterais à tout prix une heure fébrile de repos sur la couche qu'on te ravira demain! Les débris du toit paternel de Saint-Lupicin vendus à l'encan, que tu n'oseras plus regarder inaperçu que de loin, pendant que la fumée de l'étranger, se levant au souffle d'hiver, te rappellera ce cher foyer où ta jeune mère réchauffait dans ses mains tes mains d'enfant glacées par la neige! Une tombe, on ne sait sur quel chemin du monde, loin de la tombe de ton père! Enfin la lassitude de tes bonnes pensées finissant par atteindre jour à jour, par atrophier ton cœur, et par t'assimiler ce mot de Brutus: Vertu, tu n'es qu'un nom! Je me repens d'avoir trop aimé ma patrie!

XX.

Voilà ce que je te promets! Détourne la tête et va passer cette belle automne seul, selon ta coutume, sous les ardoises de Saint-Lupicin!

Là, la vieille servante, honorée comme du temps d'Homère du nom de nourrice, t'attend avec la patience de la maternité inquiète, en soufflant dès l'aurore sur le foyer qu'elle a bâti dans la cheminée de cuisine.

XXI.

«Que fait donc mon jeune maître? se dit-elle. Ne reviendra-t-il pas aujourd'hui? C'est à pareil jour qu'il revint l'année dernière de ses voyages sans but à travers le monde, dont il ne rapporte jamais, dans sa valise, que des pierres cassées, des dessins à la plume ou des écritures à lignes inégales qui font chanter ou pleurer ceux qui les lisent.

«À quoi songe-t-il donc? Est-ce que la vie est si longue qu'il faille en dépenser tant sur les grandes routes?

«Est-ce qu'il ne sentira pas enfin qu'une épouse du pays serait fière et heureuse de commander à Saint-Lupicin, comme une certaine Pénélope commandait et distribuait les laines à ses servantes, dans ce livre qu'il m'a lu tant de fois pour me faire honneur?

«Est-ce qu'un automne de plus ou de moins, c'est peu de chose dans la vie?

«Est-ce que la neige ne commence pas à blanchir les têtes des sapins de Saint-Cergues, d'où l'on voit à ses pieds le lac Léman?

«Est-ce que le rayon déjà pâli du matin ne se glisse pas de tronc d'arbre en tronc d'arbre, comme un visiteur timide entr'ouvrant le matin la porte de la cour?

«Est-ce que le maïs effeuillé ne livre pas ses feuilles jaunies au vent qui en tapisse sur les routes tous les sentiers de la montagne?

«Est-ce que les hirondelles du pignon ne sont pas déjà depuis longtemps rassemblées sur le bord du bois pour prendre le lendemain, avant le jour, leur vol vers leur foyer d'hiver?

«Et lui donc, pauvre oiseau changeur de climat, ne rentrera-t-il pas bientôt dans son foyer d'hiver?»

XXII.

Elle finissait de parler quand la porte s'ouvrit et que tu l'embrassas comme un fils, en lui faisant compliment sur la propreté et sur l'ordre de ta maison rustique.

Il te fallut entendre combien les vaches avaient vêlé, et combien de fromages dorés étaient sortis des chaudières de la haute montagne où ils attendaient l'acheteur ambulant; combien de meules de foin ou de seigle avaient embarrassé la cour et les granges; combien de pigeons avaient doublé de nids dans le colombier; combien de poires saines et savoureuses des vieux arbres étaient tombées au vent du midi et s'étalaient sur les rayons du fruitier pour l'hiver.

Tu écoutais tout cela pendant que la longue cuiller de buis tournait dans les mains de l'heureuse femme de ménage pour te verser le maïs bouilli dans l'assiette creuse sur laquelle un lait écumant surnageait, comme une flaque d'huile, sur l'écorce de la marmite.

XXIII.

Après le déjeuner tu passes le reste du jour à visiter tes châtaigniers battus du vent chaud, dont les fruits tombent d'eux-mêmes à tes pieds, l'écorce fendue, comme pour te montrer la belle couleur appétissante de leur seconde enveloppe à faire cuire sous la cendre après ton souper: Castaneæque molles mea quas Amaryllis amabat; tes étables, tes champs déjà ensemencés pour l'hiver prochain, tes vignes où les vendangeurs ont laissé çà et là quelques grappes transparentes que tu égrènes en passant, et auxquelles tu trouves le goût des belles grappes de Samos!

Tu rentres, et le matin suivant te trouve, avant la pleine aurore, au coin de ton feu flamboyant de sapin, devant ta table chargée de livres et de crayons, les yeux levés et rêveurs promenés sur l'horizon des montagnes, et cherchant lentement dans ta mémoire les images dont tu avais besoin pour peindre, dans ton poëme, la félicité de l'homme.

XXIV.

Rentrant après les orages de l'année dans la coquille de ton foyer, ô heureux mortel! que l'hiver te soit doux! que le beau, cette rosée du ciel qui tombe en plein sur cette terre, coule à pleine séve de tes recherches classiques dans tes souvenirs, et de tes souvenirs dans tes vers, et de tes vers ou de ta prose dans l'âme charmée de tes lecteurs! et passe ainsi tes jours dans les extases d'une passion pétrifiée et toute divine, et ne te mêle ni à la politique, ni à l'ambition, ni à rien de ce qui passe; enrichis ton âme et la nôtre des seuls biens qui ne passent pas, la contemplation de ce qui est éternellement beau dans les lieux, dans les formes, dans la pensée, dans la poésie, sans en tirer ni salaire, ni orgueil, ni gloire vaine, mais en en tirant le bonheur de vivre et d'entrevoir ainsi avec certitude le but de la vie et de la mort, le grand et le beau.

Et qu'on inscrive bien tard sur ta pierre, dans la chapelle de Saint-Lupicin, une épitaphe sans nom, dans une langue étrangère:

Ci-gît le dilettante.

XXV.

Écoutons ce qu'il écrit:

«Il y a pour les arts des époques pour ainsi dire organiques. Ce sont, entre toutes, celles où une civilisation nouvelle sort de la barbarie. À ces époques, l'esprit humain, s'éveillant d'un long sommeil, comme Adam dans l'Éden, contemple avec un naïf étonnement les merveilles au milieu desquelles il habitait sans les voir, et, à l'aspect de tant de beautés nouvelles, sent en lui des émotions et des facultés inconnues.

«Ce sont les âges d'or de l'histoire. J'ignore si la sculpture reverra jamais le siècle de Périclès, ou la peinture celui de Léon X.

«Ce que je sais, c'est que le concours le plus extraordinaire de circonstances favorables, et, en quelque sorte, la plus admirable conjonction d'étoiles propices, était nécessaire pour créer, sous sa constellation passagère, la fécondité merveilleuse et la prodigieuse beauté de ces grands siècles de l'art. La culture la plus intelligente ne saurait jamais remplacer ce mouvement naturel et spontané d'une société qui tend à faire de l'art la principale affaire de tout un peuple et la suprême expression de sa vie nationale. De telles circonstances ne se sont rencontrées que deux fois dans l'histoire: la première fois, elles ont porté à la gloire les noms de Phidias, de Polyclète, de Praxitèle; la seconde fois, elles ont élevé au-dessus de toutes les renommées contemporaines les noms de Léonard de Vinci, de Titien, de Raphaël et de Michel-Ange.

XXVI.

«Pourquoi la sculpture a dû être l'art dominant dans la Grèce antique, on peut aisément s'en rendre compte.

«Chez un peuple appelé par sa double vocation à cultiver la philosophie et les beaux-arts, d'un esprit indépendant et amoureux du beau, la forme humaine devait être et fut en effet l'objet d'un culte. Cette forme admirable, chef-d'œuvre de convenance et d'harmonie, apparaissait à ce peuple comme la figure de l'esprit, dont elle rendait pour ainsi dire les lois visibles.

«Telle est l'origine à la fois philosophique et poétique de l'anthropomorphisme grec; c'est la divinité de l'esprit humain que la Grèce adore dans la beauté du corps humain.

«Or la sculpture est, parmi les beaux-arts, celui qui a pour but spécial de reproduire la figure de l'homme dans sa perfection idéale, abstraction faite des difformités accidentelles et des émotions passagères qui peuvent en altérer la majestueuse harmonie.

XXVII.

«Chez les peuples religieux, et en général dans les pays où le développement individuel est entravé par l'état social, l'architecture est l'art dominant. De même que la sculpture est l'art individuel et philosophique, l'architecture est un art social et religieux. Là où le peuple languit sous un despotisme sacerdotal ou monarchique, le génie national suffit souvent et parfois excelle à produire ces monuments d'une grandeur solide, qui témoignent hautement de la puissance publique, comme chez les Égyptiens, les Phéniciens, les Assyriens, les Perses. Ces édifices gigantesques, dont la grandeur imposante étonne l'esprit et le refoule sur lui-même, plein d'une crainte mystérieuse, ressemblent aux nations endormies sous l'oppression des religions d'État et du despotisme oriental. Rien ne s'y détache de l'ensemble en saillie indépendante; la sculpture, comprimée et rigide, n'est là que l'accessoire, parfois colossal, de l'architecture.

«Cependant cet ensemble n'est pas un tout harmonique. La disproportion est le caractère de cette architecture, auquel la sculpture répond par la monstruosité; mais l'incohérence, la bizarrerie des parties, disparaissent dans la puissance et la grandeur de la masse, de même que chez les peuples de l'Orient le génie individuel est absorbé par le génie social.

XXVIII.

«En Égypte, où la tradition a exercé l'empire le plus tyrannique, l'architecture fleurit comme art religieux et national; elle élève ces montagnes de pierre qui portent dans leurs flancs de royales sépultures, et qui jettent leur tristesse sur la monotonie de l'horizon; elle construit d'énormes enceintes et multiplie les colonnes en des séries de portiques interminables où la pensée se perd avec le regard. L'idée du beau, produit d'une conception tout intellectuelle, n'a rien de commun avec ces rêves bâtis d'une imagination sombre et superstitieuse. Mais l'instinct de la grandeur, joint au respect de la règle, le culte de la puissance visible et invisible, s'y font sentir comme dans toutes les institutions de ce peuple.

XXIX.

«À l'ombre de cette architecture gigantesque, solennellement monotone, la sculpture croît, mais n'éclôt pas. Enchaînée par le respect à la tradition religieuse, vouée à la tristesse par les mœurs et les usages de la vie égyptienne, elle demeure frappée d'immobilité comme l'esprit humain lui-même, pontife consacré du culte de la mort. Condamnée à reproduire sans fin des types invariables, où la figure humaine se dégrade en d'étranges associations avec des formes animalesques, elle est l'expression de ce peuple mystérieux, soumis et grave, qui voit dans la vie des animaux une image de la vie divine et un modèle à suivre, afin de participer lui-même, par l'asservissement à une règle imposée, à l'immutabilité sacrée des lois de l'univers.

XXX.

«À Tyr et dans ses colonies, où s'épanouit une civilisation brillante, résultant de l'industrie et du commerce, l'empire de la religion est assez fort pour retenir l'art sous sa domination. Les temples sont vastes et ornés, mais les images des dieux ne sont le plus souvent que l'assemblage incohérent de formes disparates. Les combinaisons les plus étranges de la forme humaine avec des figures d'animaux ou de monstres imaginaires semblent avoir été recherchées par les Phéniciens pour exprimer l'idée confuse d'une divinité qui n'était que la personnification obscure des forces naturelles. Quelquefois, pour lui conserver un caractère encore plus mystérieux, ils représentaient cette divinité sans aucune forme et voilée d'une façon singulière.

«Ces représentations, dont, à défaut d'autres monuments, nous retrouvons l'image sur des monnaies et des pierres gravées, contrastent avec les formes élégantes que ces mêmes hommes avaient su donner à leurs vases et avec le raffinement de leur goût en fait de luxe. Rien ne montre mieux, ce me semble, quelle distance sépare une civilisation toute matérielle de la civilisation véritable, et comme quoi le progrès de l'art se lie essentiellement à un développement religieux ou philosophique.

XXXI.

«L'art assyrien est celui qui approche le plus de la vie et de la beauté de l'art grec. Ce qui frappe dans les édifices de Babylone et de Ninive, après le caractère imposant qu'ils ont en commun avec les monuments de l'Égypte, ce sont les représentations animées de la vie réelle qui s'y déployaient sur les murailles.

«Les bas-reliefs assyriens sont supérieurs, au point de vue de la plastique, aux bas-reliefs égyptiens, dans lesquels il ne faut voir, avec O. Müller, qu'une sorte d'écriture destinée à raconter des faits et à exprimer des idées, sans aucune pensée esthétique. Les scènes variées de guerre et de chasse qu'ils représentent dénoncent une vie nationale active et brillante, où le roi joue le rôle d'une divinité terrestre, assise sur son char, commandant le respect et l'obéissance. Les figures symboliques des dieux revêtent une majesté calme qui semble avoir été inspirée aux artistes par le spectacle de la nature. L'art assyrien est libre dans son inexpérience; il n'a rien de la roideur des formes imposées par une tradition religieuse: de là le charme qui perce à travers sa rudesse. Mais, s'il a trouvé la vie dans l'indépendance, il est resté loin encore de l'idéal. Il était réservé à l'anthropomorphisme grec de rencontrer la beauté souveraine dans l'union étroite de la nature humaine avec l'idée divine.

XXXII.

«Les monuments de la Perse donneraient lieu à des remarques analogues. Une magnificence barbare, un luxe intempérant de décoration, caractérise l'architecture persane, tandis que la sculpture offre un mélange singulier de roideur et de finesse, de dureté et d'élégance, emblème frappant d'un peuple qui vieillit sans progresser; la main se raffine, les procédés de travail se perfectionnent, l'esprit reste endormi dans ses langes. Il ne se réveillera complétement qu'en Grèce, chez les enfants d'une race privilégiée entre les races ariennes. Les temples-cavernes de l'Inde antique, ornés de sculptures bizarres, représentent l'état le moins avancé de l'architecture et de la plastique.

XXXIII.

«Au moyen âge, sous l'influence d'idées bien différentes, la sculpture se montre également dépendante de l'architecture; et, tandis que celle-ci produit des chefs-d'œuvre d'un genre nouveau, l'autre s'arrête à un degré de développement très-inférieur.

«Ici l'on n'a plus affaire aux religions de la nature qui écrasaient l'esprit sous leur morne tyrannie, comme les géants de la mythologie étaient écrasés sous les montagnes accumulées par la divine colère. Aussi l'élan est hardi et sublime.

«Les flèches des cathédrales déchirent les nuages et s'avancent dans l'air au-devant du soleil. Mais tout monte vers le ciel, et, dans les régions terrestres, il n'y a ni dilatation ni épanouissement; ce n'est qu'une échappée dans l'altitude. Il n'y a là pour la sculpture qu'un humble rôle de décoration. Le Dieu infini et invisible, qui remplit le sanctuaire de sa présence, n'a pas besoin d'apparaître sous des traits mortels. Quant aux anges et aux saints, leur corps n'est que le signe extérieur d'une vie toute spirituelle. Autant que les idées chrétiennes de pénitence et d'ascétisme, les formes élancées de l'architecture du moyen âge commandaient aux figures qu'on y associait l'allongement et la maigreur. La sculpture, enchaînée au pilier gothique, ne prit un peu de vie pour rompre ses liens qu'après avoir été visitée par un rayon venu de l'antiquité dans la nuit des cloîtres et des cathédrales.

XXXIV.

«Il en est tout autrement dans la Grèce antique. Aux temples massifs, disproportionnés, aux sanctuaires mystérieux de l'Égypte et de l'Asie ancienne où se cachent des idoles bizarres et qu'environnent des colosses monstrueux; aux églises où le Dieu pur esprit plane invisible sous les voûtes élevées, la Grèce oppose les demeures élégantes et joyeuses, tout éclatantes de beauté et de lumière, de ses dieux à figure humaine, comme elle oppose son génie philosophique et moral au génie symbolique et religieux de l'antique Orient et aux mystiques élans de la pensée chrétienne.

