Cours familier de Littérature - Volume 19
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Title: Cours familier de Littérature - Volume 19
Author: Alphonse de Lamartine
Release date: October 14, 2012 [eBook #41056]
Most recently updated: October 23, 2024
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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE
UN ENTRETIEN PAR MOIS
PAR
M. A. DE LAMARTINE
TOME DIX-NEUVIÈME
PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE-L'ÉVÊQUE, 43.
1865
L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.
COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE
REVUE MENSUELLE.
XIX
Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, imprimeurs de l'Institut et de la Marine, 56, rue Jacob.
CIXe ENTRETIEN.
MÉMOIRES DU CARDINAL CONSALVI,
MINISTRE DU PAPE PIE VII,
PAR M. CRÉTINEAU-JOLY.
(PREMIÈRE PARTIE.)
I
Quelle que soit l'opinion qu'on se fasse du principe divin ou humain de l'autorité spirituelle ou temporelle de la papauté en Europe, il est impossible de nier que les papes soient des souverains, soit en vertu d'un mandat de Dieu, soit en vertu d'une antique tradition humaine; qu'en vertu du titre surhumain, leur autorité, sous le rapport spirituel, soit sacrée; et qu'en vertu du titre de possession humaine et traditionnelle, leur gouvernement soit respectable. Les gouvernements, monarchies ou républiques, traitent avec eux, leur envoient des ambassades ou en reçoivent d'eux, concluent des concordats ou des conventions avec eux, et sont tenus de les exécuter par le simple respect de leur parole, jusqu'à ce qu'ils soient périmés ou modifiés d'un consentement commun; en un mot ils gouvernent légitimement la portion d'empire qui leur a été dévolue sur ce globe.
Détrôné pour cause de papauté, est un axiome de droit public qui n'a pas encore été admis sur la terre.
Qu'on n'admette pas le mélange sacrilége du spirituel et du temporel, c'est libre à chacun; mais qu'on ne reconnaisse pas le gouvernement temporel de la papauté parce que le pape exerce comme pape des fonctions ecclésiastiques à Rome ou ailleurs, c'est confondre les deux puissances et passer soi-même d'un ordre d'idées dans un autre. Les papes ont donc comme souverains un gouvernement.
Or, du moment où les papes ont un gouvernement, ils ont des ministres; et si au nombre de ces ministres ils ont le bonheur de trouver un homme supérieur, modéré, dévoué jusqu'à l'exil et jusqu'à la mort, comme Sully était censé l'être à Henri IV; si ce rare phénix, né dans la prospérité, éprouvé par les vicissitudes du pouvoir et du temps, continue pendant vingt-cinq ans, au milieu des fortunes les plus diverses, en butte aux persécutions les plus acerbes et les plus odieuses, à partager dans le ministre, sans cause, les adversités de son maître; si le souverain sensible et reconnaissant a payé de son amitié constante l'affection, sublime de son ministre, et si ce gouvernement de l'amitié a donné au monde le touchant exemple du sentiment dans les affaires, et montré aux peuples que la vertu privée complète la vertu publique dans le maître comme dans le serviteur; pourquoi des écrivains honnêtes ne rendraient-ils pas justice et hommage à ce phénomène si rare dans l'histoire des gouvernements, et ne proclameraient-ils pas dans Pie VII et dans Consalvi le gouvernement de l'amitié?
C'est le véritable nom de ce gouvernement à deux têtes ou plutôt à deux cœurs, qui a traversé tant d'années de calamités sans se diviser, après quoi le ministre est mort de douleur de la mort du souverain, laissant pour toute fortune une tombe sacrée à celui qu'il a tant aimé.
Voilà l'histoire exacte du règne pontifical de Pie VII et du ministre Consalvi.
II
J'ai beaucoup connu et familièrement fréquenté le cardinal-ministre, à Rome, à différentes époques, sous les auspices de la duchesse de Devonshire, son amie la plus intime, et j'oserai dire la mienne aussi; elle m'en a légué une preuve touchante en me léguant une de ses munificences par son testament. Cette munificence acquit à mes yeux un triple prix parce qu'elle me fut transmise par madame Récamier, femme digne de cette société avec les illustrations de Londres, de Paris et de Rome, et qui m'a légué elle-même un souvenir immortel, le beau portrait de notre ami commun le duc Matthieu de Montmorency. J'ai été le témoin confidentiel, dans des circonstances difficiles, de la mesure, de la sagesse, de l'équilibre de son gouvernement et de l'impassibilité de son courage. Ce n'était pas seulement un grand ministre, c'était un grand cœur; j'ai passé avec lui en 1821 les semaines glissantes où l'armée napolitaine de Pépé et l'armée autrichienne de Frimont allaient s'aborder à Introdocco et se disputer les États romains envahis des deux côtés, et où Rome attendait des hasards d'une bataille son sort et sa révolution; il était aussi calme que s'il avait eu le secret du destin: «Experti invicem sumus ego et fortuna,» nous disait-il. «Quant au pape, il a touché le fond de l'adversité à Savone et à Fontainebleau; il ne craint pas de descendre plus bas, laissant à Dieu sa providence.» N'est-on pas trop heureux, dans ces agitations des peuples et dans ces oscillations du monde, d'avoir son devoir marqué par sa place, et ne pouvoir tomber qu'avec son maître et son ami?
III
J'attendais, je l'avoue, avec impatience le moment où un hasard quelconque, mais un hasard certain, quoique tardif, ramènerait le nom du cardinal Consalvi dans la discussion des grands noms de mon époque pour lui rendre témoignage. Ce jour est arrivé; un homme que je ne connais pas personnellement, et dont les opinions ne sont, dit-on, pas les miennes sur beaucoup de choses, M. Crétineau-Joly, vient de publier un livre intitulé: Mémoires du cardinal Consalvi.
Il ne faut pas qu'on s'y trompe, le titre ne donne pas une idée précise du livre; bien qu'il soit d'un grand et vif intérêt, il n'a que très-peu d'analogie avec ce que nous appelons ordinairement Mémoires. Ce sont les mémoires diplomatiques plus que les mémoires intimes et personnels du cardinal. Cet homme de bien, très-détaché de lui-même, ne se jugeait pas assez important pour s'occuper exclusivement de lui et pour en occuper les autres; il se passe habituellement sous silence; mais, quand il rencontre sur le chemin de ses souvenirs et de sa plume quelqu'une de ces questions historiques qui ont agité et l'Église et le monde, telles que le concordat, le rétablissement du culte en France, le conclave d'où sortit Pie VII, le voyage du pape à Paris pour y couronner Napoléon, l'emprisonnement de ce pontife à Savone, sa dure captivité, sa résidence forcée à Fontainebleau, les désastres de Russie et de Leipsick qui forcèrent l'empereur à tenter sa réconciliation avec Pie VII et à renoncer à l'empire des âmes pour recouvrer à demi l'empire des soldats; le retour du pape à Rome, l'enthousiasme de l'Italie à sa vue, qui le fait triompher seul à Rome de l'omnipotence indécise de Murat en 1813; enfin sa restauration spontanée sur son trône: alors Consalvi, directement ou indirectement mêlé à toutes ces transactions, prend des notes, les rédige et les confie aux archives du saint-siége pour éclairer le gouvernement pontifical et traditionnel sur ses intérêts. Ce sont ces notes authentiques dont le gouvernement romain d'aujourd'hui a donné communication à M. Crétineau-Joly, et celui-ci nous les livre à son tour sous le titre de Mémoires du cardinal Consalvi. Elles seraient plus convenablement nommées Mémoires de l'Église de Rome pendant la persécution de Pie VII, rédigées par son premier ministre et son ami. Mais elles sont cependant et effectivement des fragments très-réels et très-véridiques des Mémoires du cardinal-ministre; il n'y a aucune supercherie, il y a seulement lacune; ce ne sont pas tous les Mémoires, ce sont les documents originaux, préparés par le ministre lui-même, pour la rédaction de ses Mémoires.
Nous allons suppléer, à l'aide des documents fournis par M. Crétineau-Joly et par nos notions personnelles, aux commencements de la vie du cardinal, omis ou trop légèrement relatés dans ce livre, dont l'objet était plus vaste.
IV
Le cardinal Consalvi naquit à Rome, le 8 juin 1755, et fut baptisé sous le nom d'Hercule; il était l'aîné de quatre frères et d'une sœur; son père était le marquis Consalvi, de Rome, et la marquise Carandini, de Modène, sa mère. Il aurait dû réclamer légalement le nom de Brunacci, famille plus illustre de Sienne que la famille Consalvi à Rome; il n'en fit rien par respect pour son père, et persuadé, dit-il, que la plus précieuse noblesse est celle du cœur et des actions. Il n'avait que six ans quand il perdit son père; sa mère alla demander asile à la maison du cardinal Carandini, son frère de prédilection; il resta, ainsi que ses petits frères, sous la tutelle du marquis Gregorio Consalvi. Gregorio, avant de mourir, en 1766, les confia à la tutelle du cardinal Negroni, homme distingué du sacré collége. Ce cardinal, qui avait été élevé à Urbino par les frères des écoles pies, envoya ces enfants à Urbino pour y recevoir la même éducation que lui.
«Une circonstance douloureuse m'éloigna d'Urbino quatre ans après, avant d'y avoir fini mes études,» dit-il. «Mon second frère, Jacques-Dominique, y contracta une horrible maladie. On l'attribua,—je ne veux pas affirmer avec certitude que telle en fut la cause,—à la brutale férocité d'un religieux, surveillant de la division (prefetto della camerata) où nous nous trouvions. Ce surveillant frappait avec un gros nerf de bœuf, et pour chaque peccadille commise dans la journée, les faibles enfants revêtus seulement de leurs chemises au moment où ils allaient se mettre au lit. Or moi, qui n'avais que dix ans, j'étais l'un des plus âgés. Mon pauvre frère se plaignit bientôt d'une douleur très-intense à l'un de ses genoux, sans aucun signe extérieur tout d'abord; mais peu à peu le genou se dressa presque jusqu'au menton, et demeura ainsi durant le reste de sa vie.
«Ma mère et notre tuteur le firent revenir à Rome pour le soigner. Il fallut envoyer de Rome à Urbino la litière du Palais pontifical,—on n'en trouva pas d'autre,—car il était impossible que mon infortuné frère pût faire ce long trajet sans être porté sur un lit. Arrivé à la maison maternelle, après avoir langui dans la souffrance et subi une opération chirurgicale, il mourut vers l'âge de dix ou douze ans et fut enterré à Saint-Marcel. Le grand amour que je lui avais voué me fit amèrement ressentir sa perte, bien que je ne fusse que petit enfant. Mais ce n'était pas le coup le plus douloureux que me préparait mon triste sort.
«Le cardinal tuteur, voyant que, par suite de ce trépas, notre mère en voulait toujours au collége d'Urbino, nous rappela, mon frère André et moi, pour nous placer dans le collége Nazaréen à Rome, tenu, lui aussi, par les Scolopii. Mais une circonstance accidentelle ne lui permit pas de réaliser son projet. Le cardinal Negroni, étant prélat, avait été auditeur du cardinal duc d'York, alors évêque de Frascati. Or, ce royal cardinal, fils de Jacques III, roi d'Angleterre, rouvrait justement alors son séminaire et son collége, qu'il venait de retirer des mains de la Société de Jésus. Comme il recrutait de jeunes clercs pour peupler cet établissement, il demanda au cardinal Negroni de nous y envoyer, lui promettant de nous accorder à tous deux sa protection spéciale.
«Le cardinal Negroni ne put pas refuser; il vit même qu'il commençait notre fortune en nous plaçant sous la protection d'un aussi puissant personnage.
«Nous fûmes installés dans le collége de Frascati au mois de juillet 1771 pour y terminer nos études. J'acquis de la sorte les faveurs et l'amour infini dont, à dater de ce moment, le cardinal duc d'York m'honora jusqu'à la dernière heure de sa vie. Je restai à Frascati environ cinq ans et demi; j'y terminai la rhétorique, la philosophie, les mathématiques et la théologie. J'eus le bonheur d'avoir en rhétorique, en philosophie et en mathématiques deux excellents professeurs, et j'appellerai même le second très-excellent. Je puis bien dire que c'est à lui que je dois presque entièrement ce discernement, cette critique, ce jugement sûr,—si toutefois j'en ai un peu,—que l'indulgence des autres, bien plus que la vérité, a fait quelquefois remarquer en moi. Je prie ceux qui par hasard parcourront ces lignes de regarder ce que je dis à ce sujet comme un effet de ma reconnaissance pour le maître auquel je rapporte le peu que je sais, et non comme une louange de ma propre personne. C'était un homme d'un rare mérite: il connaissait la philosophie, les mathématiques, la théologie et les belles-lettres, et j'ai rarement vu quelqu'un digne de lui être comparé.
«Je contractai au collége de Frascati une maladie très-sérieuse qui interrompit mes études pendant quelques mois, et non sans me causer un véritable préjudice. Je fus appelé à Rome et placé par mon tuteur dans la maison maternelle, afin de m'y rétablir. Je retournai ensuite au collége. Je fis cette maladie au printemps de 1774, et je me trouvais en convalescence à l'époque de la mort de Clément XIV, ainsi qu'au commencement du conclave dans lequel Pie VI fut élu. Ayant achevé ma théologie au séminaire de Frascati, je le quittai définitivement au mois de septembre 1776. Mon tuteur me plaça, et plus tard il y plaça aussi mon frère André, qui était resté au collége pour achever ses études, dans l'Académie ecclésiastique ouverte de nouveau à Rome par le nouveau pontife Pie VI, qui l'entourait d'une spéciale protection. J'y demeurai six ans et mon frère quatre, et j'y étudiai les lois et l'histoire ecclésiastique professée par le célèbre abbé Zaccaria, autrefois jésuite. En sortant de cette académie, je reçus une pension de cinquante écus, ainsi que mon frère. Nous penchions l'un et l'autre vers l'état ecclésiastique, moi plus que lui cependant; c'est pourquoi j'embrassai cette carrière, quoique je fusse l'aîné de la famille. Quant à André, il renonça au sacerdoce, non pour se marier—ce qu'il ne fit jamais,—mais parce que sa santé ne lui permettait pas de consacrer toutes ses heures, et spécialement celles du matin, aux occupations et aux études imposées par les devoirs de cet état et les emplois qu'il aurait pu remplir.
«Par délicatesse de conscience, il ne se crut pas autorisé de demander dispense pour conserver un bénéfice ecclésiastique de cent écus, qu'il tenait de la générosité du Pape. Il le remit loyalement entre les mains du donateur. Sans que je l'eusse sollicité, le Pape déclara au cardinal dataire que ce bénéfice étant déjà entré, comme on dit, dans ma maison, il ne voulait point l'en retirer, et qu'en conséquence on devait m'en attribuer la collation. Ce fut la seule rente ecclésiastique que je touchai jusqu'au cardinalat. La pension dont j'ai parlé plus haut cessa de m'être payée à l'époque de l'invasion de Ferrare par les Français.
«Nous sortîmes, mon frère et moi, de l'Académie au mois d'octobre 1782, avec la pensée d'entrer dans la prélature. Il nous était impossible de vivre sous le même toit que notre mère, qui, demeurant avec son frère, ne pouvait pas se réunir à nous. Nous choisîmes donc une habitation près d'elle, dans le casino Colonna, aux Tre Canelle, nous réservant d'en prendre une plus fixe et plus convenable quand je serais devenu prélat. Le 20 avril 1783, tandis que je demeurais dans cet appartement provisoire, je fus nommé camérier secret de Sa Sainteté, et par conséquent prélat de mantellone. À la fin du mois d'août de cette même année, je fus éprouvé par une perte qui me causa une très-vive douleur. J'avais jusqu'alors fréquenté plus que toute autre la maison Justiniani: j'étais l'ami du prince et de la princesse Justiniani, ainsi que de leurs deux filles, mariées, l'une dans la maison des princes Odescalchi, l'autre dans la maison des princes Ruspoli. Cette dernière fut attaquée par la petite vérole, alors qu'elle était enceinte, et il lui fallut dire adieu à la vie à l'âge si tendre de dix-huit ans. C'était un miroir de toutes les vertus, elle apparaissait aussi aimable que sage. Vingt-neuf années se sont écoulées, et aujourd'hui je ressens aussi profondément ce malheur que le jour où il arriva. Je puis dire qu'après le trépas de mon frère,—alors que j'étais presque enfant,—la mort de la princesse Ruspoli fut pour ma jeunesse et pour mon âge mûr la première de toutes les pertes si cruelles que j'eus à déplorer par la suite. Il paraît que le Seigneur voulut éprouver ainsi la sensibilité peut-être trop ardente de mon cœur, ou plutôt je crois que, dans sa clémence, il chercha à punir mes nombreux péchés par ces deuils que mon caractère me rendait plus pénibles.
«Pendant un an et plus, je fus camérier secret du Pape. Au mois de juin 1784,—si je ne me trompe, car je ne me rappelle pas très-bien,—ou dans le mois d'août au plus tard, je devins prélat domestique. J'habitais déjà le petit palais au bas de la daterie; je ne le quittai qu'à ma promotion au cardinalat et quand je fus nommé ministre.
«Aux vacances d'automne, j'allai à Naples avec mon frère, afin de rétablir ma santé compromise par une maladie assez sérieuse que je fis au mois de septembre. Nous revînmes à Rome dans les premiers jours de novembre. Autant que je puis m'en souvenir, il se passa encore quatorze ou quinze jours sans que j'eusse aucune charge. J'étais cependant référendaire de la signature. La Curie se disait contente de mes services, et personne plus que moi n'était rapporteur d'autant de causes. Des quarante qui sont le non plus ultra des séances de ce tribunal, moi seul j'en avais vingt-cinq et même trente.
«Je fus enfin nommé ponente del buon governo dans une promotion nombreuse que fit le Pape à peu près au mois de janvier 1786,—si j'ai bon souvenir. Mon premier pas ne fut ni trop prompt ni trop inespéré, comme celui de plusieurs autres dans cette promotion, et j'aurais pu, si j'avais songé à en prendre la peine, avancer bien plus vite. Il m'eût été facile de marcher à pas de géant, ainsi que plus d'un de mes compagnons de l'Académie ecclésiastique et d'autres prélats mes confrères, si, à l'indulgence que me témoignait le Pape et à la réputation que me créait le grand concours de la Curie, j'avais cherché à joindre quelques-uns des bons offices de ceux qui s'offraient de me servir auprès du Souverain Pontife. Mais, outre que mon caractère était très-éloigné de demander, et plus encore de faire la cour au premier venu pour mon avancement, j'avais eu sur cette matière un trop bel exemple dans la personne de mon tuteur, le cardinal Negroni.
«Cet homme sans ambition, que sa probité, ses mœurs, l'élévation de son esprit, l'affabilité de ses manières et son désintéressement rendaient incomparable, ne fut pas heureux dans sa carrière. Durant sa prélature il n'avait rien obtenu malgré sa capacité et ses mérites, uniquement parce qu'il ne fit la cour à personne et qu'il ne sollicita rien. En fin de compte cependant, la vérité perça d'elle-même, et, sous le pontificat de Clément XIII, il devint auditeur du Pape, et Pie VI le nomma dataire. Or jamais il ne demanda rien, et, chose rare et même unique, il fut constamment estimé et aimé par trois papes successifs, Clément XIII, Clément XIV et Pie VI, qui tous, comme on sait, différaient d'habitudes et de caractère. Il professait donc une maxime, maxime mise par lui en pratique dès le principe et qu'il m'inculquait sans cesse avec beaucoup d'autres excellentes,—je veux payer ce tribut de reconnaissance à sa mémoire.—Le cardinal me disait: «Il ne faut rien demander, ne jamais faire la cour pour avancer, mais s'arranger de manière à franchir tous les obstacles par l'accomplissement le plus ponctuel de ses devoirs et par une bonne réputation.»
«Je suivis toujours ce conseil, et quand j'étais à l'Académie ecclésiastique, je ne flattai jamais le célèbre abbé Zaccaria,—que cependant j'estimais beaucoup.
«C'était un homme que le Pape aimait et qui, par ses rapports favorables sur les talents et les études de plusieurs de mes compagnons, avait commencé leur fortune. Je ne fréquentais pas davantage les cardinaux, ou ceux qui approchaient le plus près du Saint-Père. Poussant même les choses au-delà des justes bornes, je ne visitai jamais, ainsi que mes confrères, les neveux du Pape, et je n'assistai jamais à leurs réunions, car j'avais peur qu'on ne crût que l'intérêt me guidait.
«Ce n'est pas ici le lieu de parler de l'importance, de l'étendue, de la direction et de l'administration qu'entraîne cette œuvre gigantesque. Deux des cardinaux de la Congrégation étant morts, comme le Pape avait toujours eu la pensée d'abolir cette Congrégation et de faire de Saint-Michel une charge prélatice, il ne les remplaça pas. Le cardinal Negroni, survivant, demeura seul à la tête de l'hospice. La Congrégation avait pour secrétaire monsignor Vai. Quand il mourut, le cardinal Negroni, sans me consulter, me proposa au Pape pour le remplacer, et c'est ainsi que je devins secrétaire de la Congrégation. Je m'efforçai de mériter de mon mieux la confiance que le cardinal me témoignait; et, comme l'état de sa santé ne lui permettait plus de faire de la direction de ce grand établissement l'objet de ses occupations assidues, ce soin retomba sur moi seul. J'eus à traiter toutes sortes d'affaires.
«L'année 1789 arriva. Ce fut une époque de grands désastres généralement pour tous, à cause de la révolution sans pareille qui éclata en France vers la moitié de cette année, et qui se répandit comme un vaste incendie dans l'Europe entière et même au delà. Ce fut aussi pour moi, en particulier, une époque de véritables disgrâces qui surgirent alors, ou dont les conséquences se firent sentir plus tard.»
V
Le cardinal Negroni, son président, lui fut enlevé par la mort en 1789.
«Peu après, mon cœur reçut encore un coup très-sensible du même genre. J'avais à mon service un jeune homme de vingt ans, de mœurs angéliques, d'une prudence, d'une intelligence et d'une capacité très au-dessus de sa condition, d'une rare intégrité et d'une fidélité sans exemple, d'une propreté en tout et d'une amabilité peu communes. Un dimanche,—c'était le 1er mars,—comme il revenait avec sa femme de Saint-Michel à Ripa, quatre soldats, échauffés par le vin et par la luxure, se mirent à les suivre. D'abord à l'aide de paroles, ensuite par des actes indécents, ils tourmentèrent la pauvre femme et cherchèrent à la faire accéder à leurs désirs. Le malheureux jeune homme, avec beaucoup de patience, hâta sa course sans oser se retourner vers eux. Mais voyant que, malgré cela, ils voulaient exécuter leur projet et qu'ils touchaient les vêtements de sa femme, il fit volte-face et leur dit avec douceur que c'était son épouse, et qu'il les priait de cesser leurs poursuites et leurs obsessions. Il n'en fallut pas davantage pour enflammer leur colère. Les soldats le saisirent avec violence, ils l'arrachèrent d'auprès de sa femme. À quelques pas de distance, l'un d'eux, malgré ses prières,—il n'avait point d'autre défense,—lui enfonça sa baïonnette dans une côte. Le coup, ayant traversé l'artère, le tua en peu de minutes, noyé dans une mare de sang. Ce genre de mort et la perte de cet excellent jeune homme, qui m'était très-attaché, me furent plus pénibles qu'on ne saurait se l'imaginer. Cette même année, j'eus la douleur de perdre la duchesse d'Albany, nièce du cardinal duc d'York, qui m'avait toujours comblé de bontés et de gracieusetés. Elle mourut très-jeune à Bologne, où elle était allée prendre les bains d'après l'avis de la Faculté. Elle cherchait à se guérir de deux maladies, restes d'une petite vérole mal soignée, ou qui n'avait pas rendu suffisamment.
«Enfin la mort d'un autre de mes domestiques, ayant tous les droits à mon estime à cause de la fidélité et de l'attachement avec lesquels il me servait, mit le comble aux afflictions de cette espèce, afflictions, je l'ai dit, par lesquelles mon âme a toujours été très-éprouvée.»
VI
Consalvi ressentit quelque amertume du refus du pape de le choisir pour successeur du cardinal Negroni dans un emploi inférieur auquel il avait droit. Le pape, sans s'expliquer, le consola de cette disgrâce, en montrant à ses amis l'intention secrète de le réserver pour d'autres fonctions plus élevées et plus intimes. Il attendit patiemment, n'ayant alors pour tout emploi salarié que sa pension de deux cents écus romains (1,200 fr.).
«Je ne restai toutefois que fort peu de temps dans cette incertitude. La mort imprévue d'un des votanti di segnatura fit vaquer une place à ce tribunal. Tous mes amis m'engagèrent à ne pas perdre un moment et à la demander. Je n'accédai point à leurs instances, et le pape ne m'en aurait point laissé le loisir si j'eusse voulu le faire. C'est le jeudi saint que cette mort arriva. Le matin suivant, bien que ce fût le vendredi saint, bien que les augustes cérémonies de ce jour dussent avoir lieu, et que, selon l'usage, la secrétairerie d'État fût comme fermée, le pape envoya au secrétaire d'État l'ordre de m'expédier tout de suite votante di segnatura, charge de magistrature élevée. Dès que ma nomination me fut parvenue, je courus, comme c'était mon devoir, remercier Sa Sainteté. Elle n'avait pas pour habitude de recevoir quand on lui venait offrir des actions de grâces. Beaucoup moins imaginais-je être reçu ce jour-là, et au moment où le pape, rentré dans ses appartements après la fonction du vendredi saint, et devant retourner quelques heures après à la chapelle pour les matines que l'on nomme Ténèbres, récitait complies et allait, quand il les aurait achevées, se mettre à table pour dîner.
