Cruelle Énigme
X
Quand, au matin, Mme Liauran fit prendre des nouvelles de son fils, ce dernier répondit qu'il descendrait pour déjeuner. A midi, en effet, il parut. Sa mère et lui n'échangèrent qu'un regard, et, aussitôt elle comprit l'étendue de la souffrance qu'il avait ressentie, rien qu'à la sorte de frisson dont il fut saisi en la revoyant. Elle était associée comme occasion, sinon comme cause, à cette souffrance, et il ne devait jamais l'oublier. Ses yeux avaient un je ne sais quoi de si particulièrement distant, sa bouche un pli de lèvres si fermé, tout son visage exprimait si bien la volonté de n'admettre aucune explication d'aucune sorte, que ni Mme Liauran ni Mme Castel n'osèrent l'interroger. Ces trois êtres avaient eu, depuis une année, bien des repas silencieux dans la salle à manger toute revêtue d'anciennes boiseries, vaste salle qui faisait paraître petite la table ronde placée au milieu. Mais tous les trois n'avaient jamais ressenti, comme ce jour-là, l'impression qu'il y aurait entre eux dorénavant, même s'ils se parlaient, un silence impossible à briser, quelque chose qui ne se formulerait pas et qui mettrait, pour bien longtemps, un arrière-fonds de mutisme, même sous leurs plus cordiales expansions. Quand, après le déjeuner, Hubert, qui n'avait fait que toucher aux plats, prit le bouton de la porte pour sortir du petit salon où il s'était à peine tenu cinq minutes, sa mère éprouva un désir timide et presque repentant de lui demander pardon pour la peine qu'elle lisait sur son visage taciturne.
—«Hubert? dit-elle.
—«Maman? répondit-il en se retournant.
—«Tu vas tout à fait bien aujourd'hui? interrogea-t-elle.
—«Tout à fait bien,» répondit-il d'une voix blanche,—une de ces voix qui suppriment du coup toute possibilité de conversation;—et il ajouta: «Je serai exact à l'heure du dîner, ce soir.»
Une préoccupation singulière s'était emparée du jeune homme. Après une nuit d'une torture si continuement aiguë qu'il ne se souvenait pas d'avoir jamais rien subi de pareil, il était redevenu maître de lui. Il avait traversé la première crise de son chagrin, celle après quoi on ne meurt plus de désespoir, parce qu'on a réellement touché le fond du fond de la douleur. Puis il avait repris ce calme momentané qui succède aux prodigieuses déperditions de force nerveuse, et il avait pu penser. C'est alors qu'une inquiétude l'avait saisi à l'endroit de Mme de Sauve,—inquiétude dépourvue de tendresse, car à cette minute, après l'assaut de chagrin qu'il venait de soutenir, il avait l'âme tarie, sa léthargie intérieure était absolue, il ne lui restait plus de quoi sentir. Mais il s'était souvenu tout d'un coup d'avoir laissé Thérèse dans le petit rez-de-chaussée de l'avenue Friedland, et son imagination n'osait pas former de conjectures sur ce qui s'était passé après son départ. C'est précisément à la fin du déjeuner que cette idée l'avait assailli; elle lui avait aussitôt donné, par-dessus sa douleur fondamentale, la seule émotion dont il fût capable, un frisson de terreur nerveuse. Il alla directement de la rue Vaneau à l'avenue, et quand il se trouva devant la maison, il n'osa pas entrer, bien qu'il eût la clef dans sa main. Il appela le concierge, vilain personnage auquel il ne parlait jamais sans répulsion, tant il haïssait sa face effrontée et glabre, son œil servile à la fois et insolent, et son ton de complice grassement payé:
—«Je fais toutes mes excuses à Monsieur, dit cet homme avant même qu'Hubert ne l'eût interrogé. Je ne savais pas que Madame fût encore là. J'avais vu sortir Monsieur; je suis entré, dans l'après-midi, pour donner un coup d'œil au ménage, comme je fais tous les jours. J'ai trouvé Madame assise sur le canapé. Elle semblait bien souffrante. Est-ce qu'elle va mieux aujourd'hui, Monsieur? ajouta-t-il.
—«Elle va très bien, répondit Hubert», et comme il éprouvait subitement une invincible répugnance à entrer dans l'appartement, et que d'autre part il voulait à tout prix ne pas mettre cet homme, pour lui si antipathique, à même de rien soupçonner du drame de sa vie, il reprit: «Je suis venu régler votre note. Je pars en voyage...
—«Mais Monsieur m'a déjà payé au commencement du mois, dit l'autre.
—«Je serai peut-être absent longtemps, fit Hubert, qui tira un billet de banque de son portefeuille. Vous mettrez cela en compte.
—«Monsieur n'entre pas? reprit le concierge.