XXXV.

«On peut dire de la sculpture grecque qu'elle domine et régit l'architecture, comme elle est ailleurs dominée et régie par elle. Ici l'architecture reçoit la loi du beau, comme la sculpture.

«C'est sans doute la raison pour laquelle Vitruve établit entre les proportions du corps humain et les lois de l'architecture une analogie, fausse peut-être au point de vue scientifique, réelle au point de vue esthétique. Cette idée même de proportion qui éclate comme la lumière dans toutes les œuvres de l'art grec, et qui donne à l'architecture un caractère de perfection inconnu auparavant, semble suggérée à l'esprit par la contemplation du corps humain, ce chef-d'œuvre vivant de convenance et d'harmonie.

«C'est à la forme humaine que semble empruntée cette symétrie, qui n'est pas la symétrie froide de notre architecture classique moderne; c'est à la forme humaine sans doute, bien plutôt qu'à la nature inanimée, que les architectes grecs ont dû la pensée de ces courbes dont j'aurai plus tard à parler, et qui corrigeaient par je ne sais quoi d'organique la sécheresse de la géométrie. Dans leur enthousiasme pour la beauté de l'homme, après lui avoir autant que possible ravi l'ondulation de ses lignes si harmonieusement balancées, ils ont été jusqu'à revêtir de couleurs leurs édifices, afin de mieux imiter la nature par une apparence de vie.

«En Grèce, les statues ne sont pas faites pour l'ornement des temples, mais bien les temples pour le logement des statues.»

XXXVI.

Reprenons la parole:

Rien n'est improvisé dans la nature et dans l'art. Tout sort d'un antécédent; l'histoire de l'architecture et de la sculpture grecque avant Phidias conduit insensiblement le lecteur de l'ébauche au chef-d'œuvre.

Phidias apparaît enfin sous Périclès, comme Raphaël et Michel-Ange sous Léon X.

Jusqu'à eux on a monté; après eux il n'y a plus qu'à descendre. Il y a des sommets que l'on ne franchit pas. Le nec plus ultra est écrit sur tout ce qui est humain, c'est-à-dire borné.

M. de Ronchaud ne le dit pas, parce qu'il est de cette école, séduite et séduisante, qui flatte le genre humain en lui persuadant qu'il sera dieu à force de progrès sur cette terre; il ne dit pas qu'après avoir monté il faut redescendre, mais on voit clairement qu'il le sent.

XXXVII.

On n'a qu'à lire sa description scientifique du Parthénon, ce Sinaï de l'art, qui occupe un de ses volumes. Veut-on mesurer la distance du sommet de l'art à l'abjection du métier dans la statuaire française de nos jours, qu'on aille contempler la figure de Thésée par Phidias, celle de Moïse par Michel-Ange, celle du Génie de la Mort par Canova; puis qu'on aille regarder, si on le peut, la statue du maréchal Ney sur l'avenue de l'Observatoire, ou la statue du Napoléon au tricorne sur la colonne de la place Vendôme: comparez et rougissez!

XXXVIII.

Cette description savante du Parthénon me rappelle une des fortes impressions de ma vie, dont je retrouve, ici, sous ma main, une note inédite sur mon carnet de voyageur. Qu'on me pardonne de la relever telle qu'elle est, de cette page déchirée, pour justifier par l'impression naïve d'un ignorant tel que moi l'impression érudite et critique d'un adorateur tel que M. de Ronchaud, qui sait la langue de l'idéal.

Voici cette note:

«Le nombre des statues était si considérable en Grèce qu'on aurait pu dire des Grecs, à l'époque où ils avaient perdu avec la liberté les vertus de leurs ancêtres, qu'il y avait chez eux plus de dieux que d'hommes.

«Au temps de Pline le Naturaliste, après les spoliations exercées par les proconsuls et les empereurs, parmi lesquels il y eut des amateurs passionnés des œuvres de l'art, il n'y avait pas encore moins de trois mille statues à Athènes, et l'on en comptait un pareil nombre à Olympie et à Delphes. Athènes, la plus religieuse des villes grecques, au rapport de Pausanias, la ville où le génie ionien s'épanouit dans toute sa beauté, l'œil de la Grèce, selon la poétique expression de Milton, Athènes fut surtout la ville des statues.

XXXIX.

«Dans ces cités républicaines, et spécialement dans la plus démocratique, l'art exerçait une sorte de magistrature; les images en bronze et en marbre des hommes illustres, en même temps qu'elles servaient de luxe sévère à la place publique, portaient dans tous les cœurs l'enthousiasme et l'émulation. L'Athénien qui se rendait de sa maison à l'assemblée du peuple rencontrait partout sur son passage les figures des divinités protectrices de la cité, celles des magistrats et des héros révérés pour leur courage et pour leurs vertus civiques et patriotiques; il s'avançait au milieu de la majesté de ces souvenirs comme sous les portiques d'un temple; et la Vénération, comme une muse de la religion et de la patrie, se levait à son approche du pied des statues, et l'accompagnait à travers la ville jusqu'au lieu consacré par la solennité des délibérations populaires.

«Il y avait de ces simulacres aux abords des temples, dans les portiques, dans les agoras; les rues et les chemins étaient bordés de ces statues de forme quadrangulaire nommées Hermès, du nom de la divinité qu'elles représentaient et dont Pausanias attribue l'invention aux Athéniens.

«L'art mêlait ses beautés à celles de la nature. Platon nous montre, au commencement du Phédon, une fontaine voisine de l'Ilissus, qu'un agnus-castus ombrage de ses rameaux odorants, et autour de laquelle sont des statues du fleuve Achéloüs et de ses nymphes; c'est là que Socrate s'assied avec son jeune disciple et qu'ils s'entretiennent philosophiquement de l'amour et de la beauté, au chant harmonieux des cigales. On voit, par l'énumération que fait Pausanias d'une partie des statues qui décoraient de son temps l'Altis à Olympie, combien le nombre en a dû être considérable. Mais c'est surtout dans les temples que les chefs-d'œuvre de la sculpture étaient prodigués.»

XL.

Mais voici ma citation personnelle:

Les événements, déplorés par moi, de la révolution dynastique de 1830, m'avaient éloigné pour quelques années de l'Europe. Le spectacle de tant de désertions politiques à l'ennemi par tant de serviteurs des Bourbons déchus me soulevait le cœur; je ne voulus pas les imiter: je voyageai en Asie pour voir de plus loin ou pour détourner mes yeux de tant de bassesses.

Il y a des années où il faut s'absenter de sa patrie: heureux qui peut la fuir et l'oublier sans manquer à aucun devoir public ou privé! Je le pouvais alors, je jouissais de ma liberté, je n'avais pas voulu l'engager à aucun prix à la monarchie nouvelle: son avénement ressemblait trop à un coup de fortune.

XLI.

Un jour d'été, par un vent frais qui faisait moutonner, comme des troupeaux sortant en bondissant du lavoir, les petites vagues courtes et blanches d'écume du golfe d'Athènes, je doublais, dans mon navire à voiles, le cap Sunium, consacré par le nom de Platon.

Une légère brume, fumée de la mer quand elle bouillonne, voilait les côtes; mais de temps en temps cette brume se déchirait sous un coup de vent; nous voguions avec la rapidité des mouettes. Tout à coup, à travers une de ces déchirures de la brume, j'aperçus comme au-dessus d'un vaste piédestal de nuées, entre ciel et terre, un édifice carré de marbre blanc sur lequel le soleil de l'Attique se répercutait éblouissant, mais mat comme le soleil d'une autre terre; il laissait lire sans éblouissement les lignes nettes, pures, rectangles de l'édifice; on aurait compté les colonnes et recomposé les figures et les groupes des frontons.

XLII.

Jamais rien de si éclatant n'avait encore brillé à mes yeux. (Je n'avais pas encore vu alors les gigantesques temples de Balbek ou de Palmyre.)

—Qu'est-ce que ce cap de marbre sur lequel viennent écumer et bleuir là-bas les rayons du soleil et l'azur du ciel? demandai-je au capitaine Blanc, navigateur très-érudit et très-lettré de ces parages.—C'est l'Acropolis d'Athènes, me répondit-il; c'est le Parthénon conçu par Périclès, construit par Ictinus, et sculpté par Phidias.

On conçoit mon émotion: pendant tout le reste de la navigation jusqu'au Pirée, le port d'Athènes, alors dépeuplé et solitaire, ce ne fut qu'un regard sur le Parthénon. Un coup de vent nous jeta avant la nuit dans le port; des chevaux de Thessalie nous emportèrent vers la ville. Le lendemain, je m'éveillai dans un groupe de ruines amoncelées qui étaient Athènes à cette époque; quelques heures après, je gravissais la voie Sacrée qui serpente autour de la montagne de l'Acropolis, dont le Parthénon forme le diadème et porte son défi à l'avenir!

Non, rien de tout cela. Sur votre tête vous voyez s'élever irrégulièrement de vieilles murailles noirâtres, marquées de taches blanches. Ces taches sont du marbre, débris des monuments qui couronnaient déjà l'Acropolis avant sa restauration par Périclès et Phidias.

Ces murailles, flanquées de distance en distance d'autres murs qui les soutiennent, sont couronnées d'une tour carrée byzantine et de créneaux vénitiens. Elles entourent un large mamelon qui renfermait presque tous les monuments sacrés de la ville de Thésée. À l'extrémité de ce mamelon, du côté de la mer Égée, se présente le Parthénon, ou le temple de Minerve, vierge sortie du cerveau de Jupiter.

Ce temple, dont les colonnes sont jaunâtres, est marqué çà et là de taches d'une blancheur éclatante: ce sont les stigmates du canon des Turcs ou du marteau des iconoclastes; sa forme est un carré long; il semble de loin trop bas et trop petit pour sa situation monumentale. Il ne dit pas de lui-même: C'est moi; je suis le Parthénon, je ne puis être autre chose. Il faut le demander à son guide, et, quand il vous a répondu, on doute encore.

XLIII.

Plus loin, au pied de l'Acropolis, vous passez sous une porte obscure et basse, sous laquelle quelques Turcs en guenilles sont couchés à côté de leurs riches et belles armes; vous êtes dans Athènes.

Le premier monument digne du regard est le temple de Jupiter Olympien, dont les magnifiques colonnes s'élèvent seules sur une place déserte et nue, à droite de ce qui fut Athènes, digne portique de la ville des ruines!

À quelques pas de là, nous entrâmes dans la ville, c'est-à-dire dans un inextricable labyrinthe de sentiers étroits et semés de pans de murs écroulés, de tuiles brisées, de pierres et de marbres jetés pêle-mêle, tantôt descendant dans la cour d'une maison écroulée, tantôt gravissant sur l'escalier ou même sur le toit d'une autre: dans ces masures petites, blanches, vulgaires, ruines de ruines, quelques repaires sales et infects, où des familles de paysans grecs sont entassées et enfouies.

Çà et là, quelques femmes aux yeux noirs et à la bouche gracieuse des Athéniennes, sortaient, au bruit des pas de nos chevaux, sur le seuil de leur porte, nous souriaient avec bienveillance et étonnement, et nous donnaient le gracieux salut de l'Attique: «Bienvenus, seigneurs étrangers, à Athènes!»

XLIV.

Nous arrivâmes, après un quart d'heure de marche parmi les mêmes scènes de dévastation et les mêmes monceaux de murs et de toits écroulés, à la modeste demeure de M. Gaspari, agent du consulat de Grèce à Athènes. Je lui avais envoyé le matin la lettre qui me recommandait à son obligeance. Je n'en avais pas besoin: l'obligeance est le caractère de presque tous nos agents à l'étranger.

M. Gaspari nous reçut comme des amis inconnus; et, pendant qu'il envoyait son fils chercher une maison pour nous dans quelque masure encore debout d'Athènes, une de ses filles, Athénienne, belle et gracieuse image de cette beauté héréditaire de son pays, nous servait, avec empressement et modestie, du jus d'orange glacé dans des vases de terre poreuse, aux formes antiques.

Après nous être un moment rafraîchis dans cet humble asile d'une simple et cordiale hospitalité, si douce à rencontrer sous un ciel brûlant, à huit cents lieues de son pays, à la fin d'une journée de tempête, de soleil et de poussière, M. Gaspari nous conduisit au bas de la ville, à travers les mêmes ruines, jusqu'à une maison blanche et propre, élevée tout récemment, et où un Italien avait monté une auberge.

Quelques chambres blanchies à la chaux et proprement meublées, une cour rafraîchie par une source et par un peu d'ombre, au pied de l'escalier une belle lionne en marbre blanc, des fruits et des légumes abondants, du miel de l'Hymette calomnié par M. de Chateaubriand, des domestiques grecs entendant l'italien, empressés et intelligents, tout cela doubla de prix pour nous, au milieu de la désolation et de la nudité absolue d'Athènes.

On ne trouverait pas mieux sur une route d'Italie, d'Angleterre ou de Suisse. Puisse cette auberge se soutenir et prospérer pour la consolation et le bien-être des voyageurs à venir! Mais, hélas! depuis quarante huit jours, aucun étranger n'en avait franchi le seuil ni troublé le silence.

XLV.

Le soir, M. Gropius vint obligeamment se mettre à notre disposition pour nous montrer et nous commenter Athènes.

Nous eûmes dans M. Gropius un second Fauvel, qui s'est fait Athénien depuis trente-deux ans, et qui bâtit, comme son maître, la maison de ses vieux jours parmi ces débris d'une ville où il a passé sa jeunesse, et qu'il aide autant qu'il le peut à sortir une centième fois de sa poussière poétique.

Consul d'Autriche en Grèce, homme d'érudition et homme d'esprit, M. Gropius joint, à l'érudition la plus consciencieuse et la plus approfondie de l'antiquité, ce caractère de naïve bonhomie et de grâce inoffensive qui est le type des vrais et dignes enfants de l'Allemagne savante.

Injustement accusé par lord Byron dans ses notes mordantes sur Athènes, M. Gropius ne rendait point offense pour offense à la mémoire du grand poëte; il s'affligeait seulement que son nom eût été traîné par lui d'éditions en éditions, et livré à la rancune des fanatiques ignorants de l'antiquité; mais il n'a pas voulu se justifier, et, quand on est sur les lieux, témoin des efforts constants que fait cet homme distingué pour restituer un mot à une inscription, un fragment égaré à une statue, ou une forme et une date à un monument, on est sûr d'avance que M. Gropius n'a jamais profané ce qu'il adore, ni fait un vil commerce de la plus noble et de la plus désintéressée des études, l'étude des antiquités.

Avec un tel homme, les jours valent des années pour un voyageur ignorant comme moi.

Je lui demandai de me faire grâce de toutes les antiquités douteuses, de toutes les célébrités de convention, de toutes les beautés systématiques. J'abhorre le mensonge et l'effort en tout, mais surtout en admiration. Je ne veux voir que ce que Dieu ou l'homme ont fait de beau; la beauté présente, réelle, palpable, parlante à l'œil et à l'âme, et non la beauté de lieu et d'époque, la beauté historique ou critique, celle-là aux savants.

XLVI.

À nous, poëtes, la beauté évidente et sensible: nous ne sommes pas des êtres d'abstraction, mais des hommes de nature et d'instinct. Ainsi j'ai parcouru maintes fois Rome; ainsi j'ai visité les mers et les montagnes; ainsi j'ai lu les sages, les historiens, les poëtes; ainsi j'ai visité Athènes.

XLVII.

C'était une belle et pure soirée: le soleil dévorant descendait noyé dans une brume violette sur la barre noire et étroite qui forme l'isthme de Corinthe, et frappait de ses derniers faisceaux lumineux les créneaux de l'Acropolis, qui s'arrondissent, comme une couronne de tours, sur la vallée large et ondulée où dort silencieuse l'ombre d'Athènes. Nous sortîmes par des sentiers sans noms et sans traces, franchissant à tout moment des brèches de murs de jardins renversés, ou des maisons sans toits, ou des ruines amoncelées sur la poussière blanche de la terre d'Attique.

