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Cours familier de Littérature - Volume 15

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The Project Gutenberg eBook of Cours familier de Littérature - Volume 15

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Title: Cours familier de Littérature - Volume 15

Author: Alphonse de Lamartine

Release date: October 4, 2011 [eBook #37608]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
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de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS FAMILIER DE LITTÉRATURE - VOLUME 15 ***

Notes au lecteur de ce fichier digital:

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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

UN ENTRETIEN PAR MOIS

PAR
M. A. DE LAMARTINE

TOME QUINZIÈME

PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.

1863

L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

REVUE MENSUELLE.

XV

Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.

LXXXVe ENTRETIEN.

Premier de la huitième année.

CONSIDÉRATIONS SUR UN CHEF-D'ŒUVRE,
OU
LE DANGER DU GÉNIE.

Les Misérables, par Victor Hugo.

TROISIÈME PARTIE.

I.

Suivons en effet le récit:

Quand Valjean, qui se permet de rêver l'assassinat de sa providence dans le bon évêque de Digne, son sauveur, s'est enfui par la fenêtre, les gendarmes le ramènent. L'évêque, par un mensonge de charité, le plus petit des mensonges, mais enfin un mensonge, dit aux gendarmes qu'il ne lui a rien volé, que c'est lui-même, l'évêque, qui lui a fait don de son argenterie. Il va plus loin: il prend les deux flambeaux d'argent aussi sur la cheminée du salon, et les lui donne encore en lui reprochant d'avoir négligé de les emporter, par distraction sans doute. Valjean les emporte; vous croyez qu'il est corrigé par tant de vertu de l'homme juste? Pas du tout; lisez:

«Jean Valjean sortit de la ville, comme s'il s'échappait. Il se mit à marcher en toute hâte dans les champs, prenant les chemins et les sentiers qui se présentaient, sans s'apercevoir qu'il revenait à chaque instant sur ses pas. Il erra ainsi toute la matinée, n'ayant pas mangé, et n'ayant pas faim. Il était en proie à une foule de sensations nouvelles. Il se sentait une sorte de colère; il ne savait contre qui. Il n'eût pu dire s'il était touché ou humilié. Il lui venait par moments un attendrissement étrange qu'il combattait et auquel il opposait l'endurcissement de ses vingt dernières années. Cet état le fatiguait. Il voyait avec inquiétude s'ébranler au dedans de lui l'espèce de calme affreux que l'injustice de son malheur lui avait donné. Il se demandait qu'est-ce qui remplacerait cela. Parfois il eût vraiment mieux aimé être en prison avec les gendarmes, et que les choses ne se fussent point passées ainsi; cela l'eût moins agité. Bien que la saison fût assez avancée, il y avait encore çà et là dans les haies quelques fleurs tardives, dont l'odeur, qu'il traversait en marchant, lui rappelait des souvenirs d'enfance. Ces souvenirs lui étaient presque insupportables, tant il y avait longtemps qu'ils ne lui étaient apparus.

«Des pensées inexprimables s'amoncelèrent ainsi en lui toute la journée.

«Comme le soleil déclinait au couchant, allongeant sur le sol l'ombre du moindre caillou, Jean Valjean était assis derrière un buisson dans une grande plaine rousse absolument déserte. Il n'y avait à l'horizon que les Alpes. Pas même le clocher d'un village lointain. Jean Valjean pouvait être à trois lieues de D.

«Un sentier qui coupait la plaine passait à quelques pas du buisson.

«Au milieu de cette méditation qui n'eût pas peu contribué à rendre ses haillons effrayants pour quelqu'un qui l'eût rencontré, il entendit un bruit joyeux.

«Il tourna la tête, et vit venir par le sentier un petit Savoyard d'une dizaine d'années qui chantait, sa vielle au flanc et sa boîte à marmotte sur le dos.

«Un de ces doux et gais enfants qui vont de pays en pays, laissant voir leurs genoux par les trous de leur pantalon.

«Tout en chantant, l'enfant interrompait de temps en temps sa marche et jouait aux osselets avec quelques pièces de monnaie qu'il avait dans sa main, toute sa fortune probablement. Parmi cette monnaie, il y avait une pièce de quarante sous.

«L'enfant s'arrêta à côté du buisson, sans voir Jean Valjean, et fit sauter sa poignée de sous, que jusque-là il avait reçue avec assez d'adresse tout entière sur le dos de sa main.

«Cette fois la pièce de quarante sous lui échappa, et vint rouler vers la broussaille jusqu'à Jean Valjean.

«Jean Valjean posa le pied dessus.

«Cependant l'enfant avait suivi sa pièce du regard, et l'avait vu.

«Il ne s'étonna point, et marcha droit à l'homme.

«C'était un lieu absolument solitaire. Aussi loin que le regard pouvait s'étendre, il n'y avait personne dans la plaine ni dans le sentier. On n'entendait que les petits cris faibles d'une nuée d'oiseaux de passage qui traversaient le ciel à une hauteur immense. L'enfant tournait le dos au soleil, qui lui mettait des fils d'or dans les cheveux et qui empourprait d'une lueur sanglante la face sauvage de Jean Valjean.

«—Monsieur, dit le petit Savoyard, avec cette confiance de l'enfance qui se compose d'ignorance et d'innocence,—ma pièce?

«—Comment t'appelles-tu? dit Jean Valjean.

«—Petit-Gervais, monsieur.

«—Va-t'en, dit Jean Valjean.

«—Monsieur, reprit l'enfant, rendez-moi ma pièce.

«Jean Valjean baissa la tête et ne répondit pas.

«L'enfant recommença:

«—Ma pièce, monsieur!

«L'œil de Jean Valjean resta fixé à terre.

«—Ma pièce! cria l'enfant, ma pièce blanche! mon argent!

«Il semblait que Jean Valjean n'entendît point. L'enfant le prit au collet de sa blouse et le secoua. Et en même temps il faisait effort pour déranger le gros soulier ferré posé sur son trésor.

«—Je veux ma pièce! ma pièce de quarante sous!

«L'enfant pleurait. La tête de Jean Valjean se releva. Il était toujours assis. Ses yeux étaient troubles. Il considéra l'enfant avec une sorte d'étonnement, puis il étendit la main vers son bâton et cria d'une voix terrible:—Qui est là?

«—Moi, monsieur, répondit l'enfant. Petit-Gervais! moi! moi! rendez-moi mes quarante sous, s'il vous plaît! ôtez votre pied, monsieur, s'il vous plaît! Puis, irrité, quoique tout petit, et devenant presque menaçant:

«—Ah çà, ôterez-vous votre pied? Ôtez donc votre pied, voyons!

«—Ah! c'est encore toi? dit Jean Valjean, et, se dressant brusquement tout debout, le pied toujours sur la pièce d'argent, il ajouta:—Veux-tu bien te sauver!

«L'enfant effaré le regarda, puis commença à trembler de la tête aux pieds, et, après quelques secondes de stupeur, il se mit à fuir en courant de toutes ses forces sans oser tourner le cou ni jeter un cri.»

Il faut avouer que l'évêque avait bien placé son trésor. Un mot de plus du pauvre enfant, et il était assommé sur place.

II.

Et voilà l'honnête brigand devant qui la société coupable doit confesser ses précautions contre la récidive! Voilà le type qui va poser pour l'honnête homme par excellence jusqu'au bout du roman! Qu'en pensez-vous? Est-ce de ce bloc de vices incorrigibles, d'instincts ignobles et de brutalités féroces que le romancier philosophe doit jamais faire sortir le saint philanthrope, pétri de toutes les délicatesses de l'intelligence et de toutes les saintetés de la vertu?

L'invraisemblance touche ici au paradoxe, et, si l'écrivain était moins consommé dans son art, le livre ici tomberait des mains de tout le monde comme il est tombé des miennes. On dirait: Non, je n'irai pas plus loin; ce n'est pas là l'homme, c'est le cauchemar du scélérat, et, puisque l'auteur veut en faire le type de la vertu populaire, qu'il aille tout seul, je ne le suivrai pas dans ces précipices du paradoxe.

Et cependant on relève le livre jeté à terre, parce que l'écrivain y est encore avec tout son style, et on va plus loin.

On ouvre un autre tiroir; qu'y trouve-t-on? Ce que l'on faisait à Paris en 1817. On éprouve un certain déplaisir à voir un lionceau, devenu plus tard un lion, jeter gratuitement le sarcasme et le rire malséants sur les malheurs et les vieillesses des princes qui protégèrent son enfance. À quoi bon ces ridicules posthumes jetés en pâture au peuple impérial de 1862 par l'enfant sublime baptisé par les Bourbons d'un autre temps? À quoi bon une page de Paul-Louis Courier, reliée par mégarde dans un volume de Hugo? S'il daignait m'écouter, je lui dirais: Déchirez ce chapitre, il retombe un peu de cette poussière sur votre berceau! Ne flattez pas ce peuple à vos dépens. Vous avez aimé les Bourbons quand ils rentraient, très-innocents de la campagne d'Espagne, de la déroute de Russie, de l'invasion du monde coalisé en 1814, pour disputer la France au partage de la Pologne; n'en rougissez pas plus que moi! Chaque année du siècle porte ses nécessités avec sa date: Louis XVIII et la charte valaient un peu mieux que le comité de salut public et la guillotine en permanence! Si le ridicule mordait sur l'acier, il fallait en garder un peu pour le 93 de l'évêque et du terroriste!

III.

De là un autre tiroir s'ouvre, et celui-là nous ramène plus directement à l'action très-complaisamment étudiée des romans populaires. Victor Hugo y échoue, comme il convient à un grand tragique d'échouer dans le burlesque. On ne descend pas du troisième ciel dans la guinguette sans y faire un faux pas. Est-ce à vous, grand poëte lyrique, d'écrire l'épopée grotesque de quatre étudiants et de quatre grisettes? Laissez faire cela à des plumes qui vous sont mille fois inférieures en scènes de champ de bataille et de palais, mais supérieures en scènes de cabaret et de barrière! À Balzac, ce romancier de caractère qui surprend sous sa loupe puissante les gestes et les dialogues des infiniment petits comme des infiniment grands, qui noue des milliers d'intrigues en une seule intrigue, qui les dénoue par un fil qui se casse dans son tissu, et qui serait cent fois plus comique que Molière s'il avait ce que vous avez, le style! Laissez cela à notre ancien ami Eugène Sue, qui a étudié les trivialités de la populace toute sa vie pendant que vous étudiiez les mondes dans les étoiles! Laissez cela à Paul de Kock et à ces écrivains de l'école des Bohèmes, qui ont plus de gaieté et d'esprit que vous, bien qu'ils n'aient pas une plume des ailes transcendantes de votre génie!—Et félicitez-vous de n'avoir pas su descendre: ne descend pas qui veut! C'est la punition des hommes sublimes et qui volent, de ne pas marcher!—Je me trompe, un seul homme l'a su dans Falstaff.—Mais cet homme était Shakspeare.

Le ramassis de quolibets, de calembours, de vulgarités saugrenues de cette partie carrée qui occupe un tiers de volume dans les Misérables, ne mérite pas qu'on s'y arrête.—Une seule remarque encore, c'est que ces huit convives, mâles et femelles (car on ne peut pas les appeler hommes et femmes), ont tous les huit des vices incarnés dans la débauche et dans l'égoïsme le plus révoltant. Les quatre étudiants se jouent des quatre sultanes qu'ils ont séduites parmi les plus jolies filles du peuple, comme de quatre instruments de plaisir qu'ils brisent après les avoir corrompues et rendues mères, sans se soucier seulement de leur innocence passée et de leur malheur à venir. Leurs études finies, ils complotent, comme un tour de gaieté très-spirituel, de leur écrire un adieu collectif, de les laisser à peu près ivres chez le restaurateur de barrière, et de partir ensemble pour leurs provinces respectives, sans leur donner leur adresse. Le tour s'exécute; les quatre jeunes filles, stupéfaites, restent en gage et deviennent ce que veut la providence des parties carrées, le hasard servi par la débauche.

Et je vous donne en quatre aussi à deviner ce que cela prouve contre cette société qui va en payer les frais dans le roman philosophique de Victor Hugo. Cela prouve que le peuple ne veille pas assez sur ses jolies filles, et la bourgeoisie sur ses fils: car il est évident que, si chacune de ces grisettes avait une gouvernante, et chacun de ces jeunes débauchés un gouverneur, comme le veut J.-J. Rousseau dans l'Émile, la société serait infiniment mieux composée, qu'on n'irait pas en partie carrée dîner à la barrière, et que votre fille ne serait pas muette!

IV.

Au second volume, une scène d'enfant, ce privilége du talent de l'écrivain, est dessinée avec amour. Sur le seuil d'une auberge de campagne, deux petites filles, l'une de deux ans, l'autre de dix-huit mois, se balancent aux rayons du soleil couchant sur une escarpolette d'anneaux de fer placés sous une charrette; l'aubergiste, assis sur sa porte, les berce avec une ficelle attachée à sa main, et les fait crier de joie à chaque gémissement métallique de l'escarpolette improvisée.

De la chair fraîche et du fer rouillé, voilà encore une antithèse. C'est une de ces scènes faites de rien, mais décrites avec la minutie savante de Meissonnier, et vues avec l'œil d'une mère, scènes à l'aide desquelles Hugo grave pour l'éternité dans l'œil et dans la mémoire de son lecteur une rencontre dont il veut qu'on se souvienne. Heureux qui sait peindre! Cela prouve qu'il a senti.

Souvenez-vous de ces vers délicieux de douleur, dans lesquels le grand poëte pense à sa fille et à son gendre noyés dans la Seine en se baignant près de Rouen; l'une par imprudence, l'autre pour ne pas survivre à son amour!—Qui peut oublier ces couleurs trempées et délayées dans des larmes chaudes?

Ainsi est en prose la scène de devant l'auberge. Les deux enfants étaient à l'aubergiste. Une autre femme, toute jeune encore, s'avançait à ce spectacle, portant un sac de nuit et un autre enfant.

V.

Victor Hugo, sûr de son pinceau, comme Raphaël quand il rencontre une mère virginale et un enfant-Dieu, ne manque pas de les décrire.

........................

«L'enfant de cette femme était un des plus divins êtres qu'on pût voir. C'était une fille de deux à trois ans. Elle eût pu jouter avec les deux autres petites pour la coquetterie de l'ajustement; elle avait un bavolet de linge fin, des rubans à sa brassière et de la valenciennes à son bonnet. Le pli de sa jupe relevée laissait voir sa cuisse blanche, potelée et ferme. Elle était admirablement rose et bien portante. La belle petite donnait envie de mordre dans les pommes de ses joues. On ne pouvait rien dire de ses yeux, sinon qu'ils devaient être très-grands et qu'ils avaient des cils magnifiques. Elle dormait.»

«Elle dormait de ce sommeil d'absolue confiance propre à son âge. Les bras des mères sont faits de tendresse; les enfants y dorment profondément.»

«Quant à la mère, l'aspect en était pauvre et triste. Elle avait la mise d'une ouvrière qui tend à redevenir paysanne. Elle était jeune. Était-elle belle? peut-être; mais avec cette mise il n'y paraissait pas. Ses cheveux, d'où s'échappait une mèche blonde, semblaient fort épais, mais disparaissaient sévèrement sous une coiffe de béguine, laide, serrée, étroite, et nouée au menton.»

«Le rire montre les belles dents quand on en a; mais elle ne riait point. Ses yeux ne semblaient pas être secs depuis très-longtemps. Elle était pâle; elle avait l'air très-lasse et un peu malade; elle regardait sa fille endormie dans ses bras avec cet air particulier d'une mère qui a nourri son enfant. Un large mouchoir bleu comme ceux où se mouchent les invalides, plié en fichu, masquait lourdement sa taille. Elle avait les mains hâlées et toutes piquées de taches de rousseur, l'index durci et déchiqueté par l'aiguille, une mante brune de laine bourrue, une robe de toile et de gros souliers. C'était Fantine.»

«C'était Fantine, difficile à reconnaître. Pourtant, à l'examiner attentivement, elle avait toujours sa beauté. Un pli triste, qui ressemblait à un commencement d'ironie, ridait sa joue droite. Quant à sa toilette, cette aérienne toilette de mousseline et de rubans qui semblait faite avec de la gaieté, de la folie et de la musique, pleine de grelots et parfumée de lilas, elle s'était évanouie comme ces beaux givres éclatants qu'on prend pour des diamants au soleil; ils fondent et laissent la branche toute noire.

«Dix mois s'étaient écoulés depuis «la bonne farce.»

«Que s'était-il passé pendant ces dix mois? On le devine.

«Après l'abandon, la gêne. Fantine avait tout de suite perdu de vue Favourite, Zéphine et Dahlia; le lien brisé du côté des hommes s'était défait du côté des femmes; on les eût bien étonnées, quinze jours après, si on leur eût dit qu'elles étaient amies; cela n'avait plus de raison d'être. Fantine était restée seule. Le père de son enfant parti,—hélas! ces ruptures-là sont irrévocables,—elle se trouva absolument isolée, avec l'habitude du travail de moins et le goût du plaisir de plus. Entraînée par sa liaison avec Tholomyès à dédaigner le petit métier qu'elle savait, elle avait négligé ses débouchés: ils s'étaient fermés. Nulle ressource. Fantine savait à peine lire et ne savait pas écrire; on lui avait seulement appris dans son enfance à signer son nom; elle avait fait écrire par un écrivain public une lettre à Tholomyès, puis une seconde, puis une troisième. Tholomyès n'avait pas répondu. De là misère, nécessité d'abandonner son enfant, retours de sa pensée vers son pays natal, où cependant elle n'avait d'autre famille que les noms du pays, les rues et les portes des maisons.»

«Elle emportait son enfant, sa fille, espérant la nourrir, l'élever de ses soins, de ses larmes.»

L'aubergiste veut bien garder l'enfant de Fantine en sevrage à un prix modéré; l'enfant se nomme Cosette. Fantine la laisse en pleurant, s'engage à payer sa pension, s'établit seule dans sa ville natale, et y cherche de l'ouvrage. Hélas! en vain.—Voilà la première véritable misère du roman. Mais la peinture en est chargée de couleurs mélodramatiques fausses, parce que le mélodrame n'a rien de commun avec la nature. Au bout de quelques mois, on demande la pension de Cosette; la mère coupe ses cheveux et les vend pour payer un terme, puis un autre terme. Elle n'a à vendre que ses deux dents de devant, elle les fait arracher et reste enlaidie pour rester mère, etc., etc.: tout cela entremêlé de misère mal motivée ou mal amenée. Le roman tourne à l'invraisemblance par l'atroce. L'imagination se défie de l'écrivain, elle se détourne de ces misères à procédé et à système, et par dégoût elle ne veut pas croire. La société, même actuelle, ne renvoie pas à l'arracheur de dents une jeune et jolie fille qui porte son enfant au seuil d'un hospice, et qui, en acceptant la honte pour elle, mendie auprès des lois pour l'innocente créature. Il faut l'accuser, oui, mais non la calomnier. Nul ne le sait mieux que moi, qui ai tant protesté, par mes écrits et mes discours, contre la suppression barbare des tours, cette institution admirable de délicatesse, qui sauve la honte, au moins la vie aux enfants. La publicité du dépôt est un attentat à la pudeur, le désespoir inscrit à perpétuité sur l'enfant, oui; mais enfin le dépôt existe, la loi ne l'a pas encore osé supprimer.

VI.

Fantine se traîne dans la misère et échoue à la prostitution la plus abjecte, corrompue par la faim dans sa petite ville natale de M... sur M...

Mais Valjean se retrouve là sous un nom qui cache son passé: il a passé dix-neuf ans au bagne, il s'est évadé cinq ou six fois, enfin il a fini par tenter fortune et par la gagner en inventant je ne sais quel procédé nouveau pour économiser la façon sur le noir de jais. Il y a recueilli d'énormes bénéfices. Le pays, qui y gagne aussi, ne lui marchande pas la considération monétaire qui suit le succès commercial. Le roi l'a nommé maire de son pays et chevalier de la Légion d'honneur; il a six cent mille francs de réserve déposés chez le banquier libéral, M. Laffitte. «C'était un impitoyable honnête homme, dit M. Hugo; il demandait aux hommes de la bonne volonté, aux femmes des mœurs pures, à tous de la probité. Il avait divisé les ateliers afin de séparer les sexes, et que les filles et les femmes pussent rester sages. Sur ce point il était inflexible. Il s'appelait maintenant le père Madeleine; il employait tout le monde; il n'exigeait qu'une chose: Soyez honnête homme! soyez honnête fille!» Véritable Grandisson du commerce et de l'industrie, il était irréprochable, monotone, pédant et rogue comme lui: le type des manufacturiers parvenus et vertueux. Dans un autre temps, Victor Hugo lui aurait fait reconquérir un haut rang dans la société par l'héroïsme: Valjean se serait évadé, aurait pris les armes, serait monté de grade en grade dans un régiment ou sur un vaisseau, aurait fait tant d'exploits qu'il serait devenu un grand général comme Garibaldi, un aventurier de liberté, un dictateur de peuple, renversant, pour son chef-d'œuvre, le siége d'une religion, et, pour se distraire, une demi-douzaine de trônes!

Mais, il faut ici le reconnaître M. Hugo va chercher pour son héros du bagne, en 1818, la considération publique où elle est, dans une addition bien faite, dans une fortune acquise sou par sou, en faisant, par charité, travailler une multitude d'ouvriers chastes et probes, à condition que la journée de chacun et de chacune lui rapporterait à lui-même un bon bénéfice! Voilà la vertu du manufacturier J. Valjean, la vertu estimable et utile de 1818!

VII.

Mais voyons par quel procédé de morale très-peu sociale le digne galérien était arrivé à cet otium cum dignitate de maire de sa commune et de Petit Manteau bleu de M... sur M... C'est ici que la société est vertement semoncée par cet audacieux bandit avant qu'il ait concouru pour le prix Montyon de son époque, avant qu'il ait acquis cette vertu déshonorée qui n'a de prix que parce qu'elle se cache, et qui n'a de couronne que parce qu'elle se montre: Et fugit ad salices et se cupit ante videri!

Lisez:

«Il faut bien que la société regarde ces choses, puisque c'est elle qui les fait!

«Jean Valjean était au bagne un ignorant, mais ce n'était pas un imbécile. La lumière naturelle était allumée en lui. Le malheur, qui a aussi sa clarté, augmenta le peu de jour qu'il y avait dans cet esprit. Sous le bâton, sous la chaîne, au cachot, à la fatigue, sous l'ardent soleil du bagne, sur le lit de planches des forçats, il se replia en sa conscience et réfléchit.

«Il se constitua tribunal.

«Il commença par se juger lui-même.

«Il reconnut qu'il n'était pas un innocent injustement puni. Il s'avoua qu'il avait commis une action extrême et blâmable; qu'on ne lui eût peut-être pas refusé ce pain, s'il l'avait demandé; que dans tous les cas il eût mieux valu l'attendre, soit de la pitié, soit du travail; que ce n'est pas tout à fait une raison sans réplique de dire: Peut-on attendre quand on a faim? Que d'abord il est très-rare qu'on meure littéralement de faim; ensuite que, malheureusement ou heureusement, l'homme est ainsi fait qu'il peut souffrir longtemps et beaucoup, moralement et physiquement, sans mourir; qu'il fallait donc de la patience; que cela eût mieux valu même pour ces pauvres petits enfants; que c'était un acte de folie, à lui, malheureux homme chétif, de prendre violemment au collet la société tout entière et de se figurer qu'on sort de la misère par le vol; que c'était, dans tous les cas, une mauvaise porte pour sortir de la misère que celle par où l'on entre dans l'infamie; enfin qu'il avait eu tort.