—«Non», dit Hubert qui s'éloigna en se disant: «Je suis un innocent. Est-ce que ces femmes-là se tuent?»
Ces femmes-là!—Cette formule, qui lui était venue naturellement à l'esprit, à lui l'enfant jusque-là si naïf, si doux, si délicat, traduisait bien la sorte de sensation qui le dominait à cette heure, et qui dura plusieurs jours. C'était un immense dégoût, une nausée intime; mais si entière, si profonde, qu'elle ne laissait la place à rien d'autre dans son cœur. Il n'aurait même pas su dire s'il souffrait, tant le mépris absorbait toutes les forces vives de son être. Il apercevait cette femme, qu'il avait si religieusement idolâtrée et avec une ferveur si noble, comme plongée, comme vautrée dans un tel abîme de malpropreté, qu'il se faisait à lui-même l'impression de s'être, en l'aimant, roulé dans de la boue. C'était la vision physique dont il était la victime maintenant, d'un bout à l'autre du jour; à ce point qu'il ne pouvait l'interpréter et former quelque hypothèse sur le caractère de Thérèse. Cette vision s'infligeait à lui avec une précision matérielle qui touchait à l'hallucination. Oui, il voyait l'acte, et l'acte seul, sans avoir la force de secouer cette hideuse, cette obsédante hantise. Cela le paralysait d'horreur, et il ne pouvait penser qu'à cela. Une sorte de mirage ininterrompu lui montrait la prostitution de sa maîtresse, l'exécrable souillure, et, comme un homme atteint de la jaunisse regarde tous les objets à travers la bile qui lui injecte les yeux, c'est à travers ce dégoût que toute la vie lui apparaissait. Son âme était comme saturée d'amertume et cependant affreusement sèche. Il n'était pas une impression qui ne se transformât pour lui dans ce sentiment du sale et du triste. Il se levait, passait la matinée parmi ses livres, les ouvrait, ne les lisait pas. Il déjeunait, et la vue de sa mère, au lieu de l'attendrir, le crispait. Il rentrait dans sa chambre et reprenait son oisiveté morne de la matinée. Il dînait, puis, aussitôt après le dîner, quittait le salon, pour ne rencontrer ni le général ni son cousin, de qui la présence lui était insupportable. La nuit, s'il s'éveillait, il continuait de voir la scène maudite, avec la même impossibilité de parvenir à la douleur détendue. S'il s'endormait, il lui fallait, une fois sur deux, supporter le cauchemar de cette même vision. Comme il n'avait aucune idée sur la physionomie de l'homme avec lequel sa maîtresse l'avait trompé, ce qui surgissait devant son sommeil morbide, c'était d'horribles songes où toutes sortes de visages différents étaient mêlés. Le mal que lui faisait cette imagination le réveillait. La sueur inondait son corps, il éprouvait un déchirement au sein, comme si son cœur qui battait si vite allait se décrocher, et, à travers cette souffrance, c'était la même prostration de ses puissances affectueuses, si complète qu'il ne s'inquiétait même plus de savoir ce que Thérèse était devenue.
—«Après tout, se disait-il un matin en se levant, je vivais bien avant de la connaître! Je n'ai qu'à me remettre en pensée dans l'état où je me trouvais avant ce 12 octobre...»—Il se rappelait exactement la date.—«Il n'y a pas beaucoup plus d'un an; j'étais si paisible alors! J'aurai fait un mauvais rêve, voilà tout. Mais il faut détruire tout ce qui pourrait me rappeler ce souvenir.»