XLVIII.

À mesure que nous descendions vers le fond de la vallée profonde et déserte qu'ombragent le temple de Thésée, le Pnyx, l'Aréopage et la colline des Nymphes, nous découvrions une plus vaste étendue de la ville moderne qui se déployait sur notre gauche, semblable en tout à ce que nous avions vu ailleurs.

Assemblage confus, vaste, morne, désordonné, de huttes écroulées, de pans de murs encore debout, de toits enfoncés, de jardins et de cours ravagés, de monceaux de pierres entassées, barrant les chemins et roulant sous les pieds; tout cela couleur de ruines récentes, de ce gris terne, flasque, décoloré, qui n'a pas même pour l'œil la sainteté du temps écoulé, ni la grâce des ruines célèbres.

Nulle végétation, excepté trois ou quatre palmiers, semblables à des minarets turcs, restés debout sur la ville détruite; çà et là quelques maisons aux formes vulgaires et modernes, récemment relevées par quelques Européens ou quelques Grecs de Constantinople, maisons de nos villages de France ou d'Angleterre, toits élevés sans grâce, fenêtres nombreuses et étroites; absence de terrasses, de lignes architecturales, de décorations: auberges pour la vie, bâties en attendant une destruction nouvelle; mais rien de ces palais qu'un peuple civilisé élève avec confiance pour les générations à naître.

XLIX.

Au milieu de tout ce chaos, mais rares, quelques pans de stade, quelques colonnes noirâtres de l'arche d'Adrien ou de l'Agora, le dôme de la tour des Vents ou de la lanterne de Diogène, appelant l'œil et ne l'arrêtant pas.

Devant nous grandissait et se détachait du tertre gris où il est placé, le temple de Thésée, isolé, découvert de toutes parts, debout tout entier sur son piédestal de rochers; ce temple, après le Parthénon, le plus beau selon la science que la Grèce ait élevé à ses dieux ou à ses héros.

L.

En approchant, convaincu par la lecture de la beauté du monument, j'étais étonné de me sentir froid et stérile; mon cœur cherchait à s'émouvoir, mes yeux cherchaient à admirer. Rien!

Je ne sentais que ce qu'on éprouve à la vue d'une œuvre sans défaut, un plaisir négatif; mais une impression réelle et forte, une volupté neuve, puissante, involontaire, point!

Ce temple est trop petit; c'est un sublime jouet de l'art! Ce n'est pas un monument pour les dieux, pour les hommes, pour les siècles. Je n'eus qu'un instant d'extase: c'est celui où, assis à l'angle occidental du temple, sur ses dernières marches, mes regards embrassèrent à la fois, avec la magnifique harmonie de ses formes et l'élégance majestueuse de ses colonnes, l'espace vide et plus sombre de son portique, sur sa frise intérieure les admirables bas-reliefs des combats des Centaures et des Lapithes; et au-dessus, par l'ouverture du centre, le ciel bleu et resplendissant, répandant son jour mystique et serein sur les corniches et sur les formes saillantes des figures des bas-reliefs: elles semblaient alors vivre et se mouvoir. Les grands artistes en tout genre ont seuls ce don de la vie, hélas! à leurs dépens!

LI.

Au Parthénon il ne reste plus que deux figures, Mars et Vénus, à demi écrasées par deux énormes fragments de corniche qui ont glissé sur leurs têtes; mais ces deux figures valent pour moi à elles seules plus que tout ce que j'ai vu en sculpture de ma vie: elles vivent comme jamais toile ou marbre n'a vécu. On souffre du poids qui les écrase; on voudrait soulager leurs membres qui semblent plier en se roidissant sous cette masse; on sent que le ciseau de Phidias tremblait, brûlait dans sa main, quand ces sublimes figures naissaient sous ses doigts.

On sent (ce n'est point une illusion, c'est la vérité, vérité douloureuse!) que l'artiste infusait de sa propre individualité, de son propre sang, dans les formes, dans les veines des êtres qu'il créait, et que c'est encore une partie de sa vie qu'on voit palpiter dans ces formes vivantes, dans ces membres prêts à se mouvoir, sur ces lèvres prêtes à parler.

LII.

Mais le temple de Thésée ne vit pas comme monument: c'est de la beauté sans doute, mais la beauté froide et morte dont l'artiste seul doit aller secouer le linceul et essuyer la poussière. Pour moi, je l'admire, et je m'en vais sans aucun désir de le revoir. Les belles pierres de la colonnade du Vatican, les ombres majestueuses et colossales de Saint-Pierre de Rome, ne m'ont jamais laissé sortir sans un regret, sans une espérance d'y revenir!

LIII.

Plus haut, en gravissant une noire colline couverte de chardons et de cailloux rougeâtres, vous arrivez au Pnyx, lieu des assemblées orageuses du peuple d'Athènes et des ovations inconstantes de ses orateurs ou de ses favoris.

D'énormes blocs de pierre noire, dont quelques-unes ont jusqu'à douze ou treize pieds cubes, reposent les uns sur les autres, et portaient la terrasse où le peuple se réunissait.

Plus haut encore, à une distance d'environ cinquante pas, on voit un énorme bloc carré, dans lequel on a taillé des degrés qui servaient sans doute à l'orateur pour monter sur cette tribune, qui dominait ainsi le peuple, la ville et la mer.

Ceci n'a aucun caractère de l'élégance du peuple de Périclès; cela sent le Romain; les souvenirs seuls y sont beaux. Démosthène parlait là, et soulevait ou calmait cette mer populaire plus orageuse que la mer Égée, qu'il pouvait entendre aussi mugir derrière lui.

LIV.

Je m'assis là, seul et pensif, et j'y restai jusqu'à la nuit presque close, ranimant sans efforts toute cette histoire, la plus belle, la plus pressée, la plus bouillonnante de toutes les histoires d'hommes qui aient remué le glaive ou la parole. Quels temps pour le génie! et que de génie, de grandeur, de sagesse, de lumière, de vertu même (car non loin de là mourut Socrate) pour ce temps!

Ce moment-ci y ressemble en Europe, et surtout en France, cette Athènes vulgaire des temps modernes. Mais c'est l'élite seule de la France et de l'Europe qui est Athènes; la masse est barbare encore! Supposez Démosthène parlant sa langue brûlante, sonore, colorée, à une réunion populaire de nos cités actuelles: qui la comprendrait?

LV.

L'inégalité de l'éducation et de la lumière est le grand obstacle à notre civilisation complète moderne. Le peuple est maître, mais il n'est pas encore capable de l'être; voilà pourquoi il détruit partout, et n'élève rien de beau, de durable, de majestueux nulle part! Tous les Athéniens comprenaient Démosthène, savaient leur langue, jugeaient leur législation et leurs arts. C'était un peuple d'hommes d'élite; il avait les passions du peuple, il n'avait pas son ignorance; il faisait des crimes, mais pas de sottises.

Ce n'est plus ainsi; voilà pourquoi la démocratie, nécessaire en droit, semble impossible encore en fait dans les grandes populations modernes. Le temps seul peut rendre les peuples capables de se gouverner eux-mêmes. Leur éducation se fait par leurs révolutions.

LVI.

Le sort de l'orateur, comme Démosthène ou Mirabeau, les deux plus dignes de ce nom, est plus séduisant que le sort du philosophe ou du poëte; l'orateur participe à la fois de la gloire de l'écrivain et de la puissance des masses sur lesquelles et par lesquelles il agit: c'est le philosophe roi, s'il est philosophe; mais son arme terrible, le peuple, se brise entre ses mains, le blesse et le tue lui-même; et puis ce qu'il fait, ce qu'il dit, ce qu'il remue dans l'humanité, passions, principes, intérêts passagers, tout cela n'est pas durable, n'est pas éternel de sa nature.

Le poëte, au contraire, et j'entends par poëte tout homme qui crée des idées, en bronze, en pierre, en prose, en paroles ou en rhythmes; le poëte remue ce qui est impérissable dans la nature et dans le cœur humain. Les temps passent, les langues s'usent; mais il vit toujours tout entier, toujours aussi lui, aussi grand, aussi neuf, aussi puissant sur l'âme de ses lecteurs; son sort est moins humain, mais plus divin! il est au-dessus de l'orateur.

Le beau serait de réunir les deux destinées: nul homme ne l'a fait; mais il n'y a cependant aucune incompatibilité entre l'action et la pensée dans une intelligence complète. L'action est fille de la pensée, mais les hommes, jaloux de toute prééminence, n'accordent jamais deux puissances à une même tête; la nature est plus libérale! Ils proscrivent du domaine de l'action celui qui excelle dans le domaine de l'intelligence et de la parole; ils ne veulent pas que Platon fasse des lois réelles, ni que Socrate gouverne une bourgade.

LVII.

J'envoyai demander au bey turc Youssouf-Bey, commandant de l'Attique, la permission de monter à la citadelle avec mes amis, et de visiter le Parthénon. Il m'envoya un janissaire pour m'accompagner.

Nous partîmes à cinq heures du matin, accompagnés de M. Gropius.

Tout se tait devant l'impression incomparable du Parthénon, ce temple des temples bâti par Ietinus, ordonné par Périclès, décoré par Phidias; type unique et exclusif du beau, dans les arts de l'architecture et de la sculpture; espèce de révélation divine de la beauté idéale reçue un jour par le peuple artiste par excellence, et transmise par lui à la postérité en blocs de marbre impérissables et en sculptures qui vivront à jamais.

Ce monument, tel qu'il était avec l'ensemble de sa situation, de son piédestal naturel, de ses gradins décorés de statues sans rivales, de ses formes grandioses, de son exécution achevée dans tous ses détails, de sa matière, de sa couleur, lumière pétrifiée; ce monument écrase, depuis des siècles, l'admiration sans l'assouvir. Quand on en voit ce que j'en ai vu seulement, avec ses majestueux lambeaux mutilés par les bombes vénitiennes, par l'explosion de la poudrière sous Morosini, par le marteau de Théodore, par les canons des Turcs et des Grecs, ses colonnes en blocs immenses touchant ses pavés, ses chapiteaux écroulés, ses triglyphes et ses statues emportées par les agents de lord Elgin, sur les vaisseaux anglais, ce qu'il en reste est suffisant pour que je sente que c'est le plus parfait poëme écrit en pierre sur la face de la terre; mais encore, je le sens aussi, c'est trop petit!

LVIII.

Je passe des heures délicieuses couché à l'ombre des Propylées, les yeux attachés sur le fronton croulant du Parthénon; je sens l'antiquité tout entière dans ce qu'elle a produit de plus divin; le reste ne vaut pas la parole qui le décrit! L'aspect du Parthénon fait apparaître, plus que l'histoire, la grandeur colossale d'un peuple. Périclès ne doit pas mourir!

Quelle civilisation surhumaine que celle qui a trouvé un grand homme pour ordonner, un architecte pour concevoir, un sculpteur pour décorer, des statuaires pour exécuter, des ouvriers pour tailler, un peuple pour solder, et des yeux pour comprendre et admirer un pareil édifice!

Où retrouvera-t-on et une époque et un peuple pareils?

Rien ne l'annonce.

LIX.

À mesure que l'homme vieillit, il perd la séve, la verve, le désintéressement nécessaire pour les arts. Les Propylées, le temple d'Érechthée ou celui des Cariatides, sont à côté du Parthénon; chefs-d'œuvre eux-mêmes, mais noyés dans ce chef-d'œuvre: l'âme, frappée d'un coup trop fort à l'aspect du premier de ces édifices, n'a plus de force pour admirer les autres. Il faut voir et s'en aller, en pleurant moins sur la dévastation de cette œuvre surhumaine de l'homme, que sur l'impossibilité de l'homme d'en égaler jamais la sublimité et l'harmonie.

Ce sont de ces révélations que le ciel ne donne pas deux fois à la terre: c'est comme le poëme de Job ou le Cantique des Cantiques; comme le poëme d'Homère ou la musique de Mozart! Cela se fait, se voit, s'entend; puis cela ne se fait plus, ne se voit plus, ne s'entend plus, jusqu'à la consommation des âges. Heureux les hommes par lesquels passent ces souffles divins! ils meurent, mais ils ont prouvé à l'homme ce que peut être l'homme; et Dieu les rappelle à lui pour le célébrer ailleurs dans une langue plus puissante encore!

J'erre tout le jour, muet, dans ces ruines, et je rentre l'œil ébloui de formes et de couleurs, le cœur plein de mémoire et d'admiration!

Le gothique est beau; mais l'ordre et la lumière y manquent; ordre et lumière, ces deux principes de toute création éternelle. Adieu pour jamais au gothique!

LX.

De tous les livres à faire, le plus difficile, à mon avis, c'est une traduction. Or, voyager, c'est traduire; c'est traduire à l'œil, à la pensée, à l'âme du lecteur, les lieux, les couleurs, les impressions, les sentiments que la nature ou les monuments humains donnent au voyageur. Il faut à la fois savoir regarder, sentir et exprimer: et exprimer comment? non pas avec des lignes et des couleurs, comme le peintre, chose facile et simple; non pas avec des sons, comme le musicien; mais avec des mots, avec des idées qui ne renferment ni sons, ni lignes, ni couleurs.

Ce sont les réflexions que je faisais, assis sur les marches du Parthénon, ayant Athènes et le bois d'oliviers du Pirée et la mer bleue d'Égée devant les yeux, et sur ma tête l'ombre majestueuse de la frise du temple des temples. Je voulais emporter pour moi un souvenir vivant, un souvenir écrit de ce moment de ma vie! Je sentais que ce chaos de marbre si sublime, si pittoresque dans mon œil, s'évanouirait de ma mémoire, et je voulais pouvoir le retrouver dans la vulgarité de ma vie future. Écrivons donc: ce ne sera pas le Parthénon, mais ce sera du moins une ombre de cette grande ombre qui plane aujourd'hui sur moi.

LXI.

Du milieu des ruines qui furent Athènes, et que les canons des Grecs et des Turcs ont pulvérisées et semées dans toute la vallée et sur les deux collines où s'étendait la ville de Minerve, une montagne s'élève à pic de tous les côtés.

D'énormes murailles l'enceignent; et, bâties à leur base de fragments de marbre blanc, plus haut avec les débris de frises et de colonnes antiques, elles se terminent dans quelques endroits par des créneaux vénitiens.

Cette montagne ressemble à un magnifique piédestal, taillé par les dieux mêmes pour y asseoir leurs autels.

Son sommet, aplani pour recevoir les aires de ces temples, n'a guère que cinq cents pieds de longueur sur deux ou trois cents pieds de large. Il domine toutes les collines qui formaient le sol d'Athènes antique et les vallées du Pentélique, et le cours de l'Ilissus, et la plaine du Pirée, et la chaîne des vallons et des cimes qui s'arrondit et s'étend jusqu'à Corinthe, et la mer enfin semée des îles de Salamine et d'Égine, où brillent au sommet les frontons du temple de Jupiter Panhellénien.

LXII.

Cet horizon est admirable encore aujourd'hui que toutes ces collines sont nues, et réfléchissent, comme un bronze poli, les rayons réverbérés du soleil de l'Attique. Mais quel horizon Platon devait avoir de là sous les yeux, quand Athènes, vivante et vêtue de ses mille temples inférieurs, bruissait à ses pieds comme une ruche trop pleine; quand la grande muraille du Pirée traçait jusqu'à la mer une avenue de pierre et de marbre pleine de mouvement, et où la population d'Athènes passait et repassait sans cesse comme des flots; quand le Pirée lui-même et le port de Phalère, et la mer d'Athènes, et le golfe de Corinthe, étaient couverts de forêts de mâts ou de voiles étincelantes; quand les flancs de toutes les montagnes, depuis les montagnes qui cachent Marathon jusqu'à l'Acropolis de Corinthe, amphithéâtre de quarante lieues de demi-cercle, étaient découpés de forêts, de pâturages, d'oliviers et de vignes, et que les villages et les villes décoraient de toutes parts cette splendide ceinture de montagnes!

