Croc-Blanc
The Project Gutenberg eBook of Croc-Blanc
Title: Croc-Blanc
Author: Jack London
Translator: Paul Gruyer
Louis Postif
Release date: May 21, 2021 [eBook #65402]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Credits: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)
JACK LONDON
CROC-BLANC
(WHITE FANG)
Traduction de Paul Gruyer et Louis Postif
PARIS
LES ÉDITIONS G. GRÈS ET Cie
21, RUE HAUTEFEUILLE, 21
MCMXXIII
TABLE
INTRODUCTION
I.—La piste de la viande
II.—La louve
III.—Le cri de la faim
IV.—La bataille des crocs
V.—La tanière
VI.—Le louveteau gris
VII.—Le mur du monde
VIII.—La loi de la viande
IX.—Les faiseurs de feu
X.—La servitude
XI.—Le paria
XII.—La piste des dieux
XIII.—Le pacte
XIV.—La famine
XV.—L'ennemi de sa race
XVI.—Le dieu fou
XVII.—Le règne de la haine
XVIII.—La mort adhérente
XIX.—L'indomptable
XX.—Le maître d'amour
XXI.—Le long voyage
XXII.—La terre du Sud
XXIII.—Le domaine du dieu
XXIV.—L'appel de l'espèce
XXV.—Le sommeil du loup
INTRODUCTION
JACK LONDON
QUELQUES MOTS SUR SA VIE ET SON ŒUVRE
Il est le Gorki américain. Comme le célèbre Moscovite, avec des réactions différentes tenant à la diversité des races, il connut les pires misères physiques et morales. Comme lui, il se redressa là où bien d'autres ont sombré et trouva le moyen de jeter sur le papier une œuvre originale et puissante, d'une vie intense, qui a été traduite à peu près dans toutes les langues, notamment en allemand, en suédois, en hollandais, en norvégien et en russe.
Il naquit à San-Francisco, en 1876. Son père, John London, exerçait en Californie le métier de frappeur. Il allait et venait dans le «ranch» et se louait, entre temps, comme gardien de ferme ou de bestiaux. Les atavismes les plus variés se croisaient et se superposaient dans le sang de la famille. Des Anglais, des Gallois, des Hollandais, des Suisses, des Français et des Allemands, six races au total, y avaient fusionné. Tous gens hardis et rudes, gens d'action et gens d'aventure, gens dépourvus des préjugés sociaux du vieux monde, qui avaient secoué derrière eux, sur le sol de leur patrie, la poussière de leurs souliers et s'en étaient venus, par delà l'Atlantique, interroger la vie et tenter un sort meilleur.
Le petit Jack était le dernier de la lignée, la dernière pierre qui allait rouler à son tour, en de rudes et chaotiques soubresauts.
Personne, sur le ranch, ne lui enseigna à lire ni à écrire. À cinq ans, il avait, seul, appris l'un et l'autre. Ses parents se décidèrent à l'envoyer dans une école, durant les quelques loisirs que lui laissait le travail manuel. Car, dès l'âge de huit ans, ils l'avaient engagé comme garçon de ferme. C'était, au demeurant, une école peu ordinaire. «Les élèves, nous a-t-il conté, étaient assis dans la classe, chacun devant un pupitre. Mais, le plus souvent, le magister était ivre. Alors tout le monde était debout et les plus âgés de nous battaient le magister. Celui-ci prenait sa revanche sur les plus jeunes et les rouait d'autant de coups qu'il en avait lui-même encaissés. Oui, vraiment, c'était là une belle école!»
L'enfant commençait à réfléchir. Déjà il pensait. Il voyait plus loin que la vie matérielle et sentait obscurément qu'un autre monde moral existait, un autre univers que celui où il se débattait. Mais il demeurait sans guide aucun. Ni parents, ni amis qui le comprissent; personne avec qui formuler et échanger quelqu'une de ces idées qui germaient en lui. Les hommes parmi lesquels il vivait ne connaissaient qu'une joie, celle de l'alcool et, dès cinq ans, lui avaient appris à s'enivrer.
Il s'était procuré des livres et, dès qu'il en avait le loisir, il les dévorait. L'Alhambra, de Washington Irving, suscita en lui un grand enthousiasme[1]. À d'aide de vieilles briques, il se construisit un château en miniature, avec des tours, des minarets et des terrasses. Des inscriptions à la craie indiquaient l'emplacement des principales scènes du roman. Mais il ne se trouva personne, parmi les gens du ranch, pour comprendre ce chef-d'œuvre. Un jour, un homme de la ville étant venu à la ferme, en bel habit de drap et en souliers vernis, le petit Jack l'amena vers le palais qu'il avait bâti et l'interrogea sur l'Alhambra. Le citadin était non moins ignare que les gens du ranch.
L'enfant se désespérait. L'existence à laquelle il semblait condamné lui apparaissait effroyablement morne. Le spectacle même de la nature, car il était un rêveur, mais non un contemplatif, n'était pas pour lui une consolation. Il haïssait ces champs, ces bois, ces vallons, ces collines, qui lui étaient une prison. Comme le louveteau de Croc-Blanc, il voulait percer l'horizon qu'il avait devant lui, il prétendait crever le mur du monde qui l'entourait et jeter son défi à la vie[2].
*
* *
À onze ans, ses vœux furent comblés. Avec ses parents, il quitta le ranch et s'en vint dans une ville, à Oakland, sur le Pacifique. Il y partagea son temps entre la bibliothèque publique, qui était gratuite, heureusement pour lui, la fréquentation des écoles et son nouveau métier de crieur de journaux, où il s'égosillait et qui le faisait vivre. Cette occupation encore n'était pas bien reluisante. Avec quelque patience, il aurait pu, semble-t-il, étant donnée son intelligence précoce, trouver mieux et se créer une situation sociale acceptable. Mais le démon des aventures et la haine de toute sujétion étaient en lui. Ses atavismes ancestraux le poussèrent vers l'inconnu. Il fit un premier saut hors la loi et, quittant le foyer familial, il s'aboucha avec des pilleurs d'huîtres, métier qui était alors fort fructueux. Il eut la chance de ne pas se faire prendre par les policiers.
Puis il s'engagea sur une goélette de garde-pêche et, comme le voleur qui se fait gendarme, il eut pour fonction désormais de coopérer à la répression de la contrebande du poisson. Le métier n'était pas sans risques. Les contrebandiers, Chinois, Grecs ou Italiens, ne craignaient ni Dieu ni diable, et plus d'un garde-pêche payait de sa vie son intervention. Il s'en tira sans écoper et, son engagement terminé, il s'embarqua pour la chasse aux phoques, au détroit de Behring et sur la côte du Japon.
Revenu à terre, après de terribles moments de désespoir, dont il se consolait dans l'ivresse, il rentra dans le giron familial et, comme il se sentait robuste et bien musclé, il s'embaucha comme docker. Sur son torse nu, ruisselant de sueur poussiéreuse et noire, il débarqua du charbon. Afin de varier son labeur, il passa ensuite dans une fabrique de jute, où la journée était de treize heures, de six heures du matin à sept heures du soir. Il s'était créé à lui-même une sorte d'Évangile social. Le travail physique était pour l'homme un devoir, la sanctification de la vie et son salut. «L'orgueil que je retirais d'une journée de besogne bien accomplie ne saurait se concevoir. J'étais l'exploité idéal, l'esclave-type, heureux de sa servitude.» C'est un zèle peu commun et dont les prêcheurs de travail d'ordinaire se gardent fort. Le peu de répits que lui laissaient l'usine et le repos, le jeune homme les consacrait à ses premiers essais littéraires.
Car le démon d'écrire ne l'avait point quitté. Et, comme un journal de San-Francisco offrait un prix pour un article descriptif, sa mère lui conseilla de tenter la chance. Il prit pour sujet: Un typhon sur la côte japonaise. La première nuit, entre minuit et cinq heures et demie du matin, il aligna les deux mille mots exigés. La seconde nuit, mécontent de son œuvre, il coucha sur son papier deux mille autres mots. La troisième nuit, il fondit ensemble ses deux compositions. Sa peine ne fut point vaine, car le premier prix lui fut attribué. Le second et le troisième prix allèrent à des étudiants de l'Université de Stanford et de celle de Berkeley, par-dessus lesquels il passait ainsi.
Encouragé par ce succès, il adressa au même journal un second article, insuffisamment travaillé, et qui fut refusé. Cet échec le découragea. Il prit un bâton au poing, un sac sur son dos et, traversant tout le continent américain, s'en fut à pied, en traînant le long des routes, jusqu'à Boston. Il s'en revint de même, par le Canada, où il se fit condamner et emprisonner pour vagabondage. En 1895, à dix-neuf ans, il est de retour à Oakland, où nous le retrouvons portier de l'École Secondaire et... collaborateur du Bulletin littéraire de la même école. Ces choses-là, évidemment, ne se voient qu'en Amérique. Il donne au Bulletin ses premiers contes, récits vécus de ses aventures de terre et de mer et de sa randonnée pédestre. Cela dura ainsi pendant un an. Puis le métier de portier le dégoûta.
Jack vient à San-Francisco, où il se fait admettre à l'Université. Mais le gain du pain quotidien demeure amer. Il lui faut s'embaucher dans une blanchisserie et repasser des chemises, afin de pouvoir étudier et écrire. Le fer chaud et la plume alternent dans sa main. Mais de sa main lasse la plume tombait souvent, souvent sur le livre ses yeux se fermaient. Au bout de trois mois, il n'y peut plus tenir.
Alors, il part tout là-bas, vers le Nord, vers le Klondike et le pays de l'or. Mais bientôt une épidémie de scorbut se déclare. Il recommence, en sens inverse, le long voyage de quatre mille kilomètres, et se retrouve à Oakland où, son père étant mort, tout le fardeau de la famille lui retombe sur les épaules.
*
* *
Des jours meilleurs allaient luire cependant.
L'esprit de Jack London, parmi tant de traverses, commençait à se former et sa pensée se précisait. Ses voyages à travers la société et à travers le monde, pour mouvementés qu'ils eussent été, lui avaient apporté une ample moisson de souvenirs émotifs et d'impressions. Sa plume, errante dans le rêve, allait pouvoir s'exercer sur des réalités. Dans les solitudes neigeuses du Klondike et de la Terre du Nord, «où personne ne parle, où tout le monde pense», il s'était longuement replié sur lui-même. «Mon véritable horizon, dit-il, m'était apparu.»
Cet horizon n'était plus celui du travail manuel, si noble qu'il fût, et que force est bien d'abandonner, dans la société, à ceux qui n'en peuvent accomplir d'autre. Il y avait d'ailleurs pléthore de main-d'œuvre en Californie. Matériellement même, la littérature était pour Jack le salut.
Il commença par rédiger un récit d'un voyage au Klondike, qui ne trouva pas d'amateur. Un roman fut pareillement dédaigné. Mais un magazine californien accepta et publia un conte, qui fut payé cinq dollars et eut du succès. Un autre magazine demanda un deuxième conte et le paya quarante dollars. «Les choses commençaient à prendre tournure et il devenait probable que je n'aurais plus besoin, pendant quelque temps tout au moins, de décharger du charbon.» Pour beaucoup qu'il eût vécu, Jack n'avait que vingt-quatre ans. Malgré ses défauts et ses tares, cette société, maudite par lui dans sa misère, lui tendait la main et se trouvait, en somme, avoir du bon.
En 1900, paraissait le premier volume de Jack London, The Son of the Wolf (le Fils du Loup), recueil de récits du pays de l'or. «Dès alors j'aurais pu, dit-il, gagner des sommes importantes comme journaliste. Mais je m'y refusai, estimant qu'un journal, cette machine à tuer les hommes, n'est nullement ce qui confient à un jeune homme, à l'époque de sa formation.»
Il continua donc à produire de nouveaux volumes qui, au nombre de cinquante, se succédèrent sans interruption: L'Appel du Wild, le Loup des Mers, Avant Adam, Radieuse Aurore, La Vallée de la Lune, Jerry des Iles, Le Talon de Fer, Le Vagabond des Étoiles, Michaël, frère de Jerry, etc., auxquels il faut ajouter trois pièces de théâtre.
«Je suis, écrivait-il, un adepte du travail méthodique et je n'attends jamais l'inspiration. D'un tempérament naturellement insouciant et fantaisiste, facilement mélancolique, je suis arrivé à vaincre ces deux défauts. La discipline que j'ai connue comme matelot a toujours laissé sur moi son empreinte et peut-être lui suis-je redevable de la régularité de ma vie actuelle. Je ne prends que cinq heures et demie de sommeil, limite précise que je m'accorde, et rien n'a jamais été capable de me retenir plus longtemps au lit.»
Les portraits de Jack London nous le montrent avec une large carrure et de puissantes épaules—celles qui portaient les sacs de charbon,—des yeux flambants d'intelligence dans sa face rasée, et un menton proéminent, énergique et volontaire. D'autres portraits de lui l'évoquent en boxeur, à demi nu, et faisant valoir les muscles de sa poitrine et la force de ses biceps.
En parfait Américain, en effet, il était devenu un fervent de tous les sports. «J'aime la boxe, la natation, le yachting et même le cerf-volant. Bien qu'aimant la ville, je préfère habiter sa banlieue et jouir, près de la ville, de la campagne où la vie est meilleure et plus naturelle. Je regrette de n'avoir pas appris la musique. Aujourd'hui je m'adonnerais volontiers à la poésie, si je possédais pour vivre un ou deux millions de dollars.» Un ou deux millions de dollars pour faire décemment bouillir la marmite... L'ancien pilleur d'huîtres et débardeur avait, avouons-le, fait du chemin.
La mort, hélas! fauchait en 1916, à quarante ans et en pleine production, ce curieux et robuste gaillard. Depuis longtemps déjà il souffrait d'une entérite chronique, à laquelle s'ajoutait un épuisement nerveux qui lui avait fait perdre le sommeil. Le matin de son dernier jour (22 novembre 1916), son domestique japonais ne put le réveiller. Il appela la sœur de Jack, Elisa Shepard, qui elle-même alla quérir Mistress Charmian London. Jack était dans un état de prostration complet et il fut impossible de lui faire reprendre ses sens. Il présentait tous les symptômes d'un empoisonnement du sang. Quatre médecins furent mandés en hâte, d'Oakland et de San-Francisco. Mais il expira dans l'après-midi. Ses restes furent incinérés, selon sa volonté, et les cendres déposées dans un endroit de sa propriété, qu'il avait désigné. Bien qu'il eût eu l'intuition de sa fin prochaine, la veille de sa mort il avait fait sa promenade habituelle et lu comme de coutume[3].
*
* *
White Fang ou Croc-Blanc, que nous offrons aujourd'hui au public, histoire d'un loup qui vient à la civilisation et se fait chien, est comme The Call of the Wild ou l'Appel du Wild, histoire d'un chien qui retourne à l'état sauvage et se refait loup, comme Jerry des Iles et Michaël, frère de Jerry, histoires de chiens, un roman de psychologie animale.
D'autres auteurs ont mis en scène des animaux, mais dans un sens différent. Ceux que nous présente La Fontaine, par exemple, et plus près de nous R. Kipling, agissent en êtres humains et nous empruntent nos sentiments, dont il deviennent, avec plus ou moins de bonhomie ou de lyrisme, comme le miroir et le symbole. De nos caractères et de nos passions ils sont comme les synthèses. Les bêtes de Jack London, au contraire, agissent et pensent exclusivement en bêtes. L'auteur, dans les mornes solitudes du Wild, le Grand Désert Blanc, qui de la terre habitée monte vers le Cercle Arctique, les a longuement observés de près. Il a vécu avec eux, côte à côte, en ami ou en ennemi. Il s'est penché vers ces frères inférieurs, vers ces anneaux, moraux comme physiques, de la grande chaîne des êtres, dont l'homme, avec plus d'indignité parfois, occupe le sommet. Il a scruté leur pensée rudimentaire, interrogé leur cerveau. Se faisant, en imagination, chien, loup, lynx, porc-épic, écureuil, il s'est demandé quelle conception, plus ou moins développée, plus ou moins restreinte, toutes ces bêtes pouvaient bien avoir de la vie, ce qu'elles pouvaient en sentir et en comprendre, sous quel angle visuel les mêmes événements qui nous touchent pouvaient les atteindre et impressionner leurs cerveaux.
Quant au paysage évoqué, il n'est, en dehors de toute littérature descriptive proprement dite, qu'un décor, tragique à souhait, pour le drame qui s'y joue. Plus exactement, l'un et l'autre se confondent, car, sur cette Terre du Nord, dont l'écrivain éveille pour nous la poignante vision, il est impossible de séparer l'être de l'ambiance où il vit et qui l'étreint, la créature de la création. Rien ici ne saurait être factice. De Jack London on peut dire avec raison que l'œuvre est l'homme même. Ce sont ses ressouvenances, ses impressions, ses émotions, tout ce qu'il a vécu lui-même, qu'il nous dépeint.
Dans ce déchaînement des forces hostiles, parmi leur indestructible pérennité, «où l'homme est moins qu'une pomme de terre», l'homme lutte cependant, il lutte et il pense. Il est le roseau pensant de Pascal, et surtout le roseau agissant. Car l'action, sur la Terre du Nord, est tout. Sans l'action, sans l'action perpétuelle, la mort est là, embusquée, qui ne tarde guère.
De même, avant de s'embarquer en une longue croisière sur le Snark, il écrira: «Me voici, chétif animal appelé homme. Un brin de matière animée, cent soixante-cinq livres de chair, d'os, de nerfs, de tendons et de cerveau, tout cela doux et tendre, vulnérable et fragile, un brin de vie palpitante. Voilà tout ce que je suis. Autour de moi vont les grandes forces naturelles, menaces colossales, Titans de destruction, monstres dénués de sentiment, qui ont autant d'égards envers moi que moi pour le grain de sable que j'écrase sous mon pied. Ils ne me connaissent point, ils sont inconscients, impitoyables, amoraux. Ces monstres ont nom les cyclones et les tornades, les éclairs et le tonnerre, les lames furieuses et les trombes, les tremblements de terre et les volcans, les écumes qui heurtent avec fracas la côte hérissée de récifs, et les vagues qui bondissent par-dessus les sabords des plus grands navires, faisant des hommes une bouillie ou les projetant dans la mer. Aucun de ces monstres déchaînés ne connaît la minuscule créature, toute sensitive, toute de nerfs et de faiblesse, que les hommes, appellent Jack London et qui lui-même se croit quelque chose et même un être supérieur. Dans le conflit de tous ces Titans, dans le labyrinthe de périls dont ils m'enveloppent, je dois me frayer un chemin. Et le brin de vie que je suis exultera en triomphant d'eux.»