«Ayant appris alors que j'étais dans l'antichambre, où il avait donné l'ordre qu'on ne me renvoyât pas, selon l'usage, si je venais,—parce qu'il désirait me voir,—il me fit entrer immédiatement. Après qu'il eut achevé ses complies devant moi, il m'adressa des paroles si pleines de bonté, que je ne pourrai jamais les oublier tant que je vivrai. Ce fut avec le visage le plus affable et qui témoignait vraiment la satisfaction de son cœur, qu'il me dit: «Cher Monsignor, vous savez que nous ne recevons jamais personne pour les remercîments, mais nous avons voulu vous recevoir contre l'habitude, malgré cette journée si occupée, et quoique notre dîner soit servi, afin d'avoir le plaisir de vous dire nous-même ceci: En ne vous comprenant pas dans la dernière promotion, parce que nous avons été contraint d'attribuer à un autre le poste qui vous était destiné, nous avons éprouvé autant de tristesse que nous goûtons de joie à nous trouver en état de vous offrir de suite la charge de votante di segnatura maintenant vacante. Nous le faisons pour vous témoigner la satisfaction que vous nous causez par votre conduite. Nous vous avons enlevé de Saint-Michel, parce que nous voulions vous faire suivre la carrière du bureau et non celle de l'administration.»
«Le Saint-Père daigna ajouter ici quelques paroles sur l'opinion que sa bonté, et non mon mérite, lui faisait augurer de moi sous le rapport des études, paroles que la connaissance que je possède de moi-même ne me permet pas de transcrire. Il continua ainsi: «Ce que nous vous donnons aujourd'hui n'est pas grand'chose, mais je n'ai rien de mieux, car il n'y a aucune autre place disponible. Prenez-le cependant, comme un gage certain de la disposition où nous sommes de vous accorder davantage à la première occasion.»
«Il est facile de comprendre qu'à un semblable discours, prononcé avec cette grâce, cet air de majesté jointe à la plus pénétrante douceur, et cette amabilité qui étaient particulières à Pie VI, les expressions me manquèrent absolument pour lui répondre. C'est à peine si je pus balbutier: «qu'ayant recueilli les paroles si clémentes qu'il avait prononcées sur mon compte après la promotion, paroles qui m'assuraient que je n'avais point démérité de sa justice et qu'il n'était pas mécontent de moi dans la charge de Saint-Michel, j'étais fort tranquille, et que je l'aurais été longtemps encore et toujours; que je n'avais d'autre désir que celui de ne pas lui déplaire et de ne point faillir à mes devoirs dans tous les emplois auxquels il daignerait m'appeler.»
«Il m'interrompit: «Nous avons été content, très-content de vous à Saint-Michel; mais nous vous répétons que nous voulons vous attacher à d'autres études. Nos promesses d'alors étaient sincères, mais ce n'étaient que des mots; aujourd'hui voici un fait: ce n'est pas grand'chose, mais c'est plus encore que des mots. Prenez donc ceci maintenant; allez! allez! mon dîner se refroidit, et nous devons ensuite descendre à la chapelle!»
Ces paroles si bonnes et le goût que le caractère grave et la figure gracieuse et modeste du futur cardinal inspiraient au majestueux et beau pontife Braschi, ranimèrent les espérances bornées de Consalvi.
VII
Il refusa, un an après, la charge d'envoyé à Cologne, par crainte d'engager sa responsabilité.
«Je ne voyais rien de semblable à redouter l'auditorat de Rote. Cette charge ne portait avec elle aucune responsabilité, ainsi que je l'ai dit; elle était très-enviée et ne sortait pas du cercle d'études que je m'étais tracé. Si le labeur produisait de grandes fatigues à une certaine époque, il était compensé par de nombreux mois de vacances et de repos. Enfin, je considérais que, quoique exempt de l'ambition du cardinalat, toutefois, en le regardant comme le terme honorable de la carrière entreprise, l'auditorat de Rote m'y conduisait lentement, c'est vrai, mais certainement, sans avoir besoin de mendier la faveur ou la bienveillance de qui que ce fût, ni de faire la cour à personne, puisque le décanat de la Rote mène à la pourpre d'après l'usage, quand le doyen n'a pas démérité et que l'on n'a véritablement rien à lui reprocher. J'étais jeune encore,—j'avais environ trente-cinq ans,—et mon âge me permettait d'attendre le décanat, quelque lenteur qu'il mît à venir.
«J'ajouterai encore que j'avais un autre stimulant pour désirer si passionnément l'auditorat de Rote. J'éprouvais un goût très-prononcé pour les voyages, goût que je n'avais pu satisfaire jusqu'alors que par une petite course à Naples et en Toscane, d'où j'étais revenu depuis peu. Les vacances de la Rote commençaient aux premiers jours de juillet; elles finissaient en décembre. Je trouvais donc ainsi le moyen de voyager chaque année pendant cinq mois et plus, sans manquer à aucune de mes obligations, et sans avoir besoin de congés et de permissions obtenus à l'avance.
«Toutes ces raisons me firent désirer si fortement l'auditorat de Rote, que je me crus autorisé, pour cette seule fois,—car je ne l'avais pas fait avant et je ne le fis plus après,—et pour cette seule charge, à me départir de la maxime du cardinal Negroni, d'autant mieux que je ne la violais point par ambition, mais par un tout autre motif, et je dirais presque par le motif contraire. Toutefois je ne pus pas m'empêcher de me joindre à tant d'autres concurrents; et je n'osai pas m'abandonner entièrement aux espérances que m'inspiraient les promesses que le Pape m'avait adressées deux ans auparavant, promesses se résumant en ces mots: «Nous veillerons nous-même à votre avancement.»
«Je comptai plutôt sur ses bonnes dispositions, et ne me laissai pas arrêter par le peu de temps écoulé depuis ma dernière promotion. Je priai le cardinal secrétaire d'État (Boncompagni) de parler de moi au Souverain Pontife en même temps que des autres concurrents. De peur que, pressé par les affaires qu'il pouvait avoir, il n'exauçât pas mon vœu, je demandai à l'auditeur du Pape de vouloir bien faire connaître au Saint-Père que moi aussi j'étais sur les rangs, et rien de plus.
«Telles furent les seules démarches que je fis et que j'autorisai à faire. Le succès les couronna heureusement, et je passai auditeur de Rote dans le mois de mai ou de juin 1792. Je ne me souviens pas de la date précise.
«Je ne puis exprimer l'extrême joie que j'en éprouvai. Ayant rendu à Sa Sainteté les actions de grâces qui lui étaient dues, je crus de mon devoir de lui en garder, ainsi qu'à sa famille, une éternelle reconnaissance. Je me trouvai très-embarrassé pour en porter l'hommage au duc Braschi, son neveu. J'ai raconté plus haut qu'un excès de délicatesse m'avait toujours éloigné de la maison Braschi, dans l'appréhension que l'on pût s'imaginer que je la fréquentais pour faciliter mon avancement. En obtenant l'auditorat de Rote, j'avais touché le but de mes désirs. Comme j'étais bien résolu de mourir auditeur ou d'attendre le cours naturel des choses, afin d'en être le doyen et d'arriver au cardinalat par cette voie, je crus que visiter la famille Braschi, ce serait alors gratitude et non plus intérêt. Je surmontai avec peine la crainte que me causait mon entrée dans un salon où je n'étais pas vu avec trop de plaisir et non sans motif, car les proches du Pape avaient désiré et sollicité l'auditorat de Rote pour Mgr Serlupi, leur parent. Je fus donc accueilli avec froideur. Avant cette époque, je n'étais jamais allé au palais Braschi, si j'en excepte trois ou quatre visites d'étiquette en habit de prélat et confondu dans la foule, pour l'anniversaire de l'élection du Pape. À dater de ce jour, je ne laissai jamais passer une seule soirée sans me rendre chez les Braschi, et je devins leur plus dévoué serviteur et ami. Je crois en avoir fourni par mes actes les preuves les plus certaines et les plus constantes.»
VIII
Au mois de novembre 1794 ou 1795, il visita avec un de ses amis, Bordani, l'Italie et les bords de la rivière de Gênes.
À son retour à Rome, le Pape, pour se défendre contre les agressions répétées de la république Cisalpine, résolut d'augmenter son armée et d'en changer l'organisation. Il en donna le commandement au général Caprosa, employé alors au service de l'Autriche, et nomma une commission militaire, à la tête de laquelle il éleva Consalvi, malgré sa jeunesse: il n'avait alors que trente-cinq ans. Les Français attaquèrent les légations, la paix fut conclue. Le Directoire ordonna au général Duphot de fomenter l'insurrection de Rome contre le Pape; un coup de feu l'atteignit; il tomba mort. «Vous savez ainsi que moi,» écrivit l'ambassadeur français au Directoire, «que personne à Rome n'a donné d'ordre de tirer ni de tuer qui que ce fût; le général Duphot a été imprudent, tranchons le mot, il a été coupable.» Il y avait à Rome un droit des gens comme partout.
Rome fut envahie par quinze mille hommes, sous les ordres du général Berthier. Le gouvernement romain ne s'opposa point à sa marche; Consalvi est arrêté, Pie VI est emmené à Sienne; de là à la Chartreuse de Florence, puis à Briançon, en France. Ce martyre du pape, terminé par sa mort, commence. Elle le délivre dans la citadelle de Valence, la vingt-cinquième année de son pontificat. Ce pape opulent, magnifique, prodigue envers ses neveux, les Braschi, expia dans l'indigence et la captivité le luxe de sa vie et l'amabilité de ses manières.
Consalvi de son côté est conduit à Civita-Vecchia. Condamné à un éternel exil de Rome, il choisit Livourne pour lieu de son ostracisme dans l'espoir de rejoindre Pie VI à la Chartreuse de Florence, pour adoucir la captivité de ce pontife. À la sollicitation de ses amis romains, Berthier s'adoucit et le fait reconduire captif dans la capitale. Il est incarcéré au château Saint-Ange. Le général Gouvion Saint-Cyr, qui avait succédé à Berthier, refuse de ratifier une proscription plus odieuse du gouverneur romain, qui condamnait Consalvi à sortir de Rome, ignominieusement monté sur un âne, et en butte à la risée de ses ennemis; il fut conduit à Terracine, dans la compagnie de vingt-quatre galériens napolitains. À quelque distance de Rome, le commandant français le combla d'égards et le fit conduire à Naples. Après un mois et demi de captivité, le roi et la reine de Naples le reçurent avec empressement; dans le mois de juin 1798, on lui accorda la permission de se rendre à Vicina, dans les États Vénitiens, de là il gagna la Chartreuse de Florence, où le pape Pie VI languissait encore.
«Je ne rencontrai toutefois,» dit-il, «chez le ministre du grand-duc que les manières les plus dures et le plus impoli des refus. Je me vis forcé d'agir alors comme par surprise. Il me fallait voir le Pape à tout prix, et lui prouver au moins ma bonne volonté. Je choisis secrètement le jour et l'heure que je jugeai les plus favorables, et je me rendis à la Chartreuse, à trois milles de Florence, où le Saint-Père était prisonnier. Lorsque j'arrivai au pied de la colline, je ne puis exprimer les sentiments dont mon cœur fut agité à l'idée de revoir mon bienfaiteur et mon souverain, qui avait eu tant de bontés pour moi, et en pensant au misérable état dans lequel se trouvait réduit ce Pie VI que j'avais vu au comble des splendeurs. Chaque pas que je faisais pour me rapprocher du Saint-Père apportait à mon âme une émotion toujours croissante. La pauvreté et la solitude de ces murs, le spectacle de deux ou trois malheureuses personnes composant tout son service, m'arrachaient les larmes des yeux. Enfin, je fus introduit en sa présence. Ô Dieu! que de sensations affluèrent alors à mon cœur, et en vinrent presque à le briser!
«Pie VI était assis devant sa table. Cette position empêchait qu'on ne s'aperçût de son côté faible: il avait à peu près perdu l'usage des jambes, et il ne pouvait marcher que soutenu par deux bras robustes.
«La beauté et la majesté de son visage ne s'étaient pas altérées depuis Rome; il inspirait tout à la fois la plus profonde vénération et l'amour le plus dévoué. Je me précipitai à ses pieds; je les baignai de larmes; je lui racontai tout ce qu'il m'en coûtait pour le revoir, et combien je souhaitais de rester à ses côtés pour le servir, l'assister et partager son sort. Je lui jurai que je tenterais tous les moyens possibles dans l'espoir d'atteindre ce but.
«Je renonce à rapporter ici le gracieux accueil qu'il me fit, la manière dont il agréa mon attachement à sa personne sacrée, et ce qu'il me dit de Rome, de Naples, de Vienne, de la France, et de la conduite tenue par ceux qu'il devait regarder comme les plus attachés et les plus fidèles de ses serviteurs. Le Saint-Père m'affirma ensuite qu'il croyait de toute impossibilité que je pusse obtenir la permission de rester auprès de lui. Je répondis que je ne négligerais rien pour réussir, et il me congédia après une heure d'audience. Cette heure me combla tout ensemble de consolation, de tristesse et de vénération; elle augmenta, s'il est possible, mon respectueux amour.
«Revenu à Florence, je ne parlai à personne de cette visite, et, pour éloigner davantage les soupçons, je demandai l'autorisation de me rendre à Sienne pour voir la famille Patrizi, qui arrivait de Rome. Je n'obtins ce permis qu'avec une limite de quinze jours. Cela me fut d'un très-fâcheux augure pour mes projets de résider à Florence, projets que je voulais ensuite essayer de réaliser. Dès que les quinze jours furent écoulés, le commissaire grand-ducal me força de quitter Sienne, et je me séparai avec chagrin de cette famille, que j'aimais beaucoup.
«D'autres jours se passèrent à Florence, pendant lesquels je tentai tout, je dis tout, j'osai tout, directement et indirectement, pour obtenir ce que je souhaitais avec tant d'ardeur. Mais alors le plénipotentiaire de France demanda expressément au premier ministre du grand-duc de me renvoyer sans retard. Mes efforts devenaient inutiles, et mon espérance s'évanouit. Je fus contraint de quitter Florence et d'aller habiter Venise, ainsi que j'en avais pris la résolution dans le cas où mon séjour auprès de Pie VI ne serait pas autorisé.
«Tout ce que je pus faire en cachette, et non sans courir certains risques, fut de me rendre une seconde fois à la Chartreuse pour communiquer au Pape mes vaines tentatives, pour lui baiser encore les pieds et recevoir sa dernière bénédiction. Il éprouva quelque peine en apprenant que je n'avais pas réussi dans mon projet, mais il n'en fut point étonné. Pendant l'heure entière d'audience qu'il m'accorda, il me prodigua toutes sortes de faveurs, et me donna les plus salutaires conseils de résignation, de sage conduite et de courage dont les actes de sa vie et son maintien m'offraient un parfait modèle. Je le trouvai aussi grand et même beaucoup plus grand que lorsqu'il régnait à Rome. Au moment où il me chargea de saluer de sa part le duc Braschi, son neveu, qui habitait Venise et qu'il avait eu la douleur, peu auparavant, de voir arracher d'auprès de lui dans cette même Chartreuse, je jurai à ses pieds que je considérerais partout, en tout temps et dans n'importe quelle occasion, comme une dette la plus sacrée, d'être attaché à sa famille jusqu'au point de devenir pour elle un autre lui-même. C'est l'expression qui m'échappa alors dans mon enthousiasme. Je me flatte de n'avoir pas failli à ma parole dans les circonstances où j'ai pu le faire.
«Pie VI me remercia avec une bonté et une majesté que je ne crois pas que l'on puisse égaler. J'implorai sa bénédiction. Il me posa les mains sur la tête, et, comme le plus vénérable des patriarches anciens, il leva les yeux au ciel, il pria le Seigneur, et il me bénit dans une attitude si résignée, si auguste, si sainte et si tendre, que, jusqu'au dernier jour de ma vie, j'en garderai dans mon cœur le souvenir gravé en caractères ineffaçables.
«Je me retirai les larmes aux yeux. La douleur m'avait presque mis hors de moi; néanmoins je me sentais ranimé et encouragé par le calme inexprimable de mon souverain et par la sérénité de son visage. C'était la grandeur de l'homme de bien aux prises avec l'infortune. De retour à Florence, j'en partis dans les vingt-quatre heures.
«J'étais à Venise à la fin de septembre 1798. Après y avoir passé quelques jours, je remplis un devoir en allant visiter mon oncle, le cardinal Carandini, qui habitait Vicence. Je restai avec lui presque tout le mois d'octobre, à l'exception de cinq ou six jours consacrés par moi à des amis que je possédais à Vérone. À la fin d'octobre, je retournai à Venise, où j'avais des connaissances qui offraient de subvenir à mon extrême détresse. Le gouvernement révolutionnaire avait confisqué mes propriétés, sous prétexte que j'étais émigré.
«Sur les représentations que mes mandataires firent pour démontrer la fausseté de cette allégation, les Consuls rendirent deux décrets.
«Par le premier, on me restituait mes biens comme n'ayant pas émigré; par le second, ces mêmes biens étaient confisqués de nouveau comme appartenant à un ennemi de la République romaine.
«Quoique toujours dans les transes à cause du périlleux séjour à Rome de mon cher frère, à qui il n'était plus permis d'en sortir, je restai tranquillement à Venise, où l'on ne tarda pas à recevoir la nouvelle de la mort du Pape. Elle arriva le 29 août 1799 à Valence, en France, où le Directoire l'avait fait traîner sans avoir égard à sa décrépitude et à ses incommodités si graves. Pie VI avait perdu l'usage des jambes, et son corps n'était qu'une plaie.
«Il était bien naturel que la nouvelle de cette mort dirigeât toutes les pensées vers la célébration du Conclave pour l'élection de son successeur. Le cardinal doyen résidait à Venise avec plusieurs autres cardinaux; ceux qui habitaient sur le territoire de la République y arrivèrent à l'instant, ainsi que ceux qui étaient dans les États les plus voisins. Quand ils furent en majorité, ils s'occupèrent tout d'abord de nommer le secrétaire du Conclave, parce que le prélat qui aurait dû remplir cette charge, en raison de son emploi de secrétaire du Consistoire, n'était pas à Venise, mais à Rome. Du reste, des considérations personnelles interdisaient aux cardinaux de le rappeler; ces mêmes considérations l'empêchaient de s'offrir de lui-même. Tous les prélats les plus élevés en dignité, et alors à Venise, concoururent pour être nommés à ce poste envié. Il y en eut un qui, de préférence aux autres, fut protégé et porté à cet office avec le plus grand zèle par un cardinal fort puissant. Ce cardinal avait beaucoup de bontés pour moi; il poussa l'amabilité jusqu'à me demander d'abord si j'avais l'intention de me mettre sur les rangs. Il déclarait que, dans ce cas, il renoncerait à son protégé. D'un côté, je professais une constante aversion pour tout emploi à responsabilité quelconque; de l'autre, je n'avais pas d'ambition qui pût être flattée des droits ou des affections que l'on devait acquérir dans ce poste, soit auprès du nouveau Pape, soit auprès des cardinaux qui l'approcheraient de plus près. Je n'hésitai donc pas un seul instant sur la conduite que j'avais à tenir. J'affirmai que je ne concourrais en aucune manière pour obtenir cette place.
«Les Cardinaux se rassemblèrent en congrégation générale: ils étaient assistés en premier lieu par tous les concurrents, et d'une façon particulière par celui qui étayait sa candidature sur ses propres mérites et sur les bons offices du cardinal qui le favorisait tant. Le fait est qu'à la réserve de quatre ou cinq votes qui lui furent accordés, je me vis choisi à l'unanimité.»
IX
L'élection d'un Pape dans une circonstance si difficile, où sa souveraineté temporelle était envahie, où sa capitale était occupée, où son prédécesseur venait d'expirer captif de la France, et où les cardinaux cherchaient en vain à emprunter un territoire libre pour se réunir en conclave, était une œuvre aussi délicate que périlleuse. Elle dura près de quatre mois au milieu des intrigues diverses que l'état désespéré de l'Église ne suspendait pas, et qui finit néanmoins, grâce à l'intervention du cardinal Consalvi, par l'élection la plus inattendue et la plus pure qui pût édifier et sauver cette institution. Nous allons en reproduire, à cause de ce résultat, les principales péripéties. Jamais l'action providentielle ne se donna plus évidemment en spectacle au monde; le conclave nomma celui qu'il ne cherchait pas, et le cardinal Consalvi lui-même fit nommer celui auquel il n'avait pas pensé: le hasard inspire la sagesse.
Voici l'abrégé du conclave.
X
Il se composait de trente-cinq cardinaux présents. Consalvi en fut nommé secrétaire. C'était le pouvoir exécutif provisoire de ce gouvernement. Le banquier romain Torlonia offrit au conclave de subvenir à ses besoins; Consalvi remercia Torlonia au nom de tous ses collègues et n'accepta que la reconnaissance. Le cardinal Herzan représentait l'empereur d'Autriche, arrivé peu de jours après l'ouverture de l'assemblée.
Dix-huit suffrages étaient déjà assurés au cardinal Bellisomi; Herzan sent le danger pour sa cour; il obtient un délai nécessaire pour former la brigue du cardinal Mattei, plus agréable à l'empereur. Le conclave, par égard, suspend ses opérations; elles recommencent, deux cardinaux, Zeladi et Gerdil, selon Consalvi, consentent, par une ambition légitime, à détacher des voix de Bellisomi et de Mattei pour eux-mêmes et à varier selon la convenance le nombre flottant de leurs adhérents.—Albani déclare à Herzan qu'on ne se réunira pas à Bellisomi, il l'interroge sur Gerdil, cardinal piémontais, pour connaître si l'empereur d'Autriche lui donnera au dernier moment l'exclusion. Herzan le laisse présumer sans l'affirmer; on y renonce. Mattei et son parti, sans espoir pour eux-mêmes, ne songeaient désormais qu'à affaiblir Bellisomi.
Le conclave ainsi retardé paraît interminable; on propose de présenter différents noms jusqu'ici sans espoir, ils sont repoussés. Herzan va s'entendre avec Calcaquin pour le sonder avant de lui porter les voix du parti autrichien; il le trouve insuffisant, obstiné, quoique honnête. L'archevêque de Bologne s'offre au choix, il le mérite par ses vertus; mais il a déserté le parti Mattei dans le commencement, ce parti ne le lui pardonne pas et lui refuse son concours par vengeance; de longs jours s'écoulent, on désespère de s'entendre.
À la fin, et après trois mois d'inaction, le conclave sent qu'il perd l'Église. Consalvi se dévoue pour la sauver.
«Ce cardinal,» dit-il en parlant d'un des membres du conclave, «se flattait ainsi de sauvegarder l'amour-propre de tous et de garantir l'affection du souverain à ceux à qui il devrait son exaltation. Après avoir organisé cet heureux plan, qui fut un pas décisif vers le terme de l'affaire, on lui fit remarquer qu'il était impossible de trouver le Pape dans le parti Mattei, soit parce que cette faction était trop peu nombreuse, soit parce que, après l'exclusion de Mattei lui-même et des quatre cardinaux déjà mis autrefois sur le tapis sans succès, ceux qui restaient avaient tous des exceptions personnelles auprès de la majorité des électeurs, sans en excepter quelques-uns de leur parti, à cause de leur âge ou pour d'autres circonstances qui rendaient chimérique l'espoir de réussir à leur sujet. Il comprit donc que le parti Mattei n'aurait qu'à choisir le nouveau Pape dans le sein du parti Bellisomi.
«Ce second pas fait, il examina quel serait le cardinal du parti Bellisomi qui, après l'exclusion de Bellisomi et des quatre autres cardinaux dont on avait essayé l'élection, offrait le moins de difficultés pour réunir les suffrages de tous.
«C'est alors qu'il apprécia que, de tous ceux qu'on comptait dans le parti Bellisomi, il s'en trouvait un qui, tout en présentant des obstacles extrinsèques à son élévation, n'avait néanmoins aucun empêchement personnel militant contre lui. Or chacun sait que ces derniers empêchements sont insurmontables, ce qui n'existe pas pour les autres; et il n'était pas seul à porter un semblable jugement sur le cardinal en question. Tous partageaient cette opinion; elle était donc générale. En effet, celui qui écrit ces pages peut affirmer qu'aux funérailles du Pape défunt, il entendit les spectateurs parler des cardinaux assis sur les bancs et dire ces mots: «Quel dommage que ce conclave soit celui qui va donner un successeur à Pie VI! S'il y avait un Pape entre les deux, en trois jours on nommerait le nouveau, et ce serait celui-là.»
«En parlant de la sorte, ils désignaient le cardinal, but de leur conversation. Or c'était le cardinal Chiaramonti, évêque d'Imola, qui réunissait très-certainement tous les avantages intrinsèques pour succéder à Pie VI. Il était de Césène comme lui; il était assez jeune pour être Pape, ayant cinquante-huit ans, comme le Pontife défunt, quand il fut élu. On doit bien croire qu'un règne qui avait duré près de vingt-cinq années détournait efficacement de l'idée de nommer un successeur qui pouvait vivre aussi longtemps. On était habitué à voir les princes occupant le siége de Pierre changer presque tous les sept ou huit ans, et les espérances de chacun empêchent d'ordinaire un choix qui, par sa durée, ne permet pas la réalisation de ces espérances. Bien plus, Chiaramonti était la créature la plus aimée de Pie VI, qui l'avait, quand il n'était que simple moine sans fonctions dans son ordre, créé évêque de Tivoli, puis cardinal, et enfin évêque d'Imola. Chiaramonti affectionnait très-vivement la famille Braschi, dont on le croyait assez proche allié. Mais j'ai su de sa bouche même, après son élévation au pontificat, qu'il n'en était rien. Toutefois cette seule croyance suffisait pour faire craindre qu'en le nommant on ne vît continuer le règne des Braschi, dont chacun avait assez après vingt-quatre ou vingt-cinq années.