Je vois d'ici les mille chemins qui descendaient de ces montagnes, tracés sur les flancs de l'Hymette, dans toutes les sinuosités des gorges et des vallées, qui viennent toutes, comme des lits de torrents, déboucher sur Athènes.

J'entends les rumeurs qui s'en élèvent, les coups de marteau des tireurs de pierre dans les carrières de marbre du mont Pentélique, le roulement des blocs qui tombent le long des pentes de ses précipices, et toutes ces rumeurs qui remplissent de vie et de bruit les abords d'une grande capitale.

Du côté de la ville, je vois monter par la voie Sacrée, taillée dans le flanc même de l'Acropolis, la population religieuse d'Athènes, qui vient implorer Minerve et faire fumer l'encens de toutes ces divinités domestiques à la place même où je suis assis maintenant, et où je respire la poussière seule de ces temples.

LXIII.

Rebâtissons le Parthénon: cela est facile, il n'a perdu que sa frise et ses compartiments intérieurs. Les murs extérieurs ciselés par Phidias, les colonnes ou les débris des colonnes y sont encore. Le Parthénon était entièrement construit de marbre blanc, dit marbre pentélique, du nom de la montagne voisine d'où on le tirait.

Il consistait en un carré long, entouré d'un péristyle de quarante-six colonnes d'ordre dorique. Chaque colonne a six pieds de diamètre à sa base, et trente-quatre pieds d'élévation. Les colonnes reposent sur le pavé même du temple, et n'ont point de base. À chaque extrémité du temple existe ou existait un portique de six colonnes. La dimension totale de l'édifice était de deux cent vingt-huit pieds de long sur cent deux pieds de large; sa hauteur était de soixante-six pieds.

Il ne présentait à l'œil que la majestueuse simplicité de ses lignes architecturales. C'était une seule pensée de pierre, une et intelligible d'un regard, comme la pensée antique. Il fallait s'approcher pour contempler la richesse des matériaux et l'inimitable perfection des ornements et des détails. Périclès avait voulu en faire autant un assemblage de tous les chefs-d'œuvre du génie et de la main de l'homme, qu'un hommage aux dieux; ou plutôt c'était le génie grec tout entier, s'offrant sous cet emblème, comme un hommage lui-même à la Divinité. Les noms de tous ceux qui ont taillé une pierre ou modelé une statue du Parthénon sont devenus immortels.

LXIV.

Oublions le passé, et regardons maintenant autour de nous, alors que les siècles, la guerre, les religions barbares, les peuples stupides, le foulent aux pieds depuis plus de deux mille ans.

Il ne manque que quelques colonnes à la forêt de blanches colonnes: elles sont tombées, en blocs entiers et éclatants, sur les pavés ou sur les temples voisins: quelques-unes, comme les grands chênes de la forêt de Fontainebleau, sont restées penchées sur les autres colonnes; d'autres ont glissé du haut du parapet qui cerne l'Acropolis, et gisent, en blocs énormes concassés, les unes sur les autres, comme dans une carrière les rognures des blocs que l'architecte a rejetées.

Leurs flancs sont dorés de cette croûte de soleil que les siècles étendent sur le marbre; leurs brisures sont blanches comme l'ivoire travaillé d'hier. Elles forment, de ce côté du temple, un chaos ruisselant de marbre de toutes formes, de toutes couleurs, jeté, empilé, dans le désordre le plus bizarre et le plus majestueux: de loin, on croirait voir l'écume de vagues énormes qui viennent se briser et blanchir sur un cap battu des mers. L'œil ne peut s'en arracher; on les regarde, on les suit, on les admire, on les plaint avec ce sentiment qu'on éprouverait pour des êtres qui auraient eu ou qui auraient encore le sentiment de la vie. C'est le plus sublime effet de ruines que les hommes ont jamais pu produire, parce que c'est la ruine de ce qu'ils firent jamais de plus beau!

LXV.

Si on entre sous le péristyle et sous les portiques, on peut se croire encore au moment où l'on achevait l'édifice: les murs intérieurs sont tellement conservés, la face des marbres si luisante et si polie, les colonnes si droites, les parties conservées de l'édifice si admirablement intactes, que tout semble sortir des mains de l'ouvrier; seulement, le ciel étincelant de lumière est le seul toit du Parthénon, et, à travers les déchirures des pans de murailles, l'œil plonge sur l'immense et lumineux horizon de l'Attique.

Tout le sol à l'entour est jonché de fragments de sculpture ou de morceaux d'architecture qui semblent attendre la main qui doit les élever à leur place dans le monument qui les attend.

Les pieds heurtent sans cesse contre les chefs-d'œuvre du ciseau grec: on les ramasse, on les rejette, pour en ramasser un plus curieux; on se lasse enfin de cet inutile travail; tout n'est que chef-d'œuvre pulvérisé.

Les pas s'impriment dans une poussière de marbre; on finit par la regarder avec indifférence, et l'on reste insensible et muet, abîmé dans la contemplation de l'ensemble, et dans les mille pensées qui sortent de chacun de ces débris. Ces pensées sont de la nature même de la scène où on les respire: elles sont graves comme ces ruines des temps écoulés, comme ces témoins majestueux du néant de l'humanité; mais elles sont sereines comme le ciel qui est sur nos têtes, inondées d'une lumière harmonieuse et pure, élevées comme ce piédestal de l'Acropolis, qui semble planer au-dessus de la terre; résignées et religieuses comme ce monument élevé à une pensée divine, que Dieu a laissé crouler devant lui pour faire place à de plus divines pensées!

LXVI.

Je ne sens point de tristesse ici; l'âme est légère, quoique méditative; ma pensée embrasse l'ordre des volontés divines, des destinées humaines; elle admire qu'il ait été donné à l'homme de s'élever si haut dans les arts et dans une civilisation matérielle; elle conçoit que Dieu ait brisé ensuite ce moule admirable d'une pensée incomplète; que l'unité de Dieu, reconnue enfin par Socrate dans ces mêmes lieux, ait retiré le souffle de vie de toutes ces religions qu'avait enfantées l'imagination des premiers temps; que ces temples se soient écroulés sur leurs dieux: la pensée du Dieu unique jetée dans l'esprit humain vaut mieux que ces demeuras de marbre où l'on n'adorait que son ombre. Cette pensée n'a pas besoin de temples bâtis de main d'homme: la nature entière est le temple où elle adore.

LXVII.

À mesure que les religions se spiritualisent, les temples s'en vont: le christianisme lui-même, qui a construit le gothique pour l'animer de son souffle, laisse ses admirables basiliques tomber peu à peu en ruine; les milliers de statues de ses saints descendent par degrés de leurs socles aériens autour de ses cathédrales; il se transforme aussi, et ses temples deviennent plus nus et plus éclairés à mesure qu'il se dépouille des superstitions de ses âges de crépuscule et qu'il résume davantage la grande lumière qu'il propagea sur la terre, la pensée du Dieu unique prouvé par la raison et adoré par la vertu.

Lisez le Phidias de M. de Ronchaud, et vous comprendrez la grandeur du monument dans la grandeur du poëte.

LXVIII.

Tel est ce livre de Phidias, cet Homère de la pierre, qui a reconstruit l'Olympe en marbre comme le premier Homère l'avait reconstruit en vers plus immortels que ses divinités.

M. de Ronchaud, à son tour, vient de nous traduire en belle prose française cet architecte et ce sculpteur du Parthénon. Dans chaque coup de ciseau il a ressuscité le génie de la beauté grecque; il nous a rendus contemporains de Périclès, de Praxitèle et de Phidias.

LXIX.

Vous qui ne pouvez pas aller admirer ce génie sur place, lisez et relisez ces pages, et que le jeune auteur de ce livre retourne en paix dans sa solitude paternelle de Saint-Lupicin, après avoir allumé en nous le feu de l'enthousiasme pour ce beau lapidaire, puis qu'il nous prépare en silence à ces leçons sur le beau du dessin et de la couleur étudiés dans ces grands poëtes du pinceau, Michel-Ange, le Titien et Raphaël.

Lamartine.

LXXVIIIe ENTRETIEN.

REVUE LITTÉRAIRE
DE L'ANNÉE 1861 EN FRANCE.

M. de Marcellus.

PREMIÈRE PARTIE.

I.

La mort juge la vie; le glas de la cloche funèbre qui appelle les parents et les amis aux funérailles d'un homme d'étude, est le tocsin du cœur pour sa mémoire.

On résume en un clin d'œil sa vie et ses œuvres; on se demande: Qu'avons-nous perdu?

C'est ainsi que nous fûmes frappé non-seulement au cœur, nous-même, ami, collègue et voisin de campagne, presque contemporain d'années de M. de Marcellus, il y a quelques mois, en recevant le billet de faire part qui nous convoquait inopinément à ses obsèques, mais frappé à l'esprit; c'est ainsi qu'en nous interrogeant quelque temps après avec plus de sang-froid sur ce que la France venait de perdre en lui, nous nous répondions: «La France vient de perdre non un orateur, non un poëte, non un écrivain de profession, non un savant de métier, mais plus qu'un orateur, plus qu'un poëte, plus qu'un écrivain, plus qu'un érudit; elle vient de perdre un homme de goût!

«Le dernier des classiques est mort!»

II.

Or qu'est-ce qu'un homme de goût? qu'est-ce qu'un classique? Qu'est-ce que les Anglais appellent un grand scholar, un lettré par excellence?

C'est un homme qui, sans rien prétendre, aspire à tout; c'est un volontaire de la littérature; c'est un homme qui, doué d'un doux loisir et convaincu que les jouissances de l'esprit sont les premières des jouissances, consacre ce loisir aux études désintéressées qui remplissent les heures vides de certains jours, et qui les font couler comme un fleuve fertilisant sur les bords de la vie.

C'est un homme qui a plus de bonheur à admirer les autres qu'à être admiré lui-même; qui demande pardon de son mérite à ceux qui en ont souvent moins que de prétention, et qui, ne briguant aucun renom pour lui, forme ce milieu anonyme, atmosphère vivante de ceux qui parlent ou écrivent, la galerie qui applaudit, la critique, le parterre des lettres, sans lequel il n'y aurait point de lettres dans un pays, le nom collectif, un des noms de ce public d'élite enfin qui n'affecte aucune gloire, mais qui la donne à une nation, dont la première gloire est d'aimer ceux qui d'une part de leurs noms lui font un surnom national et immortel.

III.

Voilà ce qu'on appelle un homme de goût! Ajoutons que ces esprits exquis sont en général des esprits classiques, adorateurs des traditions, imitateurs des modèles transmis par les âges, traducteurs des chefs-d'œuvre que l'antiquité nous a légués; répugnant aux innovations de style toujours un peu désordonnées ou hasardeuses et faisant dresser l'oreille au goût, conservateurs un peu timides des formes du style; ayant le culte respectueux du beau antique, sans en avoir le fanatisme; classiques, en un mot, de caractère, d'éducation, d'habitude, derrière lesquels on peut marcher un peu lentement, mais avec lesquels on ne risque pas de s'égarer; des guides des lettres, en un mot.

Le premier des hommes de goût, le dernier des classiques! voilà ce que la France littéraire venait de perdre avec M. de Marcellus.

IV.

Je ne voulus pas prendre la plume et analyser la perte que la littérature classique venait de faire en lui, dans le premier moment de ma douleur: je craignais que le cœur en moi ne faussât le jugement ou n'exagérât l'éloge; je voulais rester vrai pour être juste. J'attendis que les quelques jours de liberté que tout homme trop affairé se donne en automne me renfermassent dans le solitaire manoir de Saint-Point, déshabité maintenant en attendant qu'on m'en dépouille, et me rapprochassent de ce château d'Audour, ouvert il y a moins d'un an à l'hospitalité littéraire, et maintenant fermé par le deuil d'une veuve muette de douleur, qui n'accepte que les consolations de l'amitié.

La solitude complète est la consolatrice des pertes trop senties, parce qu'elle n'essaye pas de consoler l'inconsolable, et qu'elle ne tente pas de s'interposer entre ce qu'on a perdu et ce qu'on voit toujours.

V.

Le château d'Audour, dans une des hautes vallées qui séparent le Mâconnais du Charolais, était la résidence d'automne, le Tusculum studieux de M. de Marcellus, depuis que la Restauration, qu'il avait tant aimée, avait été renversée et proscrite par ceux auxquels elle avait rendu la patrie, depuis que la République avait remplacé cette anarchie royale et que le neveu de César régnait en France.

Cet Audour est un immense édifice semblable à un caravansérail d'Orient, s'élevant seul au sommet d'une colline de sable; les grilles en sont toujours ouvertes du côté du nord, comme si le passant avait droit d'asile dans ses vastes corridors, où le colporteur ambulant dépose sa balle à l'ombre sans que personne l'interroge sur son droit d'emprunter cette ombre pour se reposer.

Du côté du midi, des enfilades de salles et d'appartements ouvrent par un perron sur une vallée étroite, reste d'une terrasse, où des pentes gazonnées, des bouquets de cèdres et de sapins et un lac conduisent l'œil jusqu'au delà de la vallée, et le font remonter sur une large colline où la route blanche et vide serpente entre une forêt de chênes. Quelques rares toits gris, couverts de chaume, y fument le soir et le matin et indiquent la place des chaumières qu'on ne découvre au loin qu'à leur fumée dans le ciel. C'est un château de Marie Stuart dans un paysage écossais.

VI.

C'est une chose remarquable en général, que ces hommes d'étude, de goût, de littérature exquise et savante, habitent, comme Walter Scott, des demeures féodales, comme la Brède de Montesquieu, comme Montbar et sa tour de Buffon, comme le manoir de Montaigne en Gascogne, comme M. de Marcellus à Audour.

Il semble que ces solitaires résidences inspirent à leurs possesseurs quelque chose du repos, des loisirs studieux, des goûts conservateurs, des contemplations philosophiques qui caractérisent ces hommes de paix.

On n'y entend que le bruit des feuilles qui tombent; rien n'y distrait l'oreille, les yeux, l'esprit; cela force à penser.

Quelque grande salle au fond de l'édifice, au rez-de-chaussée, renferme hermétiquement une vaste bibliothèque poudreuse, pleine dans les rayons d'en haut de volumes de toutes langues, presque pétrifiés dans leurs stalles, sous leur reliure à fermoir, et, sur les tablettes inférieures, des brochures nouvelles et en désordre attestent la continuité du maître à se tenir en rapport avec ce que l'espèce humaine produit de nouveau et son attention à ce qui se passe sur la terre.

Quand un étranger arrive le soir, c'est là qu'on va chercher le maître, et qu'on le trouve, à la lueur d'une lampe qui s'use, attablé, la plume à la main, devant un texte grec ou latin, anglais ou italien, qu'il quitte avec joie pour accueillir un ami, sûr de retrouver son texte et sa pensée à la même place le lendemain!

VII.

C'est ainsi qu'en arrivant inopinément à Audour, dans quelque soirée d'automne, j'étais sûr de trouver M. de Marcellus dans sa bibliothèque.

—Eh bien, qu'y a-t-il de nouveau? me disait-il en me tendant la main.

—Il y a de nouveau, lui disais-je selon les temps, que nos amis les Bourbons de la branche aînée, chassés du trône par l'inconstance du peuple et par l'infidélité de leur maison, vont errer à travers l'Europe deux fois victimes.

—C'est notre condamnation à l'exil intérieur que notre fidélité nous impose, me répondit-il résolûment, quoique tristement. Nous ne pouvons pas, lors même que nous le voudrions, apostasier nos maîtres et servir leurs ennemis.

J'ai envoyé ma démission au nouveau gouvernement de toutes mes fonctions diplomatiques, délices et orgueil de ma jeunesse, et même la démission des droits à la pairie que le refus de serment de mon père m'ouvrait, et que le serment exigé interdit à ma conscience.

Je suis mort d'aujourd'hui au monde, et voici mon tombeau, me dit-il en me montrant sa bibliothèque grecque; j'y viens vivre avec Homère et Tacite, amis immortels des imaginations sensibles et des âmes fermes, qui nous consolent de survivre aux écroulements du temps!