C'est tout cela que rend admirablement Jack London, et son style alors demeure net et ferme, ferme comme l'acte qu'il décrit. Tout ce qui est tragique, chez lui, l'est à souhait. Sa plume, par contre, devient plus indécise dès que la bataille de la vie se détend et que, dépouillant sa rude écorce, il se fait sentimental. L'auteur demeure, malgré lui, un être de drame et de souffrance. Parfois aussi, lorsqu'il tend aux considérations générales, son style se fait plus diffus. L'ancien fils du trappeur errant n'a pas suffisamment appris à mettre en ordre le flot de ses pensées et celui de ses phrases. Il est un émotif de premier ordre, mais la solide culture classique des races latines lui a manqué. Le rôle du traducteur devient alors infiniment délicat. Sans s'attacher obstinément à un mot à mot littéral, que rend plus difficile encore la différence de génie des langues anglo-saxonnes et de la langue française, celle-ci éprise avant tout de netteté et de clarté, le traducteur doit s'efforcer de faire jaillir, le plus fidèlement possible, la pensée enclose dans l'original.
Tel qu'il est, avec ses qualités et ses défauts, Jack London n'en demeure pas moins une des plus originales et des plus puissantes incarnations du génie anglo-saxon.
PAUL GRUYER ET LOUIS POSTIF.
[1]On sait que Washington Irving (1783-1859), historien et romancier, est un des plus célèbres écrivains américains. Il fit de nombreux voyages en Europe et séjourna longtemps en Angleterre et en Espagne. Son style, à la fois riche et pur, rivalise avec celui des meilleurs prosateurs anglais.
[2]CROC-BLANC: Le Mur du monde.
[3]Mistress Charmian London qui nous a conté la vie de son mari (Biographie de Jack London, 2 vol. avec photographies, qui doivent être prochainement traduits en français par Mme Alice Bossuet), a également écrit divers autres volumes, dont Jack London dans les Mers du Sud et Une femme parmi les Chasseurs de Têtes.
I
LA PISTE DE LA VIANDE
De chaque côté du fleuve glacé, l'immense forêt de sapins s'allongeait, sombre et comme menaçante. Les arbres, débarrassés par un vent récent de leur blanc manteau de givre, semblaient s'accouder les uns sur les autres, noirs et fatidiques, dans le jour qui pâlissait. La terre n'était qu'une désolation infinie et sans vie, où rien ne bougeait, et elle était si froide, si abandonnée que la pensée s'enfuyait, devant elle, au delà même de la tristesse. Une sorte d'envie de rire s'emparait de l'esprit, rire tragique, comme celui du Sphinx, rire transi et sans joie, quelque chose comme le sarcasme de l'Éternité devant la futilité de l'existence et les vains efforts de notre être. C'était le Wild, le Wild farouche, glacé jusqu'au cœur, de la terre du Nord[4].
Sur la glace du fleuve et comme un défi au néant du Wild, peinait un attelage de chiens-loups[5]. Leur fourrure, hérissée, s'alourdissait de neige. À peine sorti de leur bouche, leur souffle se condensait en vapeur, pour geler presque aussitôt et retomber sur eux en cristaux transparents, comme s'ils avaient écumé des glaçons.
Des courroies de cuir sanglaient les chiens et des harnais les attachaient à un traîneau, qui suivait, assez loin derrière eux, tout cahoté. Le traîneau, sans patins, était formé d'écorces de bouleaux, solidement liées entre elles, et reposait sur la neige de toute sa surface. Son avant était recourbé en forme de rouleau, afin qu'il rejetât sous lui, sans s'y enfoncer, l'amas de neige molle qui accumulait ses vagues moutonnantes. Sur le traîneau était fortement attachée une grande boîte, étroite et oblongue, qui prenait presque toute la place. À côté d'elle, se tassaient divers autres objets: des couvertures, une hache, une cafetière et une poêle à frire.
Devant les chiens, sur de larges raquettes, peinait un homme et, derrière le traîneau, un autre homme. Dans la boîte qui était sur le traîneau, en gisait un troisième, dont le souci était fini. Celui-là, le Wild l'avait abattu, et si bien qu'il ne connaîtrait jamais plus le mouvement et la lutte. Le mouvement répugne au Wild et la vie lui est une offense. Il congèle l'eau, pour l'empêcher de courir à la mer; il glace la sève sous l'écorce puissante des arbres, jusqu'à ce qu'ils en meurent, et plus férocement encore, plus implacablement, il s'acharne sur l'homme, pour le soumettre à lui et l'écraser. Car l'homme est le plus agité de tous les êtres, jamais en repos et jamais las, et le Wild hait le mouvement.
Cependant, en avant et en arrière du traîneau, indomptables et sans perdre courage, trimaient les deux hommes qui n'étaient pas encore morts. Ils étaient vêtus de fourrures et de cuir souple, tanné. Leur haleine, en se gelant comme celle des chiens, avait recouvert de cristallisations glacées leurs paupières, leurs joues, leurs lèvres, toute leur figure, si bien qu'il eût été impossible de les discerner l'un de l'autre. On eût dit des croque-morts masqués, conduisant, en un monde surnaturel, les funérailles de quelque fantôme. Mais, sous ce masque, il y avait des hommes, qui avançaient malgré tout, sur cette terre désolée, méprisants de sa railleuse ironie, dressés, quelque chétifs qu'ils fussent, contre la puissance d'un monde qui leur était aussi étranger, aussi hostile et impassible que l'abîme infini de l'espace.
Ils avançaient, les muscles tendus, évitant tout effort inutile et ménageant jusqu'à leur souffle. Partout autour d'eux était le silence, le silence qui les écrasait de son poids lourd, comme pèse l'eau sur le corps du plongeur, à mesure qu'il s'enfonce plus avant aux profondeurs de l'Océan.
Une heure passa, puis une deuxième heure. La blême lumière du jour, lumière sans soleil, était près de s'éteindre, quand un cri s'éleva soudain, faible et lointain, dans l'air tranquille. Ce cri se mit à grandir, par saccades, jusqu'à ce qu'il eût atteint sa note culminante. Il persista alors, durant quelque temps, puis il cessa. On aurait pu le prendre pour l'appel d'une âme errante, sans la sauvagerie farouche dont il était empreint. C'était une clameur ardente et bestiale, une clameur affamée et qui requérait une proie.
L'homme qui était devant tourna la tête jusqu'à ce que son regard se croisât avec celui de l'homme qui était derrière. Par-dessus la boîte oblongue que portait le traîneau, tous deux se firent un signe.
Un second cri perça le silence. Les deux hommes en situèrent le son. C'était en arrière d'eux, quelque part en la neigeuse étendue qu'ils venaient de traverser. Un troisième cri répondit aux deux autres. Il venait aussi de l'arrière et s'élevait vers la gauche du second cri.
—Ils sont après nous, Bill, dit l'homme qui était devant.
Sa voix résonnait, rude et comme irréelle, et il semblait avoir fait un effort pour parler.
—La viande est rare, repartit son camarade. Je n'ai pas, depuis plusieurs jours, vu seulement la trace d'un lapin.
Ils se turent ensuite. Mais leur oreille demeurait tendue vers la clameur de chasse qui continuait à monter derrière eux.
Lorsque la nuit fut tout à fait tombée, ils dételèrent les chiens et les parquèrent, au bord du fleuve, dans un boqueteau de sapins. Puis, à quelque distance des bêtes, ils installèrent le campement. Le cercueil, près du feu, servit à la fois de siège et de table. Les chiens-loups grondaient et se querellaient entre eux, mais sans chercher à fuir et à se sauver dans les ténèbres.
—Il me semble, Henry, qu'ils demeurent singulièrement fidèles à notre compagnie, observa Bill.
Henry, penché sur le feu et occupé à faire fondre un peu de glace, pour préparer le café, approuva d'un signe. S'étant ensuite assis sur le cercueil et ayant commencé à manger:
—Ils savent, dit-il, que près de nous leurs peaux sont sauves, et ils préfèrent manger qu'être mangés. Ces chiens ne manquent pas d'esprit.
Bill secoua la tête:
—Oh! je n'en sais rien!
Son camarade le regarda avec étonnement.
—C'est la première fois, Bill, que je vous entends suspecter l'intelligence des chiens.
—Avez-vous remarqué, reprit l'autre, en mâchant des fèves avec énergie, comme ils se sont agités quand je leur ai apporté leur dîner. Combien avez-vous de chiens Henry?
—Six.
—Bien, Henry.
Bill s'arrêta un instant, comme pour donner plus de poids à ses paroles.
—Nous disions que nous avions six chiens. J'ai pris six poissons dans le sac et j'en ai donné un à chaque chien. Eh bien! je me suis trouvé à court d'un poisson.
—Vous avez mal compté.
—Nous possédons six chiens, poursuivit Bill avec calme. J'ai pris six poissons et N'a-qu'une-Oreille[6] n'en a pas eu. Alors je suis revenu au sac et j'y ai pris un septième poisson, que je lui ai donné.
—Nous n'avons que six chiens, répliqua Henry.
—Je n'ai pas dit qu'il n'y avait là que des chiens, mais qu'ils étaient sept convives, à qui j'ai donné du poisson.
Henry s'arrêta de manger et, par-dessus le feu, compta de loin les bêtes.
—En tout cas, observa-t-il, ils ne sont que six à présent.
—J'ai vu le septième convive s'enfuir à travers la neige.
Henry regarda Bill d'un air de pitié, puis déclara:
—Je serai fort satisfait quand ce voyage aura pris fin.
—Qu'entendez-vous par là?
—J'entends que l'excès de nos peines influe durement sur vos nerfs et que vous commencez à voir des choses...
—C'est ce que je me suis dit tout d'abord, riposta Bill, avec gravité. Mais les traces laissées derrière lui par le septième animal sont encore marquées sur la neige. Je vous les montrerai, si vous le désirez.
Henry ne répondit point et se remit à manger en silence. Lorsque le repas fut terminé, il l'arrosa d'une tasse de café et, s'essuyant la bouche, du revers de sa main:
—Alors, Bill, vous croyez que cela était?
Un long cri d'appel, à la fois lamentable et sauvage, jaillissant de l'obscurité, l'interrompit. Il se tut, pour écouter, et, tendant la main dans la direction d'où le cri était issu:
—C'est un d'eux, dit-il, qui est venu?
Bill approuva de la tête.
—Je donnerais gros pour pouvoir penser autrement. Vous avez remarqué vous-même quel vacarme ont fait les chiens.
Cris et cris, après cris, se répondant, de près, de loin, de tous côtés, semblaient avoir mué tout à coup le Wild en une maison de fous. Les chiens, effrayés, avaient rompu leurs attaches et étaient venus se tasser, les uns contre les autres, autour du foyer, si près que leurs poils en étaient roussis par la flamme.
Bill jeta du bois dans le brasier, alluma sa pipe et, après en avoir tiré quelques bouffées:
—Je songe, Henry, que celui qui est là-dedans (et il indiquait, de son pouce, la boîte sur laquelle ils étaient assis) est diantrement plus heureux que vous et moi nous ne serons jamais. Au lieu de voyager aussi confortablement après notre mort, aurons-nous seulement, un jour, quelques pierres sur notre carcasse? Ce qui me dépasse, c'est qu'un gaillard comme celui-ci, qui était dans son pays, un lord ou quelque chose d'approchant, et qui n'a jamais eu à trimarder pour la niche et la pâtée, ait eu l'idée de venir traîner ses guêtres sur cette fin de terre, abandonnée de Dieu. Cela, en vérité, je ne puis le comprendre exactement.
—Il aurait pu vivre un bon vieil âge mûr, s'il était demeuré chez lui, approuva Henry.
Bill allait continuer la conversation, quand il vit, dans le noir mur de nuit qui se pressait sur eux et où toute forme était indistincte, une paire d'yeux, brillants comme des braises. Il la montra à Henry, qui lui en montra une seconde, puis une troisième. Un cercle d'yeux étincelants les entourait. Par moments, une de ces paires d'yeux se déplaçait, ou disparaissait, pour reparaître à nouveau, l'instant d'après.
La terreur des chiens ne faisait que croître. Ils bondissaient, affolés, autour du feu, ou venaient, en rampant, se tapir entre les jambes des deux hommes. Au milieu de la bousculade, l'un d'eux bascula dans la flamme. Il se mit à pousser des hurlements plaintifs, tandis que l'air s'imprégnait de l'odeur de sa fourrure brûlée. Ce remue-ménage fit se disperser le cercle d'yeux, qui se reforma, une fois l'incident terminé et les chiens calmés.
—C'est, dit Bill, une fâcheuse et blâmable situation, de se trouver à court de munitions.
Il avait achevé sa pipe et aidait son compagnon à étendre, sur des branches de sapin préalablement disposées sur la neige, un lit de couvertures et de fourrures.
Henry grogna, tout en commençant à délacer ses mocassins de peau de daim:
—Combien, dites-vous, Bill, qu'il nous reste de cartouches?
—Trois. Et je voudrais qu'il y en eût trois cents. Je leur montrerais alors quelque chose, à ces damnés.
Il secoua son poing, avec colère, vers les yeux luisants. Puis ayant enlevé à son tour ses mocassins, il les déposa soigneusement devant le feu.
—Je voudrais bien aussi que ce froid soit coupé net. Nous avons eu 50° sous zéro[7] depuis deux semaines. Plût à Dieu que nous n'eussions pas entrepris cette expédition! je n'aime pas la tournure qu'elle prend. Ça cloche, je le sens. Mais, puisqu'elle est entamée, qu'elle se termine au plus vite et qu'il n'en soit plus question! Heureux le jour où nous nous retrouverons, vous et moi, au Fort M'Gurry, tranquillement assis auprès du feu et jouant aux cartes. Voilà mes souhaits!
Henry poussa un nouveau grognement et se glissa dans le lit. Comme il allait s'endormir, Bill l'interpella avec vivacité:
—Dites-moi, Henry, cet intrus qui est venu se joindre à nos bêtes et attraper un poisson, pour quoi, dites-moi, les chiens ne lui sont-ils pas tombés dessus? C'est là ce qui me tourmente.
—Vous vous faites, Bill, beaucoup de tracas, répondit Henry, d'une voix ensommeillée. Vous n'étiez pas ainsi autrefois. Vous digérez mal, je pense. Mais assez péroré! Dormez, sinon vous serez demain, fort mal en point. Vous vous mettez, sans raison, la cervelle à l'envers.
Les deux compagnons, là-dessus, s'assoupirent. Ils soufflaient lourdement, côte à côte, sous la même couverture.
Le feu tomba peu à peu et les yeux brillants resserrèrent le cercle qu'ils traçaient. Dès que deux d'entre eux s'avançaient, plus proches, les chiens grondaient, apeurés et menaçants à la fois. Leurs cris devinrent si forts, à un moment, que Bill s'éveilla.
Il descendit du lit avec précaution, afin de ne pas troubler le sommeil de son camarade, et renouvela le bois du foyer. Dès que la flamme se fut élevée, le cercle d'yeux recula. Bill jeta un regard sur le groupe des chiens. Puis, s'étant frotté les paupières, il se reprit à les regarder, avec plus d'attention. Après quoi, s'étant coulé sous la couverture:
—Henry... Oh! Henry!
Henry gémit, comme fait quelqu'un que l'on réveille.
—Qu'est-ce qui ne va pas? interrogea-t-il.
—Rien. Mais je viens de les compter, et ils sont sept derechef.
Henry reçut cette communication sans se troubler et, quelques instants après, il ronflait à poings fermés.
C'est lui qui, le matin venu, s'éveilla le premier et tira hors du lit son compagnon. Il était six heures, mais le jour ne devait point naître avant que trois heures encore ne se fussent écoulées. Il se mit, dans l'obscurité, à préparer le déjeuner, tandis que Bill roulait les couvertures et disposait le traîneau pour le départ.
—Dites-moi, Henry, demanda-t-il soudainement. Combien de chiens prétendez-vous que nous avons?
—Six.
—Erreur! s'exclama Bill, triomphant.
—Sept, de nouveau? questionna Henry.
—Non. Cinq! Un est parti.
—L'Enfer! cria Henry, avec colère.
Et quittant sa besogne pour venir compter ses chiens:
—Vous avez raison, Bill, Boule-de-Suif[8] est parti.
—Il s'est éclipsé avec la rapidité d'un éclair. La fumée nous aura caché sa fuite.
—Ce n'est pas de chance, pour lui ni pour nous. Ils l'auront avalé vivant. Je parie qu'il hurlait comme un damné, en descendant dans leur gosier. Malédiction sur eux!
—Ce fut toujours un chien fou, observa Bill.
—Si fou qu'il soit, comment un chien a-t-il été assez fou pour se suicider de la sorte?
Henry jeta un coup d'œil sur les survivants de l'attelage, supputant mentalement ce que l'on pouvait pénétrer de leur caractère et de leurs aptitudes.
—Pas un de ceux-ci, je le jure bien, ne consentirait à en faire autant. On frapperait dessus à coups de bâton qu'ils refuseraient de s'éloigner.
—J'ai toujours pensé, dit Bill, et je le répète, que Boule-de-Suif avait la cervelle tant soit peu fêlée.
Telle fut l'oraison funèbre d'un chien, mort en cours de route, sur une piste de la Terre du Nord. Combien d'autres chiens, combien d'hommes, n'en ont pas même une semblable!
[4]Le Wild est un terme générique, intraduisible, qui, comme le Causse, le Maquis, la Brousse, la Pampa, le Steppe, la Jungle désigne une région particulière et l'ensemble des éléments types qui la constituent. Le Wild comprend, dans l'Amérique du Nord, la région traversée par le Cercle Arctique et celle qui l'avoisine, qui ne sont plus la terre normalement habitable, sans être encore la glace éternelle et la région morte du Pôle. L'Alaska presque entier en fait partie. Les forêts, alternées de prairies, sont nombreuses et le sol, très accidenté, enferme divers gisements minéraux, dont la houille et l'or. Durant la plus grande partie de l'année, l'hiver sévit et la neige recouvre uniformément la terre. Elle fond et la glace se brise vers la mois de juin. Mais le sol ne dégèle jamais qu'à une faible profondeur. Un court été fait croître rapidement une végétation hâtive et luxuriante. Puis l'hiver reparaît bientôt, sans plus de transition, et le linceul funèbre s'étend à nouveau. (Note des Traducteurs.)