«Puis il se demanda:

«S'il était le seul qui avait eu tort dans sa fatale histoire; si d'abord ce n'était pas une chose grave qu'il eût, lui travailleur, manqué de travail, lui laborieux, manqué de pain; si, ensuite, la faute commise et avouée, le châtiment n'avait pas été féroce et outré; s'il n'y avait pas plus d'abus de la part de la loi dans la peine qu'il n'y avait eu d'abus de la part du coupable dans sa faute; s'il n'y avait pas excès de poids dans un des plateaux de la balance, celui où est l'expiation; si la surcharge de la peine n'était point l'effacement du délit, et n'arrivait pas à ce résultat de retourner la situation, de remplacer la faute du délinquant par la faute de la répression, de faire du coupable la victime et du débiteur le créancier, et de mettre définitivement le droit du côté de celui-là même qui l'avait violé; si cette peine, compliquée des aggravations successives pour les tentatives d'évasion, ne finissait pas par être une sorte d'attentat du plus fort sur le plus faible, un crime de la société sur l'individu, un crime qui recommençait tous les jours, un crime qui durait dix-neuf ans.

«Il se demanda si la société humaine pouvait avoir le droit de faire également subir à ses membres, dans un cas son imprévoyance déraisonnable, et dans l'autre cas sa prévoyance impitoyable; et de saisir à jamais un pauvre homme entre un défaut et un excès, défaut de travail, excès de châtiment;

«S'il n'était pas exorbitant que la société traitât ainsi précisément ses membres les plus mal dotés dans la répartition des biens que fait le hasard, et par conséquent les plus dignes de ménagements.

«Ces questions faites et résolues, il jugea la société et la condamna.

«Il la condamna à sa haine.

«Il la fit responsable du sort qu'il subissait, et se dit qu'il n'hésiterait peut être pas à lui en demander compte un jour. Il se déclara à lui-même qu'il n'y avait pas équilibre entre le dommage qu'il avait causé et le dommage qu'on lui causait; il conclut enfin que son châtiment n'était pas, à la vérité, une injustice, mais qu'à coup sûr c'était une iniquité.

«La colère peut être folle et absurde; on peut être irrité à tort; on n'est indigné que lorsqu'on a raison au fond par quelque côté.

«Jean Valjean se sentait indigné.

«Et puis, la société humaine ne lui avait fait que du mal; jamais il n'avait vu d'elle que ce visage courroucé, qu'elle appelle sa Justice et qu'elle montre à ceux qu'elle frappe. Les hommes ne l'avaient touché que pour le meurtrir. Tout contact avec eux lui avait été un coup. Jamais, depuis son enfance, depuis sa mère, depuis sa sœur, jamais il n'avait rencontré une parole amie, un regard bienveillant. De souffrance en souffrance il arriva peu à peu à cette conviction que la vie était une guerre, que dans cette guerre il était le vaincu. Il n'avait d'autre arme que sa haine. Il résolut de l'aiguiser au bagne et de l'emporter en s'en allant.

«Il y avait à Toulon une école pour la chiourme, tenue par les frères ignorantins, où l'on enseignait le plus nécessaire à ceux de ces malheureux qui avaient la bonne volonté. Il fut du nombre des hommes de bonne volonté. Il alla à l'école à quarante ans, et apprit à lire, à écrire, à compter. Il sentit que fortifier son intelligence, c'était fortifier sa haine. Dans de certains cas, l'instruction et la lumière peuvent servir de rallonge au mal.

«Cela est triste à dire: après avoir jugé la société qui avait fait son malheur, il jugea la providence qui avait fait la société, et il la condamna aussi.

«Ainsi, pendant ces dix-neuf ans de torture et d'esclavage, cette âme monta et tomba en même temps. Il y entra de la lumière d'un côté et des ténèbres de l'autre.

VIII.

«Jean Valjean n'était pas, on l'a vu, d'une nature mauvaise. Il était encore bon quand il arriva au bagne. Il y condamna la société et sentit qu'il devenait méchant; il y condamna la providence et sentit qu'il devenait impie.

«Ici il est difficile de ne pas méditer un instant.

«La nature humaine se transforme-t-elle ainsi de fond en comble et tout à fait? L'homme créé bon par Dieu peut-il être fait méchant par l'homme? L'âme peut-elle être refaite tout d'une pièce par la destinée, et devenir mauvaise, la destinée étant mauvaise? Le cœur peut-il devenir difforme et contracter des laideurs et des infirmités incurables sous la pression d'un malheur disproportionné, comme la colonne vertébrale sous une voûte trop basse? N'y a-t-il pas dans toute âme humaine, n'y avait-il pas dans l'âme de Jean Valjean en particulier, une première étincelle, un élément divin, incorruptible dans ce monde, immortel dans l'autre, que le bien peut développer, attiser, allumer et faire rayonner splendidement, et que le mal ne peut jamais entièrement éteindre?

«Questions graves et obscures, à la dernière desquelles tout physiologiste eût probablement répondu non, et sans hésiter, s'il eût vu à Toulon, aux heures de repos qui étaient pour Jean Valjean des heures de rêverie, assis, les bras croisés, sur la barre de quelque cabestan, le bout de sa chaîne enfoncé dans sa poche pour l'empêcher de traîner, ce galérien morne, sérieux, silencieux et pensif, paria des lois qui regardait l'homme avec colère, damné de la civilisation qui regardait le ciel avec sévérité.

«Certes, et nous ne voulons pas le dissimuler, le physiologiste observateur eût vu là une misère irrémédiable; il eût plaint peut-être ce malade du fait de la loi, mais il n'eût pas même essayé de traitement; il eût détourné le regard des cavernes qu'il aurait entrevues dans cette âme; et, comme Dante de la porte de l'enfer, il eût effacé de cette existence le mot que le doigt de Dieu a pourtant écrit sur le front de tout homme: Espérance!

«Cet état de son âme que nous avons tenté d'analyser était-il aussi parfaitement clair pour Jean Valjean que nous avons essayé de le rendre pour ceux qui nous lisent? Jean Valjean voyait-il distinctement après leur formation, et avait-il vu distinctement à mesure qu'ils se formaient, tous les éléments dont se composait sa misère morale? Cet homme rude et illettré s'était-il bien nettement rendu compte de la succession d'idées par laquelle il était, degré à degré, monté et descendu jusqu'aux lugubres aspects qui étaient depuis tant d'années déjà l'horizon intérieur de son esprit? Avait-il bien conscience de tout ce qui s'était passé en lui et de tout ce qui s'y remuait? C'est ce que nous n'oserions dire; c'est même ce que nous ne croyons pas. Il y avait trop d'ignorance dans ce Jean Valjean pour que, même après tant de ce malheur, il n'y restât pas beaucoup de vague. Par moments il ne savait pas même bien au juste ce qu'il éprouvait. Jean Valjean était dans les ténèbres; il souffrait dans les ténèbres; il haïssait dans les ténèbres; on eût pu dire qu'il naissait devant lui. Il vivait habituellement dans cette ombre, tâtonnant comme un aveugle et comme un rêveur. Seulement, par intervalles, il lui venait tout à coup, de lui-même et du dehors, une secousse de colère, un surcroît de souffrance, un pâle et rapide éclair qui illuminait toute son âme, et faisait brusquement apparaître partout autour de lui, en avant et en arrière, aux lueurs d'une lumière affreuse, les hideux précipices et les sombres perspectives de sa destinée.

«L'éclair passé, la nuit retombait, et où était-il? Il ne le savait plus.

«Le propre des peines de cette nature, dans lesquelles domine ce qui est impitoyable, c'est-à-dire ce qui est abrutissant, c'est de transformer peu à peu, par une sorte de transfiguration stupide, un homme en bête fauve, quelquefois en bête féroce. Les tentatives d'évasion de Jean Valjean, successives et obstinées, suffiraient à prouver cet étrange travail fait par la loi sur l'âme humaine. Jean Valjean eût renouvelé ces tentatives, si parfaitement inutiles et folles, autant de fois que l'occasion s'en fût présentée, sans songer un instant au résultat, ni aux expériences déjà faites. Il s'échappait impétueusement comme le loup qui trouve la cage ouverte. L'instinct lui disait: Sauve-toi! Le raisonnement lui eût dit: Reste! Mais, devant une tentation si violente, le raisonnement avait disparu; il n'y avait plus que l'instinct. La bête seule agissait. Quand il était repris, les nouvelles sévérités qu'on lui infligeait ne servaient qu'à l'effarer davantage.

IX.

«Un détail que nous ne devons pas omettre, c'est qu'il était d'une force physique dont n'approchait pas un des habitants du bagne. À la fatigue, pour filer un câble, pour tirer un cabestan, Jean Valjean valait quatre hommes. Il soulevait et soutenait parfois d'énormes poids sur son dos, et remplaçait dans l'occasion cet instrument qu'on appelle cric et qu'on appelait jadis orgueil, d'où a pris nom, soit dit en passant, la rue Montorgueil près des halles de Paris. Ses camarades l'avaient surnommé Jean-le-Cric. Une fois, comme on réparait le balcon de l'hôtel de ville de Toulon, une des admirables cariatides de Puget qui soutiennent ce balcon se descella et faillit tomber. Jean Valjean, qui se trouvait là, soutint de l'épaule la cariatide et donna le temps aux ouvriers d'arriver.

«Sa souplesse dépassait encore sa vigueur. Certains forçats, rêveurs perpétuels d'évasions, finissent par faire de la force et de l'adresse combinées une véritable science. C'est la science des muscles, toute une statique mystérieuse et quotidiennement pratiquée par les prisonniers, ces éternels envieux des mouches et des oiseaux. Gravir une verticale, et trouver des points d'appui là où l'on voit à peine une saillie, était un jeu pour Jean Valjean. Étant donné un angle de mur, avec la tension de son dos et de ses jarrets, avec ses coudes et ses talons emboîtés dans les aspérités de la pierre, il se hissait comme magiquement à un troisième étage. Quelquefois il montait ainsi jusqu'au toit du bagne.

«Il parlait peu. Il ne riait pas. Il fallait quelque émotion extrême pour lui arracher, une ou deux fois l'an, ce lugubre rire du forçat qui est comme un écho du rire du démon. À le voir, il semblait occupé à regarder continuellement quelque chose de terrible.

X.

«Il était absorbé, en effet.

«À travers les perceptions maladives d'une nature incomplète et d'une intelligence accablée, il sentait confusément qu'une chose monstrueuse était sur lui. Dans cette pénombre obscure et blafarde où il rampait, chaque fois qu'il tournait le cou et qu'il essayait d'élever son regard, il voyait avec une terreur mêlée de rage s'échafauder, s'étager et monter à perte de vue au-dessus de lui, avec ses escarpements horribles, une sorte d'entassement effrayant de choses, de lois, de préjugés, d'hommes et de faits, dont les contours lui échappaient, dont la masse l'épouvantait, et qui n'était autre chose que cette prodigieuse pyramide que nous appelons la civilisation. Il distinguait çà et là dans cet ensemble fourmillant et difforme, tantôt près de lui, tantôt loin et sur des plateaux inaccessibles, quelque groupe, quelque détail vivement éclairé: ici l'argousin avec son bâton, ici le gendarme et son sabre, là-bas l'archevêque mitré, tout en haut, dans une sorte de soleil, l'empereur couronné et éblouissant. Il lui semblait que ces splendeurs lointaines, loin de dissiper sa nuit, la rendaient plus funèbre et plus noire. Tout cela, lois, préjugés, faits, hommes, choses, allait et venait au-dessus de lui, selon le mouvement compliqué et mystérieux que Dieu imprime à la civilisation, marchant sur lui et l'écrasant avec je ne sais quoi de paisible dans la cruauté et d'inexorable dans l'indifférence. Âmes tombées au fond de l'infortune possible, malheureux hommes perdus au plus bas de ces limbes où l'on ne regarde plus, les réprouvés de la loi sentent peser de tout son poids sur leur tête cette société humaine, si formidable pour qui est dehors, si effroyable pour qui est dessous.

«Dans cette situation, Jean Valjean songeait, et quelle pouvait être la nature de sa rêverie?

«Si le grain de mil sous la meule avait des pensées, il penserait sans doute ce que pensait Jean Valjean.

«Toutes ces choses, réalités pleines de spectres, fantasmagories pleines de réalités, avaient fini par lui créer une sorte d'état intérieur presque inexprimable.

XI.

«Par moments, au milieu de son travail du bagne, il s'arrêtait. Il se mettait à penser. Sa raison, à la fois plus mûre et plus troublée qu'autrefois, se révoltait. Tout ce qui lui était arrivé lui paraissait absurde; tout ce qui l'entourait lui paraissait impossible. Il se disait: C'est un rêve. Il regardait l'argousin debout à quelques pas de lui; l'argousin lui semblait un fantôme; tout à coup le fantôme lui donnait un coup de bâton.

«La nature visible existait à peine pour lui. Il serait presque vrai de dire qu'il n'y avait point pour Jean Valjean de soleil, ni de beaux jours d'été, ni de ciel rayonnant, ni de fraîches aubes d'avril. Je ne sais quel jour de soupirail éclairait habituellement son âme.

«Pour résumer en terminant ce qui peut être résumé et traduit en résultats positifs dans tout ce que nous venons d'indiquer, nous nous bornerons à constater qu'en dix-neuf ans, Jean Valjean, l'inoffensif émondeur de Faverolles, le redoutable galérien de Toulon, était devenu capable, grâce à la manière dont le bagne l'avait façonné, de deux espèces de mauvaises actions: premièrement, d'une mauvaise action rapide, irréfléchie, pleine d'étourdissement, toute d'instinct, sorte de représailles pour le mal souffert; deuxièmement, d'une mauvaise action grave, sérieuse, débattue en conscience et méditée avec les idées fausses que peut donner un pareil malheur. Ses préméditations passaient par les trois phases successives que les natures d'une certaine trempe peuvent seules parcourir, raisonnement, volonté, obstination. Il avait pour mobile l'indignation habituelle, l'amertume de l'âme, le profond sentiment des iniquités subies, la réaction, même contre les bons, les innocents et les justes, s'il y en a. Le point de départ comme le point d'arrivée de toutes ses pensées était la haine de la loi humaine; cette haine qui, si elle n'est arrêtée dans son développement par quelque incident providentiel, devient, dans un temps donné, la haine de la société, puis la haine du genre humain, puis la haine de la création, et se traduit par un vague et incessant et brutal désir de nuire, n'importe à qui, à un être vivant quelconque.—Comme on voit, ce n'était pas sans raison que le passe-port qualifiait Jean Valjean d'homme très-dangereux.

«D'année en année, cette âme s'était desséchée de plus en plus, lentement, mais fatalement. À cœur sec, œil sec. À sa sortie du bagne, il y avait dix-neuf ans qu'il n'avait versé une larme.»

XII.

L'ONDE ET L'OMBRE.

«Un homme à la mer!

«Qu'importe! le navire ne s'arrête pas. Le vent souffle, ce sombre navire-là a une route qu'il est forcé de continuer. Il passe.

«L'homme disparaît, puis reparaît, il plonge et remonte à la surface, il appelle, il tend les bras, on ne l'entend pas; le navire frissonnant sous l'ouragan et tout à la manœuvre, les matelots et les passagers ne voient même plus l'homme submergé; sa misérable tête n'est qu'un point dans l'énormité des vagues.

«Il jette des cris désespérés dans les profondeurs. Quel spectre que cette voile qui s'en va! Il la regarde, il la regarde frénétiquement. Elle s'éloigne, elle blêmit, elle décroît. Il était là tout à l'heure, il était de l'équipage, il allait et venait sur le pont avec les autres, il avait sa part de respiration et de soleil, il était un vivant. Maintenant, que s'est-il donc passé? Il a glissé, il est tombé, c'est fini.

«Il est dans l'eau monstrueuse. Il n'a plus sous les pieds que de la fuite et de l'écroulement. Les flots déchirés et déchiquetés par le vent l'environnent hideusement, les roulis de l'abîme l'emportent, tous les haillons de l'eau s'agitent autour de sa tête, une populace de vagues crache sur lui, de confuses ouvertures le dévorent à demi; chaque fois qu'il enfonce, il entrevoit des précipices pleins de nuit; d'affreuses végétations inconnues le saisissent, lui nouent les pieds, le tirent à elles; il sent qu'il devient abîme, il fait partie de l'écume, les flots se le jettent de l'un à l'autre, il boit l'amertume, l'océan lâche s'acharne à le noyer, l'énormité joue avec son agonie. Il semble que toute cette eau soit de la haine.

«Il lutte pourtant.

«Il essaye de se défendre, il essaye de se soutenir, il fait effort, il nage. Lui, cette pauvre force tout de suite épuisée, il combat l'inépuisable.

«Où donc est le navire? Là-bas. À peine visible dans les pâles ténèbres de l'horizon.

«Les rafales soufflent; toutes les écumes l'accablent. Il lève les yeux et ne voit que les lividités des nuages. Il assiste, agonisant, à l'immense démence de la mer. Il est supplicié par cette folie. Il entend des bruits étrangers à l'homme qui semblent venir d'au-delà de la terre et d'on ne sait quel dehors effrayant.

«Il y a des oiseaux dans les nuées, de même qu'il y a des anges au-dessus des détresses humaines, mais que peuvent-ils pour lui? Cela vole, chante et plane, et lui, il râle.

«Il se sent enseveli à la fois par ces deux infinis, l'océan et le ciel; l'un est une tombe, l'autre est un linceul.

«La nuit descend, voilà des heures qu'il nage, ses forces sont à bout; le navire, cette chose lointaine où il y avait des hommes, s'est effacé; il est seul dans le formidable gouffre crépusculaire, il enfonce, il se roidit, il se tord; il sent au-dessous de lui les vagues monstres de l'invisible; il appelle.

«Il n'y a plus d'hommes. Où est Dieu?

«Il appelle. Quelqu'un! quelqu'un! Il appelle toujours.

«Rien à l'horizon. Rien au ciel.

«Il implore l'étendue, la vague, l'algue, l'écueil; cela est sourd. Il supplie la tempête; la tempête imperturbable n'obéit qu'à l'infini.

«Autour de lui l'obscurité, la brume, la solitude, le tumulte orageux et inconscient, le plissement indéfini des eaux farouches. En lui l'horreur de la fatigue. Sous lui la chute. Pas de point d'appui. Il songe aux aventures ténébreuses du cadavre dans l'ombre illimitée. Le froid sans fond le paralyse. Ses mains se crispent et se ferment et prennent du néant. Vents, nuées, tourbillons, souffles, étoiles inutiles! Que faire? Le désespéré s'abandonne, qui est las prend le parti de mourir, il se laisse faire, il se laisse aller, il lâche prise, et le voilà qui roule à jamais dans les profondeurs lugubres de l'engloutissement.

XIII.

«Ô marche implacable des sociétés humaines! Pertes d'hommes et d'âmes chemin faisant! Océan où tombe tout ce que laisse tomber la loi! Disparition sinistre du secours! Ô mort morale!

«La mer, c'est l'inexorable nuit sociale où la pénalité jette ses damnés. La mer, c'est l'immense misère.

«L'âme, à vau-l'eau dans ce gouffre, peut devenir un cadavre. Qui la ressuscitera?»

(Une des plus belles pages de la langue que nous parlons!)

XIV.

Ai-je besoin de noter le sophisme au milieu de ce pêle-mêle éblouissant de vérités et d'erreurs, où l'homme coupable se croit le droit de conclure à la condamnation de cette pauvre société, et le droit de haïr l'homme social parce qu'il ne se sent pas capable d'être assez libre si la société ne lui fait pas place pour le droit qu'il rêve et pour l'indépendance qu'il convoite?

Il y aurait un chapitre par mot à écrire pour réfuter le forçat; M. Hugo l'a réfuté, mais en l'exécutant. L'objection reste dans sa force et surtout dans sa séduction par le talent du raisonnement. La société baisse la tête devant l'audacieux forçat.

Mais ai-je besoin de noter surtout cette admirable page qui résume tout dans ce chapitre: Un homme à la mer? Ni J.-J. Rousseau, ni Lamennais, n'ont jamais écrit de ce style.

Cette longue image de quatre pages vaut tout un livre. C'est la voix de l'abîme! C'est l'agonie du désespoir sur qui pèse un monde, et à qui un poëte sublime a donné une langue semblable à celle de Job lui-même: la langue du grain de sable pensant perdu dans le monceau des hommes, des déserts et des eaux. Il faut être poëte pour sentir ce chapitre, mais il faut être plus que poëte pour l'avoir écrit. Ici et ailleurs, lorsque Victor Hugo dépeint l'homme, il invente une langue surhumaine pour hurler les lamentations de l'humanité.

XV.

Revenons à Valjean, bon citoyen, bon commerçant, bon magistrat, et qui commence à sentir le prix d'une société qui lui garantit les fruits du travail, la liberté et la concurrence, l'inviolabilité des banques, ces réservoirs et ces dépôts du capital; toutes ces vertus qui la composent tout entière aux yeux de l'industriel enrichi.

Par une série de catastrophes et de vicissitudes facilement combinées, Valjean vertueux finit par connaître, plaindre et protéger Fantine. Elle meurt dans ses bras, elle lui lègue Cosette, cette enfant abandonnée par force dans l'auberge des Thénardier. Ceux-ci refusent longtemps de la rendre, dès qu'ils savent que Jean Valjean ou M. Madeleine désire la racheter d'eux: faire chanter la nature, c'est le chef-d'œuvre des avares et des scélérats, c'est la question donnée aux cœurs d'une mère et d'un père.

Ces Thénardier sont des demi-coquins, introduits comme machine à drame dans le roman. Ils suivent les armées de l'Empire, comme des corbeaux, pour dépouiller les morts. À Waterloo, ils ont fait une riche moisson; ils ont recruté un vieux colonel de l'Empire évanoui, en lui enlevant ses habits. Le colonel s'imagine qu'il leur doit la vie. Il le dit à son fils plus tard, et lui fait promettre de sauver un jour ses sauveurs, s'il vient à les découvrir jamais.

Notez ceci dans votre mémoire, car c'est le deus ex machina de la pièce. Cela donne lieu à des scènes peu vraisemblables, tirées par les cheveux, mais dramatiques et dignes d'un grand maître de larmes, par le pathétique des situations et par la naïveté des amours qui en sont la suite. Passez l'invraisemblable à J.-J. Rousseau ou à Victor Hugo, vous n'avez plus que des chefs-d'œuvre.

XVI.

En attendant, l'envie, curieuse de sa nature, commence à suspecter la source des richesses de ce philanthrope inconnu et maladroit, qui, en effet, est loin d'être pure; car l'argenterie dérobée à l'évêque de gré ou de force, et la pièce de quarante sous arrachée par violence au pauvre enfant, sont deux mauvaises pierres angulaires de cette fortune équivoque. On peut purifier un fleuve à son embouchure, on ne le sanctifie pas à sa source.

Le doigt de la Providence commence à se montrer dans l'ombre sous les traits d'un hasard. Un personnage tout à fait fantastique, un agent de la police, nommé Javert, homme droit comme l'éclair dans son but, serpentant comme lui dans ses moyens, ferme dans son devoir comme la conscience, ancien garde-chiourme, chasseur de bêtes fauves pour en défendre la société, a cru reconnaître dans Valjean, qu'on lui a signalé, un ancien forçat de sa connaissance à Toulon; il le dénonce à Paris, à l'autorité protectrice des honnêtes gens. Mais, au moment où Javert vient pour s'éclaircir et s'assurer de lui, il croit reconnaître son erreur, et la confesse honnêtement et franchement au maire Madeleine, en lui demandant pardon. Ce qui lui fait croire qu'il se trompe et qu'il doit réparation à ce brave philanthrope enrichi, c'est l'arrestation inopinée d'un autre forçat, vieux gibier abruti de cour d'assises, un nommé Champmathieu, qui a volé des pommes dans le pays.

Ce Champmathieu, victime d'inexplicables ressemblances de nom et de destinées avec Jean Valjean, ne sait se défendre qu'en répétant à satiété qu'il est Champmathieu. Cette obstination le fait paraître d'autant plus coupable. On va le juger le surlendemain. Fantine meurt dans la nuit; cette mort jette plus de désordre encore dans la tête de M. Madeleine.