VIII.

Et moi aussi, lui disais-je, j'ai porté mon refus de service au roi nouveau, favori, complice peut-être de la fortune.

Je résigne des fonctions honorifiques ou lucratives que je tiendrais de la faveur du prince, mais je ne résigne pas mon patriotisme; et si le peuple, revenu de son égarement, me désigne pour le servir dans ses comices, j'obéirai à son appel. En attendant, je vais voyager quelques années dans cet Orient que vous déchiffrez aujourd'hui.

IX.

Ainsi dit, ainsi fait: il s'abîma dans ses études, je montai dans mon navire.

Quinze ans se passèrent; le peuple, dégoûté d'intrigues, avait renversé son idole. J'avais porté le poids d'un interrègne, j'avais contribué à remettre la France debout, et la France sous le nom de République; la République s'était hâtée d'être ingrate; elle avait remis l'épée à un soldat. J'étais revenu, soulagé et non surpris, me reposer quelques jours du fardeau d'une année et réparer mes forces dans ma solitude; j'allai voir mon voisin, le solitaire d'Audour.

—Eh bien! quoi de nouveau? me dit-il.

—Rien de nouveau, lui criai-je en descendant de mon cheval; de quelque nom qu'on l'appelle, monarchie ou république, le peuple est toujours peuple, c'est-à-dire ignorant et mobile. À peine règne-t-il qu'il est déjà las de son règne; il n'aura pas de repos qu'il n'ait créé un nouveau règne.

L'opposition libérale a déjà démasqué le bonapartisme, cette superstition du sabre. Je vois poindre une dynastie populaire retrempée depuis trente ans dans les légendes de la guerre. Un Bonaparte, nommé président de la République, couve un empereur. Espérons qu'il aura plus de génie civil que son oncle n'avait eu de génie militaire. S'il en est ainsi, ce sera une halte dans les vicissitudes de l'Europe; je vais voyager de nouveau en Orient. La République fait peur d'elle-même à la France; la Montagne s'amuse à jouer à la Terreur, la Terreur est une machine usée qui irrite tout le monde et qui n'intimide personne. Une république qui joue à la peur entre un peuple effrayé et un chef ambitieux a bientôt perdu la liberté. Détournons les yeux, nous n'avons pas pu leur inspirer la prudence.

Laissons aller le monde à son courant de hasard! Adieu, nous nous reverrons dans deux ans. Et je partis.

X.

Quand je revins, la République était l'Empire. M. de Marcellus continuait de reporter ses regards en arrière, et moi à payer à mes braves amis le prix d'une vie politique qui m'avait ruiné en sauvant un jour mon pays. Je ne me doutais guère que je ferais un jour l'épitaphe de ce cher voisin. Voici sa vie en deux mots.

XI.

Il était né dans le midi de la France, près de Bordeaux, patrie de l'éloquence des Girondins, de la philosophie sceptique et spéculative de Montaigne, de la science politique de Montesquieu, cet Aristote moderne de la France.

Il passa sa première jeunesse au château de Marcellus, dirigé dans ses études par son père, aussi classique que lui. Son mariage, sa carrière, l'avaient éloigné de ce lieu; mais son cœur y était resté, et il y retournait toujours avec bonheur. Le nom de Marcellus venait d'un camp romain établi sur ce coteau. La terre avait été achetée d'Henri IV lui-même, et sa famille y ajouta alors ce nom. Ce Marcellus romain, au lieu de mourir comme Caton ou Brutus, ou de plier de mauvaise grâce comme Cicéron, avait pris l'exil comme un intermédiaire entre la persécution et l'abjection; il s'était retiré volontairement dans l'île de Mitylène; il y vivait d'études compatibles avec la tyrannie et avec la liberté; il avait conservé ses amis à Rome, et entre autres Cicéron qui lui écrivait sans cesse d'y rentrer afin d'avoir un complice de sa faiblesse. Mais Marcellus persistait à penser que la meilleure place sous un tyran aimable et doux était la plus éloignée; il vécut à distance et mourut en paix, véritable homme d'honneur de la République.

Ce que la République était pour le général romain, la Restauration le fut pour M. de Marcellus: un engagement auquel il ne voulut jamais manquer, véritable homme d'honneur de la Restauration.

XII.

Sa famille avait adopté avec passion cette cause; elle l'honora par sa fidélité.

Fidèle jusqu'à la persécution, disait son père, poëte et orateur du second ordre qui célébrait l'autel en assez bons vers et qui défendait le trône en assez bonne prose contre les libéraux de 1815 dans les académies et dans les Chambres. Les épigrammes du côté gauche pleuvaient sur ses vers et sur ses discours.

Mais il s'honorait de ses blessures comme un intrépide soldat de cette double cause, et il faisait de ces traits de la haine de parti ce que les Romains faisaient des flèches des Parthes, des trophées dans le temple de la Gloire, disant à Dieu et au roi: Voilà les armes que j'ai bravées pour vous!

Comme M. de Bonald et M. de Chateaubriand, il se sacrifiait à leur cause; il faut des soldats aux chefs. Ils le récompensèrent de son dévouement sincère dans sa personne en le nommant pair de France, et dans ses enfants en nommant M. de Marcellus secrétaire d'ambassade à Constantinople.

XIII.

L'esprit classique et politique du jeune homme était merveilleusement adapté à la diplomatie; mais cet esprit, s'il n'avait pas la chaleur, en avait d'autant plus la clarté. Il avait été supérieur et prématuré dans les études. Les langues hébraïque, latine, grecque surtout, lui étaient aussi familières que l'idiome de famille.

D'un extérieur noble et élégant, il avait une physionomie fine, mais point audacieuse.

Parlant peu, mais répondant juste, il était alors très-enclin à cette ironie douce de ceux qui ont bu de bonne heure les eaux de la Garonne; il en conserva quelque chose toute sa vie, même quand les déceptions et les révolutions eurent altéré le fond de son âme. L'ambition honnête de bien servir était sa seule préoccupation.

XIV.

Le gouvernement des Bourbons avait M. de Marcellus le père à récompenser; il fut heureux, à peu près à l'époque où il me recruta moi-même pour sa diplomatie future, d'enrichir ses cadres d'un nom, d'une jeunesse et d'un talent qui promettaient un ministre à sa cause.

M. de Marcellus fut attaché à l'ambassade de Constantinople sous M. le duc de Rivière. Le duc de Rivière avait été un des serviteurs du long exil des Bourbons, mais serviteur actif, dévoué, ayant joué sa vie pour sa cause; l'ayant perdue dans l'affaire de Georges Cadoudal, et ayant obtenu la vie du premier consul, à condition de ne plus conspirer.

Le duc de Rivière était, comme M. de Polignac, un de ces monuments de fidélité chevaleresque, que Louis XVIII et le comte d'Artois étaient heureux de montrer à la jeunesse royaliste de 1825 dans les grandes places, comme des preuves vivantes de la mémoire des princes restaurés.

M. de Marcellus plut du premier coup à cet ambassadeur, obtint toute sa confiance et toute son affection.

M. de Rivière autorisa son jeune secrétaire à passer par l'île de Milo pour y négocier l'acquisition de ce beau morceau de marbre appelé depuis la Vénus de Milo. À son retour, M. de Rivière la garda à son compte et l'offrit au roi Louis XVIII à la fin de son ambassade.

On se récria sur sa perfection; elle règne sur nos musées provisoirement, reine des marbres, jusqu'à ce qu'un nouveau Marcellus la détrône par un autre hasard de découverte et de popularité; car est-il probable que la statue de Scopas, ou d'un autre, ait été reléguée dans l'antiquité païenne sur la petite île de l'archipel au lieu de décorer Athènes, Corinthe, Olympie, Éphèse? La poussière de ces capitales du culte et de l'art ne nous a pas tout dit.

XV.

Quoi qu'il en soit, c'est de là que date la célébrité naissante de M. de Marcellus. L'Académie des inscriptions lui devait un signe d'attention: il est mort sans l'avoir reçu d'elle; depuis, il mérita place dans une Académie plus littéraire, et il mourut sans y avoir été admis. Il les méritait l'une et l'autre, la première par son bonheur, la seconde par son mérite. On le reconnaît aujourd'hui, trop tard, mais son ombre en sourit là-haut. Rions-en comme lui, il y a retrouvé la société de ces morts illustres avec lesquels il a tant désiré converser dans leur langue: les Homère, les Phidias, les artistes et les poëtes grecs ses amis; les Théocrite, les Pline, les Cicéron, les amateurs de l'esprit humain qui forment l'immortelle académie de tous les âges, et qui l'ont reconnu à la pureté de l'accent pour un des leurs!

XVI.

Il passa dans l'étude de ces langues mortes et vivantes de l'Orient trois années à Constantinople; c'est là qu'il acheva véritablement son éducation classique, pendant les loisirs que la diplomatie, muette en Orient, laisse à ceux qui servent attentivement, mais presque en silence, leur pays.

Nous allons retrouver ces trois fécondes années dans ses souvenirs, dans ses traductions et dans ses œuvres.

XVII.

Le sort que lui réservaient les premiers maîtres en littérature et en politique le fit rappeler de Constantinople à Londres, vers 1822, pour servir de second à M. de Chateaubriand, en Angleterre.

M. de Chateaubriand, qui promenait son ennui à Londres pour délivrer les ministres de l'embarras de sa présence inquiète à Paris, le reçut comme un fils dans son ambassade; heureux de reparler avec ce jeune et spirituel disciple de cet Orient qu'il avait visité quelques années plus tôt. M. de Marcellus lui plut comme il avait plu à M. de Rivière.

C'était le moment où l'intérêt diplomatique du monde était reporté tout entier en Espagne, à Naples, à Turin, et où le congrès de Vérone devait bientôt appeler sur la scène des négociations toutes les cours de la Sainte-Alliance. En ce temps-là, les rois, encore tout fiers de leurs succès, reconnaissaient une cause générale des rois supérieure à toutes les causes secondaires des jalousies nationales, des rivalités d'ambition, ou d'influence des cours; une véritable ligue politique des gouvernements légitimes subordonnait toutes ces rivalités locales à son intérêt et à une doctrine d'ensemble des monarchies. L'Autriche venait d'intervenir à Turin et à Naples contre les carbonari.

Charles-Albert, prince royal de Piémont, tour à tour complice ou proscripteur des révolutionnaires piémontais, venait de faire défection à la cause italienne à Novare et de se réfugier en Toscane, et ensuite à Paris, pour obtenir l'honneur de combattre en Espagne les carbonari qu'il venait de déserter à Turin; son pardon était au prix de cette palinodie; il le mérita bien pendant vingt ans d'un gouvernement asservi aux jésuites. En 1848, il se repentit de son repentir, et alla mourir vaincu, on ne sait dans quel parti, en Portugal; la révolution en fit un héros de circonstance. Son fils, le roi actuel de Piémont, hérita de son ambition et de sa valeur comme soldat; il fut le premier de ces princes qui préparèrent des armées et des alliances à la révolution radicale d'Italie, pour y renverser des papautés, des nationalités et des trônes, et qui posèrent ainsi la question indécise: Lesquels seront les dupes, après l'œuvre confuse, des rois ou des peuples? Si ce sont les rois, les trônes auront disparu; si ce sont les peuples, les peuples seront asservis.

L'œuvre qui se continue aujourd'hui en Italie est encore en partie l'œuvre des carbonari d'Espagne en 1820.

Nous sommes à la même date, avec le roi de Piémont de plus et la France.

La fédération des puissances italiques, avec des institutions représentatives, était le mot vrai de la situation dans la Péninsule; il n'a pas été prononcé à temps. L'Italie en souffre, et sa marche en sera retardée par de cruelles réactions.

XVIII.

Or il s'agissait de savoir à Londres, en 1823, si l'Angleterre, qui avait été, quatre ans avant, le moteur et le payeur de la réaction européenne de l'Europe contre la France bonapartiste et oppressive de l'Europe, voudrait continuer à fomenter et à solder la guerre des rois contre l'insurrection des peuples et contre les sociétés secrètes de l'Italie et de l'Espagne.

M. de Chateaubriand, très-royaliste et très-anticarbonariste à cette époque, avait été envoyé en ambassade à Londres pour rallier M. Canning, le Chateaubriand anglais, à la cause des rois coalisés contre l'Espagne.

M. Canning, qui avait écrit dans sa jeunesse l'Antijacobin, élève de Pitt, ami de Burke, avait changé en avançant en âge, comme M. de Chateaubriand devait bientôt changer lui-même. La jalousie britannique se faisait libérale en Espagne, quand la France, par la nature de son gouvernement, se faisait conservatrice et antirévolutionnaire au delà des Pyrénées.

M. Canning, pour ne pas perdre toute influence en Europe, en Russie, en Prusse, en Autriche, n'osait pas rompre ouvertement avec ces puissances alliées de l'Angleterre, mais il voulait ajourner, embarrasser, compliquer, et enfin faire avorter le congrès, pour empêcher la France de prendre la responsabilité de venger la monarchie de famille en Espagne.

XIX.

Le génie et la passion sont quelquefois politiques.

M. de Chateaubriand avait de la passion et du génie: passion de jeune émigré pour les Bourbons, dieux de sa jeunesse; génie des hautes affaires, qui donne aux hommes comme lui les grandes inspirations pour les républiques ou pour les monarchies. Il sentait que les Bourbons devaient quelque chose de grand au monde pour se faire pardonner l'abaissement de la France, qui n'était pas leur ouvrage, et dont l'injustice publique les rendait responsables.

Il leur inspirait la guerre en Espagne, guerre qui était dans leur nature, guerre de restauration, de constitution même; guerre d'intervention contre la démagogie espagnole et contre l'insurrection militaire, mais guerre désintéressée de toute conquête.

Cette guerre, qui flattait l'ambition de gloire de l'armée, était surtout politique, en ce qu'elle engageait l'armée mécontente à servir sous un Bourbon pour un Bourbon, et à tirer un premier coup de feu pour leur cause. Ce coup de fusil vaudrait mille serments.

Le premier ministre, M. de Villèle, qui gouvernait alors sagement, mais sans audace, répugnait à cette guerre et se plaisait à temporiser; M. de Chateaubriand avait pour M. de Villèle le dédain secret des hautes imaginations pour les timides conseils; il brûlait de la passion d'amener un congrès, bien convaincu que l'éclat de son nom forcerait M. de Villèle à l'y envoyer, et qu'une fois envoyé à Vérone, en apparence sans parti pris, il serait maître des résolutions de l'Europe. Pour cela, il fallait vaincre la répugnance de l'Angleterre en séduisant ou en domptant M. Canning. C'est à quoi il travaillait à Londres, quand M. de Marcellus l'y rejoignit.

XX.

Les pensées de l'ambassadeur et du secrétaire se confondaient dans le même royalisme décidé. Ils voulaient l'un et l'autre la gloire pour les Bourbons, et par conséquent la guerre d'Espagne. Périr pour périr, ils préféraient périr par une honteuse défection de l'armée, plutôt que de périr à petit feu par une lâche condescendance aux jalousies de l'Angleterre. Ils n'avaient aucun secret l'un pour l'autre.

M. de Marcellus et M. Canning étaient liés par les goûts littéraires communs que le premier ministre anglais avait conservés de son premier métier de journaliste. Ils traitaient ensemble dans la langue classique grecque et latine les affaires secondaires qui sont, sous un ambassadeur négligent, des détails de la compétence des secrétaires dans les grandes ambassades. Ces fréquentes occasions de se voir et de s'entendre avaient noué entre M. Canning et M. de Marcellus une amitié aussi familière que la politique en permet entre hommes de deux nations rivales.

M. Canning avait une fille unique, douée d'autant de beauté que d'agréments d'esprit. Le bruit courut à Londres que le ministre voyait sans ombrage un gendre futur dans le jeune Français assidu dans ses salons. Mais, diplomate avant tout, il ne voulait plaire qu'autant que cette liaison avec la famille de M. Canning ne coûterait rien à ses devoirs politiques de Français et de partisan de l'intervention européenne en Espagne.