[5]Wolfdogs, race de chiens, se rapprochant de celle du loup par leur aspect et par leurs mœurs, et qui fournit les attelages habituels des traîneaux. (Idem.)
[6]One Ear.
[7]Il s'agit de degrés Fahrenheit (Note des Traducteurs.)
[8]Fatty.
II
LA LOUVE
Le déjeuner terminé et le rudimentaire matériel du campement rechargé sur le traîneau, les deux hommes tournèrent le dos au feu joyeux et poussèrent de l'avant dans les ténèbres qui n'étaient point encore dissipées. Les cris d'appel, funèbres et féroces, continuaient à retentir et à se répondre dans la nuit et le froid. Ils se turent quand le jour, à neuf heures, commença à paraître. À midi, le ciel, vers le Sud, parut se réchauffer et se teignit de couleur rose. La ligne de démarcation se dessina, que met la rondeur de la terre entre les pays méridionaux, où luit le soleil, et le monde du Nord. Mais la couleur rose, rapidement, se fana. Un jour gris lui succéda, qui dura jusqu'à trois heures, puis disparut à son tour, et le pâle crépuscule arctique redescendit sur la terre solitaire et silencieuse. Lorsque l'obscurité fut revenue, les cris de chasse, à droite, à gauche, recommencèrent, provoquant parmi les chiens, tout harassés qu'ils fussent, de folles paniques.
—Je voudrais bien, dit Bill, en remettant, pour la vingtième fois, les chiens dans le droit sentier, qu'ils s'en aillent au diable et nous laissent tranquilles.
—Il est certain qu'ils nous horripilent terriblement, approuva Henry.
Le campement fut dressé, comme le soir précédent. Henry surveillait la marmite où bouillaient des fèves, lorsqu'un grand cri, poussé par Bill, et accompagné d'un autre cri aigu, de douleur celui-là, le fit sursauter. Il releva le nez, juste à temps pour voir une forme vague qui courait sur la neige et disparaissait dans le noir. Puis il aperçut Bill, qui était debout au milieu des chiens, mi-joyeux, mi-contrit, tenant d'une main un fort gourdin, de l'autre la queue et une partie du corps d'un saumon séché.
—Je n'en ai sauvé que la moitié, dit Bill. Mais le voleur en a reçu pour le reste. L'entendez-vous hurler?
—Et quelle figure avait-il, ce voleur? demanda Henry.
—Je n'ai pu le bien voir. Mais ce que je sais, c'est qu'il a quatre pattes, une gueule, et une fourrure qui ressemble à celle d'un chien.
—Ce doit être, j'en jurerais, un loup apprivoisé.
—Diantrement apprivoisé, en ce cas, pour être venu ici au moment juste du dîner et emporter un morceau de poisson!
Les deux hommes, assis sur la boîte oblongue, avaient, après avoir mangé, humé leurs pipes, comme ils en avaient l'habitude. Le cercle d'yeux flamboyants vint les entourer comme la veille, mais plus proche.
Bill se reprit à gémir.
—Dieu veuille qu'ils tombent sur une bande d'élans ou sur quelque autre gibier, et qu'ils décampent à sa suite! Ce serait pour nous un débarras...
Henry eut l'air de n'avoir pas entendu. Mais, comme Bill faisait mine de recommencer ses plaintes, il se fâcha tout rouge.
—Arrêtez, Bill, vos croassements. Vous avez des crampes d'estomac, je vous l'ai déjà dit, et c'est ce qui vous fait divaguer. Avalez une pleine cuillerée de bi-carbonate de soude, cela vous calmera, je vous assure et vous redeviendrez d'une plus plaisante compagnie.
Le matin suivant, d'énergiques blasphèmes, proférés par Bill, réveillèrent Henry. Celui-ci se souleva sur son coude et, à la lueur du feu qui resplendissait, vit son camarade, entouré des chiens, qui agitait dramatiquement ses bras et se livrait aux plus affreuses grimaces.
—Hello! appela Henry. Qu'y a-t-il de nouveau?
—Grenouille[9] a décampé, fut la réponse.
—Non?
—Je dis oui.
Henry sauta hors des couvertures et alla vers les chiens. Il les compta avec soin, après quoi il se joignit à Bill pour maudire les pouvoirs malfaisants du Wild, qui lui avaient ravi un autre chien.
—Grenouille était le plus vigoureux de la troupe, prononça Bill.
—Et celui-là n'était pas un chien fou, ajouta Henry.
Telle fut, en deux jours, la seconde oraison funèbre.
Le déjeuner fut mélancolique et les quatre chiens qui restaient furent attelés au traîneau. La journée ne différa pas de la précédente. Les deux hommes peinaient, sans parler. Le silence n'était interrompu que par les cris qui les poursuivaient et qui s'attachaient, invisibles, à leur marche. Mêmes paniques des chiens, mêmes écarts de leur part, hors du sentier tracé, et même lassitude physique et morale des deux hommes, qui en résultait.
Quand le campement eut été établi, Bill, à la mode indienne, enroula autour du cou des chiens une solide lanière de cuir, à laquelle était lié, à son tour, un bâton de cinq à six pieds de long. Le bâton, à son autre extrémité, était attaché, par une seconde lanière, à un pieu fiché en terre. Les joints, de chaque côté, étaient si serrés que les chiens ne pouvaient mordre le cuir et le ronger.
—Regardez, Henry, dit Bill, avec satisfaction, si j'ai bien travaillé! Ces imbéciles seront forcés de se tenir tranquilles jusqu'à demain. S'il en manque un seul à l'appel, je veux me passer de mon café.
Henry trouva que c'était parfait ainsi. Mais, montrant à Bill le cercle d'ardentes prunelles qui, pour le troisième soir, les enserrait:
—Dommage, tout de même, fit-il, de ne pouvoir flanquer à ceux-ci quelques bons coups de fusil! Ils ont compris que nous n'avions pas de quoi tirer, aussi deviennent-ils de plus en plus hardis.
Les deux hommes furent quelque temps avant de s'endormir. Ils regardaient les formes vagues aller et venir, hors de la frontière de lumière que marquait le feu. En observant avec attention les endroits où une paire d'yeux apparaissait, ils finissaient par percevoir la silhouette de l'animal, qui se dessinait et se mouvait dans les ténèbres.
Un remue-ménage qui se produisait parmi les chiens, les fit se détourner de leur côté. N'a-qu'une-Oreille, gémissant et geignant avec des cris aigus, tirait de toutes ses forces dans la direction de l'ombre, sur son bâton, qu'il mordait frénétiquement et à pleines dents.
—Bill, regardez ceci! chuchota Henry.
Dans la lumière du feu, un animal, semblable à un chien, se glissait, d'un mouvement oblique et furtif. Il paraissait en même temps audacieux et craintif, observant les deux hommes avec précaution, et cherchait visiblement à se rapprocher des chiens. N'a-qu'une-Oreille, s'aplatissant vers lui, sur le sol, redoublait ses gémissements.
—C'est une louve, murmura Henry. Elle sert d'appât pour la meute. Quand elle a attiré un chien à sa suite, toute la bande tombe dessus et le mange.
Au même moment, une des bûches empilées sur le feu dégringola, en éclatant avec bruit. L'étrange animal, effaré, fit un saut en arrière, dans les ténèbres, et disparut.
—Je pense une chose, dit Bill.
—Laquelle, s'il vous plaît?
—C'est que l'animal vu par nous est le même que celui qui a été rossé hier par mon gourdin.
—Il n'y a pas au monde le plus léger doute sur ce point.
—Il convient en outre de remarquer, poursuivit Bill, que sa familiarité excessive avec la flamme de notre foyer n'est pas naturelle et choque toutes les idées reçues.
—Ce loup en connait certainement plus qu'un loup qui se respecte ne doit connaître, confirma Henry. Il n'ignore pas non plus l'heure du repas des chiens. Cet animal a de l'expérience.
—Le vieux Villan, dit Bill, en se parlant tout haut à lui-même, possédait un chien qui avait coutume de s'échapper pour aller courir avec les loups. Nul ne le sait mieux que moi. Car je le tuai un beau jour, dans un pacage d'élans, sur Little Stick. Le vieux Villan en pleura comme un enfant qui vient de naître. Il n'avait pas vu ce chien depuis trois ans. Tout ce temps, le chien était demeuré avec les loups.
—Je pense, opina Henry, que vous avez trouvé la vérité. Ce loup est un chien, et il y a longtemps qu'il mange du poisson de la main de l'homme.
—Si j'ai quelque chance, de ce loup qui est un chien nous aurons la peau, déclara Bill. Nous ne pouvons continuer à perdre d'autres bêtes.
—Souvenez-vous qu'il ne nous reste plus que trois cartouches.
—Je le sais et les réserve pour un coup sûr.
Henry, au matin, ayant ranimé le feu, fit cuire le déjeuner, accompagné dans cette opération par les ronflements sonores de son camarade. Il le réveilla seulement lorsque les aliments furent prêts. Bill commença à manger, dormant encore.
Ayant remarqué que sa tasse à café était vide, il se pencha pour atteindre la cafetière. Mais celle-ci était du côté d'Henry et hors de sa portée.
—Dites-moi, Henry, interrogea-t-il avec un petit grognement d'amitié, n'avez-vous rien oublié de me donner?
Henry fit mine de regarder autour de lui et secoua la tête. Bill avança sa tasse vide.
—Vous n'aurez pas de café, prononça Henry.
—Aurait-il été renversé? demanda Bill avec anxiété.
—Ce n'est pas cela.
—Si vous m'en refusez, vous allez arrêter ma digestion.
—Vous n'en aurez pas!
Un flux de sang et de colère monta au visage de Bill.
—Voulez-vous, je vous prie, parler et vous expliquer?
—Gros-Gaillard[10] est parti.
Lentement, avec la résignation du malheur, Bill tourna la tête et compta les chiens.
—Comment cela est il arrivé? demanda-t-il, anéanti.
—Je l'ignore. Gros-Gaillard ne pouvait assurément ronger lui-même la lanière qui l'attachait au bâton. N'a-qu'une-Oreille lui aura rendu sans doute ce service.
—Le damné chien! dit Bill. Ne pouvant se libérer, il a libéré son compère.
—En tout cas, c'en est fini maintenant de Gros-Gaillard. Je suppose qu'il est déjà digéré et qu'il se cahote, en ce moment, dans les ventres de vingt loups différents.
Cette troisième oraison funèbre prononcée, Henry poursuivit:
—Maintenant, Bill, voulez-vous du café?
Bill fit un signe négatif.
—C'est bien certain? insista Henry, en levant la cafetière, il est pourtant bon.
Mais Bill était têtu. Il mit sa tasse à l'écart.
—J'aimerais mieux, dit-il, être pendu ding-ding-dong. J'ai donné ma parole et je la tiendrai.
Il absorba son déjeuner à sec et ne l'arrosa que de malédiction, à l'adresse de N'a-qu'une-Oreille, qui lui avait joué ce mauvais tour.
—Cette nuit, dit-il, je les attacherai mutuellement hors de leur atteinte.
Les deux hommes avaient repris leur marche. Ils n'avaient pas cheminé plus de cent yards[11], quand Henry, qui allait devant, heurta du pied, dans l'obscurité, un objet qu'il ramassa, puis qu'il lança, s'étant retourné, dans la direction de Bill.
—Tenez, Bill, dit-il, voilà quelque chose qui pourra vous être utile.
Bill poussa une exclamation. C'était tout ce qui restait de Gros-Gaillard; le bâton auquel il avait été attaché.
—Ils l'ont dévoré en entier, dit Bill, les os, les côtes, la peau, et tout. Le bâton même est aussi net que le dessus de ma main; ils ont mangé le cuir qui le garnissait à ses deux bouts. Ils ont l'air terriblement affamés. Pourvu que vous et moi nous ne subissions pas un sort identique avant d'être parvenus au terme de notre voyage!
Henry se mit à rire.
—C'est la première fois, dit-il, que je suis ainsi pisté par des loups, mais j'ai connu d'autres dangers et m'en suis tiré sain et sauf. Prenez votre courage à deux mains et ne craignez rien. Ils ne nous auront pas, mon fils.
—Voilà ce qu'on ne sait pas; oui, ce qu'on ne sait pas.
—Vous êtes pâle et avez une mauvaise circulation du sang. Il vous faudrait de la quinine. Je vous en bourrerai quand nous serons arrivés.
Le jour fut, une fois de plus, semblable aux jours précédents. Apparition de la lumière à neuf heures; à midi, le reflet lointain, vers le Sud, du soleil invisible; puis la grise après-midi, précédant la nuit rapide. À l'heure où le soleil esquissait son faible effort, Bill prit le fusil dans le traîneau et dit:
—Je vais aller voir, Henry, ce que je puis faire.
—Soyez prudent et gardez-vous qu'il ne vous arrive malheur!
Bill s'éloigna dans la solitude. Il revint, une heure après, vers son compagnon, qui l'attendait avec une certaine anxiété.
—Ils se sont éparpillés, raconta-t-il, et rôdent au large de nous, courant de-ci, de-là, mais sans nous lâcher. Ils savent qu'ils sont sûrs de nous avoir et qu'il leur suffit de patienter. En attendant ils tâchent de se mettre quelque autre chose sous la dent.
—Vous prétendez, observa Henry, qu'ils sont sûrs de nous avoir?
Bill fit semblant de ne pas avoir entendu et continua:
—J'en ai aperçu quelques-uns. Ils sont maigres à faire peur. Ils n'ont pas mangé un morceau depuis des semaines, en dehors, bien entendu, de nos trois chiens. Il y en a parmi eux qui n'iront pas loin. Leurs côtes sont pareilles à des planches à laver et leurs estomacs remontés collent presque à l'épine dorsale. Ils en sont, je puis vous le dire, à la dernière phase de la désespérance. Ils sont à demi enragés et attendent.
Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, quand Henry, qui avait pris la place d'arrière et poussait le traîneau, afin d'aider les chiens, jeta vers Bill, en guise d'appel, un sifflement étouffé. Derrière eux, en pleine vue et sur la même piste qu'ils venaient de parcourir, s'avançait, le nez collé contre le sol, une forme velue. La bête trottinait sans effort apparent, semblant glisser plutôt que courir. Les deux hommes s'étant arrêtés, elle s'arrêta ainsi qu'eux et, ayant levé la tête, elle les regarda avec fixité, dilatant son nez frémissant, en reniflant leur odeur, comme pour se faire d'eux une opinion.
—C'est la louve! dit Bill.
Les chiens s'étaient couchés sur la neige, et il vint, derrière le traîneau, rejoindre son camarade. Ensemble ils examinèrent l'étrange animal qui les suivait depuis plusieurs jours et qui leur avait déjà soufflé la moitié de leur attelage. Ils le virent trotter encore, en avant, de quelques pas, puis s'arrêter, puis recommencer à diverses reprises le même manège, jusqu'à ce qu'il ne se trouvât plus qu'à une courte distance. Alors il fit halte, la tête dressée, près d'un groupe de sapins, et se remit à observer les deux hommes. Il les considérait avec une insistance singulière, comme eût pu le faire un chien, mais sans qu'il y eût rien dans ses yeux du regard affectueux de l'ami de l'homme. Cette insistance était celle de la faim. Elle était implacable comme les crocs de la bête, aussi inhumaine que la neige et le froid. L'animal était plutôt grand pour un loup, et ses formes décharnées dénotaient un des spécimens les plus importants de l'espèce.
—Il doit mesurer près de deux pieds et demi à hauteur d'épaule, constata Henry, et n'a pas loin de cinq pieds de long.
—Il a une drôle de couleur pour un loup, dit Bill, et je n'en ai jamais vu de pareille. Sa robe tire sur le rouge, et même sur l'orangé. Elle a un ton cannelle.
La robe de la bête n'était point cependant de cette couleur et le gris y dominait, comme chez tous les loups. Mais de fugitifs et indéfinissables reflets couraient par moment sur le poil, qui trompaient et illusionnaient la vue.
—On dirait un rude et gros chien de traîneau, poursuivit Bill. Je ne serais pas autrement étonné de voir cet animal remuer la queue.
—Hé! gros chien, appela-t-il. Venez, vous! quel que vous soyez!
—Il n'a pas de toi la moindre peur, dit Henry, en riant.
Bill agita sa main, fit semblant de menacer, cria à tue-tête. La bête ne manifesta aucune crainte et se contenta de se mettre légèrement en garde. Elle ne cessait point de dévisager les deux hommes, avec une fixité affamée. Son désir évident était, si elle l'osait, de venir à cette viande et de s'en repaître.
—Écoutez, Henry, dit Bill, en baissant la voix, très bas. Voici le cas d'utiliser nos trois cartouches. Mais il faut ne point manquer le coup et qu'il soit mortel, qu'en pensez-vous?
Henry approuva et Bill, avec mille précautions, amena à lui le fusil. Mais à peine avait-il fait le geste de le lever vers son épaule que la louve, faisant un saut de côté, hors de la piste, disparut parmi les sapins.
Les deux compagnons se regardèrent. Henry sifflota, d'un air entendu, et Bill, se morigénant lui-même, remit en place le fusil.
—Je devais m'y attendre, dit-il. Un loup assez instruit pour venir partager le dîner de nos chiens doit être également renseigné sur les coups de fusil. Sa science est la cause de tous nos malheurs. Mais je le démolirai, aussi sûr que mon nom est Bill! Puisqu'il est trop rusé pour être tué à découvert, j'irai le tirer de l'affût.
—Si vous voulez tenter de l'abattre, faites-le d'ici, conseilla Henry. Que la bande survienne autour de vous, en admettant que vos trois cartouches tuent trois bêtes, les autres vous régleront votre compte.
On campa de bonne heure, ce soir-là. Les trois chiens survivants avaient remorqué moins vite le traîneau et avaient été las plus tôt. Les deux hommes ne dormirent que d'un œil. Le cercle d'ennemis s'était resserré encore. Sans cesse il fallait se relever, pour attiser le feu, afin que la flamme ne tombât point.
