Cours familier de Littérature - Volume 23
Lorsque Zacharias Kobus, juge de paix à Hanebourg, mourut, en 1832, son fils Fritz Kobus, se voyant à la tête d'une belle maison sur la place des Acacias, d'une bonne ferme dans la vallée de Meisenthâl, et de pas mal d'écus placés sur solides hypothèques, essuya ses larmes et se dit, avec l'Ecclésiaste: «Vanité des vanités, tout est vanité! Quel avantage a l'homme des travaux qu'il fait sur la terre? Une génération passe et l'autre vient: le soleil se lève et se couche aujourd'hui comme hier; le vent souffle au nord, puis il souffle au midi; les fleuves vont à la mer, et la mer n'en est pas remplie; toutes choses travaillent plus que l'homme ne saurait dire; l'œil n'est jamais rassasié de voir, ni l'oreille d'entendre; on oublie les choses passées, on oubliera celles qui viennent: le mieux est de ne rien faire... pour n'avoir rien à se reprocher!»
C'est ainsi que raisonna Fritz Kobus en ce jour.
Et le lendemain, voyant qu'il avait bien raisonné la veille, il se dit encore:
«Tu te lèveras le matin, entre sept et huit heures, et la vieille Katel t'apportera ton déjeuner, que tu choisiras toi-même, selon ton goût. Ensuite tu pourras aller soit au Casino lire le journal, soit faire un tour aux champs, pour te mettre en appétit. À midi, tu reviendras dîner; après le dîner, tu vérifieras tes comptes, tu recevras tes rentes, tu feras tes marchés. Le soir, après souper, tu iras à la brasserie du Grand-Cerf, faire quelques parties de youker ou de rams avec les premiers venus. Tu fumeras des pipes, tu videras des chopes, et tu seras l'homme le plus heureux du monde. Tâche d'avoir toujours la tête froide et les pieds chauds: c'est le précepte de la sagesse. Et, surtout, évite ces trois choses: de devenir trop gras, de prendre des actions industrielles, et de te marier. Avec cela, Kobus, j'ose te prédire que tu deviendras vieux comme Mathusalem; ceux qui te suivront diront: «C'était un homme d'esprit, un homme de sens, un joyeux compère!» Que peux-tu désirer de plus, quand le roi Salomon déclare lui-même que l'accident qui frappe l'homme et celui qui frappe la bête sont un seul et même accident; que la mort de l'un est la même mort que celle de l'autre, et qu'ils ont tous deux le même souffle!... Puisqu'il en est ainsi, pensa Kobus, tâchons au moins de profiter de notre souffle, pendant qu'il nous est permis de souffler.»
Or, durant quinze ans, Fritz Kobus suivit exactement la règle qu'il s'était tracée d'avance; sa vieille servante Katel, la meilleure cuisinière de Hunebourg, lui servit toujours les morceaux qu'il aimait le plus, apprêtés de la façon qu'il voulait; il eut toujours la meilleure choucroute, le meilleur jambon, les meilleures andouilles, et le meilleur vin du pays; il prit régulièrement ses cinq chopes de bockbier à la brasserie du Grand-Cerf; il lut régulièrement le même journal à la même heure; il fit régulièrement ses parties de youker et de rams, tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre.
Tout changeait autour de lui, Fritz Kobus seul ne changeait pas; tous ses anciens camarades montaient en grade, et Kobus ne leur portait pas envie; au contraire, lisait-il dans son journal que Yéri Hans venait d'être nommé capitaine de hussards, à cause de son courage; que Frantz Sépel venait d'inventer une machine pour filer le chanvre à moitié prix; que Pétrus venait d'obtenir une chaire de métaphysique à Munich; que Nickel Bischof venait d'être décoré de l'ordre du Mérite pour ses belles poésies, aussitôt il se réjouissait et disait: «Voyez comme ces gaillards-là se donnent de la peine: les uns se font casser bras et jambes pour me garder mon bien; les autres font des inventions pour m'obtenir les choses à bon marché; les autres suent sang et eau pour écrire des poésies et me faire passer un bon quart d'heure quand je m'ennuie... Ah! ah! ah! les bons enfants!»
Et les grosses joues de Kobus se relevaient, sa grande bouche se fendait jusqu'aux oreilles, son large nez s'épatait de satisfaction; il poussait un éclat de rire qui n'en finissait plus.
Du reste, ayant toujours eu soin de prendre un exercice modéré, Fritz se portait de mieux en mieux; sa fortune s'augmentait raisonnablement, parce qu'il n'achetait pas d'actions et ne voulait pas s'enrichir d'un seul coup. Il était exempt de tous les soucis de la famille, étant resté garçon; tout le secondait, tout le satisfaisait, tout le réjouissait; c'était un exemple de la bonne humeur que vous procurent le bon sens et la sagesse humaine, et naturellement il avait des amis, ayant des écus.
Le premier jour du printemps revient. Kobus le salue en le décrivant avec l'entrain insoucieux du joyeux égoïste qui se sent les pieds chauds. Il rêvait voluptueusement entre le réveil et le jour.
Un jour, vers la fin du mois d'avril, Fritz Kobus s'était levé de grand matin, pour ouvrir ses fenêtres sur la place des Acacias, puis il s'était recouché dans son lit bien chaud, la couverture autour des épaules, le duvet sur les jambes, et regardait la lumière rouge à travers ses paupières, en bâillant avec une véritable satisfaction. Il songeait à différentes choses, et, de temps en temps, entr'ouvrait les yeux pour voir s'il était bien éveillé.
Dehors il faisait un de ces temps clairs de la fonte des neiges, où les nuages s'en vont, où le toit en face, les petites lucarnes miroitantes, la pointe des arbres, enfin tout vous paraît brillant, où l'on se croit redevenu plus jeune parce qu'une séve nouvelle court dans vos membres, et que vous revoyez des choses cachées depuis cinq mois: le pot de fleurs de la voisine, le chat qui se remet en route sur les gouttières, les moineaux criards qui recommencent leurs batailles.
De petits coups de vent tiède soulevaient les rideaux de Fritz et les laissaient retomber; puis, aussitôt après, le souffle de la montagne, refroidi par les glaces qui s'écoulent lentement à l'ombre des ravines, remplissaient de nouveau la chambre.
On entendait au loin, dans la rue, les commères rire entre elles, en chassant à grands coups de balai la neige fondante le long des rigoles, les chiens aboyer d'une voix plus claire, et les poules caqueter dans la cour.
Enfin, c'était le printemps.
Kobus, à force de rêver, avait fini par se rendormir, quand le son d'un violon, pénétrant et doux comme la voix d'un ami que vous entendez vous dire après une longue absence: «Me voilà, c'est moi!» le tira de son sommeil et lui fit venir les larmes aux yeux. Il respirait à peine pour mieux entendre.
C'était le violon du bohémien Iôsef, qui chantait, accompagné d'un autre violon et d'une contre-basse; il chantait dans sa chambre, derrière ses rideaux bleus, et disait:
«C'est moi, Kobus, c'est moi, ton vieil ami! Je te reviens avec le printemps, avec le beau soleil...—Écoute, Kobus, les abeilles bourdonnent autour des premières fleurs, les premières feuilles murmurent, la première alouette gazouille dans le ciel bleu, la première caille court dans les sillons.—Et je reviens t'embrasser!—Maintenant, Kobus, les misères de l'hiver sont oubliées.—Maintenant, je vais encore courir de village en village joyeusement, dans la poussière des chemins ou sous la pluie chaude des orages.—Mais je n'ai pas voulu passer sans te voir, Kobus; je viens te chanter mon chant d'amour, mon premier salut au printemps.»
Tout cela, le violon de Iôsef le disait, et bien d'autres choses encore, plus profondes; de ces choses qui vous rappellent les vieux souvenirs de la jeunesse, et qui sont pour nous... pour nous seuls. Aussi le joyeux Kobus en pleurait d'attendrissement.
Enfin, tout doucement, il écarta les rideaux de son lit, pendant que la musique allait toujours, plus grave et plus touchante, et il vit les trois bohémiens sur le seuil de la chambre, et la vieille Katel derrière, sous la porte. Il vit Iôsef, grand, maigre, jaune, déguenillé comme toujours, le menton allongé sur le violon avec sentiment, l'archet frémissant sur les cordes avec amour, les paupières baissées, ses grands cheveux noirs, laineux, recouverts du large feutre en loques, retombant sur ses épaules comme la toison d'un mérinos, et ses narines aplaties sur sa grosse lèvre bleuâtre retroussée.
III
Kobus a concentré toutes ses affections sur sa vieille cuisinière Katel, qui a servi son père. Il l'envoie au marché pour acheter les plus belles truites et les primeurs les plus chères; il voit passer un petit garçon dans la neige fondue, il le charge d'aller inviter ses meilleurs amis pour le dîner de midi; puis il descend seul et fait à loisir la revue de sa cave. Il s'extasie sur chaque échantillon de vin vieux. L'eau vient à la bouche à chaque dégustation. Il choisit huit ou dix bouteilles et les monte en réserve pour le festin. Il passe, en remontant, à la cuisine, il voit sur la table deux gélinottes, un superbe brochet arrondi dans le cuveau, des petites truites pour la friture, un beau pâté de foies gras. «Tout ira bien,» dit-il. Il encourage gaiement sa cuisinière Katel.
En ouvrant les volets de la salle basse destinée au dîner de gala, il lève les voiles étendus sur les portraits de famille.—C'étaient les portraits de Nicolas Kobus, conseiller à la cour de l'électeur Frédéric-Wilhelm, en l'an de grâce 1715. M. le conseiller portait l'immense perruque Louis XIV, l'habit marron à larges manches relevées jusqu'aux coudes, et le jabot de fines dentelles; sa figure était large, carrée et digne. Un autre portrait représentait Frantz-Sépel Kobus, enseigne dans le régiment de dragons de Leiningen, avec l'uniforme bleu de ciel à brandebourgs d'argent, l'écharpe blanche au bras gauche, les cheveux poudrés et le tricorne penché sur l'oreille; il avait alors vingt ans au plus, et paraissait frais comme un bouton d'églantine. Un troisième portrait représentait Zacharias Kobus, le juge de paix, en habit noir carré; il tenait à la main sa tabatière et portait la perruque à queue de rat.
Ces trois portraits, de même grandeur, étaient de larges et solides peintures; on voyait que les Kobus avaient toujours eu de quoi payer grassement les artistes chargés de transmettre leur effigie à la postérité. Fritz avait avec chacun d'eux un grand air de ressemblance, c'est-à-dire les yeux bleus, le nez épaté, le menton rond frappé d'une fossette, la bouche bien fendue et l'air content de vivre.
Enfin, à droite, contre le mur, en face de la cheminée, était le portrait d'une femme, la grand'mère de Kobus, fraîche, riante, la bouche entr'ouverte, pour laisser voir les plus belles dents blanches qu'il soit possible de se figurer, les cheveux relevés en forme de navire, et la robe de velours bleu de ciel bordée de rose.
D'après cette peinture, le grand-père Frantz Sépel avait dû faire bien des envieux, et l'on s'étonnait que son petit-fils eût si peu de goût pour le mariage.
Tous ces portraits, entourés de cadres à grosses moulures dorées, produisaient un bel effet sur le fond brun de la haute salle.
Au-dessus de la porte, on voyait une sorte de moulure représentant l'Amour emporté sur un char par trois colombes. Enfin tous les meubles, les hautes portes d'armoires, la vieille chiffonnière en bois de rose, le buffet à larges panneaux sculptés, la table ovale à jambes torses, et jusqu'au parquet de chêne palmé alternativement jaune et noir, tout annonçait la bonne figure que les Kobus faisaient à Hunebourg depuis cent cinquante ans.
Fritz, après avoir ouvert les persiennes, poussa la table à roulettes au milieu de la salle, puis il ouvrit deux armoires, de ces hautes armoires à doubles battants pratiquées dans les boiseries, et descendant du plafond jusque sur le parquet. Dans l'une était le linge de table, aussi beau qu'il soit possible de le désirer, sur une infinité de rayons; dans l'autre, la vaisselle, de cette magnifique porcelaine de vieux saxe fleuronnée, moulée et dorée: les piles d'assiettes en bas, les services de toute sorte, les soupières rebondies, les tasses, les sucriers au-dessus; puis l'argenterie ordinaire dans une corbeille.
Kobus choisit une belle nappe damassée, et l'étendit sur la table soigneusement, passant une main dessus pour en effacer les plis, et faisant aux coins de gros nœuds pour les empêcher de balayer le plancher. Il fit cela lentement, gravement, avec amour. Après quoi, il prit une pile d'assiettes plates et la posa sur la cheminée, puis une autre d'assiettes creuses. Il fit de même d'un plateau de verres de cristal, taillés à gros diamants, de ces verres lourds où le vin rouge a les reflets sombres du rubis et le vin jaune ceux de la topaze. Enfin il déposa les couverts sur la table, régulièrement, l'un en face de l'autre; il plia les serviettes dessus avec soin, en bateau et en bonnet d'évêque, se plaçant tantôt à droite, tantôt à gauche, pour juger de la symétrie.
En se livrant à cette occupation, sa bonne grosse figure avait un air de recueillement inexprimable, ses lèvres se serraient, ses sourcils se fronçaient.
«C'est cela, se disait-il à voix basse: le grand Frédéric Schoûltz du côté des fenêtres, le dos à la lumière, le percepteur Christian Hâan en face de lui, Iôsef de ce côté, et moi de celui-ci; ce sera bien... c'est bien comme cela. Quand la porte s'ouvrira, je verrai tout d'avance, je saurai ce qu'on va servir, je pourrai faire signe à Katel d'approcher ou d'attendre: c'est très-bien. Maintenant les verres: à droite, celui du bordeaux pour commencer; au milieu, celui du rudesheim, et ensuite celui du des johannisberg capucins. Toute chose doit venir en ordre et selon son temps: l'huilier sur la cheminée, le sel et le poivre sur la table: rien ne manque plus, et j'ose me flatter... Ah! le vin! comme il fait déjà chaud, nous le mettrons rafraîchir dans un baquet sous la pompe, excepté le bordeaux qui doit se boire tiède; je vais prévenir Katel.—Et maintenant à mon tour, il faut que je me rase, que je change, que je mette ma belle redingote marron.—Ça va, Kobus...! Ah! ah! ah! quelle fête du printemps!... Et dehors donc, il fait un soleil superbe!—Hé! le grand Frédéric se promène déjà sur la place... il n'y a plus une minute à perdre!»
Fritz sortit; en passant devant la cuisine, il avertit Katel de faire chauffer le bordeaux et rafraîchir les autres vins: il était radieux et entra dans sa chambre en chantant tout bas: «Tra, ri, ro, l'été vient encore une fois... you! you!»
La bonne odeur de la soupe aux écrevisses remplissait toute la maison, et la grande Frentzel, la cuisinière du Bœuf-Rouge, avertie d'avance, entrait alors pour veiller au service, car la vieille Katel ne pouvait être à la fois dans la cuisine et dans la salle à manger.
La demie sonnait alors à l'église Saint-Landolphe, et les convives ne pouvaient tarder à paraître.
IV
Est-il rien de plus agréable en ce bas monde que de s'asseoir, avec trois ou quatre vieux camarades, devant une table bien servie, dans l'antique salle à manger de ses pères; et là, de s'attacher gravement la serviette au menton, de plonger la cuillère dans une bonne soupe aux queues d'écrevisses qui embaume, et de passer les assiettes en disant:
«Goûtez-moi cela, mes amis, et vous m'en donnerez des nouvelles.»
Qu'on est heureux de commencer un pareil dîner, les fenêtres ouvertes, sur le ciel bleu du printemps ou de l'automne!
Et quand vous prenez le grand couteau à manche de corne pour découper des tranches de gigot fondantes, ou la truelle d'argent pour diviser tout du long avec délicatesse un magnifique brochet à la gelée, la gueule pleine de persil, avec quel air de recueillement les autres vous regardent!
Puis, quand vous saisissez derrière votre chaise, dans la cuvette, une autre bouteille et que vous la placez entre vos genoux pour en tirer le bouchon sans secousse, comme ils rient en pensant: «Qu'est-ce qui va venir à cette heure?»
Ah! je vous le dis, c'est un grand plaisir de traiter ses vieux amis, et de penser: «Cela recommencera de la sorte d'année en année, jusqu'à ce que le Seigneur Dieu nous fasse signe de venir, et que nous dormions en paix dans le sein d'Abraham.»
Et quand, à la cinquième ou sixième bouteille, les figures s'animent, quand les uns éprouvent tout à coup le besoin de louer le Seigneur, qui nous comble de ses bénédictions, et les autres de célébrer la gloire de la vieille Allemagne, ses jambons, ses pâtes et ses nobles vins: quand Kasper s'attendrit et demande pardon à Michel de lui avoir gardé rancune, sans que Michel s'en soit jamais douté, et que Christian, la tête penchée sur l'épaule, rit tout bas en songeant au père Bischoff, mort depuis dix ans, et qu'il avait oublié; quand d'autres parlent de chasse, d'autres de musique, tous ensemble, en s'arrêtant de temps en temps pour éclater de rire: c'est alors que la chose devient tout à fait réjouissante, et que le paradis, le vrai paradis, est sur la terre.
Eh bien, tel était précisément l'état des choses chez Fritz Kobus, vers une heure de l'après-midi: le vin vieux avait produit son effet.
Le grand Frédéric Schoûltz, ancien secrétaire du père Kobus, et ancien sergent de la landwehr, en 1814, avec sa grande redingote bleue, sa perruque ficelée en queue de rat, ses longs bras et ses longues jambes, son dos plat et son nez pointu, se démenait d'une façon étrange, pour raconter comment il était réchappé de la campagne de France, dans certain village d'Alsace, où il avait fait le mort pendant que deux paysans lui retiraient ses bottes. Il serrait les lèvres, écarquillait les yeux, et criait, en ouvrant les mains, comme s'il avait encore été dans la même position critique: «Je ne bougerai pas!» Je pensais: «Si tu bouges, ils sont capables de te planter leur fourche dans le dos!»
Il racontait cet événement au gros percepteur Hâan, qui semblait l'écouter, son ventre arrondi comme un bouvreuil, la face pourpre, la cravate lâchée, ses gros yeux voilés de douces larmes, et qui riait en songeant à la prochaine ouverture de la chasse. De temps en temps il se rengorgeait, comme pour dire quelque chose; mais il se recouchait lentement au dos de son fauteuil, sa main grasse, chargée de bagues, sur la table, à côté de son verre.
V
Mais Katel venait à peine de sortir, et la porte restait encore ouverte, qu'une petite voix fraîche et gaie s'écriait dans la cuisine:
«Hé! bonjour, mademoiselle Katel; mon Dieu, que vous avez donc un grand dîner! toute la ville en parle.
—Chut!» fit la vieille servante.
Toutes les oreilles s'étaient dressées dans la salle, et le gros percepteur Hâan dit:
«Tiens! quelle jolie voix! avez-vous entendu? Hé! hé! hé! ce gueux de Kobus, voyez-vous ça!
—Katel... Katel!» s'écria Kobus en se retournant tout étonné.
La porte de la cuisine se rouvrit.
«Est-ce qu'on a oublié quelque chose, monsieur? demanda Katel.
—Non, mais qui est donc dehors?
—C'est la petite Sûzel, vous savez, la fille de Christel, votre fermier de Meisenthâl? Elle apporte des œufs et du beurre frais.
—Ah! c'est la petite Sûzel, tiens! tiens!... Eh bien, qu'elle entre; voilà plus de cinq mois que je ne l'ai vue.»
Katel se retourna:
«Sûzel, monsieur demande que tu entres.
—Ah mon Dieu! mademoiselle Katel, moi qui ne suis pas habillée!
—Sûzel, cria Kobus, arrive donc!»
Alors une petite fille blonde et rose, de seize à dix-sept ans, fraîche comme un bouton d'églantine, les yeux bleus, le petit nez droit aux narines délicates, les lèvres gracieusement arrondies, en petite jupe de laine blanche et casaquin de toile bleue, parut sur le seuil, la tête baissée, toute honteuse.
Tous les amis la regardaient d'un air d'admiration, et Kobus parut comme surpris de la voir.
«Que te voilà devenue grande, Sûzel! dit-il. Mais avance donc, n'aie pas peur, on ne veut pas te manger.
—Ah! je sais bien, fit la petite; mais c'est que je ne suis pas habillée, monsieur Kobus.
—Habillée! s'écria Hâan, est-ce que les jolies filles ne sont pas toujours assez bien habillées!»
Alors Fritz, se retournant, dit en hochant la tête et haussant les épaules:
«Hâan! Hâan! une enfant... une véritable enfant! Allons, Sûzel, viens prendre le café avec nous. Katel, apporte une tasse pour la petite.
—Oh! monsieur Kobus, je n'oserai jamais!
—Bah! bah!... Katel, dépêche-toi.»
Lorsque la vieille servante revint avec une tasse, Sûzel, rouge jusqu'aux oreilles, était assise, toute droite sur le bord de sa chaise, entre Kobus et le vieux rebbe.
«Eh bien, qu'est-ce qu'on fait à la ferme, Sûzel? Le père Christel va toujours bien?
—Oh! oui, monsieur, Dieu merci, fit la petite, il va toujours bien; il m'a chargée de bien des compliments pour vous, et la mère aussi.
—À la bonne heure, ça me fait plaisir. Vous avez eu beaucoup de neige cette année?
—Deux pieds autour de la ferme pendant trois mois, et il n'a fallu que huit jours pour la fondre.
—Alors les semailles ont été bien couvertes?
—Oui, monsieur Kobus. Tout pousse, la terre est déjà verte jusqu'au creux des sillons.
—C'est bien. Mais bois donc, Sûzel; tu n'aimes peut-être pas le café? Si tu veux un verre de vin?
—Oh non! j'aime le café, monsieur Kobus.»
Le vieux rebbe regardait la petite d'un air tendre et paternel; il voulut sucrer lui-même son café, disant:
«Ça, c'est une bonne petite fille; oui, une bonne petite fille, mais elle est un peu trop craintive. Allons, Sûzel, bois un petit coup, cela te donnera du courage.
—Merci, monsieur David,» répondit la petite à voix basse.
Et le vieux rebbe se redressa content, la regardant d'un air tendre tremper ses lèvres roses dans la tasse.
Tous regardaient avec un véritable plaisir cette jolie fille, si douce et si timide; Iôsef lui-même souriait. Il y avait en elle comme un parfum des champs, une bonne odeur de printemps et de grand air, quelque chose de riant et de doux, comme le babillement de l'alouette au-dessus des blés; en la regardant, il vous semblait être en pleine campagne, dans la vieille ferme, après la fonte des neiges.
«Alors, tout reverdit là-bas, reprit Fritz; est-ce qu'on a commencé le jardinage?
—Oui, monsieur Kobus; la terre est encore un peu fraîche; mais, depuis ces huit jours de soleil, tout vient; dans une quinzaine, nous aurons des petits radis. Ah! le père voudrait bien vous voir; nous avons tous le temps long après vous, nous vous attendons tous les jours; le père aurait bien des choses à vous dire. La Blanchette a fait veau la semaine dernière, et le petit vient bien: c'est une génisse blanche.
—Une génisse blanche? ah! tant mieux.
—Oui, les blanches donnent plus de lait, et puis c'est aussi plus joli que les autres.»