Sa fidélité à M. de Chateaubriand, son honneur et son ambition, lui faisaient facilement dominer le goût éphémère qu'on lui supposait pour la fille du ministre anglais. Entre le cabinet de M. Canning et son salon, il y avait pour lui l'Espagne; la liaison n'alla jamais plus loin que l'intérêt des affaires. M. de Chateaubriand, loin de prendre ombrage de cette intimité entre son premier secrétaire et le ministre qu'il caressait alors pour l'amener au congrès, redoubla de confiance, et fit de M. de Marcellus son confident et son envoyé à Paris.

M. de Marcellus partit, vit M. de Villèle, et lui persuada de satisfaire l'ambition du grand poëte en l'associant à M. de Montmorency et à M. de la Ferronays, pour complaire à l'orgueil diplomatique de M. de Chateaubriand et pour décorer l'ambassade.

XXI.

M. de Marcellus, en son absence, resta chargé d'affaires à Londres, correspondant secret de M. de Chateaubriand. Il a donné dans un volume, chef-d'œuvre de diplomatie confidentielle, toutes ses dépêches à M. de Chateaubriand pendant le congrès, et toutes les réponses de M. de Chateaubriand, de Vérone et de Paris. Jamais esprit plus délié dans une situation plus délicate:—entre M. Canning, qu'il fallait ménager; M. de Chateaubriand, qu'il fallait flatter et informer; le roi, qu'il fallait intéresser; M. de Villèle, qu'il fallait éviter de blesser,—n'eut une tâche plus complexe, et ne dut montrer sous plus de faces la loyauté d'un homme d'honneur, la dextérité d'un homme de plume, la fermeté d'un homme de résolution, l'agrément d'un homme de lettres dans le sérieux d'un diplomate; et cet homme avait vingt-cinq ans!

Ce portefeuille, ouvert sans indiscrétion après la mort de tous les hommes principaux qui s'y dévoilent, et après la chute de la Restauration qu'on y voit agir, atteste une supériorité de vues et une richesse d'intelligence et de caractère diplomatique dans cette grande négociation du règne de Louis XVIII, qui fait contraste avec les négociations de la royauté de 1830!

Et cependant ce n'était que la moitié de la France, car la France n'est jamais tout entière que dans la guerre; dans sa diplomatie et dans ses parlements, elle ne montre jamais que la moitié de ses capacités, tant elle est divisée en deux fractions par les partis qui la déchirent. Les Talleyrand, les Foy, les orateurs, étaient opposés par esprit de parti à la guerre d'Espagne; M. de Montmorency, M. de Chateaubriand, seuls la voulaient, avec les amis des Bourbons.

Elle eut lieu, elle accomplit ce qu'elle avait à accomplir. L'Angleterre et M. Canning restèrent immobiles, murmurants, déconcertés, confondus. Ils se vengèrent de leur déception en Espagne, en fomentant et en reconnaissant en Amérique l'indépendance des Amériques espagnoles, dont trente ans de guerres civiles n'ont pas encore éteint les conséquences.

M. Canning en mourut. M. de Chateaubriand imita peu de temps après les oppositions qu'il avait rudement invectivées dans le ministre le plus brillant, mais le plus illogique, de la Grande-Bretagne. Sa conduite à l'égard, des deux rois, Louis XVIII et Charles X, ne fut plus qu'une série de petites vengeances masquées sous une fidélité d'apparat. La nature avait fait en lui un poëte de décadence dans une prose qui était le récitatif de la poésie, un orateur d'académie; elle en avait fait, au contraire, un homme d'État de premier rang et de première influence, nié par les partis et perverti par ses propres rancunes.

XXII.

Voilà comment les partis nous jugent et nous classent pendant que nous vivons! La mort seule est juste, et dit hardiment à nos mémoires le bien et le mal; elle nous fait notre épitaphe sur une pierre de granit, que ni les flatteurs ni les dénigreurs n'effaceront plus.

On ne peut reprocher à M. de Marcellus qu'un excès de faveur pour son maître en diplomatie, mais cette faveur même tient à la reconnaissance et à la bienveillance de son esprit. À cela près, nous ne connaissons pas un recueil de dépêches mieux senti, mieux écrit, présentant au lecteur sérieux, dans un meilleur style, plus de lumière et plus d'agrément.

XXIII.

Autant qu'il nous en souvient, car nous écrivons ceci sans document daté sous les yeux, et seulement de mémoire, dans la solitude d'une campagne isolée, M. de Marcellus quitta Londres, peu de temps après que M. de Polignac y fut arrivé, comblé des marques de satisfaction du roi. Il fallait lui donner une compensation dans un poste diplomatique en chef; il méritait qu'on lui en trouvât un: on créa ce poste auprès d'un prince de la maison de Bourbon d'Espagne, fils de la reine d'Étrurie, qui régnait alors à Lucques et qui devait, après Marie-Louise, régner à Parme.

M. de Marcellus venait alors d'épouser, à Paris, une femme d'une naissance éminente, d'un esprit héréditaire, d'une beauté remarquée dans son siècle, mademoiselle de Forbin, fille du comte de Forbin, directeur des musées, homme dont les agréments de figure, les succès de salon ou de cour sous deux règnes, l'esprit épigrammatique, et les talents en peinture et dans les lettres, faisaient un ornement de l'époque impériale, dépaysé dans le royalisme de la Restauration.

Madame de Duras eut la première idée de cette alliance. Madame de Marcellus, extrêmement jeune encore, suivit son mari, plus grave et plus mûr, dans les cours d'Italie. Je l'avais entrevue enfant pendant mes courts séjours à Mâcon, dans des fêtes chez ma mère, comme un éblouissement précoce d'aurore qui promet une splendeur de beauté plus tard; quand la beauté tient ses promesses, elle devient monumentale, et ce fragile monument de la nature devient immortel et classique par le souvenir.

XXIV.

Résidant depuis quatre années dans la Toscane, dont le ministère français détachait Lucques pour en faire une légation de famille en faveur de M. de Marcellus, je fus obligé d'aller, à la suite de M. de Lamaisonfort, mon chef, prendre congé du duc de Lucques et d'introduire auprès de sa cour le nouvel envoyé. Dans ce démembrement de notre propre légation, j'avais perdu de vue la charmante ambassadrice.

XXV.

Trois ans après, la révolution de 1830 avait renversé tout ce bonheur, toute cette cour, toute cette ambition; de ce couple, rien n'avait survécu que les grâces sévères de la femme, un pli de tristesse sur les lèvres, une arrière-pensée dans les yeux. Une vie recueillie et solitaire, dans un vieux château de Bourgogne, au milieu d'un site froid et âpre, avait remplacé cette belle vie d'Italie par une existence plus sévère, pleine de vertus pieuses et charitables, et répandu on ne sait quel deuil anticipé sur ce seuil couvert maintenant d'un deuil éternel!

Voilà la vie!

M. de Marcellus n'hésita pas un moment entre sa passion naturelle, l'ambition, et son honneur de famille: il se retira, triste mais résolu, dans la campagne et dans les lettres; il passa les quinze plus belles années de sa vie dans ces loisirs occupés qui lui tenaient lieu de tout, cariatide de sa bibliothèque à Audour et à Paris. Il reprit la vie d'étudiant helléniste dans la société de quelques amis: à défaut de la gloire diplomatique, qu'il regrettait, il aspira silencieusement à la dignité des lettres, qui ne lui suffisait pas, mais qui l'intéressait.

Sans jamais conspirer, ni même agiter son pays, il allait souvent porter l'hommage de sa fidélité à la cour des rois tombés. Il ne versa jamais sur le seuil de leur exil l'amertume ou le dénigrement, qui ouvre le sanctuaire de l'infortune, comme cette fidélité d'ostentation qui montre du doigt aux ennemis du dehors les faiblesses ou les ridicules de l'intérieur des rois.

Les Mémoires de M. de Chateaubriand sont pleins de railleries inconvenantes; M. de Marcellus s'en préserva. Il aurait voulu sans doute conseiller dignement son prince, il ne s'offensa jamais de se voir préférer les conseils d'autrui.

La République de 1848 lui donna la joie de voir la France libre de se choisir un gouvernement; il ne se fit pas les illusions des partis pressés de nouvelles chutes; il ne participa ni aux illusions, ni aux fusions, ni aux conspirations; il comprit que la fin du siècle était au tâtonnement, aux essais, aux déviations du peuple en tout sens. Il se dévoua tout entier à l'étude, région sereine, d'où l'on voit tout sans s'étonner de rien.

XXVI.

De cette vie d'étude il sortit successivement pour une demi-publicité d'élite une longue série de livres, les uns, souvenirs personnels de ses voyages, fleurs de sa jeunesse, recueillies de vingt à vingt-cinq ans en Orient, desséchées entre les pages de ses notes rapides, dont il recueillit à loisir l'essence et l'odeur pour en recomposer les meilleurs parfums de sa vie; les autres, des morceaux d'histoire diplomatique et politique, très-neufs, très-originaux, très-instructifs, qui révèlent au temps présent les pensées calomniées du gouvernement des Bourbons; les autres enfin, entièrement d'érudition littéraire, traductions, dissertations, commentaires sur les textes du grec ancien et du grec moderne dont il a prodigieusement enrichi la littérature de ces derniers temps. De ces livres, quelques-uns sont exclusivement réservés aux érudits hellénistes; d'autres contiennent, à côté des textes grecs, des commentaires anecdotiques qui mêlent avec grâce et naïveté l'homme au mot, et qui révèlent les mœurs des peuples par une leçon sur leur idiome.

Jamais l'intérêt et la grâce n'avaient été plus indissolublement pétris dans des pages scientifiques; même quand on ne lit pas le texte, on lit le commentaire, et on emporte des images ravissantes de tous les pays qu'on a parcourus avec un tel guide.

Dans ses dernières années, M. de Marcellus, persévérant dans son exhumation des trésors de la Grèce moyenne, traduisait encore le poëme de décadence de Nonnos, poëte égyptien du IVe siècle, qui fit une dernière épopée en grec, débauche d'érudition dont M. de Marcellus s'excuse avec raison, et dont rien ne peut l'excuser que son loisir.

Ce beau et pénible travail ne pouvait servir que quelques curieux de l'Académie des inscriptions. Puisqu'il se consacrait au servile et aride labeur de la traduction, la vraie Grèce, la Grèce originale et classique, n'avait-elle rien à lui offrir de plus précieux que Nonnos? Lui, si digne de traduire Homère, lui qui en avait sucé la moelle dans l'Épire et dans la moindre île de l'Archipel, ne pouvait-il pas lutter avec ces pédants qui nous traduisent des textes morts au lieu de nous traduire des mœurs et des lieux dont ils ne peuvent découvrir le sens à travers la littéralité des vers? Est-ce qu'un poëme populaire comme celui d'Homère n'est pas une perpétuelle allusion? Est-ce que l'allusion n'est pas la clef du poëte épique et populaire?

XXVII.

Jamais je ne me consolerai que M. de Marcellus ou M. de Chateaubriand ne nous ait pas traduit Homère et la Bible; c'était un travail digne d'eux, et ils étaient dignes de ce travail!

Homère, par M. de Marcellus, la Bible, par Chateaubriand, eussent été deux livres précieux pour la littérature française; elle manque d'antiquités, ils lui auraient donné ce qui lui manque. Chateaubriand ne le daigna pas, Marcellus ne le tenta pas, mais par modestie! L'un et l'autre furent emportés longtemps, par le courant politique, loin des études qui immortalisent, vers les grandeurs qui trompent; quand la politique les rejeta comme des naufragés sur les rivages, Chateaubriand était trop vieux, Marcellus trop timide. L'un écrivit ses Mémoires d'outre-tombe, qui ne sont que l'écho trop âpre des passions de sa vie, un Saint-Simon personnel, chargeant la postérité de ses petites vengeances; l'autre se contenta d'amuser les loisirs de sa vie retirée par des éruditions curieuses, par des souvenirs historiques, et par des traductions d'œuvres secondaires qui méritèrent bien de ses contemporains, mais qui ne donnèrent pas à son nom toute la célébrité que ses travaux méritent.

XXVIII.

Parmi ces livres, qu'on pourrait appeler Opuscules, Mélanges, quelques-uns cependant, quoique écrits d'un ton familier et léger, sont des fragments très-diserts, très-graves et très-distingués d'histoire contemporaine, des documents très-intéressants d'histoire du siècle.

La politique de la Restauration, entre autres, est une justice sévèrement rendue à la haute pensée de Louis XVIII, le vrai roi de la liberté moderne, compatible avec la démocratie, vraie pensée du temps.

Nous l'étudierons tout à l'heure.

XXIX.

À peine retiré dans son honorable repos et dans son volontaire exil d'Audour, il ne consuma pas son loisir à se plaindre du sort qui se joue des hommes: il se replia sur lui-même, et il écrivit, tout chaud encore de ses impressions de jeunesse, ses Souvenirs d'Orient. C'est une odyssée en prose tout à la fois élégante, badine, pittoresque, érudite, charmante, de six mois, à travers la mer homérique. On suit ce jeune homme d'île en île, d'écueil en écueil, de continent en continent, de surprise en surprise, Homère à la main, de Byzance en Égypte, d'Égypte en Syrie, de Syrie en Palestine, de Palestine à Jérusalem, de Jérusalem à la mer Morte, de Jéricho à Chypre, de Chypre à Scio et aux montagnes de l'Albanie.

La lecture de ces deux civilisations, la Bible, l'Évangile, l'Odyssée dans les mains, est un cours d'histoire, de poésie, de jeunesse en action, qui retrempe l'âme dans l'âpre senteur de l'Archipel.

Il me semblait, en parcourant ces deux volumes, que je naviguais moi-même, comme dans ma jeunesse, sur ces flots classiques, et qu'au réveil des nuits pendant lesquelles le flot mouvant fait franchir les distances, le brouillard du matin, dissipé au souffle du vent d'été, tirait le rideau du ciel sur l'une ou l'autre de ces îles, et les faisait repasser sous mes yeux avec leur nom, leur histoire, leur poésie, leurs costumes, leur population: pittoresques étoiles de la mer bleue, resplendissantes au matin sur le fond clair de ce ciel d'eau.

À chaque île son impression, sa citation, son anecdote, son souvenir touchant ou local, son enchantement, sa mémoire! Éternelle jeunesse de la poésie de l'histoire, de la nature, de l'amour, se répercutant dans la jeunesse du navigateur! Le caractère de ce livre, c'est la jeunesse, c'est l'ivresse, c'est la fête du cœur et de l'esprit. M. de Marcellus a vingt ans, et il vogue à travers les illusions de la vie dans cet archipel des plus beaux songes de l'homme! À chaque île, il faudrait citer une scène et un vers! Lisez tout, et vous retrouverez vous-même vos vingt ans.

Il y a là cependant un souvenir qui rappelle les miens plus que tous les autres: c'est celui d'une femme célèbre, énigme mystérieuse du roman ou de l'histoire, lady Esther Stanhope, que M. de Marcellus visita auprès de Saïde, dans la fleur de sa beauté et dans le prestige de ses aventures, et que je visitai moi-même, vingt ans après, dans la maturité de ses années et dans la constance de son exil du vieux monde!

XXX.

Écoutez M. de Marcellus:

«J'étais à Saïde (l'ancienne Sidon) le 15 juin 1820, un mois après mon départ de Constantinople. Une faible brise de l'ouest amena l'Estafette à l'abri de l'écueil qui forme à lui seul la rade de la ville, depuis que le célèbre prince des Druses, Fakhr-el-din (Facardin), en a fait combler le port pour éloigner les flottes turques.