«Ces impossibilités extrinsèques étaient si nombreuses et d'un tel poids, qu'on peut avouer avec certitude qu'en toute autre circonstance, et spécialement si le conclave se fût tenu à Rome en temps ordinaire et calme, on aurait éloigné Chiaramonti du pontificat suprême; tout au moins aurait-il été empêché de succéder immédiatement à Pie VI. C'est pourquoi le peuple disait en le voyant aux Novendiali, que c'était dommage qu'il n'y eût pas un Pape entre eux deux.
«La considération de ces obstacles si puissants avait éloigné de l'esprit des cardinaux du parti Bellisomi, dont Chiaramonti était membre, et plus encore de l'esprit du cardinal Braschi, qui en était le chef en sa qualité de neveu de leur créateur pour la plupart, l'idée et même le rêve de proposer Chiaramonti, quand il avait été question de désigner trois ou quatre des leurs. Tous étaient convaincus de l'absurdité de le mettre sur les rangs et de se flatter de le voir réussir. Or tous les obstacles dont je parle étant extrinsèques à la personne, la personne, si l'on retourne la médaille, comme dit le vulgaire, ne soulevait aucune répulsion intrinsèque.
«Une grande douceur de caractère, une très-aimable gaieté dans le commerce habituel, une pureté de mœurs qui n'avait jamais été souillée en aucune manière, une sévérité de conduite sacerdotale jointe à une indulgence parfaite pour les autres, une sagesse constante dans le gouvernement des deux églises confiées à ses soins, une profondeur peu commune spécialement dans les études sacrées, aucune contrariété individuelle, aucune hauteur, jamais une querelle avec ses collègues,—il faut en excepter la seule qu'il soutint contre le Légat de sa province pour la défense des immunités de ses églises d'Imola,—enfin le renom d'excellent homme dont il jouissait partout, comptaient pour autant de titres et de qualités intrinsèques. Dans l'état actuel des choses, ces titres et ces qualités étaient assez forts pour vaincre les obstacles extrinsèques énumérés plus haut.
«Après avoir pesé toutes ces choses, le cardinal dont j'ai parlé tout à l'heure conclut que Chiaramonti était celui du parti Bellisomi qui serait choisi et proposé avec chance de succès par les cardinaux de la faction opposée. La réussite était certaine, en effet, auprès de ceux de son parti; il semblait donc qu'elle ne devait pas l'être moins près de ceux du parti contraire. Ce parti aurait le mérite de l'avoir désigné, et ses membres n'avaient aucun grief à articuler contre lui,—si ce n'est tout au plus son âge peu avancé, qui pouvait porter obstacle aux espérances des personnages se flattant de monter sur le trône dans le futur conclave.»
Ce cardinal, inventeur d'une trame aussi bien ourdie, se promenant un jour dans les corridors du conclave avec Consalvi, dont depuis longtemps il était l'un des amis, vint à parler de la longueur du conclave et des embarras de la nouvelle élection,—car tel était le sujet des conversations journalières et communes à tous.—Il s'ouvrit dans cette occasion au secrétaire, et lui manifesta non-seulement en général le projet qu'il nourrissait de faire qu'une faction choisît le nouveau pape dans la faction contraire, afin qu'à l'heure de l'élection la part fût égale pour tous, mais encore il lui confia l'idée spéciale de briser le grand obstacle qui s'offrait aux cardinaux cherchant le pape dans le parti Mattei. Il ne s'agissait que de le prendre dans la faction de Bellisomi en la personne de Chiaramonti. Le secrétaire ne put qu'applaudir à cet heureux avis, et il encouragea beaucoup l'inventeur à le mettre à exécution. Dans cette conversation, tous les deux jugèrent que le plus difficile consistait à s'assurer du chef de la faction Mattei. Si celui-ci goûtait sa proposition, tous ou le plus grand nombre des électeurs de ce parti s'uniraient, par son intermédiaire, aux dix-huit cardinaux donnant leurs voix à Bellisomi.
Ce cardinal doutait cependant un peu que ces derniers votassent unanimement pour Chiaramonti, parce qu'il s'en rencontrait parmi eux d'aussi jeunes que lui. «Un certain amour-propre devait,» disait-il, «les arrêter en pensant que, si l'on voulait faire un Pape jeune, leur position deviendrait humiliante, ce qui n'aurait pas lieu en choisissant le Pape parmi les plus âgés.» Le prélat lui répondit qu'il n'y avait dans le parti Bellisomi que trois cardinaux au plus qui pourraient peut-être bercer leur esprit de semblables idées, puisque les autres ou ne désiraient pas la papauté, ou appréciaient les difficultés qui les en éloignaient; qu'au reste il fallait laisser au cardinal Braschi le soin de réunir sur Chiaramonti les votes du parti Bellisomi, et que si Son Éminence le permettait, il allait confier le projet à ce cardinal sous la plus grande réserve. Braschi pourrait ensuite agir près des siens quand on aurait été assuré de tous les votes des partisans de Mattei; que cette affaire dépendait, en dernier ressort, de l'adhésion obtenue de leur chef, qui, s'il le voulait, saurait se rendre maître d'Herzan aussi bien que de n'importe quel autre, si l'on s'apercevait de certaines opiniâtretés. Il termina en disant que tous leurs soins et tous leurs efforts devaient tendre à découvrir un expédient pour réussir auprès de ce chef, afin de ne pas faire un faux pas dans une matière aussi délicate.
Le cardinal (Maury) ayant approfondi toutes ces observations, chercha de son côté comment on parviendrait à faire goûter au chef du parti Mattei et le plan qu'il venait d'imaginer et Chiaramonti, l'objet de ce plan.
On crut d'abord que le cardinal lui-même devait lui en parler. Sa personne ne pouvait être suspecte, puisqu'il appartenait à sa faction et qu'il jouissait de toute son estime. Cependant, quand on eut bien étudié le caractère de ce chef (Antonelli) qui s'aimait naturellement en lui et en ses œuvres, et qui n'applaudissait pas toujours à celles des autres, parce qu'elles blessaient son orgueil et qu'elles avaient à ses yeux le défaut de venir d'un autre et non de lui, on ne voulut pas exposer le succès de l'affaire qui aurait infailliblement avorté si le dessein ne lui eût pas été agréable.
«Je proposai,» dit Consalvi, «une combinaison qui devait nous conduire au but avec certitude. Il se trouvait alors auprès du cardinal inventeur du projet, en qualité de familier et de conclaviste, un homme qui avait toujours possédé la faveur du chef du parti Mattei et qui jouissait de l'affection et de l'estime de tout ce parti. Cette circonstance nous fournit la plus opportune occasion de nous servir de lui pour faire naître dans l'esprit du cardinal chef de ce parti les idées que nous venons d'expliquer tout à l'heure. On pensa que cet homme, n'inspirant pas de jalousie et ne soulevant pas de défiances, ni par sa dignité, ni par aucune autre distinction, pourrait préparer les choses de façon que celui à qui il devait souffler la pensée semblât presque en être l'auteur. Nous voulions que ce dernier pût la présenter ensuite comme sienne, sans craindre de nous enlever le mérite de l'invention. Cet arrangement était très en rapport avec son caractère. La bonne volonté et l'attachement à son maître ne manquaient pas à ce familier (l'abbé Poloni) pour exécuter une telle entreprise de concert avec le cardinal dont il connaissait si bien à fond le caractère, qu'il savait toutes les manières de le prendre pour s'en servir utilement.»
Le plan ainsi arrêté sur ce point et dans cette entrevue fournie par le hasard, les deux interlocuteurs, chacun de son côté, s'occupèrent de le réaliser sans aucun retard.
Et pour parler d'abord de ce qui regarde le prélat secrétaire, il alla sans retard, comme on l'y avait autorisé, communiquer ses idées au cardinal Braschi.
On ne parviendra jamais à décrire la stupeur de Braschi quand il apprit que l'on pensait à Chiaramonti. Le plaisir infini qu'il en ressentit n'égala pas son étonnement et en même temps sa crainte très-fondée que les choses n'arrivassent pas à bon terme, tant lui semblaient insurmontables les obstacles extrinsèques contre Chiaramonti. Consalvi crut nécessaire de lui suggérer que, pour ne pas les augmenter et même pour les diminuer autant que possible, non-seulement il était indispensable de conserver le secret le plus absolu jusqu'à ce que la chose fût ébruitée par les adversaires, mais encore qu'à l'instant où ils la soumettraient aux intéressés, lui, cardinal Braschi, pour témoigner une grande modération et une parfaite indifférence, devait répondre que, ses relations particulières avec le cardinal Chiaramonti pouvant faire arguer qu'en le patronnant auprès de ceux de son parti il cherchait plutôt à satisfaire son amitié et ses goûts qu'à procurer le bien de tous, il entendait renoncer en une certaine façon à l'honneur de chef de parti. Braschi ne veut, devait-il ajouter, participer à cette affaire que pour émettre son vote, laissant au cardinal doyen Albani,—lui aussi dans le même parti,—le soin d'agir auprès des autres cardinaux de la manière qu'il jugerait convenable.
«Cette conduite tenue plus tard par Braschi au moment favorable contribua beaucoup au succès du dessein formé. Quant au cardinal qui en était l'inventeur, s'il ne rencontra pas de difficultés pour faire accepter à son conclaviste le rôle qu'il devait jouer auprès du chef de la faction Mattei, afin de la disposer en faveur de Chiaramonti, ce conclaviste n'en éprouva pas davantage (grâce à Dieu qui nous aidait) pour faire adopter l'idée à ce chef dès qu'il lui en ouvrit la bouche. Ce chef (Antonelli) n'avait rien à objecter contre le cardinal Chiaramonti, et il l'estimait comme Chiaramonti méritait d'être estimé. Les obstacles extrinsèques eussent sans doute été très-puissants sur son esprit, si la proposition de l'élection lui eût été faite dans un conclave moins avancé, par le parti adverse, ou tandis que l'espoir de nommer un des cardinaux de son parti subsistait encore. Mais, une fois convaincu de cette impossibilité et reconnaissant comme inévitable la nécessité de choisir le nouveau pape dans le parti contraire, il accueillit admirablement l'heureuse pensée que son parti eût l'honneur du choix, et plus encore que cet honneur lui fût attribué de préférence à tous les autres.
«Plus l'entreprise de couronner Chiaramonti semblait ardue à cause des obstacles extrinsèques, plus aussi cette difficulté flattait son amour-propre. Il entrait dans sa nature de chercher à montrer que rien ne lui était impossible, et qu'il réussissait là où le plus habile aurait inévitablement échoué. Il voyait encore, dans l'espoir qu'il avait de vaincre ces embarras, l'occasion de se faire un grand mérite auprès de l'élu à qui il aurait obtenu ce que Chiaramonti lui-même devait alors regarder comme chimérique.
«Il se chargea donc avec joie de la négociation, et, ne doutant pas de son omnipotence près des siens, il craignit plutôt que la jeunesse de Chiaramonti et ses autres obstacles extrinsèques lui fissent tort près de plusieurs cardinaux de son parti. Il jugea en conséquence qu'avant de se mettre à recueillir les votes du parti Mattei, il était nécessaire de faire certaines recherches afin de ne pas travailler en vain, et de vérifier si l'empêchement qu'il appréhendait dans l'autre parti était oui ou non insurmontable. Il se transporta donc chez le cardinal Braschi, et, dans un discours étudié, il lui rappela d'abord l'excessive longueur du conclave, aussi scandaleuse pour les fidèles que pénible à l'Église; les inutiles épreuves tentées pour l'élection des cardinaux des deux partis; l'urgence de terminer enfin et d'accorder à l'Église un chef alors si nécessaire. Il lui communiqua ensuite l'idée qu'il avait conçue d'agir auprès des deux premiers compétiteurs et des cardinaux de son parti pour l'exaltation du cardinal Chiaramonti, dès qu'il compterait avec certitude sur l'actif appui de ceux du parti Bellisomi. Il fit remarquer en même temps quel était son zèle pour le bien de l'Église, son estime et son intérêt à l'égard de Son Éminence, en choisissant comme Pape un membre du parti opposé au sien, lié par tant d'attaches au pape Pie VI dont il était la créature la plus aimée, et qui, entre parenthèses, était uni à Son Éminence et à la maison Braschi par la gratitude et par l'amour de la même patrie. Ces réflexions, dit-il, l'avaient déterminé à passer à pieds joints sur les difficultés extrinsèques compensées bien certainement par les mérites personnels du sujet. Il ajouta qu'il redoutait toutefois beaucoup ces obstacles, et en particulier la jeunesse de Chiaramonti, et que peut-être ils auraient trop de force auprès de beaucoup d'électeurs, surtout quand ces électeurs réfléchiraient que Chiaramonti devait succéder à un Pape qui avait si longtemps régné. Il conclut en demandant à Son Éminence si, sachant la manière de penser de ceux de son parti, elle croyait ces craintes tellement fondées qu'il ne fût pas possible de réussir. Si le succès était seulement douteux, il chercherait d'abord à assurer le concours des siens, et alors, conjointement avec Son Éminence, ils assureraient l'adhésion du parti opposé.
«Le cardinal Braschi répondit qu'il lui était impossible d'exprimer sa surprise et de comprendre comment Son Éminence (Antonelli) avait songé au cardinal Chiaramonti, à cause justement des difficultés extrinsèques qu'il avait indiquées sommairement; que malgré leur nature, lui, Braschi, ne les croyait pas absolument invincibles près de ceux de son parti, tant à cause des mérites personnels du sujet qu'en vue des circonstances particulières dans lesquelles on se trouvait; que la longueur excessive du conclave, l'inutilité des épreuves faites sur les candidats des deux partis que l'on ne pouvait parvenir à nommer, la lassitude des électeurs, aucune exception personnelle contre le sujet et une satisfaction naturelle de voir l'un d'entre eux succéder à saint Pierre, lèveraient beaucoup d'obstacles. Quant à lui, Son Éminence saurait bien comprendre par elle-même que personne ne devait être plus content de cette élection, mais que, par rapport aux relations existant entre lui et Chiaramonti, il croyait convenable à sa délicatesse de ne pas prendre la plus petite initiative dans sa promotion, même à l'égard de ceux du parti dont il était le chef. Qu'il pensait devoir seulement se borner à donner son vote quand les autres accorderaient les leurs à Chiaramonti; que cependant il croyait devoir offrir un bon conseil à Son Éminence, en lui disant que, dans le cas où les tentatives pour Chiaramonti aboutiraient près de ceux de son parti, il voulût bien alors s'aboucher avec le doyen cardinal Albani, et faire ensemble les démarches nécessaires auprès des cardinaux du parti Bellisomi, déjà invités à se concerter avec lui.
«Le cardinal chef du parti Mattei fut on ne peut plus satisfait de cette réponse. Ayant recommandé le secret à Braschi jusqu'à nouvel ordre, il le quitta et alla se mettre à l'œuvre.
«La première personne à laquelle il jugea indispensable de s'adresser fut Herzan. Il voulait obtenir son assentiment et acquérir ainsi un appui auprès des autres cardinaux. Il lui exposa donc toute son idée, et lui fit considérer comment, dans l'impossibilité d'arriver à l'élection de Mattei ou de tout autre de sa faction, Chiaramonti était incontestablement le plus capable dans le parti opposé; qu'il fallait en conséquence se tourner de son côté, afin de donner un chef à l'Église. Il n'oublia pas de lui faire remarquer que Chiaramonti, choisi et porté par eux au pontificat suprême, leur devrait son élévation encore bien plus qu'à ceux de la faction à laquelle il appartenait. Sans leur consentement, en effet, jamais il n'aurait été Pape. Ses adversaires naturels ne se bornaient donc pas à concourir pour lui, ils étaient encore les promoteurs de son exaltation. Ce cardinal (Antonelli) releva les mérites personnels de Chiaramonti, qui balançaient les exceptions produites par son attachement à la personne et à la famille du Pape défunt; puis il finit en disant que, dans la situation actuelle, c'était la conclusion la plus honorable et la plus avantageuse que l'on pût souhaiter. Il termina par la déclaration qu'il ne doutait pas du plein consentement de Son Éminence.
«Herzan se montra convaincu de la vérité et de la justesse de ces réflexions, et tout disposé à concourir. Il dit seulement qu'il suspendait sa résolution pour quelques heures, parce qu'il n'avait pas une connaissance bien positive de Chiaramonti. Ce dernier, habitant toujours son diocèse, venait fort rarement à Rome, ce qui faisait que Herzan ne l'avait que très peu vu. Il voulut donc aller le visiter sous quelque prétexte,—comme il était allé chez Calcagnini,—afin de juger si ses manières lui plaisaient, et pour s'entretenir un peu avec lui. Le jour suivant, il se rendit dans sa cellule à cet effet, ainsi que c'est l'usage parmi les cardinaux dans les conclaves. Après s'être longuement entretenu avec lui, traitant divers sujets pendant la conversation, il le quitta si enchanté de sa douceur, de sa gaieté, de la sagesse de ses réflexions et de ses raisonnements, qu'il assura aussitôt de son adhésion complète le chef du parti Mattei, le priant de commencer les démarches parmi ceux de sa faction.
«Ces démarches provoquèrent cependant près de quelques-uns de ce parti certaines objections que leur chef n'avait pas prévues, et qui prirent leur origine dans la qualité même de ceux qui le composaient. Il s'en rencontrait parmi eux qui aspiraient à la tiare. N'étant pas très-bien convaincus,—comme cela arrive ordinairement dans les choses qui nous sont personnelles,—de l'impossibilité de réussir, et honteux pour la plupart de céder la place à un candidat qu'ils se croyaient inférieur de beaucoup, à cause de son âge, des emplois qu'il avait remplis, de ses amitiés ou d'autres circonstances qui lui étaient propres, ils témoignèrent une assez vive répugnance à lui accorder leur voix. Peut-être n'auraient-ils pas montré de semblables répulsions, si le sujet choisi eût été de qualité proportionnée à la leur.
«Ces difficultés surgirent chez les plus âgés de ce parti. On rencontra aussi chez les plus jeunes les obstacles que l'on redoutait dans ceux du parti opposé: mais la prudence de leur chef, et l'autorité dont il jouissait auprès d'eux et dans tout le Sacré-Collége, la joie que Herzan affichait, et par conséquent l'espérance de voir se réaliser des avantages sur lesquels on comptait, aplanirent en deux jours et peu d'heures les embarras qui furent suscités dans ce parti.
«Tous consentirent d'autant plus volontiers qu'ils admettaient unanimement le mérite personnel de Chiaramonti, et qu'ils reconnaissaient que les difficultés soulevées contre lui étaient seulement extrinsèques. Les cardinaux comprenaient la nécessité d'en finir, et tous furent persuadés qu'ils ne pouvaient terminer autrement. Ils n'eurent donc pas besoin, pour admettre Chiaramonti, de l'argument dont leur chef se servit néanmoins, afin d'appuyer son discours auprès de chacun d'eux. Cet argument consistait à démontrer que le refus d'une petite minorité n'empêcherait pas l'élection projetée, puisque le nombre nécessaire de suffrages était acquis à Chiaramonti. Ce nombre, affirmait-il, était plus que suffisant, quand bien même tous n'auraient pas voulu adhérer,—ce qui toutefois arriva.
«Il n'y eut qu'un seul cardinal de ce parti qui, tout en rendant justice au mérite personnel de Chiaramonti, montra plus de résistance que tout autre à passer sur les obstacles extérieurs. Cette opposition venait, disons-le en taisant son nom, de ce qu'il ne pouvait se résoudre facilement à renoncer à l'espoir du pontificat. On doit ajouter aussi, pour être vrai, qu'après quelques hésitations mises en avant par lui plus que par tout autre, il accepta avec ses collègues la proposition qu'on lui fît en faveur de cette élection.
«Quand le chef du parti Mattei eut ainsi réuni sur Chiaramonti les votes de tous les siens, il crut avoir achevé son œuvre, et il ne se trompa pas dans cette croyance. Le cardinal Braschi, informé d'un tel succès, en fit part aussitôt, comme c'était convenu, au doyen cardinal Albani, afin de procurer, de concert avec lui, l'unanimité des votes du parti Bellisomi. Quant au cardinal Braschi, il s'abstint de toute démarche pour les motifs expliqués plus haut. Il est impossible d'exprimer avec quelle joie Albani apprit cette nouvelle, lui qui avait une particulière estime pour Chiaramonti, et avec quel bonheur il se joignit à son collègue, dans le but de recueillir les votes des cardinaux de son parti. On peut avancer très-sincèrement que tout cela fut l'ouvrage de peu d'instants. On commença le matin même la recherche des voix; en un moment cette tâche fut accomplie.
«À l'annonce du choix qui avait été fait de Chiaramonti pour Pape, on ne rencontra même point parmi les dix-huit les difficultés et les hésitations que l'on redoutait de la part de ceux qui avaient son âge. Si, dans un récit tout historique, des rapprochements étaient permis, on dirait ici avec raison que cette élection fut semblable à un feu d'artifice dont les étincelles passent d'une fusée à l'autre avec la rapidité de l'éclair. Tous répétaient sans se cacher et sans mystère: «Le Pape est fait! Chiaramonti est Pape!» et le conclave retentit de cette nouvelle.
«Chiaramonti cependant était allé, selon son habitude, se promener dans le jardin, après le scrutin de la matinée, dans lequel Bellisomi et Mattei avaient obtenu, comme toujours, le même nombre de voix. L'un des conclavistes courut à sa rencontre et l'informa de ce qui se disait dans le conclave sur son élection. Chiaramonti en fut ému et troublé souverainement, d'autant plus qu'il s'y attendait moins et qu'il n'aurait jamais pu le croire. Celui qui lui avait annoncé cette nouvelle fut témoin de l'agitation qu'il ne put cacher dans ce premier moment. Mais Chiaramonti se rendit bientôt maître de lui-même, puis il courut à sa chambre, et, se tenant à l'écart, il laissa les événements marcher selon les vœux de la Providence. Le chef du parti Mattei, Herzan et tous les autres ne tardèrent pas à aller le trouver. Cette nouvelle prit à peine consistance que l'on parla de faire le soir même la cérémonie du baisement des mains. Tous les cardinaux prennent part à cette fonction la veille de l'élection, d'où il résulte que le pape est élu avec l'assentiment prémédité de tous, et non par hasard ou par surprise. On fixa l'heure de la cérémonie, et, à dater de ce moment, la prochaine exaltation de Chiaramonti ne fut plus un secret pour le conclave. On en répandit ensuite la nouvelle au dehors, par le moyen du tour. Bientôt Venise entière l'apprit.
«Dans cette après-dînée le scrutin ordinaire eut lieu, comme c'est l'usage, et, chose admirable, qui dut exposer les deux sujets à une cruelle épreuve, Bellisomi et Mattei eurent encore le même nombre de voix. Tous aperçurent, ou du moins crurent apercevoir, sans se tromper, une sérénité et une indifférence héroïques sur le visage du premier, un grand trouble sur celui du second. Ce dernier aura pu exercer les vertus et l'esprit religieux dont il était si bien doué, pour dominer son émotion et ne pas en être ébranlé.
«Après le scrutin, Chiaramonti pensa qu'il convenait de donner une marque de respect et d'estime au cardinal doyen et à Herzan. Il alla les visiter l'un et l'autre quelques instants dans leurs chambres. Le soir venu, le doyen et les cardinaux, réunis autour de lui, vinrent en corps baiser la main de Chiaramonti. Son humilité et son naturel affable refusaient de consentir à cette cérémonie; l'usage enfin prévalut.
«Après le départ des cardinaux, il songea, pendant les premières heures de la nuit, à préparer les choses indispensables pour la fonction du jour suivant, et spécialement les vêtements pontificaux, que l'on a l'habitude de tenir prêts, et qui allaient mal à sa stature plutôt petite que grande.
«Il écrivit aussi les lettres de communication aux souverains, et s'occupa de l'expédition des courriers qui, dès qu'il aurait été élu, devaient se rendre auprès des nonces et à Rome.
«Durant cette nuit, on tenta, dit-on, de faire avorter l'élection si solennellement assurée par le baisement des mains. On raconte que deux cardinaux du parti de Bellisomi, et deux autres de la faction Mattei, tous de l'âge du nouvel élu, et qui pour la plupart aspiraient à la papauté, se liguèrent et s'efforcèrent de gagner leurs collègues, afin de former un nombre de suffrages contraires à Chiaramonti dans le scrutin du jour suivant. Mais leurs efforts furent vains: ils abandonnèrent leur projet; puis, comme les autres, ils se montrèrent favorables à l'élection.
«J'ai cru ne pas devoir cacher ce fait, parce qu'il en fut généralement question dans la suite; mais je n'ai pas par-devers moi de preuves qui le confirment. Peut-être même ne fut-ce qu'un faux bruit qui augmenta en passant de bouche en bouche, ainsi que cela se pratique ordinairement. On prit pour une tentative ce qui ne fut autre chose qu'un discours au sujet des difficultés s'opposant au pape désigné, et l'on fit ressortir ces difficultés avec une certaine énergie.