Il y eut un silence, et Kobus, voyant que la petite avait bu son café et qu'elle était tout embarrassée, lui dit:
«Allons, mon enfant, je suis bien content de t'avoir vue; mais puisque tu es si gênée avec nous, va voir la vieille Katel qui t'attend; elle te mettra un bon morceau de pâté dans ton panier, tu m'entends, tu lui diras ça, et une bouteille de vin pour le père Christel.
—Merci, monsieur Kobus,» dit la petite en se levant bien vite.
Elle fit une jolie révérence pour se sauver.
«N'oublie pas de dire là-bas que j'arriverai dans la quinzaine au plus tard, lui cria Fritz.
—Non, monsieur, je n'oublierai rien; on sera bien content.»
Elle s'échappa comme un oiseau de sa cage; et le vieux David, les yeux pétillants de joie, s'écria:
«Voilà ce qu'on peut appeler une jolie petite fille, et qui fera bientôt une bonne petite femme de ménage, je l'espère.
—Une bonne petite femme de ménage, j'en étais sûr! s'écria Kobus en riant aux éclats; le vieux posché-isroel ne peut voir une fille ou un garçon sans songer à les marier... Ah! ah! ah!
—Eh bien, oui! s'écria le vieux rebbe, la barbiche hérissée; oui, j'ai dit et je le répète: une bonne petite femme de ménage! Quel mal y a-t-il à cela? Dans deux ans, cette petite Sûzel peut être mariée, elle peut même avoir un petit poupon rose dans les bras.
—Allons, tais-toi, vieux, tu radotes.
—Je radote... c'est toi qui radotes, épicaures; pour tout le reste, tu parais avoir assez de bon sens, mais sur le chapitre du mariage, tu es un véritable fou.
—Bon, maintenant, c'est moi qui suis le fou, et David Sichel, l'homme raisonnable. Quelle diable d'idée possède le vieux rebbe, de vouloir marier tout le monde!
—N'est-ce pas la destination de l'homme et de la femme? Est-ce que Dieu n'a pas dit dès le commencement: «Allez, croissez et multipliez!» Est-ce que ce n'est pas une folie que de vouloir aller contre Dieu, de vouloir vivre...»
Mais alors Fritz se mit tellement à rire, que le vieux rebbe en devint tout pâle d'indignation:
«Tu ris! fit-il en se contenant; c'est facile de rire. Quand tu ferais ah! ah! ah! hé! hé! hé! hi! hi! hi! jusqu'à la fin des siècles, cela prouverait grand'chose, n'est-ce pas? Si seulement une fois tu voulais raisonner avec moi, comme je t'aplatirais! Mais tu ris, tu ouvres ta grande bouche: «Ah! ah! ah!» et ton nez s'étend sur tes joues comme une tache d'huile, et tu crois m'avoir vaincu. Ce n'est pas cela, Kobus, ce n'est pas ainsi qu'on raisonne.»
En parlant, le vieux rebbe faisait des gestes si comiques, il imitait la façon de rire de Kobus avec des grimaces si grotesques, que toute la salle ne put y tenir, et que Fritz lui-même dut se serrer l'estomac pour ne pas éclater.
«Non, ce n'est pas ça, poursuivit David avec une vivacité singulière. Tu ne penses pas, tu n'as jamais réfléchi.
—Moi, je ne fais que cela, dit Kobus en essuyant ses grosses joues, où serpentaient les larmes; si je ris, c'est à cause de tes idées étranges. Tu me crois aussi par trop innocent. Voilà quinze ans que je vis tranquille avec ma vieille Katel, que j'ai tout arrangé chez moi pour être à mon aise: quand je veux me promener, je me promène: quand je veux m'asseoir et dormir, je m'assois et je dors; quand je veux prendre une chope, je la prends; si l'idée me passe par la tête d'inviter trois, quatre, cinq amis, je les invite. Et tu voudrais me faire changer tout cela? tu voudrais m'amener une femme, qui bouleverserait tout de fond en comble? Franchement, David, c'est trop fort!
—Tu crois donc, Kobus, que tout ira de même jusqu'à la fin? Détrompe-toi, garçon; l'âge arrive, et, d'après le train que tu mènes, je prévois que ton gros orteil t'avertira bientôt que la plaisanterie a duré trop longtemps. Alors, tu voudras bien avoir une femme!
—J'aurai Katel.
—Ta vieille Katel a fait son temps comme moi. Tu seras forcé de prendre une autre servante qui te grugera, qui te volera, Kobus, pendant que tu seras en train de soupirer dans ton fauteuil, avec la goutte au pied.
—Bah! interrompit Fritz, si la chose arrive... alors comme alors, il sera temps d'aviser. En attendant, je suis heureux, parfaitement heureux. Si je prenais maintenant une femme, et je me suppose de la chance, je suppose que ma femme soit excellente, bonne ménagère et tout ce qui s'ensuit, eh bien! David, il ne faudrait pas moins la mener promener de temps en temps, la conduire au bal de M. le bourgmestre ou de madame la sous-préfète; il faudrait changer mes habitudes, je ne pourrais plus aller le chapeau sur l'oreille, ou sur la nuque, la cravate un peu débraillée, il faudrait renoncer à la pipe... ce serait l'abomination de la désolation: je tremble rien que d'y penser. Tu vois que je raisonne mes petites affaires aussi bien qu'un vieux rebbe qui prêche à la synagogue. Avant tout, tâchons d'être heureux.
—Tu raisonnes mal, Kobus.
—Comment! je raisonne mal! Est-ce que le bonheur n'est pas notre but à tous?
—Non, ce n'est pas notre but; sans cela, nous serions tous heureux: on ne verrait pas tant de misérables; Dieu nous aurait donné les moyens de remplir notre but; il n'aurait eu qu'à le vouloir. Ainsi, Kobus, il veut que les oiseaux volent, et les oiseaux ont des ailes; il veut que les poissons nagent, et les poissons ont des nageoires; il veut que les arbres fruitiers portent des fruits en leur saison, et ils portent des fruits: chaque être reçoit les moyens d'atteindre son but. Et puisque l'homme n'a pas de moyens pour être heureux, puisque peut-être en ce moment, sur toute la terre, il n'y a pas un seul homme heureux, ayant les moyens de rester toujours heureux, cela prouve que Dieu ne le veut pas.
—Et qu'est-ce qu'il veut donc, David?
—Il veut que nous méritions le bonheur, et cela fait une grande différence, Kobus; car pour mériter le bonheur, soit dans ce bas monde, soit dans un autre, il faut commencer par remplir ses devoirs, et le premier de ces devoirs, c'est de se créer une famille, d'avoir une femme et des enfants, d'élever des honnêtes gens, et de transporter à d'autres le dépôt de la vie qui nous a été confié.
—Il a de drôles d'idées tout de même, ce vieux rebbe, dit alors Frédéric Schoûltz, en remplissant sa tasse de kirschenwasser, on croirait qu'il pense ce qu'il dit.
—Mes idées ne sont pas drôles, répondit David gravement, elles sont justes. Si ton père boulanger avait raisonné comme toi, s'il avait voulu se débarrasser de tous les tracas et mener une vie inutile aux autres, et si le père Zacharias Kobus avait eu la même façon de voir, vous ne seriez pas là, le nez rouge et le ventre à table, à vous goberger aux dépens de leur travail. Vous pouvez rire du vieux rebbe, mais il a la satisfaction de vous dire au moins ce qu'il pense. Ces anciens-là plaisantaient aussi quelquefois; seulement pour les choses sérieuses ils raisonnaient sérieusement, et je vous dis qu'ils se connaissaient mieux en bonheur que vous. Te rappelles-tu, Kobus, ton père, le vieux Zacharias, si grave à son tribunal; te rappelles-tu quand il revenait à la maison, entre onze heures et midi, son grand carton sous le bras, et qu'il te voyait de loin jouer sur la porte, comme sa figure changeait, comme il se mettait à sourire en lui-même, on aurait dit qu'un rayon de soleil descendait sur lui. Et quand, dans cette même chambre où nous sommes, il te faisait sauter sur ses genoux, et que tu disais mille sottises, comme à l'ordinaire, était-il heureux le pauvre homme! Va donc chercher dans ta cave ta meilleure bouteille de vin, et pose-la devant toi, nous verrons si tu ris comme lui, si ton cœur saute de plaisir, si tes yeux brillent, et si tu te mets à chanter l'air des Trois houzards, comme il le chantait pour te réjouir!
—David! s'écria Fritz tout attendri, parlons d'autre chose!
—Non; tous vos plaisirs de garçon, tout votre vieux vin que vous buvez entre vous, tout votre égoïsme et vos plaisanteries, tout cela n'est rien... c'est de la misère auprès du bonheur de famille: c'est là que vous êtes vraiment heureux, parce que vous êtes aimé; c'est là que vous louez le Seigneur de ses bénédictions; mais vous ne comprenez pas ces choses; je vous dis ce que je pense de plus vrai, de plus juste, et vous ne m'écoutez pas!»
En parlant ainsi, le vieux rebbe semblait tout ému; le gros percepteur Hâan le regardait, les yeux écarquillés, et Iôsef, de temps en temps, murmurait des paroles confuses.
«Que penses-tu de cela, Iôsef? dit à la fin Kobus au bohémien.
—Je pense comme le rebbe David, dit-il; mais je ne peux pas me marier, puisque j'aime le grand air et que mes petits pourraient mourir sur la route.»
Fritz était devenu rêveur.
«Oui, il ne parle pas mal, pour un vieux posché-isroel, fit-il en riant; mais je m'en tiens à mon idée, je suis garçon et je resterai garçon.
—Toi! s'écria David. Eh bien! écoute ceci, Kobus: je n'ai jamais fait le prophète, mais, aujourd'hui, je te prédis que tu te marieras.
—Que je me marierai? Ah! ah! ah! David, tu ne me connais pas encore.
—Tu te marieras! s'écria le vieux rebbe, en nasillant d'un air ironique; tu te marieras!
—Je parierais bien que non.
—Ne parie pas, Kobus, tu perdrais.
—Eh bien! si... je te parie... voyons... je te parie mon coin de vigne du Sonneberg; tu sais, ce petit clos qui produit de si bon vin blanc, mon meilleur vin, et que tu connais, rebbe, je te le parie...
—Contre quoi?
—Contre rien du tout.
—Et moi j'accepte, fit David, ceux-ci sont témoins que j'accepte! Je boirai du bon vin qui ne me coûtera rien, et après moi, mes deux garçons en boiront aussi, hé! hé! hé!
—Sois tranquille, David, fit Kobus en se levant, ce vin-là ne vous montera jamais à la tête.
—C'est bon, c'est bon, j'accepte; voici ma main, Fritz.
—Et voici la mienne, rebbe.»
Kobus alors, se tournant, demanda:
«Est-ce que nous n'irons pas nous rafraîchir au Grand-Cerf?
—Oui, allons à la brasserie, s'écrièrent les autres, cela finira bien notre journée. Dieu de Dieu! quel dîner nous venons de faire!»
Tous se levèrent et prirent leurs chapeaux; le gros percepteur Hâan et le grand Frédéric Schoûltz marchaient en avant, Kobus et Iôsef ensuite, et le vieux David Sichel tout joyeux derrière. Ils remontèrent bras dessus, bras dessous, la vieille rue des Capucins, et entrèrent à la brasserie du Grand-Cerf, en face des vieilles Halles.
VI
Kobus, le lendemain, se lève la tête lourde; il appelle Katel et accuse la bière. Après avoir mangé la soupe aux oignons et une oreille de veau à la vinaigrette, il sort et va, sans y penser, à la porte de Phalsbourg qui mène à sa ferme de Meisenthâl, tenue par le père de la petite Sûzel. Il monte le col des genêts, et voit passer dans l'air bleu un couple de tourterelles que l'amour porte et qui se becquètent sur les rochers. Cette vue le réjouit.
Tout en descendant le sentier en zigzag, Fritz regardait la petite Sûzel faire la lessive à la fontaine, les pigeons tourbillonner par volées de dix à douze autour du pigeonnier, et le père Christel, sa grande cougie[28] au poing, ramenant les bœufs de l'abreuvoir. Cet ensemble champêtre le réjouissait, et il écoutait avec une véritable satisfaction la voix du chien Mopsel résonner avec les coups de battoir dans la vallée silencieuse, et les mugissements des bœufs se prolonger jusque dans la forêt de hêtres en face, où restaient encore quelques plaques de neige jaunâtre au pied des arbres.
Mais ce qui lui faisait le plus de plaisir, c'était la petite Sûzel, courbée sur sa planchette, savonnant le linge, le battant et le tordant à tour de bras comme une bonne petite ménagère. Chaque fois qu'elle levait son battoir tout luisant d'eau de savon, le soleil, brillant dessus, envoyait un éclair jusqu'au haut de la côte.
Fritz, jetant par hasard un coup d'œil dans le fond de la gorge où la Lauter serpente au milieu des prairies, vit, à la pointe d'un vieux chêne, un busard qui observait les pigeons tourbillonnant autour de la ferme. Il le mit en joue avec sa canne: aussitôt l'oiseau partit, jetant un miaulement sauvage dans la vallée, et tous les pigeons, à ce cri de guerre, se replièrent comme un éventail dans le colombier.
Alors Kobus, riant en lui-même, repartit en trottant dans le sentier, jusqu'à ce qu'une petite voix claire se mît à crier:
«M. Kobus!... voici M. Kobus!»
C'était Sûzel qui venait de l'apercevoir et qui s'élançait sous le hangar pour appeler son père.
Il atteignait à peine le chemin des voitures, au pied de la côte, que le vieux fermier anabaptiste, avec son large collier de barbe, son chapeau de crin, sa camisole de laine grise garnie d'agrafes de laiton, venait à sa rencontre, la figure épanouie, et s'écriait d'un ton joyeux:
«Soyez le bienvenu, monsieur Kobus! soyez le bienvenu. Vous nous faites un grand plaisir en ce jour; nous n'espérions pas vous voir sitôt. Que le ciel soit loué de vous avoir décidé pour aujourd'hui!
—Oui, Christel, c'est moi, dit Fritz en donnant une poignée de main au brave homme; l'idée de venir m'a pris tout à coup, et me voilà. Hé! hé! hé! je vois avec satisfaction que vous avez toujours bonne mine, père Christel.
—Oui, le ciel nous a conservé la santé, monsieur Kobus. C'est le plus grand bien que nous puissions souhaiter, qu'il en soit béni! Mais tenez, voici ma femme que la petite est allée prévenir.»
En effet, la bonne mère Orchel, grosse et grasse, avec sa coiffe de taffetas noir, son tablier blanc et ses gros bras ronds sortant des manches de chemise, accourait aussi, la petite Sûzel derrière elle.
«Ah! Seigneur Dieu! c'est vous, monsieur Kobus, disait la bonne femme toute riante, de si bonne heure. Ah! quelle bonne surprise vous nous faites.
—Oui, mère Orchel. Tout ce que je vois me réjouit: j'ai donné un coup d'œil sur les vergers, tout pousse à souhait: et j'ai vu tout à l'heure le bétail qui rentrait de l'abreuvoir, il m'a paru en bon état.
—Oui, oui, tout est bien,» dit la grosse fermière.
On voyait qu'elle avait envie d'embrasser Kobus, et la petite Sûzel paraissait aussi bien heureuse.
Deux garçons de labour, en blouse, sortaient alors avec la charrue attelée. Ils levèrent leur bonnet en criant:
«Bonjour, monsieur Kobus!
—Bonjour Johann; bonjour Kasper,» dit-il tout joyeux.
Il s'était rapproché de la vieille ferme, dont la façade était couverte d'un lattis où grimpaient, jusque sous le toit, six ou sept gros ceps de vigne noueux; mais les bourgeons se montraient à peine.
À droite de la petite porte ronde se trouvait un banc de pierre. Plus loin, sous le toit du hangar, qui s'avançait en auvent jusqu'à douze pieds du sol, étaient entassés pêle-mêle les herses, les charrues, le hache-paille, les scies et les échelles. On y voyait aussi, contre la porte de la grange, une grande trouble à pêcher, et au-dessus, entre les poutres du hangar, pendaient des bottes de paille où des nichées de pierrots avaient élu domicile. Le chien Mopsel, un petit chien de berger à poils gris de fer, grosse moustache et queue traînante, venait se frotter à la jambe de Fritz, qui lui passait la main sur la tête.
C'est ainsi qu'au milieu des éclats de rire et des joyeux propos qu'inspirait à tous l'arrivée de ce bon Kobus, ils entrèrent ensemble dans l'allée, puis dans la chambre commune de la ferme, une grande salle blanchie à la chaux, haute de huit à neuf pieds, et le plafond rayé de poutres brunes. Trois fenêtres à vitres octogones s'ouvraient sur la vallée; une autre petite, derrière, prenait jour sur la côte. Le long des fenêtres s'étendait une longue table de hêtre, les jambes en X, avec un banc de chaque côté; derrière la porte, à gauche, se dressait le fourneau de fonte en pyramide, et sur la table se trouvaient cinq ou six petits gobelets et la cruche de grès à fleurs bleues; de vieilles images de saintes, enluminées de vermillon et encadrées de noir, complétaient l'ameublement de cette pièce.
«Monsieur, dit Christel, vous dînerez ici, n'est-ce pas?
—Cela va sans dire.
—Bon. Tu sais, Orchel, ce qu'aime M. Kobus?
—Oui, sois tranquille. Nous avons justement fait la pâte ce matin.
—Alors, asseyons-nous. Êtes-vous fatigué, monsieur Kobus? Voulez-vous changer de souliers? mettre mes sabots?
—Vous plaisantez, Christel. J'ai fait ces deux petites lieues sans m'en apercevoir.
—Allons, tant mieux. Mais tu ne dis rien à M. Kobus, Sûzel?
—Que veux-tu que je lui dise? Il voit bien que je suis là et que nous avons tous du plaisir à le recevoir chez nous.
—Elle a raison, père Christel. Nous avons assez causé hier nous deux. Elle m'a tout raconté ce qui se passe ici. Je suis content d'elle: c'est une bonne petite fille. Mais puisque nous y sommes et que la mère Orchel nous apprête des noudels, savez-vous ce que nous allons faire en attendant? Allons voir un peu les champs, le verger, le jardin. Il y a si longtemps que je n'étais sorti que cette petite course n'a fait que me dégourdir les jambes.
—Avec plaisir, monsieur Kobus. Sûzel, tu peux aider ta mère; nous reviendrons dans une heure.»
Alors Fritz et le père Christel ressortirent, et comme ils reprenaient le chemin de la cour, Kobus, en passant, vit le reflet de la flamme au fond la cuisine. La fermière pétrissait la pâte sur l'évier.
«Dans une heure, monsieur Kobus, lui cria-t-elle.
—Oui, mère Orchel, oui, dans une heure.»
Et ils sortirent.
VII
Kobus et son fermier Christel se promènent çà et là en attendant le dîner. Christel propose à Kobus de construire un réservoir pour doubler la pêche du poisson; Kobus accepte et s'établit pour quinze jours dans la ferme pour surveiller et presser l'œuvre du réservoir.
Les deux fenêtres de Kobus s'ouvraient sur le toit du hangar; il n'avait pas même besoin de se lever pour voir où l'ouvrage en était, car de son lit il découvrait d'un coup d'œil la rivière, le verger en face et la côte au-dessus. C'était comme fait exprès pour lui.
Au petit jour, quand le coq lançait son cri dans la vallée encore toute grise, et qu'au loin, bien loin, les échos du Bichelberg lui répondaient dans le silence; quand Mopsel se retournait dans sa niche, après avoir lancé deux ou trois aboiements; quand la haute grive faisait entendre sa première note dans les bois sonores; puis, quand tout se taisait de nouveau quelques secondes, et que les feuilles se mettaient à frissonner sans que l'on ait jamais su pourquoi, et comme pour saluer, elles aussi, le père de la lumière et de la vie, et qu'une sorte de pâleur s'étendait dans le ciel, alors Kobus s'éveillait; il avait entendu ces choses avant d'ouvrir les yeux et regardait.
Tout était encore sombre autour de lui, mais en bas, dans l'allée, le garçon de labour marchait d'un pas pesant; il entrait dans la grange et ouvrait la lucarne du fenil, sur l'écurie, pour donner le fourrage aux bêtes. Les chaînes remuaient, les bœufs mugissaient tout bas, comme endormis, les sabots allaient et venaient.
Bientôt après, la mère Orchel descendait dans la cuisine; Fritz, tout en écoutant la bonne femme allumer du feu et remuer les casseroles, écartait ses rideaux et voyait les petites fenêtres grises se découper en noir sur l'horizon pâle.
Quelquefois un nuage, léger comme un écheveau de pourpre, indiquait que le soleil allait paraître entre les deux côtes en face, dans dix minutes, un quart d'heure.
Mais déjà la ferme était pleine de bruits: dans la cour, le coq, les poules, le chien, tout allait, venait, caquetait, aboyait. Dans la cuisine, les casseroles tintaient, le feu pétillait, les portes s'ouvraient et se refermaient. Une lanterne passait dehors sous le hangar. On entendait trotter au loin les ouvriers arrivant de Bichelberg.
Puis, tout à coup, tout devenait blanc: c'était lui, le soleil, qui venait enfin de paraître. Il était là, rouge, étincelant comme de l'or. Fritz, le regardant monter entre les deux côtes, pensait: «Dieu est grand!»
Et plus bas, voyant les ouvriers piocher, traîner la brouette, il se disait: «Ça va bien!»
Il entendait aussi la petite Sûzel monter et descendre l'escalier en trottant comme une perdrix, déposer ses souliers cirés à la porte, et faire doucement, pour ne pas l'éveiller. Il souriait en lui-même, surtout quand le chien Mopsel se mettait à aboyer dans la cour et qu'il entendait la petite lui crier d'une voix étouffée:
«Chut! chut! Ah! le gueux, il est capable d'éveiller M. Kobus!
—C'est étonnant, pensait-il, comme cette petite prend soin de moi; elle devine tout ce qui peut me faire plaisir! À force de dumfnoudels, j'en avais assez; j'aurais voulu des œufs à la coque, elle m'en a fait sans que j'aie dit un mot; ensuite j'avais assez d'œufs, elle m'a fait des côtelettes aux fines herbes... C'est une enfant pleine de bon sens; cette petite Sûzel m'étonne!»
Et, songeant à ces choses, il s'habillait et descendait; les gens de la ferme avaient fini leur repas du matin; ils attachaient la charrue et se mettaient en route.
La petite nappe blanche était déjà mise au bout de la table, le couvert, la chopine de vin et la grosse carafe d'eau fraîche dessus, toute scintillante de gouttelettes. Les fenêtres de la salle, ouvertes sur la vallée, laissaient entrer par bouffées les âpres parfums des bois.
En ce moment le père Christel arrivait déjà quelquefois de la côte, la blouse chargée de rosée et les souliers chargés de glèbe jaune.
«Eh bien, monsieur Kobus, s'écriait le brave homme, comment ça va-t-il ce matin?
—Mais très-bien, père Christel; je me plais de plus en plus ici, je suis comme un coq en pâte; votre petite Sûzel ne me laisse manquer de rien.»
Si Sûzel se trouvait là, aussitôt elle rougissait et se sauvait bien vite, et le vieil anabaptiste disait:
«Vous faites trop d'éloges à cette enfant, monsieur Kobus; vous la rendrez orgueilleuse d'elle-même.