XVII.

Ici s'ouvre une des plus belles angoisses de conscience qu'il ait jamais été donné à l'homme de concevoir et d'écrire.

Un écrivain digne d'être le secrétaire de la conscience pouvait seul l'inventer et l'écrire. C'est véritablement l'héroïsme de la vertu, le martyre nécessaire, mais mortel, de tout ce qui est humain dans l'homme, contre tout ce qui est divin, la vérité, aux dépens de la vie.

La question sacrée donnée à l'homme par lui-même, l'aveu coûte que coûte arraché à la nature humaine par l'homme lui-même, le triomphe de la confession devant Dieu, avec la pénitence devant les hommes!

C'est sublime!

Mais comment ce chef-d'œuvre de vertu humaine est-il réservé à un aussi vil scélérat que ce Valjean? Où aurait-il pris cette lumière intérieure parfaite, cette justesse infaillible, cette délicatesse de sainteté qui surgissent tout à coup en lui, comme la fleur surgit du fumier, pour se foudroyer lui-même, s'offrir en holocauste pour un misérable flétri d'avance, et pour s'écrier de sang-froid devant le jury, et devant Dieu, et devant ses concitoyens, dont la considération se change en exécration: C'est moi qui suis le forçat! ce forçat hautain, ce forçat récidiviste! Relâchez cet homme et enchaînez-moi. Suicide de son honneur, M. Madeleine a fait plus difficile et plus beau que le suicide de Brutus!

Mais il faut lire cette scène, écrite comme elle est pensée, dans le roman, ici trois fois vertueux, de Victor Hugo. Encore une fois, lisez.

Valjean se hâte vers la peine comme un autre se hâte pour fuir l'échafaud: il arrive au moment où l'infortuné Champmathieu est convaincu par son idiotisme d'être Jean Valjean.

Il hésite à entrer dans le prétoire, il regarde le loquet et la porte derrière laquelle est son éternelle infamie; il recule, près de faiblir.

Qu'est-ce qui m'y oblige? se dit-il, mot sublime de caractère, répondu dans sa conscience par un mot plus sublime encore: Dieu! il entre, il est accueilli par les égards et le respect du président, des jurés, de l'auditoire.

XVIII.

Lisez, lisez toutes ces pages, et surtout celles de son voyage pour arriver à temps: chemin de croix des justes! Mais, encore une fois, pourquoi cette sainteté dans ce scélérat de nature et dans ce sournois de vertu, ce Jean Valjean?

Est-ce que vous ne pouviez pas réserver à un homme éclairé d'en haut et franchement vertueux ce rôle impossible dans un bandit, qui ne sait pas même le nom de conscience; qui ne fait que ruminer, assassiner, voler, parader, gagner de l'argent et afficher l'hypocrisie de la probité utile? Est-ce qu'un paradoxe de plus était indispensable pour donner l'apparence du sophisme à la vertu même?

Comme cela eût été plus beau, si cela pouvait être plus vrai! Mais l'incrédulité poursuit le lecteur comme un remords, même en admirant!

Et cependant lisez, encore une fois lisez! C'est un chapitre de la mort de Socrate, quelque chose d'héroïque.

XIX.

«C'était lui, en effet. La lampe du greffier éclairait son visage. Il tenait son chapeau à la main, il n'y avait aucun désordre dans ses vêtements, sa redingote était boutonnée avec soin. Il était très-pâle, et il tremblait légèrement. Ses cheveux, gris encore au moment de son arrivée à Arras, était maintenant tout à fait blancs. Ils avaient blanchi depuis une heure qu'il était là.

«Toutes les têtes se dressèrent. La sensation fut indescriptible. Il y eut dans l'auditoire un instant d'hésitation. La voix avait été si poignante, l'homme qui était là paraissait si calme, qu'au premier abord on ne comprit pas. On se demanda qui avait crié. On ne pouvait croire que ce fût cet homme qui eût jeté ce cri effrayant.

«Cette indécision ne dura que quelques secondes. Avant même que le président et l'avocat général eussent pu dire un mot, avant que les gendarmes et les huissiers eussent pu faire un geste, l'homme que tous appelaient encore en ce moment M. Madeleine s'était avancé vers les témoins Cochepaille, Brevet et Chenildieu.

«—Vous ne me reconnaissez pas? dit-il.

«Tous trois demeurèrent interdits et indiquèrent par un signe de tête qu'ils ne le connaissaient point. Cochepaille intimidé fit le salut militaire. M. Madeleine se tourna vers les jurés et vers la cour, et dit d'une voix douce:

«—Messieurs les jurés, faites relâcher l'accusé. Monsieur le président, faites-moi arrêter. L'homme que vous cherchez, ce n'est pas lui, c'est moi. Je suis Jean Valjean.

«Pas une bouche ne respirait. À la première commotion de l'étonnement avait succédé un silence de sépulcre. On sentait dans la salle cette espèce de terreur religieuse qui saisit la foule lorsque quelque chose de grand s'accomplit.

«Cependant le visage du président s'était empreint de sympathie et de tristesse; il avait échangé un signe rapide avec l'avocat général et quelques paroles à voix basse avec les conseillers assesseurs. Il s'adressa au public et demanda avec un accent qui fut compris de tous:

«—Y a-t-il un médecin ici?

«L'avocat général prit la parole:

«Messieurs les jurés, l'incident si étrange et si inattendu qui trouble l'audience ne nous inspire, ainsi qu'à vous, qu'un sentiment que nous n'avons pas besoin d'exprimer. Vous connaissez tous, au moins de réputation, l'honorable M. Madeleine, maire de M.-sur-M. S'il y a un médecin dans l'auditoire, nous nous joignons à M. le président pour le prier de vouloir bien assister monsieur Madeleine et le reconduire à sa demeure.

«M. Madeleine ne laissa point achever l'avocat général. Il l'interrompit d'un accent plein de mansuétude et d'autorité. Voici les paroles qu'il prononça; les voici littéralement, telles qu'elles furent écrites immédiatement après l'audience par un des témoins de cette scène, telles qu'elles sont encore dans l'oreille de ceux qui les ont entendues, il y a près de quarante ans aujourd'hui:

«—Je vous remercie, monsieur l'avocat général, mais je ne suis pas fou. Vous allez voir. Vous étiez sur le point de commettre une grande erreur; lâchez cet homme; j'accomplis un devoir, je suis ce malheureux condamné. Je suis le seul qui voie clair ici, et je vous dis la vérité. Ce que je fais en ce moment, Dieu, qui est là-haut, le regarde, et cela suffit. Vous pouvez me prendre, puisque me voilà. J'avais pourtant fait de mon mieux. Je me suis caché sous un nom; je suis devenu riche, je suis devenu maire; j'ai voulu rentrer parmi les honnêtes gens. Il paraît que cela ne se peut pas. Enfin, il y a bien des choses que je ne puis pas dire, je ne vais pas vous raconter ma vie, un jour on saura. J'ai volé monseigneur l'évêque, cela est vrai; j'ai volé Petit-Gervais, cela est vrai. On a eu raison de vous dire que Jean Valjean était un malheureux très-méchant: toute la faute n'est peut-être pas à lui. Écoutez, messieurs les juges, un homme aussi abaissé que moi n'a pas de remontrance à faire à la Providence ni de conseils à donner à la société; mais, voyez-vous, l'infamie d'où j'avais essayé de sortir est une chose nuisible. Les galères font le galérien. Recueillez cela, si vous voulez. Avant le bagne, j'étais un pauvre paysan, très-peu intelligent, un espèce d'idiot; le bagne m'a changé. J'étais stupide, je suis devenu méchant; j'étais bûche, je suis devenu tison. Plus tard l'indulgence et la bonté m'ont sauvé, comme la sévérité m'avait perdu. Mais, pardon, vous ne pouvez pas comprendre ce que je dis là. Vous trouverez chez moi, dans les cendres de la cheminée, la pièce de quarante sous que j'ai volée il y a sept ans à Petit-Gervais. Je n'ai plus rien à ajouter. Prenez-moi. Mon Dieu! monsieur l'avocat général remue la tête, vous dites: M. Madeleine est devenu fou; vous ne me croyez pas! Voilà qui est affligeant. N'allez point condamner cet homme, au moins! Quoi! ceux-ci ne me reconnaissent pas! Je voudrais que Javert fût ici; il me reconnaîtrait, lui!

«Rien ne pourrait rendre ce qu'il y avait de mélancolie bienveillante et sombre dans l'accent qui accompagnait ces paroles.

«Il se tourna vers les trois forçats:

«—Eh bien, je vous reconnais, moi! Brevet! vous rappelez-vous?...

«Il s'interrompit, hésita un moment, et dit:

«—Te rappelles-tu ces bretelles en tricot à damier que tu avais au bagne?

«Brevet eut comme une secousse de surprise et le regarda de la tête aux pieds d'un air effrayé. Lui continua:

«—Chenildieu, qui te surnommais toi-même Je-nie-Dieu, tu as toute l'épaule droite brûlée profondément, parce que tu t'es couché un jour l'épaule sur un réchaud plein de braise, pour effacer les trois lettres T. F. P., qu'on y voit toujours cependant. Réponds, est-ce vrai?

«—C'est vrai, dit Chenildieu.

«Il s'adressa à Cochepaille:

«—Cochepaille, tu as près de la saignée du bras gauche une date gravée en lettres bleues avec de la poudre brûlée. Cette date, c'est celle du débarquement de l'empereur à Cannes, 1er mars 1815. Relève ta manche.

«Cochepaille releva sa manche, tous les regards se penchèrent autour de lui sur son bras nu. Un gendarme approcha une lampe; la date y était.

«Le malheureux homme se tourna vers l'auditoire et vers les juges avec un sourire dont ceux qui l'ont vu sont encore navrés lorsqu'ils y songent. C'était le sourire du triomphe, c'était aussi le sourire du désespoir.

«—Vous voyez bien, dit-il, que je suis Jean Valjean.

«Il n'y avait plus dans cette enceinte ni juges, ni accusateur, ni gendarmes; il n'y avait que des yeux fixes et des cœurs émus. Personne ne se rappelait le rôle que chacun pouvait avoir à jouer; l'avocat général oubliait qu'il était là pour requérir, le président qu'il était là pour présider, le défenseur qu'il était là pour défendre. Chose frappante, aucune question ne fut faite, aucune autorité n'intervint. Le propre des spectacles sublimes, c'est de prendre toutes les âmes et de faire de tous les témoins des spectateurs. Aucun peut-être ne se rendait compte de ce qu'il éprouvait; aucun, sans doute, ne se disait qu'il voyait resplendir là une grande lumière; tous intérieurement se sentaient éblouis.

«Il était évident qu'on avait sous les yeux Jean Valjean. Cela rayonnait. L'apparition de cet homme avait suffi pour remplir de clarté cette aventure si obscure le moment d'auparavant. Sans qu'il fût besoin d'aucune explication désormais, toute cette foule, comme par une sorte de révélation électrique, comprit tout de suite et d'un seul coup d'œil cette simple et magnifique histoire d'un homme qui se livrait pour qu'un autre homme ne fût pas condamné à sa place. Les détails, les hésitations, les petites résistances possibles, se perdirent dans ce vaste fait lumineux.

«Impression qui passa vite, mais qui dans l'instant fut irrésistible.

«—Je ne veux pas déranger davantage l'audience, reprit Jean Valjean. Je m'en vais, puisqu'on ne m'arrête pas. J'ai plusieurs choses à faire. Monsieur l'avocat général sait qui je suis, il sait où je vais, il me fera arrêter quand il voudra.

«Il se dirigea vers la porte de sortie. Pas une voix ne s'éleva, pas un bras ne s'étendit pour l'empêcher. Tous s'écartèrent. Il avait en ce moment ce je ne sais quoi de divin qui fait que les multitudes reculent et se rangent devant un homme. Il traversa la foule à pas lents. On n'a jamais su qui ouvrit la porte, mais il est certain que la porte se trouva ouverte lorsqu'il y parvint. Arrivé là, il se retourna et dit:

«—Monsieur l'avocat général, je reste à votre disposition.

«Puis il s'adressa à l'auditoire:

«—Vous tous, tous ceux qui sont ici, vous me trouvez digne de pitié, n'est-ce pas? Mon Dieu! quand je pense à ce que j'ai été sur le point de faire, je me trouve digne d'envie. Cependant j'aurais mieux aimé que tout ceci n'arrivât pas.

«Il sortit, et la porte se referma comme elle avait été ouverte, car ceux qui font de certaines choses souveraines sont toujours sûrs d'être servis par quelqu'un dans la foule.

«Moins d'une heure après, le verdict du jury déchargeait de toute accusation le nommé Champmathieu; et Champmathieu, mis en liberté immédiatement, s'en allait stupéfait, croyant tous les hommes fous et ne comprenant rien à cette vision.»

Javert ressaisit Valjean au chevet du lit de Fantine; elle meurt d'étonnement et d'effroi, on la jette à la fosse commune.

XX.

Et la société est responsable de cette catastrophe du forçat et de la fille publique: double matière à indignation présentée au peuple;

Double erreur.

Car, premièrement, comment supposer qu'un brave homme, condamné pour une vétille, devenu un manufacturier opulent, le bienfaiteur d'une province entière, magistrat adoré de sa ville adoptive, soit renvoyé pour sa vie aux galères, sans discernement, sans justice et sans grâce, par la société du dix-neuvième siècle?

Et, secondement, où pouvait mourir une fille publique, née sans père ni mère, débauchée de mœurs d'abord, de misère ensuite; où pouvait-elle mieux mourir que dans un hospice, providentiellement recueillie par la bienfaisance, et dans la couche préparée par de saintes filles sous les ailes de la religion?

XXI.

Ces deux indignations amères auxquelles le grand écrivain fait appel sont donc absolument sans motif.

S'il s'agit de Valjean le riche, saint industriel, le monde n'est pas fait ainsi. On l'aurait réhabilité avec l'honneur, ou bien il aurait été toucher à loisir ses 700,000 fr. chez M. Laffitte, et se serait abrité à l'étranger dans un vallon du Mexique ou dans un canton de la Suisse.

S'il s'agit de Fantine, quel était donc l'asile plus miséricordieux et plus approprié à la situation où la société pût préparer une meilleure mort à une fille sans asile?

Pourquoi fanatiser le peuple, en style admirable, pour des misères ou inévitables ou impossibles, quand il n'y a malheureusement que trop de fautes et de misères réelles à offrir à la pitié des lecteurs? Débauche de larmes qu'on verse par la magie de l'écrivain, et qu'on se reproche d'avoir versées en rentrant de sang-froid dans le réel!

XXII.

Ici vous fermez le troisième tiroir, et l'auteur en ouvre un autre à propos d'une certaine famille Thénardier dont il a besoin pour changer les décorations de son drame. C'est le tiroir épique, c'est la bataille de Waterloo: qu'a-t-elle à faire dans cette épopée de petites misères d'un forçat et de quatre filles dans le bourbier du bagne ou des mauvais lieux de Paris: à moins que ce ne soit pour exciter la pitié sur ces quatre-vingt mille malheureux soldats de vingt ans, hier heureux laboureurs, arrachés à leur famille par un conquérant, pour les pousser sur quatre lieues de carnage? Mais alors ce n'est pas le conquérant qu'il faut plaindre, ce sont les peuples! Ce n'est pas sur le héros coupable de la seconde invasion qu'il faut appeler l'intérêt au nom de la gloire d'un homme, c'est sur la nation dont il creuse la fosse arrosée de sang innocent dans cette plaine sinistre de Waterloo.

Le prétexte à ce récit historique et épique de Waterloo est tout bonnement ce Thénardier, le rôdeur nocturne du cimetière d'armée qui dépouille de ses bagues, de sa montre d'or et de sa bourse un officier de cuirassiers blessé, et qui, l'ayant ainsi réveillé de sa léthargie, se fait passer pour un sergent de l'armée ramassant les blessés, et se sauve en laissant l'officier pénétré d'une aveugle reconnaissance.

De ce détail de la fortune de Thénardier, Hugo s'élève à vol d'aigle dans le champ de bataille impérial du siècle, et il écrit une bataille de Waterloo qui efface, selon moi, tout ce qu'on a, jusqu'ici, écrit de lyrique sur ce champ de mort.

XXIII.

Il est impossible ici de rien citer, il faut tout lire, ou plutôt s'abandonner à ces accès de verve historique, épique, tragique, qu'il plaît à l'auteur de se donner à propos de Waterloo, et le suivre bon gré mal gré à travers les péripéties de ces innombrables peintures de combat.

Depuis Jules Romain dans les batailles de Constantin, jusqu'à Lebrun dans les batailles d'Alexandre, aucun peintre de batailles n'égale ici le poëte des batailles de Napoléon. Les batailles d'Achille, dans Homère, n'ont pas plus de verve. C'est le triomphe de la langue française menée au feu: infanterie, cavalerie, artillerie, incendie, assauts, carnage, tout roule, tout avance, tout recule, tout tourbillonne, tout s'abat, comme dans ces trombes terrestres où les nuées, entrechoquées par des vents contraires, finissent par vomir la grêle qui couche à terre les maisons, et qui emporte avec les feuilles les membres des arbres. On sort de cette lecture ivre et anéanti comme un enfant qui s'essouffle à suivre un géant. C'est superbe! Mais qu'est-ce que ce cadre mesquin pour ce tableau? Qu'est-ce que ce forçat et cette grisette à côté de ce pan du monde qui s'écroule? Ni plan, ni convenances, ni proportions, dans ce hors-d'œuvre qui emporte le roman tout entier, comme un coup de canon emporte la bourre.

Et puis, il faut le dire, tout cela finit par un paradoxe de goût qui fait faire une moue de répugnance à cette saleté de style, comme si l'on avait marché sur une immondice! L'idée souffre le paradoxe, le goût ne le souffre pas. Pourquoi? Parce que tout homme trouve en lui le discernement prompt et sûr qui fait admettre ou rejeter une pensée fausse, surtout en matière sociale, et que tout homme porte en lui le goût qui fait discerner le propre et le sale dans la langue comme dans la nature. Les mots ont leur odeur; or voici comment Victor Hugo, trompé lui-même par son enthousiasme pour le neuf, s'égare jusqu'à prendre l'ignoble pour le sublime.

XXIV.

À la fin de la bataille de Waterloo, un brave général forme un dernier carré résistant de la garde impériale pour barrer le chemin aux Anglais et donner à l'armée et à l'empereur le temps d'atteindre Charleroi. Les Anglais, sûrs de la victoire, entourent ce carré d'artillerie et sont prêts à y faire brèche à coups de canon, s'il s'obstine encore. Mais, avant de foudroyer ces héros, ils leur offrent les conditions honorables des champs de bataille civilisés. Un officier anglais, parlementaire, s'avance et crie au bataillon:

—Braves Français, vous avez assez fait pour la gloire, la fortune a décidé; rendez-vous pour sauver à l'humanité un meurtre inutile!

Le général, c'était Cambronne, ne répond pas, et son geste dit: Tirez!

Les Anglais insistent. Point de réponse. La mèche est sur les pièces; les Anglais hésitent encore.

—Rendez-vous! lui crie-t-on de nouveau.

—La garde meurt et ne se rend pas! répond le général.

Qu'il l'ait dit ou non dans cette forme, peu importe. C'est le mot de l'héroïsme dans une telle circonstance; il ne peut pas ne l'avoir pas dit, puisque son attitude même et celle de tout ce bataillon des morituri le disent avec lui, avant lui, comme lui! Il n'y a pas deux mots pour exprimer cela: c'est le mot du capitaine de vaisseau clouant au mât son pavillon qu'il ne veut point amener; c'est le mot le plus sublime de toute une guerre française, l'héritage que l'armée mourante lègue à l'armée qui renaîtra de son sang.

Eh bien! parce que le mot est digne, noble, mémorable, parce qu'il exprime héroïquement, quoique simplement, le qu'il mourût de Corneille, parce qu'il mérite d'être inscrit en lettres d'or sur les étendards de la patrie, Victor Hugo, qui croit avoir trouvé mieux dans la langue canaille du peuple, substitue à cette belle langue militaire un mot de faubourg, un mot plus abject, et plus qu'un mot de faubourg, un mot de latrines qui répond par une brutalité laconique, par une bestiale réplique, à une proposition généreuse faite en bons termes à ces braves mourants, et il en fait le plus beau mot (textuel) qu'un Français ait jamais dit, et il s'extasie sur le génie populaire de ce mot.

«Dire ce mot et mourir ensuite, s'écrie-t-il, quoi de plus beau?»

Mourir sans l'avoir dit, disons-nous à notre tour, mourir en montrant la dignité de la mort, et en se gardant bien de souiller la sublimité de son cœur par la turpitude de son expression.

XXV.

........................

«L'homme qui a gagné la bataille de Waterloo, ce n'est pas Napoléon en déroute, ce n'est pas Wellington pliant à quatre heures, désespéré à cinq, ce n'est pas Blücher, qui ne s'est point battu; l'homme qui a gagné la bataille de Waterloo, c'est Cambronne.

«Foudroyer d'un tel mot le tonnerre qui vous tue, c'est vaincre.

«Faire cette réponse à la catastrophe, dire cela au destin, donner cette base au lion futur, jeter cette réplique à la pluie de la nuit, au mur traître de Hougoumont, au chemin creux d'Ohain, au retard de Grouchy, à l'arrivée de Blücher, être l'ironie dans le sépulcre, faire en sorte de rester debout après qu'on sera tombé, noyer dans deux syllabes la coalition européenne, offrir aux rois ces latrines déjà connues des Césars, faire du dernier des mots le premier en y mêlant l'éclair de la France, clore insolemment Waterloo par le mardi gras, compléter Léonidas par Rabelais, résumer cette victoire dans une parole suprême impossible à prononcer, perdre le terrain et garder l'histoire, après ce carnage avoir pour soi les rieurs, c'est immense.

«C'est l'insulte à la foudre. Cela atteint la grandeur eschylienne.

«Le mot de Cambronne fait l'effet d'une fracture. C'est la fracture d'une poitrine par le dédain; c'est le trop-plein de l'agonie qui fait explosion. Qui a vaincu? est-ce Wellington? Non. Sans Blücher il était perdu. Est-ce Blücher? Non. Si Wellington n'eût pas commencé, Blücher n'aurait pu finir. Ce Cambronne, ce passant de la dernière heure, ce soldat ignoré, cet infiniment petit de la guerre, sent qu'il y a là un mensonge dans une catastrophe, redoublement poignant; et, au moment où il en éclate de rage, on lui offre cette dérision, la vie! Comment ne pas bondir! Ils sont là, tous les rois de l'Europe, les généraux heureux, les Jupiters tonnants, ils ont cent mille soldats victorieux, et, derrière les cent mille, un million; leurs canons, mèches allumées, sont béants; ils ont sous leurs talons la garde impériale et la grande armée; ils viennent d'écraser Napoléon, et il ne reste plus que Cambronne; il n'y a plus pour protester que ce ver de terre. Il protestera. Alors il cherche un mot comme on cherche une épée. Il lui vient de l'écume, et cette écume, c'est le mot. Devant cette victoire prodigieuse et médiocre, devant cette victoire sans victorieux, ce désespéré se redresse; il en subit l'énormité, mais il en constate le néant; et il fait plus que cracher sur elle; et, sous l'accablement du nombre, de la force et de la matière, il trouve à l'âme une expression, l'excrément. Nous le répétons, dire cela, faire cela, trouver cela, c'est être le vainqueur.