—J'ai ouï des marins, dit Bill, me parler des requins qui ont coutume de suivre les navires. Les loups sont les requins de la terre. Ils s'y connaissent mieux que nous dans leurs affaires. Ils savent que bientôt ils nous auront.
—Ils vous ont déjà à moitié, rétorqua Henry, avec rudesse, vous qui vous laissez aller à parler ainsi. C'en est fait d'un homme, dès l'instant où il se déclare perdu. Vous êtes, rien qu'en le disant, à demi mangé.
—Ils en ont mangé d'autres, et qui nous valaient, vous et moi, répondit Bill.
—Assez croassé! Vous m'excédez plus que de raison.
Henry tourna brusquement le dos à Bill, et il s'attendait à ce que celui-ci, avec le caractère emporté qu'il lui connaissait, s'irritât du ton tranchant de ses paroles. Mais Bill ne répondit rien.
—Mauvais présage, songea Henry, dont les paupières se fermaient malgré lui. Le moral de Bill, il n'y a pas à s'y tromper, est gravement entamé. J'aurai, demain matin, fort à faire pour retaper ce garçon.
[9]Frog.
[10]Spanker.
[11]Le yard mesure environ 91 centimètres (914 millimètres), soit un peu moins d'un mètre. (Note des Traducteurs.)
III
LE CRI DE LA FAIM
La journée débuta sous de meilleurs auspices. Les deux hommes n'avaient pas perdu de chien durant la nuit et c'est l'esprit le plus léger qu'ils se remirent en chemin, dans le silence, le noir et le froid, Bill semblait avoir oublié ses sinistres pressentiments et quand, à midi, les chiens renversèrent le traîneau, à un mauvais passage, c'est en plaisantant qu'il accueillit l'accident.
C'était pourtant un effrayant pêle-mêle. Le traîneau, sens dessus dessous, demeurait suspendu entre le tronc d'un arbre et un énorme roc. Il fallut d'abord déharnacher les chiens, afin de les dégager et de démêler leurs traits. Ceci fait et tandis que les deux hommes s'occupaient de remettre sur pied le traîneau, Henry aperçut N'a-qu'une-Oreille qui était en train de se défiler en rampant.
—Ici, toi, N'a-qu'une-Oreille! cria-t-il, en se retournant vers le chien.
Mais le chien, au lieu de lui obéir, fit un bond en avant et se sauva, en courant de toutes ses forces, ses harnais traînant derrière lui.
Tout là-bas, sur la piste, la louve l'attendait. En s'approchant d'elle, il parut soudain hésiter et ralentit sa course. Il la regardait fixement, avec crainte et désir à la fois. Elle semblait l'aguicher et lui sourire de toutes ses dents, puis fit un pas vers lui, en manière d'avance. N'a-qu'une-Oreille se rapprocha, mais en se tenant encore sur ses gardes, la tête dressée, les oreilles et la queue droites.
Quand il l'eut jointe, il essaya de frotter son nez contre le sien; mais elle se détourna, avec froideur, et fit un pas en arrière. Elle répéta plusieurs fois sa manœuvre, comme pour l'entraîner loin de ses compagnons humains. À un moment (on eût dit qu'une vague conscience du sort qui l'attendait flottait dans sa cervelle de chien), N'a-qu'une-Oreille, s'étant retourné, regarda derrière lui ses deux camarades de trait, le traîneau renversé et les deux hommes qui l'appelaient. Mais la louve lui ayant tendu son nez, pour qu'il s'y frottât, il en oublia aussitôt toute autre idée et se reprit à la suivre au bout de quelques minutes, dans un prude et nouveau recul qu'elle effectua.
Bill, pendant ce temps, avait songé au fusil. Mais celui-ci était pris sous le traîneau et quand, avec l'aide d'Henry, il eut mis la main dessus, le chien et la louve étaient trop éloignés de lui, trop près aussi l'un de l'autre pour qu'il pût tirer.
Trop tard, N'a-qu'une-oreille connut son erreur. Les deux hommes le virent qui revenait vers eux à fond de train. Mais déjà une douzaine de loups maigres, bondissant dans la neige, fonçaient à angle droit sur le chien, afin de lui couper la retraite. La louve avait, quant à elle, cessé ses grâces et ses pudeurs, et s'était jetée sur son amoureux, avec un rauque grognement. Il l'avait bousculée d'un coup d'épaule et elle s'était jointe aux autres poursuivants. Elle le talonnait de près.
—Où allez-vous? cria Henry, en posant sa main sur le bras de Bill.
Bill se dégagea, d'un mouvement brusque.
—Je ne puis, dit-il, supporter ce qui se passe. Ils ne doivent plus avoir, si je puis l'empêcher, aucun de nos chiens.
Le fusil au poing, il s'enfonça dans les taillis qui bordaient le sentier.
—Attention, Bill! lui jeta Henry, une dernière fois. Soyez prudent!
Henry, assis sur le traîneau, vit disparaître son compagnon. N'a-qu'une-Oreille avait quitté la piste et tentait de rejoindre le traîneau en décrivant un grand cercle. Henry l'apercevait par instants, détalant à travers des sapins clairsemés et s'efforçant de gagner les loups en vitesse, tandis que Bill allait essayer, sans nul doute, d'enrayer la poursuite. Mais la partie était perdue d'avance. D'autant que de nouveaux loups, sortant de partout, se joignaient à la chasse.
Tout à coup, Henry entendit un coup de fusil, puis deux autres succéder rapidement au premier, et il connut que la provision de cartouches de Bill était finie. Il y eut un grand bruit, des grondements et des cris. Henry reconnut la voix du chien, qui gémissait et hurlait. Un cri de loup lui annonça qu'un des animaux avait été atteint. Et ce fut tout. Gémissements et grognements moururent et le silence retomba sur le paysage solitaire.
Henry demeura longtemps assis sur le traîneau. Il n'avait pas besoin d'aller voir ce qui était advenu. Cela il le savait comme s'il en eût été spectateur. Il se dressa pourtant, à un moment, avec un tressaillement, et, dans une hâte fébrile, chercha la hache qui était parmi les bagages. Puis il se rassit et songea longuement, en société des deux chiens qui lui restaient et qui demeuraient à ses pieds, couchés et tremblants.
Il se leva, à la fin, en proie à une immense faiblesse, comme si toute force de résistance s'était anéantie en lui, et se mit en devoir d'atteler les chiens au traîneau. Lui-même passa sur son épaule un harnais d'homme et tira, de concert avec les deux bêtes. L'étape fut courte. Dès que le jour commença à baisser, Henry se hâta d'organiser le campement. Il donna aux chiens leur nourriture, fit cuire et mangea son dîner, et dressa son lit près du feu.
Mais il n'avait pas encore fermé les yeux qu'il vit les loups arriver et, cette fois, s'avancer tellement près qu'il n'y avait pas à songer même à dormir. Ils étaient là, autour de lui, si peu loin qu'il pouvait les regarder, comme en plein jour, couchés ou assis autour du foyer, rampant sur leurs ventres, et tantôt avançant, tantôt reculant. Certains d'entre eux dormaient, couchés en rond dans la neige, comme des chiens. Il ne cessa pas, un seul instant, d'aviver la flamme, car il savait qu'elle était le seul obstacle entre sa chair et leurs crocs. Les deux chiens se pressaient contre lui, implorant sa protection. De temps à autre, le cercle des loups s'agitait, ceux qui étaient couchés se relevaient, et tous hurlaient en chœur. Puis ils se recouchaient ou s'asseyaient, le cercle se reformant plus près.
À force, cependant, d'avancer d'un pouce, puis d'un pouce, un instant arriva où les loups le touchaient presque. Alors il prit des brandons enflammés et commença à les jeter dans le tas de ses ennemis. Ceux-ci bondissaient en arrière, d'un saut hâtif, accompagné de cris de colère et de grognements peureux, quand une branche, bien lancée, atteignait l'un d'eux.
Le matin trouva l'homme hagard et brisé, les yeux dilatés par le manque de sommeil. Il cuisina et absorba son déjeuner. Puis quand la lumière eut dispersé la troupe des loups, il s'occupa de mettre à exécution un projet qu'il avait médité durant de longues heures de la nuit. Ayant abattu, à coups de hache, de jeunes sapins, il en fit, en les liant en croix, les traverses d'un échafaudage assez élevé, dont quatre autres grands sapins, restés debout, formèrent les montants. Se servant ensuite des courroies du traîneau comme de cordes, et les chiens tirant avec lui, il hissa au sommet de l'échafaudage le cercueil qu'il avait convoyé.
—Ils ont eu Bill, dit-il, en s'adressant au corps du mort, quand celui-ci fut installé dans sa sépulture aérienne, et ils m'auront peut-être. Mais, vous, jeune homme, ils ne vous auront pas.
Le traîneau filait maintenant derrière les chiens, qui haletaient d'enthousiasme, car ils savaient, eux aussi, que le salut était pour eux dans le chenil du Fort M'Gurry. Mais les loups n'avaient pas été loin et c'est ouvertement qu'ils avaient, désormais, repris leur poursuite. Ils trottinaient tranquillement derrière le traîneau, ou rangés en files parallèles, leurs langues rouges pendantes, leurs flancs maigres ondulant sur leurs côtes, qui se dessinaient à chacun de leurs mouvements. Henry ne pouvait s'empêcher d'admirer qu'ils fussent encore capables de se tenir sur leurs pattes, sans s'effondrer sur la neige.
À midi, vers le Sud, ce ne fut pas seulement un reflet du soleil qui apparut, mais l'astre lui-même, dont la partie supérieure émergea de l'horizon, pâle et dorée. Henry vit là un heureux présage. Le soleil était revenu et les jours allaient grandir. Mais sa joie fut de courte durée. La lumière, presque aussitôt, se remit à baisser et il s'occupa, sans plus tarder, de s'organiser pour la nuit. Les quelques heures de clarté grisâtre et de terne crépuscule qu'il avait encore devant lui furent utilisées à couper, pour le foyer, une quantité de bois considérable.
Avec la nuit, la terreur revint, à son comble. Le besoin de sommeil, pire que les loups, tenaillait Henry. Il s'endormit malgré lui, accroupi près du feu, les couvertures sur ses épaules, sa hache entre ses genoux, un chien à sa droite, un chien à sa gauche. Dans cet état de demi-veille où il se trouvait, il apercevait la troupe entière qui le contemplait, comme un repas retardé, mais certain. Il lui semblait voir une bande d'enfants réunis autour d'une table servie, et attendant qu'on leur permît de commencer à manger.
Puis, comme machinalement, ses yeux retombaient sur lui-même, et il examinait son corps avec une attention bizarre, qui ne lui était pas habituelle. Il tâtait ses muscles et les faisait jouer, s'intéressant prodigieusement à leur mécanisme. À la lueur du foyer, il ouvrait, étendait ou refermait les phalanges de ses doigts, émerveillé de l'obéissance et de la souplesse de sa main qui, avec brusquerie ou douceur, trépidait à sa volonté, jusqu'au bout des ongles. Et, comme fasciné, il se prenait d'un incommensurable amour pour ce corps admirable, auquel il n'avait, jusque-là, jamais prêté attention, d'une tendresse infinie pour cette chair vivante, destinée bientôt à repaître des brutes, à être mise en lambeaux. Qu'était-il désormais? Un simple mets pour des crocs affamés, une subsistance pour d'autres estomacs, l'égal des élans et des lapins dont il avait tant de fois, lui-même, fait son dîner.
À quelques pieds devant lui, la louve aux reflets rouges était assise dans la neige et le regardait, pensive. Leurs regards se croisèrent. Il comprit sans peine qu'elle se délectait de lui, par anticipation. Sa gueule s'ouvrait, avec gourmandise, découvrant les crocs blancs jusqu'à leur racine. La salive lui découlait des lèvres, et elle se pourléchait de la langue. Un spasme d'épouvante secoua Henry. Il fit un geste brusque, pour se saisir d'un brandon et le lancer à la louve. Mais celle-ci, non moins rapidement, s'était éclipsée. Alors il se remit à contempler sa main, avec adoration, à examiner, l'un après l'autre, tous ses doigts et comme ils s'adaptaient avec perfection aux rugosités de la branche qu'il brandissait. Puis, comme son petit doigt courait risque de se brûler, il le replia délicatement, un peu en arrière de la flamme.
La nuit s'écoula cependant sans accident et le matin parut. Pour la première fois, la lumière du jour ne dispersa pas les loups. Vainement l'homme attendit leur départ. Ils demeurèrent en cercle autour de lui et de son feu, avec une insolence qui brisa son courage, revenu avec la clarté naissante. Il tenta cependant un effort surhumain pour se remettre en route.
Mais à peine avait-il replacé son traîneau sur le sentier et s'était-il écarté, de quelques pas, de la protection du feu, qu'un loup, plus hardi que les autres, s'élança vers lui. La bête avait mal calculé son élan; son saut fut trop court. Ses dents, en claquant, se refermèrent sur le vide, tandis qu'Henry, pour se préserver, faisait un bond de côté. Puis, reculant vers le feu, il fit pleuvoir une mitraille de brandons sur les autres loups, qui, excités par l'exemple, s'étaient dressés debout et s'apprêtaient déjà à se jeter sur lui.
Il demeura assiégé toute la journée. Comme son bois menaçait de s'épuiser, il étendit progressivement le foyer vers un énorme sapin mort, qui s'élevait à peu de distance et qu'il atteignit de la sorte. Il abattit l'arbre et passa le reste du jour à préparer, pour la nuit, branches et fagots.
La nuit revint, aussi angoissante que la précédente, avec cette aggravation que le besoin de dormir devenait, pour l'homme, de plus en plus insurmontable. Henry, dans sa somnolence, vit la louve s'approcher de lui à ce point, qu'il n'eût qu'à saisir un brandon allumé pour le lui planter, d'un geste mécanique, en plein dans la gueule. La louve hurla de douleur, en un brusque ressaut. Il sentit l'odeur de la chair brûlée et regarda la bête secouer sa tête, avec fureur.
Puis, de crainte de s'abandonner trop profondément au sommeil, Henry attacha à sa main droite un tison de sapin, afin que la brûlure de la flamme le réveillât lorsque la branche serait consumée. Il recommença plusieurs fois l'opération. Chaque fois que la flamme, en l'atteignant, le faisait sursauter, il en profitait pour recharger le feu et envoyer aux loups une pluie de brandons incandescents, qui les tenaient momentanément en respect. Un moment vint pourtant où la branche, mal liée, se détacha de sa main sans qu'il s'en aperçût. Et, s'étant endormi, il rêva.
Il lui sembla qu'il se trouvait dans le Fort M'Gurry. L'endroit était chaud et confortable, et il jouait avec l'agent de la factorerie. Le Fort était assiégé par les loups, qui hurlaient à la grille d'entrée. Lui et son partenaire s'arrêtaient de jouer, par instants, pour écouter les loups et rire de leurs efforts inutiles. Mais un craquement se produisit soudain. La porte avait cédé et les loups envahissaient la maison, fonçant droit sur lui et sur l'agent, en redoublant de hurlements, tellement qu'il en avait la tête comme brisée. Il s'éveilla, à ce moment, et le rêve se relia à la réalité. Les loups hurlants étaient sur lui. Déjà l'un d'eux avait refermé ses crocs sur son bras. D'un mouvement instinctif, Henry sauta dans le feu et le loup lâcha prise, non sans laisser dans la chair une large déchirure.
Alors commença une bataille de flammes. Ses épaisses mitaines protégeant ses mains, Henry ramassait les charbons ardents, à pleines poignées, et les jetait en l'air dans toutes les directions. Le campement n'était qu'un volcan en éruption. Henry sentait son visage se tuméfier, ses sourcils et ses cils grillaient, et la chaleur qu'il éprouvait aux pieds devenait intolérable. Un brandon dans chaque main, il se risqua à faire quelques pas en avant. Les loups avaient reculé.
Il leur lança ses deux brandons, puis frotta de neige ses mitaines carbonisées, et dans la neige il trépigna pour se refroidir les pieds. Des deux chiens il ne restait plus trace. Ils avaient, de toute certitude, continué à alimenter le repas inauguré par les loups, il y avait plusieurs jours, avec Boule-de-Suif, et que lui-même, vraisemblablement, terminerait sous peu.
—Vous ne m'avez pas encore! cria-t-il d'une voix sauvage, aux bêtes affamées, qui lui répondirent, comme si elles avaient compris ce qu'il disait, par une agitation générale et des grognements répétés.
Mettant à exécution un nouveau plan de défense, il forma un cercle avec une série de fagots, alignés à la file et qu'il alluma. Puis il s'installa au centre de ce rempart de feu, couché sur son matelas, afin de se préserver de l'humidité glaciale et de la neige fondante, que liquéfiait sur le sol la chaleur du brasier, et demeura immobile. Les loups, ne le voyant plus, vinrent s'assurer, à travers le rideau de flammes, que leur proie était toujours là. Rassurés, ils reprirent leur attente patiente, se chauffant au feu bienfaisant, en s'étirant les membres et en clignotant béatement des yeux. La louve s'assit sur son derrière, pointa le nez vers une étoile et commença un long hurlement. Un à un, les autres loups l'imitèrent, et la troupe entière, sur son derrière, le nez vers le ciel, hurla à la faim.
L'aube vint et le jour. La flamme brûlait plus bas. La provision de bois était épuisée et il allait falloir la renouveler. Henry tenta de franchir le cercle ardent qui le protégeait, mais les loups surgirent aussitôt devant lui. Il leur lança, pour les écarter, quelques brandons, qu'ils se contentèrent d'éviter, sans en être autrement effrayés. Il dut renoncer au combat.
L'homme, vacillant, s'assit sur son matelas et ses couvertures. Il laissa tomber sa poitrine sur ses genoux, comme si son corps eût été cassé en deux. Sa tête pendait vers le sol. C'était l'abandon de la lutte. De temps à autre, il relevait légèrement la tête, pour observer l'extinction progressive du feu. Le cercle de flammes et de braises se sectionnait par segments, qui diminuaient d'étendue et entre lesquels s'élargissaient des brèches.
—Je crois, murmura-t-il, que bientôt vous pourrez venir et m'avoir. Qu'importe à présent? Je vais dormir...
Une fois encore, il entr'ouvrit les yeux, et ce fut pour voir, par une des brèches, la louve qui le regardait.