—Bah! bah! il faut bien l'encourager, que diable; c'est tout à fait une bonne petite femme de ménage; elle fera la satisfaction de vos vieux jours, père Christel.
—Dieu le veuille, monsieur Kobus, Dieu le veuille, pour son bonheur et pour le nôtre!
Ils déjeunaient alors ensemble, puis allaient voir les travaux, qui marchaient très-bien et prenaient une belle tournure. Après cela, le fermier retournait aux champs, et Fritz rentrait fumer une bonne pipe dans sa chambre, les deux coudes au bord de sa fenêtre, sous le toit, regardant travailler les ouvriers, les gens de la ferme aller et venir, mener le bétail à la rivière, piocher le jardin, la mère Orchel semer des haricots, et Sûzel entrer dans l'étable, avec un petit cuveau de sapin bien propre pour traire les vaches, ce qu'elle faisait le matin vers sept heures, et le soir à huit heures, après le souper.
Souvent alors il descendait, afin de jouir de ce spectacle, car il avait fini par prendre goût au bétail, et c'était un véritable plaisir pour lui de voir ces bonnes vaches, calmes et paisibles, se retourner à l'approche de la petite Sûzel, avec leurs museaux roses ou bleuâtres, et se mettre à mugir en chœur comme pour la saluer.
«Allons, Schwartz; allons, Horni... retournez-vous... laissez-moi passer!» leur criait Sûzel en les poussant de sa petite main potelée.
Elles ne la quittaient pas de l'œil, tant elles l'aimaient; et quand, assise sur son tabouret de bois à trois pieds, elle se mettait à traire, la grande Blanche ou la petite Rœsel se retournaient sans cesse pour lui donner un coup de langue, ce qui la fâchait plus qu'on ne peut dire.
«Je n'en viendrai jamais à bout, c'est fini!» s'écriait-elle.
Et Fritz, regardant cela par la lucarne, riait de bon cœur.
Quelquefois, dans l'après-midi, il détachait la nacelle et descendait jusqu'aux roches grises de la forêt de bouleaux. Il jetait le filet sur ces fonds de sable; mais rarement il prenait quelque chose, et, toujours en ramant pour remonter le courant jusqu'à la ferme, il pensait:
«Ah! quelle bonne idée nous avons eue de creuser un réservoir; d'un coup de filet, je vais avoir plus de poisson que je n'en prendrais en quinze jours dans la rivière.»
Ainsi s'écoulait le temps à la ferme, et Kobus s'étonnait de regretter si peu sa cave, sa cuisine, sa vieille Katel et la bière du Grand-Cerf, dont il s'était fait une habitude depuis quinze ans.
«Je ne pense pas plus à tout cela, se disait-il parfois le soir, que si ces choses n'avaient jamais existé. J'aurais du plaisir à voir le vieux rebbe David, le grand Frédéric Schoûltz, le percepteur Hâan, c'est vrai; je ferais volontiers le soir une partie de youcker avec eux, mais je m'en passe très-bien, il me semble même que je me porte mieux, que j'ai les jambes plus dégourdies et meilleur appétit; cela vient du grand air. Quand je retournerai là-bas, je vais avoir une mine de chanoine, fraîche, rose, joufflue; on ne verra plus mes yeux, tant j'engraisse... Ah! ah! ah!»
Un jour, Sûzel ayant eu l'idée de chercher en ville une poitrine de veau bien grasse, et de la farcir de petits oignons hachés et de jaunes d'œufs, et d'ajouter à ce dîner des beignets d'une sorte particulière, saupoudrés de cannelle et de sucre, Fritz trouva cela de si bon goût, qu'ayant appris que Sûzel avait seule préparé ces friandises, il ne put s'empêcher de dire à l'anabaptiste, après le repas:
«Écoutez, Christel, vous avez une enfant extraordinaire pour le bon sens et l'esprit. Où diable Sûzel peut-elle avoir appris tant de choses? Cela doit être naturel.
—Oui, monsieur Kobus, dit le vieux fermier, c'est naturel: les uns naissent avec des qualités, et les autres n'en ont pas, malheureusement pour eux. Tenez, mon chien Mopsel, par exemple, est très-bon pour aboyer contre les gens; mais si quelqu'un voulait en faire un chien de chasse, il ne serait plus bon à rien. Notre enfant, monsieur Kobus, est née pour conduire un ménage; elle sait rouir le chanvre, filer, laver, battre le beurre, presser le fromage et faire la cuisine aussi bien que ma femme. On n'a jamais eu besoin de lui dire: «Sûzel, il faut s'y prendre de telle manière.» C'est venu tout seul, et voilà ce que j'appelle une vraie femme de ménage... dans deux ou trois ans, bien entendu, car, maintenant, elle n'est pas encore assez forte pour les grands travaux; mais ce sera une vraie femme de ménage; elle a reçu le don du Seigneur; elle fait ces choses avec plaisir. «Quand on est forcé de porter son chien à la chasse, disait le vieux garde Frœlig, cela va mal; les vrais chiens de chasse y vont tout seuls, on n'a pas besoin de leur dire: Ça, c'est un moineau, ça une caille ou une perdrix; ils ne tombent jamais en arrêt devant une motte de terre comme devant un lièvre.» Mopsel, lui, ne ferait pas la différence. Mais quant à Sûzel, j'ose dire qu'elle est née pour tout ce qui regarde la maison.
—C'est positif, dit Fritz. Mais le don de la cuisine, voyez-vous, est une véritable bénédiction. On peut rouir le chanvre, filer, laver, tout ce que vous voudrez, avec des bras, des jambes et de la bonne volonté; mais distinguer une sauce d'une autre, et savoir les appliquer à propos, voilà quelque chose de rare. Aussi j'estime plus ces beignets que tout le reste; et pour les faire aussi bons, je soutiens qu'il faut mille fois plus de talent que pour lisser et filer cinquante aunes de toile.
—C'est possible, monsieur Kobus; vous êtes plus fort sur ces articles que moi.
—Oui, Christel, et je suis si content de ces beignets, que je voudrais savoir comment elle s'y est prise pour les faire.
—Eh! nous n'avons qu'à l'appeler, dit le vieux fermier; elle nous expliquera cela.—Sûzel! Sûzel!»
Sûzel était justement en train de battre le beurre dans la cuisine, le tablier blanc à bavette serré à la taille, agrafé sur la nuque, et remontant du bas de sa petite jupe de laine bleue à son joli menton rose. Des centaines de petites taches blanches mouchetaient ses bras dodus et ses joues; il y en avait jusque dans ses cheveux, tant elle mettait d'ardeur à son ouvrage. C'est ainsi qu'elle entra tout animée, demandant:
«Quoi donc, mon père?»
Et Fritz, la voyant ainsi, fraîche et souriante, ses grands yeux bleus écarquillés d'un air naïf, et sa petite bouche entr'ouverte laissant apercevoir de jolies dents blanches, Fritz ne put s'empêcher de faire la réflexion qu'elle était appétissante comme une assiette de fraises à la crème.
«Qu'est-ce qu'il y a, mon père, fit-elle de sa petite voix gaie; vous m'avez appelée?
—Oui; voici M. Kobus qui trouve tes beignets si bons, qu'il voudrait bien en connaître la recette.»
Alors Sûzel devint toute rouge de plaisir:
«Oh! M. Kobus veut rire de moi.»
—Non, Sûzel; ces beignets sont délicieux; comment les as-tu faits, voyons?
—Oh! monsieur Kobus, ça n'est pas difficile... mais, si vous voulez, j'écrirai cela... vous pourriez oublier.
—Comment! elle sait écrire, père Christel?
—Elle tient tous les comptes de la ferme depuis deux ans, dit le vieil anabaptiste.
—Diable... diable... voyez-vous cela... mais c'est une vraie ménagère... Je n'oserai plus la tutoyer tout à l'heure... Eh bien, Sûzel, c'est convenu, tu écriras la recette.»
Alors Sûzel, heureuse comme une petite reine, rentra dans la cuisine, et Kobus alluma sa pipe en attendant le café.
«Et, dit la mère Orchel, Sûzel qui pensait vous servir des radis un de ces jours!
—Que voulez-vous, répondit Fritz, je ne demanderais pas mieux que de rester; mais j'ai de l'argent à recevoir, des quittances à donner; j'ai peut-être des lettres qui m'attendent. Et puis, dans une quinzaine, je reviendrai poser les grilles, alors je verrai tout ce que vous me dites.
—Enfin, puisqu'il le faut, dit le fermier, n'en parlons plus; mais c'est fâcheux tout de même.
—Sans doute, Christel; je le regrette aussi.»
La petite Sûzel ne dit rien, mais elle paraissait toute triste, et ce soir-là Kobus, fumant comme d'habitude une pipe à sa fenêtre, avant de se coucher, ne l'entendit pas chanter de sa jolie voix de fauvette, en lavant la vaisselle. Le ciel, à droite, vers Hunebourg, était rouge comme une braise, tandis que les coteaux en face, à l'autre bout de l'horizon, passaient des teintes d'azur au violet sombre, et finissaient par disparaître dans l'abîme.
La rivière, au fond de la vallée, fourmillait de poussière d'or; et les saules, avec leurs longues feuilles pendantes, les joncs avec leurs flèches aiguës, les osiers et les trembles, papillotant à la brise, se dessinaient en larges hachures noires sur ce fond lumineux. Un oiseau des marais, quelque martin-pêcheur sans doute, jetait de seconde en seconde, dans le silence, son cri bizarre. Puis tout se tut, et Fritz se coucha.
Le lendemain, à huit heures, il avait déjeuné, et debout, le bâton à la main devant la ferme, avec le vieil anabaptiste et la mère Orchel, il allait partir.
«Mais où donc est Sûzel? s'écria-t-il; je ne l'ai pas encore vue ce matin.
—Elle doit être à l'étable ou dans la cour, dit la fermière.
—Eh bien, allez la chercher; je ne puis quitter Meisenthâl sans lui dire adieu.»
Orchel entra dans la maison, et quelques instants après Sûzel paraissait, toute rouge.
«Hé! Sûzel, arrive donc, lui cria Kobus; il faut que je te remercie; je suis content de toi, tu m'as bien traité. Et pour te prouver ma satisfaction, tiens, voici un goulden, dont tu feras ce que tu voudras.
Mais Sûzel, au lieu d'être joyeuse à ce cadeau, parut toute confuse.
«Merci, monsieur Kobus,» dit-elle.
Et comme Fritz insistait, disant:
«Prends donc cela, Sûzel, tu l'as bien gagné...»
Elle, détournant la tête, se prit à fondre en larmes.
«Qu'est-ce que cela signifie? dit alors le père Christel; pourquoi pleures-tu?
—Je ne sais pas, mon père,» fit-elle en sanglotant.
Et Kobus de son côté pensa:
«Cette petite est fière, elle croit que je la traite comme une servante, et cela lui fait de la peine.»
C'est pourquoi, remettant le goulden dans sa poche, il dit:
«Écoute, Sûzel, je t'achèterai moi-même quelque chose, cela vaudra mieux. Seulement, il faut que tu me donnes la main; sans cela, je croirai que tu es fâchée contre moi.»
Alors Sûzel, sa jolie figure cachée dans son tablier, et la tête penchée en arrière sur l'épaule, lui tendit la main; et quand Fritz l'eut serrée, elle rentra dans l'allée en courant.
«Les enfants ont de drôles d'idées, dit l'anabaptiste. Tenez, elle a cru que vous vouliez la payer des choses qu'elle a faites de bon cœur.
—Oui, dit Kobus; je suis bien fâché de l'avoir chagrinée.»
VIII
Kobus se lasse de la ferme, revient après quelques jours à la ville; il va voir le vieux rebbe, qui le chicane toujours sur l'article du mariage:
Avant de répondre, David Sichel prit un air grave:
«Kobus, dit-il, je me rappelle une vieille histoire, dont chacun peut faire son profit. Avant d'être des ânes, disait cette histoire, les ânes étaient des chevaux; ils avaient le jarret solide, la tête petite, les oreilles courtes et du crin à la queue, au lieu d'une touffe de poils. Or il advint qu'un de ces chevaux, le grand grand-père de tous les ânes, se trouvant un jour dans l'herbe jusqu'au ventre, se dit à lui-même: «Cette herbe est trop grossière pour moi; ce qu'il me faut, c'est de la fine fleur, tellement délicate qu'un autre cheval n'en ait encore goûté de pareille.» Il sortit de ce pâturage, à la recherche de sa fine fleur. Plus loin, il trouva des herbes plus grossières que celles qu'il venait de quitter: il s'en indigna. Plus loin, au bord d'un marais, il trouva des flèches d'eau et marcha par-dessus. Puis il fit le tour du marais, entra dans un pays aride, toujours à la recherche de sa fine fleur; mais il ne trouva même plus de mousse. Il eut faim, il regarda de tous côtés, vit des chardons dans un creux... et les mangea de bon appétit. Alors ses oreilles poussèrent; il eut une touffe de poils à la queue, il voulut hennir, et se mit à braire: c'était le premier des ânes!»
Fritz, au lieu de rire à cette histoire, en fut vexé sans savoir pourquoi.
«Et s'il n'avait pas mangé de chardons? dit-il.
—Alors, il aurait été moins qu'un âne vivant, il aurait été un âne mort.
—Tout cela ne signifie rien, David.
—Non: seulement, il vaut mieux se marier jeune, que de prendre sa servante pour femme, comme font tous les vieux garçons. Crois-moi...
—Va-t'en au diable! s'écria Kobus en se levant. Voici midi qui sonne, et je n'ai pas le temps de te répondre.»
David l'accompagna jusque sur le seuil, riant en lui-même.
Et comme ils se séparaient:
«Écoute, Kobus, fit-il d'un air fin, tu n'as pas voulu des femmes que je t'ai présentées, tu n'as peut-être pas eu tort. Mais bientôt tu t'en chercheras une toi-même.
—Posché-isroel! répondit Kobus, posché-isroel!»
Il haussa les épaules, joignit les mains d'un air de pitié et s'en alla.
«David, criait Sourlé dans la cuisine, le dîner est prêt, mets donc la table!»
Mais le vieux rebbe, ses yeux fins plissés d'un air ironique, suivit Fritz du regard jusque hors la porte cochère: puis il rentra, riant tout bas de ce qui venait d'arriver.
IX
L'ennui le reprend à la ville, il regrette à son insu la ferme et la petite Sûzel. Il retrouve dans sa poche la recette des beignets de Sûzel. Il en commande à Katel, mais il ne les trouve pas si bons.
Survient le rebbe, le faiseur de mariages.
«Quel chagrin as-tu?
—De ce que tu ne puisses pas vider un verre de vin avec moi et goûter ces beignets: quelque chose d'extraordinaire!»
David s'assit en riant à son tour.
«Tu les a inventés, n'est-ce pas? dit-il. Tu fais toujours des inventions pareilles.
—Non, rebbe, non; ce n'est ni moi ni Katel. Je serais fier d'avoir inventé ces beignets, mais rendons à César ce qui est à César: l'honneur en revient à la petite Sûzel... tu sais, la fille de l'anabaptiste?
—Ah! dit le vieux rebbe en attachant sur Kobus son œil gris; tiens! tiens!... et tu les trouves si bons.
—Délicieux, David!
—Hé! hé! hé! oui... cette petite est capable de tout... même de satisfaire un gourmand de ton espèce.
«Cette petite Sûzel m'a plu d'abord, dit-il; elle est intelligente. Dans trois ou quatre ans, elle connaîtra la cuisine comme ta vieille Katel; elle conduira son mari par le bout du nez: et si c'est un homme d'esprit, lui-même reconnaîtra que c'était le plus grand bonheur qui pût lui arriver.
—Ah! ah! ah! cette fois, David, je suis d'accord avec toi, fit Kobus; tu ne dis rien de trop. C'est étonnant que le père Christel et la mère Orchel, qui n'ont pas quatre idées dans la tête, aient mis ce joli petit être au monde. Sais-tu qu'elle conduit déjà tout à la ferme?
—Qu'est-ce que je disais? s'écria David, j'en suis sûr! Vois-tu, Kobus, quand une femme a de l'esprit, qu'elle n'est point glorieuse, qu'elle ne cherche pas à rabaisser son mari pour s'élever elle-même, tout de suite elle se rend maîtresse; on est heureux, en quelque sorte, de lui obéir.»
En ce moment, je ne sais quelle idée passa par la tête de Fritz, il observa le vieux rebbe du coin de l'œil et dit:
«Elle fait très-bien les beignets, mais quant au reste...
—Et moi, s'écria David, je dis qu'elle fera le bonheur du brave fermier qui l'épousera, et que ce fermier-là deviendra riche et sera très-heureux! Depuis que j'observe les femmes, et il y a pas mal de temps, je crois m'y connaître, je sais tout de suite ce qu'elles sont et ce qu'elles valent, ce qu'elles seront et ce qu'elles vaudront. Eh bien! cette petite Sûzel m'a plu, et je suis content d'apprendre qu'elle fasse si bien les beignets.»
Ainsi rêvait Fritz en entrant dans sa chambre, et, s'étant couché, ces idées le suivirent encore quelque temps, puis il s'endormit.
Le lendemain, il n'y songeait plus, quand ses yeux tombèrent sur le vieux clavecin entre le buffet et la porte. C'était un petit meuble en bois de rose, à pieds grêles terminés en poire, et qui n'avait que cinq octaves. Depuis trente ans il restait là; Katel y déposait ses assiettes avant le dîner, et Kobus y jetait ses habits. À force de le voir, il n'y pensait plus; mais alors il lui sembla le retrouver après une longue absence. Il s'habilla tout rêveur; puis, regardant par la fenêtre, il vit Katel dehors, en train de faire ses provisions au marché. S'approchant aussitôt du clavecin, il l'ouvrit et passa les doigts sur ses touches jaunes: un son grêle s'échappa du petit meuble, et le bon Kobus, en moins d'une seconde, revit les trente années qui venaient de s'écouler. Il se rappela madame Kobus, sa mère, une femme jeune encore, à la figure longue et pâle, jouant du clavecin; M. Kobus, le juge de paix, assis auprès d'elle, son tricorne au bâton de la chaise, écoutant, et lui, Fritz, tout petit, assis à terre, avec le cheval de carton, criant: «Hue! hue!» pendant que le bonhomme levait le doigt et faisait: «Chut!» Tout cela lui passa devant les yeux, et bien d'autres choses encore.
Il s'assit, essaya quelques vieux airs et joua le Troubadour et l'antique romance du Croisé.
«Je n'aurais jamais cru me rappeler d'une seule note, se dit-il; c'est étonnant comme ce vieux clavecin a gardé l'accord; il me semble l'avoir entendu hier.»
Et se baissant, il se mit à tirer les vieux cahiers de leur caisse: le Siége de Prague, la Cenerentola, l'ouverture de la Vestale, et puis de vieilles romances d'amour, de petits airs gais, mais toujours de l'amour: l'amour qui rit et l'amour qui pleure: rien en deçà, rien au delà!
Kobus, deux ou trois mois auparavant, n'aurait pas manqué de se faire du bon sang avec tous ces Lucas aux jarretières roses, et ces Arthurs au plumet noir; il avait lu jadis Werther, et s'était tenu les côtes tout le long de l'histoire; mais maintenant, il trouvera cela fort beau.
«Hâan a bien raison, se disait-il, on ne fait plus d'aussi jolis couplets:
«Rosette,
«Si bien faite,
«Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir!»
Comme c'est simple! comme c'est naturel!
«Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir!»
À la bonne heure! voilà de la poésie; cela dit des choses profondes, dans un langage naïf. Et la musique!»
Il se mit à jouer en chantant:
«Rosette,
«Si bien faite,
«Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir!»
Il ne se lassait pas de répéter la vieille romance, et cela durait bien depuis vingt minutes, lorsqu'un petit bruit s'entendit à la porte; quelqu'un frappait.
Voici David, se dit-il en refermant bien vite le clavecin: c'est lui qui rirait, s'il m'entendait chanter Rosette!»
Il attendit un instant, et, voyant que personne n'entrait, il alla lui-même lui ouvrir; mais qu'on juge de sa surprise en apercevant la petite Sûzel, toute rose et toute timide, avec son petit bonnet blanc, son fichu bleu de ciel et son panier, qui se tenait là derrière la porte.
«Hé! c'est toi, Sûzel! fit-il comme émerveillé.
—Oui, monsieur Kobus, dit la petite: depuis longtemps j'attends mademoiselle Katel dans la cuisine, et, comme elle ne vient pas, j'ai pensé qu'il fallait tout de même faire ma commission avant de partir.
—Quelle commission donc, Sûzel?
—Mon père m'envoie vous prévenir que les grilles sont prêtes et qu'on va les mettre.
—Je chantais. Tu m'as peut-être entendu de la cuisine...; ça t'a fait bien rire, n'est-ce pas?
—Oh! monsieur Kobus, au contraire, ça me rendait toute triste; la belle musique me rend toujours triste. Je ne savais pas qui faisait cette belle musique.
—Attends, dit Fritz, je vais te jouer quelque chose de gai pour te réjouir.»
Il était heureux de montrer son talent à Sûzel, et commença la Reine de Prusse. Ses doigts sautaient d'un bout du clavecin à l'autre, il marquait la mesure du pied, et, de temps en temps, regardait la petite dans le miroir en face, en se pinçant les lèvres comme il arrive lorsqu'on a peur de faire de fausses notes. On aurait dit qu'il jouait devant toute la ville. Sûzel, elle, ses grands yeux bleus écarquillés d'admiration et sa petite bouche rose entr'ouverte, semblait en extase.
Et quand Kobus eut fini sa valse, et qu'il se retourna tout content de lui-même:
«Oh! que c'est beau, dit-elle, que c'est beau!
—Bah! fit-il, ça, ce n'est encore rien. Mais tu vas entendre quelque chose de magnifique, le Siége de Prague; on entend rouler les canons; écoute un peu.»
Il se mit alors à jouer le Siége de Prague avec un enthousiasme extraordinaire; le vieux clavecin bourdonnait et frissonnait jusque dans ses petites jambes. Et quand Kobus entendait la petite Sûzel soupirer tout bas: «Oh! que c'est beau!» cela lui donnait une ardeur, mais une ardeur vraiment incroyable; il ne se sentait plus de bonheur.
Après le Siége de Prague, il joua la Cenerentola; après la Cenerentola, la grande ouverture de la Vestale; et puis, comme il ne savait plus que jouer, et que Sûzel disait toujours: «Oh! que c'est beau, monsieur Kobus! oh! quelle belle musique vous faites!» il s'écria:
«Oui, c'est beau; mais si je n'étais pas enrhumé, je te chanterais quelque chose, et c'est alors que tu verrais, Sûzel! Mais c'est égal, je vais essayer tout de même; seulement je suis enrhumé, c'est dommage.»
Et tout en parlant de la sorte, il se mit à chanter d'une voix aussi claire qu'un coq qui s'éveille au milieu de ses poules:
«Rosette,
«Si bien faite,
«Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir!»
Il balançait la tête lentement, la bouche ouverte jusqu'aux oreilles, et chaque fois qu'il arrivait à la fin d'un couplet, pendant une demi-heure il répétait d'un ton lamentable, en se penchant au dos de sa chaise, le nez en l'air, et en se balançant comme un malheureux:
«Donne-moi ton cœur,
«Donne-moi ton cœur....
«Ou je vas mourir.... ou je vas mourir!
«Je vas mourir.... mourir.... mourir!...»