«L'esprit des grands jours entra dans cet homme inconnu à cette minute fatale. Cambronne trouve le mot de Waterloo comme Rouget de l'Isle trouve la Marseillaise, par visitation du souffle d'en haut. Un effluve de l'ouragan divin se détache et vient passer à travers les hommes, et ils tressaillent, et l'un chante le chant suprême, et l'autre pousse le cri terrible. Cette parole du dédain titanique, Cambronne ne la jette pas seulement à l'Europe au nom de l'empire, ce serait peu; il la jette au passé au nom de la révolution. On l'entend, et l'on reconnaît dans Cambronne la vieille âme des géants. Il semble que c'est Danton qui parle ou Kléber qui rugit.»

XXVI.

Ce n'est pas là de la critique littéraire seulement; nous n'en faisons pas: ce livre a bien une autre portée que des phrases. C'est de la critique philosophique, sociale, morale, historique; c'est le soulèvement du cœur français contre l'ignobilité du mot qu'on lui prête. Ce mot est une adulation à la trivialité de la multitude hébétée de rage, qui, faute de trouver une parole, jette l'excrément au visage du destin; c'est de la démagogie grammaticale qui, voulant que tout lui ressemble, enlève au soldat et au peuple une réplique immortelle, pour lui substituer ce qui n'a de nom dans aucune langue, une bestialité muette cherchant une injure sur ses lèvres, et n'y trouvant qu'un sale idiotisme dans le cœur de tant de héros! Mieux valait mourir en silence!

Nous n'aimons pas davantage ces chicanes à la victoire, qui rapetissent les vainqueurs en rapetissant les vaincus.

Il serait temps d'en finir, ou bien de changer résolument l'histoire, et d'écrire, à l'exemple du père Loriquet ou des libéraux de 1815: Waterloo, grande victoire gagnée par Napoléon sur les Anglais et sur les Prussiens dans les plaines de Belgique.

Cela serait plus simple, et tout aussi vrai que ces hymnes au génie fatigué de Napoléon; et, comme l'histoire n'est souvent qu'une vérité convenue, cela finirait tout, et tout serait dit!

XXVII.

Quant à nous, nous persistons à croire que 1815 fut le désastre immérité d'une armée vaillante et sublime, que Napoléon commanda mal ce jour-là des manœuvres tardives, et abandonna au hasard du reste de la journée sa fortune, c'est-à-dire la moitié du génie d'un conquérant.

Nous laissons M. Hugo, M. Thiers, M. Quinet, M. Charras, mâcher et remâcher cette journée, revanche des vaincus au jeu des batailles, et nous disons: Il est plus beau d'accepter une défaite et de s'en relever, que de se révolter sans cesse contre la triste vérité, surtout devant sa capitale conquise, son empereur à Sainte-Hélène, son pays rançonné, et de soutenir au monde qu'on a marché de victoire en victoire, de Madrid à Toulon, de Moscou au Rhin, de Leipsik à Mayence, de Waterloo à Paris, à la suite d'un homme infaillible qui n'a pas fait un faux pas dans sa vie. La franchise a sa noblesse, et l'histoire a ses leçons.

Lamartine.

(La suite au mois prochain.)

LXXXVIe ENTRETIEN.

CONSIDÉRATIONS SUR UN CHEF-D'OEUVRE,
OU
LE DANGER DU GÉNIE.

Les Misérables, par Victor Hugo.

QUATRIÈME PARTIE.

I.

Revenons à Jean Valjean.

Il avait caché vite dans la forêt de Montfermeil les 700,000 francs déposés chez M. Laffitte; puis il était revenu se laisser arrêter par l'agent de police Javert, et condamner à mort.

À mort! entendez-vous bien? D'abord à cinq ans pour un morceau de pain, condamnation impossible, pour un morceau de pain origine de tout, volé à bonne intention chez le boulanger de son village; ensuite à mort après dix-neuf ans de sa peine accomplie!

Quelle société! et combien il est aisé à l'auteur d'avoir raison contre elle!

Heureusement, le roi commue la peine sanglante contre une condamnation à perpétuité au bagne. Jean Valjean ne veut pas s'y soustraire, apparemment, sans accumuler l'indignation du peuple contre une telle justice.

Quoi qu'il en soit, il s'évade encore en accomplissant un acte de sauvetage sur un vaisseau de guerre; puis, se laissant en apparence tomber à la mer et nageant entre deux eaux, il disparaît de nouveau.

On le croit noyé! pas du tout; il n'est que déguisé, et reparaît, pour tenir parole à Fantine, à l'auberge des Thénardier, à Montfermeil.

Il commence par aller visiter son trésor enfoui sous l'arbre, et par lui emprunter un bon viatique, jusqu'au moment de lui faire une visite définitive.

En revenant, il trouve la pauvre petite Cosette, fille de Fantine, que l'hôtesse impitoyable, la Thénardier, a envoyée chercher de l'eau dans un seau plus grand qu'elle, à la fontaine du bois, dans la nuit. La pauvre petite enfant plie et succombe. Valjean se montre à propos, porte le seau de l'enfant, et rentre à l'auberge des Thénardier. C'est un chef-d'œuvre de compassion enfantine.

Il contemple Cosette; la description de l'enfant souffreteuse et grelottante est d'une vérité et d'une sensibilité qui n'appartiennent qu'au grand poëte des petits enfants, Victor Hugo. C'est là sa note de prédilection; poëte toujours, père avant tout, c'est sa nature. Valjean contemple avec une pitié équivoque les tortures de celle-là, Cendrillon battue en cet infâme foyer, à côté des caresses des deux enfants chéris de l'hôtesse.

Il risque plusieurs fois de se trahir en montrant plus de richesses qu'il ne convient à une redingote râpée comme la sienne. N'importe, il achète la petite, quinze cents francs, des mains de ses hôtes; s'enfuit vers Paris avec l'enfant, et va se cacher dans une maison réprouvée, dans les terrains vagues d'un faubourg, près du marché aux chevaux. Il s'y attache de plus en plus à cette pauvre enfant. Une vieille femme, façonnée à toute servitude, faisait le ménage et allumait le feu. Cosette se développait de corps et d'âme, sous les yeux de ce père inconnu, mais aussi tendre qu'une femme. Victor Hugo lui prête sa tendresse pour les enfants.

Ici le romanesque du roman commence. Ce romanesque, qui sort des événements arbitrairement inventés pour les besoins du drame, est la partie faible du roman. Toutes les fois que l'auteur a besoin d'un personnage, il l'appelle du fond du néant, comme dans les contes de fées ou comme dans les contes de Voltaire, et le personnage obéit contre toute vraisemblance au signe de l'écrivain.

Ces fantasmagories s'animent, disparaissent, reparaissent, comme si le monde n'était peuplé que des sept à huit comparses de Valjean. Cela détruirait l'intérêt comme cela détruit la vraisemblance, si l'admirable don de peindre du poëte ne ressaisissait pas à l'instant son lecteur par l'admiration et l'enthousiasme, et ne lui faisait en quelques pages oublier le chemin pour le but.

II.

Les poursuites patientes, constantes, consciencieuses de l'honnête agent de police Javert ne discontinuaient pas. Valjean y échappe avec sa pupille par des prodiges d'adresse et de force musculaire, dignes d'un forçat de M. d'Arlincourt. Je demande pardon du rapprochement. Du ridicule au sublime il n'y a qu'un pas, dit Napoléon; Victor Hugo ne le franchit jamais, mais dans cette partie du drame il le côtoie sans cesse.

Glissons vite ici. Valjean, près d'être atteint, franchit de hautes murailles avec Cosette attachée par une corde, et tombe dans le jardin d'un couvent de femmes. Un vieux jardinier qui le rencontre, un de ses amis, le cache avec Cosette dans sa hutte; puis Valjean invente une histoire pour faire recevoir et élever Cosette par ces nonnes; puis il se fait sortir du couvent dans une bière pour tromper la police, enfin enterrer sur la foi d'un ivrogne chargé de le réveiller.

Tout cela s'exécute à souhait, comme des tours de funambule chez Franconi. Mais cela n'est pas digne du talent si élevé de l'auteur. Contes et veillées pour amuser le peuple. Vient ensuite une dissertation savante, avec dates et notes, sur la nature, l'origine d'un couvent de filles, dissertation tantôt édifiante, tantôt burlesque, intitulée Picpus.

Cet étalage de science sur des riens ressemble trop au verbiage des faiseurs de tours de gobelets cherchant à distraire le public pendant qu'ils préparent l'escamotage. Ce récit de couvent ne contient guère moins d'un demi-volume.

III.

Pendant ce temps, Cosette enfermée grandit et embellit à l'ombre du couvent, et Valjean jardine avec son ami.

Il sort enfin de cet asile quand Cosette a fini son éducation, et il déterre une maison isolée de la rue de Babylone, au fond d'un jardin. Il prend une gouvernante pour Cosette; il va tous les jours, à la même heure, sous un costume de militaire retiré, se promener ou s'asseoir dans la même allée du Luxembourg, comme s'il eût cherché à se faire remarquer.

On ne fait pas attention au bonhomme; mais un étudiant, nommé Marius, et qui n'est, dit-on, que M. Victor Hugo adolescent lui-même, ne voit pas briller impunément ce diamant de fille dans ce désert. Les deux enfants se voient, se perdent, se retrouvent, s'éprennent de la plus candide et de la plus pure inclination muette l'un pour l'autre. On voit germer le vrai roman de Daphnis et Chloé qui se rencontrent sur le boulevard des Invalides, à Paris. Que s'ensuivra-t-il? Nous allons voir.

Mais, en attendant encore, l'auteur fait une digression politique de quelques centaines de pages, très-éloquentes, mais très-oiseuses, sur la révolution de 1830, sur Louis-Philippe d'Orléans, roi de rechange, sur la Fayette qui voudrait aller plus loin, mais qui n'ose pas, sur les jeunes étudiants, enfants de Béranger, qui voudraient chanter la Marseillaise, mais à qui Casimir Delavigne a mis dans la bouche la Parisienne.

Puis un très-bel éloge du roi, qui a le mérite au moins de ne pas illégitimer Louis-Philippe. M. Victor Hugo, qui a reçu de lui la pairie, veut payer noblement à sa mémoire le prix de sa reconnaissance. Cela est bien. «En résumé, dit-il, mêlant en lui à une vraie faculté créatrice de civilisation on ne sait quel esprit de procédure et de chicane, fondateur et procureur d'une dynastie, quelque chose de Charlemagne et quelque chose d'un avoué.»

Nous l'avons connu aussi; nous l'avons beaucoup estimé, peu aimé; nous ne lui devons rien; nous pourrions le peindre impartialement, la justice ne manquerait pas au portrait. Mais nous avons été témoin de sa chute, chute qui fut à la fois sa faute et celle de son parlement. On pourrait nous supposer la joie maligne de la république surgissant contre un trône écroulé. Cela serait faux, quoique vraisemblable; nous avions prévu son écroulement, mais avec plus d'effroi que de désir. La base était mauvaise, un jour pouvait saper ce qu'un jour avait fondé; ce jour était venu, nous ne l'avons point hâté.

Quand nous avons prononcé le premier le mot république, il n'y avait plus un roi sur le trône aux Tuileries. La république, seule, était assez forte pour imprimer à la révolution cette halte après la victoire, qu'on appelle sang-froid, modération, droit de tous. Les révolutions qui n'ont pas de halte s'appellent anarchie, anarchie spoliatrice et sanguinaire. Plutôt cent rois! plutôt cent républiques!

La première nécessité de l'homme en société, c'est l'ordre conservé ou rétabli; l'idéal ne vient qu'après. Chez Victor Hugo, l'idéal marche avant tout; voilà pourquoi nous sommes, en politique, moins hardi et moins poète que lui.

IV.

Il y a là de belles pages admirablement formulées sur le socialisme chaos et sur le socialisme organisé; qu'on nous permette de les citer.

«Tous les problèmes que les socialistes se proposent peuvent être ramenés à deux problèmes principaux:

«Premier problème:

«Produire la richesse.

«Deuxième problème:

«La répartir.

«Le premier problème contient la question du travail;

«Le deuxième contient la question du salaire.

«Dans le premier problème il s'agit de l'emploi des forces;

«Dans le second, de la distribution des jouissances.

«Du bon emploi des forces résulte la puissance publique;

«De la bonne distribution des jouissances résulte le bonheur individuel.

«Par bonne distribution, il faut entendre non distribution égale, mais distribution équitable. La première égalité, c'est l'équité.

«De ces deux choses combinées, puissance publique au dehors, bonheur individuel au dedans, résulte la prospérité sociale.

«Prospérité sociale, cela veut dire l'homme heureux, le citoyen libre, la nation grande.

V.

«L'Angleterre résout le premier de ces deux problèmes. Elle crée admirablement la richesse; elle la répartit mal. Cette solution qui n'est complète que d'un côté la mène fatalement à ces deux extrêmes: opulence monstrueuse, misère monstrueuse. Toutes les jouissances à quelques-uns, toutes les privations aux autres, c'est-à-dire au peuple; le privilége, l'exception, le monopole, la féodalité, naissant du travail même. Situation fausse et dangereuse qui assoit la puissance publique sur la misère privée, qui enracine la grandeur de l'État dans les souffrances de l'individu. Grandeur mal composée où se combinent tous les éléments matériels et dans laquelle n'entre aucun élément moral.

«Le communisme et la loi agraire croient résoudre le deuxième problème. Ils se trompent. Leur répartition tue la production. Le partage égal abolit l'émulation et par conséquent le travail. C'est une répartition faite par le boucher, qui tue ce qu'il partage. Il est donc impossible de s'arrêter à ces prétendues solutions. Tuer la richesse, ce n'est pas la répartir.

«Les deux problèmes veulent être résolus ensemble pour être bien résolus. Les deux solutions veulent être combinées et n'en faire qu'une.

«Ne résolvez que le premier des deux problèmes, vous serez Venise, vous serez l'Angleterre. Vous aurez comme Venise une puissance artificielle, ou comme l'Angleterre une puissance matérielle; vous serez le mauvais riche. Vous périrez par une voie de fait, comme est morte Venise, ou par une banqueroute, comme tombera l'Angleterre. Et le monde vous laissera mourir et tomber, parce que le monde laisse tomber et mourir tout ce qui n'est que l'égoïsme, tout ce qui ne représente pas pour le genre humain une vertu ou une idée.

«Il est bien entendu ici que par ces mots, Venise, l'Angleterre, nous désignons non des peuples, mais des constructions sociales; les oligarchies superposées aux nations, et non les nations elles-mêmes. Les nations ont toujours notre respect et notre sympathie. Venise, peuple, renaîtra. L'Angleterre, aristocratie, tombera; mais l'Angleterre, nation, est immortelle. Cela dit, nous poursuivons.

VI.

«Résolvez les deux problèmes, encouragez le riche et protégez le pauvre, supprimez la misère, mettez un terme à l'exploitation injuste du faible par le fort, mettez un frein à la jalousie inique de celui qui est en route contre celui qui est arrivé, ajustez mathématiquement et fraternellement le salaire au travail, mêlez l'enseignement gratuit et obligatoire à la croissance de l'enfance et faites de la science la base de la virilité, développez les intelligences tout en occupant les bras, soyez à la fois un peuple puissant et une famille d'hommes heureux, démocratisez la propriété, non en l'abolissant, mais en l'universalisant, de façon que tout citoyen sans exception soit propriétaire, chose plus facile qu'on ne croit; en deux mots, sachez produire la richesse et sachez la répartir, et vous aurez tout ensemble la grandeur matérielle et la grandeur morale; et vous serez dignes de vous appeler la France.

«Voilà, en dehors et au-dessus de quelques sectes qui s'égaraient, ce que disait le socialisme; voilà ce qu'il cherchait dans les faits, voilà ce qu'il cherchait dans les esprits.»

VII.

Jusque-là tout est bien, et plus loin c'est l'hymne de l'idéal, c'est-à-dire un chaos qui recommence! Voyez ce que devient le roi coupable du trône de 1830 sous le pinceau même de son panégyriste; ce Trajan de la bourgeoisie est présenté en tyran à l'idéal de la jeunesse française.

«De ténébreux amoncellements couvraient l'horizon. Une ombre étrange, gagnant de proche en proche, s'étendait peu à peu sur les hommes, sur les choses, sur les idées; ombre qui venait des colères et des systèmes. Tout ce qui avait été hâtivement étouffé remuait et fermentait. Parfois la conscience de l'honnête homme reprenait sa respiration, tant il y avait de malaise dans cet air où les sophismes se mêlaient aux vérités. Les esprits tremblaient dans l'anxiété sociale comme les feuilles à l'approche de l'orage. La tension électrique était telle qu'à de certains instants le premier venu, un inconnu, éclairait. Puis l'obscurité crépusculaire retombait. Par intervalles, de profonds et sourds grondements pouvaient faire juger de la quantité de foudre qu'il y avait dans la nuée.

«Vingt mois à peine s'étaient écoulés depuis la révolution de juillet, l'année 1832 s'était ouverte avec un aspect d'imminence et de menace. La détresse du peuple, les travailleurs sans pain, le dernier des Condés disparu dans les ténèbres, Bruxelles chassant les Nassau comme Paris les Bourbons, la Belgique s'offrant à un prince français et donnée à un prince anglais, la haine russe de Nicolas, derrière nous deux démons du midi, Ferdinand en Espagne, Miguel en Portugal, la terre tremblant en Italie, Metternich étendant la main sur Bologne, la France brusquant l'Autriche à Ancône, au nord on ne sait quel sinistre bruit de marteau reclouant la Pologne dans son cercueil, dans toute l'Europe des regards irrités guettant la France; l'Angleterre, alliée suspecte, prête à pousser ce qui pencherait et à se jeter sur ce qui tomberait; la pairie s'abritant derrière Beccaria pour refuser quatre têtes à la loi, les fleurs de lis raturées sur la voiture du roi, la croix arrachée de Notre-Dame, la Fayette amoindri, Laffitte ruiné, Benjamin Constant mort dans l'indigence, Casimir Périer mort dans l'épuisement du pouvoir; la maladie politique et la maladie sociale se déclarant à la fois dans les deux capitales du royaume, l'une la ville de la pensée, l'autre la ville du travail; à Paris la guerre civile, à Lyon la guerre servile; dans les deux cités la même lueur de fournaise; une pourpre de cratère au front du peuple; le midi fanatisé, l'ouest troublé, la duchesse de Berry dans la Vendée, les complots, les conspirations, les soulèvements, le choléra, ajoutaient à la sombre rumeur des idées le sombre tumulte des événements.»

VIII.

Tout cela mène à ce que l'auteur nomme l'Épopée de la rue Saint-Denis, c'est-à-dire aux barricades. Ces jeunes rêveurs sont ses héros: quels héros, grand Dieu! ni idée arrêtée, ni moyens praticables, ni but avoué et avouable, ni gouvernement à fonder! Une fantaisie héroïque d'étudiants désœuvrés qui embauchent des vagabonds pour faire des cadavres dans la rue. Des enfants qui s'amusent avec des fusils pour jouets, et qui s'offrent eux-mêmes pour victimes, victimes ennuyées de vin, au Teutatès de l'idéal!

On complote à table, une fille à gauche, un espion à droite, le verre à la main. Voilà.

IX.

Le beau et doux Marius, qui a perdu son idéal à lui, l'idéal de son cœur, Cosette, depuis quelques jours, parce que le jaloux tuteur Valjean l'a enfouie dans la maison de la rue Plumet, et qui conspire aussi sans savoir pourquoi, parce que le temps lui dure, comme dit la romance; le beau Marius rencontre la petite Éponine, une des deux filles des Thénardier, tombée de l'opprobre dans la misère, mais qui le guette, le suit et l'aime à son insu.

«Il leva les yeux, et reconnut cette malheureuse enfant qui était venue un matin chez lui, l'aînée des filles Thénardier, Éponine; il savait maintenant comment elle se nommait. Chose étrange, elle était appauvrie et embellie, deux pas qu'il ne semblait point qu'elle pût faire. Elle avait accompli un double progrès, vers la lumière et vers la détresse. Elle était pieds nus et en haillons comme le jour où elle était entrée si résolument dans sa chambre; seulement ses haillons avaient deux mois de plus; les trous étaient plus larges, les guenilles plus sordides. C'était cette même voix enrouée, ce même front terni et ridé par le hâle, ce même regard libre, égaré et vacillant. Elle avait de plus qu'autrefois dans la physionomie ce je ne sais quoi d'effrayé et de lamentable que la prison traversée ajoute à la misère.

«Elle avait des brins de paille et de foin dans les cheveux, non comme Ophélia pour être devenue folle à la contagion de la folie d'Hamlet, mais parce qu'elle avait couché dans quelque grenier d'écurie.

«Et avec tout cela elle était belle. Quel astre vous êtes, ô jeunesse!»

Que vous êtes heureux en rencontre, ô Hugo! À votre place, j'adorerais le hasard: il vous sert bien! Qui donc attendait là cette petite vagabonde, cette écrevisse de ruisseau?

Elle découvre à Marius, pour lui faire plaisir et mériter quelque chose de lui en le servant contre elle-même (charmante et délicate inconséquence du cœur), elle lui découvre la maison cachée de la rue Plumet qu'habite Cosette.

Arrivée là, Éponine, qui s'attend à un baiser, s'arrête. Marius fouille dans sa poche. Il ne possédait au monde que ses cinq francs: il les prend et les met dans la main d'Éponine.

Elle ouvre les doigts et laisse tomber la pièce à terre, et, le regardant d'un air sombre:

«Je ne veux pas de votre argent!» dit-elle.

J'ai oublié un refus pareil en écrivant un jour Graziella. Ce n'est pas de l'art, c'est de la nature; mais choisir ce trait est d'un suprême artiste.

X.

Ici, hélas! trop tard, commence pour moi le vrai poëme de cette œuvre, poëme souvent éloquent, souvent paradoxal, mais qui devient innocemment passionné et descriptif à la fin de ce quatrième volume. Nous ne connaissons rien de plus parfait et de plus réel dans aucune langue ancienne ou moderne. Il semble que les années de solitude ont apporté au poëte, dans son île, la seule note qui manquait à ses concerts avant cette heure, la note paisible, amoureuse, sympathique, celle qui fait rendre au cœur humain les vibrations les plus intimes, celle de Charlotte sous la main de Goethe, celle de Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et Virginie, celle de René dans Chateaubriand. Mais Goethe a exagéré la note; Chateaubriand y mêle trop de lamentations mélancoliques; Bernardin de Saint-Pierre, quoique parfait et modeste, a été obligé d'aller chercher la source des larmes dans les îles de l'océan Indien, et d'emprunter leur émotion aux plus grandes tragédies de la nature: les tonnerres, les tempêtes, les naufrages, agents de ce drame qui n'avait eu jusqu'à lui aucun modèle dans l'antiquité. Victor Hugo, au contraire, n'a eu besoin que de son âme, d'ouvrir les yeux autour de lui, au milieu de nous, de décrire une maison déserte et un jardinet inculte dans un de nos faubourgs les plus reculés, et d'y placer deux êtres qui se sont entrevus, deux innocents, deux sauvages de la grande ville, Cosette et Marius; et, avec ces simples personnages, il a fait, en racontant leurs entrevues et leurs entretiens, le plus ravissant tableau d'amour qu'il ait jamais écrit.

Ici, il faudrait tout citer, ou plutôt tout lire. Relisez seulement la description du jardin au clair de la lune.

XI.

LA MAISON À SECRET.

«Vers le milieu du siècle dernier, un président à mortier au parlement de Paris, ayant une maîtresse et s'en cachant, car à cette époque les grands seigneurs montraient leurs maîtresses et les bourgeois les cachaient, fit construire «une petite maison» faubourg Saint-Germain, dans la rue déserte de Blomet, qu'on nomme aujourd'hui rue Plumet, non loin de l'endroit qu'on appelait alors le Combat des Animaux.