«À notre arrivée devant chaque ville, avant de saluer le pavillon ottoman, le capitaine envoyait un officier à terre pour y régler cette cérémonie. Ici, l'enseigne de vaisseau détaché pour la négociation revint nous assurer de tout le désir qu'on avait de nous rendre notre politesse maritime; mais en même temps, le château se trouvant totalement privé de poudre, le gouverneur turc priait le capitaine français de lui en faire passer autant de charges qu'il désirait de coups de canon. Cette réponse égaya l'équipage; et il fut stipulé qu'on se dispenserait de part et d'autre de l'étiquette. Mais, je ne sais pourquoi, j'ai plus envie de croire à l'avarice du gouverneur qu'au dénûment de la citadelle.

«Le mouillage de Saïde étant peu sûr, je vis la goëlette mettre à la voile pour Saint-Jean d'Acre, où nous nous donnâmes rendez-vous, et je restai seul sur la côte de Syrie.

XXXI.

«Quelques Français, nés sous cet heureux climat, m'accueillirent avec tout ce qu'ils pouvaient se rappeler de notre langue, qui fut celle de leurs pères, mais qu'eux-mêmes ne parlent plus aujourd'hui: quelques mots usuels leur sont venus par tradition. Le consul lui-même, familiarisé avec de nouvelles mœurs, avait peine à se souvenir en ma faveur des habitudes françaises. Mon oreille, accoutumée aux sons rapides et doux de la langue grecque, aux articulations lentes et sonores de l'idiome turc, se trouvait entièrement étrangère au ton de l'arabe vulgaire, et semblait frappée par instant de quelques phrases harmonieuses au milieu des cris d'un jargon guttural.

«Cet isolement complet redoubla le désir que j'avais depuis longtemps de me rapprocher du seul Européen habitant ces contrées. Je savais que lady Esther Stanhope s'était établie en Syrie, et qu'elle était alors dans sa maison d'Abra, voisine de Saïde.

«Cette illustre Anglaise avait résolu, après la mort de son oncle le célèbre Pitt, de voyager longtemps loin de son pays: peut-être même, dès lors, se promit-elle de ne plus revenir en Angleterre.

«Elle visita d'abord la France et l'Italie, puis l'Allemagne, la Russie et Constantinople. Elle passa trois mois dans la ville de Brousse en Bithynie, au pied du mont Olympe, et fut tentée de s'y fixer pour toujours. Mais Brousse a une population de soixante mille âmes; c'est la province la plus voisine et la plus dépendante du sérail; il fallait autour de lady Stanhope de la solitude et de la liberté.

«Elle passa en Égypte; elle fut la première femme qui osât pénétrer sous les voûtes de la grande pyramide; puis elle fit naufrage sur l'île de Chypre. Après avoir vu Jérusalem, Damas et Palmyre, elle choisit le Liban pour sa résidence. Elle y fit construire une maison; elle apprit l'arabe.

«Le costume des femmes syriennes lui parut incommode, et propre seulement à la vie sédentaire et intérieure; l'habit européen l'exposait trop à la curiosité et à l'attention des Druses; elle adopta donc les vêtements des hommes du pays.

«On lui fait passer de Londres ses revenus: sa fortune est en Syrie au moins égale à celle d'un scheik puissant. Elle fait du bien autour d'elle; elle s'est acquis une véritable considération pour ses bienfaits, comme par la noblesse de ses manières et son goût pour la solitude, grande vertu aux yeux des hommes du désert.

XXXII.

«Tous ces détails que j'avais recueillis sur lady Esther Stanhope excitaient de plus en plus mon intérêt; mais j'étais fort embarrassé pour obtenir d'être admis dans sa retraite. J'avais appris que plusieurs voyageurs, qui s'étaient hardiment et sans préambule présentés chez elle, en étaient partis sans l'avoir vue. J'essayai d'intéresser à mon tour sa curiosité; et je sollicitai la permission de la voir par un billet très-laconique, où je n'ajoutais ni mon nom, ni aucune des politesses de convention en Europe; le billet même semblait tenir quelque chose de la rudesse du désert; il ne contenait que ces mots:

«Un jeune Français, passant à Saïde, prie lady Esther Stanhope de lui permettre de la voir.»

«Lady Stanhope m'a avoué depuis que j'avais en effet attiré son attention; elle ne pouvait croire, disait-elle, qu'une demande sans compliments ni emphase fût d'un voyageur uniquement indiscret ou curieux. Elle y répondit en m'envoyant un guide chargé de remettre au consul la lettre suivante:

«Monsieur le Consul,

J'ai reçu le billet d'un jeune Français, et je vous adresse ma réponse pour lui, puisqu'il ne dit ni son nom ni sa demeure. Je vous serais bien obligée de lui faire savoir que, si la visite qu'il désire me faire est dictée par un motif de curiosité ou de simple politesse, je le prie de m'en dispenser, attendu que je suis tout à fait reléguée, et que je ne vois personne. Si, au contraire, il a quelque chose à me dire, il peut très-bien vous remettre une lettre pour moi. Et dans le cas où il serait pressé de partir, et dans ce cas seulement, il pourra venir avec le porteur—de ces lignes, qui est un homme à mon service.

Esther-Lucy Stanhope.

«Je me déclarai très-pressé de partir, et je choisis la dernière alternative que m'offrait lady Stanhope; je me mis aussitôt en route avec l'Arabe qu'elle m'avait envoyé.

«Le village d'Abra, où elle réside, est à une lieue de Saïde. J'avançai peu à peu vers la montagne, au milieu des beaux jardins et des ruisseaux qui entourent la ville; puis, traversant des collines arides formées d'une couche de roche blanchâtre, je me trouvai au pied des premières chaînes du Liban. Après quelques minutes d'une ascension pénible, j'arrivai près de la maison de Cid Milady (seigneur Milady). C'est le nom que donnent les Arabes à la femme extraordinaire que j'allais voir.

XXXIII.

«Sur le devant d'une grande maison bâtie en terre, comme la plupart de celles du pays, était un petit perron que défendait des rayons du soleil un toit de chaume supporté par quelques piliers. C'est là que je vis de loin un Bédouin assis sur une peau d'ours; et, sans m'étonner de reconnaître sous ce costume lady Stanhope, j'allai directement à elle.

«En me voyant, elle mit la main sur son cœur, à la manière dont les Arabes saluent, et, sans se lever, elle me fit place à ses côtés. Je remarquai, avant tout, ses vêtements d'homme asiatiques, dont l'adoption, l'avouerai-je, ne me parut pas ridicule; bientôt même mes yeux et mon esprit s'y habituèrent au point d'oublier le sexe de mon hôte, et ce n'était pas l'habit seul qui prêtait à l'illusion.

«Lady Stanhope portait un manteau de drap jaune foncé; une tunique rayée, de couleur violette et blanche, descendait jusqu'à ses pieds; de longues manches ouvertes laissaient apercevoir la blancheur de ses bras; des babouches en cuir jaune s'élevaient jusqu'à la moitié de ses jambes; un cachemire blanc couvrait entièrement sa tête, et un mouchoir peint de mille couleurs, ainsi qu'on les fabrique à Smyrne, entourait son visage: les deux bouts de ce mouchoir tombaient sur ses épaules. Elle m'en expliqua l'usage: l'un servait à assujettir son turban, et l'autre à cacher sa figure, quand elle ne voulait pas être reconnue. Ce costume est à peu de chose près celui que portent les hommes arabes; mais, par sa richesse, il n'aurait pu appartenir qu'au chef d'une tribu.

«J'admirais sous ces habits une femme d'une haute stature; ses yeux grands et vifs s'arrêtaient autour d'elle avec douceur et bonté. Sa figure allongée et pâle aurait peint le sentiment, si elle n'avait voulu lui faire exprimer l'énergie et le courage. Je la trouvai belle, et je lui aurais donné quarante ans.

XXXIV.

«Lady Stanhope me demanda mon nom: je vis que les journaux qu'on lui envoyait de temps en temps, malgré ses ordres, ajouta-t-elle, le lui avaient déjà prononcé; j'ajoutai que des fonctions m'attachaient à la résidence de Constantinople, d'où je venais; et elle me parla de quelques hommes d'État anglais que j'avais dû y voir.

«Le secrétaire-interprète de l'ambassade, me dit-elle, M. Terrik Hamilton, grand orientaliste, n'a pu néanmoins retracer que faiblement, dans sa traduction du poëme d'Antar, le caractère poétique et guerrier des Arabes. Un seul homme était digne de commander aux Arabes comme au monde. Les rois de l'Europe l'ont exilé... Ils en seront punis, ils le méritent.

«Depuis que cet homme n'est plus sur le trône, tout est changé; le trouble reparaît partout; l'Espagne n'a plus de roi; l'Angleterre et l'Allemagne sont déchirées de factions; un horrible assassinat vient de recommencer la révolution en France, je vous plains tous et je vous fuis.

«Mes sentiments, Monsieur, ne doivent pas être les vôtres, je le sais; mais vous apprécierez ma franchise, et je ne dois point payer votre visite par une dissimulation qui n'est pas dans mon cœur. Mais entrons, nous causerons plus à notre aise.

«Je me fis répéter cette invitation, car j'étais plongé dans une rêverie profonde. Le soleil se couchait dans la mer de Chypre, mes regards planaient sur la verte plage de Saïde; la chaîne du Liban chargé de lourds nuages noirs se prolongeait vers le nord; ma pensée errait dans cette immensité, et les accents prophétiques que je venais d'entendre, échappés à une femme revêtue du caractère et presque du costume des anciennes sibylles, ces paroles solennelles disaient à mes impressions quelque chose de sauvage et d'imposant.

XXXV.

«Je suivis mon étrange guide dans l'intérieur du harem, c'est ainsi que lady Stanhope, s'identifiant avec le sexe dont elle empruntait les habits, appelait son appartement intime. Sa maison se composait d'une multitude de chambres disposées autour d'une cour carrée, comme dans un couvent. Cette cour est un jardin garni de fleurs odoriférantes. Toutes les ouvertures de la maison donnent sur ce jardin intérieur. Ainsi, trois des façades de l'édifice ne sont que des murs sans ouvertures; et la quatrième, par où j'entrais, offre du côté de la mer une seule porte et un péristyle, si l'on peut nommer ainsi quelques tiges de cèdre supportant un toit de chaume.

«J'entrai sur les pas de mon hôte (je ne peux pas dire mon hôtesse) dans un salon garni de sophas. Quelques arcs et deux carquois remplis de flèches étaient suspendus aux murs; sur un côté du divan paraissait un grand tableau représentant un cheval libre franchissant un torrent, et, derrière le cadre, je reconnus un portrait de Bonaparte presque entièrement dérobé à la vue. Lady Stanhope se coucha dans l'angle gauche du divan: c'est, en Turquie, la place du maître de la maison; je me couchai à l'autre angle, vis-à-vis d'elle. J'avais refusé de souper, elle me fit apporter des abricots blancs, dont l'espèce est inconnue en Europe, des figues bananes, puis des sorbets. Je n'oublierai de longtemps ce repas offert par une Anglaise à un Français sur un pic du Liban.

«N'êtes-vous pas surpris de mon costume? me dit lady Stanhope, en pressant sur ses lèvres l'ambre d'une longue pipe.

«—Non, Madame, répondis-je; je voulais voir lady Stanhope, et, sous quelques vêtements qu'elle paraisse à mes yeux, j'espère que mon hommage aura pénétré jusqu'à son cœur.

«—Oui, Monsieur, reprit-elle, j'ai du plaisir à vous voir, et il faut que cela soit pour que je le dise; car depuis longtemps mes compatriotes m'ont dégoûtée des voyageurs; ils se croient en droit de tourmenter mon existence, et aucun Anglais ne viendrait en Syrie sans prétendre examiner ma vie et mes discours. Je suis pour toujours brouillée avec eux; je n'en reçois plus: et que viendraient-ils faire en Orient? Loin d'égaler les hommes qui l'habitent, ils ne sont pas même faits pour les observer.

«Le dernier fut ce jeune Banks, que vous avez vu à Constantinople. Je l'ai fait conduire dans le désert, vers la ville qu'il dit avoir découverte; il me doit bien des facilités apportées à son voyage, et il s'en est montré peu reconnaissant; mais je sais oublier les ingrats. J'ai bien oublié un voyageur plus célèbre, qui porte le même nom, et qui fut l'ami de mon oncle. Je n'aime pas les traîtres; M. Pitt avait eu à se plaindre gravement de sir Joseph Banks, et le prince-régent voulut un jour m'engager à le suivre chez le compagnon de Cook qu'il allait voir.—Jamais, répondis-je, Esther Stanhope ne verra sir Joseph Banks; un homme qui trahit son ami est capable de trahir son roi.

«Bien d'autres Anglais, passagers en Syrie, m'ont obsédée de leurs persécutions. Pour les éloigner de moi, j'ai dû y répondre par des brusqueries; mais elles ont produit l'effet que j'en attendais, et je ne les ai point vus.

«Ils s'en vengent par des publications de leurs voyages, où chacun d'eux me fait figurer à sa guise, et toujours pour m'accabler de ridicule. Cette arme est aiguë en Europe; ici elle s'émousse, et d'ailleurs j'y suis peu sensible depuis longtemps.

«—Quoi! ces jugements si défavorables, ces portraits si peu ressemblants que la presse multiplie, n'ont-ils rien qui puisse vous choquer, Milady?

«—Oh! point du tout, reprit-elle en riant; que me font-ils de la part de ceux qui ne m'ont jamais connue? Si mon nom peut procurer à leurs ouvrages des lecteurs, et des acheteurs à leurs libraires, je m'en réjouirai très-sincèrement, car je veux faire le bien, de quelque manière que ce soit.

«—Je le sais, repris-je, et je dois vous témoigner toute ma reconnaissance de vos bontés pour mes compatriotes. J'avais su que plusieurs Français malheureux avaient trouvé chez lady Stanhope le plus généreux et le plus favorable accueil.

«—Ah! les Français, me dit-elle avec feu, ont des droits tout particuliers à mes sentiments. Vous avez beau faire, fort heureusement pour vous, vous ne ressemblerez jamais à vos voisins.

«J'estime votre ambassadeur (M. le marquis de Rivière); c'est un fanatique dans son dévouement pour ses maîtres, mais il l'est de bonne foi. Le monde serait plus heureux s'il n'y en avait eu que de semblables. Au reste, son exemple est peu contagieux. Ces vieux modèles de l'honneur ne sont plus de notre siècle; aujourd'hui la fidélité n'est plus que de la niaiserie, et la faveur va au plus ingrat. Votre Europe si corrompue fait mal à voir. Imitez les Arabes; au moins chez eux la parole d'un homme ne change et ne trompe jamais...

«Et ce pauvre, colonel Boutin, que n'ai-je pas fait pour prévenir ses malheurs? Je les ai au moins bien vengés. Il revenait chez moi, quand un caprice de curiosité le conduisit chez les Ansariés, où il a péri on ne sait trop comment. J'appris sa mort par hasard; aussitôt, appuyée des ordres du pacha de Damas, qui me traitait comme sa fille, j'expédiai partout des émissaires, mais je ne pus recueillir que des renseignements incertains, et je ne savais où diriger mes poursuites. Alors j'écrivis au chef dont l'influence domine dans la montagne en lui envoyant une superbe paire de pistolets:

«Abba Mehhemed, je t'arme chevalier. J'ai à me plaindre des Ansariés qui ont massacré un de mes frères; j'espère que ces pistolets ne manqueront jamais personne, qu'ils protégeront tes jours, et qu'ils vengeront la cause de ton amie.»

«Il partit, et il brûla cinquante-deux villages. La route est sûre aujourd'hui; vos officiers n'ont plus rien à craindre des Ansariés.

«—Que n'avez-vous pu, dis-je alors, porter vos secours à un autre voyageur, dont l'entreprise devait être plus utile encore, le malheureux Ali-Bey! Lady Stanhope s'émut à ce nom.

«—Vous renouvelez, reprit-elle, toute ma douleur: pauvre Ali! combien je l'ai regretté! Mais soyez franc, ajouta-t-elle après un moment de silence: avez-vous ordre de me parler d'Ali-Bey?

«—J'ai l'honneur de vous répéter, Milady, que ma visite auprès de vous est entièrement désintéressée, et ce n'est point un article de mes instructions. Mes questions relatives à Ali-Bey, que j'ai connu, viennent d'un homme qui s'intéressait vivement au succès de sa dernière expédition.