Combien de temps dormit-il? Il n'aurait su le dire. Mais, lorsqu'il s'éveilla, il lui parut qu'un changement mystérieux s'était produit autour de lui. Un changement à ce point étrange et inattendu que son réveil en fut brusqué sur-le-champ. Il ne comprit point, d'abord, ce qui s'était passé. Puis il découvrit ceci: les loups étaient partis. Seul, le piétinement pressé de leurs pattes, imprimées sur la neige, lui rappelait le nombre et l'acharnement pressé de ses ennemis. Puis, le sommeil redevenant le plus fort, il laissa retomber sa tête sur ses genoux.
Ce furent des cris d'hommes qui le réveillèrent, cette fois, mêlés au bruit de traîneaux qui s'avançaient, à des craquements de harnais, à des halètements époumonés de chiens de trait.
Quatre traîneaux, quittant le lit glacé de la rivière, venaient en effet vers lui, à travers les sapins. Une demi-douzaine d'hommes l'entouraient, quelques instants après. Accroupi au milieu de son cercle de feu, qui se mourait, il les regarda, comme hébété, et balbutia, les mâchoires encore empâtées:
—La louve rouge... Venue près des chiens au moment de leur repas... D'abord elle mangea les chiens... Puis elle mangea Bill...
—Où est lord Alfred? beugla un des hommes à son oreille, en le secouant rudement.
Il remua lentement la tête.
—Non, lui, elle ne l'a pas mangé... Il pourrit sur un arbre, au dernier campement.
—Mort? cria l'homme.
—Oui, et dans une boîte... répondit Henry.
Il dégagea vivement son épaule de la main du questionneur.
—Hé! dites donc, laissez-moi tranquille! Je suis vidé à fond. Bonsoir à tous.
Ses yeux clignotants se fermèrent, son menton rejoignit sa poitrine et, tandis que les nouveaux arrivés l'aidaient à s'étendre sur les couvertures, ses ronflements montaient déjà dans l'air glacé.
Une rumeur lointaine répondait à ses ronflements. C'était, affaiblie par la distance, le cri de la troupe affamée des loups, à la recherche d'une autre viande, destinée à remplacer l'homme qui leur avait échappé.
IV
LA BATAILLE DES CROCS
C'était la louve qui avait, la première, entendu le son des voix humaines et les aboiements haletants des chiens attelés aux traîneaux. La première, elle avait fui loin de l'homme recroquevillé dans son cercle de flammes à demi-éteintes. Les autres loups ne pouvaient se résigner à renoncer à cette proie réduite à merci et, durant quelques minutes, ils demeurèrent encore sur place, écoutant les bruits suspects qui s'approchaient d'eux. Finalement, eux aussi prirent peur et ils s'élancèrent sur la trace marquée par la louve.
Un grand loup gris, un des leaders[12] habituels de la troupe, courait en tête. Il grondait, pour avertir les plus jeunes de ne point rompre l'alignement, et leur distribuait au besoin des coups de crocs, s'ils avaient la prétention de passer devant lui. Il augmenta son allure à l'aspect de la louve qui, maintenant, trottait avec tranquillité dans la neige, et ne tarda pas à la rejoindre.
Elle vint se ranger d'elle-même à son côté, comme si c'était là sa position coutumière, et ils prirent tous deux la direction de la horde. Le grand loup gris ne grondait pas, ni ne montrait les dents, quand, d'un bond, elle s'amusait à prendre sur lui quelque avance. Il semblait, au contraire, lui témoigner une vive bienveillance, une bienveillance tellement vive qu'il tendait sans cesse à se rapprocher plus près d'elle. Et c'est elle, alors, qui grondait et montrait ses crocs. Elle allait, à l'occasion, jusqu'à le mordre durement à l'épaule, ce qu'il acceptait sans colère. Il se contentait de faire un saut de côté et, se tenant à l'écart de son irascible compagne, continuait à conduire la troupe, d'un air raide et vexé, comme un amoureux éconduit.
Ainsi escortée sur son flanc droit, la louve était flanquée, sur son flanc gauche, d'un vieux loup grisâtre et pelé, tout marqué des stigmates de maintes batailles. Il ne possédait plus qu'un œil, qui était l'œil droit, ce qui expliquait la place qu'il avait choisie par rapport à la louve. Lui aussi mettait une obstination continue à la serrer de près, à effleurer, de son museau balafré, sa hanche, son épaule ou son cou. Elle le tenait à distance, comme elle faisait avec son autre galant. Parfois les deux rivaux la pressaient simultanément, en la bousculant avec rudesse, et, pour se dégager, elle redoublait, à droite et à gauche, ses morsures aiguës. Tout en galopant de chaque côté d'elle, les deux loups se menaçaient l'un l'autre, de leurs dents luisantes. Seule, la faim plus impérieuse que l'amour, les empêchait de se combattre.
Le vieux loup borgne avait près de lui, du côté opposé à la louve, un jeune loup de trois ans, arrivé au terme de sa croissance, et qui pouvait passer pour un des plus vigoureux de la troupe. Les deux bêtes, quand elles étaient lasses, s'appuyaient amicalement l'une sur l'autre, de l'épaule ou de la tête. Mais le jeune loup, par moments, ralentissant sa marche d'un air innocent, se laissait dépasser par son vieux compagnon et, sans être aperçu, se glissait entre lui et la louve. La louve, frôlée par ce troisième amoureux, se mettait à gronder et se retournait. Le vieux loup en faisait autant, et aussi le grand loup gris, qui était à droite.
Devant cette triple rangée de dents redoutables, le jeune loup s'arrêtait brusquement et s'asseyait sur son derrière, droit sur ses pattes de devant, grinçant des crocs, lui aussi, et hérissant le poil de son dos. Une confusion générale en résultait parmi les autres loups, ceux qui fermaient la marche pressant ceux du front, qui finalement s'en prenaient au jeune loup et lui administraient des coups de crocs à foison. Il supportait ce traitement sans broncher et, avec la foi sans limites qui est l'apanage de la jeunesse, il répétait de temps à autre sa manœuvre, quoiqu'elle ne lui rapportât rien de bon.
Les loups couvrirent dans cette journée un grand nombre de milles[13], sans briser, dans ces incidents, leur formation serrée. À l'arrière, boitaient les plus faibles, les très jeunes comme les très vieux. Les plus robustes marchaient en tête. Tous, tant qu'ils étaient, ils ressemblaient à une armée de squelettes. Mais leurs muscles d'acier paraissaient une source inépuisable d'énergie. Mouvements et contractions se succédaient, sans répit, sans fin que l'on pût prévoir, et sans effort apparent ni fatigue. La nuit et le jour qui suivirent, ils continuèrent leur course. Ils couraient à travers la vaste solitude de ce monde désert, où ils vivaient seuls, cherchant une autre vie à dévorer, pour perpétuer la leur.
Ils traversèrent des plaines basses et franchirent une douzaine de petites rivières glacées, avant de trouver ce qu'ils quêtaient. Ils tombèrent enfin sur des élans. Ce fut un gros mâle qu'ils rencontrèrent d'abord. Voilà, à la bonne heure! de la viande et de la vie, que ne défendaient point des feux mystérieux et des flammes volant en l'air. Larges sabots et andouillers palmés, ils connaissaient cela. Jetant au vent toute patience et leur prudence coutumière, ils engagèrent aussitôt le combat. Celui-ci fut bref et féroce. Le grand élan fut assailli de tous côtés. Vainement, les roulant dans la neige, il assénait aux loups des coups adroits de ses sabots, ou les frappait de ses vastes cornes, en s'efforçant de leur fendre le crâne ou de leur ouvrir le ventre. La lutte était pour lui sans issue. Il tomba sur le sol, la louve pendue à sa gorge, et sous une nuée de crocs, accrochés partout où son corps pouvait livrer prise, il fut dévoré vif, tout en combattant et avant d'avoir achevé sa dernière riposte.
Il y eut, pour les loups, de la nourriture en abondance. L'élan pesait plus de huit cents livres, ce qui donnait vingt pleines livres de viande pour chacune des quarante gueules de la troupe. Mais, si l'estomac des loups était susceptible de jeûnes prodigieux, non moins prodigieuse était sa faculté d'absorption. Quelques os éparpillés furent, en quelques heures, tout ce qui restait du splendide animal, qui avait fait face, si vaillamment, à la horde de ses ennemis.
Le repos vint ensuite, et le sommeil. Puis les jeunes mâles commencèrent à se quereller entre eux. La famine était terminée; les loups étaient arrivés à la Terre Promise. Ils continuèrent, pendant quelques jours encore, à chasser de compagnie la petite bande d'élans qu'ils avaient dépistée. Mais ils y mettaient maintenant quelque précaution, s'attaquant de préférence aux femelles, plus lourdes dans leurs mouvements, ou aux vieux mâles. Finalement, la troupe des loups se partagea en deux parties, qui s'éloignèrent chacune dans des directions différentes.
La louve, le grand loup gris, le vieux loup borgne et le jeune loup de trois ans conduisirent une des deux troupes dans la direction de l'est, vers le Mackenzie-River[14] et la région des Lacs. Chaque jour, s'éclaircissait la petite cohorte. Les loups partaient, deux par deux, mâle et femelle ensemble. Parfois, un mâle, sans femelle avec qui s'accoupler, était chassé, à coups de dents, par les autres mâles. Il ne resta plus, au bout du compte, que la louve et son trio d'amoureux.
Tous trois portaient les marques sanglantes de ses morsures et elle demeurait toujours inexorable à chacun d'eux. Mais ils continuaient à ne pas se défendre contre ses crocs. Ils se contentaient, pour apaiser son courroux, de se détourner, en remuant la queue et en dansant devant elle de petits pas.
Aussi doux ils se montraient envers elle, aussi féroces étaient-ils l'un vis-à-vis de l'autre. Le loup de trois ans sentait croître son audace. Saisissant dans sa gueule, à l'improviste, l'oreille du vieux loup, du côté où celui-ci était borgne, il la déchira profondément et la découpa en minces lanières. Le vieux loup, s'il était moins vigoureux et moins alerte que son jeune rival, lui était supérieur en science et en sagesse. Son œil perdu et son nez balafré témoignaient de son expérience de la vie et de la bataille. Nul doute qu'il ne connût, en temps utile, ce qu'il avait à faire.
Magnifique en effet, lorsque l'heure en fut venue, et tragique à souhait fut la bataille. Le vieux loup borgne et le grand loup gris se réunirent pour attaquer ensemble le loup de trois ans et le détruire. Ils l'entreprirent, sans pitié, chacun de leur côté. Oubliés les jours de chasse commune, les jeux partagés jadis, et la famine subie côte à côte. C'étaient choses du passé. La chose présente, implacable et cruelle par-dessus toutes, était l'amour. La louve, objet du litige, assise sur son train de derrière, regardait, spectatrice paisible. Paisible et contente, car son jour à elle était venu. C'est pour la posséder que les poils se hérissaient, que les crocs frappaient les crocs, que la chair déchiquetée se convulsait.
Le loup de trois ans, c'était sa première affaire d'amour, perdit la vie dans l'aventure. Les deux vainqueurs, quand il fut mort, regardèrent la louve qui, sans bouger, souriait dans la neige. Mais le vieux loup borgne était le plus roué des deux survivants. Il avait beaucoup appris. Le grand loup gris, détournant la tête, était occupé justement à lécher une blessure qui saignait à son épaule. Son cou se courbait, pour cette opération, et la courbe en était tournée vers le vieux loup. De son œil unique, celui-ci saisit l'opportunité du moment. S'étant baissé pour prendre son élan, il sauta sur la gorge qui s'offrait à ses crocs et referma sur elle sa mâchoire. La déchirure fut large et profonde, et les dents crevèrent au passage la grosse artère. Le grand loup gris eut un grondement terrible et s'élança sur son ennemi, qui s'était rapidement reculé. Mais déjà la vie fuyait hors de lui, son grondement s'étouffait et n'était plus qu'une toux épaisse. Ruisselant de sang et toussant, il combattit encore quelques instants. Puis ses pattes chancelèrent, ses yeux s'assombrirent à la lumière et ses sursauts devinrent de plus en plus courts.
La louve, pendant ce temps, toujours assise sur son derrière, continuait à sourire. Elle était heureuse. Car ceci n'était rien d'autre que la bataille des sexes, la lutte naturelle pour l'amour, la tragédie du Wild, qui n'était tragique que pour ceux qui mouraient. Elle était, pour les survivants, aboutissement et réalisation.
Lorsque le grand loup gris ne bougea plus, le vieux borgne, Un-Œil[15] (ainsi l'appellerons-nous désormais), alla vers la louve. Il y avait, dans son allure, de la fierté de sa victoire et de la prudence. Il était prêt à une rebuffade, si elle venait, et ce lui fut une agréable surprise de voir que les dents de la louve ne grinçaient pas vers lui avec colère. Son accueil, pour la première fois, lui fut gracieux. Elle frotta son nez contre le sien et condescendit même à sauter, gambader et jouer en sa compagnie, avec des manières enfantines. Et lui, tout vieux et tout sage qu'il fût, comme elle il fit l'enfant et se livra à maintes folies, pires que les siennes.
Il n'était plus question déjà des rivaux vaincus, ni du conte d'amour écrit en rouge sur la neige. Une fois seulement, le vieux loup dut s'arrêter de jouer, pour lécher le sang qui coulait de ses blessures non fermées. Ses lèvres se convulsèrent, en un vague grondement, et le poil de son cou eut un hérissement involontaire. Il se baissa vers la neige encore rougie, comme s'il allait prendre son élan, et en mordit la surface, dans un spasme brusque de ses mâchoires. Au bout d'un moment, il ne pensa plus à rien derechef, et courut vers la louve qui se sauva, en le conviant à sa suite au plaisir de la chasse à travers bois.
Ils coururent, dès lors, toujours côte à côte, comme de bons amis qui ont fini par se comprendre, chassant, tuant et mangeant en commun.
Ainsi passaient les jours, quand la louve commença à se montrer inquiète. Elle semblait chercher, avec obstination, une chose qu'elle ne trouvait pas.
Les abris que forment, en-dessous d'eux, les amas d'arbres tombés étaient, pour elle, pleins d'attrait. Pénétrant dans les larges crevasses qui s'ouvrent dans la neige, à l'abri des rocs surplombants, elle y reniflait longuement. Un-Œil paraissait complètement détaché de ces recherches, mais il n'en suivait pas moins, avec bonne humeur et fidélité, tous les pas de la louve. Lorsque celle-ci s'attardait un peu trop, dans ses investigations, ou si le passage était trop étroit pour deux, il se couchait sur le sol et attendait placidement son retour.
Sans se fixer de préférence en aucun lieu, ils pérégrinèrent à travers diverses contrées. Puis, revenant vers le Mackenzie, ils suivirent le fleuve, s'en écartant seulement pour remonter, à la piste de quelque gibier, un de ses petits affluents.
Ils tombaient parfois sur d'autres loups qui, comme eux, marchaient ordinairement par couples. Mais il n'y avait plus, de part ni d'autre, de signes mutuels d'amitié, de plaisir à se retrouver, ni de désir de se reformer en troupe. Quelquefois, ils rencontraient des loups solitaires. Ceux-ci étaient toujours des mâles et ils faisaient mine, avec insistance, de vouloir se joindre à la louve et à son compagnon. Mais tous deux, épaule contre épaule, le crin hérissé et les dents mauvaises, accueillaient de telle sorte ces avances que le prétendant intempestif tournait bientôt le dos et s'en allait reprendre sa course isolée.
Ils couraient dans les forêts paisibles, par une belle nuit de clair de lune, quand Un-Œil s'arrêta soudain. Il dressa son museau, agita la queue, leva une patte, à la manière d'un chien en arrêt, et ses narines se dilatèrent pour humer l'air. Les effluves qui lui parvinrent ne semblèrent pas le satisfaire et il se mit à respirer l'air de plus belle, tâchant de comprendre l'impalpable message que lui apportait le vent. Un reniflement léger avait suffi à renseigner la louve et elle trotta de l'avant, afin de rassurer son compagnon. Il la suivit, mal tranquillisé, et, à tout moment, il ne pouvait s'empêcher de s'arrêter pour interroger du nez l'atmosphère.
Ils arrivèrent à une vaste clairière, ouverte parmi la forêt. Rampant avec prudence, la louve s'avança jusqu'au bord de l'espace libre. Le vieux loup la rejoignit, après quelque hésitation, tous ses sens en alerte, chaque poil de son corps s'irradiant de défiance et de suspicion. Tous deux demeurèrent côte à côte, veillant, et reniflant.
Un bruit de chiens qui se querellaient et se battaient arrivait jusqu'à leurs oreilles, ainsi que des cris d'hommes, au son guttural, et des voix plus aiguës de femmes acariâtres et quinteuses. Ils perçurent aussi le cri strident et plaintif d'un enfant. Sauf les masses énormes que formaient les peaux des tentes, ils ne pouvaient guère distinguer que la flamme d'un feu, devant laquelle des corps allaient et venaient, et la fumée qui montait doucement du feu, dans l'air tranquille. Mais les mille relents d'un camp d'Indiens venaient maintenant aux narines des deux bêtes. Et ces relents contaient des tas de choses, que le vieux loup ne pouvait pas comprendre, mais qui de la louve étaient beaucoup moins inconnues.
Elle était étrangement agitée, et reniflait, reniflait, avec un délice croissant. Un-Œil, au contraire, demeurait soupçonneux et ne cachait pas son ennui. Il trahissait, à chaque instant, son désir de s'en aller. Alors la louve se tournait vers lui, lui touchait le nez avec son nez, pour le rassurer; puis elle regardait à nouveau vers le camp. Son expression marquait une envie impérieuse, qui n'était pas celle de la faim. Une force intérieure, dont elle tressaillait, la poussait à s'avancer plus avant, à s'approcher de ce feu, à s'aller coucher, près de sa flamme, en compagnie des chiens, et à se mêler aux jambes des hommes.
Ce fut Un-Œil qui l'emporta. Il s'agita tant et si bien que son inquiétude se communiqua à la louve. La mémoire aussi revint à celle-ci de cette autre chose qu'elle cherchait si obstinément, et qu'il y avait pour elle nécessité de trouver. Elle fit volte-face et trotta en arrière, dans la forêt, au grand soulagement du vieux loup qui la précédait, et qui ne fut rassuré qu'une fois le camp perdu de vue.