«Cette maison se composait d'un pavillon à un seul étage; deux salles au rez-de-chaussée, deux chambres au premier, en bas une cuisine, en haut un boudoir, sous le toit un grenier, le tout précédé d'un jardin avec large grille donnant sur la rue. Ce jardin avait environ un arpent. C'était là tout ce que les passants pouvaient entrevoir; mais en arrière du pavillon il y avait une cour étroite et au fond de la cour un logis bas de deux pièces sur caves, espèce d'en-cas destiné à dissimuler au besoin un enfant et une nourrice. Ce logis communiquait, par derrière, par une porte masquée et ouvrant à secret, avec un long couloir étroit, pavé, sinueux, à ciel ouvert, bordé de deux hautes murailles, lequel, caché avec un art prodigieux et comme perdu entre les clôtures des jardins et les cultures dont il suivait tous les angles et tous les détours, allait aboutir à une autre porte également à secret, qui s'ouvrait à un demi-quart de lieue de là, presque dans un autre quartier, à l'extrémité solitaire de la rue de Babylone.

«M. le président s'introduisait par là, si bien que ceux-là même qui l'eussent épié et suivi et qui eussent observé que M. le président se rendait tous les jours mystérieusement quelque part, n'eussent pu se douter qu'aller rue de Babylone, c'était aller rue Blomet. Grâce à d'habiles achats de terrains, l'ingénieux magistrat avait pu faire faire ce travail de voirie secrète chez lui, sur sa propre terre, et par conséquent sans contrôle. Plus tard il avait revendu par petites parcelles pour jardins et cultures les lots de terre riverains du corridor, et les propriétaires de ces lots de terre croyaient des deux côtés avoir devant les yeux un mur mitoyen, et ne soupçonnaient pas même l'existence de ce long ruban de pavé serpentant entre deux murailles parmi leurs plates-bandes et leurs vergers. Les oiseaux seuls voyaient cette curiosité. Il est probable que les fauvettes et les mésanges du siècle dernier avaient fort jasé sur le compte de M. le président.

«Le pavillon, bâti en pierre dans le goût Mansard, lambrissé et meublé dans le goût Watteau, rocaille au dedans, perruque au dehors, muré d'une triple haie de fleurs, avait quelque chose de discret, de coquet et de solennel comme il sied à un caprice de l'amour et de la magistrature.

«Cette maison et ce couloir, qui ont disparu aujourd'hui, existaient encore il y a une quinzaine d'années. En 93, un chaudronnier avait acheté la maison pour la démolir; mais n'ayant pu en payer le prix, la nation le mit en faillite. De sorte que ce fut la maison qui démolit le chaudronnier. Depuis, la maison resta inhabitée, et tomba lentement en ruine, comme toute demeure à laquelle la présence de l'homme ne communique plus la vie. Elle était restée meublée de ses vieux meubles et toujours à vendre ou à louer, et les dix ou douze personnes qui passent par an rue Plumet en étaient averties par un écriteau jaune et illisible accroché à la grille du jardin depuis 1810.

«Vers la fin de la restauration, ces mêmes passants purent remarquer que l'écriteau avait disparu, et que, même, les volets du premier étage étaient ouverts. La maison en effet était occupée. Les fenêtres avaient de petits rideaux, signe qu'il y avait une femme.

«Au mois d'octobre 1829, un homme d'un certain âge s'était présenté et avait loué la maison telle qu'elle était, y compris, bien entendu, l'arrière-corps de logis et le couloir qui allait aboutir à la rue de Babylone. Il avait fait rétablir les ouvertures à secret des deux portes de ce passage. La maison, nous venons de le dire, était encore à peu près meublée des vieux ameublements du président; le nouveau locataire avait ordonné quelques réparations, ajouté çà et là ce qui manquait, remis des pavés à la cour, des briques aux carrelages, des marches à l'escalier, des feuilles aux parquets et des vitres aux croisées, et enfin était venu s'installer avec une jeune fille et une servante âgée, sans bruit, plutôt comme quelqu'un qui se glisse que comme quelqu'un qui entre chez soi. Les voisins n'en jasèrent point, par la raison qu'il n'y avait pas de voisins.

«Ce locataire peu à effet était Jean Valjean, la jeune fille était Cosette. La servante était une fille appelée Toussaint que Jean Valjean avait sauvée de l'hôpital et de la misère et qui était vieille, provinciale et bègue, trois qualités qui avaient déterminé Jean Valjean à la prendre avec lui. Il avait loué la maison sous le nom de M. Fauchelevent, rentier. Dans tout ce qui a été raconté plus haut, le lecteur a sans doute moins tardé encore que Thénardier à reconnaître Jean Valjean.

«Pourquoi Jean Valjean avait-il quitté le couvent du Petit-Picpus? Que s'était-il passé?

«Il ne s'était rien passé.»

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«Il découvrit la maison de la rue Plumet et s'y blottit. Il était désormais en possession du nom d'Ultime Fauchelevent........................

XII.

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«Du reste, à proprement parler, il vivait rue Plumet et il y avait arrangé son existence de la façon que voici:

«Cosette avec la servante occupait le pavillon; elle avait la grande chambre à coucher aux trumeaux peints, le boudoir aux baguettes dorées, le salon du président meublé de tapisseries et de vastes fauteuils; elle avait le jardin. Jean Valjean avait fait mettre dans la chambre de Cosette un lit à baldaquin d'ancien damas à trois couleurs, et un vieux et beau tapis de Perse acheté rue du Figuier-Saint-Paul chez la mère Gaucher, et, pour corriger la sévérité de ces vieilleries magnifiques, il avait amalgamé à ce bric-à-brac tous les petits meubles gais et gracieux des jeunes filles, l'étagère, la bibliothèque et les livres dorés, la papeterie, le buvard, la table à ouvrage incrustée de nacre, le nécessaire de vermeil, la toilette en porcelaine du Japon. De longs rideaux de damas fond rouge à trois couleurs, pareils au lit, pendaient aux fenêtres du premier étage. Au rez-de-chaussée, des rideaux de tapisserie. Tout l'hiver la petite maison de Cosette était chauffée du haut en bas. Lui, il habitait l'espèce de loge de portier qui était dans la cour du fond, avec un matelas sur un lit de sangle, une table de bois blanc, deux chaises de paille, un pot à l'eau de faïence, quelques bouquins sur une planche, sa chère valise dans un coin, jamais de feu. Il dînait avec Cosette, et il y avait un pain bis pour lui sur la table. Il avait dit à Toussaint lorsqu'elle était entrée:—C'est mademoiselle qui est la maîtresse de la maison.—Et vous, mo-onsieur? avait répliqué Toussaint stupéfaite.—Moi, je suis bien mieux que le maître, je suis le père.

«Cosette au couvent avait été dressée au ménage et réglait la dépense, qui était fort modeste. Tous les jours Jean Valjean prenait le bras de Cosette et la menait promener. Il la conduisait au Luxembourg, dans l'allée la moins fréquentée, et tous les dimanches à la messe, toujours à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, parce que c'était fort loin. Comme c'est un quartier très-pauvre, il y faisait beaucoup l'aumône, et les malheureux l'entouraient dans l'église, ce qui lui avait valu l'épître des Thénardier: Au monsieur bienfaisant de l'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Il menait volontiers Cosette visiter les indigents et les malades. Aucun étranger n'entrait dans la maison de la rue Plumet. Toussaint apportait les provisions, et Jean Valjean allait lui-même chercher l'eau à une prise d'eau qui était tout proche sur le boulevard. On mettait le bois et le vin dans une espèce de renfoncement demi-souterrain tapissé de rocailles qui avoisinait la porte de la rue de Babylone et qui autrefois avait servi de grotte à M. le président; car, au temps des Folies et des Petites-Maisons, il n'y avait pas d'amour sans grotte........................

«Ni Jean Valjean, ni Cosette, ni Toussaint, n'entraient et ne sortaient jamais que par la porte de la rue de Babylone. À moins de les apercevoir par la grille du jardin, il était difficile de deviner qu'ils demeuraient rue Plumet. Cette grille restait toujours fermée.

«Jean Valjean avait laissé le jardin inculte, afin qu'il n'attirât pas l'attention.

«En cela il se trompait peut-être.

XIII.

«Ce jardin ainsi livré à lui-même depuis plus d'un demi-siècle était devenu extraordinaire et charmant. Les passants d'il y a quarante ans s'arrêtaient dans cette rue pour le contempler, sans se douter des secrets qu'il dérobait derrière ses épaisseurs fraîches et vertes. Plus d'un songeur à cette époque a laissé bien des fois ses yeux et sa pensée pénétrer indiscrètement à travers les barreaux de l'antique grille cadenassée, tordue, branlante, scellée à deux piliers verdis et moussus, bizarrement couronnée d'un fronton d'arabesques indéchiffrables.

«Il y avait un banc de pierre dans un coin, une ou deux statues moisies, quelques treillages décloués par le temps pourrissant sur le mur; du reste plus d'allées ni de gazon; du chiendent partout. Le jardinage était parti, et la nature était revenue. Les mauvaises herbes abondaient, aventure admirable pour un pauvre coin de terre. La fête des giroflées y était splendide.

XIV.

«Rien dans ce jardin ne contrariait l'effort sacré des choses vers la vie; la croissance vénérable était là chez elle. Les arbres s'étaient baissés vers les ronces, les ronces étaient montées vers les arbres, la plante avait grimpé, la branche avait fléchi, ce qui rampe sur la terre avait été trouver ce qui s'épanouit dans l'air, ce qui flotte au vent s'était penché vers ce qui traîne dans la mousse; troncs, rameaux, feuilles, fibres, touffes, vrilles, sarments, épines, s'étaient mêlés, traversés, mariés, confondus; la végétation, dans un embrassement étroit et profond, avait célébré et accompli là, sous l'œil satisfait du Créateur, en cet enclos de trois cents pieds carrés, le saint mystère de la fraternité humaine.

«Ce jardin n'était plus un jardin, c'était une broussaille colossale; c'est-à-dire quelque chose qui est impénétrable comme une forêt, peuplé comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre comme une cathédrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une foule.

XV.

«En floréal, cet énorme buisson, libre derrière sa grille et dans ses quatre murs, entrait en rut dans le sourd travail de la germination universelle, tressaillait au soleil levant presque comme une bête qui aspire les effluves de l'amour cosmique et qui sent la sève d'avril monter et bouillir dans ses veines, et, secouant au vent sa prodigieuse chevelure verte, semait sur la terre humide, sur les statues frustes, sur le perron croulant du pavillon et jusque sur le pavé de la rue déserte, les fleurs en étoiles, la rosée en perles, la fécondité, la beauté, la vie, la joie, les parfums.

«À midi mille papillons blancs s'y réfugiaient, et c'était un spectacle divin de voir là tourbillonner en flocons dans l'ombre cette neige vivante de l'été. Là, dans ces gaies ténèbres de la verdure, une foule de voix innocentes parlaient doucement à l'âme, et ce que les gazouillements avaient oublié de dire, les bourdonnements le complétaient. Le soir une vapeur de rêverie se dégageait du jardin et l'enveloppait; un linceul de brume, une tristesse céleste et calme, le couvraient; l'odeur si enivrante des chèvrefeuilles et des liserons en sortait de toute part comme un poison exquis et subtil; on entendait les derniers appels des grimpereaux et des bergeronnettes s'assoupissant sous les branchages; on y sentait cette intimité sacrée de l'oiseau et de l'arbre. Le jour, les ailes réjouissent les feuilles; la nuit, les feuilles protégent les ailes.

XVI.

«L'hiver, la broussaille était noire, mouillée, hérissée, grelottante, et laissait un peu voir la maison.

«On apercevait, au lieu de fleurs dans les rameaux et de rosée dans les fleurs, les longs rubans d'argent des limaces sur le froid et épais tapis des feuilles jaunes; mais de toute façon, sous tout aspect, en toute saison, printemps, hiver, été, automne, ce petit enclos respirait la mélancolie, la contemplation, la solitude, la liberté, l'absence de l'homme, la présence de Dieu; et la vieille grille rouillée avait l'air de dire:—Ce jardin est à moi!

«Le pavé de Paris avait beau être là tout autour, les hôtels classiques et splendides de la rue de Varenne à deux pas, le dôme des Invalides tout près, la Chambre des députés pas loin; les carrosses de la rue de Bourgogne et de la rue Saint-Dominique avaient beau rouler fastueusement dans le voisinage; les omnibus jaunes, bruns, blancs, rouges, avaient beau se croiser dans le carrefour prochain: le désert était rue Plumet; et la mort des anciens propriétaires, une révolution qui avait passé, l'écroulement des antiques fortunes, l'absence, l'oubli, quarante ans d'abandon et de viduité, avaient suffi pour ramener dans ce lieu privilégié les fougères, les bouillons-blancs, les ciguës, les achillées, les hautes herbes, les grandes plantes gaufrées aux larges feuilles de drap vert pâle, les lézards, les scarabées, les insectes inquiets et rapides; pour faire sortir des profondeurs de la terre et reparaître entre ces quatre murs je ne sais quelle grandeur sauvage et farouche; et pour que la nature, qui déconcerte les arrangements mesquins de l'homme et qui se répand toujours tout entière là où elle se répand, aussi bien dans la fourmi que dans l'aigle, en vînt à s'épanouir dans un méchant petit jardin parisien avec autant de rudesse et de majesté que dans une forêt vierge du nouveau monde.

XVII.

«Rien n'est petit en effet; quiconque est sujet aux pénétrations profondes de la nature le sait. Bien qu'aucune satisfaction absolue ne soit donnée à la philosophie, pas plus de circonscrire la cause que de limiter l'effet, le contemplateur tombe dans des extases sans fond à cause de toutes ces décompositions de forces aboutissant à l'unité.

«Tout travaille à tout.

«L'algèbre s'applique aux nuages; l'irradiation de l'astre profite à la rose; aucun penseur n'oserait dire que le parfum de l'aubépine est inutile aux constellations. Qui donc peut calculer le trajet d'une molécule? que savons-nous si des créations de mondes ne sont point déterminées par des chutes de grains de sable? qui donc connaît les flux et les reflux de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, le retentissement des causes dans les précipices de l'être, et les avalanches de la création?

«Un ciron importe; le petit est grand, le grand est petit; tout est en équilibre dans la nécessité; effrayante vision pour l'esprit. Il y a entre les êtres et les choses des relations de prodige; dans cet inépuisable ensemble, de soleil à puceron, on ne se méprise pas; on a besoin les uns des autres. La lumière n'emporte pas dans l'azur les parfums terrestres sans savoir ce qu'elle en fait; la nuit fait des distributions d'essence stellaire aux fleurs endormies. Tous les oiseaux qui volent ont à la patte le fil de l'infini. La germination se complique de l'éclosion d'un météore, du coup de bec de l'hirondelle brisant l'œuf, et elle mène de front la naissance d'un ver de terre et l'avènement de Socrate. Où finit le télescope, le microscope commence. Lequel des deux a la vue plus grande? Choisissez.

«Une moisissure est une pléiade de fleurs; une nébuleuse est une fourmilière d'étoiles. Même promiscuité, et plus inouïe encore, des choses de l'intelligence et des faits de la substance. Les éléments et les principes se mêlent, se combinent, s'épousent, se multiplient les uns par les autres, au point de faire aboutir le monde matériel et le monde moral à la même clarté. Le phénomène est en perpétuel repli sur lui-même. Dans les vastes échanges cosmiques, la vie universelle va et vient en quantités inconnues, roulant tout dans l'invisible mystère des effluves, employant tout, ne perdant pas un rêve de pas un sommeil, semant un animalcule ici, émiettant un astre là, oscillant et serpentant, faisant de la lumière une force et de la pensée un élément, disséminée et indivisible, dissolvant tout, excepté ce point géométrique, le moi; ramenant tout à l'âme atome; épanouissant tout en Dieu; enchevêtrant, depuis la plus haute jusqu'à la plus basse, toutes les activités dans l'obscurité d'un mécanisme vertigineux, rattachant le vol d'un insecte au mouvement de la terre, subordonnant, qui sait? ne fût-ce que par l'identité de la loi, l'évolution de la comète dans le firmament au tournoiement de l'infusoire dans la goutte d'eau. Machine faite d'esprit. Engrenage énorme dont le premier moteur est le moucheron et dont la dernière roue est le zodiaque.»

XVIII.

Marius passe et repasse devant le grillage de la maisonnette indiquée par Éponine: Cosette le regarde.

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«On a tant abusé du regard dans les romans d'amour qu'on a fini par le déconsidérer. C'est à peine si l'on ose dire maintenant que deux êtres se sont aimés parce qu'ils se sont regardés. C'est pourtant comme cela qu'on s'aime et uniquement comme cela. Le reste n'est que le reste, et vient après. Rien n'est plus réel que ces grandes secousses que deux âmes se donnent en échangeant cette étincelle.

«À cette certaine heure où Cosette eut sans le savoir ce regard qui troubla Marius, Marius ne se douta pas que lui aussi eut un regard qui troubla Cosette!

«Il lui fit le même mal ou le même bien.

«Depuis longtemps déjà elle le voyait et elle l'examinait comme les filles examinent et voient, en regardant ailleurs. Marius trouvait encore Cosette laide que déjà Cosette trouvait Marius beau. Mais, comme il ne prenait point garde à elle, ce jeune homme lui était bien égal.

«Cependant elle ne pouvait s'empêcher de se dire qu'il avait de beaux cheveux, de beaux yeux, de belles dents, un charmant son de voix, quand elle l'entendait causer avec ses camarades, qu'il marchait en se tenant mal, si l'on veut, mais avec une grâce à lui, qui ne paraissait pas bête du tout, que toute sa personne était noble, douce, simple et fière, et qu'enfin il avait l'air pauvre, mais qu'il avait bon air.

«Le jour où leurs yeux se rencontrèrent et se dirent enfin brusquement ces premières choses obscures et ineffables que le regard balbutie, Cosette ne comprit pas d'abord. Elle rentra pensive à la maison de la rue de l'Ouest où Jean Valjean, selon son habitude, était venu passer six semaines. Le lendemain, en s'éveillant, elle songea à ce jeune homme inconnu, si longtemps indifférent et glacé, qui semblait maintenant faire attention à elle, et il ne lui sembla pas le moins du monde que cette attention lui fût agréable. Elle avait plutôt un peu de colère contre ce beau dédaigneux. Un fond de guerre remua en elle. Il lui sembla, et elle en éprouvait une joie encore tout enfantine, qu'elle allait enfin se venger.

XIX.

«Se sachant belle, elle sentait bien, quoique d'une façon indistincte, qu'elle avait une arme. Les femmes jouent avec leur beauté comme les enfants avec leur couteau. Elles s'y blessent.

«On se rappelle les hésitations de Marius, ses palpitations, ses terreurs. Il restait sur son banc et n'approchait pas. Ce qui dépitait Cosette. Un jour elle dit à Jean Valjean:

«—Père, promenons-nous donc un peu de ce côté-là.»

«Voyant que Marius ne venait point à elle, elle alla à lui. En pareil cas, toute femme ressemble à Mahomet. Et puis, chose bizarre, le premier symptôme de l'amour vrai chez un jeune homme, c'est la timidité: chez une jeune fille, c'est la hardiesse.

«Ceci étonne, et rien n'est plus simple pourtant. Ce sont les deux sexes qui tendent à se rapprocher et qui prennent les qualités l'un de l'autre.

«Ce jour-là, le regard de Cosette rendit Marius fou, le regard de Marius rendit Cosette tremblante. Marius s'en alla confiant, et Cosette inquiète. À partir de ce jour, ils s'adorèrent.

XX.

«La première chose que Cosette éprouva, ce fut une tristesse confuse et profonde. Il lui sembla que, du jour au lendemain, son âme était devenue noire. Elle ne la reconnaissait plus. La blancheur de l'âme des jeunes filles, qui se compose de froideur et de gaieté, ressemble à la neige. Elle fond à l'amour, qui est son soleil.

«Cosette ne savait pas ce que c'était que l'amour. Elle n'avait jamais entendu prononcer ce mot dans le sens terrestre........................

«Elle aimait avec d'autant plus de passion qu'elle aimait avec ignorance. Elle ne savait pas si cela est bon ou mauvais, utile ou dangereux, nécessaire ou mortel, éternel ou passager, permis ou prohibé; elle aimait. On l'eût bien étonnée si on lui eût dit: Vous ne dormez pas? mais c'est défendu! Vous ne mangez pas? mais c'est fort mal! Vous avez des oppressions et des battements de cœur? mais cela ne se fait pas! Vous rougissez et vous pâlissez quand un certain être vêtu de noir paraît au bout d'une certaine allée verte? mais c'est abominable! Elle n'eût pas compris, et eût répondu: Comment peut-il y avoir de ma faute dans une chose où je ne puis rien et où je ne sais rien?

XXI.

«Il se trouva que l'amour qui se présenta était précisément celui qui convenait le mieux à l'état de son âme. C'était une sorte d'adoration à distance, une contemplation muette, la déification d'un inconnu. C'était l'apparition de l'adolescence à l'adolescence, le rêve devenu roman et resté rêve, le fantôme souhaité enfin réalisé et fait chair, mais n'ayant pas encore de nom, ni de tort, ni de tache, ni d'exigence, ni de défaut; en un mot, l'amant lointain et demeuré dans l'idéal, une chimère ayant une forme. Toute rencontre plus palpable et plus proche eût à cette première époque effarouché Cosette, encore à demi plongée dans la brume grossissante du cloître. Elle avait toutes les peurs des enfants et toutes les peurs des religieuses mêlées. L'esprit du couvent, dont elle s'était pénétrée pendant cinq ans, s'évaporait encore lentement de toute sa personne et faisait tout trembler autour d'elle. Dans cette situation, ce n'était pas un amant qu'il lui fallait, ce n'était pas même un amoureux, c'était une vision. Elle se mit à adorer Marius comme quelque chose de charmant, de lumineux et d'impossible.

«Comme l'extrême naïveté touche à l'extrême coquetterie, elle lui souriait, tout franchement.

«Elle attendait tous les jours l'heure de la promenade avec impatience, elle y trouvait Marius, se sentait indiciblement heureuse, et croyait sincèrement exprimer toute sa pensée en disant à Jean Valjean:

«—Quel délicieux jardin que le Luxembourg!»

«Marius et Cosette étaient dans la nuit l'un pour l'autre. Ils ne se parlaient pas, ils ne se saluaient pas, ils ne se connaissaient pas; ils se voyaient; et, comme les astres dans le ciel que des millions de lieues séparent, ils vivaient de se regarder.

«C'est ainsi que Cosette devenait peu à peu une femme et se développait, belle et amoureuse, avec la conscience de sa beauté et l'ignorance de son amour....»........................

XXII.

Ce bonheur sans conscience de lui-même est interrompu par la jalousie paternelle de Jean Valjean, qui craint une embûche de libertinage pour sa fille; il change de domicile et de promenade.

Une horrible apparition de la chaîne des galériens, sur la route des Gobelins, le ramène au souvenir de sa condition et épouvante Cosette.

Cette apparition, très-habile comme comparaison, est très-mélodramatique et très-exagérée comme tableau. La société y joue un rôle gratuitement odieux. On dirait une horde de sauvages vainqueurs, menant une autre horde au bûcher. On détruit l'effet de ce qu'on exagère: c'est le fleuve qui rejette son écume sur ses bords, pour que l'eau ne soit pas troublée; qui peut accuser le fleuve de purifier l'écume?

Nous surtout, qui voulons supprimer la peine irréparable de mort en matière civile, et qui avons eu l'audace de la supprimer même en politique, nous n'aimons pas la peine corruptrice des bagnes, et nous avons, dans nos nombreux discours sur ce sujet, réclamé un pénitentiaire colonial avec une législation spéciale, et des prisons lointaines et graduées, pour donner la sécurité à la société innocente, contre les bêtes féroces de la ménagerie humaine; mais, la prison pénitentiaire coloniale n'existant pas encore, il faut bien reconnaître à la société le droit sacré de se défendre en attendant et de se séparer de ce qui la menace en la souillant.

XXIII.