«Le 14 mars parut enfin. C'était le jour destiné par la Providence pour faire cesser le veuvage de l'Église romaine, et pour donner un suprême pasteur aux fidèles, après une vacance du saint-siége de six mois et seize jours, et après trois mois et quatorze jours de conclave.
«On se rendit au scrutin à l'heure accoutumée; Chiaramonti fut élu unanimement et proclamé souverain pontife. Afin d'honorer le cardinal doyen, celui-ci lui donna sa voix. L'élection faite, tous les cardinaux assis dans les stalles situées du côté où se tenait Chiaramonti se retirèrent du côté opposé, le laissant seul, selon l'usage, en signe de respect. Le secrétaire du conclave, le sacriste et le maître des cérémonies entrèrent alors pour réclamer l'acte d'élection et d'acceptation, comme cela se pratique toujours. Quand ils furent introduits dans la chapelle, qui se referma sur eux, le cardinal doyen sortit de sa stalle, et, suivi des cardinaux, il se dirigea vers celle où était assis Chiaramonti, pour savoir s'il acceptait la tiare. Chiaramonti demanda un moment pour prier. Après son oraison, il répondit brièvement qu'il se reconnaissait indigne d'une charge si sublime à laquelle auraient dû être élevés de si nombreux et de si méritants sujets qui étaient dans le Sacré-Collége. Il ajouta qu'il adorait les jugements de Dieu; qu'il était confondu et tremblant à l'aspect d'un si lourd fardeau et à la vue de son insuffisance; qu'il comptait sur l'aide et sur le concours du Sacré-Collége dans l'exercice du pontificat, auquel il ne croyait pas devoir renoncer dans les circonstances actuelles de l'Église, et dans la nécessité de ne plus prolonger son veuvage. Il déclara qu'il acceptait donc, et qu'il remerciait en même temps les cardinaux de l'opinion qu'ils avaient eue de lui, sans aucun mérite de sa part.
«On lui demanda quel nom il désirait choisir. Il répondit qu'en souvenir de gratitude pour son prédécesseur, il prenait celui de Pie VII.
«Après son élection et son acceptation, le nouveau pape fut conduit à l'autel pour revêtir les ornements pontificaux. Pendant qu'il s'habillait, un des cardinaux qui, d'après la voix publique, avait tenté, dans la nuit précédente, d'entraver cette élection, fit un jeu de mots, avec la plus grande gaieté, au secrétaire du conclave, près duquel il s'était placé. Je ne veux pas l'oublier au milieu de ce récit. Il lui dit donc que, dans cette matinée, les cardinaux avaient prouvé que leur puissance était plus grande que celle du pape. Le secrétaire ne comprenant pas ce que signifiaient ces paroles, le cardinal continua: «Vous ne savez donc pas, Monseigneur, que les avocats romains, pour démontrer l'immense pouvoir du pape, disent qu'il peut faire ex albo nigrum. Ce matin, nous avons fait ex nigro album, ce qui est bien plus difficile, car pour que le blanc devienne noir, il faut très-peu.» Ce cardinal faisait allusion au changement de costume de Chiaramonti, qui, tout en étant cardinal, s'habillait de noir en sa qualité de bénédictin, et qui alors se revêtait de blanc comme pape.
«Après qu'on l'eut couvert des vêtements pontificaux, les cardinaux firent au nouveau pape l'adoration accoutumée, puis la chapelle fut ouverte et on admit les conclavistes à l'adoration, tandis que, de la loge, le plus ancien des cardinaux-diacres annonçait au peuple, aggloméré sur la petite place de l'île, l'exaltation du cardinal Chiaramonti au souverain pontificat, sous le nom de Pie VII.
«Cette nouvelle fut accueillie avec des transports d'allégresse. On ouvrit alors le conclave, et le peuple se vit admis au baisement des pieds. La foule était prodigieuse, et la joie causée par cette élection était vraiment universelle. Le pape sortit après dîner, et il alla processionnellement, avec le Sacré-Collége, à l'église, au milieu des plus vifs et des plus continuels applaudissements. Il fut placé sur l'autel, selon la coutume, et il reçut l'adoration publique des cardinaux et du peuple innombrable qui était accouru. Il retourna ensuite au couvent, où le conclave s'était assemblé.
«Je pourrais ici terminer ce récit, qui a pour objet l'histoire du conclave, car il finit avec l'élection du pape. Mais je ne crois pas devoir me dispenser de rapporter quelques-uns des faits relatifs au pape élu. Quoique postérieurs à l'élection, ils ont cependant corrélation avec elle en tant qu'ils servent de preuve à ce que j'ai avancé par rapport aux vues de la cour de Vienne sur le choix du nouveau pontife. Je n'ai pas, ainsi que je l'ai déclaré tout d'abord, de documents pour appuyer mes assertions.»
XI
Pie VII fut très-embarrassé entre l'Église temporelle qu'il ne voulait pas trahir, et l'empereur d'Autriche qu'il ne pouvait pas mécontenter. L'empereur voulait profiter de l'élection pour lui arracher les Légations, le pape ne pouvait y consentir; il choisit Consalvi, l'auteur inconnu de son exaltation, et le nomma son pro-secrétaire d'État. Il partit par mer pour Rome, une frégate vénitienne le porta à Ancône; il y arriva le même soir que la nouvelle de la bataille de Marengo qui humiliait l'Autriche, et qui lui donnait l'espoir de résister plus efficacement à la demande des trois légations. On ne peut douter que cet événement ne lui causât une satisfaction secrète. En effet, l'empereur s'abstint de toute initiative dans son gouvernement, et ne garda aucune action que comme police militaire. Rome l'accueillit en pape et en souverain.
Lamartine.
(La suite au prochain entretien.)
CXe ENTRETIEN.
MÉMOIRES DU CARDINAL CONSALVI,
MINISTRE DU PAPE PIE VII,
PAR M. CRÉTINEAU-JOLY.
(DEUXIÈME PARTIE.)
I
«Le pape était rentré à Rome le 3 juillet 1801. Le premier consul, qui voulait gouverner en souverain et non en perturbateur de l'Europe, lui fit des ouvertures de paix; il témoigna au cardinal Martiniani, évêque de Verceil, le désir d'entrer en négociation pour les affaires religieuses de France. Le cardinal Spina fut envoyé à Turin pour cet objet. Bonaparte, qui ne s'arrêta pas à Turin, lui fit dire de se rendre à Paris. Il avait connu le cardinal Spina à Valence, où ce cardinal avait vu mourir le pape Pie VI. La négociation avec Spina ne marchait pas. Bonaparte nomma pour la suivre à Rome M. de Cacault, déjà accrédité à Rome sous le précédent pontificat. Il y était aimé et considéré.
«Bonaparte impatienté écrivit à M. de Cacault de revenir à Paris avec le projet de concordat accepté, ou de demander immédiatement ses passe-ports.
«Cette nouvelle surprit beaucoup le Saint-Père, sans l'épouvanter cependant. Il s'était restreint, en amendant le projet, à retrancher simplement ce que son devoir lui empêchait à toute force d'accorder. Rempli d'un courage et d'une sagesse vraiment apostoliques, il se détermina à endurer n'importe quelle calamité, y compris même la perte de sa souveraineté temporelle, qu'on avait menacée d'une manière expresse, plutôt que de céder un seul pouce de terrain après s'être acculé à ses derniers retranchements. Pie VII se vit secondé dans sa résistance par cette nombreuse congrégation des Cardinaux les plus savants, qui avait été formée dès le principe et qui se rassemblait en sa présence pour l'examen des dépêches et des projets reçus de Paris. On avait, avec l'assentiment de cette congrégation, corrigé le projet renvoyé pour la signature réciproque si les corrections eussent été admises. Ce fut encore avec son approbation que le Saint-Père persista dans ses desseins, et brava les conséquences qu'on lui laissait entrevoir.
«Spina reçut donc l'ordre de notifier au gouvernement français combien il était impossible au Saint-Père de se départir des amendements joints au projet et de le signer tel qu'il était, puisque sa conscience et ses devoirs les plus sacrés le lui défendaient. On le chargea en même temps de déclarer que Sa Sainteté était prête à souscrire le projet corrigé, quoiqu'elle se fût flattée de quelque chose de mieux; mais qu'elle voulait se persuader que son espérance se réaliserait au moins pour l'avenir. La Cour pontificale, dans la plus vive anxiété, comptait les jours, en attendant la réponse de Paris à la demande du Saint-Père. Tout à coup, au lieu d'arriver par l'entremise du prélat Spina, comme cela s'était toujours pratiqué jusqu'alors, cette réponse fut apportée par M. de Cacault. Il fit savoir au pape, d'abord par l'intermédiaire de la secrétairerie d'État, et personnellement ensuite, qu'il avait reçu de Paris l'ordre le plus positif de déclarer que si, cinq jours après son intimation, le projet de Concordat envoyé naguère de Paris n'était pas signé, sans qu'on y fît le plus léger changement, la plus petite restriction ou correction, lui, Cacault, devait déclarer la rupture entre le Saint-Siége et la France, quitter Rome immédiatement et se diriger sur Florence auprès du général Murat, qui s'y trouvait à la tête de l'armée française d'Italie.
«Cet ordre, si brutalement péremptoire, du départ de l'ambassadeur, et cette déclaration de rupture ne produisirent pas l'effet qu'en attendaient M. de Cacault et le gouvernement consulaire. Et cependant les conséquences auxquelles il fallait se résoudre étaient évidentes, à cause de la proximité des troupes françaises. Le Pape fit part de cette nouvelle aux cardinaux. Ils me chargèrent tous de répondre que le Saint-Père ne pouvait à aucun prix acquiescer à ce qu'on exigeait de lui, retenu qu'il était par ses devoirs les plus sacrés; qu'il voyait avec un véritable chagrin le départ de Cacault, la déclaration d'une rupture imméritée et les résultats qui en découleraient; qu'il remettait sa cause entre les mains de Dieu, et qu'il était prêt à toutes les éventualités que le Ciel lui réservait dans ses décrets.
«Je reçus l'ordre de Sa Sainteté de transmettre cette réponse à l'envoyé. Je devais en même temps lui faire observer et le motif si juste qui l'avait dictée, et l'impossibilité pour le Pape d'agir d'une autre manière. Sa Béatitude espérait que M. de Cacault, dans sa sagesse, dans sa droiture et dans la rectitude de ses intentions,—ces qualités distinguaient réellement cet honnête ministre, mort aujourd'hui,—n'aurait pas manqué d'en instruire son gouvernement.
«Porteur de ce message et des passe-ports réclamés, j'allai chez l'ambassadeur. Je lui exposai en détail et avec la plus grande précision les motifs qui forçaient le Pape à se conduire ainsi au prix de n'importe quelle calamité. Il me serait très-malaisé, je dirai même impossible, de dépeindre quelle sincère douleur produisit sur Cacault cette résolution. Je ne raconterai pas non plus la vive émotion qu'il manifesta en apprenant les motifs qui rendaient cette résolution inébranlable.
«Il en fut saisi jusqu'au point d'éclater en véritable fureur, se voyant les mains liées par une injonction des plus hautaines et qu'il fallait exécuter sur-le-champ. Il était désolé de ne pouvoir retarder son départ; il aurait voulu exposer à son maître les excellentes raisons qui forçaient le Pape à ne pas consentir, et l'impossibilité pour Rome d'agir différemment. D'autre part il ne se berçait pas d'un heureux succès, quand bien même il lui serait permis de faire des représentations, car le caractère de celui qui ne se laissait pas persuader l'épouvantait, disait-il. Cacault ajoutait que le genre des matières traitées, fort peu comprises par les séculiers et par ceux surtout qui professaient des principes différents, offrait un obstacle de plus à cette persuasion. Il aurait pu se flatter, avouait-il, de convaincre le général Bonaparte s'il avait eu à l'entretenir d'objets politiques. Il ne pouvait se consoler en réfléchissant qu'une rupture qui aurait de si funestes suites allait éclater, parce qu'on n'avait pu s'entendre réciproquement, et il manifestait une très-amère douleur en voyant sacrifier des hommes qui n'affichaient aucune mauvaise intention,—ce sont ses propres termes,—et qui n'agissaient que contraints par leurs propres devoirs. Il se désolait encore d'assister à une nouvelle ruine d'un pays auquel il était attaché d'une façon toute particulière, d'un pays qu'il avait habité pendant les belles années de sa jeunesse, et dans lequel il était revenu discuter les affaires publiques sous le pontificat précédent, et où il avait trouvé la plus cordiale réception et la plus éclatante bonne foi.
«Transporté de rage,—c'est le mot qui le peindra le mieux,—il révéla dans ce très-long entretien ses angoisses extrêmes. Après avoir longtemps médité, il découvrit un biais dont personne ne s'était avisé.
«Cacault assura donc qu'il ne lui paraissait pas possible que le premier consul, en apprenant directement de ma bouche tout ce que je venais de lui dire, n'en demeurât pas frappé, et qu'il ne se contentât pas de ce que le Pape pouvait et désirait accorder. Il lui semblait que l'unique moyen de suspendre d'abord et de conjurer ensuite pour jamais les désastres dont on était menacé, serait de me rendre à Paris pour communiquer de vive voix à Bonaparte, au nom du Saint-Père, ce que je lui avais exposé. Je devais, disait-il, aller assurer le premier consul que si le Souverain Pontife ne pouvait pas adhérer à ses demandes au-delà de certaines limites, ce n'était point par mauvaise volonté,—Sa Sainteté étant animée des meilleurs sentiments à son égard,—mais uniquement parce qu'elle y était forcée par la nécessité la plus impérieuse.
«Je fus très-surpris de cette idée, et je lui fis remarquer aussitôt combien il serait difficile de la mettre à exécution. J'étais cardinal et premier ministre; or la seconde qualité ne me permettrait point de m'éloigner du Pape. D'un autre côté, un cardinal ne pouvait guère se montrer dans un pays où depuis tant d'années on n'avait pas vu même les insignes d'un simple homme d'Église.
«Mais aux objections que je lui soumis, il répondit toujours que ces qualités de cardinal et de premier ministre, qui me paraissaient des obstacles à ce voyage, lui semblaient être au contraire des titres décisifs pour l'entreprendre, et le gage le plus certain du succès; que j'en avais vu un exemple dans l'envoi fait par l'empereur François à Paris de son premier ministre, le comte de Cobenzel, y résidant actuellement pour les affaires d'Autriche; qu'il fallait connaître comme il les connaissait le caractère et la manière de penser de Bonaparte, pour se convaincre que rien ne devait plus chatouiller son orgueil que de montrer aux Parisiens un cardinal et le premier ministre du Pape; que ce voyage le flatterait encore davantage que celui du premier ministre de l'empereur; que j'aurais, grâce à mes fonctions, libre accès auprès du chef de l'État, ce que ni Spina ni aucun autre du même rang que lui ne sauraient obtenir. Il termina en affirmant que le choix fait expressément par Rome d'un aussi haut dignitaire prouverait avec évidence la bonne volonté du Pape. Cette mission en imposerait aux conseillers pervers; elle forcerait le gouvernement consulaire à se montrer raisonnable, afin de ne pas amener le public à rejeter sur lui la faute d'une rupture. Tout le monde, en effet, aurait vu le Pape risquer tout par cette démarche, afin d'arriver à un accommodement.
«Ces raisons, que Cacault développa avec autant d'éloquence que de franchise et de bonne foi, me parurent, à première vue, avoir un très-grand poids. Je lui répondis que ses paroles m'impressionnaient vivement, et que je les jugeais dignes d'être portées à la connaissance du Pape, auquel j'allais les transmettre. Je lui témoignai aussi que si son discours me semblait très-fondé en ce qui regardait l'envoi d'un cardinal, je ne pouvais cependant pas tomber d'accord avec lui sur le choix de ma personne; que je faisais volontiers abstraction de mon manque de talents et de qualités nécessaires; mais qu'il existait un autre obstacle majeur qui m'empêcherait d'être désigné pour cette mission; que si le proverbe si vis mittere, mitte gratum, si vous voulez envoyer, envoyez qui sera agréable, était vrai (comme il l'est du reste), je n'étais pas aimé, et cela apparaissait bien dans les lettres adressées de Paris et dans les conversations que tenaient les amis de la France à Rome. Je ne devais donc pas être chargé de cette ambassade. La persécution et l'emprisonnement que j'avais autrefois subis par ordre du gouvernement républicain, à l'occasion de la chute du pouvoir temporel de Pie VI, alors que l'on m'avait cru exécuteur ou tout au moins complice de la mort du général Duphot, étaient si récents qu'ils vivaient encore dans la mémoire de tous. Déjà l'on murmurait à Paris et à Rome qu'il n'était pas étonnant de voir les négociations du Concordat tourner si mal, puisque le premier ministre de Sa Sainteté était un ennemi juré de la France.—Et, à propos du général Duphot dont j'ai prononcé le nom tout à l'heure, je dois affirmer que je n'étais pas moins innocent de son assassinat que le gouvernement pontifical et le peuple lui-même. Ce général, en effet, provoqua sa mort quand, à la tête de quelques révolutionnaires, il se jeta sur la caserne des soldats. L'un d'entre eux, pour se défendre, lâcha le coup de fusil qui le tua.
«Je fis donc observer au plénipotentiaire français que je n'étais pas bien vu par le premier consul, et que cela porterait préjudice à mon ambassade, dès mon arrivée à Paris et pendant le cours des négociations; que du reste son gouvernement ne voyait pas le Concordat d'un œil très-favorable, ainsi qu'on pouvait en juger sur les apparences, et que, par conséquent, on attribuerait mes refus non à la force des motifs et à des principes qui empêchaient le Pape d'adhérer, mais à l'animosité personnelle que l'on me supposait. Je conclus alors en déclarant que, quand bien même le Pape croirait devoir nommer un ambassadeur, je ne devais pas être choisi, et que cette dignité était naturellement réservée soit au cardinal Mattei, très-connu du premier consul, soit au cardinal Joseph Doria, ayant déjà été nonce à Paris. Ces princes de l'Église avaient en outre, l'un et l'autre, un nom plus illustre que le mien, et plus capable, évidemment, de flatter cet orgueil auquel on venait de faire allusion.
«Cacault répondit à tout cela que c'était moins le nom de l'ambassadeur que ses fonctions et son rang qui, par-dessus toute chose, pouvaient toucher cet orgueil; que si ces deux cardinaux avaient des titres de famille plus vieux et plus beaux que les miens, ils n'étaient pourtant pas secrétaires d'État ainsi que moi; que, quant à ce qui m'était personnel et relatif à mes tribulations passées et à mon inimitié contre la France, ce n'étaient que des inepties qui fondraient comme la neige dès que j'aurais été vu et apprécié. Il voulut bien me dire encore quelque chose sur les qualités qu'il remarquait en moi (ne me connaissant pas); mais la vérité et la modestie ne me permettent point de rapporter ces compliments. Il conclut enfin en m'avouant que plus il réfléchissait sur cette affaire, plus il persistait dans son idée, et qu'il me suppliait d'en instruire tout de suite le Pape, auquel il désirait me proposer lui-même comme la seule ancre de salut dans une tempête aussi imminente contre l'Église et contre l'État.
«Je ne voulus pas me rendre en ce qui regardait l'envoi de ma personne, et je répondis à ses raisons sur ce point, mais sans aucun succès. Néanmoins je lui promis de transmettre ses raisons au Pape, et de demander l'audience réclamée afin qu'il pût lui-même entretenir le Saint-Père.
«Je quittai Cacault l'esprit plein de doutes et d'appréhensions, et le cœur agité en prévision de ce que le Pape résoudrait. Ne me fiant pas à mes propres lumières et à l'impression que le discours si sérieux de Cacault avait faite sur moi, je me souviens qu'avant de retourner à ma demeure, j'allai visiter le nouveau ministre d'Espagne, chevalier de Vargas, arrivé depuis peu de jours. Je crus devoir m'ouvrir à lui et raconter ce qui venait de se passer. C'était pour savoir de quelle façon il prendrait ce projet. Vargas était hors de cause, tierce partie; il devait donc juger sans partialité et sans prévention. L'assentiment complet qu'il donna, après les plus sérieuses réflexions, au voyage que conseillait Cacault, me détermina à n'en pas différer plus longtemps la communication au Pape, pour ne point me rendre responsable des conséquences qui découleraient peut-être de mon silence ou de mon retard.
«Dès que je fus arrivé au Quirinal, je montai dans le cabinet du Saint-Père, et je lui narrai fidèlement et exactement tout ce qui avait été suggéré sur l'envoi projeté à Paris et sur le choix de la personne. Je ne lui laissai rien ignorer de ce qui s'était dit et répondu entre le plénipotentiaire de France et moi. Le Pape en fut surpris outre mesure. Mais, en homme plein de pénétration et de sagacité, il avoua, après un long entretien et de mûres réflexions, que l'opinion et le projet de M. Cacault lui paraissaient raisonnables et fondés; que toutefois, en affaires si délicates, il ne voulait pas agir sans demander conseil à plusieurs; que je devais donc assembler, pour le jour suivant, une congrégation de tout le sacré-collége, et que cette congrégation se tiendrait en sa présence; que j'aurais à y relater tout ce qui s'était passé, et que l'on écouterait les dires de chacun; qu'il se résoudrait alors au parti qui lui semblerait le meilleur, et qu'en attendant il accorderait l'audience demandée par M. Cacault.
«Ayant reçu les ordres du pontife, je fis convoquer, pour le jour suivant, la congrégation générale des cardinaux, dans les appartements de Sa Sainteté, et l'envoyé français fut averti qu'il pouvait aller voir le Pape, ainsi qu'il en avait témoigné le désir.
«Cacault se rendit auprès de Sa Sainteté, et il lui répéta, avec la plus grande énergie, ce qu'il m'avait déjà dit quelques heures auparavant. Pie VII n'eut pas de peine à lui prouver combien sa détermination était juste; il lui démontra qu'il ne pouvait accepter le plan de concordat tracé par le gouvernement français. Les paroles de Sa Sainteté confirmèrent l'ambassadeur dans l'idée qu'il avait eue d'abord. Cacault était persuadé, c'est ainsi qu'il s'exprimait, que si le premier consul entendait par lui-même les motifs du pape, Bonaparte se rendrait nécessairement à leur évidence. Il ajouta que si Sa Sainteté leur prêtait plus de force par l'ambassade dont lui, Cacault, avait pris l'initiative, ambassade qui manifesterait la bonne volonté du Pontife, son estime pour la France, et l'intérêt qu'il prenait à rattacher de nouveau cette nation à l'Église, les choses s'arrangeraient, sans aucun doute, surtout si, par une marque de considération personnelle, on flattait le chef du gouvernement français.
«Le Pape répondit qu'il avait convoqué tous les cardinaux pour s'occuper de cette mission et discuter un projet dont la gravité ne lui permettait pas d'agir sans les plus mûres réflexions et sans avis préalable.
«La congrégation générale se tint dans les appartements de Sa Sainteté. D'après l'ordre que je reçus du Saint-Père, je rapportai tout ce que m'avait dit M. de Cacault, soit sur l'ambassade en général, soit sur le choix de ma personne. Je ne me permis de faire sur le premier point qu'une relation simple et franche; mais quand j'arrivai au second, j'ajoutai que, dans l'hypothèse de la mission, je ne croyais pas devoir être choisi pour plénipotentiaire. Je démontrai aussi fortement qu'il me fut possible, et avec les raisons les plus évidentes, qu'il ne fallait pas penser à moi, mais plutôt aux cardinaux Doria et Mattei, dont je fis ressortir les titres, qui devaient, à mon avis, leur assurer la préférence. Je ne manquai pas de faire remarquer d'un autre côté combien je devais appréhender une légation aussi scabreuse, dont le non-succès déplairait à beaucoup, et la réussite à un très-petit nombre,—ce qui la rendait fort peu désirable et poussait même à la décliner,—et je terminai en déclarant que le choix de ma personne nuirait très-sûrement à l'affaire par les motifs déduits plus haut.
«Aucun des cardinaux ne s'opposa à l'ambassade projetée; tous, au contraire, la regardèrent comme la seule ancre de salut dans les circonstances actuelles. Et quand on passa du général au particulier, tous aussi me désignèrent, au lieu de choisir les deux cardinaux Doria et Mattei, ou tout autre auquel on aurait pu songer. Pour justifier leurs votes, ils arguaient que ma qualité de secrétaire d'État semblait, d'après l'observation de M. Cacault, devoir rendre plus agréable la légation du premier ministre du pape à celui qui avait déjà près de lui le premier ministre de l'empereur. Mes scrupules étaient hors de mise, et personne ne voulut changer d'avis. Voyant que tous désiraient non-seulement l'ambassade, mais encore l'ambassadeur, le Pape, après avoir gardé le silence jusqu'à la fin, pour ne gêner aucun des cardinaux, se joignit au sacré collége. Il décida qu'on partirait pour Paris, et que ce serait moi qui partirais. Me sera-t-il permis de rapporter ici ce que je ne crains pas de voir démentir, car le lieu où je m'exprimai fut public, et plusieurs témoins auriculaires existent encore? Le Pape avait annoncé sa résolution: après avoir rendu grâces au Saint-Père ainsi qu'au sacré collége de la confiance qu'ils me témoignaient,—confiance que je savais ne point mériter,—je dis avec franchise et candeur que j'avais en ce moment un besoin extraordinaire de me souvenir de mes promesses et de mes serments d'obéissance aux volontés du Pape, promesses et serments articulés quand il me plaça le chapeau de cardinal sur la tête; que cette foi soutenait mon courage et m'aidait à servir le pontife suprême et le saint-siége; que mon désir de le faire était ardent, mais que ce secours m'était indispensable au moment d'accepter une mission si difficile et sa périlleuse, que j'avais tant et de si fortes raisons pour décliner.»