De sorte qu'à la fin, la sueur lui coulait sur la figure.
Sûzel, toute rouge et comme honteuse d'une pareille chanson, se penchait sans oser le regarder; et Kobus s'étant retourné pour lui entendre dire: «Que c'est beau! que c'est beau!» il la vit ainsi soupirant tout bas, les mains sur ses genoux, les yeux baissés.
Katel entra; il lui dit:
«Ah! c'est bon... Tiens... voilà Sûzel qui t'attend depuis une heure.»
X
Sûzel s'en va toute pensive. Kobus réfléchit, rougit en lui-même et s'excuse par un billet à son fermier. Il va au Grand-Cerf le soir. Le percepteur l'engage à l'accompagner dans une tournée pour passer le temps. Il y consent; il s'achemine avec lui de village en village pendant quinze jours. Ses soucis augmentent. Il pensait à Sûzel; il revient à la ville; il s'endort.
Dieu sait à quelle heure Fritz s'endormit cette nuit-là; mais il faisait grand jour lorsque Katel entra dans sa chambre et qu'elle vit les persiennes fermées.
«C'est toi, Katel, dit-il en se détirant les bras; qu'est-ce qui se passe?
—Le père Christel vient vous voir, monsieur. Il attend depuis une demi-heure.
—Ah! le père Christel est là. Eh bien, qu'il entre. Entrez donc, Christel. Katel, pousse les volets. Eh! bonjour, bonjour, père Christel; tiens, tiens, c'est vous!» fit-il en serrant les deux mains du vieil anabaptiste, debout devant son lit, avec sa barbe grisonnante et son grand feutre noir.
Il le regardait la face épanouie. Christel était tout étonné d'un accueil si enthousiaste.
«Oui, monsieur Kobus, dit-il en souriant, j'arrive de la ferme pour vous apporter un petit panier de cerises.... Vous savez, de ces cerises croquantes du cerisier derrière le hangar que vous avez planté vous-même il y a douze ans.»
Alors Fritz vit sur la table une corbeille de cerises rangées et serrées avec soin dans de grandes feuilles de fraisiers qui pendaient tout autour. Elles étaient si fraîches, si appétissantes et si belles qu'il en fut émerveillé:
«Ah! c'est bon, c'est bon! Oui, j'aime beaucoup ces cerises-là! s'écria-t-il. Comment! vous avez pensé à moi, père Christel?
—C'est la petite Sûzel, répondit le fermier: elle n'avait pas de cesse et pas de repos. Tous les jours elle allait voir le cerisier et disait: «Quand vous irez à Hunebourg, mon père, les cerises sont mûres. Vous savez que M. Kobus les aime!» Enfin, hier soir, je lui ai dit: «J'irai demain! et ce matin au petit jour, elle a pris l'échelle et elle est allée les cueillir.»
Fritz, à chaque parole du père Christel, sentait comme un baume rafraîchissant s'étendre dans tout son corps. Il aurait voulu embrasser le brave homme, mais il se contint, et s'écria:
«Katel, apporte donc ces cerises par ici, que je les goûte.»
Et Katel les ayant apportées, il les admira d'abord. Il lui semblait voir Sûzel étendre ces feuilles vertes au fond de la corbeille, puis déposer les cerises dessus, ce qui lui procurait une satisfaction intérieure, et même un attendrissement qu'on ne pourrait croire. Enfin, il les goûta, les savourant lentement et avalant les noyaux.
«Comme c'est frais! disait-il, comme c'est ferme, ces cerises qui viennent de l'arbre! On n'en trouve pas de pareilles sur le marché. C'est encore plein de rosée, et ça conserve tout son goût naturel, toute sa force et toute sa vie.»
Christel le regardait d'un air joyeux.
«Vous aimez bien les cerises? fit-il.
—Oui, c'est mon bonheur. Mais asseyez-vous donc, asseyez-vous.»
Il posa la corbeille sur le lit, entre ses genoux, et, tout en causant, il prenait de temps en temps une cerise et la savourait, les yeux comme troublés de plaisir.
«Ainsi, père Christel, reprit-il, tout le monde se porte bien chez vous..., la mère Orchel?
—Très-bien, monsieur Kobus.
—Et Sûzel aussi?
—Oui, Dieu merci, tout va bien. Depuis quelques jours, Sûzel paraît seulement un peu triste. Je la croyais malade, mais c'est l'âge qui fait cela, monsieur Kobus; les enfants deviennent rêveurs à cet âge.»
Fritz, se rappelant la scène du clavecin, devint tout rouge et dit en toussant:
«C'est bon... oui... oui... Tiens, Katel, mets ces cerises dans l'armoire, je serais capable de les manger toutes avant le dîner. Faites excuse, père Christel, il faut que je m'habille.
—Ne vous gênez pas, monsieur Kobus, ne vous gênez pas.»
Tout en s'habillant, Fritz reprit:
«Mais vous n'arrivez pas de Meisenthâl seulement pour m'apporter des cerises?
—Ah non! j'ai d'autres affaires en ville. Vous savez, quand vous êtes venu la dernière fois à la ferme, je vous ai montré deux bœufs à l'engrais. Quelques jours après votre départ, Schmoûle les a achetés. Nous sommes tombés d'accord à trois cent cinquante florins. Il devait les prendre le 1er juin, ou me payer un florin pour chaque jour de retard. Mais voilà bientôt trois semaines qu'il me laisse ces bêtes à l'écurie. Sûzel est allée lui dire que cela m'ennuyait beaucoup; et comme il ne répondait pas, je l'ai fait assigner devant le juge de paix. Il n'a pas nié d'avoir acheté les bœufs, mais il a dit que rien n'était convenu pour la livraison, ni sur le prix des jours de retard. Et comme le juge n'avait pas d'autre preuve, il a déféré le serment à Schmoûle, qui doit le prêter aujourd'hui, à dix heures, entre les mains du vieux rebbe David Sichel, car les juifs ont leur manière de prêter serment.
—Ah bon! fit Kobus, qui venait de mettre sa capote et décrochait son feutre. Voici bientôt dix heures, je vous accompagne chez David, et, aussitôt après, nous reviendrons dîner. Vous dînez avec moi.
—Oh! monsieur Kobus, j'ai mes chevaux à l'auberge du Bœuf-Rouge.
—Bah! bah! vous dînerez avec moi. Katel, tu nous feras un bon dîner. J'ai du plaisir à vous voir, Christel.
Ils sortirent.
Tout en marchant, Fritz se disait en lui-même:
«N'est-ce pas étonnant? Ce matin, je rêvais de Sûzel, et voilà que son père m'apporte des cerises qu'elle a cueillies pour moi. C'est merveilleux, merveilleux!»
Et la joie intérieure rayonnait sur sa figure, il reconnaissait en ces choses le doigt de Dieu.
XI
Quelle scène! égale au cerisier de Jean-Jacques Rousseau.
Il erre dans les environs de la ville et trouve ses amis Hâan et Schoûltz jouant aux boules. Il apprend que le lendemain c'est la fête de Rischen, qu'on y dansera, et que Sûzel et sa famille pourront bien y être. Il se charge d'y conduire ses amis, va chez le maître de poste et s'arrange avec lui pour une magnifique berline, deux chevaux de choix et le postillon Zimmer qui a eu l'honneur de conduire l'empereur Napoléon. La description de sa toilette pour jeter de la poudre aux yeux des habitants de Rischen et peut-être de Sûzel est merveilleuse de vérité. Stern n'a rien de mieux.
La berline roule sur le pavé, toute la ville est aux fenêtres.
Alors tous trois se levèrent, et, se penchant à la fenêtre, ils virent la berline que Fritz avait louée, s'approchant au trot, et le vieux postillon Zimmer, avec sa grosse perruque de chanvre tressée autour des oreilles, son gilet blanc, sa veste brodée d'argent, ses culottes de daim et ses grosses bottes remontant au-dessus des genoux, qui regardait en l'air en claquant du fouet à tour de bras.
«En route!» s'écria Kobus.
Il se coiffa de son feutre, tandis que les deux autres se regardaient ébahis. Ils ne pouvaient croire que la berline fût pour eux, et seulement lorsqu'elle s'arrêta devant la porte, Hâan partit d'un immense éclat de rire et se mit à crier:
«À la bonne heure! à la bonne heure! Kobus fait les choses en grand! Ah! ah! ah! la bonne farce!»
Ils descendirent, suivis de la vieille servante qui souriait, et Zimmer, les voyant approcher dans le vestibule, se tourna sur son cheval, disant:
«À la minute, monsieur Kobus! vous voyez, à la minute!
—Oui, c'est bon, Zimmer, répondit Fritz en ouvrant la berline. Allons, montez, vous autres. Est-ce qu'on ne peut pas rabattre le manteau?
—Pardon, monsieur Kobus, vous n'avez qu'à tourner le bouton, cela descend tout seul.»
Ils montèrent donc, heureux comme des princes. Fritz s'assit et rabattit la capote. Il était à droite, Hâan à gauche, Schoûltz au milieu.
Plus de cent personnes les regardaient sur les portes et le long des fenêtres, car les voitures de poste ne passent pas d'habitude par la rue des Acacias, elles suivent la grande route. C'était quelque chose de nouveau d'en voir une sur la place.
Je vous laisse à penser la satisfaction de Schoûltz et de Hâan.
«Ah! s'écria Schoûltz en se tâtant les poches, ma pipe est restée sur la table.»
—Nous avons des cigares, dit Fritz en leur passant des cigares qu'ils allumèrent aussitôt et qu'ils se mirent à fumer renversés sur leur siége, les jambes croisées, le nez en l'air et le bras arrondi derrière la tête.
Katel paraissait aussi contente qu'eux.
«Y sommes-nous, monsieur Kobus? demanda Zimmer.
—Oui, en route, et doucement, dit-il, doucement jusqu'à la porte de Hildebrandt.»
Zimmer, alors, claquant du fouet, tira les rênes, et les chevaux repartirent au petit trot, pendant que le vieux postillon embouchait son cornet et faisait retentir l'air de ses fanfares.
Katel, sur le seuil, les suivit du regard jusqu'au détour de la rue. C'est ainsi qu'ils traversèrent Hunebourg d'un bout à l'autre. Le pavé résonnait au loin, les fenêtres se remplissaient de figures ébahies, et eux, nonchalamment renversés comme de grands seigneurs, ils fumaient sans tourner la tête et semblaient n'avoir fait autre chose toute leur vie que de rouler en chaise de poste.
Enfin, au frémissement du pavé succéda le bruit moins fort de la route. Ils passèrent sous la porte de Hildebrandt, et Zimmer, remettant son cor en sautoir, reprit le fouet. Deux minutes après, ils filaient comme le vent sur la route de Bischem: les chevaux bondissaient, la queue flottante, le clic-clac du fouet s'entendait au loin sur la campagne. Les peupliers, les champs, les prés, les buissons, tout cela courait le long de la route.
Fritz, la face épanouie et les yeux au ciel, rêvait à Sûzel. Il la voyait d'avance, et, rien qu'à cette pensée, ses yeux se remplissaient de larmes.
«Va-t-elle être étonnée de me voir! pensait-il. Se doute-t-elle de quelque chose? Non, mais bientôt, bientôt elle saura tout... Il faut que tout se sache!»
Le gros Hâan fumait gravement et Schoûltz avait posé sa casquette derrière lui, dans les plis du manteau, pour écarter ses longs cheveux blonds filasse grisonnants où passait la brise.
«Moi, disait Hâan, voilà comment je comprends les voyages! Ne me parlez pas de ces vieilles pataches, de ces vieux paniers à salade qui vous éreintent, j'en ai par-dessus le dos; mais aller ainsi, c'est autre chose. Tu le croiras si tu veux, Kobus, il ne me faudrait pas quinze jours pour m'habituer à ce genre de voiture.
—Ah! ah! ah! criait Schoûltz, je le crois bien; tu n'es pas difficile.»
Fritz rêvait.
«Pour combien de temps en avons-nous? demandait-il à Zimmer.
—Pour deux heures, monsieur.»
Alors il pensait:
«Pourvu qu'elle soit là-bas! pourvu que le vieux Christel ne se soit pas ravisé!»
Cette crainte l'assombrissait. Mais, un instant après, la confiance lui revenait, un flot de sang lui colorait les joues.
«Elle est là, pensait-il, j'en suis sûr. C'est impossible autrement.»
Et tandis que Hâan et Schoûltz se laissaient bercer, qu'ils s'étendaient, riant en eux-mêmes, et laissant filer la fumée tout doucement de leurs lèvres, pour mieux la savourer, lui se dressait à chaque seconde, regardant en tous sens et trouvant que les chevaux n'allaient pas assez vite.
XII
Ils arrivent, ils dînent; ils raillent les Prussiens; ils sortent bras dessus, bras dessous, dans la tente où l'on danse. Iôsef, le chef d'orchestre, s'élance dans les bras avinés de Kobus; la foule s'étonne de cette intimité du pauvre musicien avec un homme si magnifique.
Longtemps il la chercha, de plus en plus inquiet; enfin il la découvrit au loin, cachée derrière une guirlande de chêne tombant du pilier à droite de la porte. Sûzel, à demi effacée derrière cette guirlande, inclinait la tête sous les grosses feuilles vertes, et regardait timidement, à la fois craintive et désireuse d'être vue.
Elle n'avait que ses beaux cheveux blonds tombant en longues nattes sur ses épaules pour toute parure; un fichu de soie bleue voilait sa gorge naissante; un petit corset de velours à bretelles blanches dessinait sa taille gracieuse; et près d'elle se tenait, droite comme un I, la grand'mère Annah, ses cheveux gris fourrés sous le béguin noir, et les bras pendants. Ces gens n'étaient pas venus pour danser, ils étaient venus pour voir, et se tenaient au dernier rang de la foule.
Les joues de Fritz s'animèrent; il descendit de l'estrade et traversa la hutte au milieu de l'attention générale. Sûzel, le voyant venir, devint toute pâle et dut s'appuyer contre le pilier; elle n'osait plus le regarder. Il monta quatre marches, écarta la guirlande, et lui prit la main en disant tout bas:
«Sûzel, veux-tu danser avec moi le treieleins?»
Elle alors, levant ses grands yeux bleus comme en rêve, de pâle qu'elle était, devint toute rouge:
«Oh! oui, monsieur Kobus!» fit-elle en regardant la grand'mère.
La vieille inclina la tête au bout d'une seconde, et dit: «C'est bien... tu peux danser.» Car elle connaissait Fritz pour l'avoir vu venir à Bischem, dans le temps, avec son père.
Ils descendirent donc dans la salle. Les valets de danse, le chapeau de paille couvert de banderoles, faisaient le tour de la baraque au pied de la rampe, agitant d'un air joyeux leurs martinets de rubans, pour faire reculer le monde. Hâan et Schoûltz se promenaient encore, à la recherche de leurs danseuses; Iôsef, debout devant son pupitre, attendait; Bockel, sa contre-basse contre la jambe tendue, et Andrès, son violon sous le bras, se tenaient à ses côtés; ils devaient seuls l'accompagner.
La petite Sûzel, au bras de Fritz au milieu de cette foule, jetait des regards furtifs, pleins de ravissement intérieur et de trouble; chacun admirait les longues nattes de ses cheveux, tombant derrière elle jusqu'au bas de sa petite jupe bleu-clair bordée de velours; ses petits souliers ronds, dont les rubans de soie noire montaient en se croisant autour de ses bas d'une blancheur éblouissante; ses lèvres roses, son menton arrondi, son cou flexible et gracieux.
Plus d'une belle fille l'observait d'un œil sévère, cherchant quelque chose à reprendre, tandis que son joli bras, nu jusqu'au coude, suivant la mode du pays, reposait sur le bras de Fritz avec une grâce naïve; mais deux ou trois vieilles, les yeux plissés, souriaient dans leurs rides et disaient sans se gêner: «Il a bien choisi!»
Kobus, entendant cela, se retournait vers elles avec satisfaction. Il aurait voulu dire aussi quelque galanterie à Sûzel, mais rien ne lui venait à l'esprit: il était trop heureux.
Enfin Hâan tira du troisième banc à gauche une femme haute de six pieds, noire de cheveux, avec un nez en bec d'aigle et des yeux perçants, laquelle se leva toute droite et sortit d'un air majestueux. Il aimait ce genre de femmes; c'était la fille du bourgmestre. Hâan semblait tout glorieux de son choix: il se redressait en arrangeant son jabot, et la grande fille, qui le dépassait de la moitié de la tête, avait l'air de le conduire.
Au même instant, Schoûltz amenait une petite femme rondelette, du plus beau roux qu'il soit possible de voir, mais gaie, souriante, et qui lui sauta brusquement au coude, comme pour l'empêcher de s'échapper.
Ils prirent donc leurs distances, pour se promener autour de la salle, comme cela se fait d'habitude. À peine avaient-ils achevé le premier tour, que Iôsef s'écria:
«Kobus, y es-tu?»
Pour toute réponse, Fritz prit Sûzel à la taille du bras gauche, et lui tenant la main en l'air, à l'ancienne mode galante du dix-huitième siècle, il l'enleva comme une plume. Iôsef commença sa valse par trois coups d'archet. On comprit aussitôt que ce serait quelque chose d'étrange; la valse des Esprits de l'air, le soir, quand on ne voit plus au loin sur la plaine qu'une ligne d'or, que les feuilles se taisent, que les insectes descendent, et que le chantre de la nuit prélude par trois notes: la première grave, la seconde tendre, et la troisième si pleine d'enthousiasme qu'au loin le silence s'établit pour entendre.
Ainsi débuta Iôsef, ayant bien des fois, dans sa vie errante, pris des leçons du chantre de la nuit, le coude dans la mousse, l'oreille dans la main, et les yeux fermés, perdu dans les ravissements célestes. Et s'animant ensuite, comme le grand maître aux ailes frémissantes, qui laisse tomber chaque soir, autour du nid où repose sa bien-aimée, plus de notes mélodieuses que la rosée ne laisse tomber de perles sur l'herbe des vallons, sa valse commença rapide, folle, étincelante: les Esprits de l'air se mirent en route, entraînant Fritz et Sûzel, Hâan et la fille du bourgmestre, Schoûltz et sa danseuse dans des tourbillons sans fin. Bockel soupirait la basse lointaine des torrents, et le grand Andrès marquait la mesure de traits rapides et joyeux comme de cris d'hirondelles fendant l'air; car si l'inspiration vient du ciel et ne connaît que sa fantaisie, l'ordre et la mesure doivent régner sur la terre!
Et maintenant, représentez-vous les cercles amoureux de la valse qui s'enlacent, les pieds qui voltigent, les robes qui flottent et s'arrondissent en éventail; Fritz, qui tient la petite Sûzel dans ses bras, qui lui lève la main avec grâce, qui la regarde enivré, tourbillonnant tantôt comme le vent et tantôt se balançant en cadence, souriant, rêvant, la contemplant, puis encore s'élançant avec une nouvelle ardeur; tandis qu'à son tour, les reins cambrés, ses deux longues tresses flottant comme des ailes, et sa charmante petite tête rejetée en arrière, elle le regarde en extase, et que ses petits pieds effleurent à peine le sol.
Le gros Hâan, les deux mains sur les épaules de sa grande danseuse, tout en galopant, se balançant et frappant du talon, la contemplait de bas en haut d'un air d'admiration profonde; elle, avec son grand nez, tourbillonnait comme une girouette.
Schoûltz, à demi courbé, ses grandes jambes pliées, tenait sa petite rousse sous les bras, et tournait, tournait sans interruption avec une régularité merveilleuse, comme une bobine dans son dévidoir; il arrivait si juste à la mesure, que tout le monde en était ravi.
Mais c'étaient Fritz et la petite Sûzel qui faisaient l'admiration universelle, à cause de leur grâce et de leur air bienheureux. Ils n'étaient plus sur la terre, ils se berçaient dans le ciel; cette musique qui chantait, qui riait, qui célébrait le bonheur, l'enthousiasme, l'amour, semblait avoir été faite pour eux: toute la salle les contemplait, et eux ne voyaient plus qu'eux-mêmes. On les trouvait si beaux, que parfois un murmure d'admiration courait dans la Madame Hütte; on aurait dit que tout allait éclater: mais le bonheur d'entendre la valse forçait les gens à se taire. Ce n'est qu'au moment où Hâan, devenu comme fou d'enthousiasme en contemplant la grande fille du bourgmestre, se dressa sur la pointe des pieds et la fit pirouetter deux fois en criant d'une voix retentissante: You! et qu'il retomba d'aplomb après ce tour de force; et qu'au même instant Schoûltz, levant sa jambe droite, la fit passer, sans manquer la mesure, au-dessus de la tête de sa petite rousse, et que d'une voix rauque, en tournant comme un véritable possédé, il se mit à crier: «You! you! you! you! you! you!» ce n'est qu'à ce moment que l'admiration éclata par des trépignements et des cris qui firent trembler la baraque.
Jamais, jamais on n'avait vu danser si bien; l'enthousiasme dura plus de cinq minutes; et quand il finit par s'apaiser, on entendit avec satisfaction la valse des Esprits de l'air reprendre le dessus, comme le chant du rossignol après un coup de vent dans les bois.
Alors Schoûltz et Hâan n'en pouvaient plus; la sueur leur coulait le long des joues; ils se promenaient, l'un la main sur l'épaule de sa danseuse, l'autre portant en quelque sorte la sienne pendue au bras.
Sûzel et Fritz tournaient toujours: les cris, les trépignements de la foule ne leur avaient rien fait: et quand Iôsef, lui-même épuisé, jeta de son violon le dernier soupir d'amour, ils s'arrêtèrent juste en face du père Christel et d'un autre vieil anabaptiste qui venait d'entrer dans la salle, et qui les regardaient comme émerveillés.
«Hé! c'est vous, père Christel! s'écria Fritz tout joyeux. Vous le voyez, Sûzel et moi nous dansons ensemble.
—C'est beaucoup d'honneur pour nous, monsieur Kobus, répondit le fermier en souriant, beaucoup d'honneur; mais la petite s'y connaît donc! Je croyais qu'elle n'avait jamais fait un tour de valse.
—Père Christel, Sûzel est un papillon, une véritable petite fée: elle a des ailes!»
Sûzel se tenait à son bras, les yeux baissés, les joues rouges; et le père Christel, la regardant d'un air heureux, lui demanda:
«Mais Sûzel, qui donc t'a montré la danse? Cela m'étonne!
—Mayel et moi, dit la petite, nous faisons quelquefois deux ou trois tours dans la cuisine pour nous amuser.»
Alors les gens penchés autour d'eux se mirent à rire, et l'autre anabaptiste s'écria:
«Christel, à quoi penses-tu donc?... Est-ce que les filles ont besoin d'apprendre à valser?... est-ce que cela ne leur vient pas tout seul?... Ah! ah! ah!»
Fritz, sachant que Sûzel n'avait jamais dansé qu'avec lui, sentait comme de bonnes odeurs lui monter au nez; il aurait voulu chanter, mais, se contenant:
«Tout cela, dit-il, n'est que le commencement de la fête. C'est maintenant que nous allons nous en donner! Vous resterez avec nous, père Christel; Hâan et Schoûltz sont aussi là-bas; nous allons danser jusqu'au soir, et nous souperons ensemble au Mouton-d'Or.
—Çà, dit Christel, sauf votre respect, monsieur Kobus, et malgré tout le plaisir que j'aurais à rester, je ne puis le prendre sur moi; il faut que je parte... et je venais justement chercher Sûzel.