Interruption encore de plusieurs épisodes qui doivent converger plus tard dans le dénoûment. Il y en a un véritablement touchant, comme une légende de Juif-Errant de la science, c'est celui du vieil homme de lettres, amant passionné des livres, et dévoré par eux, qui mange sou à sou son mince patrimoine pour s'en procurer, qui finit par les vendre un à un pour vivre, et qui, lorsqu'il a vendu le dernier, meurt lui-même désespéré de sa passion du livre, d'abord résignée, puis changée en fureur!

C'est là en effet une de ces misères innommées dont la société n'est nullement coupable. Peut-elle extirper les manies individuelles, elle qui ne peut extirper les passions?

XXIV.

Cosette revient à la maison de la rue Plumet.

Cosette découvre dans un pavillon abandonné du jardin, sous une pierre apportée par l'inconnu, un cahier de pensées écrites par une main anonyme, dont quelques-unes sont divines. C'est l'alphabet de l'amour, qu'on lui fait épeler pour la première fois.

«Dieu, c'est la plénitude du ciel; l'amour, c'est la plénitude de l'homme!

«Vous regardez une étoile pour deux motifs: parce qu'elle est lumineuse et parce qu'elle est impénétrable. Vous avez auprès de vous un plus doux rayonnement et un plus grand mystère: la femme!

«Ce que l'amour commence ici-bas ne peut être achevé que par Dieu!

«Si l'amour s'éteignait, le soleil s'éteindrait!

«Oh! aimer! avoir perdu la trace de ce qu'on aime! Ne pas savoir l'adresse de son âme! etc.»

XXV.

Ce livret de sainte Thérèse de l'amour profane respire le feu et le communique à l'âme de Cosette. Elle vient au jardin le lendemain à l'heure ténébreuse, à pas muets, sans savoir qu'elle y vient; elle caresse de la main la grosse pierre, comme pour la remercier. Une ombre apparaît derrière elle, ombre à l'astre amoureux des amoureux, la lune. Elle tressaille: c'est lui! c'est Marius!

XXVI.

........................

«Cosette, en reculant, rencontra un arbre et s'y adossa. Sans cet arbre, elle fût tombée.

«Alors elle entendit sa voix, cette voix qu'elle n'avait vraiment jamais entendue, qui s'élevait à peine au-dessus du frémissement des feuilles et qui murmurait:

«—Pardonnez-moi, je suis là. J'ai le cœur gonflé, je ne pouvais pas vivre comme j'étais, je suis venu. Avez-vous lu ce que j'avais mis là, sur ce banc? me reconnaissez-vous un peu? n'ayez pas peur de moi. Voilà du temps déjà, vous rappelez-vous le jour où vous m'avez regardé? c'était dans le Luxembourg, près du Gladiateur. Et le jour où vous avez passé devant moi? c'était le 16 juin et le 2 juillet. Il va y avoir un an. Depuis bien longtemps je ne vous ai plus vue. J'ai demandé à la loueuse de chaises, elle m'a dit qu'elle ne vous voyait plus. Vous demeuriez rue de l'Ouest, au troisième sur le devant, dans une maison neuve; vous voyez que je sais! Je vous suivais, moi. Qu'est-ce que j'avais à faire? Et puis vous avez disparu. J'ai cru vous voir passer une fois que je lisais les journaux sous les arcades de l'Odéon. J'ai couru. Mais non. C'était une personne qui avait un chapeau comme vous. La nuit, je viens ici. Ne craignez pas, personne ne me voit. Je viens regarder vos fenêtres de près. Je marche bien doucement pour que vous n'entendiez pas, car vous auriez peut-être peur. L'autre soir j'étais derrière vous, vous vous êtes retournée, je me suis enfui. Une fois je vous ai entendue chanter. J'étais heureux. Est-ce que cela vous fait quelque chose que je vous entende chanter à travers le volet? cela ne peut rien vous faire. Non, n'est-ce pas? Voyez-vous, vous êtes mon ange, laissez-moi venir un peu; je crois que je vais mourir. Si vous saviez! je vous adore, moi! Pardonnez-moi, je vous parle, je ne sais pas ce que je vous dis, je vous fâche peut-être, est-ce que je vous fâche?

«—Ô ma mère! dit-elle.

«Et elle s'affaissa sur elle-même comme si elle se mourait.

«Il la prit, elle tombait, il la prit dans ses bras, il la serra étroitement sans avoir conscience de ce qu'il faisait. Il la soutenait tout chancelant. Il était comme s'il avait la tête pleine de fumée; des éclairs lui passaient entre les cils; ses idées s'évanouissaient; il lui semblait qu'il accomplissait un acte religieux et qu'il commettait une profanation. Du reste, il n'avait pas le moindre désir de cette femme ravissante dont il sentait la forme contre sa poitrine. Il était éperdu d'amour.

«Elle lui prit la main et la posa sur son cœur.

«Il sentit le papier qui y était, il balbutia:

«—Vous m'aimez donc?

«Elle répondit d'une voix si basse que ce n'était plus qu'un souffle qu'on entendait à peine:

«—Tais-toi! tu le sais!

«Et elle cacha sa tête rouge dans le sein du jeune homme superbe et enivré.

«Il tomba sur le banc, elle près de lui. Ils n'avaient plus de paroles. Les étoiles commençaient à rayonner. Comment se fit-il que leurs lèvres se rencontrèrent? Comment se fait-il que l'oiseau chante, que la neige fonde, que la rose s'ouvre, que mai s'épanouisse, que l'aube blanchisse derrière les arbres noirs au sommet frissonnant des collines?

«Un baiser, et ce fut tout.

«Tous deux tressaillirent, et ils se regardèrent dans l'ombre avec des yeux éclatants.

«Ils ne sentaient ni la nuit fraîche, ni la pierre froide, ni la terre humide, ni l'herbe mouillée; ils se regardaient et ils avaient le cœur plein de pensées. Ils s'étaient pris les mains sans savoir.

«Elle ne lui demandait pas, elle n'y songeait pas même, par où il était entré et comment il avait pénétré dans le jardin. Cela lui paraissait si simple qu'il fût là!

XXVII.

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........................

«Par intervalles, Cosette bégayait une parole. Son âme tremblait à ses lèvres comme une goutte de rosée à une fleur.

«Peu à peu ils se parlèrent. L'épanchement succéda au silence, qui est la plénitude. La nuit était sereine et splendide au-dessus de leur tête. Ces deux êtres, purs comme des esprits, se dirent tout, leurs songes, leurs ivresses, leurs extases, leurs chimères, leurs défaillances, comme ils s'étaient adorés de loin, comme ils s'étaient souhaités, leur désespoir quand ils avaient cessé de s'apercevoir. Ils se confièrent dans une intimité idéale, que rien déjà ne pouvait plus accroître, ce qu'ils avaient de plus caché et de plus mystérieux. Ils se racontèrent, avec une foi candide dans leurs illusions, tout ce que l'amour, la jeunesse et ce reste d'enfance qu'ils avaient, leur mettaient dans la pensée. Ces deux cœurs se versèrent l'un dans l'autre, de sorte qu'au bout d'une heure c'était le jeune homme qui avait l'âme de la jeune fille et la jeune fille qui avait l'âme du jeune homme. Ils se pénétrèrent, ils s'enchantèrent, ils s'éblouirent.

XXVIII.

«Quand ils eurent fini, quand ils se furent tout dit, elle posa sa tête sur son épaule et lui demanda:

«—Comment vous appelez-vous?

«—Je m'appelle Marius, dit-il. Et vous?

«—Je m'appelle Cosette.»

XXIX.

Autre interruption qui nous ramène aux Thénardier, maintenant établis à Paris sous le faux nom de Jondrette, et dont les nombreux enfants, échangés, prêtés, rendus, ne savent plus guère à qui ils appartiennent.

La mère a quelques scrupules.—«Mais c'est mal, dit-elle à son mari, de vendre ainsi ses enfants.

—Jean-Jacques Rousseau a fait mieux,» répond Thénardier.

Épigramme amère du philosophe père de l'île de Guernesey, contre la philosophie sans âme de Jean-Jacques Rousseau. Le premier quelquefois est un sophiste d'esprit; mais le second est un sophiste de cœur!

On arrête dans son repaire la femme qui a acheté les deux derniers petits enfants de la Thénardier. Un petit vagabond, nommé Gavroche, les recueille, les couche dans le ventre de terre cuite de l'éléphant de la Bastille; c'est une larme dans la boue, mais la larme est chaude.

XXX.

L'histoire des enfants perdus, soit dans la forêt, mangeant des mûres, soit dans les rues d'une grande capitale, et recueillis par la pitié d'un vagabond dans son nid d'un soir, dans un monument en charpente d'Égypte ou de Paris, est toujours une des misères les plus apitoyantes de l'humanité.

Ce petit protecteur indifférent et gai des pauvres enfants est le type de la légèreté stoïque de l'enfant de Paris, dont M. Hugo fait un idéal, idéal féroce, ou compatissant par insouciance, qui caresse ou qui mord sans réflexion, écume légère flottant sur la mer agitée des capitales, qui n'a ni famille, ni écoles, ni profession, ni respect, et dont toute la moralité consiste dans quelques chansons obscènes ou avinées. C'est un pauvre idéal de peuple à présenter à l'admiration de nos artisans, la moelle peut-être de la population française.

XXXI.

Le gamin de Paris n'eut qu'un beau jour: celui où, du balcon de l'Hôtel-de-Ville, au milieu de la tempête qui tourbillonnait à mes pieds, menaçant de tout engloutir, je l'évoquai du fond du désordre et j'en fis la garde mobile de 1848, une armée de héros, les Marseillais de l'ordre! Héros qui sauvèrent Paris et l'Europe gratuitement, par l'instinct de la bravoure et de la société, et que la société sauvée a récompensés par un indigne oubli de leurs services!

Voilà l'enfant de Paris, quand on sait faire appel à son feu caché dans la fange.

Quant à celui que nous peint le roman des Misérables, ce n'est que le lazzarone spirituel d'une populace hébétée, riant de tout et de lui-même; c'est le petit Gavroche, cachant les petits Thénardier dans le ventre de l'éléphant, sa demeure.

Mais, malgré l'étrangeté de cette invention du poëte, cela touche, parce que cela est bon: ces pauvres enfants de la Thénardier, sans feu, sans pain et sans asile, rappellent ces couvées de petits chiens qu'on voit dans la cage des lions, réchauffés par la gueule du monstre.

XXXII.

Un dixième tiroir contient une dissertation sur l'argot et presque un éloge de cette langue infâme. Passons, c'est un étrange caprice.

Que peut-il y avoir à louer dans ce patois du crime, qui n'a été inventé que comme un masque pour cacher le visage des scélérats, de même que le masque des assassins cache leurs visages, et qu'on ne peut apprendre que pour parler bas, devant l'honnête homme, des forfaits à commettre ou à cacher? Débauche de science qu'il faut pardonner à l'érudition capricieuse de Balzac, d'Eugène Sue, de Victor Hugo.

Seulement un bel hymne à l'avenir termine ce chapitre. On y reconnaît le génie du bien idéalisant son type. Il n'a d'autre défaut que d'être indéfini, et par conséquent vague et enivrant.

XXXIII.

En matière de législation, on ne chante pas le progrès, on le calcule. C'est la mécanique céleste de Laplace, mais la mécanique appliquée. Une aspiration suffit au cœur; mais à l'économie politique, cette astronomie des forces humaines, il faut le chiffre. Les aspirations de mille passagers sur le vaisseau social ne conduiront pas le navire au port; il faut qu'un seul monte sur le pont et presse l'auteur pour donner la route. Victor Hugo ne la donne pas!

Lamartine.

(La suite au mois prochain.)

LXXXVIIe ENTRETIEN.

CONSIDÉRATIONS SUR UN CHEF-D'OEUVRE,
OU
LE DANGER DU GÉNIE.

Les Misérables, par Victor Hugo.

CINQUIÈME PARTIE.

I.

Le onzième tiroir, plein à la fois de choses précieuses et de rebuts, nous ramène à l'idylle de la rue Plumet, ce chef-d'œuvre que désormais les yeux ne quittent plus qu'avec regret.

«Aimer remplace presque penser. L'amour est un ardent oubli de tout le reste; ils vivaient dans une minute d'or. C'est à peine si Marius songeait que Cosette avait un père. Il y avait dans sa tête l'effacement et l'éblouissement. De quoi donc parlaient-ils, ces amants? On l'a vu: des fleurs, des hirondelles, du soleil couchant, du lever de la lune, de toutes les choses importantes. Ils s'étaient dit tout, excepté tout. Le tout des amoureux, c'est le rien. Mais le père, les réalités, ce bouge, ces bandits, cette aventure, à quoi bon? et était-il bien sûr que ce cauchemar eût existé? On était deux, on s'adorait, il n'y avait que cela. Toute autre chose n'était pas. Il est probable que cet évanouissement de l'enfer derrière nous est inhérent à l'arrivée au paradis. Est-ce qu'on a vu des démons? est-ce qu'il y en a? est-ce qu'on a tremblé? est-ce qu'on a souffert? On n'en sait plus rien. Une nuée rose est là-dessus.

«Donc ces deux êtres vivaient ainsi, très-haut, avec toute l'invraisemblance qui est dans la nature; ni au nadir, ni au zénith, entre l'homme et le séraphin, au-dessus de la fange, au-dessous de l'éther, dans le nuage; à peine os et chair, âme et extase de la tête aux pieds; déjà trop sublimés pour marcher à terre, encore trop chargés d'humanité pour disparaître dans le bleu, en suspension comme des atomes qui attendent le précipité; en apparence hors du destin; ignorant cette ornière, hier, aujourd'hui, demain; émerveillés, pâmés, flottants; par moments, assez allégés pour la fuite dans l'infini; presque prêts à l'envolement éternel.

«Ils dormaient éveillés dans ce bercement. Ô léthargie splendide du réel accablé d'idéal!

«Quelquefois, si belle que fût Cosette, Marius fermait les yeux devant elle. Les yeux fermés, c'est la meilleure manière de regarder l'âme.

«Marius et Cosette ne se demandaient pas où cela les conduirait. Ils se regardaient comme arrivés. C'est une étrange prétention des hommes de vouloir que l'amour conduise quelque part.».......

II.

Une autre digression, mais qui tient au sujet, nous entraîne chez le grand-père de Marius, ancien émigré de quatre-vingts ans, dont l'intérieur est bien peint, mais un peu trop en caricature.

C'est le défaut de l'écrivain, de trop rire du passé et de se moquer des aïeux. Cela fait peine. Hélas! chaque siècle vit de ses idées: ils avaient les leurs, nous avons les nôtres; dans cinquante ans ne serons-nous pas des aïeux?

Celui-là avait répudié et chassé impitoyablement, en apparence, Marius, son petit-fils, de chez lui, parce que Marius était de son âge et farci du libéralisme bonapartiste du Constitutionnel de 1815.

Un beau jour Marius, sans préparation, vaincu par l'amour, vient brusquement demander au vieillard de permettre son mariage avec Cosette. Le vieillard croit que son petit-fils rêve, et le renvoie avec sa malédiction et son rêve.

Le désespoir le précipite dans les barricades de je ne sais plus quelle année du règne de 1830. Il se souvient qu'il a là une douzaine d'étudiants, ses amis, qui ont fantaisie de se battre pour quoi que ce soit, qui n'est ni la monarchie légitime, ni la royauté d'occasion de 1830, ni la république proprement dite, forme définie de gouvernement, mais un je ne sais quoi, qui s'appelle tantôt la démocratie, tantôt l'idéal, en réalité le drapeau rouge.

Une voix l'appelle dans la nuit, c'est celle d'Éponine; elle lui dit que ses amis l'attendent à la barricade. Il y va mourir: puisqu'il ne peut vivre avec Cosette, autant mourir pour le drapeau rouge!

Cet épisode est intitulé l'Épopée de la rue Saint-Denis. Épopée tragi-burlesque où il se dépense autant d'héroïsme qu'au siége de Troie, et où l'auteur ramène à la porte d'un cabaret douze ou quinze personnages tombés des nues dans ce trou de six pieds, parmi lesquels Valjean, qui ne sait non plus que faire et qui tire quelques coups de fusil, s'amusant à tuer des hommes; douze ou quinze gamins de Paris et autant d'étudiants buvant dans une salle basse, pérorant et se battant tour à tour, Marius en tête, pour l'honneur du drapeau rouge.

III.

Cette longue pièce à tiroir est trop minutieusement étudiée pour le roman et même pour l'histoire. Gavroche assaisonne de calembours les coups de feu. Il y a beaucoup de Don Quichote dans ces héros, quelques bacheliers de Salamanque, et pas mal de Gil Blas.

Marius, devenu tout à coup philosophe radical, joue d'inspiration un hymne à la guerre civile. On ne peut pas discuter avec Marius: il a un tourbillon dans la tête, une amante perdue dans le cœur, un baril de poudre sous la main dans la barricade, la mèche au poing pour faire sauter vainqueurs et vaincus si la victoire hésite.

Éponine reçoit un coup de feu qui était destiné à Marius. Elle meurt en lui avouant son amour. Gavroche, le gamin de Paris, meurt en brave et en chantant un refrain contre les gendarmes. Un billet de Cosette, retrouvé sur la poitrine d'Éponine, apprend à Marius qu'elle loge avec son père à deux pas de là, rue de l'Homme-Armé, no 7.

Tout ce pêle-mêle de grisettes, de filles perdues, de vieillards désespérés, d'étudiants goguenards, de philosophes radicaux, de braves rêveurs, de héros sans cause, est d'un mouvement désordonné qui peint bien l'imagination populaire un jour de révolution.

Marius succombe à la fin, le dernier, dans son fossé de feu; on l'emporte au cabaret. Valjean le reconnaît et le fait disparaître, par un trou dans le pavé, sous les solitudes des égouts de Paris. En même temps il sauve la vie à Javert, son persécuteur et son prisonnier.

IV.

Ici un tiroir, bien plus vaste et bien plus étranger au roman ou à l'épopée que les autres, forme sous les pas du lecteur comme une trappe et le conduit, pendant je ne sais combien de pages, jusqu'à la Seine.

L'architecte des égouts de Paris n'en ferait pas un plan plus détaillé, et on peut dire plus hors d'œuvre. C'est un voyage à travers la boue, où le lecteur s'embourbe avec l'architecte. Cela dure, pendant des pages et des pages, à la manière de Mercier, dans son Tableau de Paris.

Valjean trouve à l'embouchure tous les personnages dont le roman a besoin pour se dénouer: Javert, qui l'a suivi, invisible, et qui croit tenir en lui un assassin emportant un cadavre accusateur à la rivière; Thénardier, qui erre aussi dans ces parages et qui lui en donne la clef; Marius, évanoui sur ses épaules, qu'il couche sur la plage et qu'il rapporte ensuite à son grand-père, sans se faire connaître. L'honnête agent de police Javert, combattu entre sa reconnaissance pour Valjean, par qui il a été sauvé, et le remords de son métier qui crie en lui, se débarrasse de lui-même en se jetant dans la Seine et en se noyant pour se tirer d'embarras.

Cet égout, ces rencontres, ces complications, ces dénoûments, ressemblent infiniment trop au boulevard du Crime. Le roman finit en mélodrame souterrain. C'est du Pixerécourt, mais toujours écrit par le génie du grand écrivain qui, comme sa lanterne sourde, le suit partout.

Enfin le grand-père pardonne à Marius expirant, le fait soigner, le marie inopinément à ce qu'il aime, débite l'épithalame à table avec Valjean, étonné de ce jargon démocratique dans une bouche de bonne compagnie.

On s'épouse, on reçoit les 730,000 francs de Valjean pour dot, on est heureux; mais Valjean, honnête homme un peu tard, finit par confesser tout bas à son gendre Marius qu'il n'est qu'un forçat et qu'il lui a fait épouser une aventurière. Il meurt ensuite dans son bouge de solitaire, et l'on est parfaitement heureux chez Marius.

V.

Voilà toute l'histoire, mais ce n'est pas tout le livre.

Si c'était vous ou moi qui eussions écrit cette histoire, on n'en dirait rien, ou bien on en dirait peu de chose.

Pourquoi?

Parce que cette histoire, avec ses situations bizarres et ses tiroirs plus longs que le bras, ne serait pas relevée par ce qui relève tout: la magie unique du style, la verve adolescente de l'écrivain, l'incroyable souplesse de ce génie infatigable qui va, de trapèze en trapèze, tantôt à cent pieds au-dessus de notre tête, tantôt à cent pieds au-dessous du pavé, sans donner un moment signe de lassitude, et nous entraînant toujours où il veut, même dans l'incroyable.

Mais c'est Hugo qui écrit: il y a plus, c'est Hugo qui pense; il y a plus encore, c'est Hugo qui songe.

Chez lui, le cauchemar même a du génie! Et de temps en temps, comme dans l'Idylle de la rue Plumet, c'est Hugo qui pense et qui aime; la rue Plumet est un Éden aussi délicieux que celui de Milton.

VI.

AURORE.

«En ce moment-là, Cosette se réveillait.

«Sa chambre était étroite, propre, discrète, avec une longue croisée au levant sur l'arrière-cour de la maison.

«Cosette ne savait rien de ce qui se passait dans Paris. Elle n'était point là la veille et elle était déjà rentrée dans sa chambre quand Toussaint avait dit:—Il paraît qu'il y a du train.

«Cosette avait dormi peu d'heures, mais bien. Elle avait eu de doux rêves, ce qui tenait peut-être un peu à ce que son petit lit était très-blanc. Quelqu'un qui était Marius lui était apparu dans de la lumière. Elle se réveilla avec du soleil dans les yeux, ce qui d'abord lui fit l'effet de la continuation du songe.

«Sa première pensée sortant de ce rêve fut riante. Cosette se sentit toute rassurée. Elle traversait, comme Jean Valjean quelques heures auparavant, cette réaction de l'âme qui ne veut absolument pas du malheur. Elle se mit à espérer de toutes ses forces sans savoir pourquoi. Puis un serrement de cœur lui vint:—Voilà trois jours qu'elle n'avait vu Marius. Mais elle se dit qu'il devait avoir reçu sa lettre, qu'il savait où elle était, et qu'il avait tant d'esprit, qu'il trouverait moyen d'arriver jusqu'à elle.—Et cela certainement aujourd'hui, et peut-être ce matin même.—Il faisait grand jour, mais le rayon de lumière était très-horizontal; elle pensa qu'il était de très-bonne heure, qu'il fallait se lever pourtant pour recevoir Marius.

«Elle sentait qu'elle ne pouvait vivre sans Marius, et que par conséquent cela suffisait, et que Marius viendrait. Aucune objection n'était recevable. Tout cela était certain. C'était déjà assez monstrueux d'avoir souffert trois jours. Marius absent trois jours, c'était horrible au bon Dieu. Maintenant cette cruelle taquinerie d'en haut était une épreuve traversée: Marius allait arriver, et apporterait une bonne nouvelle. Ainsi est faite la jeunesse; elle essuie vite ses yeux; elle trouve la douleur inutile et ne l'accepte pas. La jeunesse est le sourire de l'avenir devant un inconnu qui est lui-même. Il lui est naturel d'être heureuse. Il semble que sa respiration soit faite d'espérance.

«Du reste, Cosette ne pouvait parvenir à se rappeler ce que Marius lui avait dit au sujet de cette absence qui ne devait durer qu'un jour, et quelle explication il lui en avait donnée. Tout le monde a remarqué avec quelle adresse une monnaie qu'on laisse tomber à terre court se cacher, et quel art elle a de se rendre introuvable. Il y a des pensées qui nous jouent le même tour; elles se blottissent dans un coin de notre cerveau; c'est fini; elles sont perdues; impossible de remettre la mémoire dessus. Cosette se dépitait quelque peu du petit effort inutile que faisait son souvenir. Elle se disait que c'était bien mal à elle et bien coupable d'avoir oublié des paroles prononcées par Marius.