II
Le cardinal Doria fut choisi par le Pape et par Consalvi pour remplacer le cardinal-ministre en son absence.
Consalvi et Cacault partirent ensemble de Rome en plein jour, dans la même voiture, pour donner confiance au peuple romain. En approchant de Livourne, ils trouvèrent un courrier de Murat qui annonçait à M. Cacault que le général l'attendait à Pise pour conférer avec lui; ils s'y rendirent. Murat combla d'égards Consalvi; Cacault fut obligé de s'arrêter; Consalvi continua seul sa route pour Paris. Il y arriva dans la plus grande anxiété. Le premier consul lui envoya l'abbé Bernier, Vendéen réconcilié, pour commencer sans aucun délai la négociation. Consalvi, sur sa demande, résuma, dans un mémoire rapide, les points sur lesquels on était d'accord, ceux sur lesquels on différait. «Ce mémoire, dit le prince de Talleyrand, fait reculer la négociation beaucoup plus loin que tous les écrits précédents.» Après vingt-cinq jours on tomba d'accord, le rendez-vous pour la signature fut assigné chez Joseph Bonaparte. Consalvi s'y rendit, mais, au moment de la signature, l'abbé Bernier entra.
«Quelle fut ma surprise, quand je vis l'abbé Bernier m'offrir la copie qu'il avait tirée de son rouleau comme pour me la faire signer sans examen, et qu'en y jetant les yeux, afin de m'assurer de son exactitude, je m'aperçus que ce traité ecclésiastique n'était pas celui dont les commissaires respectifs étaient convenus entre eux, dont était convenu le premier consul lui-même, mais un tout autre! La différence des premières lignes me fit examiner tout le reste avec le soin le plus scrupuleux, et je m'assurai que cet exemplaire non-seulement contenait le projet que le Pape avait refusé d'accepter sans ses corrections, et dont le refus avait été cause de l'ordre intimé à l'agent français de quitter Rome, mais, en outre, qu'il le modifiait en plusieurs endroits, car on y avait inséré certains points déjà rejetés comme inadmissibles avant que ce projet eût été envoyé à Rome.
«Un procédé de cette nature, incroyable sans doute, mais réel, et que je ne me permets pas de caractériser,—la chose d'ailleurs parle d'elle-même,—un semblable procédé me paralysa la main prête à signer. J'exprimai ma surprise, et déclarai nettement que je ne pouvais accepter cette rédaction à aucun prix. Le frère du premier consul ne parut pas moins étonné de m'entendre me prononcer ainsi. Il disait ne savoir que penser de tout ce qu'il voyait. Il ajouta tenir de la bouche du premier consul que tout était réglé, qu'il n'y avait plus qu'à signer. Comme je persistais à déclarer que l'exemplaire contenait tout autre chose que le concordat arrêté, il ne sut que répondre qu'il arrivait de la campagne, où il traitait des affaires d'Autriche avec le comte de Cobenzel; qu'étant appelé précisément pour la cérémonie de la signature du traité, dont il ne savait rien pour le fond, il était tout neuf, et ne se croyait choisi que pour légaliser des conventions admises de part et d'autre.
«Moi, je n'oserais pas, aujourd'hui, affirmer avec certitude s'il disait vrai ou s'il disait faux. Je ne sus pas le reconnaître alors davantage; mais j'ai toujours incliné, et j'incline encore à croire qu'il était dans une ignorance absolue, tant il me parut éloigné de toute dissimulation dans ce qu'il fit durant cette interminable séance, et sans jamais se démentir. Comme l'autre personnage officiel, le conseiller d'État Crétet, en affirmait autant, et protestait ne rien savoir, et ne pouvoir admettre ce que j'avançais sur la diversité de la rédaction, jusqu'à ce que je la leur eusse démontrée par la confrontation des deux copies, je ne pus m'empêcher de me retourner vivement vers l'abbé Bernier.
«Quoique j'aie toujours cherché dans le cours de la négociation à éviter tout ce qui aurait tendu à suspendre la marche des choses et à fournir prétexte à la colère et à la mauvaise humeur, je lui dis que nul mieux que lui ne pouvait attester la vérité de mes paroles; que j'étais très-étonné du silence étudié que je lui voyais garder sur ce point, et que je l'interpellais expressément pour qu'il nous fît part de ce qu'il savait si pertinemment.
«Ce fut alors que, d'un air confus et d'un ton embarrassé, il balbutia qu'il ne pouvait nier la vérité de mes paroles et la différence des concordats qu'on proposait à signer; mais que le premier consul l'avait ainsi ordonné, et lui avait affirmé qu'on est maître de changer tant qu'on n'a point signé. Ainsi, continua Bernier, il exige ces changements, parce que, toute réflexion faite, il n'est pas satisfait des stipulations arrêtées.
«Je ne détaillerai pas ce que je répliquai à un aussi étrange discours, et par quels arguments je démontrai combien cette maxime, qu'on peut toujours changer avant d'avoir signé, était inapplicable au cas actuel. Ce que je relevai bien plus vivement encore, ce fut le mode, la surprise, employés pour réussir; mais je protestai résolûment que je n'accepterais jamais un tel acte, expressément contraire à la volonté du Pape, d'après mes instructions et mes pouvoirs. Je déclarai donc que si, de leur côté, ils ne pouvaient pas ou ne voulaient pas souscrire celui dont on était convenu, la séance allait être levée.
«Le frère du premier consul prit alors la parole. Il s'efforça de la manière la plus pressante d'appuyer sur les conséquences de la rupture des négociations, non moins pour la religion que pour l'État, et non moins pour la France, cette grande partie du catholicisme, que pour tous les pays où l'on éprouvait sa toute-puissante influence. «Il faut faire, répétait-il, toutes les tentatives imaginables pour ne pas nous rendre, nous présents, responsables de si cruels désastres.»
III
«Joseph Bonaparte se rendit aux Tuileries.
«En moins d'une heure il était de retour, révélant sur son visage la tristesse de son âme. Il nous apprit que le premier consul était entré dans la plus extrême fureur à la nouvelle de ce qui était arrivé; que, dans l'impétuosité de la colère, il avait déchiré en cent morceaux la feuille du concordat arrangé entre nous; que finalement, cédant à ses prières, à ses sollicitations, à ses raisons, il avait promis, quoique avec une indicible répugnance, d'accepter tous les articles convenus, mais que pour celui que nous avions laissé non réglé, il était demeuré aussi inflexible qu'irrité. Joseph ajouta que le premier consul avait terminé l'entretien en le chargeant de me dire que lui, Bonaparte, il voulait absolument cet article, tel qu'il l'avait fait rédiger dans l'exemplaire apporté par l'abbé Bernier, et que je n'avais qu'un de ces deux partis à prendre: ou admettre cet article tel quel et signer le concordat, ou rompre toute négociation; qu'il entendait absolument annoncer dans le grand repas de cette journée ou la signature ou la rupture de l'affaire.
«On imagine facilement dans quelle consternation nous jeta un pareil message. Il restait encore trois heures jusqu'à cinq, heure fixée pour ce repas auquel nous devions assister. Impossible d'énumérer tout ce qui fut dit et par le frère du premier consul et par les deux autres pour me décider à le satisfaire. Le tableau des conséquences qui naîtraient de la rupture était des plus sombres; ils me faisaient sentir que j'allais me rendre responsable de ces maux, soit envers la France et l'Europe, soit envers mon souverain lui-même et envers Rome. Ils me disaient qu'à Rome on me taxerait de roideur inopportune, et qu'on m'attribuerait le tort d'avoir provoqué les effets de ce refus. J'éprouvais les angoisses de la mort, je voyais se dresser devant moi tout ce qu'on m'annonçait: j'étais (il est permis de l'avouer) comme l'Homme des douleurs. Mais mon devoir l'emporta; avec l'aide du Ciel, je ne le trahis point. Je persistai dans mon refus, pendant les deux heures de cette lutte, et la négociation fut rompue.
«Ainsi se termina cette triste séance de vingt-quatre heures entières, commencée vers les quatre heures du jour précédent et close vers les quatre heures de ce malheureux jour, avec une grande souffrance physique, comme on le comprend du reste, mais avec une bien plus grande souffrance morale, et telle qu'il faudrait la ressentir pour s'en faire une idée.
«J'étais condamné (et c'était la circonstance cruelle du moment) à paraître dans une heure à ce pompeux dîner. Je devais affronter en public le premier choc de l'impétueuse colère qu'allait soulever dans le cœur du général Bonaparte l'annonce de la rupture que son frère devait lui communiquer.
«Nous retournâmes quelques instants à l'hôtel; nous fîmes à la hâte ce qui était nécessaire pour nous présenter convenablement, et nous allâmes, mes deux compagnons et moi, aux Tuileries.
«À peine étions-nous entrés dans le salon où se trouvait le premier consul, salon que remplissait tout un monde de magistrats, d'officiers, de grands de l'État, de ministres, d'ambassadeurs, d'étrangers les plus illustres, invités à ce dîner, qu'il nous fit un accueil facile à imaginer, ayant déjà vu son frère. Aussitôt qu'il m'aperçut, il s'écria, le visage enflammé et d'un ton dédaigneux et élevé:
«Eh bien, monsieur le cardinal, vous avez voulu rompre! soit. Je n'ai pas besoin de Rome. J'agirai de moi-même. Je n'ai pas besoin du Pape. Si Henri VIII, qui n'avait pas la vingtième partie de ma puissance, a su changer la religion de son pays et réussir dans ce projet, bien plus le saurai-je faire et le pourrai-je, moi. En changeant la religion en France, je la changerai dans presque toute l'Europe, partout où s'étend l'influence de mon pouvoir. Rome s'apercevra des pertes qu'elle aura faites; elle les pleurera, mais il n'y aura plus de remède. Vous pouvez partir, c'est ce qui vous reste de mieux à faire. Vous avez voulu rompre, eh bien, soit, puisque vous l'avez voulu. Quand partez-vous donc?
—«Après dîner, général,» répliquai-je d'un ton calme.
«Ce peu de mots fit faire un soubresaut au premier consul. Il me regarda très-fixement, et à la véhémence de ses paroles je répondis, en profitant de son étonnement, que je ne pouvais ni outre-passer mes pouvoirs ni transiger sur des points contraires aux maximes que professe le Saint-Siége. «Dans les choses ecclésiastiques, ajoutai-je, on ne peut faire tout ce qu'on ferait dans les choses temporelles en certains cas extrêmes. Nonobstant cela, il ne me semble pas possible de prétendre que j'aie cherché à rompre du côté du Pape, dès qu'on s'est mis d'accord sur tous les articles, à la réserve d'un seul, pour lequel j'ai prié qu'on consultât le Saint-Père lui-même; car ses propres commissaires n'ont pas rejeté cette proposition.»
«Plus radouci, le Consul m'interrompit en disant qu'il ne voulait rien laisser d'imparfait, et que ou il statuerait sur le tout ou rien. Je répliquai que je n'avais pas le droit de négocier sur l'article en question, tant qu'il le maintiendrait précisément tel qu'il l'avait proposé, et que je n'admettrais aucune modification. Il reprit très-vivement qu'il l'exigeait tel quel, sans une syllabe ni de moins ni de plus. Je lui répondis que, dans ce cas, je ne le souscrirais jamais, parce que je ne le pouvais en aucune manière. Il s'écria: «Et c'est pour cela que je vous dis que vous avez cherché à rompre, et que je considère l'affaire comme terminée, et que Rome s'en apercevra et versera des larmes de sang sur cette rupture.»
«Tandis qu'il parlait, se trouvant proche du comte de Cobenzel, ministre d'Autriche, il se retourna vers lui avec une extrême vivacité, et lui répéta à peu près les mêmes choses qu'à moi, affirmant plusieurs fois qu'il ferait changer de manière de penser et de religion dans tous les États de l'Europe; que personne n'aurait la force de lui résister, et qu'il ne voulait pas assurément être seul à se passer de l'Église romaine (c'est sa phrase), qu'il mettrait plutôt l'Europe en feu de fond en comble, et que le Pape en aurait la faute et la peine encore.
«Puis il se mêla brusquement à la foule des conviés, répétant les mêmes choses à beaucoup d'autres. Le comte de Cobenzel, consterné, accourut de suite vers moi, et se mit à me prier, à me supplier d'inventer quelques moyens pour détourner une pareille calamité. Il ne me dépeignait que trop éloquemment les conséquences certaines qui allaient en résulter pour la religion, pour l'État, pour l'Europe. Je lui avouai que je ne les voyais que trop, que je m'en désolais, mais que rien ne pourrait me faire souscrire à ce qui ne m'était pas permis. Il m'avouait qu'il comprenait parfaitement que j'avais raison de ne pas trahir mes devoirs, mais qu'il s'étonnait qu'on ne pût pas découvrir quelque moyen de conciliation, et tomber d'accord, quand il n'y avait plus qu'un seul article en litige. Je lui répliquai qu'il était impossible de tomber d'accord, et de se concilier, lorsqu'on prétendait obstinément ne pas retrancher ou ajouter une seule syllabe à l'article débattu, comme s'en exprimait le premier consul, puisque dès lors on ne pouvait réaliser ce qui a coutume de se dire et de se faire en toute négociation, à savoir, que chacune des parties risquant un ou deux pas, on finissait par se rencontrer. On ouvrit dans ce moment la salle à manger, et on passa à table, ce qui rompit l'entretien.
«Le dîner fut court, et on s'imagine que je n'en goûtai jamais un plus amer. De retour au même salon, le comte de Cobenzel reprit avec moi la conversation interrompue. Le premier consul, nous voyant causer ensemble, s'approcha, et, s'adressant au comte, il lui dit qu'il perdait son temps, s'il espérait vaincre l'obstination du ministre du Pape, et il répéta en partie ce qu'il avait annoncé précédemment, en y mettant la même vivacité et la même force. Le comte répondit qu'il le priait de lui permettre de déclarer qu'il rencontrait non de l'obstination dans le ministre du Souverain-Pontife, mais bien un sincère désir d'arranger les choses et un extrême regret de cette rupture, mais que, pour arriver à une conciliation, c'était au premier consul seul d'en ouvrir la voie.
«Et comment? répliqua-t-il avec vivacité.—C'est, reprit le comte, d'autoriser une nouvelle séance entre les commissaires respectifs, et de vouloir bien leur permettre de chercher le moyen d'introduire dans l'article en litige quelque changement propre à satisfaire les deux parties. Puis, ajouta Cobenzel, j'aime à penser que votre désir de donner la paix à l'Europe, comme vous me l'avez souvent promis, vous décidera à renoncer à cette détermination de ne souffrir aucune addition, aucun retranchement à cet article, d'autant plus que c'est vraiment une calamité de consommer une aussi regrettable rupture pour un seul article, quand on a combiné tout le reste à l'amiable.
«Ce discours du comte de Cobenzel fut accompagné de beaucoup d'autres paroles sortant très-réellement de la bouche d'un véritable homme de cour, toutes pleines de politesse et de grâce, ce en quoi il était fort expert. Et il manœuvra avec tant d'esprit que le premier consul, après quelque résistance, s'écria: «Eh bien! afin de vous prouver que ce n'est pas moi qui désire rompre, j'adhère à ce que demain les commissaires se réunissent pour la dernière fois. Qu'ils voient s'il y a possibilité d'arranger les choses; mais si on se sépare sans conclure, la rupture est regardée comme décisive, et le cardinal pourra s'en aller. Je déclare aussi que cet article, je le veux absolument tel quel, et que je n'admets pas de changements.» Et là-dessus il nous tourna les épaules.
«Quoique ces paroles de Bonaparte fussent en contradiction avec elles-mêmes, puisque d'une part il nous permettait de nous réunir pour aviser à un moyen de conciliation, et que de l'autre, en même temps, il exigeait l'article tel quel, sans aucun changement, ce qui excluait une conciliation, toutefois on s'accorda unanimement à profiter de la faculté de se réunir et de voir si on ne ferait pas surgir quelque biais d'arrangement, dans l'espérance (si on y arrivait) de pousser Joseph, son frère, à l'y amener lui-même. Le comte de Cobenzel, qui traitait avec Joseph des affaires d'Autriche, en était fort bien vu. Il lui parla chaudement, d'autant plus chaudement qu'il paraissait lui-même désirer avec sincérité d'éviter une rupture. On convint donc de tenir le jour suivant, à midi juste, au même lieu, cette nouvelle séance, comme on avait tenu la précédente, qui fut si amère et si déplorable.
«Je ne raconterai pas comment je passai cette nuit douloureuse, mais je ne puis taire à quel point s'accrurent mes angoisses lorsque, le matin, je vis entrer dans ma chambre le prélat Spina, avec un air triste et embarrassé, et que je l'entendis m'avouer que le théologien Caselli sortait de sa chambre, où il était venu lui annoncer qu'il avait réfléchi toute la nuit sur les conséquences incalculables de la rupture; qu'elles seraient on ne peut plus fatales à la religion, et qu'une fois arrivées, elles devaient être irrémédiables, comme le prouvait l'exemple de l'Angleterre; que, voyant le premier consul déclarer qu'il restait inébranlable sur le point de ne pas admettre de changement dans l'article controversé, il était déterminé, pour sa part, à y adhérer et à le signer tel quel; qu'il ne croyait pas le dogme lésé, et qu'il pensait que les circonstances, les plus impérieuses qu'on ait pu voir, justifiaient la condescendance dont le pape userait dans ce cas. Il n'y a point de proportion, ajoutait-il, entre la petite perte provenant de cet article et la perte immense qui résulterait de la rupture.
«Le prélat Spina me déclara que, puisque le père Caselli, beaucoup plus savant théologien que lui, pensait ainsi, il n'avait pas le courage d'assumer la responsabilité de conséquences si fatales à la religion, et qu'il était résolu, lui aussi, à admettre l'article et à le signer tel quel. Spina ajoutait encore que, si je jugeais que leur signature ne pût se donner sans la mienne, ils ne me cachaient pas qu'ils se voyaient dans la nécessité de protester de leur adhésion, et de se garantir par là de toute responsabilité des conséquences de la rupture, si elle devait avoir lieu.
«Je ne puis exprimer l'impression que me firent et cette déclaration, et l'idée de me savoir abandonné seul dans le combat. Mais si cela me surprit et me chagrina à l'excès, cela ne m'abattit pas toutefois, et ne m'ébranla point dans ma résolution. Après avoir inutilement essayé de les persuader l'un et l'autre, m'apercevant que mes raisons n'avaient pas dans leur balance de poids à l'égal des résultats qui les épouvantaient, je finis par dire que, n'étant pas, moi, persuadé par leurs raisons, je ne pouvais m'y rendre, et que je lutterais tout seul dans la conférence; que je les priais simplement de renvoyer à la fin l'annonce de leur adhésion à cet article, si, ne parvenant pas à concilier la chose, on était forcé de rompre; ce à quoi j'étais résolu en cas extrême, quoique avec une vive douleur, plutôt que de trahir ce qui, dans ma pensée, était de mon rigoureux devoir. Ils le promirent, et de plus m'affirmèrent qu'ils ne laisseraient pas d'appuyer mes raisons jusqu'au bout, quoiqu'ils ne voulussent pas y persister au moment d'une rupture.
«On se réunit donc à l'hôtel du frère du premier consul, et la discussion commença à midi précis. Si cette séance ne fut pas aussi longue que la première, assurément elle ne fut pas courte. Elle a duré douze heures consécutives, car elle se termina juste au coup de minuit.
«Onze heures pour le moins furent consacrées à la discussion de ce fatal article. Pour bien saisir l'affaire, il est indispensable d'entrer (rien que sur ce point) dans l'intrinsèque de la négociation. Je m'étudierai à y porter le plus de clarté possible, en restant dans la concision de l'histoire, qui n'admet pas les développements d'une dissertation théologique.»
IV
Consalvi partit pour Rome trois jours après cette épineuse négociation. Le concordat y fut accepté, et son crédit sur le pape s'accrut de sa fermeté envers le premier consul. Nul ne songea à lui contester le titre de ministre pacificateur de l'Église. Marengo avait en un jour reconquis l'Italie. Les vingt-cinq jours du voyage désespéré de Consalvi avaient reconquis l'Europe à l'Église. Il envoya le cardinal Caprara à Paris et passa à d'autres affaires. Mais il était maître du pape par l'amitié, maître du premier consul par son génie de conciliation. Bonaparte sentit l'utilité pour lui d'avoir le cœur du pape dans les mains d'un tel homme.
V
Le cardinal pouvait, depuis cette époque, être considéré comme le favori du vertueux pontife Pie VII, non pas favori du caprice ou de la flatterie, mais favori de conscience et de raison. Toute cette première partie du pontificat ne fut qu'une longue et difficile diplomatie entre les exigences injurieuses et les prétentions menaçantes de l'empire et la faiblesse consciencieuse du pape. Le choix que l'amitié lui avait suggéré au conclave de Venise était devenu le choix de sa politique. Il lui fallait un homme mixte, mêlé de sacerdoce et de monde, aussi capable de ménager la vertu scrupuleuse du pape, sincèrement religieux, que de concéder au pouvoir dominateur et absolu de l'empire et du conquérant ce que Dieu lui-même commande à ses ministres de céder à ceux auxquels il donne l'autorité irrésistible du champ de bataille.
VI
On sait que, depuis Marengo jusqu'à Wagram, Napoléon, favorisé et si souvent enivré par la victoire, était devenu le maître incontesté de l'Europe. Après Wagram il songea à perpétuer sa domination en se donnant une épouse plus jeune et des héritiers légitimes de sa puissance. Il fixa son choix sur une jeune princesse de dix-huit ans, Marie-Louise, que la maison d'Autriche sacrifia pour obtenir des conditions de paix et d'alliance plus intimes, et qui fut officiellement demandée à son père par les ambassadeurs de Bonaparte. Joséphine fut répudiée, et les conditions du mariage débattues avec le Pape.
Les cardinaux arrivent à Paris. Consalvi, privé de ses fonctions de ministre à Rome, n'était plus que le confident officiel de Pie VII. Voici comment il rend compte de sa ruine définitive.
VII
Pendant les années qui s'écoulèrent entre le premier ministère du cardinal Consalvi et la rupture violente des relations de l'empereur Napoléon avec Pie VII, le Pape, contraint par Napoléon, avait donné sa confiance officielle à un autre ministre. Le cardinal Fesch, ambassadeur de Napoléon, était très-mal pour Consalvi.
Bonaparte l'estimait et le redoutait, il désirait son éloignement.
«À cette cause,» dit le cardinal dans ses Mémoires, «s'en joignit une autre que je ne puis passer sous silence. Ainsi que je l'ai dit, le cardinal Fesch était ambassadeur de Napoléon à Rome. Il n'y eut pas d'attentions compatibles avec mes devoirs, d'égards délicats et en toute espèce de choses, que je n'eusse pour lui dès le principe. Fesch le savait; il me témoigna tout d'abord une sincère reconnaissance, de l'estime et même de l'amitié. Mais plusieurs raisons altérèrent ensuite son affection pour moi. Je ne sacrifiais certainement pas mon honneur aux volontés de son maître, auprès duquel il ambitionnait de se faire bien venir. En conséquence, pour ne pas paraître vis-à-vis de l'Empereur ou peu perspicace ou peu habile, il fallait une victime sur le compte de laquelle on pût rejeter l'inflexibilité du Pape à ses désirs. Fesch avait un caractère fort soupçonneux, et il s'imaginait presque toujours voir en réalité ce qui n'existait pas même en rêve. Enfin, pour ne pas trop m'étendre sur ce sujet, il était par malheur devenu l'intime ami d'une famille dont le mari, par soif du lucre, et la femme, par vanité, étaient mes plus cruels ennemis. Je n'avais jamais voulu sacrifier les intérêts du Trésor à la cupidité du premier et la bienséance à la coquetterie de la seconde.
«Voyant, après de nombreux échecs, qu'ils n'avaient rien à gagner près de moi et sous mon ministère, ces pauvres gens dirigèrent tous leurs artifices et toutes leurs batteries vers l'ambassadeur de Napoléon. C'était déjà la puissance qui dictait la loi au monde. Ces gens espéraient qu'il leur serait possible de me faire sauter de mon poste. Pour arriver à leur but, ils employèrent le mensonge, la duplicité, la séduction.
«Tous ces motifs réunis amenèrent le cardinal Fesch à me représenter comme la cause unique de l'opposition du Pape à l'Empereur. Et cependant le Pontife n'avait pas besoin de tels mobiles. Mais il suffisait à l'ambassadeur de France de voir que le Pontife résistait pour inculper résolûment son ministre. La douceur du caractère de Pie VII l'avait mal fait juger en France. On ne sut pas distinguer en lui ce besoin d'accomplir ses devoirs, besoin qui l'emportait sur tout le reste.
«Peu de paroles suffiront relativement à ce sujet, c'est-à-dire à l'opinion en partie personnelle et en partie inspirée que l'Empereur nourrissait sur mon compte. Il enjoignit à son plénipotentiaire de me communiquer la lettre qu'il lui écrivait de sa main,—ce qui fut fait.—En parlant de moi dans cette lettre, il termine ainsi: «Dites au cardinal Consalvi de ma part que, s'il aime son pays, il n'a qu'une de ces deux choses à faire: ou obéir à tout ce que je veux, ou bien laisser le ministère.»