Comme ils glissaient côte à côte et sans bruit, ainsi que des ombres, au clair de lune, ils rencontrèrent un sentier. Leurs deux nez s'abaissèrent, car des traces de pas y étaient marquées dans la neige. Les traces étaient fraîches. Un-Œil courut en avant, suivi de la louve, et avec toutes les précautions nécessaires. Les coussinets naturels qu'ils avaient sous la plante de leurs pieds s'imprimaient sur la neige, silencieux et moelleux comme un capiton de velours.
Le loup découvrit une petite tache blanche qui, légèrement, se mouvait sur le sol blanc. Il accéléra son allure, déjà rapide. Devant lui, bondissait la petite tache blanche.
Le sentier où il courait était étroit et bordé, de chaque côté, par des taillis de jeunes sapins. Il rattrapa la petite tache blanche et bond par bond l'atteignit. Il était déjà dessus. Un bond de plus, et ses dents s'y enfonçaient. Mais, à cet instant précis, la petite tache blanche s'éleva en l'air, droit au-dessus de sa tête, et il reconnut un lapin-de-neige[16] qui, pendu dans le vide, à un jeune sapin, bondissait, sautait, cabriolait en une danse fantastique.
Un-Œil, à ce spectacle eut un recul effrayé. Puis il s'aplatit sur la neige, en grondant des menaces à l'adresse de cet objet, dangereux peut-être et inexplicable. Mais la louve, étant arrivée, passa avec dédain devant le vieux loup. S'étant, ensuite, tenue tranquille un moment, elle s'élança vers le lapin qui dansait toujours en l'air. Elle sauta haut, mais pas assez pour atteindre la proie convoitée, et ses dents claquèrent les unes contre les autres, avec un bruit métallique. Elle sauta, une seconde fois, puis une troisième.
Un-Œil, s'étant relevé, l'observait. Irrité de ces insuccès, lui-même il bondit dans un puissant élan. Ses dents se refermèrent sur le lapin et il l'attira à terre avec lui. Mais, chose curieuse! le sapin n'avait point lâché le lapin. Il s'était, à sa suite, courbé vers le sol et semblait menacer le vieux loup. Un-Œil desserra ses mâchoires et, abandonnant sa prise, sauta en arrière, afin de se garer de l'étrange péril. Ses lèvres découvrirent ses crocs, son gosier se gonfla pour une invective, et chaque poil de son corps se hérissa, de rage et d'effroi. Simultanément, le jeune sapin s'était redressé et le lapin, à nouveau envolé, recommença à danser dans le vide.
La louve se fâcha et, en manière de reproche, enfonça ses crocs dans l'épaule du vieux loup. Celui-ci, de plus en plus épouvanté de l'engin inconnu, se rebiffa et recula plus encore, après avoir égratigné le nez de la louve. Alors indignée de l'offense, elle se jeta sur son compagnon qui, en hâte, essaya de l'apaiser et de se faire pardonner sa faute. Elle ne voulut rien entendre et continua vertement à le corriger, jusqu'à ce que, renonçant à l'attendrir, il détournât la tête et, en signe de soumission, offrît de lui-même son épaule à ses morsures.
Le lapin, durant ce temps, continuait à danser en l'air, au-dessus d'eux.
La louve s'assit dans la neige et le vieux loup qui, maintenant, avait encore plus peur de sa compagne que du sapin mystérieux, se remit à sauter vers le lapin. L'ayant ressaisi dans sa gueule, il vit l'arbre se courber, comme précédemment, vers la terre. Mais, en dépit de son effroi, il tint bon et ses dents ne lâchèrent point le lapin. Le sapin ne lui fit aucun mal. Il voyait seulement, lorsqu'il remuait, l'arbre remuer aussi et osciller sur sa tête. Dès qu'il demeurait immobile, le sapin, à son tour, ne bougeait plus. Et il en conclut qu'il était plus prudent de se tenir tranquille. Le sang chaud du lapin, cependant lui coulait dans la gueule et il le trouvait savoureux.
Ce fut la louve qui vint le tirer de ses perplexités. Elle prit le lapin entre ses mâchoires, et, sans s'effarer du sapin qui oscillait et se balançait au-dessus d'elle, elle arracha sa tête à l'animal aux longues oreilles. Le sapin reprit, à l'instar d'un ressort qui se détend, sa position naturelle et verticale, où il s'immobilisa, et le corps du lapin resta sur le sol. Un-Œil et la louve dévorèrent alors, à loisir, le gibier que l'arbre mystérieux avait capturé pour eux.
Tout alentour étaient d'autres sentiers et chemins, où des lapins pendaient en l'air. Le couple les inspecta tous. La louve acheva d'apprendre à son compagnon ce qu'étaient les pièges des hommes et la meilleure méthode à employer pour s'approprier ce qui s'y était pris.
[12]Leader, conducteur ou chef de file. (Note des Traducteurs.)
[13]Le mille anglais vaut 1.609 mètres. (Note des Traducteurs.)
[14]Le Fleuve Mackenzie prend sa source dans les Montagnes Rocheuses, traverse le Canada vers l'ouest et va se jeter dans la Mer Glaciale du Nord, après avoir côtoyé les Grands Lacs de l'Ours et de l'Esclave. (Note des Traducteurs.)
[15]One Eye.
[16]Littéralement un «lapin chaussé de neige». C'est une espèce de lapins blancs. (Note des Traducteurs.)
V
LA TANIÈRE
Pendant deux jours encore, ils demeurèrent dans les parages du camp indien, Un-Œil toujours craintif et apeuré, la louve comme fascinée au contraire par l'attirance du camp. Mais un matin, un coup de fusil ayant claqué soudain auprès d'eux et une balle étant venue s'aplatir contre le pied d'un arbre, à quelques pouces de la tête du vieux loup, le couple détala de compagnie et mit vivement quelques milles entre sa sécurité et le danger.
Après avoir couru deux jours durant, ils s'arrêtèrent. La louve s'alourdissait et ralentissait son allure. Une fois, en chassant un lapin, elle qui, d'ordinaire, l'eût joint facilement, dut abandonner la poursuite et se coucher sur le sol pour se reposer.
Un-Œil vint à elle et, de son nez, gentiment, lui toucha le cou. Elle le mordit, en guise de remerciement, avec une telle férocité qu'il en culbuta en arrière et y demeura, tout estomaqué, en une pose ridicule. Son caractère devenait de plus en plus mauvais, tandis que le vieux loup se faisait plus patient et plus plein de sollicitude. Et plus impérieux aussi devenait pour elle le besoin de trouver, sans tarder, la chose qu'elle cherchait.
Elle la découvrit enfin. C'était à quelque mille pieds au-dessus d'un petit cours d'eau qui se jetait dans le Mackenzie, mais qui, à cette époque de l'année, était gelé dessus, gelé dessous, et ne formait, jusqu'à son lit de rocs, qu'un seul bloc de glace. Rivière blanche et morte, de sa source à son embouchure.
Distancée sans cesse par son compagnon, la louve trottait à petits pas, quand elle parvint sur la haute falaise d'argile qui dominait le cours d'eau. L'usure des tempêtes, à l'époque du printemps, et la neige fondante avaient de part en part érodé la falaise et produit, à une certaine place, une étroite fissure.
La louve s'arrêta, examina le terrain tout à l'entour, avec soin, puis zigzaguant de droite et de gauche, elle descendit jusqu'à la base de la falaise, là où sa masse abrupte émergeait de la ligne inférieure du paysage. Cela fait, elle remonta vers la fissure et s'y engagea.
Sur une longueur de trois pieds, elle fut forcée de ramper, mais au delà les parois s'élevaient et s'élargissaient, pour former une petite chambre ronde, de près de six pieds de diamètre. C'était sec et confortable. Elle inspecta minutieusement les lieux, tandis que le vieux loup, qui l'avait rejointe, demeurait à l'entrée du couloir et attendait avec patience. Elle baissa le nez vers le sol et tourna en rond, plusieurs fois, sur elle-même. Puis elle rapprocha l'extrémité de ses quatre pattes et, détendant ses muscles, elle se laissa tomber par terre, avec un soupir fatigué, qui était presque un gémissement. Un-Œil, les oreilles pointées, l'observait maintenant avec intérêt et la louve pouvait voir, découpé sur la claire lumière, le panache de sa queue, qui allait et venait joyeusement.
Elle aussi, dressant ses oreilles en fines pointes, les mouvait en avant, puis en arrière, tandis que sa gueule s'ouvrait béatement et que sa langue pendait avec abandon. Et cette manière d'être exprimait qu'elle était contente et satisfaite.
Le vieux loup, n'ayant point été invité à y pénétrer, continuait à se tenir à l'entrée de la caverne. Il se coucha sur le sol et, vainement, essaya de dormir. Tout d'abord, il avait faim. Puis son attention était attirée par le renouveau du monde au brillant soleil d'avril, qui resplendissait sur la neige. S'il somnolait, il percevait vaguement des coulées d'eau murmurantes et, soulevant la tête, il se plaisait à les écouter. En cette belle fin de journée, le soleil s'inclinait sur l'horizon et toute la Terre du Nord, enfin réveillée, semblait l'appeler. La nature renaissait. Partout passait dans l'air l'effluve du printemps. On sentait la vie croître sous la neige et la sève monter dans les arbres. Les bourgeons brisaient les prisons de l'hiver.
Un-Œil invita du regard sa compagne à venir le rejoindre. Mais elle ne manifestait aucun désir de se lever. Une demi-douzaine d'oiseaux-de-la-neige[17], traversèrent le ciel, devant lui. Il en éprouva un frémissement. L'instant était bon pour se mettre en chasse. De nouveau il regarda la louve, qui n'en eut cure. Il se recoucha, désappointé, et essaya encore de dormir.
Un petit bourdonnement métallique frôla ses oreilles et vint s'arrêter à l'extrémité de son nez. Une fois, deux fois, sur son nez il passa la patte, puis s'éveilla tout à fait. C'était un unique moustique, un moustique adulte, qui avait traversé l'hiver, engourdi au creux de quelque vieille souche, et qu'avait dégelé le soleil. Un-Œil ne put résister plus longtemps à l'appel de la nature, d'autant que sa faim allait croissant. Il rampa vers la louve et essaya de la décider à sortir. Elle refusa, en grondant vers lui.
Alors il partit seul, dans la radieuse lumière, sur la neige molle, douce aux pas, mais qui entravait sa marche. Il traversa plus facilement le lit glacé du torrent, où la neige, protégée des rayons du soleil par l'ombre des grands sapins qui le bordaient, était restée dure et cristalline. Puis il retomba dans la neige fondante, où il pataugea pendant plusieurs heures, et ne revint à la caverne qu'au milieu de la nuit, plus affamé qu'il ne l'était en partant. Il n'avait pu atteindre le gibier qu'il avait rencontré et, tandis qu'il s'enlisait, les lapins légers, bottés de neige, s'étaient éclipsés prestement.
Il s'arrêta à l'orée du couloir d'entrée de la tanière, surpris d'entendre venir jusqu'à lui des sons faibles et singuliers, qui certainement n'étaient pas émis par la louve. Ils lui semblaient suspects, quoiqu'il ne pût dire qu'ils lui étaient totalement inconnus.
Il avança, en rampant sur le ventre, avec précaution. Mais, comme il débouchait dans la caverne, la louve lui signifia, par un énergique grognement, d'avoir à se tenir à distance. Il obéit, intéressé au suprême degré par les petits cris qu'il entendait, auxquels se mêlaient comme des ronflements et des gémissements étouffés.
S'étant roulé en boule, il dormit jusqu'au matin. Dans le clair-obscur de la tanière, il aperçut alors, entre les pattes de la louve et pressés tout le long de son ventre, cinq petits paquets vivants, informes et débiles, vagissants, et dont les yeux étaient encore fermés à la lumière.
Quoique ce spectacle ne lui fût pas nouveau, dans sa longue carrière, ce n'en était pas moins chaque fois, pour le vieux loup, un nouvel étonnement. La louve le regardait avec inquiétude et ne perdait de vue aucun de ses mouvements. Elle grondait sourdement, à tout moment, haussant le ton dès qu'il faisait mine d'avancer. Quoique pareille aventure ne lui fût jamais advenue, son instinct, qui était fait de la mémoire commune de toutes les mères-loups et de leur successive expérience, lui avait enseigné qu'il y avait des pères-loups qui se repaissaient de leur impuissante progéniture et dévoraient leurs nouveau-nés. C'est pourquoi elle interdisait à Un-Œil d'examiner de trop près les louveteaux qu'il avait procréés.
À l'instinct ancestral de la mère-loup en correspondait un autre chez le vieux loup, qui était commun à tous les pères-loups. C'était qu'il devait incontinent, et sans se fâcher, tourner le dos à sa jeune famille et aller quérir, là où il le fallait, la chair nécessaire à sa propre subsistance et à celle de sa compagne.
Il trotta, trotta, jusqu'à cinq ou six milles de la tanière, sans rien rencontrer. Là, le torrent se divisait en plusieurs branches, qui remontaient vers la montagne. Il tomba sur une trace fraîche, la flaira et, l'ayant trouvée tout à fait récente, il commença à la suivre, s'attendant à voir paraître d'un instant à l'autre l'animal qui l'avait laissée. Mais il observa bientôt que les pattes qui étaient marquées étaient de beaucoup plus larges que les siennes et il estima qu'il ne tirerait rien de bon du conflit.
Un demi-mille plus loin, un bruit de dents qui rongeaient parvint à l'ouïe fine de ses oreilles. Il avança et découvrit un porc-épic, debout contre un arbre et faisant sa mâchoire sur l'écorce. Un-Œil approcha, avec prudence, mais sans grand espoir. Il connaissait ce genre d'animaux, quoiqu'il n'en eût pas encore rencontré de spécimens si haut dans le Nord, et jamais, au cours de sa vie, un porc-épic ne lui avait servi de nourriture. Il savait aussi, cependant, que la chance et l'opportunité du moment jouent leur rôle dans l'existence. Personne ne peut dire exactement ce qui doit arriver, car, avec les choses vivantes, l'imprévu est de règle. Il continua donc à avancer.
Le porc-épic se mit rapidement en boule, faisant rayonner dans toutes les directions ses longues aiguilles, dures et aiguës, qui défiaient une quelconque attaque. Le vieux loup avait, une fois, dans sa jeunesse, reniflé de trop près une boule semblable, en apparence inerte. Il en avait soudain reçu sur la face un coup de queue bien appliqué, qui lui avait planté, dans le nez, un dard tellement bien enfoncé qu'il l'avait promené avec lui pendant des semaines. Une inflammation douloureuse en avait résulté et il n'avait été délivré que le jour où le dard était tombé de lui-même.
Il se coucha sur le sol, confortablement étendu, à proximité du porc-épic, mais hors de la portée de sa queue redoutable et attendit. Sans doute la bête finirait-elle par se dérouler et lui, saisissant l'instant propice, lancerait un coup de griffe coupant dans le ventre tendre et désarmé.
Une demi-heure après, il était encore là. Il se releva, gronda contre la boule toujours immobile, et reprit sa route en trottant. Trop souvent déjà il avait, dans le passé, vainement attendu pour des porcs-épics enroulés. Il était inutile de perdre son temps davantage. Le jour baissait et nul résultat ne récompensait sa chasse. Pour lui et la louve, il fallait trouver à manger.
Il rencontra enfin un ptarmigan[18]. Comme il débouchait à pas de velours, d'un taillis, il se trouva nez à nez avec l'oiseau qui était posé sur une souche d'arbre, à moins d'un pied de son museau. Tous deux s'aperçurent simultanément. L'oiseau tenta de s'envoler, mais il le renversa par terre, d'un coup de patte, se jeta sur lui et le saisit dans ses dents.
Il y eut un instant de courte lutte, le ptarmigan se débattant dans la neige et faisant, pour prendre son vol, un nouvel et vain effort. Les dents du vieux loup s'enfoncèrent dans la chair délicate et il commença à manger sa victime. Puis il se souvint tout à coup et, revenant sur ses pas, il reprit le chemin de la tanière, en traînant le ptarmigan dans sa gueule.
Tandis qu'il trottait silencieux, selon sa coutume, glissant comme une ombre, tout en observant le sol et les traces qui pouvaient s'y trouver marquées, il revit les larges empreintes qu'il avait déjà rencontrées. La piste suivant la même direction que lui, il la continua, s'attendant à tout moment à découvrir l'animal qui avait imprimé ainsi son passage.
Comme il venait de tourner un des rochers qui bordaient le torrent, qu'il avait rejoint, il aperçut le faiseur d'empreintes et, à cette vue, s'aplatit instantanément sur le sol. C'était une grosse femelle de lynx. Elle était couchée, comme lui le matin, en face de la même boule, impénétrable et hérissée.
D'ombre qu'il était, il devint l'ombre de cette ombre. Ratatiné sur lui-même et rampant, il se rapprocha, en ayant soin de ne pas être sous le vent des deux bêtes immobiles et muettes. Puis, ayant déposé le ptarmigan à côté de lui, il s'allongea sur la neige et, à travers les branches d'un sapin dont l'épais réseau traînait jusqu'à terre, il considéra le drame de la vie qui était en train de se jouer devant lui. Le lynx et le porc-épic attendaient. Tous deux prétendaient vivre. Le droit à l'existence consistait pour l'un à manger l'autre; il consistait pour l'autre à ne pas être mangé. Le vieux loup ajoutait, dans le drame, son droit aux deux autres. Peut-être un caprice du sort allait-il le servir et lui donner sa part de viande.
Une demi-heure passa, puis une heure, et rien n'advenait. La boule épineuse aurait pu être aussi bien pétrifiée, tellement rien n'y tressaillait, et le lynx être un bloc de marbre inerte, et le vieux loup être mort. Et cependant, chez ces trois bêtes en apparence inertes, la tension vitale était arrivée à son paroxysme. Elle atteignait, presque douloureuse, tout ce que leur être pouvait supporter.
Un-Œil esquissa un léger mouvement et observa avec un intérêt croissant. Quelque chose arrivait. Le porc-épic avait enfin jugé que son adversaire était parti. Précautionneux, avec des mouvements mesurés, il déroula son invincible armure et, lentement, lentement, se détendit et s'allongea. Le vieux loup sentit sa gueule s'humecter involontairement de salive, devant cette chair vivante, qui s'étalait, comme à plaisir, devant lui.