Il s'assit devant son bureau, après avoir mis de nouveau du bois dans le feu afin d'activer la flambée et fermé la porte à double tour. Il se rappela involontairement qu'il agissait ainsi autrefois, lorsqu'il voulait revoir le cher trésor de ses reliques d'amour. Il ouvrit le tiroir où ce trésor était caché: il consistait en un coffret de maroquin noir sur lequel étaient entrelacées deux initiales, un T et une H. Thérèse et lui avaient échangé deux de ces coffrets pour y conserver leurs lettres. Sur celui qu'il avait donné à son amie, il avait fait, à défaut des deux initiales, autographier le nom de Thérèse en entier. «Ai-je été enfant!» songea-t-il à l'idée des mille petites délicatesses de cet ordre auxquelles il s'était livré. Il y a toujours de la puérilité en effet dans les extrêmes délicatesses; mais c'est du jour où l'on est sur le chemin de la dureté de cœur que l'on pense ainsi. A côté de ce coffret gisaient deux objets qu'Hubert avait jetés là, le soir même du jour où il avait appris la trahison de sa maîtresse: l'un était sa bague, l'autre une fine chaîne d'or à laquelle était suspendue une clef toute mince. Il prit dans sa main le petit anneau, et regarda malgré lui sur la surface intérieure. Thérèse y avait fait graver une étoile et la date de leur séjour à Folkestone. Ce simple signe évoqua soudain devant Hubert une perspective indéfinie de réminiscences; il revit la porte de l'hôtel, l'escalier et son tapis rouge, le salon où ils avaient dîné, le garçon qui les servait avec son visage d'une respectabilité britannique, sa lèvre rasée, son menton trop long. Il l'entendit qui disait: I beg your pardon, et le sourire de Thérèse lui apparut. Quelle langueur flottait dans ses yeux alors, ces yeux dont la nuance d'un gris vert était en ces moments-là toute fondue, toute noyée d'un complet abandonnement de l'être intime, ces yeux où dormait un sommeil qui semblait l'inviter à en être le rêve! Hubert passa la bague à son doigt machinalement, puis la lança presque avec colère dans le tiroir, contre le bois duquel le métal rebondit. Pour ouvrir le coffret, il dut manier la chaîne. C'était un jaseron ancien qui lui venait de Thérèse. Il lui avait donné, lui, le bracelet auquel était attachée la clef de l'appartement, et elle lui avait, elle, donné cette chaînette pour qu'il pût porter à son cou la clef du coffret. Il avait gardé ce scapulaire d'amour des mois et des mois, et bien souvent il lui était arrivé de chercher avec la main le petit bijou sous sa chemise, pour se faire un peu de mal en se l'enfonçant contre la poitrine et se rappeler ainsi le tendre mystère de son cher bonheur. Que toute cette ivresse était loin aujourd'hui, ah! combien loin, combien perdue dans l'abîme du passé d'où il s'échappe une si affreuse odeur de mort! Quand il eut soulevé le couvercle du coffret, il s'accouda, et, le front dans sa main, il contempla ce qui restait de son bonheur, les quelques riens si parfaitement insignifiants pour tout autre, pour lui si pénétrés d'âme: un mouchoir brodé, un gant, une voilette, un paquet de lettres, un paquet de petites dépêches bleues, mises les unes dans les autres et formant comme un menu livre de tendresse. Et les enveloppes des lettres avaient été ouvertes avec tant de soin, le papier des dépêches déchiré si exactement. Les moindres détails remémoraient à Hubert les scrupules de piété amoureuse qu'il avait ressentis pour tout ce qui venait de sa maîtresse. Il y avait encore par-dessous les lettres et les dépêches un portrait d'elle, où elle était représentée dans le costume qu'elle portait à Folkestone: une simple jaquette ajustée en drap et un chapeau avancé dont l'ombre tombait un peu sur le haut du visage. Elle avait fait faire ce portrait pour le seul Hubert, et, en le lui donnant, elle lui avait dit: «Je pensais tant à nous, pendant que je posais... Si tu savais comme ce portrait t'aime!...» Et Hubert se sentait réellement aimé par ce portrait. Il lui semblait que de cet ovale du visage, que de cette bouche fine, que de ces yeux baignés de rêve, un effluve tendre se détachait et l'enveloppait; et c'est alors qu'à côté de la vision de la perfidie commença de nouveau à se dresser la vision de l'amour de Thérèse. Aussi évidemment qu'il savait, par son aveu, que cette femme l'avait trompé, il savait par ses souvenirs qu'elle l'avait aimé, qu'elle l'aimait encore. Il la revit telle qu'il l'avait laissée sur le canapé de leur cher asile, avec sa face convulsée et ses larmes surtout, ah! quelles larmes! Pour la première fois depuis cette heure fatale, il se rendit compte de la noblesse avec laquelle elle s'était confessée de sa faute, quand il lui était si aisé de mentir, et il laissa soudain échapper ce cri qui ne lui était pas encore venu à travers ses journées de douleur desséchée et déchirante: «Mais pourquoi? pourquoi?»