«—Eh bien! Monsieur, reprit lady Stanhope, je crois que Dieu vous envoie pour me délivrer d'une véritable peine, et je me confie entièrement à vous.

«J'ai une lettre qu'Ali-Bey m'écrivit peu d'heures avant de mourir. J'ai aussi un paquet de la rhubarbe empoisonnée à laquelle il croit devoir sa mort. Il a voulu que ces deux objets fussent envoyés au ministre de la marine en France. Jusqu'ici, je n'ai osé les confier à personne; promettez-moi que vous les lui remettrez vous-même, quelle que soit l'époque de votre retour à Paris, et les dernières volontés du pauvre voyageur seront ainsi accomplies.»

«Je le promis. Lady Stanhope alla chercher un petit paquet enveloppé de papier qu'elle me donna; elle me dicta deux lignes, que par ses ordres j'écrivis sur la lettre même. Ces lignes indiquaient qu'Ali-Bey avait été enterré au château de Balka, à quatre ou cinq minutes de Messinib, dans le désert.

XXXVI.

«Incertaine de sa mort, j'envoyai, continua-t-elle, un courrier monté sur un dromadaire, pour suivre ses traces et avoir de ses nouvelles. Celui-ci fit en treize jours le voyage de la Mecque, et il ne rapportait que des notions vagues, quand il fut attaqué et pris dans le désert. Il n'a pas reparu depuis deux ans; j'ai soin de sa famille.

«Je fus instruite plus tard, par quelques Arabes, de la fin tragique d'Ali-Bey. Ma première pensée fut de croire à quelque vengeance des musulmans. Dans son précédent voyage, publié à Paris, il avait dévoilé les mystères de la Mecque, et décrit en détail les mosquées et le tombeau de Mahomet, qu'il avait été admis à vénérer sous ses habits orientaux. On avait pu chercher à punir une telle indiscrétion; mais je sus bientôt qu'il n'en était rien, et lui-même attribue sa mort à d'autres causes.

«Je fis de grands efforts pour me mettre en possession des manuscrits et des instruments astronomiques d'Ali-Bey; on m'avait dit que le chef des Maugrebins en était le détenteur. Je priai le pacha de Damas de les retirer et de les placer dans son khasné (trésor) particulier; il le fit, et ils furent scellés des cachets du molleh et des cadis de la ville. J'entrevis l'espérance de les avoir en ma possession; je fis entendre au pacha qu'Ali-Bey s'occupait uniquement d'astronomie; qu'il allait à la Mecque par ordre de son roi, pour y mesurer le soleil, qu'il savait bien y être plus grand qu'ailleurs (c'est une croyance de l'islamisme); que ce qu'il laissait après lui formait l'héritage de son fils Osman-Bey, qui habitait le royaume de Fez; et qu'enfin, pour profiter des écrits de ce savant, il fallait traduire ses observations en arabe: j'offris de me charger de ce travail; mes motifs allaient être goûtés, je m'en flattais du moins, quand le pacha fut destitué. Je l'ai regretté sincèrement, car il avait pour moi une amitié particulière.

«—Ce fils d'Ali-Bey, interrompis-je, existait-il en effet? ou votre récit n'était-il qu'une fable adroite?

«—Pas du tout, reprit lady Stanhope; dans son voyage à Fez, Ali-Bey, qui, grâce à son costume et à sa profonde connaissance des idiomes de l'Orient, pénétrait dans les sérails comme dans les mosquées, eut des relations avec une sœur du roi de Fez, et la laissa grosse d'un enfant qu'on nomme aujourd'hui Osman-Bey. L'existence de ce jeune fils peut servir de base aux réclamations qui auraient pour objet d'obtenir les manuscrits et les instruments, seul héritage de son père.»

«Lady Stanhope apprit avec plaisir que le voyage d'Ali-Bey avait un autre but que des découvertes astronomiques, et qu'il avait la mission de se rendre à Tombuctoo.

«L'expédition des Anglais au pôle nord, disait ce savant dans une de ses dernières lettres que j'ai lue, et mon voyage au centre de l'Afrique, doivent résoudre les deux plus grands problèmes géographiques qui nous restent sur le globe, avec la différence que, si je réussis, ma mission produira infiniment plus de résultats utiles à l'humanité que le voyage au pôle.»

«Lady Stanhope déplora doublement la mort prématurée de cet intrépide voyageur, et finit par me dire qu'on la devait, comme il l'assure lui-même, au poison et à la jalousie des Européens.

«Les Arabes, ajouta-t-elle, auraient aimé un homme de son caractère. Tout le monde n'est pas né pour voyager chez eux. Cet illustre Polonais, par exemple, si grand amateur de chevaux, qui s'est montré en Syrie il y a deux ans, n'a nullement les qualités propres à l'Arabie; il est vrai qu'il y a à peine pénétré. J'ai appris avec étonnement que ses voyages avaient dérangé sa fortune; je ne lui ai jamais vu qu'un équipage très-mince, et il s'est beaucoup plus occupé des femmes d'Alep que des hommes du désert.

«Je ne sais comment j'ai pu plaire aux Bédouins et me faire parmi eux des amis: quelques traits de fermeté et d'énergie y ont peut-être contribué. J'ai été, pendant deux jours, avec une faible escorte de cinquante Arabes, poursuivie par trois cent cinquante cavaliers. Dans les ruines de Palmyre, un chef de deux cents chameaux a levé le poignard sur moi; mes regards et ma contenance l'ont vaincu; il est tombé à mes pieds. J'ai passé huit jours dans la grotte d'un santon retiré dans les rochers du Liban; je couchais près de lui sur des feuilles sèches; il m'expliquait le Coran et m'initiait aux secrets de sa vieille expérience.

«La première fois que j'entrai à Damas, on m'avait préparé, au quartier des chrétiens, une maison séparée. Je fis dire au pacha que j'étais fatiguée de voir des chrétiens et des juifs; que j'étais venue faire connaissance avec les Turcs et les Arabes, et que je voulais une autre habitation. J'en choisis une au milieu des musulmans, en face de la grande mosquée, et j'y séjournai pendant quelques mois.

XXXVII.

«Non, les Arabes ne sont point tels qu'on les représente en Europe. C'est surtout chez eux que réside cet honneur, dont vous avez inventé autrefois le mot en France, et qui n'existe point dans la langue anglaise. Ils sont braves, généreux, indépendants. Il y a dans le désert des hommes tellement instruits par leur observation assidue de la nature, par leur vive intelligence et leur habitude de réfléchir, qu'on ne peut lutter de science avec eux: d'autres, à une grande ignorance, allient un bon sens et une sagacité qui étonnent. Je les aime, et je continuerai de vivre avec eux. Je ne suis pas anglicane, je ne suis pas musulmane non plus, quoique je cite parfois le Coran. Je ne sais pas comment se nomme mon culte; mais j'adore un Dieu maître du monde qui me récompensera si je fais le bien, et me punira si je fais le mal. Comment choisir dans ce mélange de mille sectes? Le désert, en cela semblable à l'Europe, en présente une incroyable variété. J'ai habité trois mois à quelques pas des grottes mystérieuses où les Druses, peuple franc-maçon, se livrent à la fois à leurs cérémonies religieuses et à de nocturnes débauches. J'ai longtemps hésité, je l'avoue. Au milieu de toutes ces idolâtries, je n'osais me créer une divinité; mais aujourd'hui ma croyance est fixée, et, à force de bienfaits versés sur mes semblables, je veux mériter les bienfaits de ce Dieu, seul et tout-puissant, dont mon âme tout entière reconnaît l'existence.

«—Vous ne reviendrez donc jamais en Europe, Milady?

«—Je l'ai quittée depuis huit ans, et pour toujours. Que voulez-vous que j'y regrette? Des nations avilies et des rois imbéciles? C'est le mien que j'accuserais d'abord, s'il n'était établi qu'un roi d'Angleterre ne doit jamais régner, et que, Stuart ou Orange, fou ou sensé, ses affaires doivent aller sans lui.

«La femme de ce pauvre roi est venue en Syrie passer comme une Anglaise obscure, tandis que lady Stanhope y jouait le rôle que la princesse de Galles n'eût jamais dû quitter. Pauvre princesse Charlotte! elle aurait été une grande reine: elle était sans préjugés.

«Le duc d'York a autant de probité que de faiblesse; mon frère est son aide de camp. Je l'aime, ce frère[3]! Mais il est un autre Stanhope qui a osé en plein parlement calomnier la nation française, la grande nation! Ne sait-il pas que jamais l'Angleterre n'atteindra à la glorieuse hauteur de sa rivale?

«Avant peu, vous verrez tous ces trônes bouleversés dans leurs fondements. Alexandre joue plus longtemps, et mieux qu'un autre, son rôle de Tartufe; mais il cédera lui-même au torrent...

«Pardon, Monsieur, je froisse peut-être vos opinions que je devine. Au reste, presque tous mes amis à Londres, quand j'en avais, pensaient comme vous, et je leur livrais de rudes assauts politiques; mais je les estimais. Je ne méprise que les transfuges, quels qu'ils soient; et, en cela, j'étais tout à fait Arabe bien avant d'habiter ces solitudes. Ici, on ne croit pas à ces sentiments qui changent avec la fortune, à ces dévouements éphémères, qui, morts avec le vaincu, renaissent pour le vainqueur, et sautent de l'un à l'autre avec une agilité toujours plus souple. Au désert, la vie jusqu'à la tombe reste fidèle à la haine ou à l'amitié du berceau. Est-ce l'effet de l'honneur mieux compris, ou d'une civilisation trop arriérée? Je le laisse à votre choix.»

XXXVIII.

«Cette conversation, qui dura depuis sept heures jusqu'à deux heures après minuit, fut interrompue à diverses reprises par des pauses et des rafraîchissements. Nous restâmes entièrement seuls pendant tout ce temps, et je n'ai tracé ici que le résumé de nos entretiens.

«Lady Stanhope m'avait quitté un instant dans le cours de la nuit; je la vis revenir bientôt, et je m'aperçus qu'elle boitait; je lui en demandai la cause.

«Je visitais mes juments arabes, suivant mon habitude de tous les soirs, me répondit-elle, et je viens de recevoir un coup de pied qui m'a atteinte légèrement.» En effet, en passant la main sur son genou, elle la retira sanglante. Je la priai d'appeler ses femmes, elle se mit à rire.

«—Des femmes de chambre! me dit-elle; je n'en ai plus; elles n'ont pu supporter la vie du désert: je les ai renvoyées en Europe. Quelques Arabes me servent ici; je parle leur langue, et leurs soins me suffisent.»

«J'avais manifesté l'intention de retourner à Saïde dans la nuit même; lady Stanhope ne voulut pas le permettre, et elle m'engagea à passer quelques jours auprès d'elle: je dus m'y refuser à mon tour; mes moments étaient comptés, et je m'excusai sur mon pèlerinage.

«Vous allez à Jérusalem, me dit-elle; vous n'y verrez que des prêtres haineux et des dissensions interminables. Puisque vous voulez me quitter sitôt, je vais prendre congé de vous. On va vous conduire dans la chambre qui vous est destinée. Un Arabe sur le Liban ne vous recevra pas comme une Anglaise à Londres; mais acceptez de bon cœur ce que je vous offre de même.—Adieu, Monsieur, ajouta-t-elle en mettant la main sur son cœur, que le bonheur vous accompagne! Je vous ai vu avec plaisir, et c'est ce que je dis bien rarement des autres voyageurs.»

«Je répondis à ses vœux par des expressions sincères. Elle me quitta.

«En arrivant dans la chambre qui m'était préparée, on m'apporta de sa part une écritoire: elle me faisait prier de lui laisser mon adresse. Agité de souvenirs, je ne pus fermer l'œil du reste de la nuit; au point du jour, j'appelai mon guide. Deux chevaux arabes étaient à ma porte, je les acceptai jusqu'au bas de la montagne. Je les renvoyai de là, et je repris lentement le chemin qui conduit à Saïde.»

XXXIX.

Je reprends:

Et maintenant que j'ai vécu, et que j'ai connu le néant et l'ironie de la vie dans le monde des réalités politiques, j'ai pris de lady Esther Stanhope une tout autre idée que celle que j'en ai eue à Djoum dans la nuit que je passai avec elle dans son ermitage du Liban.

Ce n'était nullement une femme folle; sa seule folie, c'était la grandeur de son âme!

Tout ce qui était petit et mesquin la dégoûtait.

Elle avait vu sous son oncle, le grand Pitt, deux géants lutter sur les mers et sur la terre: la liberté dans l'âme de Pitt, le despotisme dans les armées de Bonaparte! Pitt était mort comme Moïse avant d'avoir rendu la liberté au monde; Bonaparte était vaincu et prisonnier à Sainte-Hélène. Bon ou mauvais, il n'y avait plus rien de grand à contempler dans ce monde. Ce monde l'ennuyait; elle détourna les yeux en regardant son oncle et Bonaparte. Elle quitta l'Angleterre et l'Europe, et les oublia dédaigneusement.

XL.

Elle fit bien; elle aima mieux aller habiter parmi les grandes ombres, les grandes ruines, les grands songes des déserts, que de languir dans la médiocrité de nos destinées d'alors.

Elle dit adieu à l'Europe, et s'ensevelit toute vivante en Asie! De temps en temps un voyageur, alors très-rare, venant par curiosité frapper à sa porte, elle refusait d'ouvrir; elle ouvrit pour Marcellus et pour moi, parce que Marcellus était un enfant, et parce qu'elle avait entendu mon nom de poëte dans le monde. Un enfant et un poëte, terrain à songes!

Elle voulut nous voir.

Elle me prophétisa ce qui m'est arrivé par hasard, un rôle grave dans une courte pièce, à grand mouvement.—Vous reviendrez après en Orient mourir où je vis, me dit-elle.

Et j'y mourrai au moins de désir.

Quand on s'est lancé hardiment, avec une sainte pensée dans le cœur, au milieu d'un peuple en révolution, pour l'apaiser et le diriger vers des destinées plus hautes et plus surhumaines;

Quand on lui a dit: «Lève-toi et règne, mais montre-toi digne de régner par ta modération, par ta tolérance, par ton respect des libertés d'autrui; tu n'auras d'autre maître que la raison, tu respecteras tout le monde, et toi-même;»

Quand ce peuple a été soulevé entre ciel et terre pendant quelques mois, et que toutes les nations étonnées se sont agenouillées pour le contempler dans sa liberté et dans sa sagesse; ce peuple de France a été vraiment roi de lui-même, et digne de l'être.

Mais il est bien vite redescendu ou retombé de son enthousiasme, et, le danger passé, il est redevenu peuple, c'est-à-dire, élément. Il a abdiqué sa gloire par lassitude, la couronne lui a paru trop pesante, il l'a laissée tomber de son front; une main fort habile et armée l'a ramassée; le peuple s'est refait soldat sous cette main, nous recommençons le passé!

XLI.

Quand on a participé à cette illusion des grandes âmes, et qu'on l'a vue s'éteindre, on a trop vécu; on prend en dégoût l'Europe où ces scènes se sont passées, on désire oublier ou renouveler sa vie dans un autre continent! On cherche un désert en Asie pour passer en vivant entre les pensées de Dieu et l'oubli des hommes.

C'est ce que je ne comprenais pas encore en 1830, quand je fus reçu par lady Stanhope, et que je la crus une sublime insensée. C'est ce que je comprends aujourd'hui. Le devoir de sauver à tout prix honnête mes amis et mes créanciers en France m'a ramené et me retient dans ma patrie par un lien que Dieu seul connaît.

Mais l'âme de lady Stanhope a passé dans la mienne, et mourir dans un désert d'Asie, au sein d'une contemplation de Dieu, de la nature, et loin des hommes d'Europe, est le dernier de mes vœux!

Lamartine.

(La suite au prochain Entretien.)

FIN DU TOME TREIZIÈME.

Notes

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