—Chercher Sûzel!
—Oui, monsieur Kobus.
—Et pourquoi?
—Parce que l'ouvrage presse à la maison: nous sommes au temps des récoltes... le vent peut tourner du jour au lendemain. C'est déjà beaucoup d'avoir perdu deux jours dans cette saison; mais je ne m'en fais pas de reproche, car il est dit: «Honore ton père et ta mère!» et de venir voir sa mère deux ou trois fois l'an, ce n'est pas trop. Maintenant il faut partir. Et puis, la semaine dernière, à Hunebourg, vous m'avez tellement réjoui, que je ne suis rentré que vers dix heures. Si je restais, ma femme croirait que je prends de mauvaises habitudes; elle serait inquiète.
Fritz était tout déconcerté. Ne sachant que répondre, il prit Christel par le bras, et le conduisit dehors, ainsi que Sûzel; l'autre anabaptiste les suivait.
«Père Christel, reprit-il en le tenant par une agrafe de sa souquenille, vous n'avez pas tout à fait tort en ce qui vous concerne: mais à quoi bon emmener Sûzel? Vous pourriez bien me la confier; l'occasion de prendre un peu de plaisir n'arrive pas si souvent, que diable!
—Hé! mon Dieu, je vous la confierais avec plaisir, s'écria le fermier en levant les mains; elle serait avec vous comme avec son propre père, monsieur Kobus; seulement, ce serait une perte pour nous. On ne peut pas laisser les ouvriers seuls... Ma femme fait la cuisine, moi, je conduis la voiture... Si le temps changeait, qui sait quand nous rentrerions les foins? Et puis, nous avons une affaire de famille à terminer, une affaire très-sérieuse.»
En disant cela, il regardait l'autre anabaptiste, qui inclina gravement la tête.
«Monsieur Kobus, je vous en prie, ne nous retenez pas, vous auriez réellement tort; n'est-ce pas, Sûzel?»
Sûzel ne répondit pas; elle regardait à terre, et l'on voyait bien qu'elle aurait voulu rester.
Fritz comprit qu'en insistant davantage, il pourrait donner l'éveil à tout le monde; c'est pourquoi, prenant son parti, tout à coup il s'écria d'un ton assez joyeux:
«Eh bien donc, puisque c'est impossible, n'en parlons plus. Mais au moins vous prendrez un verre de vin avec nous au Mouton-d'Or.
—Oh! quant à cela, monsieur Kobus, ce n'est pas de refus. Je m'en vais tout de suite avec Sûzel embrasser la grand'mère, et, dans un quart d'heure, notre voiture s'arrêtera devant l'auberge.
—Bon, allez!»
Fritz serra doucement la main de Sûzel, qui paraissait bien triste, et, les regardant traverser la place, il rentra dans la Madame Hütte.
Hâan et Schoûltz, après avoir reconduit leurs danseuses, étaient montés sur l'estrade: il les rejoignit:
«Tu vas charger Andrès de diriger ton orchestre, dit-il à Iôsef, et tu viendras prendre quelques verres de bon vin avec nous.»
Le bohémien ne demandait pas mieux; Andrès s'étant mis au pupitre, ils sortirent tous quatre, bras dessus bras dessous.
À l'auberge du Mouton-d'Or, Fritz fit servir un dessert dans la grande salle, alors déserte, et le père Lœrich descendit à la cave chercher trois bouteilles de champagne, qu'on mit rafraîchir dans une cuvette d'eau de source. Cela fait, on s'installa près des fenêtres, et presque aussitôt le char à bancs de l'anabaptiste parut au bout de la rue. Christel était assis devant, et Sûzel derrière, sur une botte de paille, au milieu des kougelkof et des tartes de toute sorte qu'on rapporte toujours de la fête.
Fritz, voyant Sûzel venir, se dépêcha de casser le fil de fer d'une bouteille, et au moment où la voiture s'arrêtait, il se dressa devant la fenêtre, et laissa partir le bouchon comme un pétard, en s'écriant:
«À la plus gentille danseuse du treieleins!»
On peut se figurer si la petite Sûzel fut heureuse: c'était comme un coup de pistolet qu'on lâche à la noce. Christel riait de bon cœur et pensait: «Ce bon M. Kobus est un peu gris... il ne faut pas s'en étonner un jour de fête!»
Et entrant dans la chambre, il leva son feutre en disant:
«Ça, ce doit être du champagne, dont j'ai souvent entendu parler, de ce vin de France qui tourne la tête à ces hommes batailleurs, et les porte à faire la guerre contre tout le monde! Est-ce que je me trompe?
—Non, père Christel, non; asseyez-vous, répondit Fritz. Tiens, Sûzel, voici ta chaise à côté de moi. Prends un de ces verres.—À la santé de ma danseuse!»
Tous les amis frappèrent sur la table en criant: «Das soll gülden!»
Et, levant le coude, ils claquèrent de la langue, comme une bande de grives à la cueillette des myrtilles.
Sûzel, elle, trempait ses lèvres roses dans la mousse, ses deux grands yeux levés sur Kobus, et disait tout bas:
«Oh! que c'est bon! Ce n'est pas du vin, c'est bien meilleur!»
Elle était rouge comme une framboise, et Fritz, heureux comme un roi, se redressait sur sa chaise.
«Hum! hum! faisait-il en se rengorgeant, oui, oui, ce n'est pas mauvais.»
Il aurait donné tous les vins de France et d'Allemagne pour danser encore une fois le treieleins.
Comme les idées d'un homme changent en trois mois!
XIII
Il rentre tout joyeux à la ville; il a pris la résolution d'aller passer six semaines à la ferme pour voir Sûzel à son aise. Mais on sonne à sa porte: c'est la mère de Sûzel, qui vient lui apprendre le prochain mariage de la petite. Au premier mot, Kobus tombe évanoui du seul contre-coup de ce renversement de sa pensée.
Les amis accourent, le vieux rebbe le premier. On lui arrache son secret. Kobus et lui s'acheminent vers la ferme, tremblants que les promesses de mariage faites à un autre ne soient un obstacle invincible à la passion de Kobus. Kobus attend dehors pendant que David va sonder le fermier et sa femme. Kobus, transi d'angoisse, regarde.
Enfin, David reparut au coin de l'étable; il n'agitait rien, et Fritz, le regardant, sentit ses genoux trembler. Le vieux rebbe, au bout d'un instant, fourra la main dans la poche de sa longue capote jusqu'au coude, il en tira son mouchoir, se moucha comme si de rien n'était, et finalement, levant le mouchoir, il l'agita. Aussitôt Kobus partit, ses jambes galopaient toutes seules: c'était un véritable cerf. En moins de cinq minutes il fut près de la ferme; David, les joues plissées de rides innombrables et les yeux pétillants, le reçut par un sourire:
«Bonjour, monsieur Kobus... Hé! hé! hé! fit-il tout bas, ça va bien... ça va bien... On t'accepte... Attends donc... écoute!»
Fritz ne l'écoutait plus: il courait à la porte, et le rebbe le suivait tout réjoui de son ardeur. Cinq ou six journaliers en blouse, coiffés du chapeau de paille, allaient repartir pour l'ouvrage; les uns remettaient les bœufs sous le joug garni de feuilles; les autres, la fourche ou le râteau sur l'épaule, regardaient. Ces gens tournèrent la tête et dirent:
«Bonjour, monsieur Kobus!»
Mais il passa sans les entendre, et entra dans l'allée comme effaré, puis dans la grande salle, suivi du vieux David, qui se frottait les mains et riait dans sa barbiche.
On venait de dîner: les grandes écuelles de faïence rouge, les fourchettes d'étain et les cruches de grès étaient encore sur la table. Christel, assis au bout, son chapeau sur la nuque, regardait ébahi; la mère Orchel, avec sa grosse face rouge, se tenait debout sur la porte de la cuisine, la bouche béante: et la petite Sûzel, assise dans le vieux fauteuil de cuir, entre le grand fourneau de fonte et la vieille horloge, qui battait sa cadence éternelle, Sûzel, en manches de chemise et petit corset de toile bleue, était là, sa douce figure cachée dans son tablier sur les genoux. On ne voyait que son joli cou bruni par le soleil, et ses bras repliés.
Fritz, à cette vue, voulut parler; mais il ne put dire un mot, et c'est le père Christel qui commença:
«Monsieur Kobus, s'écria-t-il d'un accent de stupéfaction profonde, ce que le rebbe David vient de nous dire est-il possible? vous aimez Sûzel et vous nous la demandez en mariage? Il faut que vous nous le disiez vous-même, sans cela nous ne pourrons jamais le croire.
—Père Christel, répondit alors Fritz avec une sorte d'éloquence, si vous ne m'accordez pas la main de Sûzel, ou si Sûzel ne m'aime pas, je ne puis plus vivre. Je n'ai jamais aimé que Sûzel et je ne veux jamais aimer qu'elle. Si Sûzel m'aime, et si vous me l'accordez, je serai le plus heureux des hommes et je ferai tout aussi pour la rendre heureuse.»
Christel et Orchel se regardèrent comme confondus, et Sûzel se mit à sangloter. Si c'était de bonheur, on ne pouvait le savoir, mais elle pleurait comme une Madeleine.
—Père Christel, reprit Fritz, vous tenez ma vie entre vos mains....
—Mais, monsieur Kobus, s'écria le vieux fermier d'une voix forte et les bras étendus, c'est avec bonheur que nous vous accordons notre enfant en mariage. Quel honneur plus grand pourrait nous arriver en ce monde que d'avoir pour gendre un homme tel que vous. Seulement, je vous en prie, monsieur Kobus, réfléchissez..... réfléchissez bien à ce que nous sommes et à ce que vous êtes.... Réfléchissez, que vous êtes d'un autre rang que nous; que nous sommes des gens de travail, des gens ordinaires, et que vous êtes d'une famille distinguée depuis longtemps non-seulement par la fortune, mais encore par l'estime que vos ancêtres et vous-même avez méritée. Réfléchissez à tout cela... Que vous n'ayez pas à vous repentir plus tard.... et que nous n'ayons pas non plus la douleur de penser que vous êtes malheureux par notre faute. Vous en savez plus que nous, monsieur Kobus; nous sommes de pauvres gens sans instruction. Réfléchissez donc pour nous tous ensemble!
—Voilà un honnête homme!» pensa le vieux rebbe.
Et Fritz dit avec attendrissement:
«Si Sûzel m'aime, tout sera bien! Si par malheur elle ne m'aime pas, la fortune, le rang, la considération du monde, tout n'est plus rien pour moi! J'ai réfléchi, et je ne demande que l'amour de Sûzel.
—Eh bien, donc, s'écria Christel, que la volonté du Seigneur s'accomplisse! Sûzel, tu viens de l'entendre: réponds toi-même. Quant à nous, que pouvons-nous désirer de plus pour ton bonheur?... Sûzel, aimes-tu M. Kobus?»
Mais Sûzel ne répondait pas, elle sanglotait plus fort.
Cependant, à la fin, Fritz s'étant écrié d'une voix tremblante:
«Sûzel, tu ne m'aimes donc pas, que tu refuses de répondre?»
Tout à coup, se levant comme une désespérée, elle vint se jeter dans ses bras en s'écriant:
«Oh si! je vous aime!»
Et elle pleura, tandis que Fritz la pressait sur son cœur et que de grosses larmes coulaient sur ses joues.
Tous les assistants pleuraient avec eux. Mayel, son balai à la main, regardait, le cou tendu, dans l'embrasure de la cuisine; et tout autour des fenêtres, à cinq ou six pas, on apercevait des figures curieuses, les yeux écarquillés, se penchant pour voir et pour entendre.
Enfin le vieux rebbe se moucha et dit:
«C'est bon... c'est bon... Aimez-vous.... aimez-vous!»
Et il allait sans doute ajouter quelque sentence, lorsque tout à coup Fritz, poussant un cri de triomphe, passa la main autour de la taille de Sûzel et se mit à walser avec elle, en criant: «You! houpsa, Sûzel! You! you! you! you!»
Alors tous ces gens qui pleuraient se mirent à rire, et la petite Sûzel, souriant à travers ses larmes, cacha sa jolie figure dans le sein de Kobus.
La joie se peignait sur tous les visages. On aurait dit un de ces magnifiques coups de soleil qui suivent les chaudes averses du printemps.
Deux grosses filles, avec leurs immenses chapeaux de paille en parasol, la figure pourpre et les yeux écarquillés, s'étaient enhardies jusqu'à venir croiser leurs bras au bord d'une fenêtre, regardant et riant de bon cœur. Derrière elles, tous les autres se penchaient l'oreille tendue.
Orchel, qui venait de sortir en essuyant ses joues avec son tablier, reparut apportant une bouteille et des verres:
—Voici la bouteille de vin que vous nous avez envoyée par Sûzel, il y a trois mois, dit-elle à Fritz. Je la gardais pour la fête de Christel, mais nous pouvons bien la boire aujourd'hui.»
On entendit au même instant le fouet claquer dehors, et Zaphéri, le garçon de ferme, s'écrier: «En route!»
Les fenêtres se dégarnirent, et comme l'anabaptiste remplissait les verres, le vieux rebbe, tout joyeux, lui dit:
«Eh bien, Christel, à quand les noces?»
Ces paroles rendirent Sûzel et Fritz attentifs.
«Hé! qu'en penses-tu, Orchel? demanda le fermier à sa femme.
—Quand M. Kobus voudra, répondit la grosse mère en s'asseyant.
—À votre santé, mes enfants! dit Christel, Moi, je pense qu'après la rentrée des foins....»
Fritz regarda le vieux rebbe, qui dit:
«Écoutez, Christel, les foins sont une bonne chose, mais le bonheur vaut encore mieux. Je représente le père de Kobus, dont j'ai été le meilleur ami... Eh bien! moi, je dis que nous devons fixer cela d'ici huit jours, juste le temps des publications. À quoi bon faire languir ces braves enfants? À quoi bon attendre davantage? N'est-ce pas ce que tu penses, Kobus?
—Comme Sûzel voudra je voudrai,» dit-il en la regardant.
Elle, baissant les yeux, pencha la tête contre l'épaule de Fritz sans répondre.
«Qu'il en soit donc fait ainsi! dit Christel.
—Oui, répondit David, c'est le meilleur, et vous viendrez demain à Hunebourg dresser le contrat.»
Alors on but, et le vieux rebbe, souriant, ajouta:
«J'ai fait bien des mariages dans ma vie; mais celui-ci me cause plus de plaisir que les autres, et j'en suis fier. Je suis venu chez vous, Christel, comme le serviteur d'Abraham, Éléazar, chez Laban: cette affaire est procédée de l'Éternel.
—Bénissons la volonté de l'Éternel!» répondirent Christel et Orchel d'une seule voix.
Et depuis cet instant, il fut entendu que le contrat serait fait le lendemain à Hunebourg et que le mariage aurait lieu huit jours après.
XIV
Et ainsi finit, entre le vin et les larmes, le roman de ces messieurs. Les amis de Kobus le raillent un peu sur sa conversion.
Qu'il vous suffise donc de savoir qu'environ quinze jours après son mariage, Fritz réunit tous ses amis à dîner dans la même salle où Sûzel était venue s'asseoir au milieu d'eux trois mois auparavant, et qu'il déclara hautement que le vieux rebbe avait eu raison de dire autrefois: «qu'en dehors de l'amour tout n'est que vanité; qu'il n'existe rien de comparable, et que le mariage avec la femme qu'on aime est le paradis sur la terre!»
Et David Sichel, alors tout ému, prononça cette belle sentence qu'il avait lue dans un livre hébraïque et qu'il trouvait sublime, quoiqu'elle ne fût pas du Vieux Testament:
«Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres. Quiconque aime les autres connaît Dieu. Celui qui ne les aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour!»
Et moi je dis: Amen!
Jamais l'amour heureux ne fit écrire un pareil livre. C'est le poëme de la nature. Il n'y a pas une larme qui ne soit du bonheur.
FIN DE L'ENTRETIEN CXXXVI.
Paris.—Typ. Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four
Saint-Germain, 43
CXXXVIIe ENTRETIEN
UN INTÉRIEUR
OU
LES PÈLERINES DE RENÈVE
Monceaux, 19 septembre 1865
I
Tous mes biens sont vendus ou engagés jusqu'au dernier centime de leur valeur pour payer mes dettes. J'en habite encore quelques parties provisoirement et par la complaisance de mes créanciers, jusqu'au jour où un revenu insuffisant, une maladie, un accident, une grêle, une récolte manquée, me réduira au néant de mes ressources et où un huissier, impitoyable comme le destin, viendra me dire sans réplique, ce qui m'a été dit plusieurs fois: «Payez ou sortez, j'évalue cette poussière de vos pas à tant; ne secouez pas trop fort vos souliers en vous en allant, de peur de diminuer d'un grain le chiffre de mes honoraires.
—Mais, monsieur, en travaillant jour et nuit, en escomptant mes récoltes sur pied, en hypothéquant les racines de mes vignes, en retranchant à mes parents les plus chers, à mes amis les plus nécessiteux leurs pensions les plus sacrées et aux mendiants eux-mêmes leurs plus restreintes oboles, je touchais au moment désiré, j'allais dire mon Nunc dimittis, lorsque des actes que je ne veux pas qualifier, parce que je ne sais pas comment on nomme l'acte qui dérobe l'espérance au malheureux, me rejetaient dans vos mains.
—Tout cela est très-bon, Monsieur, mais ce ne sont pas des phrases qu'il me faut, c'est de l'argent; encore une fois, payez ou sortez!
Je connaissais l'inflexibilité de la loi et je me préparais à m'exécuter coûte que coûte.
Mais pour un moment mettez-vous à ma place. C'était l'heure des adieux suprêmes à tout ce qu'on a vu, touché, aimé, vénéré dans la vie. Ce n'était pas, hélas, nouveau pour moi! J'avais déjà dit, il y a quelques années, cet adieu au cher Milly, terre et maison de mon enfance. J'y avais baisé, en m'en séparant, les marques des pieds de mon père, de ma mère, de mes sœurs sur le sable. Depuis ce jour je n'y puis plus penser, et quand, en allant à Saint-Point, je ne puis m'empêcher de passer sur la route où la colline aride surmonte avec son clocher et ses maisons le paysage, et où les sept sycomores font trembler leurs branches sur l'angle presque invisible du toit, je suis obligé de détourner la tête pour cacher mes larmes. Je me dis, en voyant le damier des cultures sur le flanc des collines, et les prés toujours verts le long du ruisseau de Milly: voilà ce qui a fait partie de moi-même pendant la première aube de mes jours! Voilà la montagne où notre mère nous menait prier Dieu au coucher du soleil! Voilà les bois retentissant dès le matin des voix des chiens courants de mon père! Voilà les dernières vignes que j'ai plantées, là-haut au bord des buis, en défrichant ce coin rocailleux de la montagne! Voilà celles que cultivaient Pierre Pernet et Claude Chanut, mes amis d'enfance; voilà le grand pré où les têtes chauves des saules prêtaient un peu d'ombre en été aux jolies et diligentes filles du hameau, dont les regards plus tard me faisaient rougir quand je les voyais laver leurs pieds roses dans les eaux de la rivière. Hélas! que sont devenus ces compagnons et ces compagnes de ma vie? J'aperçois dans les vignes quelques chapeaux qui se lèvent au bruit du sabot de mon cheval sur les pierres et quelques gestes affectueux et tristes qui me disent: «Nous reconnaissons de loin, nous aimons toujours notre ancien maître; pourquoi la rigueur du ciel nous en a-t-elle séparés? On a pu vendre nos ceps, on ne pourra pas vendre nos cœurs! Ce ne sera plus lui avec qui nous partagerons nos vendanges, mais la séve de nos vignes sera toujours à lui, car c'est lui qui les a enracinées avec nous dans le roc.»
Et je passe.
Mais je suis triste tant que je me souviens de ce village entrevu.
II
Ah! pourquoi me suis-je précipité dans cet abîme dont il est si difficile de sortir avec honneur? Non-seulement les hommes, mais les animaux eux-mêmes me demandent compte de leur nourriture; voilà la prairie où depuis quinze ans j'avais, comme à un brave et pauvre invalide, rendu la liberté sans service à mon cheval, pour qu'il pût, dans sa vieillesse, errer oisif parmi les herbes de la montagne, et hennir auprès de son compagnon frappé d'une balle aux barricades de Juin, sous Pierre Bonaparte, qui combattait ce jour-là à mes cotés! Qui aura l'ingratitude et le courage de lui ôter aujourd'hui la vie avec la faim?
Car voilà aujourd'hui où j'en suis; Milly vendu, Saint-Point est engagé ainsi que Monceaux; ces engagements satisfaits, il ne restera rien à leur possesseur et vous viendrez vainement me mettre à la porte, moi et ceux et celles que je suis obligé de nourrir.
—Vous travaillerez, me dites-vous.
—Mais je vieillis, le courage et les forces s'usent; vous ne savez pas ce qu'il en coûte à un homme malade, qui est presque découragé, de reprendre la plume et de donner jusqu'à son dernier jour, d'un côté quelques gouttes d'encre, de l'autre côté quelques gouttes de vie à ses abonnés; il faut se dire tous les matins: levons-nous et travaillons, car peu importe que je meure aujourd'hui; ce que j'aurai gagné, salaire de plus de ma journée, autant de moins qui me suivra dans un autre monde.
Voici l'état où j'étais le 20 septembre dernier, et pour me consoler, le même jour une lettre de Paris m'annonçait les difficultés inattendues d'un ami qui s'était engagé à payer pour moi pendant cet été une soixantaine de mille francs qu'il devait verser à mon imprimeur, pour que mon journal de littérature ne fît pas défaut à mes généreux amis et abonnés.
Ce n'est pas tout encore, au moment où je me croyais prêt à me libérer et à payer à mes créanciers ma dernière goutte de sueur, une dernière adversité me rejeta dans l'impossible. L'Angleterre me refuse le payement rapproché de 340,000 francs, dont elle me paye les intérêts, dont elle reconnaît me devoir le capital, mais dont elle renvoie à des époques lointaines le remboursement. Le ministre de l'intérieur, en France, me refuse l'autorisation d'une loterie de souscription qui m'avait été accordée il y a deux ans, et dont j'avais rendu la moitié au gouvernement, disant: «Je n'en ai pas besoin, je ne désire pas m'enrichir, mais payer strictement mes dettes. Si ce que je reçois ne suffit pas, je demanderai de nouveau une autorisation au ministre.» Je fais valoir cette considération, mais l'heure est passée; l'autorisation avec elle. C'est peu; j'ai l'habitude de payer tous les ans à la Saint-Martin les créanciers de l'année en leur donnant le quart du capital de leurs vins et les intérêts de l'année. Je prends cette somme sur le prix de la récolte de mes vignobles, et sur le prix de mes abonnements à mon journal littéraire qui, grâce à la complaisance de mes amis, s'élève toujours à environ 140 ou 160,000 fr. Je fais ce réabonnement ordinairement dans les premiers jours de novembre, il arrive en janvier dans ma caisse. Le malheur veut, que cette année, l'époque de ce réabonnement coïncide avec la malheureuse crise de l'épidémie de Paris et qu'on m'écrive que presque tous mes abonnés sont absents et que je ne puis pas compter de deux à trois mois sur eux. Je suis donc obligé d'attendre cette date pour avoir recours à eux. Enfin la maison de commerce de Paris, avec laquelle j'avais contracté un marché de dix ans, m'écrit qu'elle désire résilier son contrat. Je pouvais la contraindre à l'exécuter: ma récolte était très-belle en excellent vin; je consens à résilier sans difficulté, ne voulant pas que d'honorables négociants soient contraints, contre leur convenance, à l'exécution d'un contrat qui les contrarie. J'ai tous mes vins dans mes caves et je n'en trouve plus un prix prochain qui me permette d'en faire le solde de mes créanciers d'ici à quelques mois. Enfin je m'adresse aux banquiers de mon pays pour leur demander de m'avancer environ 200,000 fr. pour mes payements. Ils sont bons, ils sont obligeants, mais ils ne peuvent pas faire de placements si considérables sur une seule signature. Je le reconnais moi-même et je suis forcé d'y renoncer.