Le porc-épic n'était pas encore entièrement déroulé quand il découvrit son ennemi. Au même instant, rapide comme la foudre, le lynx frappa. La patte aux griffes acérées, recourbées comme des crochets, atteignit le ventre douillet et, revenant en arrière, d'un brusque mouvement, le déchira. Mais le porc-épic avait vu le lynx un millième de seconde avant le coup, et ce temps lui suffit pour implanter, d'un contre-coup de sa queue, dans la patte qui se retirait, une moisson de dards. Au cri d'agonie de la victime répondit instantanément le hurlement de surprise et de douleur de l'énorme chat.
Un-Œil s'était dressé, pointant ses oreilles et balançant sa queue derrière lui. Le lynx, qui avait d'abord reculé, se rua, d'un bond sauvage, sur l'auteur de ses blessures. Le porc-épic qui, piaulant et grognant, tentait en vain, pour sa défense, de replier en boule sa pauvre anatomie brisée, eut encore la force de détendre sa queue et d'en frapper le félin. Le lynx, dont le nez était devenu semblable à une pelote monstrueuse, éternua, rugit et tenta de se débarrasser, à l'aide de ses pattes, des dards féroces. Il traîna son nez dans la neige, le frotta contre des branches d'arbres et des buissons et, ce faisant, il sautait sur lui-même, en avant, en arrière, de côté, se livrant à des culbutes d'acrobate, à des pirouettes de fou, en une frénésie de souffrance et d'épouvante.
Le vieux continuait à observer. Il vit non sans effroi, et sa fourrure s'en hérissa sur son dos, le lynx, qui avait tout à coup cessé ses culbutes, rebondir en l'air, en un dernier saut, plus haut que les autres, en poussant une longue clameur éperdue, puis s'élancer sur le sentier, droit devant lui, hurlant à chaque pas qu'il faisait.
Ce fut seulement lorsque les cris se perdirent au loin que le vieux loup se risqua hors de sa cachette et s'avança vers le porc-épic. Soigneusement il marcha sur la neige, comme si elle eut été jonchée de dards, prêts à percer la sensible plante de ses pieds. Le porc-épic, à son approche, poussa son cri de bataille et fit claquer ses longues dents. Il avait réussi à s'enrouler de nouveau, mais sans former, comme auparavant, une boule parfaite et compacte. Ses muscles étaient trop profondément atteints. À moitié déchiré, il saignait abondamment.
Un-Œil commença par enfourner dans sa gueule, à grosses bouchées, de la neige imprégnée de sang, la mâcha et, l'ayant trouvée bonne, l'avala. Ce lui fut un excitant de l'appétit et sa faim n'en fit qu'augmenter. Mais il était un trop vieux routier de la vie pour oublier sa prudence habituelle. Il attendit, tandis que le porc-épic continuait à grincer des dents et à jeter des cris variés, plaintes et grognements, entrecoupés de piaillements aigus. Bientôt, un tremblement agita la bête agonisante et les aiguilles s'abaissèrent. Puis le tremblement cessa. Les longues dents eurent un ultime claquement, toutes les aiguilles retombèrent et le corps, détendu, ne bougea plus.
D'un brusque coup de patte, Un-Œil retourna sur son dos le porc-épic. Rien ne se produisit. Il était certainement mort. Après avoir attentivement examiné comment il était conformé, le vieux loup le prit dans ses dents, avec précaution, et se mit en devoir de l'emmener, moitié traînant le corps, moitié le portant, et allongeant le cou pour tenir à distance de son propre corps la masse épineuse.
Puis il se souvint qu'il oubliait quelque chose et, posant par terre son fardeau, il trotta vers l'endroit où il avait laissé le ptarmigan. En ce qui concernait l'oiseau, son parti fut aussitôt pris. Il le mangea. Il s'en retourna ensuite et reprit le porc-épic.
Lorsqu'il arriva à la caverne, avec le résultat de sa chasse du jour, la louve inspecta ce qu'il apportait et, se tournant vers lui, le lécha légèrement sur le cou. L'instant d'après, elle grogna encore, en guise d'avertissement qu'il eût à garder sa distance entre lui et les louveteaux. Mais le grognement n'était plus si menaçant. Il était moins rauque et semblait vouloir se faire pardonner. La crainte instinctive éprouvée par la louve pour le père de sa progéniture se dissipait, car le vieux loup se conduisait comme un bon père-loup doit le faire et il ne songeait point à manger ses enfants.
[17]Snow birds. Espèce de gélinotte et de poule sauvage. (Note des Traducteurs.)
[18]Grand oiseau de la famille des coqs de bruyère. (Note des Traducteurs.)
VI
LE LOUVETEAU GRIS
Il différait de ses frères et sœurs. Leur fourrure trahissait déjà la teinte rouge qui était un héritage de leur mère. Lui au contraire, tenait entièrement du père. Il était le seul louveteau gris de la portée. Sa descendance de l'espèce loup était directe. Il n'avait avec Un-Œil d'autre différence que de posséder ses deux yeux, au lieu d'être borgne.
C'est par le toucher que le louveteau, avant que ses yeux se fussent ouverts, acquit la première notion des êtres et des choses. Il connut ainsi ses deux frères et ses deux sœurs. En tâtonnant, il commença à jouer avec eux, sans les voir. Déjà aussi, il apprenait à gronder et son petit gosier, qu'il faisait vibrer pour émettre des sons, semblait grincer, lorsqu'il se mettait en colère.
Par le toucher, le goût et l'odorat, il connut sa mère, source de chaleur, de fluide nourriture et de tendresse. Il sentait surtout qu'elle avait une langue mignonne et caressante, qu'elle passait sur son doux petit corps, pour l'adoucir encore plus. Et elle s'en servait pour le ramener sans cesse contre elle, plus profondément, et l'endormir.
Ainsi se passa, en majeure partie, le premier mois de la vie du louveteau. Puis ses yeux s'ouvrirent et il apprit à connaître plus nettement le monde qui l'entourait.
Ce monde était baigné d'obscurité, mais il l'ignorait, car il n'avait jamais vu d'autre monde. La lumière que ses yeux avaient perçue était infiniment faible, mais il ne savait pas qu'il y eût une autre lumière. Son monde aussi était très petit. Il avait pour limites les parois de la tanière. Le louveteau n'en éprouvait nulle oppression, puisque le vaste monde du dehors lui était inconnu.
Il avait, cependant, rapidement découvert que l'une des parois de son univers, l'entrée de la caverne, par où filtrait la lumière, différait des autres. Il avait fait cette découverte, encore inconscient de sa propre pensée, avant même que ses yeux se fussent ouverts et eussent regardé devant eux. La lumière avait frappé ses paupières closes, produisant, à travers leur rideau, de légères pulsations des nerfs optiques, où s'étaient allumés de petits éclairs de clarté, d'une impression délicieuse. Vers la lumière avait, en une attraction irrésistible, aspiré chaque fibre de son être vivant, vers elle s'était tourné son corps, comme la substance chimique de la plante vire d'elle-même vers le soleil.
Il avait, dès lors, mécaniquement rampé vers l'entrée de la caverne, et ses frères et sœurs avaient agi comme lui. Pas une fois ils ne s'étaient dirigés vers les sombres retraits des autres parois. Tous ces petits corps potelés, pareils à autant de petites plantes, rampaient aveuglément vers le jour, qui était pour eux une nécessité de l'existence, et tendaient à s'y accrocher, comme les vrilles de la vigne au tuteur qui la soutient. Plus tard, quand ils eurent un peu grandi et lorsque leur conscience individuelle naquit en eux, avec ses désirs et ses impulsions, l'attraction de la lumière ne fit que s'accroître. Sans trêve ils rampaient et s'étalaient vers elle, repoussés en arrière par leur mère. Ce fut à cette occasion que le louveteau gris connut d'autres attributs de sa mère que la langue douce et caressante. Dans son insistance à ramper vers la lumière, il apprit que la louve avait un nez, dont elle lui administrait un coup bien appliqué, et, plus tard, une patte avec laquelle elle le renversait sur le dos et le roulait comme un tonnelet, en lui donnant des tapes, vives et bien calculées.
Il sut ainsi ce qu'étaient les coups, les risques qu'il courait volontairement d'en recevoir et comment, au contraire, il convenait d'agir pour les éviter. C'était le début de ses généralisations sur le monde. Aux actes automatiques succédait la connaissance des causes.
C'était un fier petit louveteau, carnivore comme ses frères et sœurs. Ses ancêtres étaient des tueurs et des mangeurs de viande, de viande seule vivaient son père et sa mère. Le lait même qu'il avait sucé, à sa naissance, n'était que de la chair directement transformée. Et maintenant âgé d'un mois, ayant, depuis une semaine, ses yeux ouverts, il commençait lui-même à manger de la viande, mâchée et à demi digérée par la louve, qui la dégorgeait ensuite dans la gueule des cinq louveteaux, en appoint du lait de ses mamelles.
Il était le plus vigoureux de la portée. Plus sonore que celui de ses frères et sœurs était, dans son gosier, le glapissement de sa voix. Le premier, il apprit le tour de rouler, d'un adroit coup de patte, un de ses petits compagnons. Le premier encore, attrapant l'un d'eux par l'oreille, il le renversa et piétina, en grondant sans desserrer ses mâchoires. Ce fut lui qui donna le plus de tracas à sa mère pour le retenir près d'elle, loin de l'entrée de la caverne.
Si l'attrait du jour le fascinait, il ignorait ce qu'était une porte et il ne voyait dans l'entrée de la caverne qu'un mur lumineux. Ce mur était le soleil de son univers, la chandelle dont il était le papillon. Et il s'acharnait obstinément dans cette direction, sans savoir qu'il y eût quelque chose au-delà.
Étrange était pour lui ce mur de lumière. Son père, qu'il avait appris à reconnaître pour un être semblable à sa mère, et qui apportait de la viande à manger, avait une manière toute particulière de marcher dans le mur, de s'y éloigner et d'y disparaître. Cela, le louveteau ne pouvait se l'expliquer. Il avait tenté de s'avancer dans les autres murs de la caverne, mais ceux-ci avaient heurté rudement l'extrémité délicate de son nez. Il avait renouvelé plusieurs fois l'expérience, puis s'était finalement tenu tranquille. Il acceptait le pouvoir que possédait son père de disparaître dans un mur comme une faculté qui lui était spéciale, de même que le lait et la viande à demi digérée étaient des particularités personnelles de sa mère.
Il n'était pas donné, en somme, au louveteau, de penser à la façon des humains. Incertaine était la voie dans laquelle travaillait son cerveau. Mais ses conclusions n'en étaient pas moins nettes, à son point de vue. Le pourquoi des choses ne l'inquiétait pas; leur manière d'être l'intéressait seule. Il s'était cogné le nez contre les parois de la caverne, et cela lui avait suffi pour qu'il n'insistât pas. Ce qu'il était impuissant à faire, son père pouvait le faire. C'était une autre constatation, qu'il ne cherchait point à s'expliquer. Le fait tenait lieu pour lui de raisonnement, et le souci de la logique ne préoccupait pas autrement son esprit. Celui des lois de la physique encore moins.
Comme la plupart des créatures du Wild, il ne tarda point à connaître la famine. Un temps arriva, où non seulement la viande vint à manquer, mais où le lait se tarit dans la poitrine de sa mère.
Les louveteaux, tout d'abord, poussèrent des cris plaintifs et des gémissements, mais la faim les fit bientôt tomber en léthargie. Plus de jeux ni de querelles, ni d'enfantines colères, ni d'exercices de grondements. Cessèrent aussi les pérégrinations vers le mur lumineux. Au lieu de cela, ils dormaient toujours, tandis que la vie qui était en eux vacillait et mourait.
Un-Œil se désespérait. Il courait tout le jour et chassait au loin, mais inutilement, et revenait dormir quelques heures seulement dans la tanière, d'où la joie avait fui. La louve elle aussi, laissant là ses petits, sortait à la recherche de la viande. Les premiers jours après la naissance des louveteaux, le vieux loup avait fait plusieurs voyages au camp des Indiens et raflé les lapins pris dans les pièges. Mais, avec la fonte générale des neiges et le dégel des cours d'eau, les Indiens s'étaient transportés plus loin et cette fructueuse ressource avait tari.
Lorsque ses parents lui rapportèrent de nouveau à manger, le louveteau gris revint à la vie et recommença à tourner son regard vers le mur de lumière. Mais le petit peuple qui l'entourait était bien réduit. Seule, une sœur lui restait. Le reliquat n'était plus.
Ayant repris des forces, il vit que sa sœur ne pouvait plus jouer. Elle ne levait plus la tête, ni ne faisait aucun mouvement. Tandis que son petit corps à lui s'arrondissait, avec la nourriture retrouvée, ce secours était venu trop tard pour elle. Elle ne cessait point de dormir et n'était plus qu'un mince squelette entouré de peau, où la flamme baissait plus bas et plus bas, si bien qu'elle finit par s'éteindre.
Puis vint un autre temps où le louveteau gris ne vit plus son père paraître et disparaître dans le mur de lumière, et s'étendre, le soir, pour dormir à l'entrée de la caverne. L'événement arriva à la suite d'une seconde famine, moins dure cependant que la première. La louve n'ignorait point pourquoi le vieux loup ne reviendrait jamais. Mais il n'était pas pour elle de moyen qui lui permît de communiquer au louveteau ce qu'elle connaissait.
Comme elle chassait, de son côté, vers la branche droite du torrent, dans les parages où gîtait le lynx, elle avait rencontré une piste tracée par le vieux loup et vieille d'un jour. L'ayant suivie, elle avait trouvé, à son extrémité, d'autres empreintes, imprimées par le lynx, et les vestiges d'une bataille dans laquelle le félin avait eu la victoire. C'était de son compagnon, avec quelques os, tout ce qui subsistait. Les traces du lynx, qui continuaient au delà, lui avaient fait découvrir la tanière de l'ennemi. Mais, ayant reconnu, à divers indices, que celui-ci y était revenu, elle n'avait pas osé s'y aventurer.
Et toujours, depuis, la louve évitait la branche droite du torrent, car elle savait que dans la tanière se trouvait une portée de petits et elle connaissait le lynx pour une féroce créature, d'un caractère intraitable, et un terrible combattant. Oui, certes, c'était bien, pour une demi-douzaine de loups, de pourchasser un lynx et de le repousser au faîte d'un arbre, crachant et se hérissant. Un combat singulier était une tout autre affaire, surtout quand une mère-lynx avait derrière elle une jeune famille affamée à défendre et à nourrir. Un-Œil venait de l'apprendre à ses dépens.
Mais le Wild a ses lois et l'heure devait arriver où, pour le salut de son louveteau gris, la louve, poussée elle aussi par l'implacable instinct de la maternité, affronterait la tanière dans les rochers et la colère de la mère-lynx.
VII
LE MUR DU MONDE
Lorsque la louve avait commencé à aller chasser au dehors, elle avait dû laisser derrière elle le louveteau et l'abandonner à lui-même. Non seulement elle lui avait inculqué, à coups de nez et à coups de patte, l'interdiction de s'approcher de l'entrée de la caverne, mais une crainte spontanée était intervenue chez lui, pour le détourner de sortir. Jamais, dans la courte vie qu'il avait vécue dans la tanière, il n'avait rien rencontré qui pût l'effrayer, et cependant la crainte était en lui. Elle lui venait d'un atavisme ancestral et lointain, à travers des milliers et des milliers de vies. C'était un héritage qu'il tenait directement de son père et de la louve, mais ceux-ci l'avaient, à leur tour, reçu par échelons successifs de toutes les générations de loups disparues avant eux. Crainte! Legs du Wild, auquel nul animal ne peut se soustraire!
Bref, le louveteau gris connut la crainte avant de savoir de quelle étoffe elle était faite. Sans doute la mettait-il au nombre des inévitables restrictions de l'existence, dont il avait eu déjà la notion. Son dur emprisonnement dans la caverne, la rude bousculade de sa mère quand il se risquait à vouloir sortir, la faim inapaisée de plusieurs famines, autant de choses qui lui avaient enseigné que tout n'est pas liberté dans le monde, qu'il y a pour la vie des limites et des contraintes. Obéir à cette loi, c'était échapper aux coups et travailler pour son bonheur. Sans raisonner comme l'eût fait un homme, il se contentait d'une classification simpliste: ce qui heurte et ce qui ne heurte pas, et, en conclusion, éviter ce qui est classé dans la première catégorie, afin de pouvoir jouir de ce qui est classé dans la seconde.
Tant par soumission à sa mère que par cette crainte imprécise et innommée qui pesait sur lui, il se tenait donc éloigné de l'ouverture de la caverne, qui demeurait pour lui un blanc mur de lumière. Quand la louve était absente, il dormait la plupart du temps. Dans les intervalles de son sommeil, il restait très tranquille, réprimant les cris plaintifs qui lui gonflaient la gorge et contractaient son museau.
Une fois, comme il était couché tout éveillé, il entendit un son bizarre, qui venait du mur blanc. C'était un glouton[19] qui, tremblant de sa propre audace, se tenait sur le seuil de la caverne, reniflant avec précaution ce que celle-ci pouvait contenir. Le louveteau, ignorant du glouton, savait seulement que ce reniflement était étrange, qu'il était quelque chose de non classé et, par suite, un inconnu redoutable. Car l'inconnu est un des principaux éléments de la peur. Le poil se hérissa sur le dos du louveteau gris, mais il se hérissa en silence, tangible expression de son effroi. Pourtant, quoique au paroxysme de la terreur, le louveteau demeurait couché, sans faire un mouvement ni aucun bruit, glacé, pétrifié dans son immobilité, mort en apparence. Sa mère, rentrant au logis, se mit à gronder en sentant la trace du glouton et bondit dans la caverne. Elle lécha son petit et le pétrit du nez, avec une véhémence inaccoutumée d'affection. Le louveteau comprit vaguement qu'il avait échappé à un grand et mauvais danger.