«Je ne balançai point un instant quand le cardinal Fesch me fit lire cette dépêche, et je lui permis de répondre de ma part «que je ne ferais jamais la première des deux choses, et que j'étais tout prêt à exécuter la seconde dès que le Pape m'y autoriserait, afin de ne pas servir de prétexte ou de motif aux malheurs de mon pays.» Pendant tout le temps que le cardinal Fesch résida à Rome, les déclarations les plus impérieuses de l'Empereur contre moi, ainsi que les manifestes les plus péremptoires de sa volonté de ne plus me voir au ministère, et les menaces des plus grands périls pour l'État si je restais dans ma charge, se multiplièrent à l'infini. Les objurgations en vinrent à un tel point qu'il fallut toute la fermeté de ce caractère que l'Europe a depuis, et à son étonnement, admiré dans le Pape, pour le faire résister non moins aux efforts de la France afin de m'éloigner de ses côtés, qu'à mes prières elles-mêmes. Je les appuyais sur ma ferme résolution de n'être pas l'occasion de tous les désastres qui fondraient sur Sa Sainteté et sur l'État; je disais qu'il fallait avoir soin de ne pas inculquer aux peuples,—quoique sans raison,—la pensée que ces désastres arrivaient parce que le Pape avait voulu me défendre, et qu'on les aurait évités s'il eût consenti à me sacrifier, quoique sans motifs, aux exigences de celui qui pouvait tout. Le Pape resta toujours inébranlable. Il trouvait en moi, disait-il, des qualités appropriées à son service et à celui de l'Église attaquée; mais c'était un pur effet de sa bonté, car ces qualités n'existaient pas.
«La fureur de Napoléon, excitée par la résistance de Pie VII à ses desseins et à ses volontés, allait toujours croissant. Il avait substitué le ministre Alquier au cardinal Fesch, qu'il venait de rappeler, afin que son oncle et cardinal ne fût pas l'exécuteur de la dernière ruine de Rome, quand l'heure de la réaliser aurait sonné. Alquier reçut contre moi les mêmes ordres que son prédécesseur, mais ils n'eurent pas plus de succès pendant un certain temps. Enfin le moment arriva où le Pape crut opportun de se rendre à l'idée de ma retraite. Peu après, l'Empereur répondit au Pape par une note officielle de M. de Talleyrand, ministre des affaires étrangères. On reproduisait dans cette note les prétentions naguère exposées sur sa souveraineté dominatrice à Rome et dans l'État ecclésiastique,—sulla sua soprasovranità di Roma e Stato ecclesiastico,—ainsi que sur la dépendance du Saint-Siége.
«Cette note demandait encore que l'on entrât dans le système de l'Empereur, que le Pape fît la guerre aux Anglais, qu'il reconnût pour ses amis et pour ses ennemis les amis et les ennemis de l'Empereur, et autres choses semblables, conséquences de sa prétendue soprasovranità. Le Pape répondit négativement à tout. Mais pour prêter à cet acte solennel un plus grand poids, pour qu'on ne pût attribuer ce refus à une influence étrangère, mais à la volonté spontanée et propre du Saint-Père lui-même, et pour que ce refus pût amener chez l'Empereur la conviction que l'unique et véritable impossibilité de manquer à ses devoirs sacrés et non des inspirations étrangères empêchaient Pie VII d'accéder à ses désirs, on jugea que c'était le moment de compenser le nom définitif donné aux prétentions impériales, par le bonheur qu'il ressentirait en m'arrachant lui-même du ministère. On prouvait ainsi à Napoléon que le Pape faisait pour lui plaire, bien qu'à contre-cœur, tout ce qu'il était possible de faire, mais qu'il n'accordait pas ce que ses devoirs sacrés lui interdisaient de céder. Le Saint-Père se résolut d'autant mieux à consommer son sacrifice,—c'est ainsi qu'il l'appelait, dans sa bonté,—que les exigences de l'Empereur et les refus du Pape n'avaient pas été jusqu'alors livrés à la publicité. Il était donc permis d'espérer qu'après la satisfaction de mon renvoi obtenue, Napoléon se convaincrait de la réalité des obstacles s'opposant à ce que Pie VII adhérât à ses désirs, et que, dans ce cas, il se désisterait de ses prétentions. Il pouvait le faire sans froisser son amour-propre, justement parce que rien n'avait encore transpiré dans le public, ainsi que je l'ai dit. Je dois rendre justice à la droiture des intentions du Pape et à son excessive bonté envers moi. Il ne les fit céder qu'à cette considération puissante et ne se soumit qu'à ces réflexions. Il me sera permis de rendre encore justice, non à moi-même,—ce qui ne serait pas convenable,—mais à la vérité, sur une particularité qui me regarde. Je dirai donc que, quoique non-seulement je n'eusse pas ambitionné la secrétairerie d'État, mais encore que j'eusse fait tout mon possible pour en décliner les honneurs, cependant ce n'eût pas été au milieu des périls qui menaçaient le Saint-Siège et le Pape, mon grand bienfaiteur, que j'aurais privé l'un et l'autre de mes services, quels qu'ils fussent. Toutefois je me laissai guider dans ma conduite par la pensée dont je viens de parler. Il en coûta beaucoup à mon cœur à cause des circonstances, et aussi parce qu'il fallait quitter celui que je vénérais et chérissais tant.
«La chose ainsi arrêtée entre le Pape et moi, le même courrier extraordinaire portant à Paris le nouveau refus de Pie VII à propos des grandes affaires qui étaient l'objet des convoitises ambitieuses de l'empereur Napoléon, lui porta en même temps l'acceptation pontificale de mon éloignement du ministère, et la nomination de mon successeur. C'était le cardinal Casoni. Cela arriva le 17 juin 1806, si je ne me trompe. Je ne dois pas raconter la douleur du Pape et la mienne à cette séparation. Il me sera permis de dire seulement que ce ne fut pas sans des pleurs réciproques et que, dans la suite des temps, le Saint-Père ne démentit jamais son immense bienveillance envers moi.
«Je n'avais donc pas revu depuis mon arrivée le ministre Fouché. Voilà que ce soir-là, tandis que nous attendions la sortie des souverains de leurs appartements, il s'approche de moi, puis, me prenant par la main, il me conduit dans un coin du salon. Il me dit alors avec cordialité et intérêt: «Est-il vrai qu'il y a plusieurs cardinaux qui refusent d'assister au mariage de l'empereur?»
«À cette question, je me tus, n'ayant rien à riposter et ne voulant surtout désigner personne. Il ajouta: «Mon cher Monsieur le cardinal, ne savez-vous pas qu'en ma qualité de ministre de la police, je dois déjà être instruit avec certitude de ce que j'avance? Ma demande n'est donc que de pure politesse.»
«Forcé de répondre, je lui déclarai que je ne savais vraiment ni combien il y en avait, ni qui ils étaient, mais que lui, Fouché, s'entretenait avec l'un d'entre eux. Il s'écria alors: «Ah! que me dites-vous? l'Empereur m'en a parlé ce matin, et il vous a nommé dans sa colère; mais je lui ai affirmé que, quant à vous, il n'était pas à présumer que ce fût vraisemblable.»
«Je lui répétai que c'était vrai, et très-vrai. Il me plaça aussitôt sous les yeux les dangereuses conséquences d'une telle action, qui intéressait l'État, la personne même de l'Empereur, ainsi que la succession au trône, et qui prêtait tant de hardiesse aux mécontents. Il n'y eut rien au monde qu'il ne tentât pour m'amener à persuader aux autres d'intervenir ou tout au moins,—car il m'entendait répéter que cela n'était pas possible,—à intervenir moi-même. Il me faisait remarquer que le plus grand mal était de me voir parmi ceux qui refusaient d'assister au mariage; car, disait-il, vous marquez, après le concordat et après avoir été premier ministre si longtemps.» Il ajouta quelque chose sur les qualités personnelles qu'il rencontrait en moi, quoiqu'elles n'y fussent certainement pas.
«Je tins ferme, et je répondis à tout. Je lui exposai les motifs qui nous obligeaient, bien qu'à nos risques et périls, à observer cette conduite, et je l'assurai que l'accomplissement de mes devoirs était ce que je voulais et devais avoir en vue plus que tout autre. Je ne lui cachai point ce que nous avions fait pour éviter la publicité d'un pareil choc; je lui communiquai notre demande afin de ne pas être invités, demande restée sans effet.
«Il serait trop long de rapporter tout ce que nous échangeâmes de paroles dans cette conversation interminable, qui me coûta, je le répète, des sueurs de mort. Jamais il ne s'avouait vaincu, et il mit fin à l'entretien en affirmant que si nous ne voulions pas assister au mariage civil, on n'y ferait guère attention, quoique cela déplût beaucoup, mais qu'il fallait absolument nous rendre au mariage ecclésiastique, si nous ne cherchions pas à pousser les choses à la dernière ruine; puis il me supplia d'en aviser mes collègues.
«Il obtint sans cesse une réponse négative, excepté à sa demande de notification aux autres cardinaux, notification que j'exécutai fidèlement.
«Notre dialogue fut interrompu par l'entrée des souverains, auxquels nous devions tous être présentés. À leur apparition, chacun courut prendre sa place. L'empereur tenait par la main la nouvelle impératrice, et lui désignait chaque personne à mesure qu'il les rencontrait dans le cercle. Quand il arriva à la place où nous étions, il s'écria: «Ah! les cardinaux!» Puis, avec beaucoup d'amabilité et de courtoisie, il nous présenta un à un, nous appelant par notre nom et ajoutant à quelques-uns certaines qualités particulières, comme il fit pour moi en disant: «Celui qui a fait le concordat.»
«On sut ensuite qu'il ne s'était montré aussi gracieux que dans le but de séduire les cardinaux récalcitrants à sa volonté.
«Nous répondîmes tous par une inclination, et rien de plus. Ayant parcouru le cercle de notre côté, il alla où se trouvaient les autres grands de l'empire, les ministres, et il sortit enfin des salons pour se rendre au théâtre. Nous retournâmes à Paris, et les treize s'étant rassemblés chez le cardinal Mattei, je leur racontai ce que m'avait dit le ministre Fouché. Mes paroles, tout en augmentant la tristesse commune, ne modifièrent pourtant pas notre résolution.
«Le jour suivant, qui était le dimanche, on célébra le mariage civil à Saint-Cloud. Les treize n'y intervinrent pas. Des quatorze autres déjà nommés plus haut, onze assistèrent à cette cérémonie: ce furent les cardinaux Joseph Doria et Antoine Doria, Roverella, Vincenti, Zondadari, Spina, Caselli, Fabrice Ruffo, Albani, Erskine et Maury. Le cardinal Fesch fut le douzième. Le cardinal de Bayane, étant malade, ne put s'y rendre. Les cardinaux Despuig et Dugnani s'excusèrent sous prétexte de maladie. Tous les trois, ils écrivirent au cardinal Fesch, en déclarant qu'ils ne pouvaient aller à Saint-Cloud. Cela arriva le dimanche.
«Le lundi 2 avril était le grand jour de l'entrée triomphale de l'empereur et de la nouvelle impératrice à Paris pour célébrer la fonction du mariage religieux dans la chapelle des Tuileries.
«On avait espéré que les paroles de Fouché à Saint-Cloud auraient ébranlé les treize cardinaux, et qu'elles les engageraient pour le moins à intervenir au mariage ecclésiastique, s'ils ne voulaient pas assister au mariage civil. On prépara donc des siéges pour tout le sacré collége, quoique les treize n'eussent point participé au mariage civil.
«Quand sonna l'heure décisive, et que l'on s'aperçut que nous manquions encore à cette cérémonie, on fit enlever promptement les fauteuils vides, afin que le public ne remarquât pas trop notre absence.
«Douze cardinaux, y compris le cardinal Fesch officiant, assistèrent au mariage ecclésiastique, et ce furent ceux-là mêmes que j'ai nommés plus haut, à l'exception du cardinal de Bayane. Sa mauvaise santé ne lui avait pas permis d'aller au mariage civil; il s'efforça, malgré ses douleurs, de se rendre à la chapelle, et il assista à la solennité. Le cardinal Erskine, très-souffrant depuis longtemps, s'était rendu à Saint-Cloud la veille, ayant un pied dans la tombe, comme on a l'habitude de le dire. Il se leva le lendemain, et il était déjà prêt à aller aux Tuileries, quand il éprouva deux évanouissements qui le retinrent de force dans son hôtel. Les deux autres cardinaux, Dugnani et Despuig, s'excusèrent cette fois encore, alléguant pour motif leur santé, et ils n'assistèrent pas au mariage ecclésiastique. Tous trois écrivirent aussi ce jour-là même au cardinal Fesch, et ils lui firent savoir que la maladie les empêchait d'intervenir. On les considéra donc comme ayant assisté, puisque leur abstention n'était pas volontaire. Ils ne réclamèrent point, ils ne se défendirent point de cette accusation; ils soutinrent même depuis que l'on devait et que l'on pouvait intervenir. Pendant la célébration du mariage civil et du mariage religieux, les treize cardinaux restés volontairement à l'écart ne sortirent point de leurs demeures, pas même la nuit. Ils renoncèrent à la curiosité de voir les fêtes et les illuminations qui eurent lieu avec tant de pompe dans ces deux journées ainsi que dans la soirée. Les convenances leur imposèrent cette réserve, et l'on s'imaginera facilement qu'ils eurent alors le cœur tourné vers d'autres pensées.
«Durant ces heures mémorables, ils ressentirent de mortelles angoisses en réfléchissant sur la grande action qu'ils entreprenaient et sur les conséquences qui devaient en découler. Ils restèrent tout ce temps dans une ignorance parfaite de l'impression produite par leur abstention sur l'esprit de l'empereur; car, ainsi que je l'ai raconté, ils ne quittèrent pas leurs appartements, et personne n'osa les visiter.
«Quand Napoléon entra dans la chapelle, il jeta tout d'abord son regard sur les places réservées aux cardinaux. En n'en voyant que onze (le cardinal Fesch était à l'autel pour la fonction), ses yeux étincelèrent tellement et son visage prit un tel air de colère et de férocité, que ceux qui l'observaient présagèrent la ruine de tous les princes de l'Église n'assistant pas au mariage. Ils nous firent part de leurs inquiétudes, et ce que je vais ajouter prouvera qu'ils ne s'étaient pas trompés.
«Le jour suivant était réservé pour la quatrième invitation, celle relative à la présentation aux souverains assis sur leurs trônes. Comme il avait été convenu entre les treize qu'ils assisteraient à cette cérémonie, ils s'y rendirent tous. L'invitation portait qu'il fallait paraître en grand costume, c'est-à-dire revêtu de la pourpre cardinalice. Chacun de nous alla aux Tuileries à l'heure prescrite. Deux heures s'écoulèrent dans les appartements voisins de la salle du trône, où se trouvaient l'empereur et l'archiduchesse, environnés des rois, des princes du sang et des hauts dignitaires. Ces appartements étaient remplis par les cardinaux, le sénat, le corps législatif, les évêques, les ministres, et les autres corps de l'État, les chambellans, les dames du palais, etc. Nous y rencontrâmes nos collègues qui avaient assisté aux deux mariages civil et religieux. Ni les uns ni les autres ne parlèrent de cette affaire.
«Tout le monde était pêle-mêle, attendant l'heure de l'entrée. Enfin la porte s'ouvrit, et le défilé commença. Les sénateurs eurent la préséance sur les cardinaux, et ils furent introduits les premiers. Le cardinal Fesch étant sénateur,—je ne puis cacher dans cet écrit ce qui est indispensable pour qu'il soit véridique,—fit la faute de marcher avec les sénateurs plutôt qu'avec les cardinaux. Il préféra donc ainsi ce corps laïque à celui auquel, par sa dignité, son ancienneté et ses serments, il appartenait d'une manière plus étroite. L'exemple de nos collègues qui, quoique sénateurs, ne voulurent pas se joindre à ce corps, mais à celui auquel ils appartenaient depuis longtemps, ne produisit sur lui aucune impression. Après le sénat, le conseil d'État passa encore avant les cardinaux. Le corps législatif eut même le pas sur nous. Tandis que ces nombreux personnages défilaient successivement, et que les cardinaux, confondus dans la foule et sans le moindre égard pour leur dignité, dévoraient ces humiliations en attendant que le héraut d'armes ou le maître des cérémonies, qui était à la porte, les appelât enfin, on vit tout d'un coup s'élancer de la salle du trône un officier chargé d'un ordre de l'empereur. Sa Majesté l'avait appelé près du trône sur lequel elle était assise, et lui avait enjoint de pénétrer dans l'antichambre et d'en chasser tous les cardinaux qui n'avaient pas assisté au mariage, parce qu'elle ne daignerait pas les recevoir. L'officier allait sortir de la salle du trône quand l'empereur le rappela; puis, changeant subitement son ordre, il lui intima de faire expulser seulement les cardinaux Opizzoni et Consalvi. Mais l'officier, ne saisissant pas bien cette seconde instruction, crut que l'empereur, après avoir chassé ces cardinaux, voulait que l'on nommât spécialement les deux cardinaux désignés. Il agit donc ainsi. Il est plus facile d'imaginer que de peindre cette expulsion de treize cardinaux en grande pourpre, expulsion opérée dans un lieu si public, à la face de tous et avec tant d'ignominie. Tous les yeux se tournèrent sur les treize cardinaux que l'on mettait à la porte; ils traversèrent ainsi la dernière antichambre, les autres qui précédaient et qui étaient remplies de monde, les salles et le grand vestibule. Leurs voitures avaient disparu au milieu de la confusion; ils retournèrent à leurs logis, pleins des pensées qu'un semblable événement devait provoquer dans leurs âmes.
«Les cardinaux qui étaient intervenus au mariage demeurèrent dans l'antichambre, et ils subirent encore l'humiliation de se voir précéder dans l'introduction,—je ne sais si ce fut une équivoque ou un ordre pour mortifier le corps auquel ils appartenaient,—par les ministres de l'empire, bien que le cérémonial français lui-même accorde la préséance sur eux aux cardinaux. C'était d'un seul coup blesser la justice, les règles et l'usage, qui les placent au-dessus des grands dignitaires et des princes du sang. Enfin, quand vint leur tour, ils furent admis. La fonction consistait à entrer lentement un à un, à s'arrêter au pied du trône, à faire une profonde inclination et à sortir par la porte de la salle suivante. Ce fut alors,—tandis que les cardinaux arrivaient un à un pour saluer respectueusement,—que l'empereur, du haut de son trône, adressant la parole, tantôt à l'impératrice, tantôt aux dignitaires et aux princes qui l'environnaient, dit, avec la plus vive animation et la plus grande colère, des choses très-cruelles contre les cardinaux absents, ou, pour parler plus exactement, contre deux d'entre eux, ajoutant qu'il pouvait épargner les autres, car il les considérait comme des théologiens gonflés de préjugés, et que c'était la raison de leur conduite; mais qu'il ne pardonnerait jamais aux cardinaux Opizzoni et Consalvi; que le premier était un ingrat, puisqu'il lui devait l'archevêché de Bologne et le chapeau de cardinal; que le second était le plus coupable du Sacré Collége, n'ayant pas agi par préjugés théologiques qu'il n'avait point, mais par haine, inimitié et vengeance contre lui Napoléon, qui l'avait fait tomber du ministère; que ce cardinal était un profond diplomate,—l'Empereur le disait du moins,—et qu'il avait cherché à lui tendre un piége politique, le mieux calculé de tous, en préparant à ses héritiers la plus sérieuse des oppositions pour la succession au trône, celle de l'illégitimité.
«Toujours s'enflammant de plus en plus dans l'irritation de sa parole et dans la violence des expressions, il accumula tant de reproches contre moi que mes amis en furent consternés et me crurent tôt ou tard perdu sans rémission, tant étaient noires et terribles les couleurs sous lesquelles l'Empereur dépeignait l'acte que j'avais commis, ainsi que les autres, pour accomplir mes devoirs.
«Cette fureur de Napoléon contre moi était si réelle, que dans le premier accès, quand il sortit de la chapelle, le jour du mariage ecclésiastique, il ordonna d'abord de fusiller trois des cardinaux absents, Opizzoni, Consalvi et un troisième dont on ne sait pas le nom avec certitude, mais que l'on croit être Litta ou di Pietro. Ensuite il se borna à un seul, Consalvi. Je pense devoir la non-exécution de cette sentence à l'amitié du ministre Fouché, qui fit revenir l'Empereur sur sa détermination. On peut imaginer les émotions qu'éprouvèrent les treize, tant par leur expulsion qu'à cause de ce qu'on leur rapportait des faits et des gestes de l'Empereur. Le soir du mercredi, quelques-uns d'entre nous apprirent que ce jour-là même, on avait demandé, par ordre de l'Empereur, aux cardinaux Opizzoni et aux autres des treize promus à l'épiscopat, la démission de leurs évêchés. Ils étaient menacés de prison s'ils ne la donnaient pas immédiatement: ils la signèrent, avec cette réserve néanmoins qu'elle serait acceptée par le Pape. À huit heures, chacun de nous reçut un billet très-succinct du ministre des cultes, dans lequel on nous annonçait que, à neuf heures précises, nous devions nous rendre auprès de ce haut fonctionnaire pour recevoir les ordres de l'Empereur.
«Tous nous y arrivâmes, qui par un chemin, qui par un autre, surpris, ignorants et pleins de crainte, en général, sans trop savoir que redouter. Nous nous rencontrâmes presque tous ensemble dans l'antichambre du ministre, et on nous introduisit dans son cabinet. Il y était, ainsi que le ministre de la police. Fouché nous dit qu'il se trouvait là par hasard, mais on comprit parfaitement qu'il n'en était rien. La vérité est que tous les deux avaient l'air très-affligé de ce qu'ils allaient exécuter. Dès que Fouché m'aperçut: «Eh bien, monsieur le Cardinal, s'écria-t-il, je vous ai prédit que les conséquences seraient affreuses. Ce qui me fait le plus de peine, c'est que vous soyez du nombre!» Je le remerciai de l'intérêt qu'il me témoignait, et je lui dis que j'étais préparé à tout. Il nous firent asseoir en cercle, et alors le ministre des cultes commença un long discours qui ne fut compris que du plus petit nombre, car parmi les treize il y en avait à peine trois qui sussent le français. Il nous dit donc en substance que nous avions commis un crime d'État, et que nous étions coupables de lèse-majesté; que nous avions comploté contre l'Empereur, et qu'on en relevait la preuve dans le secret observé à son égard et à l'égard des autres cardinaux intervenus; que nous devions cependant nous en ouvrir à lui, ministre des cultes, étant, en cette qualité, notre supérieur; que le secret dont nous nous étions enveloppés prouvait aussi la malice de nos pensées et notre conspiration contre l'Empereur; que nous n'avions pas voulu être éclairés sur la fausseté de notre opinion concernant le prétendu droit privatif du Pape dans les causes matrimoniales entre souverains, car si nous eussions agi de bonne foi, et si cette fausse idée eût été le véritable motif de notre conduite, nous aurions cherché à être mieux édifiés; ce que lui et les autres auraient très-facilement fait et avec succès, si nous nous étions entretenus de cela avec lui et avec eux; que notre crime aurait de très-graves conséquences pour la tranquillité publique, si l'Empereur, par sa force prépondérante, n'empêchait que cette tranquillité ne fût compromise; qu'en agissant de la sorte, nous avions tenté de mettre en doute la légitimité de la succession au trône. Il conclut en déclarant que l'Empereur et Roi, nous jugeant comme rebelles et coupables de complot, lui avait enjoint de nous signifier: 1o Que nous étions dépouillés dès ce moment de nos biens tant ecclésiastiques que patrimoniaux, et que déjà on avait pris des mesures pour les séquestrer; 2o que Sa Majesté ne nous considérait plus comme cardinaux, et nous défendait de porter aucune marque de cette dignité; 3o que Sa Majesté se réservait le droit de statuer ensuite sur nos personnes. Et ici il nous fit pressentir qu'un procès criminel serait intenté à quelques-uns.
«Quand il eut terminé je pris la parole, et je répondis que nous étions accusés à tort de complot et de rébellion, crimes indignes de la pourpre et de notre caractère personnel; que notre conduite avait été très-simple et très-franche; qu'il était faux que nous eussions fait un secret de notre opinion à nos collègues intervenus, que nous leur avions même parlé à ce sujet, mais avec la mesure qui était nécessaire afin de nous garantir de l'accusation d'avoir cherché à recruter des prosélytes pour accroître le nombre des non-intervenants; que si, malgré notre prudence, on nous traitait de la sorte, on nous aurait blâmés bien davantage si nous avions endoctriné ceux dont l'avis était contraire au nôtre; qu'aucun d'eux ne pouvait nier de bonne foi que nous ne lui avions pas manifesté notre opinion et les motifs sur lesquels elle se basait; que nous n'avions pas, il est vrai, fait des ouvertures au ministre des cultes, mais que nous étions allés chez le cardinal Fesch, auquel, comme à notre collègue et à l'oncle de l'Empereur, nous avions cru pouvoir parler avec plus de liberté et moins de publicité, justement pour envelopper la chose dans le mystère; que le plus ancien d'entre nous lui avait confié, avec abandon et sincérité, notre détermination; que nous lui avions aussi suggéré le moyen d'empêcher tout éclat, en le priant d'obtenir de l'Empereur qu'on ne nous invitât pas, et qu'il voulût bien se contenter de l'intervention de ceux qui étaient d'un avis différent du nôtre, et qu'on n'avait pas accepté ce moyen terme. J'ajoutai qu'entretenir d'abord du complot l'oncle de celui contre lequel on nous soupçonnait de tramer des intrigues, et prier ce même oncle d'en faire la révélation au neveu, c'était un mode tout nouveau de conspirer. Je fis remarquer encore que nous nous étions adressés à celui qui, partie intéressée au débat, était justement dans le cas de nous éclairer mieux que personne, s'il avait eu des raisons plus décisives que les nôtres. J'achevai en déclarant que Sa Majesté était libre d'agir à notre égard comme il lui plairait; mais, qu'en respectant ses ordres, nous ne pouvions pas néanmoins admettre notre culpabilité pour le crime de rébellion et de complot que l'on nous imputait.