«Elle sortit du lit et fit les deux ablutions de l'âme et du corps, sa prière et sa toilette.

«On peut à la rigueur introduire le lecteur dans une chambre nuptiale, non dans une chambre virginale. Le vers l'oserait à peine, la prose ne le doit pas.

VII.

«C'est l'intérieur d'une fleur encore close, c'est une blancheur dans l'ombre, c'est la cellule intime d'un lis fermé qui ne doit pas être regardé par l'homme tant qu'il n'a pas été regardé par le soleil. La femme en bouton est sacrée. Ce lit innocent qui se découvre, cette adorable demi-nudité qui a peur d'elle-même, ce pied blanc qui se réfugie dans une pantoufle, cette gorge qui se voile devant un miroir comme si ce miroir était une prunelle, cette chemise qui se hâte de remonter et de cacher l'épaule pour un meuble qui craque ou pour une voiture qui passe, ces cordons noués, ces agrafes accrochées, ces lacets tirés, ces tressaillements, ces frissons de froid et de pudeur, cet effarouchement exquis de tous les mouvements, cette inquiétude presque ailée là où rien n'est à craindre, les phases successives du vêtement aussi charmantes que les nuages de l'aurore, il ne sied pas que tout cela soit raconté, et c'est déjà trop de l'indiquer.

«L'œil de l'homme doit être plus religieux encore devant le lever d'une jeune fille que devant le lever d'une étoile. La possibilité d'atteindre doit tourner en augmentation de respect. Le duvet de la pêche, la cendre de la prune, le cristal radié de la neige, l'aile du papillon poudrée de plumes, sont des choses grossières auprès de cette chasteté qui ne sait pas même qu'elle est chaste. La jeune fille n'est qu'une lueur de rêve et n'est pas encore une statue. Son alcôve est cachée dans la partie sombre de l'idéal; l'indiscret toucher du regard brutalise cette vague pénombre.

«Ici, contempler, c'est profaner.

«Nous ne montrerons donc rien de tout ce suave petit remue-ménage du réveil de Cosette.

«Un conte d'Orient dit que la rose avait été faite par Dieu blanche, mais qu'Adam l'ayant regardée au moment où elle s'entrouvrait, elle eut honte et devint rose. Nous sommes de ceux qui se sentent interdits devant les jeunes filles et les fleurs, les trouvant vénérables.

VIII.

«Cosette s'habilla bien vite, se peigna, se coiffa, ce qui était fort simple en ce temps-là, où les femmes n'enflaient pas leurs boucles et leurs bandeaux avec des coussinets et des tonnelets, et ne mettaient point de crinolines dans leurs cheveux. Puis elle ouvrit la fenêtre et promena ses yeux partout autour d'elle, espérant découvrir quelque peu de la rue, un angle de maison, un coin de pavé, et pouvoir guetter là Marius. Mais on ne voyait rien du dehors. L'arrière-cour était enveloppée de murs assez hauts, et n'avait pour échappée que quelques jardins. Cosette déclara ces jardins hideux; pour la première fois de sa vie elle trouva des fleurs laides. Le moindre bout de ruisseau du carrefour eût été bien mieux son affaire. Elle prit le parti de regarder le ciel, comme si elle pensait que Marius pouvait aussi venir de là.

«Subitement, elle fondit en larmes. Non que ce fût mobilité d'âme; mais des espérances coupées d'accablement, c'était sa situation. Elle sentit confusément on ne sait quoi d'horrible. Les choses passent dans l'air en effet. Elle se dit qu'elle n'était sûre de rien, que se perdre de vue, c'était se perdre; et l'idée que Marius pourrait bien lui revenir du ciel, lui apparut, non plus charmante, mais lugubre.

«Puis, tels sont ces nuages: le calme lui revint, et l'espoir, et une sorte de sourire inconscient, mais confiant en Dieu.

«Tout le monde était encore couché dans la maison. Un silence provincial régnait. Aucun volet n'était poussé. La loge du portier était fermée. Toussaint n'était pas levée, et Cosette pensa tout naturellement que son père dormait. Il fallait qu'elle eût bien souffert, et qu'elle souffrît bien encore, car elle se disait que son père avait été méchant; mais elle comptait sur Marius. L'éclipse d'une telle lumière était décidément impossible. Par instants elle entendait à une certaine distance des espèces de secousses sourdes, et elle disait:—C'est singulier qu'on ouvre et qu'on ferme les portes cochères de si bonne heure!—C'étaient les coups de canon qui battaient la barricade.

IX.

«Il y avait, à quelques pieds au-dessous de la croisée de Cosette, dans la vieille corniche toute noire du mur, un nid de martinets; l'encorbellement de ce nid faisait un peu saillie au-delà de la corniche, si bien que d'en haut on pouvait voir le dedans de ce petit paradis. La mère y était, ouvrant ses ailes en éventail sur sa couvée; le père voletait, s'en allait, puis revenait, rapportant dans son bec de la nourriture et des baisers. Le jour levant dorait cette chose heureuse, la grande loi Multipliez était là souriante et auguste, et ce doux mystère s'épanouissait dans la gloire du matin. Cosette, les cheveux dans le soleil, l'âme dans les chimères, éclairée par l'amour au dedans et par l'aurore au dehors, se pencha comme machinalement, et, sans presque oser s'avouer qu'elle pensait en même temps à Marius, se mit à regarder ces oiseaux, cette famille, ce mâle et cette femelle, cette mère et ces petits, avec le profond trouble qu'un nid donne à une vierge.»

X.

Mais ce qui fait de ce livre un livre souvent dangereux pour le peuple, dont il aspire évidemment à être le code, c'est la partie dogmatique, c'est l'erreur de l'économiste à côté de la charité du philosophe; en un mot, c'est l'excès d'idéal, ou soi-disant tel, versé partout à plein bord, et versé à qui? à la misère imméritée et quelquefois très-méritée des classes inférieures, négligées, oubliées, suspectes, souvent coupables, à la misère de la partie souffrante de la société; idéal faux, qui, en se présentant à ces misères déplorables, imméritées ou méritées, de l'humanité manuellement laborieuse, présente à ses yeux la société comme une marâtre sans entrailles, qu'il faut haïr et logiquement détruire de fond en comble pour faire place à la société de Dieu. Voilà le monstre (nous disons ce mot monstre dans son sens antique, c'est-à-dire prodige), voilà le livre que nous avons essayé d'analyser ici, en le condamnant quelquefois et en l'admirant presque toujours. C'est le romantisme introduit dans la politique.

Pour un écrivain réaliste par excellence, le réel y manque souvent. Or, bien que l'idéal doive planer toujours un peu plus haut que la ligne de l'horizon au-dessus du réel, dans les œuvres des esprits supérieurs qui veulent faire avancer le monde social, afin qu'il y ait toujours un mieux moral posé devant les hommes pour les faire marcher à Dieu; cet idéal ne doit jamais être tellement séparé du réel, c'est-à-dire des conditions bornées de la nature dans l'imparfaite humanité, qu'il sorte entièrement de l'ordre réel et qu'il devienne rêve au lieu de rester pensée.

XI.

Lisez le charmant récit des deux enfants délivrés du ventre de l'éléphant, et, après la mort de leur protecteur, le petit Gavroche, retrouvant la Providence au bord d'un bassin du Luxembourg. L'auteur n'oublie personne.

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«Il y avait en ce moment-là même dans le jardin du Luxembourg,—car le regard du drame doit être présent partout,—deux enfants qui se tenaient par la main. L'un pouvait avoir sept ans, l'autre cinq. La pluie les ayant mouillés, ils marchaient dans les allées du côté du soleil; l'aîné conduisait le petit; ils étaient en haillons et pâles; ils avaient un air d'oiseaux fauves. Le plus petit disait:—J'ai bien faim!

«L'aîné, déjà un peu protecteur, conduisait son frère de la main gauche et avait une baguette dans sa main droite.

«Ils étaient seuls dans le jardin; le jardin était désert, les grilles étant fermées par mesure de police à cause de l'insurrection. Les troupes qui y avaient bivouaqué en étaient sorties pour le besoin du combat.

«Comment ces enfants étaient-ils là? Peut-être s'étaient-ils évadés de quelque corps de garde entre-bâillé; peut-être aux environs, à la barrière d'Enfer, ou sur l'esplanade de l'Observatoire, ou dans le carrefour voisin dominé par le fronton où on lit: Invenerunt parvulum pannis involutum, y avait-il quelque baraque de saltimbanques dont ils s'étaient enfuis; peut-être avaient-ils, la veille au soir, trompé l'œil des inspecteurs du jardin à l'heure de la clôture, et avaient-ils passé la nuit dans quelqu'une de ces guérites où on lit les journaux. Le fait est qu'ils étaient errants et qu'ils semblaient libres. Être errant et sembler libre, c'est être perdu. Ces pauvres petits étaient perdus en effet.

«Ces deux enfants étaient ceux-là même dont Gavroche avait été en peine, et que le lecteur se rappelle. Enfants des Thénardier, en location chez la Magnon, attribués à M. Gillenormand, et maintenant feuilles tombées de toutes ces branches sans racines, et roulées sur la terre par le vent.

«Leurs vêtements, propres du temps de la Magnon et qui lui servaient de prospectus vis-à-vis de M. Gillenormand, étaient devenus guenilles.

«Ces êtres appartenaient désormais à la statistique des «enfants abandonnés» que la police constate, ramasse, égare et retrouve sur le pavé de Paris.

«Il fallait le trouble d'un tel jour pour que ces petits misérables fussent dans ce jardin. Si les surveillants les eussent aperçus, ils eussent chassé ces haillons. Les petits pauvres n'entrent pas dans les jardins publics; pourtant on devrait songer que, comme enfants, ils ont droit aux fleurs.

«Ceux-ci étaient là, grâce aux grilles fermées. Ils étaient en contravention. Ils s'étaient glissés dans le jardin, et ils y étaient restés. Les grilles fermées ne donnent pas congé aux inspecteurs, la surveillance est censée continuer, mais elle s'amollit et se repose; et les inspecteurs, émus, eux aussi, par l'anxiété publique, et plus occupés du dehors que du dedans, ne regardaient plus le jardin, et n'avaient pas vu les deux délinquants.

XII.

«Il avait plu la veille, et même un peu le matin. Mais en juin les ondées ne comptent pas. C'est à peine si l'on s'aperçoit, une heure après un orage, que cette belle journée blonde a pleuré. La terre en été est aussi vite sèche que la joue d'un enfant.

«À cet instant du solstice, la lumière du plein midi est, pour ainsi dire, poignante. Elle prend tout. Elle s'applique et se superpose à la terre avec une sorte de succion. On dirait que le soleil a soif. Une averse est un verre d'eau; une pluie est tout de suite bue. Le matin tout ruisselait, l'après-midi tout poudroie.

«Rien n'est admirable comme une verdure débarbouillée par la pluie et essuyée par le rayon; c'est de la fraîcheur chaude. Les jardins et les prairies, ayant de l'eau dans leurs racines et du soleil dans leurs fleurs, deviennent des cassolettes d'encens et fument de tous leurs parfums à la fois. Tout rit, chante et s'offre. On se sent doucement ivre. Le printemps est un paradis provisoire; le soleil aide à faire patienter l'homme.

XIII.

«Il y a des êtres qui n'en demandent pas davantage; vivants qui, ayant l'azur du ciel, disent: C'est assez! songeurs absorbés dans le prodige, puisant dans l'idolâtrie de la nature l'indifférence du bien et du mal, contemplateurs du cosmos radieusement distraits de l'homme, qui ne comprennent pas qu'on s'occupe de la faim de ceux-ci, de la soif de ceux-là, de la nudité du pauvre en hiver, de la courbure lymphatique d'une petite épine dorsale, du grabat, du grenier, du cachot, et des haillons des jeunes filles grelottantes, quand on peut rêver sous les arbres; esprits paisibles et terribles, impitoyablement satisfaits.

«Chose étrange, l'infini leur suffit. Ce grand besoin de l'homme, le fini, qui admet l'embrassement, ils l'ignorent. Le fini, qui admet le progrès, le travail sublime, ils n'y songent pas. L'indéfini, qui naît de la combinaison humaine et divine de l'infini et du fini, leur échappe. Pourvu qu'ils soient face à face avec l'immensité, ils sourient. Jamais la joie, toujours l'extase. S'abîmer, voilà leur vie. L'histoire de l'humanité pour eux n'est qu'un plan parcellaire; Tout n'y est pas; le vrai Tout reste en dehors; à quoi bon s'occuper de ce détail, l'homme? L'homme souffre, c'est possible; mais regardez donc Aldébaran qui se lève! La mère n'a plus de lait, le nouveau-né se meurt, je n'en sais rien, mais considérez donc cette rosace merveilleuse que fait une rondelle de l'aubier du sapin examinée au microscope! comparez-moi la plus belle maline à cela! Ces penseurs oublient d'aimer. Le zodiaque réussit sur eux au point de les empêcher de voir l'enfant qui pleure. Dieu leur éclipse l'âme. C'est là une famille d'esprits, à la fois petits et grands. Horace en était, Goethe en était, la Fontaine peut-être; magnifiques égoïstes de l'infini, spectateurs tranquilles de la douleur, qui ne voient pas Néron s'il fait beau, auxquels le soleil cache le bûcher, qui regarderaient guillotiner en y cherchant un effet de lumière, qui n'entendent ni le cri, ni le sanglot, ni le râle, ni le tocsin, pour qui tout est bien, puisqu'il y a le mois de mai; qui, tant qu'il y aura des nuages de pourpre et d'or au-dessus de leur tête, se déclarent contents, et qui sont déterminés à être heureux jusqu'à épuisement du rayonnement des astres et du chant des oiseaux.

«Ce sont de radieux ténébreux. Ils ne se doutent pas qu'ils sont à plaindre. Certes ils le sont. Qui ne pleure pas ne voit pas. Il faut les admirer et les plaindre, comme on plaindrait et comme on admirerait un être à la fois nuit et jour qui n'aurait pas d'yeux sous les sourcils et qui aurait un astre au milieu du front.

XIV.

«L'indifférence de ces penseurs, c'est là, selon quelques-uns, une philosophie supérieure. Soit; mais dans cette supériorité il y a de l'infirmité. On peut être immortel et boiteux; témoin Vulcain. On peut être plus qu'homme et moins qu'homme. L'incomplet immense est dans la nature. Qui sait si le soleil n'est pas un aveugle?

«Mais alors, quoi! à qui se fier? Solem quis dicere falsum audeat? Ainsi de certains génies eux-mêmes, de certains Très-Hauts humains, des hommes-astres, pourraient se tromper? Ce qui est là-haut, au faîte, au sommet, au zénith, ce qui envoie sur la terre tant de clarté, verrait peu, verrait mal, ne verrait pas? Cela n'est-il pas désespérant? Mais qu'y a-t-il donc au-dessus du soleil? Le dieu.

XV.

«Le 6 juin 1832, vers onze heures du matin, le Luxembourg, solitaire et dépeuplé, était charmant. Les quinconces et les parterres s'envoyaient dans la lumière des baumes et des éblouissements. Les branches, folles à la clarté de midi, semblaient chercher à s'embrasser. Il y avait dans les sycomores un tintamarre de fauvettes, les passereaux triomphaient, les pique-bois grimpaient le long des marronniers en donnant de petits coups de bec dans les trous de l'écorce.

«Les plates-bandes acceptaient la royauté légitime des lis; le plus auguste des parfums, c'est celui qui sort de la blancheur. On respirait l'odeur poivrée des œillets. Les vieilles corneilles de Marie de Médicis étaient amoureuses dans les grands arbres. Le soleil dorait, empourprait et allumait les tulipes, qui ne sont autre chose que toutes les variétés de la flamme, faites fleurs. Tout autour des bancs de tulipes tourbillonnaient les abeilles, étincelles de ces fleurs-flammes. Tout était grâce et gaieté, même la pluie prochaine; cette récidive, dont les muguets et les chèvrefeuilles devaient profiter, n'avait rien d'inquiétant; les hirondelles faisaient la charmante menace de voler bas. Qui était là aspirait bonheur; la vie sentait bon; toute cette nature exhalait la candeur, le secours, l'assistance, la paternité, la caresse, l'aurore. Les pensées qui tombaient du ciel étaient douces comme une petite main d'enfant qu'on baise.

«Les statues sous les arbres, nues et blanches, avaient des robes d'ombre trouées de lumière; ces déesses étaient toutes déguenillées de soleil, il leur pendait des rayons de tous les côtés. Autour du grand bassin, la terre était déjà séchée au point d'être brûlée. Il faisait assez de vent pour soulever çà et là de petites émeutes de poussière. Quelques feuilles jaunes, restées du dernier automne, se poursuivaient joyeusement, et semblaient gaminer.

«L'abondance de la clarté avait on ne sait quoi de rassurant. Vie, sève, chaleur, effluves, débordaient; on sentait sous la création l'énormité de la source; dans tous ces souffles pénétrés d'amour, dans ce va-et-vient de réverbérations et de reflets, dans cette prodigieuse dépense de rayons, dans ce versement indéfini d'or fluide, on sentait la prodigalité de l'inépuisable; et derrière cette splendeur comme derrière un rideau de flamme, on entrevoyait Dieu, ce millionnaire d'étoiles.

«Grâce au sable, il n'y avait pas une tache de boue; grâce à la pluie, il n'y avait pas un grain de cendre. Les bouquets venaient de se laver; tous les velours, tous les satins, tous les vernis, tous les ors, qui sortent de la terre sous forme de fleurs, étaient irréprochables. Cette magnificence était propre. Le grand silence de la nature heureuse emplissait le jardin. Silence céleste compatible avec mille musiques, roucoulements de nids, bourdonnements d'essaims, palpitations du vent. Toute l'harmonie de la saison s'accomplissait dans un gracieux ensemble; les entrées et les sorties du printemps avaient lieu dans l'ordre voulu; les lilas finissaient, les jasmins commençaient; quelques fleurs étaient attardées, quelques insectes en avance; l'avant-garde des papillons rouges de juin fraternisait avec l'arrière-garde des papillons blancs de mai. Les platanes faisaient peau neuve. La brise creusait des ondulations dans l'énormité magnifique des marronniers. C'était splendide. Un vétéran de la caserne voisine qui regardait à travers la grille disait:—Voilà le printemps au port d'armes et en grande tenue.

«Toute la nature déjeunait; la création était à table; c'était l'heure; la grande nappe bleue était mise au ciel et la grande nappe verte sur la terre; le soleil éclairait à giorno. Dieu servait le repas universel. Chaque être avait sa pâture ou sa pâtée. Le ramier trouvait du chènevis, le pinson trouvait du millet, le chardonneret trouvait du mouron, le rouge-gorge trouvait des vers, l'abeille trouvait des fleurs, la mouche trouvait des infusoires, les verdiers trouvaient des mouches. On se mangeait bien un peu les uns les autres, ce qui est le mystère du mal mêlé au bien; mais pas une bête n'avait l'estomac vide.

XVI.

«Les deux petits abandonnés étaient parvenus près du grand bassin, et, un peu troublés par cette grande lumière, ils tâchaient de se cacher, instinct du pauvre et du faible devant la magnificence, même impersonnelle; et ils se tenaient derrière la baraque des cygnes.

«Çà et là, par intervalles, quand le vent donnait, on entendait confusément des cris, une rumeur, des espèces de râles tumultueux, qui étaient des fusillades, et des frappements sourds, qui étaient des coups de canon. Il y avait de la fumée au-dessus des toits du côté des halles. Une cloche, qui avait l'air d'appeler, sonnait au loin.

«Ces enfants ne semblaient pas percevoir ces bruits. Le petit répétait de temps en temps à demi-voix:—J'ai faim.

XVII.

«Presque au même instant que les deux enfants, un autre couple s'approchait du grand bassin. C'était un bonhomme de cinquante ans qui menait par la main un bonhomme de six ans. Sans doute le père avec son fils. Le bonhomme de six ans tenait une grosse brioche.

«À cette époque, de certaines maisons riveraines, rue Madame et rue d'Enfer, avaient une clef du Luxembourg dont jouissaient les locataires quand les grilles étaient fermées, tolérance supprimée depuis. Ce père et ce fils sortaient sans doute d'une de ces maisons-là.

«Les deux petits pauvres regardèrent venir «ce monsieur,» et se cachèrent un peu plus.

«Celui-ci était un bourgeois; le même peut-être qu'un jour Marius, à travers sa fièvre d'amour, avait entendu, près de ce même grand bassin, conseillant à son fils «d'éviter les excès.» Il avait l'air affable et altier, et une bouche qui, ne se fermant pas, souriait toujours. Ce sourire mécanique, produit par trop de mâchoire et trop peu de peau, montre les dents plutôt que l'âme. L'enfant, avec sa brioche mordue qu'il n'achevait pas, semblait gravé. L'enfant était vêtu en garde national à cause de l'émeute, et le père était resté habillé en bourgeois à cause de la prudence.

XVIII.

«Le père et le fils s'étaient arrêtés près du bassin où s'ébattaient les deux cygnes. Ce bourgeois paraissait avoir pour les cygnes une admiration spéciale. Il leur ressemblait en ce sens qu'il marchait comme eux.

«Pour l'instant les cygnes nageaient, ce qui est leur talent principal, et ils étaient superbes.

«Si les deux petits pauvres eussent écouté, et eussent été d'âge à comprendre, ils eussent pu recueillir les paroles d'un homme grave. Le père disait au fils:

«—Le sage vit content de peu. Regarde-moi, mon fils. Je n'aime pas le faste. Jamais on ne me voit avec des habits chamarrés d'or et de pierreries; je laisse ce faux éclat aux âmes mal organisées.

«Ici les cris profonds qui venaient du côté des halles éclatèrent avec un redoublement de cloche et de rumeurs.

«—Qu'est-ce que c'est que cela? demanda l'enfant.

«Le père répondit:

«—Ce sont des saturnales.

«Tout à coup, il aperçut les deux petits déguenillés, immobiles derrière la maisonnette verte des cygnes.

«—Voilà le commencement, dit-il.

«Et après un silence il ajouta:

«—L'anarchie entre dans ce jardin.

«Cependant le fils mordit la brioche, la recracha, et brusquement se mit à pleurer.

«—Pourquoi pleures-tu? demanda le père.

«—Je n'ai plus faim, dit l'enfant.

«Le sourire du père s'accentua.

«—On n'a pas besoin de faim pour manger un gâteau.

«—Mon gâteau m'ennuie. Il est rassis.

«—Tu n'en veux plus?

«—Non.

«Le père lui montra les cygnes.

«—Jette-le à ces palmipèdes.

«L'enfant hésita. On ne veut plus de son gâteau; ce n'est pas une raison pour le donner.

«Le père poursuivit:

«—Sois humain. Il faut avoir pitié des animaux.

«Et, prenant à son fils le gâteau, il le jeta dans le bassin.

«Le gâteau tomba assez près du bord.

«Les cygnes étaient loin, au centre du bassin, et occupés à quelque proie. Ils n'avaient vu ni le bourgeois ni la brioche.

«Le bourgeois, sentant que le gâteau risquait de se perdre, et ému de ce naufrage inutile, se livra à une agitation télégraphique qui finit par attirer l'attention des cygnes.

«Ils aperçurent quelque chose qui surnageait, virèrent de bord comme des navires qu'ils sont, et se dirigèrent vers la brioche lentement, avec la majesté béate qui convient à des bêtes blanches.

«—Les cygnes comprennent les signes, dit le bourgeois, heureux d'avoir de l'esprit.

XIX.

«En ce moment le tumulte lointain de la ville eut encore un grossissement subit. Cette fois ce fut sinistre. Il y a des bouffées de vent qui parlent plus distinctement que d'autres. Celle qui soufflait en cet instant-là apporta nettement des roulements de tambour, des clameurs, des feux de peloton, et les répliques lugubres du tocsin et du canon. Ceci coïncida avec un nuage noir qui cacha brusquement le soleil.