Je n'ai rien; que feriez-vous à ma place?
Ce que je fais; vous écririez à vos braves créanciers: ne venez pas d'ici à trois ou quatre mois. Je ne puis pas vous donner un sou; attendez, je vais à Paris, et je vous rapporterai en mars ce que j'aurai pu récolter de tant de peines et de travaux.
C'est ce que je fais.
Mais jugez avec quelle angoisse et quelles difficultés. Si nous étions au temps des Romains, où le suicide était religieux et honorable aux hommes politiques malheureux, je me tirerais d'affaire comme un lâche, en fuyant dans un autre monde; mais cette fuite serait une improbité envers le sort. Je n'en admets pas même la pensée.
III
Or tel était l'état de mes affaires et de mon esprit, le 20 septembre, au matin.
Après une nuit sans sommeil, je me levai avant le jour pour essayer de travailler encore, car le travail est le devoir de celui qui doit; je prenais déjà la plume quand on vint me dire que quatre femmes venant de Milly se promenaient sur la terrasse de Monceau attendant mon réveil, pour me voir et pour me parler; je maudis leur obligeante curiosité qui allait me coûter une matinée de travail; mais je rejetai loin de moi la plume et je descendis sous les grands arbres qui flanquent le château, et dont l'ombre aurait sans doute attiré les matinales visiteuses; en les apercevant, en effet, assises sur un banc de pierre, je fus saisi de respect et d'admiration par leur extérieur empreint de modestie et de grâce. Je m'avançai vers elles avec timidité et un coup d'œil me fit pressentir à qui j'avais affaire. C'était évidemment une mère et ses filles. La mère se leva et, s'avançant pour prendre la parole, me dit en rougissant et, avec une pudeur visible dont l'heure, l'indiscrétion et l'épuisement étaient l'excuse, qu'elles étaient là à une heure si indue non pour demander, mais pour m'apercevoir de loin à l'heure du déjeuner où je sortirai du château pour venir avec ma famille et ma société goûter un moment la fraîcheur de cette salle d'arbres et le loisir du milieu du jour. Elle ajouta qu'elle était la mère de ces trois jeunes personnes qu'elle me demandait la permission de me présenter. L'aînée se présenta alors; elle s'appelait Aglaé. Sa figure, d'une beauté un peu plus mûre que celle de ses sœurs, accusait dix-sept à dix-huit ans par une ressemblance plus grave avec celle de sa mère. La seconde, moins âgée d'un an, paraissait aussi réfléchie et moins timide; elle avait l'air d'une pensée éclose tout fraîchement, mais qui jouit de se sentir, et qui dit à ses sœurs: «Voyez, comme ceci est semblable à ce que j'avais imaginé.» C'est ma seconde fille, me dit sa mère, elle sait par cœur tout ce qui intéresse votre famille; dans le volume des Confidences, que nous avons lu en commun depuis que ce volume est tombé dans nos mains, votre mère, vos aimables sœurs, votre... Elle baissa la voix, craignant de faire saigner ma douleur, trop rapprochée de la perte; les filles inclinèrent leurs fronts vers le gazon et nous restâmes un moment en silence.
—Enfin, voilà ma troisième fille, Marie, reprit la mère en me présentant la plus jeune. C'était presque une enfant, quatorze ans, silencieuse, rougissante, modeste, mais qui semblait se contenir plus par la convenance de son âge que par l'ignorance des lieux et des choses. Elle ne dit rien, comme si le son de sa voix lui eût fait peur; elle se retira promptement dans le groupe de ses sœurs.
Leur toilette était uniforme, simple, et pourtant convenable. La mère portait une robe de soie noire, et les trois jeunes filles portaient de plus sur le cou un fichu de diverses couleurs, noué négligemment sous le menton et sur la poitrine. Tout cela était de la plus exquise propreté; seulement, quelques gouttes de sueur brillaient comme une rosée de printemps au bout des mèches des cheveux noirs ou blonds des jeunes personnes, et quelques taches de poussière blanche de la grande route trahissaient la marche et blanchissaient les bords de leurs souliers.
IV
Après les avoir poliment reçues, je les priai non pas d'entrer, il faisait trop chaud, et l'ombre légèrement ventilée de ces grands arbres était le salon le plus naturel et le plus rafraîchissant de la saison, mais de s'asseoir sur le banc où je les avais surprises; j'en pris un moi-même en face d'elles et, m'adressant à la mère, je lui demandai à quoi je pouvais lui être agréable, pensant que quelque intérêt de famille avait pu seul les amener à une pareille heure.—Oserai-je vous demander, dis-je à la mère, à qui j'ai l'honneur de parler et le motif de votre visite?
—Mais monsieur, me répondit-elle d'une voix douce, sensible et un peu tremblante, il n'y a que vous qui ne puissiez pas le deviner: nous n'en avons point d'autre que celui que nous accomplissons en ce moment; vous voir, et ne pas même vous déranger pour vous entretenir de nous. Nous n'avons rien à demander à personne; mais mes filles sont jeunes, comme vous voyez, et pendant que vous êtes encore sur la terre, elles étaient heureuses de se ménager, en vous voyant, un souvenir. Quoique d'un âge bien plus mûr, monsieur, ajoute-t-elle, je viens avouer que je rougissais dans mon cœur de vivre à si peu de distance du pays que vous habitez, Saint-Point, Milly, Monceau, sans avoir cherché, pendant que vous vivez encore, à voir un homme dont nos contemporains ont tant entendu parler et dont la postérité dira peut-être à son tour: «L'avez-vous par hasard rencontré sur les chemins de la Bourgogne, soit dans la maison de son enfance, à Milly, soit dans la masure de Saint-Point, soit dans son château paternel de Monceau, noms familiers à nos oreilles?»
Je la remerciai de cette obligeante curiosité qui vient du cœur.
—Mais qui êtes-vous donc, madame? lui dis-je, et laissez-moi le plaisir de mettre, à mon tour, un nom sur une famille qui se confond par les souvenirs avec la mienne. Nous sommes tous parents par le cœur, la curiosité est un titre de famille.
—Oh! monsieur, ce titre est peut-être une preuve d'amour, mais non de sang; le nôtre est bien humble, mais notre cœur est au niveau de tout ce que Dieu a créé pour sentir et aimer les belles choses. Notre voyage en est la preuve.
—Il est surtout la preuve de votre bonté gratuite et de votre candeur, répliquai-je. J'ai fait quelques vers médiocres dans ma jeunesse, et cette célébrité de jeune homme m'ayant appelé à de hautes dignités, dans un âge plus mûr j'ai conquis la bienveillance du pays en vivant et en parlant à l'écart des partis passionnés pour ou contre la révolution de 1830; et le jour ayant sonné, et la France périssant dans l'hésitation, j'ai vu l'anarchie sanguinaire prête à s'emparer du pouvoir et j'ai proclamé la souveraineté des peuples et la République conservatrice de la société. La France m'a entendu et a été sauvée, moi perdu, et voilà tout. Je ne voulais pas autre chose. Depuis, la Révolution a été perdue elle-même. Un autre régime a été adopté par mon pays. Je suis rentré dans mon obscurité natale sans redemander la parole. Trop honnête pour défendre la Montagne, trop ami de l'ordre pour attaquer l'Empire, respectant trop mon passé pour me démentir, travaillant en paix pour tirer mes braves créanciers des pertes où ils s'étaient généreusement jetés pour moi, je croyais mon œuvre accomplie dans deux ans, quand des accidents d'affaires nous rejettent entre les écueils d'où le ciel nous sauvera peut-être encore, ou bien nous mourrons insolvables, non faute de travail, mais faute de bonne fortune, Dieu le sait; je suis en ce moment dans sa main, résigné à tout, excepté à la ruine du dernier de mes braves amis.
—«Nous ne savions rien de tout cela, monsieur, si ce n'est qu'on disait chez nous que la République inspirée par vous avait sauvé la France en 1848. À cette occasion nous avons entendu parler de vous à cette époque, pour vos actes et depuis pour vos livres. Nous n'étions pas assez riches pour nous les donner, mais de temps en temps il nous en tombait quelques volumes dans les mains, et c'est alors qu'un voyageur, passant par Renève, auprès de Mirebeau, dans la Côte-d'Or, voyant notre enthousiasme, nous en laissa un volume intitulé: les Confidences, où nous lûmes toutes sortes de détails sur votre famille, et votre histoire si touchante de Graziella que ces demoiselles savent par cœur. C'est là, monsieur, tout ce que nous connaissons de vous. Mais quel malheur! Aglaé, qui portait le volume, l'a laissé tomber à Charnay, notre dernière halte dans la petite auberge où nous avons couché en venant à Milly et nous espérons le retrouver au retour, car ces pauvres hôtes de la campagne avaient l'air de bien honnêtes gens.
—Ah! oui, monsieur, dit Aglaé, nous sommes bien sûres qu'ils nous l'auront gardé, car ils ont bien pu voir, le soir à la veillée, que c'était notre manuel de voyage que nous consultions toujours devant eux.
—Je voudrais bien vous en offrir un autre exemplaire, dis-je aux jeunes filles, mais le malheur veut que je n'en aie point ici, qui n'est qu'un lieu de vendanges.
—Oh! monsieur, nous le portons tous les quatre dans notre mémoire, s'écrièrent-elles, nous ne l'accepterions pas, nous savons l'usage que vous en faites depuis quatorze ans pour conserver encore l'image des lieux de votre enfance.
—N'en parlons pas, répondis-je, le temps approche où tout me sera ravi; mais je montrerai au moins que j'ai assez travaillé pour que personne ne puisse m'accuser de sa ruine. Attendons encore.
—Mais comment, ajoutai-je, êtes-vous venues de Renève coucher au petit village de Charnay, qui n'est qu'à deux pas d'ici et où personne ne s'arrête à moins de voyager à pied?
—C'est que nous ne sommes pas riches, et que pour nous procurer le plaisir de vous voir ou du moins de visiter Saint-Point et Milly, les villages pleins de vous, nous n'avions que la petite somme d'économies que notre excellent père a mise de côté depuis trois ans pour donner à toute la famille et à lui-même la récréation de cœur qu'il nous promettait aussitôt que notre sœur Marie serait en âge de nous accompagner; les chemins de fer, les voitures, quelque économiques qu'elles soient, nous auraient pris la moitié au moins de notre petit viatique. Nous aimions mieux le prendre sur nos jambes. Nous avons donc marché de village en village, et nous sommes arrivées, grâce à la complaisance des paysans, jusqu'ici. On a été touché partout de notre simplicité, et du motif de notre voyage à pied, et le peuple hospitalier nous a traitées en amies. Aglaé tenait la bourse, Mathilde portait son volume des Confidences, et chacune de nous portait son petit paquet à la main, dans un foulard.»
J'étais pénétré d'étonnement et de sensibilité: cela était dit si naturellement et si simplement qu'on n'y sentait pas l'ombre d'intention. C'était la nature prise sur le fait.
—Mais comment avez-vous fait, dis-je à la mère, pour savoir où vous alliez, et qui vous a informées de ma résidence?
—Monsieur, me dit-elle, tout le monde vous connaît dans ce pays-ci; nous l'aurions demandé aux pierres qu'elles nous l'auraient dit; d'ailleurs, Aglaé se souvenait du nom de Bussières, de votre ami dans votre enfance, ce pauvre abbé Dumont, sur qui, dit-on, vous avez pris le modèle de Jocelyn, un de vos poëmes que nous n'avons pas lu, mais dont on nous a souvent parlé. Elle nous dit, il est mort, mais il a certainement un successeur dans ce hameau de Bussières. Ce doit être un digne homme; car il succède à un homme sensible, adoré de ses paroissiens. Je vais lui écrire sans savoir son nom; je lui demanderai s'il connaît M. de Lamartine, que nous avons l'intention d'aller visiter, et s'il pourrait nous dire que nous le trouverions à Saint-Point ou à Milly? M. le curé nous dit dans sa réponse qu'étant depuis peu de jours à Bussières et M. de Lamartine ayant vendu Milly pour payer ses créanciers d'autant, il n'avait pas le plaisir de le connaître; mais qu'il avait appris par les paysans de Milly qu'il devait être à Saint-Point ou à Monceau où nous le trouverions certainement. Il nous donnait des renseignements sur la route avec beaucoup de politesse et de promptitude. C'est munies de ces renseignements, que nous nous mîmes en route. Mais hélas! notre pauvre père qui se faisait une fête de ce pèlerinage étant tombé un peu malade, fut forcé d'y renoncer et de nous laisser partir seules. Nous lui promîmes de lui raconter, au retour, toutes les circonstances du voyage et toute la physionomie du pays. Nous partîmes par une belle matinée semblable à celle-ci. Les gens de notre village de Renève nous accompagnèrent très-loin. Les uns portaient de notre petit bagage une chose, les autres une autre; puis les femmes nous embrassèrent et nous continuâmes à marcher.
V
Nous marchâmes en tricotant jusqu'au soir. Nous vîmes une belle ville couronnée de flèches aiguës. C'étaient les clochers de Saint-Bénigne. Nous entrâmes dans un cabaret que tenait une pauvre femme. Nous mangeâmes ce que nous avions apporté le matin de la maison, nous bûmes de l'eau; nous fîmes notre prix pour une petite chambre sur le derrière; c'était très-peu; d'un lit nous en fîmes deux en étendant les matelas par terre. Nous priâmes Dieu comme à la maison, moi avec Mathilde, la petite Marie avec notre mère. Cela ne nous avait presque rien coûté. La pauvre hôtesse avait eu égard à notre modestie. Nous partîmes avant que le jour éclairât les rues et nous prîmes, en disant toutes les notes de notre chapelet, la route de Châlon. Les personnes qui passaient comme le vent soit en chemin de fer, soit en cabriolet, nous jetaient à peine un coup d'œil et nous prenaient sans doute pour une famille du voisinage qui allait à la promenade. Nous nous assîmes dans un pré sous les saules, aux environs de Milly et nous mangeâmes ce qui nous restait du pâté de la veille, puis nous nous endormîmes au murmure du ruisseau qui nous avait donné à boire. Après plusieurs heures de repos, nous profitâmes de l'ombre du soir pour aller coucher dans les environs de Beaune. Nous n'entrâmes pas dans la ville, nous prîmes notre gîte dans une petite maison du faubourg à gauche, dont le maître et la maîtresse nouvellement mariés, et qui n'avaient pas encore d'habitués ni de meubles, étonnés de notre voyage à pied, crurent que nous manquions de tout, et voulant signaler leur maison par une charité, nous donnèrent presque gratuitement du meilleur lait de leur vache, du pain blanc et une omelette au lard. Nous les remerciâmes bien et nous promîmes de nous arrêter chez eux à notre retour.
Là nous prîmes un chemin de traverse sur la droite, et nous arrivâmes bien fatiguées sans passer par Châlon à Sennecey. Nous n'eûmes pas la force d'aller jusqu'à la ville et nous nous arrêtâmes avant le faubourg, chez un sabotier, marchand de fromages, dont l'enseigne disait qu'il logeait à pied et à cheval. Nous y fûmes très bien à dix sous par tête et nous allâmes le lendemain, par des routes détournées, jusqu'au delà de Mâcon. Le soir nous nous arrêtâmes sur la route de Mâcon à Bussières, au village de Charnay, chez la femme d'un scieur de long dont un fagot de buis indiquait la porte.
Elle jouait sous un gros arbre à moitié descié près de la porte; trois jolies petites filles et un tout petit garçon jouaient avec de la sciure de bois sur leur porte. La mère nous regarda d'abord avec une certaine surprise, quand Marie lui demanda si elle ne pourrait pas nous donner à coucher. Puis, voyant ma mère et ses filles. «À coucher. Oui, nous dit-elle, mais à souper bien mal, car nous n'avons qu'un morceau de petit salé et de fromage de gruyère que mon mari et son garçon mangent le soir pour reprendre des forces aux bras.
—Oh! le souper nous importe peu, dit ma mère, pourvu que la chambre et le lit soient propres.
—Eh bien! entrez, mesdames, dit la jeune femme, vous verrez si vous pouvez vous accommoder du logement.
Elle laissa sur le seuil ses trois enfants les plus avancés d'âge et prenant le petit de trois mois sur son sein, elle lui donna la mamelle et pendant qu'il tétait, elle monta devant nous vers un escalier de bois qui menait aux chambres. Nous la suivîmes. Au moment où elle allait en ouvrir la porte, le scieur de long, beau et fort jeune homme d'environ vingt-cinq ans, rentra, et voyant nos robes de soie traîner sur les marches de l'escalier, cria à sa femme:
—À quoi penses-tu, Claudine! Est-ce que nos chambres sont faites pour des dames? Nos planchers ont-ils jamais résonné que sous des sabots, et que leur donneras-tu à souper? Nous n'avons rien à la maison.
—Je le leur ai dit, fit-elle; mais puisqu'elles veulent voir la grande chambre et qu'elles ne s'inquiètent pas de ce qui se mange, puis-je les en empêcher?»
En parlant ainsi, elle ouvrit la porte et nous fûmes étonnées de la bonne odeur de raisins et de maïs qui remplissait l'appartement, bien que les fenêtres fussent ouvertes. C'était l'odeur de quelques maïs dorés qui formaient le plancher supérieur de la chambre et de quelques corbeilles de raisins aussi qui étaient sur la couverture des deux lits de la double alcôve.
Le paysage magique du soir semblait entrer tout entier par la fenêtre, dans la chambre, avec les derniers rayons du soleil couchant. Ce paysage était formé, d'abord, par les trois mamelons de Fuissé, Solutré et Vergisson qui s'élèvent comme des coins dans le ciel. Ces trois sommets, comme des points d'écueils dont les vagues se sont retirées, se penchent avant du même côté comme pour regarder la mer qui s'enfuit. Ces trois plateaux élevés qui les séparent, forment trois vallées hautes qui forcent à lever la tête pour les regarder; on s'imagine voir les flots de la Méditerranée. Derrière elles, en les regardant, ces trois vallées réunies en une, et meublées de villages, de fermes, de châteaux disséminés depuis les montagnes bleues de Saint-Point jusqu'aux bords de la Saône, s'étendent à gauche jusqu'aux Alpes et aux collines de Lyon. On croit contempler une belle vallée de la Lombardie italienne; au pied de la fenêtre de la chambre, le pays que l'on voit tout entier, se creuse en larges vallons pleins de hameaux et de fumées de cheminées de paysans, qui traînent sur les prés et sur les vignes, on voit que les paysannes préparent à leur famille le souper du soir. Nous restâmes enchantés et immobiles devant ce beau spectacle.
Eh bien nous ne vous demandons pas autre chose que cet asile pour la nuit, dîmes-nous toutes les quatre à la fois, un peu de pain bis et de fromage de vos chèvres que nous avons vu en haut de votre escalier, nous suffit; quant au vin, nous sommes d'un pays où il n'y en a pas, nous n'en demandons pas. Aglaé et ses sœurs commencèrent à défaire leur petit paquet de nuit sur les deux lits de la grande alcôve. La paysanne était toute rouge de honte de ne pouvoir nous offrir que ce qu'elle avait à la maison; nous fûmes obligées de la contenter en paraissant très-contentes nous-mêmes.
Nous sortîmes de la chambre pendant qu'elle faisait les lits, le mari nous servit sur une nappe bien blanche son pain bis, bien frais, de froment, un morceau de fromage de gruyère tout ruisselant de pleurs et des grappes de raisin noir et blanc qui n'avaient pas encore perdu leur fleur; pendant que nous soupions ainsi, la mère redescendit, et nous causâmes ensemble pendant qu'elle donnait des soins à son gras nourrisson, et que le père balançait les deux petites filles sur chacun de ses genoux avec un mouvement d'escarpolette.
—Quel est, lui demandai-je avec curiosité, le nom de ce gros village à l'église neuve, qui s'étend là-bas, du côté du soleil couchant, dans la plaine, et qui semble regarder un beau château blanc avec une balustrade au-dessus?
—Ce village, dit-il en regardant, est celui où je suis né, on l'appelle Prissé; le château en face est celui de Monceau; il appartient à M. de Lamartine, fort aimé dans le pays parce que, bien qu'il ait un beau château pour demeure, il a, dit-on, le cœur d'un paysan. Aussi toutes les fois que nous le voyons passer sur la grande route dans une mauvaise voiture, lui qui avait autrefois de si beaux chevaux, il faut voir comme tous les bonnets se lèvent, on dirait qu'il est le parent de tout le monde. Tenez, voyez, continua-t-il, il paraît qu'il est à Monceau pour faire ses vendanges, car les fenêtres sont ouvertes sur sa terrasse et l'on aperçoit d'ici la rangée de tonneaux le long de ses pressoirs.
—Mes filles se levèrent à ces mots, regardant juste ici, monsieur, comme si c'eût été une porte d'or. Elles chuchotaient je ne sais quoi tout bas.
—Vous le connaissez donc? leur dit-il; cela n'est pas étonnant, on dit qu'il est connu bien loin du pays et qu'il a été un des maîtres de la France; mais à présent, c'est bien la France qui est maîtresse de lui, et quoiqu'il soit bien tranquille et ami de tous les honnêtes gens, il a bien de la peine à rester maître de sa maison à force de dettes, car tout le monde qui le peut s'empresse à lui prêter, non pas de l'argent qu'ils n'ont pas, mais du vin qu'ils récoltent et que lui vend ensuite pour se soutenir.
VI
Alors nous prîmes dans le sac de Mathilde le volume de Confidences et nous lûmes à demi-voix tout ce qui concernait les villages de Milly et de Bussières qui ne faisaient qu'une paroisse du temps de votre première enfance. Nous autres, nées et habitant à la campagne, comme vous, monsieur, cela nous touchait plus que tout le reste. Pauvre Milly, disais-je à mes filles tout bas, quel dommage que la France n'ait pas pu te racheter, pour que cet homme ait au moins pleuré où il a souri!—Et où est donc déjà la ferme du scieur de long, le village de Milly et celui de Bussières?