«C'est dans ce même sens à peu près que les cardinaux Litta et della Somaglia s'exprimèrent après moi. Tous les autres se turent, car ils ne comprenaient pas la langue et la parlaient beaucoup moins encore. Les deux ministres furent ébranlés par nos réponses, et comme ils étaient déjà fort affligés de ce qui arrivait et qu'ils désiraient, ainsi que du reste la politique le suggérait, arranger l'affaire, ils avouèrent que si l'Empereur avait entendu ces paroles, on pourrait espérer qu'il écouterait la voix de la clémence. Nous répondîmes qu'ils étaient autorisés à les lui communiquer. Les deux ministres répliquèrent que Napoléon n'ajouterait pas foi à leur relation, qu'il la considérerait comme un palliatif inventé pour le calmer; mais que si telle était la vérité, il fallait lui écrire, ce qui produirait beaucoup plus d'effet.
«Nous fîmes connaître que nous n'éprouvions aucune difficulté à rendre hommage à ce qui était vrai. Les ministres conclurent en annonçant que, dans notre lettre, nous pouvions très-bien affirmer que nous n'avions pas comploté, que nous n'étions pas coupables de rébellion et d'autres actes semblables; mais que nous ne devions pas expliquer le motif de notre abstention, c'est-à-dire qu'il importait de ne pas revenir sur la non-intervention du Pape dans l'affaire, car cette non-intervention était ce qui irritait le plus et ce qui donnait lieu aux conséquences tirées contre le nouveau mariage et la descendance future; que dans cette lettre, il fallait arguer d'un motif indifférent, par exemple la maladie, la difficulté d'arriver à temps à cause de la foule, ou une autre excuse banale.
«Nous répondîmes que ce biais était impossible; que, tous, nous étions résolus à ne point trahir la vérité à n'importe quel prix; que nous ne voulions pas manquer à nos devoirs et à nos serments de soutenir les droits du saint-siége; que cette défense obligatoire exigeait l'allégation du véritable motif de notre conduite à l'exclusion de tout autre; que nous ne nous attendions pas aux conséquences qui allaient, disaient-ils, découler de l'exposition du vrai motif, et que nous n'entrions même pas dans ces éventualités; que nous ne prétendions point nous ériger en juges de l'affaire, mais que nous ne pouvions transiger en aucune façon sur la sincérité des causes qui nous avaient empêchés d'intervenir.
«Alors les ministres, voyant avec peine sacrifier des hommes innocents (car ils ne pouvaient pas s'empêcher de nous reconnaître comme tels), et désirant aussi accommoder la chose afin de contenter l'Empereur et de faire révoquer les mesures déjà prises et dont ils prévoyaient l'éclat, proposèrent diverses formules. L'un d'eux même déclara qu'il voulait essayer de trouver des expressions capables de concilier les deux parties.
«En parlant de la sorte, il se plaça à son bureau et rédigea des brouillons de phrases et des projets que l'on aurait pu, sous forme de modèle, accepter et copier dans la lettre pour l'Empereur. Alors on vit là ce qu'on voit d'ordinaire lorsqu'on se réunit en certain nombre, car il est impossible que plusieurs hommes aient tous les mêmes idées et envisagent au même instant une chose sous le même aspect.
«Il arriva donc qu'un de nous, perdant un peu l'équilibre, admit les formules proposées et même les copia avec assez d'imprudence afin de pouvoir plus facilement se rendre compte de la différence qui existait entre elles et cette autre formule qu'un esprit moins troublé et l'union des avis devait adopter plus tard et transcrire pour être remise à l'Empereur.
«Pendant ce temps, des cardinaux ne comprenant ni ce que l'on disait, ni ce que l'on faisait,—ils ignoraient le français, nous le répétons, et n'entendaient qu'imparfaitement et confusément ce qu'en rapportaient les autres qu'ils interrogeaient,—ne firent plus attention à la présence des ministres. Ils parlèrent en pleine liberté de la manière dont ils appréciaient l'affaire, et devinrent ainsi les principaux auteurs du rejet des modèles composés peu de minutes auparavant.
«En somme, ce fut là un triste quart d'heure. Comme les ministres insistaient pour qu'on rédigeât et qu'on signât, séance tenante, la lettre qu'ils devaient porter à Sa Majesté le lendemain matin, en allant lui rendre compte de l'exécution de ses ordres, c'est-à-dire de la communication qu'on nous avait faite, nous courûmes le risque d'attacher nos noms à un document dont nous n'aurions pas été contents peut-être en le relisant à tête calme et après cette épouvantable occurrence.
«Pour éviter un si grand péril, j'insinuai avec dextérité aux ministres qu'il y en avait beaucoup parmi nous qui ne savaient pas la langue, et qu'on ne pouvait pas minuter cette lettre à l'impromptu; qu'il fallait d'abord combiner les opinions, et que, dans cette vue, on l'écrirait le matin suivant. Les ministres répondirent que c'était impossible, puisque le matin même ils devaient aller faire leur rapport à l'Empereur résidant à Saint-Cloud, et qui vers midi partait pour son voyage de Saint-Quentin et des Pays-Bas.
«Ils pressèrent donc pour que la chose se fît instantanément. Quelques-uns d'entre nous, ne saisissant pas bien l'importance de cette précipitation, y consentirent. M'apercevant que tout ce que l'on pouvait gagner était de sortir au plus tôt de l'appartement officiel et d'aller dans un endroit où il serait possible de s'expliquer avec maturité, je proposai aux ministres de nous laisser nous retirer dans la maison de notre doyen, qui était voisine. Je leur promis que cette nuit-là même nous rédigerions la lettre, et que dès les premières heures du jour on la consignerait au ministre des cultes, personnage le plus important de l'affaire et chargé par l'Empereur de l'exécution de ses ordres.
«Les raisons que j'alléguai furent heureusement goûtées. Pour qu'on ne mît pas d'entraves à notre sortie, je fis valoir l'ignorance de la langue française constatée chez plusieurs et même chez le plus grand nombre. Cette ignorance exigeait, répétais-je sans cesse, une perte de temps considérable pour arranger les termes avec eux. Je réussis ainsi à nous tirer de ce mauvais pas, et tous ensemble nous nous rendîmes chez le cardinal Mattei, qui demeurait à très-peu de distance. Il était onze heures du soir quand nous nous séparâmes du ministre.
«En prenant congé de lui, on commit l'imprudence de lui donner à entendre qu'on avait fidèlement copié les expressions suggérées par les ministres, expressions qu'il eût été fort malheureux d'adopter.
«Arrivés dans l'appartement du cardinal Mattei, où nous pouvions parler en toute liberté, je m'empressai de relever l'inconvenance,—pour ne rien caractériser davantage,—qu'il y aurait à souscrire ces formules, et je fis saisir à tous ceux qui ne savaient pas la langue qu'ils n'avaient pas compris la portée des mots.
«Tous furent immédiatement d'avis de ne rien exprimer, dans la missive, en opposition avec nos devoirs ou qui pût altérer tant soit peu la vérité. On convint de l'exposer telle qu'elle était, en s'abstenant seulement de ce qui ne serait pas nécessaire. Il n'y avait plus à redouter que la différence existant entre notre lettre ainsi libellée et les formules des ministres. Là gisait l'insurmontable difficulté, car nous avions perdu le droit de leur confesser que nous ne nous souvenions pas très-bien de leurs paroles, puisque l'un de nous avait commis la faute d'en prendre copie.
«On ne se dissimula point combien les ministres et l'Empereur seraient irrités en ne nous voyant pas suivre leurs conseils. Nous savions que le ministre de la police devait voir Sa Majesté avant celui des cultes, qu'il lui aurait raconté notre entrevue du soir, et que, afin d'être agréable, il lui annoncerait que notre lettre serait rédigée d'après leurs inspirations. Cette fâcheuse coïncidence devait encore accroître la colère de l'Empereur recevant une lettre si différente de celle qu'il attendait. Malgré ces réflexions, la volonté efficace de ne point faillir à nos devoirs et de ne rien tenter qui pût être réprouvé par la conscience prévalut dans nos âmes. Néanmoins on chercha, ainsi que l'exigeait la prudence, à ne pas trop s'éloigner de l'avis des ministres en ce qui n'était pas indispensable pour ne point trahir la vérité.
«Dans ce dessein, tous ensemble nous libellâmes un écrit dont chaque mot fut pesé un à un, et cinq heures s'écoulèrent dans ce travail. Notre lettre disait que, blessés par les accusations de complot et de rébellion qui nous avaient été révélées par le ministre de Sa Majesté, accusations si incompatibles avec notre dignité et notre caractère, nous nous faisions un devoir d'exposer nos sentiments à Sa Majesté avec la loyauté et l'énergie convenables à la circonstance.
«Ce commencement donnait à notre lettre la forme d'une réponse à des inculpations et rien autre, et nous montrions ainsi que notre but était uniquement de nous laver de la tache de révolte et de trahison. Nous déclarions ensuite qu'il n'y avait jamais eu de complot entre les cardinaux; que la conduite tenue par nous résultait de nos sentiments propres, manifestés tout au plus dans des entretiens confidentiels; que l'idée de voir le Pape exclu de cette affaire avait été la véritable cause de notre abstention; qu'en agissant de la sorte, nous n'avions pas prétendu nous ériger en juges, ni semer dans le public des doutes sur la validité du premier mariage, ou sur la légitimité des enfants qui naîtraient du second; qu'enfin il nous restait à prier Sa Majesté de bien se convaincre de notre obéissance. Dans cette lettre, personne ne songea, en aucune façon, à glisser quelque demande, afin d'être réintégrés dans la possession de nos fortunes et d'avoir le droit de porter la pourpre. Nous signâmes tous les treize par ordre d'ancienneté; puis, vers quatre heures du matin on se sépara, et chacun retourna chez soi.
«Le cardinal Litta, qui habitait chez le cardinal Mattei, porta notre document au ministre des cultes, parce que Mattei ne parlait point français, et que le ministre n'entendait pas l'italien.
«Ce haut fonctionnaire, ayant lu la lettre, s'en montra satisfait. Il dit qu'il la remettrait à l'Empereur à Saint-Cloud, et qu'il nous ferait connaître dans la soirée la réponse de Sa Majesté. Le soir arrivé, nous reçûmes tous un billet du ministre nous annonçant que le ministre de la police, parti pour Saint-Cloud avant lui, venait de lui communiquer à son retour que l'Empereur avait avancé son départ, qu'en conséquence l'audience n'avait pas eu lieu. Le ministre des cultes ajoutait qu'il ne serait pas en son pouvoir de suspendre les ordres signifiés la veille, de la part du maître.
«En écrivant ces mots, le ministre voulait nous faire comprendre qu'il fallait obtempérer aux injonctions reçues et nous dépouiller tout de suite de nos insignes cardinalices. C'est ainsi que de rouges nous devînmes noirs. De là naquirent les deux noms qui, à dater de ce moment, furent partout en usage pour distinguer les Cardinaux noirs et les Cardinaux rouges. On séquestra immédiatement tous nos biens, et ce fut un séquestre d'un nouveau genre, car, au lieu de laisser les revenus de nos propriétés entre les mains des séquestrants, ainsi que c'est l'usage afin d'en rendre compte, on eut soin de les verser au trésor public.
«L'Empereur passa de Saint-Quentin dans les Pays-Bas, et il retourna peu après à Compiègne, ou à Saint-Cloud,—je ne me souviens pas très-exactement de cela, mais je crois que ce fut à Compiègne.—Nous étions à Paris, et, comme nous n'avions plus de rentes, chacun s'empressa de renvoyer sa voiture, son domestique de place, et se contenta d'une habitation moins coûteuse.
«L'Empereur était revenu des Pays-Bas et chaque jour on apprenait une nouvelle contradictoire. Tantôt on répandait le bruit que Sa Majesté avait fait espérer la révocation de ses ordres contre nous aux ministres des cultes et de la police ainsi qu'au cardinal Fesch. Ce dernier parlait en notre faveur, parce que la distinction des rouges et des noirs lui déplaisait au suprême degré, les seconds étant beaucoup plus aimés et respectés que les premiers. D'autres fois on affirmait que Napoléon avait répondu en termes qui ne laissaient aucune espérance.
«Deux mois et demi s'écoulèrent dans ces alternatives. Le 10 juin, chacun de nous reçut un billet du ministre des cultes, qui nous convoquait chez lui à une heure marquée. Ces billets portaient l'indication d'heures diverses, mais chaque heure était désignée pour deux cardinaux à la fois. Nous nous rendîmes au moment prescrit, sans savoir pourquoi nous étions appelés. La première heure,—onze heures du matin,—avait été fixée au cardinal Brancadoro et à moi. J'arrivai avant lui. Le ministre me dit qu'il avait le déplaisir de me notifier que je devais partir dans les vingt-quatre heures pour Reims, où je resterais jusqu'à nouvel ordre; puis il me donna mon passe-port, préparé d'avance. Il communiqua la même nouvelle au cardinal Brancadoro, qui entrait comme je sortais. Tous les autres cardinaux reçurent la même intimation pendant les heures qui se succédèrent; le lieu seul de l'exil fut ce que le ministre changea.
«Le cardinal Brancadoro et moi nous fûmes donc destinés pour Reims; les cardinaux Mattei et Pignatelli pour Rethel, les cardinaux della Somaglia et Scotti pour Mézières, les cardinaux Saluzzo et Galeffi pour Sedan; plus tard on les interna à Charleville, parce qu'il n'y avait point d'appartements à Sedan; les cardinaux Litta et Ruffo Scilla furent envoyés à Saint-Quentin, le cardinal di Pietro à Semur, le cardinal Gabrielli à Montbard et le cardinal Opizzoni à Saulieu. Ces deux derniers se virent bientôt réunis au cardinal di Pietro.
«Il faut remarquer qu'en convoquant ainsi les cardinaux, on mit une attention particulière à éloigner les uns des autres les amis le plus étroitement liés. Par exemple, on sépara les cardinaux Saluzzo et Pignatelli, qui vivaient ensemble depuis plus de trois ans, les cardinaux Mattei et Litta, Gabrielli et Brancadoro qui habitaient sous le même toit depuis quelques mois. On m'adjoignit ce dernier, que j'avais vu à Paris moins que tous les autres, à cause de l'éloignement de nos demeures respectives, et je quittai le cardinal di Pietro, mon compagnon de voyage lorsque je vins de Rome à Paris. En un mot, chacun de nous fut uni à celui avec lequel il l'était le moins, bien que tous nous fussions de bons collègues. Le ministre des cultes nous offrit 50 louis pour les frais de route. Quelques-uns acceptèrent, d'autres remercièrent en refusant. Au moment de me rendre à ma destination, je fus appelé par le ministre. Il avait oublié, la première fois qu'il m'avait vu, de me délivrer cet argent, et il me pria de le prendre. Je m'empressai de décliner avec gratitude une pareille offre.
«Chacun se dirigea vers l'exil assigné. Très-peu de temps après, nous reçûmes une lettre du ministre des cultes annonçant que nous avions 250 francs par mois pour notre subsistance. Je remerciai encore, sans vouloir accepter. Je crois que tous les autres répondirent dans le même sens.
«C'est ainsi que cette affaire a été conduite jusqu'à cette heure. Seule la Providence sait ce que l'avenir nous réserve. En attendant, nous vivons dans notre exil, nous privant de toute société, ainsi qu'il convient à notre situation comme à celle du Saint-Siége et du Souverain Pontife, notre chef. Les cardinaux rouges sont restés à Paris, et l'on dit qu'ils fréquentent le grand monde.»
Lamartine.
(La suite au prochain entretien.)
CXIe ENTRETIEN.
MÉMOIRES DU CARDINAL CONSALVI,
MINISTRE DU PAPE PIE VII,
PAR M. CRÉTINEAU-JOLY.
(TROISIÈME PARTIE.)
I
Il se retira à l'abri de tout soupçon par sa pauvreté et celle de sa famille. Le cardinal d'York, frère du prétendant au trône des Stuarts en Angleterre, l'aimait avec une réelle prédilection; il lui légua en mourant une somme considérable à titre d'exécuteur testamentaire. Consalvi refusa la somme et remplit le devoir.
La mort de son frère lui inspire ici des larmes égales à celles de Cicéron.
«Peu après la perte du cardinal duc d'York, que je respectais et aimais tant et qui me chérissait si paternellement de son côté, mon cœur fut frappé du coup le plus cruel qu'il pût jamais recevoir. Ah! au moment où je commence ce funèbre récit, les pleurs s'échappent en abondance de mes yeux! Que serait-ce donc si je devais écrire longuement sur ce trépas? car, et moi aussi, je puis dire avec vérité:
Tu mea, tu moriens fregisti commoda, frater,
Tecum una nostra est tota sepulta domus!
Omnia tecum una perierunt gaudia nostra,
Quæ tuus in vita dulcis alebat amor!
«Oui, il mourut après tous les autres, mon cher et unique frère André, lui qui m'aimait plus que lui-même, et qui m'en avait prodigué de si nombreuses et de si incontestables preuves; lui, un miroir de toutes les vertus; lui, religieux, humble, modeste, désintéressé, bienfaisant, courtois et aimable; lui, plein de talents, de savoir, et dont l'esprit était cultivé plus qu'aucun autre; lui, tout mon soutien, toute ma consolation et mon bonheur; lui, enfin, dont je ne pourrai jamais faire assez l'éloge pour égaler les mérites. Ah! oui, il mourut après une pénible maladie de soixante-treize jours, pendant laquelle il offrit de très-éclatants modèles de toutes les vertus chrétiennes. Il supporta courageusement ses souffrances. Au milieu des douleurs et dans ses peines continuelles, il se montra détaché de la terre et de moi-même, qui lui étais néanmoins si cher. Il fut plein de résignation à la volonté de Dieu; il l'aimait ardemment, ainsi que sa très-sainte mère. La ville entière, qui en sut bientôt la nouvelle, fut très-édifiée de cette mort. Il rendit son âme à son Créateur le 6 août 1807, jour quam semper acerbam, semper honoratam habebo. Que Dieu le veuille ainsi!
«J'étais à ses côtés quand il expira. Je n'avais jamais voulu le laisser un instant. En effet, je lui rendis les derniers devoirs, en faisant la plus extrême violence à mon cœur. Et comme je ne l'abandonnai point jusqu'à ce que le ciel eût reçu son âme, ainsi je ne l'abandonnerai point après mon trépas. Je désire que nos corps reposent ensemble et soient unis dans la mort, comme nos âmes furent unies durant la vie. Je lui en confirmai la promesse presque au moment où il expira. D'une voix affaiblie et tremblante, mais avec toute son âme sur ses lèvres pâlies, il m'en fit la touchante demande et en exigea l'assurance formelle. J'espère que le gouvernement sous lequel le ciel me fera mourir sera assez bon et assez humain pour ne pas mettre obstacle, dans une circonstance aussi indifférente, à l'accomplissement de ces vœux innocents de deux frères que les révolutions purent rendre infortunés,—je parle plutôt de moi que de lui,—mais qui ont toujours été honorés et honorables, et qui ne firent jamais de mal à personne. Je l'espère, et tandis que je nourris de cet espoir le misérable reste d'existence dont je désire vivement voir le terme, la chère mémoire d'André restera toujours gravée dans mon esprit et dans mon cœur.
«À dater de ce moment la vie me fut souverainement à charge, et il n'y eut plus de plaisir pour moi. Je n'étais plein que de sa pensée, et je remplissais mes devoirs dans le but de me rendre le moins possible indigne du secours du ciel et d'aller l'y rejoindre un jour. Depuis l'époque douloureuse de sa mort jusqu'au moment où j'écris, mon existence a été une série continuelle d'amertumes et de malheurs. Pendant l'espace de cinq mois je vis se succéder des jours plus sombres les uns que les autres, précurseurs de l'irruption des armées françaises venant à Rome pour renverser ce gouvernement dont je faisais partie, quoique sans mérite de ma part. J'assistai à cette invasion qui eut lieu le 2 février 1808, et si elle ne brisa pas subitement la souveraineté apparente du Pape, elle la détruisit néanmoins en substance. On languit encore dix-sept autres mois, en attendant la crise finale. Les jours et les nuits que l'on passa dans cette anxiété furent plus amers que la mort, morte amariores.
«Le 20 juin 1809, cette crise finale éclata; on déclara l'abolition de la souveraineté pontificale et l'annexion des États de l'Église à l'empire français. Après, je fus témoin d'un siége de plusieurs semaines que l'on mit devant le palais pontifical et qui arrachait les larmes des yeux de tous les bons; puis, dans les ténèbres de la nuit, le sac du Quirinal. On escaladait les murs en différents endroits, comme on aurait pu l'effectuer sur une citadelle prise d'assaut. Soldats, sbires, coupe-jarrets, galériens, sujets rebelles et ivres de colère, y pénétrèrent en armes, après avoir fait tomber la porte intérieure. Ils surprirent le Pape au lit, lui laissant à peine le temps de se lever. Ils lui proposèrent de souscrire aux volontés de l'empereur ou de partir immédiatement, sans désigner le lieu de l'exil. Le Pape refusa avec courage et fermeté. Il fut aussitôt enlevé de sa résidence; puis, seul avec le cardinal Pacca, pro-secrétaire d'État, sans un domestique, sans personne des siens,—on ne permit ensuite qu'à un petit nombre de le suivre,—on le jeta dans une mauvaise voiture, sur le siége de laquelle le général français avait pris place. Alors, avec la rapidité de l'éclair, et sans lui accorder aucun répit, on le traîna jusqu'à Grenoble, où il ne resta prisonnier que onze jours, parce que la piété du peuple inspirait des craintes au gouvernement. Le Saint-Père fut ensuite transféré à Savone, où il est encore captif.»
On voit que la vertu qui rend le caractère inflexible ne dessèche pas le cœur.
II
Le général Miollis gouverna Rome. Il était doux et lettré, il fit ses efforts pour capter Consalvi. Consalvi fut sensible, mais inébranlable; il ne lui rendit même pas sa visite. Il crut malséant de montrer aux Romains l'ami de Pie VII en relation avec le remplaçant temporel de son souverain emprisonné. Miollis était frère d'un ces évêques si dignes à qui Victor Hugo assigne un rôle si vertueux et si romanesque dans son livre des Misérables. Consalvi avait donné à ce frère du général français, émigré à Rome pendant la terreur et après, toute la protection papale à sa disposition. Miollis était reconnaissant. L'empereur Napoléon lui fit écrire de venir à Paris toucher les 30,000 fr. auxquels son titre de cardinal français lui donnait droit. Il refusa; il fut enlevé de Rome avec le cardinal di Pietro, coupable comme lui de fidélité à son bienfaiteur. Un rapport précédent avec les ministres et avec les princes et princesses de la famille impériale lui assurait des protections et des bénéfices. Il ne consentit pas à les voir, il renvoya son mandat de 30,000 fr. au ministre des cultes.
«Enfin je réfléchissais que le verre s'étant brisé, comme on dit, en d'autres mains que les miennes, il s'ensuivait naturellement que celui qui ne prenait pas la peine d'approfondir les choses et qui s'arrêtait à la seule rupture extérieure,—rupture non de mon fait ni de mes œuvres,—devait croire que mon éloignement du ministère n'était pas un avantage. Cependant les événements arrivés étant un effet des principes consacrés, ces événements eussent été les mêmes si j'avais gardé le pouvoir. Il paraissait donc très-faux de prétendre que dans ce cas ce qui était survenu n'aurait pas eu lieu.
«Ces considérations, qui prenaient leur source dans l'essence de la nature humaine, me faisaient appréhender, je le répète, un accueil favorable, et ce fut avec cette épine dans le cœur que, six jours après mon arrivée, je me rendis à l'audience impériale.
«Nous étions cinq cardinaux que le cardinal Fesch présentait ce jour-là à l'Empereur, tous cinq arrivés seulement durant cette semaine, savoir: le cardinal di Pietro, venu avec moi, et les cardinaux Pignatelli, Saluzzo et Despuig. Le cardinal Fesch nous avait placés à part d'un côté, en demi-cercle, tous les autres cardinaux étant de l'autre. Suivaient les grands de la cour, les ministres, les rois, les princes, les princesses, les reines, et autres dignitaires. Voici que l'Empereur arrive. Le cardinal Fesch se détache et commence par lui présenter le premier, qui est le cardinal Pignatelli. Nous étions, nous cinq, rangés par ordre de prééminence de cardinalat. À Fesch disant: «C'est le cardinal Pignatelli,» l'Empereur répond: «Napolitain,» et il passe outre, sans rien ajouter. Le cardinal Fesch présente le second, en disant: «Le cardinal di Pietro.» L'Empereur s'arrête un peu et lui dit: «Vous êtes engraissé. Je me rappelle de vous avoir vu ici avec le Pape à l'occasion de mon couronnement,» et il passe. Le cardinal Fesch dit en présentant le troisième: «Le cardinal Saluzzo.» «Napolitain,» répond l'Empereur, et il s'avance. Le cardinal Fesch présente le quatrième et dit: «Le cardinal Despuig.» «Espagnol,» répond l'Empereur. Et le cardinal plein de frayeur de répliquer: «De Majorque,» comme s'il reniait sa patrie. Je ne puis à ce trait retenir ma plume.