«Les cygnes n'étaient pas encore arrivés à la brioche.

«—Rentrons, dit le père, on attaque les Tuileries.

«Il ressaisit la main de son fils. Puis il continua:

«—Des Tuileries au Luxembourg, il n'y a que la distance qui sépare la royauté de la pairie; ce n'est pas loin. Les coups de fusil vont pleuvoir.

«Il regarda le nuage.

«—Et peut-être aussi la pluie elle-même va pleuvoir; le ciel s'en mêle; la branche cadette est condamnée. Rentrons vite!

«—Je voudrais voir les cygnes manger la brioche, dit l'enfant.

«Le père répondit:

«—Ce serait une imprudence.

«Et il emmena son petit bourgeois.

«Le fils, regrettant les cygnes, tourna la tête vers le bassin jusqu'à ce qu'un coude des quinconces le lui eût caché.

XX.

«Cependant, en même temps que les cygnes, les deux petits errants s'étaient approchés de la brioche. Elle flottait sur l'eau. Le plus petit regardait le gâteau, le plus grand regardait le bourgeois qui s'en allait.

«Le père et le fils entrèrent dans le labyrinthe d'allées qui mène au grand escalier du massif d'arbres du côté de la rue Madame.

«Dès qu'ils ne furent plus en vue, l'aîné se coucha vivement à plat ventre sur le rebord arrondi du bassin, et, s'y cramponnant de la main gauche, penché sur l'eau, presque prêt à y tomber, étendit avec sa main droite sa baguette vers le gâteau. Les cygnes, voyant l'ennemi, se hâtèrent et en se hâtant firent un effet de poitrail utile au petit pêcheur; l'eau devant les cygnes reflua, et l'une de ces molles ondulations concentriques poussa doucement la brioche vers la baguette de l'enfant. Comme les cygnes arrivaient, la baguette toucha le gâteau. L'enfant donna un coup vif, ramena la brioche, effraya les cygnes, saisit le gâteau, et se redressa. Le gâteau était mouillé; mais ils avaient faim et soif. L'aîné fit deux parts de la brioche, une grosse et une petite, prit la petite pour lui, donna la grosse à son petit frère, et lui dit:

«—Colle-toi ça dans le fusil.»

Nous négligeons ici quelques défauts de conception et de goût dans l'œuvre d'art de Victor Hugo, et nous disons en nous résumant:

Le livre est dangereux, parce que le danger suprême en fait de sociabilité, l'excès séduisant l'idéal, le pervertit. Il passionne l'homme peu intelligent pour l'impossible: la plus terrible et la plus meurtrière des passions à donner aux masses, c'est la passion de l'impossible! Presque tout est impossible dans les aspirations des Misérables, et la première de ces impossibilités, c'est l'extinction de toutes nos misères.

Ne trompez pas l'homme, vous le rendriez fou; et quand, de la folie sacrée de votre idéal, vous le laisseriez retomber sur l'aridité et la nudité de ses misères, vous le rendriez fou furieux.

Vous l'avez senti vous-même en excusant et en exaltant d'avance, dans l'éloge de la Terreur, la frénésie de ses mécomptes en 1793. Votre conventionnel, Marat, Danton, Robespierre, les hommes du Comité de salut public, ne sont plus à vos yeux que des apôtres à tout prix de l'idéal!

Vous êtes dans l'erreur: ils ont été des révoltés contre la nature. Furieux de trouver la nature en opposition avec leur système platonique de société, ils ont perdu la tête et ils ont fait le coup d'État contre la nature. Pour avoir voulu être des dieux ils sont devenus des radicaux, et pour avoir voulu être des radicaux ils sont devenus des exterminateurs. Enfants des exterminés, brûlez donc votre encens à l'ange exterminateur! Le faux idéal devient facilement féroce. C'est la pente de cette critique radicale contre la société.

Qui est-ce qui cause les plus terribles tempêtes sur l'Océan? ce sont ses limites; il veut les franchir, son poids s'y oppose, et il se fond en écume en tentant follement de déraciner l'écueil.

XXI.

Il y a une puissance divine contre laquelle l'humanité, dans la personne de ses plus grands hommes, s'est insurgée dans tous les siècles, pour franchir aussi les limites prescrites à sa destinée mortelle par son Créateur, et qui, comme l'Océan, l'a toujours fait retomber en poussières et en écumes retentissantes dans son lit. Niez cette puissance, c'est la folie; reconnaissez-la en l'adorant, c'est la sagesse.

Cette puissance mystérieuse, invincible, souveraine, que les hommes refusent orgueilleusement d'avouer, voulez-vous que je la révèle à mon tour? Elle n'a qu'un nom, mystérieux et sans réplique comme elle:

C'EST LA FORCE DES CHOSES.

XXII.

Qu'est-ce que la force des choses?

C'est l'ensemble, c'est le composé de toutes les lois absolues dont le Créateur de ce pauvre embryon de Dieu, nommé l'homme, a formé sa courte et imparfaite créature, en le jetant, on ne sait pour quelle fin (châtiment, expiation, germination, mais, en tout cas, misère), sur ce petit globe misérable lui-même, composé d'un éclair de temps, d'un atome d'espace, d'un nombre infinitésimal de jours, d'un éclair de vie et d'une nuit de mort!

Trouvez-moi donc la place, la durée, les éléments d'une humanité parfaite dans cet abrégé de brièveté, d'imperfections et de souffrances inhérentes à notre condition fatale! Rêvez donc l'Éden de vos songes avec ce chaos d'infirmités organiques! Faites donc des dieux avec cette parcelle d'intelligence emprisonnée dans cette pincée de boue, comme l'étincelle de la lampe du mineur dans son cachot qu'il n'agrandit que pour voir plus de nuit autour de son être!

Voilà la FORCE DES CHOSES de notre organisation. Humanité, ton vrai nom est Misère!

N'est-ce pas misère que de naître à l'heure et dans les conditions qu'on n'a ni délibérées, ni choisies, pour subir tous les maux inhérents à l'organisation imparfaite et périssable de cette créature appelée l'homme? sans que toutes les utopies, révolutions, progrès, puissent retrancher un nerf ou ajouter un cheveu à ce mécanisme de notre corps?

N'est-ce pas misère que d'y naître et d'y végéter forcément, dépendant de tous par l'enfance et par la vieillesse, ces deux maladies organiques de l'homme, qui lui prennent les deux tiers de sa vie?

N'est-ce pas misère que vouloir et ne pas pouvoir?

N'est-ce pas misère que de naître forcément dans telle patrie ou dans telle autre, soumis à des lois qu'on n'a pas faites et contre lesquelles on ne peut que protester?

N'est-ce pas misère que d'être classé d'avance dans telle ou telle catégorie supérieure, moyenne ou subalterne, parmi cette horde humaine jetée dans un monde tout fait, où les uns s'appellent grands, les autres petits, sans qu'aucune égalité y soit possible, si ce n'est l'égalité du cercueil qui n'a que six pieds pour les uns comme pour les autres?

N'est-ce pas misère que d'aspirer follement à une égalité impossible des conditions, égalité tellement impraticable que, si l'utopiste la créait un instant, tout mouvement, et par conséquent tout ce que l'auteur appelle le progrès, s'arrêterait à l'instant, car le grand ressort de l'horloge humaine, le désir, serait à l'instant brisé?

N'est-ce pas misère que la brièveté où mène la longue durée de l'existence (car tout ce qui finit par la mort est court, la mort n'a point d'âge; à la pensée de celui qui meurt, c'est un songe)?

N'est-ce pas misère que ces infirmités, ces maladies inévitables qui nous privent, nous vivants, d'un de ces sens si bornés dont la nature nous a si parcimonieusement doués en naissant, comme conditions nécessaires à notre existence? Demandez aux grabats de nos hôpitaux le secret de la panacée universelle! Demandez à l'impotent de marcher, à l'aveugle de voir, au muet de parler, au vieillard de rajeunir!

Et les misères morales, demandez-en le terme à ces myriades de douleurs qui poignent l'homme depuis qu'il a la puissance de sentir, c'est-à-dire de souffrir!

Misère de l'être aimant qui s'attache et se déchire en emportant un morceau de son cœur à chaque déchirement d'un autre cœur! Misère de la femme qui adhère à l'homme comme la chair aux os! Misère de l'époux qui voit sécher sur son sein la compagne dans laquelle il a mis toutes ses complaisances! Misère de la mère qui voit son fruit d'amour se flétrir sous sa mamelle pleine de lait qu'elle répand à terre parce que la bouche mourante se détourne de la coupe d'amour! Misère des fils qui se voient enlever, comme la racine nourricière de l'arbre, le père fort, la mère jeune, qui les ont engendrés!

Misères du corps qui ont plus de noms que l'année n'a de jours! Misères de la condition sociale, qui n'ont de remèdes pour l'un qu'en les déplaçant pour l'autre! Misères d'un métier horrible, et cependant nécessaire, pour ces milliers d'hommes mourant de faim, de froid, de nudité, de défaillance, si le mineur, pour gagner sa vie et celle de ses petits, ne s'enfermait pas, son pic à la main, dans ces labyrinthes souterrains de la mine pour en rapporter le soir le morceau de pain pour sa famille, le calorique pétrifié pour les autres!

Misères du laboureur qui amollit le sol de ses sueurs, qui le sème par la pluie, qui le moissonne sous les feux de la canicule! Misères du pasteur qui engraisse l'agneau et qui le dépouille de sa laine, qui y attache son cœur et qui vend au boucher la génisse qui a donné son lait à sa famille! Misères du boucher qui l'assomme sans haine et qui en dépèce les chairs palpitantes pour en vendre le cœur à ce carnivore universel qui ne peut vivre sans dévorer, et que la nature condamne par talion à être dévoré à son tour par le plus vil des reptiles!

Misères de l'esprit condamné au doute et qui ne peut vivre que de foi! Misères du crime qui se frappe lui-même, dont le remords est le bourreau, et qui peut tuer des milliers de victimes, mais qui ne peut tuer son propre supplice, le remords! Misère du vice qui se punit lui-même en se satisfaisant! Misère de la vertu qui se sent honnie, persécutée sur la terre, et qui n'a pour récompense que la calomnie, et pour consolation que la voix faible et lointaine de la conscience, qui lui parle bas, comme une voix qu'on discerne à peine, et qui lui dit les secrets de Dieu!

Misère de l'âme, qui vit d'espérances et qui est obligée de passer par les ténèbres de l'existence et par l'ombre du tombeau, entre l'incertitude et le désespoir! Misère de l'espérance elle-même, qui se bâtit, comme Victor Hugo, des palais de délices et de justice pour l'humanité, et qui, en avançant dans la vie, voit s'écrouler, comme la pierre du cercueil, ses propres rêves!

Enfin, tant et tant de misères, que la seule et la plus définitive vertu que l'homme ait pu inventer pour l'homme ici-bas, c'est la compassion réciproque, l'assistance mutuelle, la pitié active, la charité de main et de cœur, et que, sans cette vertu, personnifiée dans une femme d'abnégation, appelée sœur de ceux qui n'ont pas de frères, ce monde infernal serait inhabitable pour tant de misères!

XXIII.

On a relégué un enfer ailleurs: c'est une des plus inutiles superfluités; n'y en avait-il pas assez autour de nous et en nous?

Disons la vérité crûment à ceux qui, avec un pareil monde et pour un pareil monde, ont créé une poétique fantasmagorie d'un progrès indéfini où ils font marcher l'homme, comme dans une aube éternelle, de perfection en perfection, jusqu'à des félicités et des immortalités terrestres évidemment incompatibles avec sa nature. Perfection est le mot d'un autre monde; vicissitude est le nom de celui-ci.

Ils ne le savent pas, mais ils l'attestent par la frénésie même de ces illusions qu'ils donnent aux masses en les éprouvant d'abord. Le matérialisme, cette maladie du dernier siècle, est, à leur insu, au fond de toutes ces illusions de la chair, excepté chez Victor Hugo, trop divin pour se matérialiser.

Lisez ses doctrines lyriques sur le progrès.

XXIV.

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«Le progrès est le mode de l'homme. La vie générale du genre humain s'appelle le Progrès; le pas collectif du genre humain s'appelle le Progrès. Le Progrès marche; il fait le grand voyage humain et terrestre vers le céleste et le divin; il a ses haltes où il rallie le troupeau attardé; il a ses stations où il médite, en présence de quelque Chanaan splendide dévoilant tout à coup son horizon; il a ses nuits où il dort, et c'est une des poignantes anxiétés du penseur de voir l'ombre sur l'âme humaine, et de tâter dans les ténèbres, sans pouvoir le réveiller, le Progrès endormi.

«—Dieu est peut-être mort, disait un jour à celui qui écrit ces lignes Gérard de Nerval, confondant le Progrès avec Dieu, et prenant l'interruption du mouvement pour la mort de l'Être.

«Qui désespère a tort. Le Progrès se réveille infailliblement, et, en somme, on pourrait dire qu'il marche, même endormi, car il a grandi. Quand on le revoit debout, on le retrouve plus haut. Être toujours paisible, cela ne dépend pas plus du Progrès que du fleuve; n'y élevez point de barrage, n'y jetez point de rocher; l'obstacle fait écumer l'eau et bouillonner l'humanité. De là des troubles; mais, après ces troubles, on reconnaît qu'il y a du chemin de fait. Jusqu'à ce que l'ordre, qui n'est autre chose que la paix universelle, soit établi, jusqu'à ce que l'harmonie et l'unité règnent, le Progrès aura pour étapes les révolutions.

«Qu'est-ce donc que le Progrès? Nous venons de le dire. La vie permanente des peuples.

«Or il arrive quelquefois que la vie momentanée des individus fait résistance à la vie éternelle du genre humain.

«Avouons-le sans amertume, l'individu a son intérêt distinct, et peut sans forfaiture stipuler pour cet intérêt et le défendre; le présent a sa quantité excusable d'égoïsme; la vie momentanée a son droit, et n'est pas tenue de se sacrifier sans cesse à l'avenir. La génération qui a actuellement son tour de passage sur la terre n'est pas forcée de l'abréger pour les générations, ses égales après tout, qui auront leur tour plus tard.—J'existe, murmure ce quelqu'un qui se nomme Tous. Je suis jeune et je suis amoureux, je suis vieux et je veux me reposer, je suis père de famille, je travaille, je prospère, je fais de bonnes affaires, j'ai des maisons à louer, j'ai de l'argent sur l'État, je suis heureux, j'ai femme et enfants, j'aime tout cela, je désire vivre, laissez-moi tranquille.—De là, à de certaines heures, un froid profond sur les magnanimes avant-gardes du genre humain.

«L'utopie d'ailleurs, convenons-en, sort de sa sphère radieuse en faisant la guerre. Elle, la vérité de demain, elle emprunte son procédé, la bataille, au mensonge d'hier. Elle, l'avenir, elle agit comme le passé. Elle, l'idée pure, elle devient voie de fait. Elle complique son héroïsme d'une violence dont il est juste qu'elle réponde, violence d'occasion et d'expédient, contraire aux principes, et dont elle est fatalement punie. L'utopie insurrection combat, le vieux code militaire au poing; elle fusille les espions; elle exécute les traîtres, elle supprime des êtres vivants et les jette dans les ténèbres inconnues. Elle se sert de la mort, chose grave. Il semble que l'utopie n'ait plus de foi dans le rayonnement, sa force irrésistible et incorruptible. Elle frappe avec le glaive. Or aucun glaive n'est simple. Toute épée a deux tranchants; qui blesse avec l'un se blesse à l'autre.

XXV.

«Cette réserve faite, et faite en toute sévérité, il nous est impossible de ne pas admirer, qu'ils réussissent ou non, les glorieux combattants de l'avenir, les confesseurs de l'utopie. Même quand ils avortent, ils sont vénérables, et c'est peut-être dans l'insuccès qu'ils ont le plus de majesté. La victoire, quand elle est selon le progrès, mérite l'applaudissement des peuples; mais une défaite héroïque mérite leur attendrissement. L'une est magnifique, l'autre est sublime. Pour nous, qui préférons le martyre au succès, John Brown est plus grand que Washington, et Piascane est plus grand que Garibaldi.

«Il faut bien que quelqu'un soit pour les vaincus.

«On est injuste pour ces grands essayeurs de l'avenir quand ils avortent.

«On accuse les révolutionnaires de semer l'effroi. Toute barricade semble attentat. On incrimine leurs théories, on suspecte leur but, on redoute leur arrière-pensée, on dénonce leur conscience. On leur reproche d'élever, d'échafauder et d'entasser contre le fait social régnant un monceau de misères, de douleurs, d'iniquités, de griefs, de désespoirs, et d'arracher des bas-fonds des blocs de ténèbres pour s'y créneler et y combattre. On leur crie: Vous dépavez l'enfer! Ils pourraient répondre: C'est pour cela que notre barricade est faite de bonnes intentions.

«Le mieux, certes, c'est la solution pacifique. En somme, convenons-en, lorsqu'on voit le pavé, on songe à l'ours, et c'est une bonne volonté dont la société s'inquiète. Mais il dépend de la société de se sauver elle-même; c'est à sa propre bonne volonté que nous faisons appel. Aucun remède violent n'est nécessaire. Étudier le mal à l'amiable, le constater, puis le guérir: c'est à cela que nous la convions.

«Quoiqu'il en soit, même tombés, surtout tombés, ils sont augustes, ces hommes qui, sur tous les points de l'univers, l'œil fixé sur la France, luttent pour la grande œuvre avec la logique inflexible de l'idéal; ils donnent leur vie en pur don pour le Progrès; ils accomplissent la volonté de la Providence; ils font un acte religieux. À l'heure dite, avec autant de désintéressement qu'un acteur qui arrive à sa réplique, obéissant au scénario divin, ils entrent dans le tombeau. Et ce combat sans espérance, et cette disparition stoïque, ils l'acceptent pour amener à ses splendides et suprêmes conséquences universelles le magnifique mouvement humain irrésistiblement commencé le 14 juillet 1789; ces soldats sont des prêtres. La révolution française est un geste de Dieu.

XXVI.

«Du reste, il y a, et il convient d'ajouter cette distinction aux distinctions déjà indiquées dans un autre chapitre, il y a les insurrections acceptées qui s'appellent révolutions; il y a les révolutions refusées qui s'appellent émeutes. Une insurrection qui éclate, c'est une idée qui passe son examen devant le peuple. Si le peuple laisse tomber sa boule noire, l'idée est fruit sec; l'insurrection est échauffourée.

«L'entrée en guerre à toute sommation et chaque fois que l'utopie le désire n'est pas le fait des peuples. Les nations n'ont pas toujours et à toute heure le tempérament des héros et des martyrs.

«Elles sont positives. À priori, l'insurrection leur répugne: premièrement, parce qu'elle a souvent pour résultat une catastrophe; deuxièmement, parce qu'elle a toujours pour point de départ une abstraction.

«Car, et ceci est beau, c'est toujours pour l'idéal, et pour l'idéal seul, que se dévouent ceux qui se dévouent. Une insurrection est un enthousiasme. L'enthousiasme peut se mettre en colère; de là les prises d'armes. Mais toute insurrection qui couche en joue un gouvernement ou un régime vise plus haut. Ainsi, par exemple, insistons-y, ce que combattaient les chefs de l'insurrection de 1832, et en particulier les jeunes enthousiastes de la rue de la Chanvrerie, ce n'était pas précisément Louis-Philippe. La plupart, causant à cœur ouvert, rendaient justice aux qualités de ce roi mitoyen à la monarchie et à la révolution; aucun ne le haïssait. Mais ils attaquaient la branche cadette du droit divin dans Louis-Philippe comme ils en avaient attaqué la branche aînée dans Charles X; et ce qu'ils voulaient renverser en renversant la royauté en France, nous l'avons expliqué, c'était l'usurpation de l'homme sur l'homme et du privilége sur le droit dans l'univers entier. Paris sans roi a pour contre-coup le monde sans despotes. Ils raisonnaient de la sorte. Leur but était lointain sans doute, vague peut-être et reculant devant l'effort; mais grand.

XXVII.

«Cela est ainsi. Et l'on se sacrifie pour ces visions, qui, pour les sacrifiés, sont des illusions presque toujours, mais des illusions auxquelles, en somme, toute la certitude humaine est mêlée. L'insurgé poétise et dore l'insurrection. On se jette dans ces choses tragiques en se grisant de ce que l'on va faire. Qui sait? on réussira peut-être. On est le petit nombre, on a contre soi toute une armée; mais on défend le droit, la loi naturelle, la souveraineté de chacun sur soi-même qui n'a pas d'abdication possible, la justice, la vérité, et au besoin on meurt comme les trois cents Spartiates. On ne songe pas à Don Quichote, mais à Léonidas. Et l'on va devant soi, et, une fois engagé, on ne recule plus, et l'on se précipite tête baissée, ayant pour espérance une victoire inouïe, la révolution complétée, le progrès remis en liberté, l'agrandissement du genre humain, la délivrance universelle, et pour pis aller les Thermopyles.

«Ces passes d'armes pour le progrès échouent souvent, et nous venons de dire pourquoi. La foule est rétive à l'entraînement des paladins. Les lourdes masses, les multitudes, fragiles à cause de leur pesanteur même, craignent les aventures; et il y a de l'aventure dans l'idéal.

«D'ailleurs, qu'on ne l'oublie pas, les intérêts sont là, peu amis de l'idéal et du sentimental. Quelquefois l'estomac paralyse le cœur.

«La grandeur et la beauté de la France, c'est qu'elle prend moins de ventre que les autres peuples; elle se noue plus aisément la corde aux reins. Elle est la première éveillée, la dernière endormie. Elle va en avant. Elle est chercheuse.

«Cela tient à ce qu'elle est artiste.

«L'idéal n'est autre chose que le point culminant de la logique, de même que le beau n'est autre chose que la cime du vrai. Les peuples artistes sont aussi les peuples conséquents. Aimer la beauté, c'est voir la lumière. C'est ce qui fait que le flambeau de l'Europe, c'est-à-dire de la civilisation, a été porté d'abord par la Grèce, qui l'a passé à l'Italie, qui l'a passé à la France. Divins peuples éclaireurs! Vitaï lampada tradunt.

«Chose admirable, la poésie d'un peuple est l'élément de son progrès. La quantité de civilisation se mesure à la quantité d'imagination. Seulement un peuple civilisateur doit rester un peuple mâle. Corinthe, oui; Sybaris, non. Qui s'effémine s'abâtardit. Il ne faut être ni dilettante ni virtuose, mais il faut être artiste. En matière de civilisation, il ne faut pas raffiner, mais il faut sublimer. À cette condition, on donne au genre humain le patron de l'idéal.

«L'idéal moderne a son type dans l'art, et son moyen dans la science. C'est par la science qu'on réalisera cette vision auguste des poëtes: le beau social. On refera l'Éden par A + B. Au point où la civilisation est parvenue, l'exact est un élément nécessaire du splendide, et le sentiment artiste est non-seulement servi, mais complété par l'organe scientifique; le rêve doit calculer. L'art, qui est le conquérant, doit avoir pour point d'appui la science, qui est le marcheur. La solidité de la monture importe. L'esprit moderne, c'est le génie de la Grèce ayant pour véhicule le génie de l'Inde: Alexandre sur l'éléphant.

«Les races pétrifiées dans le dogme ou démoralisées par le lucre sont impropres à la conduite de la civilisation. La génuflexion devant l'idole ou devant l'écu atrophie le muscle qui marche et la volonté qui va. L'absorption hiératique ou marchande amoindrit le rayonnement d'un peuple, abaisse son horizon en abaissant son niveau, et lui retire cette intelligence à la fois humaine et divine du but universel, qui fait les nations missionnaires. Babylone n'a pas d'idéal; Carthage n'a pas d'idéal. Athènes et Rome ont et gardent, même à travers toute l'épaisseur nocturne des siècles, des auréoles de civilisation.

XXVIII.

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