—Suivez mon doigt de l'œil, dit le jeune homme: vous voyez ici le château de Monceau, là la route de Mâcon se diviser en deux; l'une continue dans la vallée basse. Saint-Sorlin, grand village riche, capitale rurale du pays; l'autre se détourne à gauche et gravit une montée douce qui s'élève sur une crête de vignobles à peu près en face d'ici, puis redescend en pente douce jusqu'à un clocher grisâtre qui marque la paroisse de Bussières. C'est donc là que vous voulez aller? Eh bien, vous n'avez qu'à descendre demain ce grand chemin, passer devant les pavillons de Monceau, prendre alors à gauche, monter la colline et redescendre: vous serez bientôt au pied du clocher de Bussières que vous cherchez, et tout près du village sec de Milly qu'habitait, il y a peu d'années, M. de Lamartine. Ou vous y mènera en moins de quelques minutes; ce n'est pas la même commune, mais c'est la même paroisse, le même curé leur chante la messe. Un peu plus loin, vous voyez de grosses montagnes noires où il n'y a plus de passage pour les yeux, ce sont les montagnes de Saint-Point à deux ou trois lieues de Milly. On vous montrera bien le sentier élevé au travers du bois de châtaigniers où vous aurez à monter et à descendre pendant environ deux heures avant d'arriver sur les bords de la profonde vallée de Saint-Point, dominée par son château et par son clocher que tant de voyageurs vont voir.
VII
—Mille remercîments, dîmes-nous au jeune homme. Nous allons nous coucher pour être reposées demain et pour commencer notre route; dites-nous ce que nous vous devons, afin de ne pas vous réveiller trop matin.
—Oh! ce que vous voudrez, dit la femme, je crois que deux sous par lit pour la blanchisseuse, c'est bien payé et comme vous couchez deux ensemble, cela fait quatre sous, et six sous de pain et de grappes c'est bien payé, cela fera dix sous en tout; nous n'accepterons pas davantage, et nous vous prions d'excuser notre mauvaise réception, mais ce n'est pas notre faute; vous êtes bien bonnes de vous en contenter et d'avoir parlé avec nous. Si le travail continue, un temps viendra où nous pourrons avoir une servante, mais aujourd'hui nous n'avons que nos petits qui ne servent personne et qu'il faut garder et amuser encore, dit le jeune père en les descendant de ses jambes pour que sa femme allât les coucher.
Nous eûmes beau leur offrir et les raisonner, ils ne voulaient accepter que leurs dix sous, encore fallut-il accepter nous-mêmes un fromage blanc de leur chèvre et de belles grappes de raisin pour notre déjeuner le lendemain à notre départ. Vous comprenez, monsieur, qu'avec de pareilles gens et dans un si bon pays, notre bourse de voyage ne baissait pas vite; mon mari, qui nous l'avait préparée à force d'économie sou par sou, depuis trois ans, était bien loin de compte avec nous. Si cela continuait ainsi, c'était nous qui lui rapporterions de la surprise.
VIII
Le lendemain matin, mes filles avaient dit adieu à la mère et embrassé les enfants dans le berceau et nous étions déjà devant l'avenue de Monceau et devant ses vignes pleines de vendangeurs et de vendangeuses. Elles chantaient en cueillant les grappes avant que le soleil réchauffât l'air du matin. Nous ne tardâmes pas beaucoup, toujours en face du même spectacle, à entrer dans les premières maisons de Bussières. Ce fut alors qu'Aglaé chercha son volume de Confidences pour trouver le chemin de la cure. Elle ne le trouva plus et se mit à pleurer. «Faut-il être malheureuse, disait-elle à ses sœurs, pour avoir perdu son guide au but du chemin.» Mais Marie, la plus jeune, fut la plus raisonnable. «Qu'est ce que cela fait, dit-elle, je sais toutes les lignes du volume par cœur et cette brave famille du scieur de long de Charnay est trop honnête pour ne pas nous le garder pour notre retour. Je gage que nous le trouverons dans la corbeille de raisins sur le lit où tu l'auras laissé tomber en embrassant les enfants. Voyons, que veux-tu savoir? Veux-tu que je vous conduise à l'entrée du jardin de l'ancienne cure où M. de Lamartine, descendant de Milly, attachait son cheval à la porte auprès de la plate-bande de tulipes de son ami l'abbé Dumont, plus tard Jocelyn?»—«Oh oui, dîmes-nous toutes à la fois, fions-nous à sa mémoire, elle est infaillible et présente comme celle d'un enfant. Voyons si elle ne se trompe pas.» Marie sourit comme quelqu'un qui est sûr de son fait et alla marcher devant nous.
IX
Elle tourna à droite aux premières maisons de paysans du village. Elle suivit la petite vallée de prairies domestiques où paissaient les vaches des bonnes demoiselles Bruys, jadis les protectrices aimées du village, puis, tournant à droite, sans hésitation, à l'angle d'un mur en ruines, elle tira un morceau de fil de fer caché dans une fente de la muraille intérieure, la porte s'ouvrit et nous nous trouvâmes dans le jardin de l'abbé Dumont, à côté de l'allée des tulipes.
X
Nous nous avançâmes d'un pas discret d'allée en allée dans le castel du curé comme on l'appelle encore, jusqu'à une galerie bâtie à neuf, car la maison avait changé plusieurs fois de maître, et un vieux serviteur qui fendait du bois au pied de la galerie, dans l'écurie, nous raconta toutes ces métamorphoses.
—Vous êtes entrées, nous dit-il, par la porte de M. Alphonse quand il était jeune. C'est moi qui prenais son cheval, qui le conduisais par la bride aux tours qui servaient alors d'écurie, qui lui donnait du foin pour l'amuser pendant les longues heures que les deux amis passaient à causer et à souper ensemble; je voudrais bien vous faire voir les chambres, mais je n'en ai plus les clés, et la maison, entièrement changée ainsi que les habitants, ne sert plus qu'à regarder par les fenêtres la tombe du curé que M. Alphonse lui a fait tailler et coucher à terre, là, auprès du chœur de son église.—Où est-elle, dîmes-nous toutes à la fois.—Venez, nous répondit le fendeur de bois, descendez l'escalier qui conduit à la porte d'entrée de la maison, je vais vous y conduire en trois pas, car il n'a pas eu un long voyage à faire pour aller de son lit de bois à son lit éternel de terre.
XI
Nous descendîmes avec respect le vieil escalier de pierres tremblantes qui menait du jardin dans la cour.—Tenez! le voilà, les mousses le recouvrent déjà, dit le vieillard, en nous ouvrant la porte à deux battants de bois vermoulu qui séparait la cour de la maison du cimetière. Nous nous précipitâmes vers l'endroit qu'il nous indiquait, nous tombâmes à genoux devant la pierre de taille et nous lûmes l'épitaphe en deux mots du pauvre curé et plus bas deux autres mots en petites lettres gravées: Alphonse de Lamartine à son ami. Nous pleurâmes en silence toutes les quatre en présence du premier sentiment et des premières douleurs de Lamartine. Nous entrâmes ensuite dans l'église. Le fendeur de bûches était en même temps le sonneur, nous priâmes avec componction devant un simple autel du bon saint où vous aviez appris à servir la messe du vieux curé de Bussières, parent et prédécesseur de l'abbé Dumont dans la paroisse. Nous étions déjà récompensées de nos peines, puisque, en présence de la mort, nous avions retrouvé les deux amis.
—Et maintenant, dîmes-nous au marguillier, pourriez-vous, si vous n'avez rien de pressé à faire, nous montrer le chemin de Milly, par où M. Alphonse descendait tous les soirs d'été chez son ami l'abbé Dumont?
—Si vous n'êtes pas pressées et que vos jeunes jambes, dit-il à mes filles, puissent s'accommoder au pas un peu ralenti d'un vieillard, bien volontiers, nous dit-il. Cela me fera même plaisir, bien que M. Alphonse n'y soit plus et que ses compagnons d'enfance qu'il aimait tant soient dispersés en partie, mais les familles y sont encore. Je vous conduirai moi-même où j'allais si gaiement dans ma jeunesse, tantôt pour porter un livre, tantôt une lettre, tantôt une invitation de l'un à l'autre. Madame de Lamartine, sa mère, vivait encore alors, et en me voyant entrer dans sa cour pour porter ceci ou cela à son fils, elle me souriait avec son air si aimable de bonté et me disait: «Entrez donc, Besson, un moment à la cuisine, et prenez donc un verre de vin blanc pour vous rafraîchir pendant que mon fils va répondre à M. le curé.» Ah! c'était une incomparable dame, une dame du bon Dieu, allez! La charité même, on ne la voyait jamais sans quelque chose à la main pour ses vignerons ou pour les malades, ou pour les pauvres. Ils ont bien tort de dire que le peuple est ingrat; un accident l'a enlevée il y a trente ans et plus à ses bonnes œuvres; eh bien, elle est aussi présente dans toutes les familles de dix lieues à la ronde que quand elle passait à pas vifs sur la bruyère de cette montagne, pour aller porter secours à un pauvre homme qui venait de se casser la jambe en tombant d'un noyer!
XII
Tout en parlant ainsi nous suivions le fendeur de bois dans une étroite vallée formée d'un côté par des vignes en pente, et de l'autre par une étroite lisière de prés, où paissaient le long de la haie de vagabondes chèvres blondes. Au milieu de ce chemin il y avait un lavoir plein de belle eau bleue et bordé de cinq ou six jeunes et belles filles de Milly. Nous les saluâmes poliment, et il y en eut une qui dit à Besson: «Où menez-vous donc ces jeunes et belles demoiselles?—Je les mène à Milly, dit-il.—Ah! ce n'est pas étonnant qu'elles soient si jolies, dit la plus âgée des laveuses, elles nous ont parlé avec la douceur et la gracieuseté de notre ancienne dame.—Nous ne fîmes pas semblant d'entendre et Besson nous rejoignit lentement.
XIII
À la cime de la montée nous vîmes quelques toits gris et de pierres moussues s'élever sur la vigne et assombrir le paysage. Un clocher gris aussi formait une espèce de pyramide au milieu d'un groupe de maisonnettes et d'écuries. Quelques vaches maigres broutaient l'herbe poudreuse au pied des murailles, deux femmes tricotaient assises sur le seuil de la porte.—Qu'est-ce que cela, dis-je à Besson.—C'est ce que vous cherchez, me répondit-il, c'est Milly.—Et la maison de la famille de M. Alphonse, où est-elle donc? nous croyions voir un château?—Oh! il n'y a point de château dans le village, reprit-il. Tenez, là, en bas du chemin où nous sommes, vous voyez bien une grande porte à deux battants réparée par morceaux et peinte en vert-jaune, eh bien, c'est la porte de Milly.
Nous précipitâmes nos pas et nous fûmes bientôt en face du portail. Aglaé ouvrit et nous nous jetâmes toutes dans la cour comme un troupeau de génisses effarouchées.
—Ce n'est pas possible, dit Aglaé, qu'une si petite demeure ait produit et nourri une si remarquable famille. Mais cela ressemble tout simplement à la maison de Renève où notre père instruit les quinze enfants de Mirebeau.
—C'est pourtant cela, nous dit Besson en ôtant son bonnet.
Alors nous restâmes immobiles et nous regardâmes sans rien dire pour bien nous entrer dans les yeux la cour, la maison et le jardin dont nous apercevions un coin par une grille de bois cassée sur la droite.
La cour était formée par une rangée de hangars et par une ligne d'écurie basses d'un côté, un long bâtiment à couvert en dalles de pierres noires vieilles comme le temps, très-basses et sur lesquelles des plantes saxifrages et même des arbres rabougris avaient pris racine. Ce bâtiment, qui était un pressoir, s'étendait de la porte de la cour jusqu'à l'angle de la maison de maître. Il en était séparé seulement par un étroit espace vide qu'occupait la grille de bois menant au jardin.
—Entrons-y, dit Marie, et ne faisons pas de bruit pour que personne de la maison ne vienne effaroucher nos souvenirs.
Nous entrâmes en silence.
—Oh! c'est bien cela, dit Mathilde. Voilà la mare creusée dans le roc vif au pied du toit pour recueillir l'eau des pluies et arroser le jardin l'été!
—Voilà les platanes plantés autour par madame de Lamartine pour suspendre aux branches les berceaux successifs de ses filles et travailler à l'ombre pendant les chaleurs.
—Et les petits espaces de plate-bande entourés d'œillets rouges, dit Marie, ce sont sans doute les vestiges du petit jardin d'enfant qu'on leur donnait pour récompense et où M. Alphonse cultivait ses laitues comme le vieux Dioclétien à Salone.
—Mais venez voir, s'écrie tout bas Aglaé, voilà le cabinet de charmille entremêlé de sureau que le vent de ses premiers rêves agite encore, et voilà le tronc de chêne tortueux qui lui servait d'appui quand il commençait à écrire ses vers.—Nous accourûmes et nous entrâmes toutes recueillies sous l'ombre obscure du cabinet. Moi, monsieur, je me représentai le chagrin que M. Alphonse avait dû éprouver en abandonnant ce petit asile où son âme était née avec son goût en lisant pour la première fois Fénelon. Nous ne pûmes nous empêcher de pleurer quand Marie nous récita ce passage. Nous y restâmes ensuite un moment pour sécher nos yeux après avoir lu les dates, les lettres et les mots gravés avec la pointe d'un couteau sur le bois et sur les troncs des arbres.
XIV
Enfin nous nous levâmes à la douce vois d'une femme jeune qui entrait dans l'ombre et qui nous demanda pardon de nous déranger dans notre pèlerinage. Elle nous pria d'entrer à la maison et d'accepter à déjeuner avec elle. Il pouvait être midi, mais la force de nos émotions nous avait empêchées de remarquer l'heure.
Cette dame était si gracieuse et si obligeante que nous ne pûmes refuser. C'était Madame D..., la femme du notaire qui avait acheté Milly. Il aimait lui-même beaucoup M. de Lamartine; il avait revendu pour six ou sept cent mille francs du domaine, et il habitait ce qui en restait, ayant offert lui-même à M. de Lamartine de lui rendre la maison de son père et quelques vignes alentour, au prix coûtant, si la fortune, qui lui était si sévère, lui permettait de songer à y rentrer, et ce procédé d'homme de cœur annonçait le plus aimable et le plus sensible des acquéreurs.
XV
Nous entrâmes dans le vestibule avec reconnaissance et recueillement.
—Rien, nous dit Madame D..., n'avait été changé dans l'ameublement de la pauvre maison pour conserver religieusement les vestiges de madame de Lamartine, de ses filles et de son fils. On entrait par un vestibule au bout duquel était une vieille horloge de campagne qui avait si souvent sonné les heures de l'heureuse famille alors; une rangée de sacs de farine pour la maison était debout d'un côté, une large cuisine s'ouvrait du côté opposé, pleine de bruit, de feu, de domestiques, de mendiants et de malades, comme du temps de M. et de madame de Lamartine. On entrait ensuite dans la salle à manger qui avait été autrefois votre salle d'études quand vous appreniez à écrire sous M. de Vaudran. Le papier peint en était taché d'encre et déchiré, pour bien rappeler son ancien usage, puis, dans une pièce ouvrant sur le jardin au nord, sur le midi et sur la cour d'un autre côté. C'était ce que madame de Lamartine avait autrefois pour lit dans une grande alcôve; on repassait ensuite dans la salle à manger qui vous conduisait dans deux petites chambres au couchant sur le jardin. On voyait de là les chèvres et les moutons paissant sur les bruyères de la montagne de Craz dont vous connaissiez toutes les touffes. Elle venait aboutir en pente roide jusqu'au jardin.
La chambre de M. de Lamartine, votre père, était de ce côté. On y distinguait encore les clous dans la muraille qui portaient jadis son fusil et son sabre de cavalerie, qui lui rappelait son ancien état; il y avait aussi sur la cheminée un vieil almanach de l'état militaire de 1789, qu'il ne quittait jamais et qui lui rappelait les noms et les fonctions au régiment de ses anciens camarades.
XVI
Madame D*** nous laissa visiter seules les pièces du second étage, conduites par sa petite fille, pendant qu'elle allait commander le déjeuner. Pendant cette longue station que nous fîmes dans votre chambre de jeune homme, occupées à déchiffrer et à copier des lambeaux de notes au crayon noir à moitié effacées sur le plâtre blanc des murailles, Besson qui buvait un coup à la cuisine racontait à cette aimable dame et aux femmes du village ensuite ce qu'il savait de nous, et qui nous étions. Elles furent toutes vivement touchées en apprenant que nous venions à pied de plus loin que Dijon pour faire une espèce de pèlerinage à ce petit coin de Milly, et pour y voir seulement l'ombre de leurs anciens maîtres. Cela leur tira des larmes des yeux.—Eh bien! se dirent-elles entre elles, il faut que nous participions à leur voyage puisque nous en sommes en partie l'objet; moi je leur ferai voir ceci, moi je leur montrerai cela, moi la montagne, moi la vigne, moi le lavoir dans les prés; et moi, se dirent-elles toutes ensemble, je disputerai à madame D*** l'honneur de les coucher après leur avoir préparé le lait de ma vache et le plat de courges de mon jardin cuites au four. Puisqu'elles veulent aller à Saint-Point demain matin, nous ne les laisserons pas partir sans leur avoir enseigné le chemin. Cela dit, elles coururent raconter leurs résolutions à leurs voisines et à leurs maris, et elles chargèrent Besson d'en avertir tout bas madame D***.
Il le fit, et nous n'en savions rien quand nous nous mîmes à table, qu'il était plus de deux heures, pour déjeuner; mais le temps ne nous avait pas paru long.
XVII
Madame D*** nous donna un dîner au lieu d'un déjeuner. Il y avait toute espèce de légumes du jardin, des pigeons du colombier qui nous faisaient de la peine à manger parce que c'étaient peut-être les enfants de ceux que les sœurs de M. Alphonse élevaient à béqueter leurs cheveux et à boire sur leurs lèvres. Les beaux fruits et les belles grappes ornaient la table du dessert; mais, ce qui nous plaisait davantage, c'était l'accueil si honnête de la maîtresse de la maison et les souvenirs touchants du temps passé qui nous entretenaient de madame de Lamartine, de son mari, de sa fille, et de M. Alphonse. La conversation ne finissait pas et le soleil baissait déjà dans le ciel quand nous nous levâmes de table pour demander la route de Saint-Point.
XVIII
À ce moment nous entendîmes un grand bruit de sabots dans le vestibule. C'étaient les femmes des anciens vignerons de M. Alphonse, qui venaient, comme elles se l'étaient promis, nous dire bonsoir et s'opposer à notre départ. «Non, c'est trop tard, nous dit la plus âgée, qui avait été servante de l'abbé Dumont avant de devenir vigneronne; on ne monte pas la montagne de Craz à une pareille heure, on ne s'engage pas dans les bois de l'autre côté, vous n'arriveriez pas à Saint-Point avant minuit, il n'y a pas de lune aujourd'hui; nous ne souffrirons pas que ces jeunes demoiselles s'exposent aux loups du grand bois. Ce sera temps demain, et comme nous voulons que la peine et les frais de votre voyage en l'honneur de nos anciens maîtres soient partagés entre tous ceux qui les connaissent et qui se souviennent d'eux avec amitié, nous nous sommes partagé le plaisir de vous recevoir dans nos pauvres chaumières pour la nuit; chacun de nous en prendra une à coucher. Ne vous inquiétez pas du souper non plus: nous ne sommes pas riches, mais nous avons des raisins, des fruits, des courges qui sont déjà au four pour ce soir. Ne nous refusez pas, cela nous ferait de la peine; vous ne voulez pas laisser une amertume dans le pays où vous êtes venues chercher de bons souvenirs.»
Madame D*** retenait mal ses larmes. Nous ne pûmes pas retenir les nôtres non plus; il fallut céder. Nous remerciâmes la bonne madame D***, et nous nous livrâmes à ces excellentes amies. Les maris instruits par leurs femmes furent aussi obligeants qu'elles. Tout le petit village eut un air de fête. Chacune de nous fut conduite par son hôtesse à l'endroit que Marie retrouvait dans sa mémoire. Le pressoir, la vigne, le noyer, le puits, le pré, la fontaine; jamais livre ne fut calqué plus scrupuleusement que ces Confidences d'enfant par le pas des visiteurs, il n'y manquait que la mère, le père, les demoiselles et le fils. Chacune de ces femmes savait une anecdote sur la famille dans chacun de ces lieux. Toute la journée se passa ainsi. Il était presque nuit quand nous revînmes au village. Toutes les femmes étaient réunies sur la place du hameau, c'est-à-dire sous le four banal, où les paysannes avaient fait cuire des châtaignes, des pommes de terre, et les courges dorées; des pots de crème en terre rouge, et des raisins de différentes couleurs étaient épars autour de nous; nos yeux étaient enivrés d'avance de ce frugal et délicieux repas. Les femmes nous servaient à qui mieux mieux. Mes filles auraient voulu que leur père eût pu nous voir recevoir ainsi tout au long une si cordiale hospitalité en votre nom.
Enfin, le jour s'éteignit tout à fait, et on nous conduisit toutes les quatre aux différentes maisons du village où l'on avait préparé nos lits. Ma mère avait le plus beau chez la veuve de l'ancien maire; le lit, gonflé de feuilles de blé de maïs, était haut comme un monticule; des buis bénits étaient suspendus à la muraille, un bénitier en argent doré contenait de l'eau bénite; une image coloriée du Juif-Errant donnant cinq sous au bourgeois de Bruxelles, et une gravure représentant Bonaparte faisant grâce de la vie à une dame de Berlin, dont le mari avait raconté dans une lettre à son roi l'entrée triomphale de l'Empereur des Français dans sa capitale, avec des expressions de respect pour le souverain de la Prusse, décoraient les murs. Ce trait de générosité touchait vivement le peuple peu réfléchi de ces campagnes, qui croyait que la force était le droit, et que c'était un crime que d'avoir un autre roi que le vainqueur.
On conduisit ensuite Aglaé dans une chaumière voisine, il n'y avait rien dans sa chambre, excepté des raisins suspendus au plafond et des feuilles de noisetiers répandues sur le plancher pour cacher la terre, et toutes les autres par rang d'âge dans d'autres maisonnettes; les familles s'étaient résignées à coucher avec les chèvres dans les écuries des maisons.
Nous nous couchâmes avec reconnaissance dans ces lits bien blancs et nous fîmes nos prières devant la sainte de toutes ces braves familles, puis nous nous endormîmes bien fatiguées, mais bien heureuses d'une si longue journée.
XIX
La cloche de l'église de Bussières nous réveilla aux premières lueurs du crépuscule. Nous nous rejoignîmes pour partir. Les femmes, après avoir reçu nos remerciements, se rassemblèrent en groupes sous le four pour nous montrer le chemin de Saint-Point et nous accompagner jusqu'au sommet de la montagne de Craz qui domine Milly, et d'où l'on voit à peu près le chemin à travers les bois montueux qui mènent à la vallée de Saint-Point. Nous y arrivâmes en peu de temps; elles nous firent leurs adieux et nous leur promîmes de venir par le même chemin le surlendemain soir reprendre nos lits et notre nourriture chez elles. Vous allez voir que nous n'y avons pas manqué, car en ce moment même nous venons de Milly.