«L'Empereur passe outre; arrivé jusqu'à moi, il s'écrie, avant que le cardinal Fesch m'eût nommé: «Ô cardinal Consalvi, que vous avez maigri! je ne vous aurais presque pas reconnu.» Et en parlant ainsi avec un grand air de bonté, il s'arrêta pour attendre ma réponse. Je lui dis alors, comme pour expliquer mon amaigrissement: «Sire, les années s'accumulent. En voici dix écoulées depuis que j'ai eu l'honneur de saluer Votre Majesté.—C'est vrai, répliqua-t-il, voilà bientôt dix ans que vous êtes venu pour le Concordat. Nous l'avons fait dans cette même salle; mais à quoi a-t-il servi? Tout s'en est allé en fumée. Rome a voulu tout perdre. Il faut bien l'avouer, j'ai eu tort de vous renverser du ministère. Si vous aviez continué à occuper ce poste, les choses n'auraient pas été poussées aussi loin.»
«Cette dernière phrase me fit tant de peine, que je n'y voyais presque plus. Quelque désir que j'eusse d'être bien reçu par Napoléon, je n'aurais jamais osé croire qu'il en arrivât là. S'il pouvait m'être agréable de l'entendre attester en public qu'il avait été la cause de mon éloignement de la secrétairerie, je fus saisi de l'entendre affirmer que, si j'étais resté dans ce poste, les choses ne seraient pas allées aussi loin. Je craignis, si je laissais passer cette assertion sous silence, que cela ne donnât lieu au public de conclure qu'il en était vraiment ainsi et que j'aurais trahi mes devoirs, comme cela en paraissait la conséquence naturelle.
«Sous l'impression de cette crainte, je ne consultai que mon honneur et la vérité. Au lieu donc de me montrer touché et reconnaissant de sa bonté et de cet aveu si extraordinaire et tellement significatif sur les lèvres d'un pareil homme, aveu fait en s'accusant d'avoir eu le tort de m'écarter du ministère, je me vis dans la dure nécessité de riposter à une assertion des plus obligeantes de sa part par une phrase des plus fortes et des plus énergiques. Je lui dis donc: «Sire, si je fusse resté dans ce poste, j'y aurais fait mon devoir.»
«Il me regarda fixement, ne fit aucune réponse, et, se détachant de moi, il commença un long monologue, allant de droite et de gauche, dans le demi-cercle que nous formions, énumérant une infinité de griefs sur la conduite du Pape et de Rome pour n'avoir pas adhéré à ses volontés et s'être refusé d'entrer dans son système, griefs qui ne sont pas à rapporter ici. Après avoir ainsi parlé pendant un temps assez long, et se trouvant près de moi, dans ses allées et venues, il s'arrêta, puis répéta une seconde fois: «Non, si vous étiez resté dans votre poste, les choses ne seraient pas allées aussi loin.»
«Quoiqu'il fût bien suffisant de l'avoir contredit une fois, néanmoins, toujours animé des mêmes motifs, j'osai le faire de nouveau et lui répondre: «Que Votre Majesté croie bien que j'aurais fait mon devoir.»
«Il se mit à me regarder plus fixement. Sans rien répliquer, il se détacha de moi, recommença à aller et venir, continuant son discours, formulant les mêmes plaintes sur les actes de Rome à son égard, sur ce que Rome n'avait plus de ces grands hommes qui l'avaient autrefois illustrée. Puis s'adressant au cardinal di Pietro, le premier au commencement du demi-cercle, comme moi j'étais à l'autre extrémité, il répéta pour la troisième fois: «Si le cardinal Consalvi fût resté secrétaire d'État, les choses ne seraient pas allées aussi loin.»
«Lorsque Napoléon articula ces paroles pour la troisième fois, je ne dirai pas mon courage, mais mon peu de prudence dans cette occasion, et comme un zèle excessif de mon honneur, me firent passer les bornes. Je l'avais déjà contrarié deux fois; il ne me parlait pas alors comme précédemment; il était assez éloigné. Néanmoins, à cette répétition, je sortis de ma place, puis m'avançant jusqu'auprès de lui, à l'autre extrémité, et le saisissant par le bras, je m'écriai: «Sire, j'ai déjà affirmé à Votre Majesté que, si j'étais resté dans ce poste, j'aurais assurément fait mon devoir.»
«À cette troisième profession de foi, si j'ose ainsi parler, il ne se contint plus; mais, me regardant fixement, il éclata en ces paroles: «Oh! je le répète, votre devoir ne vous aurait pas permis de sacrifier le spirituel au temporel.» Dans son idée, il cherchait à se persuader que j'aurais adhéré à ses volontés plutôt que d'exposer les intérêts de la religion aux dangers de le voir rompre avec Rome. Cela dit, il me tourna les épaules, ce qui me fit revenir à mon rang. Alors il demanda, en peu de mots, aux cardinaux qui étaient de l'autre côté, s'ils avaient entendu son discours. Il revint ensuite à nous cinq, et se tenant proche du cardinal di Pietro, il dit que, le collége des cardinaux étant à peu près au complet à Paris, nous devions nous mettre à examiner s'il y avait quelque chose à proposer ou à régler pour la marche des affaires de l'Église. Il ajouta que nous pouvions nous réunir en conséquence, ou tous à la fois ou quelques-uns des principaux d'entre nous. Il expliqua ce qu'il entendait par les principaux: c'étaient les plus versés dans les questions théologiques, comme il ressortait de l'antithèse qu'il fit en disant au cardinal di Pietro, à qui s'adressaient ces paroles: «Faites que dans ce nombre se trouve le cardinal Consalvi, qui, s'il ignore la théologie, comme je le suppose, connaît bien, sait bien la science de la politique.» Il termina en demandant qu'on lui remît les résolutions par l'intermédiaire du cardinal Fesch, et il se retira.
«L'issue de cette audience et la réponse que par trois fois j'adressai à l'allégation de l'Empereur se répandirent bientôt dans Paris, et de Paris dans la France entière. Ce fut le thème de tous les entretiens, et je ne crois pas convenable de m'étendre davantage sur ce sujet.»
III
Napoléon songeait alors à séduire les cardinaux afin d'élever autel contre autel, par un concile soumis à ses inspirations. Les manœuvres hostiles du cardinal Fesch contre Consalvi dans cette circonstance se combinent avec la tentative avortée du concile pour exaspérer de plus en plus l'Empereur contre l'ami de Pie VII.
Jusqu'aux désastres de 1813 et de 1814, l'histoire de Consalvi n'est que le martyrologe volontaire de ses exils, de ses misères et de ses persécutions. Avant la dernière campagne de Napoléon en France, il sentit la nécessité de se réconcilier avec Pie VII, captif à Fontainebleau. Il s'y rendit avec la jeune impératrice, sous prétexte d'une partie de chasse. Il promit tout au Pape à condition de certaines concessions innocentes, au moyen desquelles il lui restituait ses États. Le Pape, si fidèle quand ses intérêts seuls étaient en question, fut doux et conciliant devant les caresses de l'Empereur. Il consentit et signa tout, au premier moment. L'Empereur repartit pour Paris avec la signature de ce nouveau traité; mais les cardinaux, conseillers du Pape, lui ayant été rendus, ils l'alarmèrent sur ses concessions et le firent regretter sa complaisance. Tout fut rompu et s'envenima. Pie VII reprit le rôle de martyr.
Après l'abdication de 1814, le consentement de l'Empereur et la force des événements le rendirent libre. Il reprit la route de Rome. Arrivé à Bologne, il y trouva le roi de Naples Murat, dont l'équivoque intervention hésitait entre la soumission au Saint-Siége et l'appel à l'insurrection de toute l'Italie contre l'Autriche et contre la France elle-même. En présence du pape Murat n'osa pas se prononcer. Il le laissa passer pour se donner du temps; Pie VII passa et arriva à Rome porté sur les bras et sur le cœur du peuple. Il reprit les rênes et rappela son ami Consalvi au gouvernement.
Pendant cette indécision, Murat se déclara, livra bataille aux Autrichiens, fut défait et se réfugia à Naples d'où il s'embarqua pour Toulon, puis pour la Calabre, où la mort l'attendait; mort cruelle où un roi héroïque tombait sous la balle d'un roi à peine restauré; tache de sang sur deux couronnes, qui tuait le vainqueur autant que le vaincu!
IV
Le Pape reconquit sans peine au congrès de Vienne tout ce que Napoléon avait dérobé par la force au domaine de l'Église. Les souverains ne pouvaient pas se porter héritiers des violences de la France vaincue et dépossédée. Le prince de Talleyrand, qui y représentait la France, avait intérêt à y faire prévaloir le Pape pour mériter sa propre réconciliation à force de services. L'Angleterre elle-même personnifiée dans lord Castelreagh, et servie par la duchesse de Devonshire, amie de Consalvi, favorisait de tout son pouvoir en Italie le rétablissement du pouvoir le plus irréconciliable avec Bonaparte son persécuteur. Le 19 mai 1814, le Pape rappelait Consalvi au ministère par le décret suivant daté de Foligno, écrit de sa propre main et qui respire l'amitié autant que l'estime:
«Ayant dû céder aux impérieuses circonstances dans lesquelles nous nous trouvions, et mû par le seul espoir d'amoindrir les maux qui nous menaçaient, nous avions été obligé de subir la volonté du gouvernement français déchu, qui ne voulait pas souffrir, dans la charge de notre secrétaire d'État, le cardinal Hercule Consalvi. Rentré maintenant en possession de notre liberté, et nous souvenant de la fidélité, de la dignité et du zèle avec lesquels il nous prodigua, à notre plus grande satisfaction, ses utiles et empressés services, nous croyons qu'il importe non moins à notre justice qu'aux intérêts de l'État de le rétablir dans cette même charge de notre secrétaire d'État, autant pour lui donner un public témoignage de notre estime particulière et de notre amour, que pour mettre de nouveau à profit ses qualités et ses lumières qui nous sont si connues.
«Donné à Foligno, du palais de notre habitation, le 19 mai 1814, de notre pontificat l'an XVe.
«Pius P. P. VII.»
V
Le premier acte de Consalvi fut d'offrir un asile à toute la famille de son persécuteur. «Nous ne trouvons d'appui et d'asile que dans le gouvernement pontifical, et notre reconnaissance est aussi grande que les bienfaits,» lui écrit Madame, mère de l'Empereur, en son nom et au nom de tous ses enfants proscrits.
LE COMTE DE SAINT-LEU (LOUIS BONAPARTE, EX-ROI DE HOLLANDE), AU CARDINAL CONSALVI.
«Éminence,
«Suivant les conseils du Très-Saint Père et de Votre Éminence, j'ai vu Mgr Bernetti, spécialement chargé de l'affaire en question, et, avec sa franchise bien connue, il m'a expliqué ce que les puissances étrangères semblaient reprocher à la famille de l'empereur Napoléon. Les grandes puissances, et l'Angleterre principalement, nous reprochent de conspirer toujours. On nous accuse d'être mêlés implicitement ou explicitement à tous les complots qui se trament; on prétend même que nous abusons de l'hospitalité que le Pape nous accorde pour fomenter dans l'intérieur des États pontificaux la division et la haine contre la personne auguste du Souverain.
«J'ai été assez heureux pour fournir à Mgr Bernetti toutes les preuves du contraire, et il vous dira lui-même l'effet que mes paroles ont produit sur son esprit. Si la famille de l'Empereur, qui doit tant au pape Pie VII et à Votre Éminence, avait conçu le détestable projet de troubler l'Europe, et si elle en avait les moyens, la reconnaissance que nous devons tous au Saint-Siége nous arrêterait évidemment dans cette voie. Ma mère, mes frères, mes sœurs et mon oncle doivent une trop respectueuse gratitude au Souverain Pontife et à Votre Éminence pour attirer de nouveaux désastres sur cette ville où, proscrits de l'Europe entière, nous avons été accueillis et recueillis avec une bonté paternelle que les injustices passées n'ont rendue que plus touchante. Nous ne conspirons contre personne, encore moins contre le représentant de Dieu sur la terre. Nous jouissons à Rome de tous les droits de cité, et quand ma mère a appris de quelle manière si chrétienne le Pape et Votre Éminence se vengeaient de la prison de Fontainebleau et de l'exil de Reims, elle n'a pu que vous bénir au nom de son grand et malheureux mort, en versant de douces larmes pour la première fois depuis les désastres de 1814.
«Conspirer contre notre auguste et seul bienfaiteur serait une infamie sans nom. La famille des Bonaparte n'aura jamais ce reproche à s'adresser. J'en ai convaincu Mgr Bernetti, et il a voulu lui-même nous servir de caution auprès de Votre Éminence. Qu'elle daigne donc entendre sa voix et nous continuer ses bonnes grâces et la protection du Très-Saint-Père. C'est dans cette espérance que je suis, de Votre Éminence, le très-respectueux et très-dévoué serviteur et ami,
«L. de Saint-Leu.
«Rome, 30 septembre 1821.»
VI
Le duc d'Orléans, plus tard Louis-Philippe, lui écrit peu de temps après:
«Éminence,
«Le prince de Talleyrand, qui garde de vous le plus tendre souvenir, me disait dernièrement que votre seul plaisir était la culture des fleurs, et votre noble amie la duchesse de Devonshire a bien voulu me confirmer le fait.
«Votre Éminence doit savoir que depuis longtemps déjà je m'honore d'être l'un de ses plus dévoués serviteurs, et que dans les diverses phases de ma carrière, je me suis toujours fait un devoir de vénérer l'auguste Pontife qui a tant souffert pour la sainte cause. Ces sentiments de piété envers le Siége de Pierre, que ma femme et moi sommes si heureux d'inculquer à notre jeune famille, sont invariables dans mon cœur. Je prie donc Votre Éminence de vouloir bien déposer mon plus humble hommage aux pieds du Très-Saint Père.
«Voulant me rappeler à votre bon souvenir, j'ai pris la liberté de faire adresser à Votre Éminence quelques échantillons de nos serres françaises. Je joins à ce très-modeste envoi, qui n'aura peut-être de prix à vos yeux que l'intention, la manière de les soigner telle que nos horticulteurs l'ont formulée. J'espère que cette caisse ne déplaira pas trop à Votre Éminence, et qu'en respirant le parfum de ces fleurs, qui se développeront peut-être encore davantage sous l'heureux climat et dans la chaude atmosphère de Rome, vous daignerez songer quelquefois à un homme qui sera toujours reconnaissant des services rendus. Ma femme et ma sœur se joignent à moi pour vous offrir leurs plus affectueux respects. Elles me chargent de tous leurs vœux pour la santé du Pape, qu'il faut conserver le plus longtemps possible à la chrétienté, car, avec lui et avec vous, la paix de l'Église et la paix du monde sont assurées.
«Je prie Votre Éminence d'accueillir avec bonté mon petit envoi et toutes les amitiés respectueuses de son tout dévoué
«Louis-Philippe d'Orléans.
«Neuilly, lundi..... 1822.»
VII
Le duc de Montmorency-Laval, ambassadeur près le Saint-Siége, lui écrit le jour de la mort de Pie VII.
«Monseigneur,
«Je n'ai pas osé interrompre les premiers moments de votre douleur. Personne ne sent plus que moi, je l'atteste à Votre Éminence, et ne partage davantage tous les sentiments dont son cœur doit être déchiré. Votre Éminence a perdu un père, un ami de vingt-quatre ans, à qui elle a rendu plus de services qu'elle n'en a reçu de confiance et de bonté. C'est un ange dans le Ciel qui prie à présent pour la conservation des jours de Votre Éminence. Ces jours sont nécessaires pour le bien de ce pays, et vos lumières, Monseigneur, rendront encore de grands et d'éminents services à la patrie.
«C'est ainsi que je le pense, que je me plais à le déclarer ici et à Paris.
«De grâce, Monseigneur, par bonté pour vos amis, par attachement pour votre patrie, épargnez votre santé, soignez-vous, modérez votre douleur, et croyez qu'elle est dans le cœur de vos amis; et je m'honore de ce titre.
«Je supplie Votre Éminence de ne me point répondre, je l'exige comme une marque d'amitié. Mais lorsque ma visite ne pourra pas l'importuner, elle me fera prévenir, et je me rendrai chez elle avec empressement.
«Agréez, Monseigneur, l'hommage de mes plus sensibles et respectueux sentiments,
«Montmorency-Laval.»
VIII
L'amitié personnelle éclate partout dans ces témoignages. Le nouveau pape Léon XII della Gonga était brouillé de longue date avec Consalvi. Il se réconcilia avec lui au moment où les ennemis du cardinal s'acharnèrent sur lui. Léon XII l'appela à Rome pour prendre la tradition du règne en présence de Jurla, son propre ministre. Consalvi se fit porter au Vatican. L'entretien fut long et intime. Il légua verbalement sa sagesse à Léon XII. «Quelle conversation! Jamais, dit le Pape, nous n'avons eu avec personne de communications plus instructives, plus substantielles, plus utiles à l'Église et à l'État; Consalvi a été sublime. Nous y reviendrons souvent, seulement il faut aujourd'hui ne pas mourir.»—Ce vœu ne devait pas être entendu. Consalvi mourut peu de temps après ce dernier entretien. Léon XII le pleura.
En annonçant au gouvernement français la perte que le monde venait de faire, le duc de Laval-Montmorency, ambassadeur du Roi Très-Chrétien près le Saint-Siége, écrivit: «Il ne faut aujourd'hui que célébrer cette mémoire honorée par les pleurs de Léon XII, par le silence des ennemis, enfin par la profonde douleur dont la ville est remplie, et par les regrets des étrangers et surtout de ceux qui, comme moi, ont eu le bonheur de connaître ce ministre, si agréable dans ses rapports politiques, et si attachant par le charme de son commerce particulier.»
IX
C'était le 24 janvier 1824.
L'Église perdit son premier ministre, l'État son premier politique, la papauté son premier ami; le même coup tua Pie VII et son ami. Il n'avait plus rien à faire sur la terre: il s'était préparé à la mort par un long testament pour une médiocre fortune. En voici les principales dispositions. Un testament, c'est un homme!
«Au nom de la très-sainte Trinité, ce 1er jour du mois d'août de l'année 1822;
«Moi, Hercule Consalvi, cardinal de la sainte Église romaine, diacre de Sainte-Marie ad Martyres, après avoir fait mon testament plus d'une fois, à diverses époques de ma vie, tant pour désigner mon héritier, qu'afin de pourvoir aux besoins de mes serviteurs et légataires, ainsi qu'à plusieurs affaires d'importance, considérant que, vu la mort de mon bien-aimé frère André et celle d'autres personnes qui m'étaient chères, vu encore le changement des circonstances, mes dispositions précédentes ne peuvent plus subsister dans la manière et la forme qu'elles ont, je me suis décidé à les révoquer, à les annuler et à faire un nouveau testament avec les changements opportuns. Me prévalant donc du privilége que je possède, en qualité de cardinal de la sainte Église romaine, de pouvoir tester sur simple feuille, profitant aussi de l'indult que Sa Sainteté le pape Pie VII m'a communiqué par bref, maintenant que je suis sain d'esprit et de corps, je fais mon dernier testament (à moins que je ne me décide à le changer en un autre postérieur, dans le courant de la vie qu'il plaira encore à Dieu de m'accorder), avec l'expresse déclaration que toutes les autres feuilles de même date ou de date postérieure au testament, écrites de ma main et signées par moi, et contenant une disposition quelconque à exécuter après ma mort, font partie intégrante de mon testament.
«Et d'abord je recommande humblement et chaleureusement mon âme au Seigneur très-clément, en le priant, par les mérites de son divin Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui m'a racheté au prix immense de son très-précieux sang, par l'intercession de la très-sainte Vierge Marie et des Saints, mes patrons, de la conduire en un lieu de salut, et de me pardonner dans sa miséricorde infinie mes très-graves péchés.
«Je veux qu'on fasse célébrer pour le repos de mon âme, dans le plus bref espace de temps qu'il sera possible, deux mille messes, destinant une aumône de cinq paoli pour chaque messe célébrée en présence de mon corps, soit à la maison, soit à l'église, et de trois paoli pour chacune des autres messes à célébrer à Saint-Laurent hors des murs, à Saint-Grégoire et dans d'autres églises où se trouvent des autels privilégiés avec indulgence spéciale, selon l'indication de mon héritier.
«En expiation de mes péchés, je laisse à distribuer en aumônes la somme de trois mille écus. Cette distribution sera faite avec la plus grande sollicitude possible par mon héritier mentionné ci-dessous. Il aura soin, avec l'aide de M. Jean Giorgi, mon trésorier, et Jean Luelli, mon majordome, personnes qui me sont très-attachées, de consulter les curés et de vérifier quels sont ceux qui ont vraiment besoin de secours. Les pauvres de ma paroisse seront spécialement préférés à tous les autres.
«Sa Sainteté Notre Seigneur le Pape le permettant, mes obsèques auront lieu, avec la décence convenable, dans l'église Saint-Marcel au Corso, où se trouve la sépulture de ma famille. Me souvenant de la promesse que j'ai faite à mon bien-aimé frère André au lit de mort, lorsque, dans les derniers moments de sa vie, il me demanda qu'en signe du très-tendre amour qui nous avait unis dans la vie, nos corps fussent unis dans la mort et renfermés dans le même sépulcre, je veux que si, à ma mort, ce sépulcre ne se trouve pas déjà préparé par moi, mon héritier en fasse faire un très-modeste, et qui contiendra le cercueil de mon frère et le mien.»
Après avoir pourvu aux besoins de son âme, réglé sa sépulture et spécifié avec une attention toute particulière les prières qu'il exige pour son salut, le cardinal Consalvi détermine les legs qu'il accorde à ses serviteurs. Aucun d'eux n'est oublié; ils trouvent tous dans la gratitude de leur maître une aisance assurée pour le reste de leurs jours. Il s'occupe du payement de ses dettes; puis, par un touchant souvenir, le cardinal pense aux âmes des personnes qui lui furent chères et qui le précédèrent dans la tombe, et il écrit:
«Dans ce feuillet, qui fait partie de mon testament, je laisse à prendre sur mon héritage la somme nécessaire à la célébration de:
«Cinquante messes chaque année, pour le repos de l'âme de ma mère, la marquise Claudia Consalvi, née Carandini, à célébrer dans l'église de Saint-Marcel au Corso, le 29 avril, jour anniversaire de sa mort, avec l'aumône de trois paoli;
«Cinquante messes chaque année, pour le repos de l'âme de la princesse Isabelle Ruspoli, née Justiniani, à célébrer dans l'église de Saint-Laurent in Lucina, le 25 août, jour anniversaire de sa mort, avec l'aumône de trois paoli;
«Cinquante messes chaque année, pour le repos de l'âme de la duchesse de Ceri, Catherine Odescalchi, née Justiniani, à célébrer dans l'église des Saints-Apôtres, le 24 novembre, jour anniversaire de sa mort, avec l'aumône de trois paoli;
«Cinquante messes chaque année, pour le repos de l'âme de la marquise Porzia Patrizi, à célébrer dans l'église de Sainte-Marie-Majeure, le..... jour anniversaire de sa mort (puisse Dieu prolonger longtemps ses jours!), avec l'aumône de trois paoli;
«Cinquante messes chaque année, pour le repos de l'âme de la duchesse Constance Braschi, née Falconieri, à célébrer dans l'église de Saint-Marcel au Corso, le 17 juin, jour anniversaire de sa mort, avec l'aumône de trois paoli;
«Cinquante messes chaque année, pour le repos de l'âme de D. Albert Parisani, à célébrer dans l'église de Saint-Marcel au Corso, le 26 novembre, jour anniversaire de sa mort, avec l'aumône de trois paoli;
«Cinquante messes chaque année, pour le repos de l'âme du célèbre maëstro Dominique Cimarosa, à dire dans l'église de la Rotonde, le 11 janvier, jour anniversaire de sa mort, avec l'aumône de trois paoli;
«Trente messes chaque année, pour le repos de l'âme de Philippe Monti, mon domestique, à célébrer dans l'église de Sainte-Cécile in Transtevere, le 1er mars, jour anniversaire de sa mort, avec l'aumône de trois paoli.
«Désirant donner un soutenir à tous les membres de la secrétairerie d'État, et ne pouvant disposer d'assez d'objets pour tant de personnes, je me propose de laisser à chacun d'eux quelques ouvrages de ma bibliothèque, qui leur seront remis (ainsi qu'à M. le comte Celano) par mon héritier fiduciaire, d'après les instructions que je lui en laisserai, dès que j'en aurai moi-même fait le choix.
«Ayant dans mon testament, écrit tout entier et de ma propre main et daté de ce même jour, nommé et institué mon héritier fiduciaire Mgr Alexandre Buttaoni, promoteur de la foi, avec charge de remettre en temps et lieu l'héritage à mon héritier propriétaire, je déclare par ce feuillet, qui fait partie de mon testament, ne rien posséder qui, en vigueur du motu proprio du 6 juillet de l'année 1816, ne soit parfaitement libre de toute charge et de tout fidéicommis; et je nomme, institue, déclare mon héritier universel de tous et chacun de mes biens, crédits, droits, la Sacrée Congrégation de la Propagande de la foi, à laquelle néanmoins j'interdis formellement et de la manière la plus expresse, la détraction de la quatrième Falcidia, de quelque manière et à quelque titre que ce soit.