D'autres forces contraires étaient aussi en gestation chez le louveteau, dont la principale était la poussée de croître et de vivre. L'instinct et la loi commandaient d'obéir. Croître et vivre lui inculquaient la désobéissance, car la vie, c'est la recherche de la lumière, et nulle défense ne pouvait tenir contre ce flux qui montait en lui, avec chaque bouchée de viande qu'il avalait, chaque bouffée d'air aspirée. Si bien qu'à la fin crainte et obéissance se trouvèrent balayées, et le louveteau rampait vers l'ouverture de la caverne.
Différent des autres murs dont il avait fait l'expérience, le mur de lumière semblait reculer devant lui, à mesure qu'il en approchait. Nulle surface dure ne froissait le tendre petit museau qu'il avançait prudemment. La substance du mur semblait perméable et bienveillante. Il entrait dedans, il se baignait dans ce qu'il avait cru de la matière.
Il en était tout confondu. À mesure qu'il rampait à travers ce qui lui avait paru une substance solide, la lumière devenait plus luisante. La crainte l'incitait à revenir en arrière, mais la poussée de vivre l'entraînait en avant. Soudain, il se trouva au débouché de la caverne. Le mur derrière lequel il s'imaginait captif avait sauté devant lui et reculé à l'infini. En même temps, l'éclat de la lumière se faisait cruel et l'éblouissait, tandis qu'il était comme ahuri par cette abrupte et effrayante extension de l'espace. Automatiquement, ses yeux s'ajustèrent à la clarté et mirent au point la vision des objets dans la distance accrue. Et non seulement le mur avait glissé devant ses yeux, mais son aspect s'était aussi modifié. C'était maintenant un mur tout bariolé, se composant des arbres qui bordaient le torrent, de la montagne opposée, qui dominait les arbres, et du ciel, qui dominait la montagne.
Une nouvelle crainte s'abattit sur le louveteau, car tout ceci était, encore plus, du terrible inconnu. S'accroupissant sur le rebord de la caverne, il regarda le monde. Ses poils se dressèrent et, devant cette hostilité qu'il soupçonnait, ses lèvres contractées laissèrent échapper un grondement féroce et menaçant. De sa petitesse et de sa frayeur, il jetait son défi à l'immense univers.
Rien ne se passait d'anormal. Il continuait à regarder et, intéressé, il en oubliait de gronder. Il oublia aussi qu'il avait peur. Ce furent d'abord les objets les plus rapprochés de lui qu'il remarqua: une partie découverte du torrent, qui étincelait au soleil; un sapin desséché, encore debout, qui se dressait en bas de la pente du ravin, et cette pente elle-même, qui montait droit jusqu'à lui et s'arrêtait à deux pieds du rebord de la caverne, où il était accroupi.
Le louveteau, jusqu'à maintenant, avait toujours vécu sur un sol plat. N'en ayant jamais fait l'expérience, il ignorait ce qu'était une chute. Ayant donc désiré s'avancer plus loin, il se mit hardiment à marcher dans le vide. Ses pattes de devant se posèrent sur l'air, tandis que celles de derrière demeuraient en place. En sorte qu'il tomba, la tête en bas. Le sol le heurta fortement au museau, lui tirant un gémissement. Puis il commença à rouler vers le bas de la pente, en tournant sur lui-même. Une terreur folle s'empara de lui. L'Inconnu l'avait brutalement saisi et ne le lâchait plus; sans doute allait-il le briser, en quelque catastrophe effroyable. La crainte avait mis, du coup, la poussée vitale en déroute et le louveteau jappait comme un petit chien apeuré.
Mais la pente devenait peu à peu moins raide. La base en était couverte de gazon et le louveteau arriva finalement à un terre-plein, où il s'arrêta. Il jeta un dernier gémissement d'agonie, puis un long cri d'appel. Après quoi, comme un acte des plus naturels et qu'il eût accompli maintes fois déjà dans sa vie, il procéda à sa toilette, se léchant avec soin, pour se débarrasser de l'argile qui le souillait. Cette opération terminée, il s'assit sur son train de derrière et recommença à regarder autour de lui, comme pourrait le faire le premier homme qui débarquerait sur la planète Mars.
Le louveteau avait brisé le mur du monde, l'Inconnu avait pour lui desserré son étreinte. Il était là, sans aucun mal. Mais le premier homme débarqué sur Mars se fût aventuré en ce monde nouveau moins tranquillement que ne fit l'animal. Sans préjugé ni connaissance aucune de ce qui pouvait exister, le louveteau s'improvisait un parfait explorateur.
Il était tout à la curiosité. Il examinait l'herbe qui le portait, les mousses et les plantes qui l'entouraient. Il inspectait le tronc mort du sapin, qui s'élevait en bordure de la clairière. Un écureuil, qui courait autour du tronc bosselé, vint le heurter en plein, ce qui lui fut un renouveau de frayeur. Il se recula et gronda. Mais l'écureuil avait eu non moins peur que lui et escalada rapidement le faîte de l'arbre, d'où il se mit à pousser des piaulements sauvages.
Le louveteau en reprit courage et, en dépit d'un pivert qu'il rencontra et qui lui donna le frisson, il poursuivit son chemin avec confiance. Telle était cette confiance en lui qu'un oiseau-des-élans[20] s'étant imprudemment abattu sur sa tête, il n'hésita pas à le vouloir chasser de la patte. Son geste lui valut un bon coup de bec sur le nez, et il en tomba sur son derrière, en hurlant. Ses hurlements effarèrent à son tour l'oiseau-des-élans, qui se sauva à tire-d'aile.
Le louveteau prenait de l'expérience. Son jeune esprit, tout embrumé, se livrait à une inconsciente classification. Il y avait des choses vivantes et des choses non vivantes. Des premières il convenait de se garder. Les secondes demeuraient toujours à la même place, tandis que les autres allaient et venaient, et l'on ignorait ce que l'on en pouvait attendre. À cet inattendu il convenait d'être prêt.
Il cheminait avec maladresse. Une branche, dont il avait mal calculé la distance, lui heurtait l'œil, l'instant d'après, ou lui raclait les côtes. Le sol inégal le faisait choir en avant ou en arrière; il se cognait la tête ou se tordait la patte. C'étaient ensuite les cailloux et les pierrailles, qui basculaient sous lui, quand il marchait dessus, et il en conclut que les choses non vivantes n'ont pas toutes la même fixité que les parois de sa caverne, puis encore que les menus objets sont moins stables que les gros. Mais chacune de ces mésaventures continuait son éducation. Il s'ajustait mieux, à chaque pas, au monde ambiant.
C'était la joie d'un début. Né pour être un chasseur de viande (quoiqu'il l'ignorât), il tomba à l'improviste sur de la viande, dès son premier pas dans l'univers. Une chance imprévue, issue d'un pas de clerc de sa part, le mit en présence d'un nid de ptarmigans, pourtant admirablement caché, et le fit, à la lettre, choir dedans. Il s'était essayé à marcher sur un arbre déraciné, dont le tronc était couché sur le sol. L'écorce pourrie céda sous ses pas. Avec un jappement angoissé, il culbuta sur le revers de l'arbre et brisa dans sa chute les branches feuillues d'un petit buisson, au cœur duquel il se retrouva par terre, au beau milieu de sept petits poussins de ptarmigans. Ceux-ci se mirent à piailler et le louveteau, d'abord, en eut peur. Bientôt il se rendit compte de leur petitesse et il s'enhardit. Les poussins s'agitaient. Il posa sa patte sur l'un d'eux et les mouvements s'accentuèrent. Ce lui fut une satisfaction. Il flaira le poussin, puis le prit dans sa gueule; l'oiseau se débattit et lui pinça la langue avec son bec. En même temps, le louveteau avait éprouvé la sensation de la faim. Ses mâchoires se rejoignirent. Les os fragiles craquèrent et du sang chaud coula dans sa bouche. Le goût en était bon. La viande était semblable à celle que lui apportait sa mère, mais était vivante entre ses dents et, par conséquent, meilleure. Il dévora donc le petit ptarmigan, et ainsi des autres, jusqu'à ce qu'il eût mangé toute la famille. Alors il se pourlécha les lèvres, comme il avait vu faire à sa mère, puis il commença à ramper, pour sortir du nid.
Un tourbillon emplumé vint à sa rencontre. C'était la mère-ptarmigan. Ahuri par cette avalanche, aveuglé par le battement des ailes irritées, il cacha sa tête entre ses pattes et hurla. Les coups allèrent croissant. L'oiseau était au paroxysme de la fureur. Si bien qu'à la fin la colère le prit aussi. Il se redressa, gronda, puis frappa des pattes et enfonça ses dents menues dans une des ailes de son adversaire, qu'il se mit à secouer avec vigueur. Le ptarmigan continua à lutter, en le fouettant de son aile libre. C'était la première bataille du louveteau. Dans son exaltation, il oubliait tout de l'Inconnu. Tout sentiment de peur s'était évanoui. Il luttait pour sa défense, contre une chose vivante, qu'il déchirait et qui était aussi de la viande bonne à manger. Le bonheur de tuer était en lui. Après avoir détruit de petits êtres vivants, il voulait maintenant en détruire un grand. Il était trop affairé et trop heureux pour savoir qu'il était heureux. Frémissant, il s'enivrait de marcher dans une voie nouvelle, où s'élargissait tout son passé.
Tout en grondant entre ses dents serrées, il tenait ferme l'aile de la mère-ptarmigan, qui le traîna hors du buisson, puis essaya de l'y repousser, afin de s'y mettre à l'abri, tandis qu'il la tirait à son tour vers l'espace libre. Les plumes volaient comme une neige. Au bout de quelques instants, l'oiseau parut cesser la lutte. Il le tenait encore par l'aile, et tous deux, aplatis sur le sol, se regardèrent. Le ptarmigan le piqua du bec sur son museau, endolori déjà dans les précédentes aventures. Il ferma les yeux, sans lâcher prise. Les coups de bec redoublèrent sur le malheureux museau. Alors il tenta de reculer. Mais, oubliant qu'il tenait l'aile dans sa mâchoire, il emmenait à sa suite le ptarmigan et la pluie de coups tombait de plus en plus drue. Le flux belliqueux s'éteignit chez le louveteau qui, relâchant sa proie, tourna casaque et décampa, en une peu glorieuse retraite.
Il se coucha, pour se reposer, non loin du buisson, la langue pendante, la poitrine haletante, son museau endolori lui arrachant de perpétuels gémissements. Comme il gisait là, il éprouva soudain la sensation que quelque chose de terrible était suspendu dans l'air, au-dessus de sa tête. L'Inconnu, avec toutes ses terreurs, l'envahit et, instinctivement, il recula sous le couvert d'un buisson voisin. En même temps, un grand souffle l'éventait et un corps ailé passa rapidement près de lui, sinistre et silencieux. Un faucon, tombant des hauteurs bleues, l'avait manqué de bien peu.
Pantelant, mais remis de son émotion, le louveteau épia craintivement ce qui advenait. De l'autre côté de la clairière, la mère-ptarmigan voletait au-dessus du nid ravagé. La douleur de cette perte l'empêchait de prendre garde au trait ailé du ciel. Le louveteau, et ce fut pour lui, à l'avenir, une leçon, vit la plongée du faucon, qui passa comme un éclair, ses serres entrées dans le corps du ptarmigan, les soubresauts de la victime, en un cri d'agonie, et l'oiseau vainqueur qui remontait dans le bleu, emportant sa proie avec lui.
Ce ne fut que longtemps après que le louveteau quitta son refuge. Il avait beaucoup appris. Les choses vivantes étaient de la viande et elles étaient bonnes à manger. Mais aussi les choses vivantes, quand elles étaient assez grosses, pouvaient donner des coups; il valait mieux en manger de petites, comme les poussins du ptarmigan, que de grosses, comme la poule ptarmigan, que le faucon avait cependant emportée. Peut-être y avait-il d'autres ptarmigans. Il voulut aller et voir.
Il arriva à la berge du torrent. Jamais auparavant, il n'avait vu d'eau. Se promener sur cette eau paraissait bon, car on ne percevait à sa surface nulle irrégularité. Il avança, pour y marcher, et s'enfonça, hurlant d'effroi, repris une fois encore par la tenaille de l'Inconnu[21]. C'était froid et il étouffait. Il ouvrit la bouche pour respirer. L'eau se précipita dans ses poumons, au lieu de l'air qui avait coutume de répondre à l'acte respiratoire. La suffocation qu'il éprouvait était pour lui l'angoisse de la mort; elle était, lui semblait-il, la mort même. De celle-ci il n'avait pas une conscience exacte, mais, comme tout animal du Wild, il en possédait l'instinct. Cette épreuve lui parut le plus imprévu des chocs qu'il avait encore supportés, l'essence de l'Inconnu et la somme de ses terreurs, la suprême catastrophe qui dépassait son imagination et dont, ignorant tout, il redoutait tout.
Revenu cependant à la surface, il sentit l'air bienfaisant lui entrer dans la bouche. Sans se laisser couler à nouveau et tout à fait comme si cet acte eût été chez lui une vieille habitude, il fit aller et venir ses pattes et commença à nager. La berge qu'il avait quittée, et qui était la plus proche de lui, se trouvait à un yard de distance. Mais, remonté à la surface, le dos tourné à cette berge, ce fut la berge opposée qui frappa d'abord son regard et vers laquelle il nagea. Le torrent, peu important en lui-même, s'élargissait à cet endroit, en un bassin tranquille d'une centaine de pieds, au milieu duquel le courant continuait sa course et, happant au passage le louveteau, l'entraîna. Maintenant nager ne servait plus à rien. L'eau calme, devenue soudain furieuse, le roulait avec elle, tantôt au fond du torrent, tantôt à la surface. Emporté, retourné sens dessus dessous, encore et encore lancé contre les rochers, il gémissait lamentablement à chaque heurt qui marquait sa course.
Plus bas et succédant au rapide, s'étendait un second bassin, aussi paisible que le premier, et où le louveteau, porté par le flot, était finalement déposé sur le lit de gravier de la berge. Il s'y ébroua avec frénésie. Son éducation sur le monde s'était enrichie d'une leçon de plus. L'eau n'était pas vivante et cependant elle se mouvait. Elle paraissait aussi solide que la terre, mais elle n'était pas du tout solide. Conclusion: les choses ne sont pas toujours ce qu'elles semblent être; il convient, en dépit de leur apparence, d'être, à leur encontre, en un perpétuel soupçon, de ne jamais s'y reposer avant d'en avoir vérifié la réalité. La crainte de l'Inconnu, qui était chez lui une défiance héréditaire, se renforçait désormais de l'expérience acquise.
Une autre aventure l'attendait encore, ce jour-là. Il avait remarqué que rien dans le monde n'était pour lui l'équivalence de sa mère, et il sentait le désir d'elle. Comme son corps, son petit cerveau était las. Il avait eu à supporter plus de luttes et de peines en ce seul jour qu'en tous ceux qu'il avait vécus jusqu'alors. De plus, il tombait de sommeil. Aussi se mit-il en route, en proie à une impression de solitude et de cruel abandon, afin de regagner la caverne et d'y retrouver sa mère.
Il rampait sous quelques broussailles, quand il entendit un cri aigu et qui l'intimida fort. Une lueur jaunâtre passa en même temps, rapide, devant ses yeux. Il regarda et aperçut une belette. C'était une petite chose vivante, dont il pensa qu'il n'y avait pas à avoir peur. Plus près de lui, presque entre ses pattes, se mouvait une autre chose vivante, celle-là extrêmement petite, longue seulement de quelques pouces, une jeune belette qui, comme lui-même, désobéissant à sa mère, s'en allait à l'aventure. À son aspect, elle essaya de s'échapper. Mais il la retourna d'un coup de patte. Elle fit entendre alors un cri bizarre et strident, auquel répondit le cri aigu de tout à l'heure, et une seconde n'était pas écoulée que la lueur jaune reparaissait devant les yeux du louveteau. Il perçut simultanément un choc, sur le côté du cou, et sentit les dents acérées de la mère-belette qui s'enfonçaient dans sa chair.
Tandis qu'il glapissait et geignait, et se jetait en arrière, la mère-belette sauta sur sa progéniture et disparut avec elle dans l'épaisseur du fourré. Le louveteau sentait moins la douleur de sa blessure que l'étonnement de cette agression. Quoi? Cette mère-belette était si petite et si féroce? Il ignorait que, relativement à sa taille et à son poids, la belette était le plus vindicatif et le plus redoutable de tous les tueurs du Wild, mais il n'allait pas tarder à l'apprendre à ses dépens.
Il gémissait encore lorsque revint la mère-belette. Maintenant que sa progéniture était en sûreté, elle ne bondit pas sur lui. Elle approchait avec précaution, et le louveteau eut tout le temps d'observer son corps mince et long, onduleux comme celui du serpent, dont elle avait également la tête ardente et dressée. Son cri aigu et agressif fit se hérisser les poils sur le dos du louveteau, tandis qu'il grondait, menaçant lui aussi. Elle approcha plus près, plus près encore. Puis il y eut un saut, si rapide que la vue inexercée du louveteau ne put le suivre, et le mince corps jaune disparut, durant un moment, du champ de son regard. Mais déjà la belette s'était attachée à sa gorge, ensevelissant ses dents dans le poil et dans la chair.
Il tenta d'abord de gronder et de combattre, mais il était trop jeune et c'était sa première sortie dans le monde. Son grondement se mua en plainte, son combat en efforts pour s'échapper. La belette ne détendait pas sa morsure. Suspendue à cette gorge, elle la fouillait des dents, pour y trouver la grosse veine où bouillonnait le sang de la vie, car c'était là surtout qu'elle aimait à le boire.
Le louveteau allait mourir et nous n'aurions pas eu à raconter son histoire, si la mère-louve n'était accourue, bondissant à travers les broussailles. La belette, laissant le louveteau, s'élança à la gorge de la louve, la manqua, mais s'attacha à sa mâchoire. La louve, secouant sa tête en coup de fouet, fit lâcher prise à la belette, la projeta violemment en l'air et, avant que le mince corps jaune fût retombé, elle le happa au passage. Ses crocs se refermèrent sur lui, comme un étau, dans lequel la belette connut la mort.
Ce fut, pour le louveteau, l'occasion d'un nouvel accès d'affection de sa mère. Elle le flairait, le caressait et léchait les blessures causées par les dents de la belette. Sa joie de le retrouver semblait même plus grande que sa joie à lui d'avoir été retrouvé. Mère et petit mangèrent la buveuse de sang, puis ils s'en revinrent à la caverne, où ils s'endormirent.