XX
La chaleur était étouffante dans ces gorges élevées de montagnes. À chaque instant le courage manquait à l'une de nous. Elle s'arrêtait étouffée, sous l'ombre d'un chêne ou d'un poirier sauvage, ou près d'une source entre des pierres noires, sous un large châtaignier. Nous buvions un peu d'eau fraîche, et nous nous reposions à notre aisance, car nous n'étions pas pressées, n'ayant que trois lieues à faire dans une longue journée. Le pays devenait charmant de plus en plus, mais toujours aussi sauvage. On n'entendait ni coq ni poule, on n'apercevait ni toit ni fumée dans l'étroite vallée; un merle seulement traversait de temps en temps le sentier, en jetant un cri d'effroi et en laissant tomber quelques plumes. Nous ne voulions pas lui faire de mal, au contraire: mais il était étonné que quelqu'un vînt troubler la solitude de son nid depuis cinq ou six ans qu'on n'avait plus entendu le sabot de votre cheval. Ces haltes toujours si fréquentes nous menèrent jusqu'au milieu de la soirée, et nous ne voyions toujours rien devant nous qu'une haute chaîne de montagnes, noire de forêts; mais ni église, ni château, ni village; cela nous trompa de route, monsieur. Au lieu de suivre notre sentier qui nous conduisait comme s'il avait eu des yeux, craignant de nous égarer en allant trop à droite, nous prîmes un autre sentier à gauche qui montait dans les bois et qui paraissait redescendre ensuite dans une plus large vallée, dont nous n'apercevions pas le bas. Après avoir marché environ une demi-heure, nous vîmes une légère fumée s'élever au-dessus des bois, et nous nous en approchâmes pour demander notre chemin. Nous fûmes bientôt près de la masure. Deux femmes vêtues en religieuses s'en approchaient du côté opposé. Nous nous assîmes pour les attendre, mais étant arrivées à la masure, elles y entrèrent, et nous entendîmes parler d'une voix très-douce.
—Eh bien, ma pauvre fille, dirent-elles à quelqu'un que nous ne voyions pas dans la chaumière, nous venons vous apporter une bonne nouvelle.
—Et quoi donc, ma mère? répondit la pauvre ermite.
—C'est que, grâce à ce monsieur bienfaisant que vous avez vu au château le soir du grand dîner de cent couverts sous les ormes de la basse-cour, M. le préfet de Mâcon ayant eu pitié de vous vous a accordé une place gratuite à l'hospice des infirmes de cette ville. Nous sommes chargées de vous y faire conduire par la première charrette qui ira le samedi à cet hospice. Vous n'y serez plus seule, des hommes et des femmes y seront avec vous et vous tiendront compagnie tout le jour; vous aurez du pain, et surtout vous n'aurez plus peur les nuits d'hiver des loups qui viennent gratter à votre porte. Remerciez bien ce monsieur d'avoir été si bon, votre bonheur est assuré. Ce monsieur s'appelle M. Edmond Texier; il a beaucoup de talent pour attendrir les hommes charitables. Personne ne lui avait parlé de vous, mais à la vue de votre maigreur, de votre pâleur et des femmes qui vous parlaient à table, il a demandé qui vous étiez, et ayant appris que pendant que votre père était à gagner son pain et le vôtre aux moissons, vous restiez toute seule avec des pommes de terre souvent gâtées et la peur des loups à la maison, il n'a point eu de repos, ainsi que ses charmantes filles, qu'il ne vous ait obtenu ce changement d'état. Priez donc le bon Dieu pour lui et pour ses jolies demoiselles, qu'il lui conserve son talent dont il fait un si bon usage.
—Oh Dieu! dit une voit douce en pleurant, que le Seigneur bénisse ce monsieur, mon vieux père, vous, mes sœurs, et madame Valentine qui a bien pensé à moi dans ma misère; que le bon Dieu leur rende le bien qu'ils vont me faire.
À ces mots, nous comprenions de quoi il s'agissait; nous nous approchâmes à pas discrets de la chaumière, la porte était ouverte et nous entrâmes. Jamais, monsieur, même à Renève, nous n'avions vu une pareille misère. Les murs étaient en pierres sèches sans ciment; seulement, quelques genêts enfoncés entre les jointures des pierres les fermaient un peu au vent; le toit était formé de faisceaux de châtaigniers aux feuilles lisses, mais qui s'amoncelaient en grosses bottes et qui s'infiltraient çà et là dans la chambre par les déchirures du toit. Un petit réduit à côté servait de couchette au père quand il y était; quant à la fille, elle avait pour lit une vieille pétrissoire où elle avait étendu quelques herbes desséchées par le soleil d'été, et de vieux lambeaux qui lui servaient de couverture. L'hiver, sa chèvre lui tenait chaud la nuit, le père lui ramassait dans le bois des racines. Un coq et trois poules nichaient aussi dans la chambre; ils mangeaient un peu de blé noir que la pauvre fille semait autour de la cabane et qu'ils disputaient aux grives en automne. La porte était solide, mais elle laissait passer le museau des renards et des loups dans la saison des neiges. Il y avait une petite mare d'eau pleine d'herbes et de feuilles qui la tenaient chaude pendant l'hiver. C'était la seule boisson du logis.
Quant à la jeune fille, elle était tellement boiteuse qu'elle ne pouvait sortir de son lit; elle tricotait tout le jour des bas pour son père, et le soir elle s'éclairait avec des moelles de sureau qu'elle trempait dans des morceaux de chandelles que les paysans de la Bresse donnaient à son père, quand il revenait de battre le froment en grange.
XXI
Nous ne pûmes nous empêcher de pleurer en contemplant cette pauvre enfant.
Puis nous parlâmes aux religieuses de la charité qui ne pleuraient pas, mais qui tiraient de leurs poches du pain blanc et du fromage de chèvre et une demi-bouteille de vin qu'elles avaient apportée pour son père.
—Comment vous trouvez-vous là, mes sœurs? leur dis-je.
—Il y a plusieurs années que nous sommes à Saint-Point, répondirent-elles; seulement, nous ne pouvons pas venir souvent jusqu'ici, parce que c'est trop loin et trop haut; madame de Lamartine qui élevait elle-même les cent petites filles de la paroisse, se sentant mourir, voulut que sa bienfaisance ne mourût pas avec elle; elle nous donna alors une très-jolie maison que vous verrez tout à l'heure sur la terrasse du château, non loin de l'église, et nous y installa pour instruire les enfants de Saint-Point, et pour aller porter des secours et des consolations à tous les malades de la paroisse. Nous sommes trois sœurs sous l'inspection du vénérable curé qui nous acquittons de ces devoirs, et quelle que soit la distance, une d'entre nous va toujours au sommet des montagnes porter la main de Dieu aux maladies humaines. Aussi, ce peuple est si reconnaissant qu'il nous aime comme si nous étions des médecins; il n'y en a point dans le pays, mais nous tâchons d'y suppléer.
Mais puisque vous allez vous-mêmes voir la paroisse et le château, ayez donc la complaisance de descendre avec nous par ces pentes rapides entre ces châtaigniers. Nous vous conduirons sans vous perdre et en peu de temps au village. Nous allons le voir tout à l'heure.
Nous laissâmes la pauvre infirme, isolée, tout en prières, et nous lui promîmes de l'envoyer chercher par des femmes très-fortes pour l'aider, le lendemain, à descendre et à remonter la route difficile jusqu'au château. Nous étions déjà bien loin de sa maison, que nous l'entendions encore à travers les feuilles chanter un cantique de joie au Seigneur!
Est-il possible qu'on éprouve une telle joie pour entrer dans un hôpital d'incurables?
Dieu est bon!
XXII
Tout d'un coup nous nous arrêtâmes et nous poussâmes un cri. Ce pays venait de nous découvrir une autre face.
Ce n'étaient plus ni les rudes aspects de Milly, ni les longues forêts de châtaigniers que nous avions traversées depuis ce matin. Tout était changé, comme si on avait tiré un voile devant la nature, et tout paraissait si près qu'il semblait qu'on allait toucher tous les hameaux de la paroisse. Mais ce n'était pas près, monsieur, c'était une illusion; le vallon était si profond qu'il semblait qu'on allait se heurter contre les maisons; pas du tout, monsieur, c'était très-loin. Les montagnes trompent comme la mer.
On voyait d'abord une belle gorge remplie de troupeaux qui paissaient, tout à fait en bas, avec des enfants qui jouaient et des jeunes femmes qui tenaient leurs nourrissons sur leurs genoux. On ne pouvait se lasser de les regarder. Leur moindre bruit, leur plus faible voix montait jusqu'à nous comme si nous eussions été dans une église, tant l'air était pur et l'atmosphère limpide. Ensuite, l'œil se portait sur des vignes émerveillantes en feuilles. Elles montaient rapidement vers les maisons. La première, précédée d'une haute terrasse, et dont les fenêtres s'ouvrant toutes grandes au soleil levant, laissaient entrer l'air dans toute la maison; on entendait sortir un certain murmure qui est sourd, comme des enfants qui apprennent leurs leçons. Quelques-uns avaient déjà fini leur ouvrage du soir; ils jouaient sur la terrasse sous quelques tilleuls. C'était le couvent de ces bonnes sœurs. De là on montait par une pente plus roide encore et toute verte de gazon sous un grand vieux château qui avait sur ses flancs des tours, les unes rondes et grosses, les autres menues et pyramidales. Il y en avait une qui se dressait comme une aiguille dans l'azur du ciel et qui était couverte d'hirondelles. C'était votre demeure, monsieur. Nous ne la vîmes pas sans émotion, et nous nous mîmes à parler tout bas comme si vous nous aviez entendues. L'église, avec son clocher romain du treizième siècle, s'élevait seule au bout du jardin, et il y avait une chapelle donnant sur le jardin. Nous comprîmes par les descriptions que nous avons lues, que c'était l'endroit où votre mère, votre fille ramenée de Palestine, votre compagne enfin de cette vie, avaient été ensevelies et où le sentimental sculpteur Salomon avait élevé lui-même cette statue funéraire qui fait pleurer ceux qui la voient et qui fait sourire ceux qui espèrent.
Les deux religieuses, en nous écoutant parler avec tant de connaissance de ce qui était dans la chapelle et dans le château, comprirent que nous étions de la maison, et s'attachèrent fortement à nous comme des personnes d'une même famille. À ce moment, la cloche du soir sonna au clocher. Les enfants se turent sur la terrasse du couvent et nous entrâmes dans les cours occidentales du château. Elles ne ressemblaient pas à des cours, mais à une forêt d'arbres de haute futaie et à de vieux vergers mal défrichés qui avaient laissé des troncs séculaires sur leurs ruines. L'avenue passait en circulant parmi tout cela; seulement il y avait au milieu trois ormes immenses couverts de paons et d'oiseaux des Indes qui se rapprochaient pour monter un à un sur les branches en jetant de longs cris aigus qui se confondaient avec le frémissement de leurs ailes. Tout ce côté de l'ancien château ressemblait à une ruine qu'on a oublié de déblayer. On y voyait de longues écuries, pleines autrefois de quatorze chevaux de trait, et maintenant vides; il n'y avait qu'un vieux cheval de selle irlandais qui vous a servi de cheval de guerre et de triomphe dans les jours sinistres de la guerre civile; vous lui avez donné les invalides dans un pré voisin, jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de rappeler son âme dans les pâturages ossianiques de la verte Érin, le paradis des braves quadrupèdes.
XXIII
Les religieuses nous ayant présentées à une brave fille, ancienne gouvernante du château qui connaissait tous les secrets et toutes les bonnes œuvres de madame de Lamartine, celle-ci nous présenta à son tour au mari et à la femme du paysan de Milly, qui en gouvernent actuellement les vignes, la basse-cour et les chiens. C'étaient des gens aussi doux que les maîtres. Tous, jusqu'à la bergère, semblaient être de la famille. Quand ils surent que nous étions de pauvres pèlerins venus à pied de si loin pour voir Saint-Point, ils nous introduisirent, accompagnés de tous les chiens hospitaliers qui nous tiraient par les manches et par le bord de nos robes. Vous savez ce que nous vîmes, monsieur, nous ne voulons pas le répéter. Les chambres, les salons, les terrasses, les paons qui venaient comme des chiens ailés becqueter les vitres quand on nous ouvrait les fenêtres, les hirondelles qui se préparaient à partir et qui voltigeaient autour du toit comme pour faire leurs adieux à leur demeure; enfin, les belles peintures que madame de Lamartine et votre nièce ont prodiguées dans les appartements, les portraits chéris de votre fille qui sortent partout des murailles comme pour vous appeler à la revoir dans un autre monde... Nous ne pouvions penser à enregistrer tout dans nos souvenirs; mes filles prenaient des notes en silence, moi je priais tout bas pour les habitants absents de ce lieu où l'on a tant aimé et tant souffert.
XXIV
Enfin, nous sortîmes sans pouvoir parler tout haut. Une religieuse était à la porte, elle nous conduisit au bout du jardin, à la chapelle funèbre où le sculpteur Adam Salomon était venu lui-même déposer sa statue, hommage d'une pure amitié; c'est la mort devenue immortalité! La femme rend son dernier soupir, mais ce soupir emporte avec elle tout ce qu'elle a aimé. On dit que c'est l'image littérale de cette sainte femme auprès de laquelle tous les montagnards viennent prier. Nous priâmes aussi, car nous nous sentions de la famille.
Mais, le château et le tombeau ne nous suffisaient pas, le pays tout entier était pour ainsi dire partie de la maison; nous voulûmes le visiter. Les religieuses nous donnèrent pour guide une de leurs petites filles en lui disant de nous mener partout où vous aviez eu l'habitude d'aller vous-même vous asseoir dans la campagne. Nous allâmes d'abord en suivant un chemin étroit entre une vaste étendue de vignes qu'on vendangeait et une grande prairie où paissaient votre ancien cheval et vos vaches, et un bois que vous visitez, dit-on, tous les jours, il est creusé en vallon qu'ombragent de grands chênes; au sommet du vallon une belle pièce d'eau réfléchit dans une onde qui, limitée, fait paraître noirs à force d'être limpide le ciel et les feuilles. Nous nous assîmes sur les bords pour nous reposer. Nous crûmes respirer les images que vous y aviez vous-même respirées en écrivant Jocelyn. Le murmure du vent dans les feuilles avait des accents d'infini.
Après une longue station au bord de l'eau, la petite fille nous conduisit sur la rive du bois, et un grand chêne qu'on appelle le chêne de Jocelyn, du nom du livre où ce poëme fut écrit.
De là la petite fille nous fit tourner la vallée pour remonter du côté opposé des montagnes par une large et profonde pente qu'on nomme le ravin. C'est un lieu qui nous parut magnifique. Les sapins et les hêtres qui croissent à d'immenses profondeurs dans le lit d'un torrent s'élèvent et forment des berceaux sombres dans les airs comme pour chercher le soleil. On ne regarde pas sans terreur les flots noirs du ruisseau encaissé qui baigne les racines, leurs oiseaux de nuit battent les deux bords de leurs ailes effarouchées. Nous redescendîmes par un joli hameau champêtre appelé le village de la Nourrice, du nom d'une pauvre femme qui donna son lait à votre charmante fille. Nous passâmes toute la journée entière à marcher et à parler et à rêver, et à prier sur vos traces. À notre retour au château nous trouvâmes le curé, homme de Dieu, et les deux religieuses qui nous prièrent d'accepter l'hospitalité dans le couvent et qui nous avaient préparé un frugal souper. Le curé qui le leur avait permis insista comme elles; nous ne pûmes pas leur refuser. Nous soupâmes en causant de tout le bien que ces secours aux malades faisaient dans la vallée, et nous priâmes pour l'âme de madame de Lamartine. Puissent nos prières être entendues!
XXV
Après un doux sommeil dans l'infirmerie dont les lits étaient vides, nous reprîmes le jour suivant la route montagneuse de Milly, et nous retrouvâmes le soir la maison et le lit du vigneron où nous avions été si bien reçues la veille. Nous en partîmes ce matin et nous voici. Pardonnez-nous, monsieur, si on vous a dérangé si matin. Nous n'avons plus qu'à vous remercier et à vous quitter en vous laissant tous nos vœux et tous nos souvenirs.
—Non, mesdames, leur dis-je, vous ne nous quitterez pas avant le déjeuner que nous vous supplions d'accepter et qui ne tardera pas beaucoup. Soyez assez bonnes pour l'accepter et pour l'attendre pendant que je vais ordonner qu'on mette vos couverts. En attendant, entrez dans ce petit salon qui ouvre sur cette salle d'arbres ou restez à l'ombre sous ce salon en plein air, je ne tarderai pas à revenir. Elles préférèrent le salon de Dieu, et après quelques difficultés elles ne purent refuser. Je m'éloignai.
XXVI
Un quart d'heure après je leur présentai mes charmantes nièces, ces fleurs qui croissent sur mes ruines et quelques hôtes du château qui étaient venus en charmer les dernières bonnes heures. Le déjeuner était frugal, l'entretien roula sur l'aimable empressement des paysans de Milly et des religieuses de Saint-Point, hélas! et sur le sort probable du château où nous les recevions encore aujourd'hui. Nous glissâmes sur ces suprêmes douleurs de notre vie.—Non, cela n'est pas possible, dirent-elles toutes à la fois. La France ne voudra pas que ses enfants périssent pour elle! La France ne me doit rien, répondis-je. Mon bonheur lui appartient comme ma vie. Seulement j'aurais préféré qu'elle choisît une autre mort, car si j'ai été coupable envers elle, ma famille est plus qu'innocente.
Leurs yeux se voilèrent de larmes; on parla d'autre chose.
XXVII
Et votre père, demandai-je aux jeunes personnes, que fait-il?—Monsieur, me répondirent-elles, il est maître de pension rurale dans notre village de Renève; il vous aime pour votre conduite dévouée en 1818, et son cœur est la source où nous avons puisé nos sentiments. Il y a quatre ans qu'il nous a préparé la petite économie dont le besoin était prévu pour notre voyage, il devait nous accompagner, une maladie l'a retenu. Nous allons vite le rejoindre et lui rendre compte de l'accueil que vous nous faites et de celui qu'on nous a fait en votre nom. Puisse la Providence s'en souvenir!
On se leva de table. Nous retournâmes tous au jardin. Mes nièces menèrent les jeunes filles causer dans les allées et cueillir les grappes et les fleurs sous les treilles; bientôt l'heure du départ sonna pour les aimables pèlerines. Elles reprirent leur foulard dans la main, nous les accompagnâmes par l'avenue jusqu'à la grande route de Mâcon. Nous les avions reçues en étrangères, nous les quittâmes en amies.—Voilà, dis-je en les regardant marcher sur le grand chemin, de la célébrité en cœur et en âme; quand nous serons bientôt peut-être expulsés de notre dernière maison, souvenons-nous, pour nous consoler, que la dernière visite que nous avons reçue était la visite de ces pauvres pèlerines de Renève et que nos bénédictions pleuvent sur elles!
Puis nous revînmes tristement au château.
FIN DE L'ENTRETIEN CXXXVII.
Paris.—Typ. Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du
Four-Saint-Germain, 43.
CXXXVIIIe ENTRETIEN
LITTÉRATURE GERMANIQUE
LES NIBELUNGEN
Poëme épique primitif
I
Les archives des grands peuples ont toutes pour première page une épopée.
Ce poëme épique se confond avec les plus vieilles traditions et les plus religieuses crédulités des nations.
Voilà pourquoi elles sont essentiellement populaires.
La littérature de ces peuples commence par les masses. Elle finit par la raison et par la critique savante qui sont l'apanage de l'élite de l'humanité.
Les grands poëmes indiens de deux cent mille vers;
Homère, en Grèce;
Les Saga, des nations septentrionales;
L'Edda, de l'Islande;
Les Romanzeros espagnols;
Antar, roman poétique de l'Arabie;
Les chants de Roland, en France;
Les ballades héroïques de l'Angleterre;
Les poëmes de Dante et du Tasse en Italie, plus tard;
Enfin, les Nibelungen de l'Allemagne en sont partout des preuves et des exemples.
Nous allons aujourd'hui vous parler de ce poëme chevaleresque, dont la date remonte dans les ténèbres de la Germanie.
II
Les Nibelungen furent chantés et écrits, à ce que l'on croit, dans les trois ou quatre premiers siècles du christianisme. Il y est question de la messe à laquelle les cloches convoquent les fidèles initiés au culte nouveau. On y parle de peuplades allemandes encore païennes vivant parallèlement et spontanément à côté des peuplades déjà converties.
Ce ne fut qu'en 1816 qu'on découvrit, qu'on multiplia, qu'on imprima tout à coup, avec un grand retentissement de l'opinion publique de l'autre côté du Rhin, ce merveilleux poëme, médaille retrouvée dans les décombres de l'ancienne civilisation allemande. L'Allemagne, humiliée de sa conquête par Napoléon, cherchait avec passion dans ses légendes historiques un esprit de nationalité qui la vengeât de ses défaites; elle s'attacha à cette découverte de ses vieilles traditions, et son esprit chevaleresque se rattacha à son patriotisme. Gœthe, Schiller, Lessing, Schlegel, Weiland, en propagèrent la popularité; les Nibelungen furent réinstallés à la première place et au premier rang, parmi les monuments germaniques; ils y sont restés depuis. De nombreuses traductions semblables à celles qui suivirent l'apparition des poëmes retouchés, mais originaux de l'Écosse, par Macpherson, les répandirent en Angleterre, en France, en Espagne, en Italie; ils passèrent dans l'héritage du monde. La traduction la plus récente et la plus fidèle dont nous nous servons est celle de M. Émile de Laveleye. Ses commentaires et ses notes attestent en lui un homme très érudit et très-compétent, un littérateur savant de l'Allemagne. Cette remarquable traduction parut chez M. Hachette, l'éditeur le plus universel de nos jours, en 1861. La couleur poétique seule et l'empreinte de l'antiquité, l'originalité des vieilles choses, nous paraissent laisser quelque lustre à regretter dans ce beau travail; nous avons cherché à le retrouver et à le rétablir où il nous a paru que la fidélité littérale l'avait effacé ou affaibli. Nous en demandons pardon au rigoureux traducteur. Plus poëte, et moins fidèle, et il eût été plus fidèle encore.
Quoi qu'il en soit, et sans rien altérer du tout, nous allons vous raconter ce grand poëme, en analysant ce que nous ne citerons pas et en citant ce qu'on ne saurait analyser. Que l'on soit indulgent! Cela ne ressemble en rien ni à la métaphysique confuse de la théologie du Dante, ni à la lumineuse et harmonieuse lucidité de la Jérusalem du Tasse, ni aux romanesques moqueries de l'Arioste, ni à l'imitation latine du Camoëns, ni à la sécheresse anti-passionnée de la Henriade de Voltaire. Cela ne ressemble qu'à soi-même ou plutôt pour s'en faire une juste image, il faudrait rassembler dans le même cadre les scènes tragiques d'Homère au siége de Troie, et les délicieuses aventures du roman de Daphnis et Chloé. Voilà les Nibelungen. La naïve innocence de la race germanique naissante pouvait seule admettre de pareils récits dans son poëme national. Tout est chaste aux oreilles chastes. Voyez la Bible!
III
C'était le temps où les grandes tribus de ces rois germaniques, Saxons, Allemands, Burgondes ou Bourguignons, pénétraient peu à peu en Allemagne et sur la rive gauche du Rhin, dans leur migration des Indes et de l'extrême Nord. Le sujet du poëme épique est pris là; c'est une rixe d'abord particulière, puis nationale entre les Nibelungen, peuplade des Burgondes et une peuplade plus imposante établie à Worms, en Allemagne. Les héros des deux côtés sont, comme les Allemands, intrépides et bons. L'intérêt vivifié par les femmes va toujours croissant pendant les trois quarts de l'épopée. Il ne diminue qu'au dénouement où les principaux héros des deux parts sont morts et où les survivants, animés par deux héroïnes jalouses, s'entretuent dans une horrible catastrophe finale.
Voici comment débute le poëme:
IV
Le tournoi finit. Le jeune Sîfrit reçoit l'investiture du domaine paternel; mais tant que son père et sa mère sont vivants, il se refuse par piété filiale à ceindre la couronne.