Oui, pourquoi? pourquoi? Cette angoisse d'ordre tout moral accompagna dès cette minute l'angoisse de la vision physique. Hubert commença de penser, non plus seulement à son mal, mais à la cause de son mal. Brûler ces lettres, déchirer ce portrait, briser, jeter la chaîne, la bague, détruire ce résidu suprême de son amour, cela lui aurait été aussi impossible que de déchirer avec le fer le corps frémissant de sa maîtresse. C'étaient, ces objets, des personnes vivantes, avec des regards, des caresses, des palpitations, une voix. Il referma le tiroir, incapable de supporter plus longtemps la présence de ces choses qui lui semblaient faites de la substance même de son cœur. Il se jeta sur la chaise longue et il se perdit dans le gouffre de ses réflexions. Oui, Thérèse l'avait aimé, Thérèse l'aimait. Il y a des larmes, des étreintes, une chaleur d'âme qui ne mentent pas. Elle l'aimait et elle l'avait trahi! Elle s'était donnée à un autre, avec son nom à lui dans le cœur, moins de six semaines après l'avoir quitté! Mais pourquoi? pourquoi? Poussée par quelle force? Entraînée par quel vertige? Envahie par quelle ivresse? Qu'était-ce donc que la nature, non plus de ces femmes-là,—il n'avait plus de ces férocités de pensée maintenant,—mais de la femme, pour qu'une aussi monstrueuse action fût seulement possible? De quelle chair était-elle donc pétrie, cette créature décevante, pour qu'avec toutes les apparences, avec toutes les réalités du sentiment, on ne pût pas faire plus de fond sur elle que sur de l'eau? Qu'elles étaient douces, ces mains de la femme, et qu'elles semblaient loyales! et cependant leur confier son cœur, dans la sécurité de l'affection partagée, c'était la plus folle des folies! Elle vous sourit, elle vous pleure, et déjà elle a remarqué celui qui passe, celui auquel, s'il l'amuse une heure, elle sacrifiera toute votre tendresse, une flamme aux yeux, la grâce aux lèvres! Ah! pourquoi? pourquoi? Qu'y a-t-il pourtant de vrai au monde, si même l'amour n'est pas vrai? Et quel amour? Hubert scrutait son passé intime maintenant; il faisait l'examen de conscience de son attachement pour Thérèse, et il se rendait cette justice qu'il n'avait pas eu depuis des mois une pensée qui ne fût pour elle. Certes il avait commis des fautes, mais pour elle toujours, et, à cette heure pourtant si triste, il ne pouvait pas se repentir de ces fautes-là. Il aurait éprouvé un soulagement de toute sa peine à s'agenouiller devant le prêtre qui l'avait élevé, à lui dire: «Mon père, j'ai péché.» Mais non; il était au-dessus de ses forces de regretter les actions auxquelles Thérèse, sa Thérèse, était mêlée. Oui, il l'avait idolâtrée avec une ferveur sans défaillance, et c'était son premier amour, et ce serait le dernier, du moins il le croyait ainsi, et il lui avait montré cette confiance dans la durée de leur sentiment avec une ingénuité sans calcul. Rien de tout cela n'avait eu sur elle assez d'influence pour l'arrêter au moment de commettre son infamie,—avec le même corps! Il en respirait l'arome subitement, il en retrouvait l'impression sur tout son être; puis c'était une résurrection de la jalousie, douloureuse jusqu'à la torture, et toujours il reprenait le «pourquoi? pourquoi?»—désespéré lui, chétif, après tant d'autres, de se heurter à cette charade sans mot, qui est l'âme de la femme, coupable une fois, coupable deux fois, coupable jusqu'à ses cheveux blancs et jusqu'à sa mort.
Cette nouvelle forme de chagrin dura des jours encore et des jours. Le jeune homme donnait plein accès en lui à un sentiment nouveau qu'il n'avait jamais soupçonné jusque-là, qu'il devait toujours subir désormais,—la défiance. Il avait vécu depuis ses premières années dans une foi complète aux apparences qui l'entouraient. Il avait cru en sa mère. Il avait cru en Dieu. Il avait cru en la sincérité de toutes les paroles et de toutes les caresses. Il avait cru, par-dessus tout, en Thérèse de Sauve. Il l'avait, dans sa pensée, assimilée au reste de sa vie. Autour de lui tout était vérité; aussi l'amour de Thérèse lui était-il apparu comme une vérité suprême, et voici que maintenant, par une révolution d'esprit où se trahissait le vice originel de son éducation, il assimilait à cette femme de mensonge tout le reste de sa vie. Il avait été façonné par sa mère à ne faire aucune part au scepticisme. C'est probablement le procédé le plus sûr pour que la première déception transforme le trop croyant en un négateur absolu. Il n'est jamais bon d'attendre beaucoup des hommes et de la nature, car ils sont, eux, des animaux féroces à peine masqués de convenances; et quant à elle, son apparente harmonie est faite d'une injustice qui ne connaît pas de rémission. Pour garder de l'idéal en soi, jusqu'à ce que la mort nous délivre enfin du dangereux esclavage des autres et de nous-mêmes, il faut s'être habitué de bonne heure à considérer l'univers de la beauté morale comme le fumeur d'opium considère les songes de son ivresse. Ce qui constitue leur charme, c'est d'être des songes, partant de ne correspondre à rien de réel. Hubert était si accoutumé, bien au contraire, à remuer son intelligence tout d'une pièce, qu'il ne pouvait pas douter ou croire à moitié. Si Thérèse lui avait menti, pourquoi tout ne mentirait-il point aussi? Cette idée ne se formulait pas sous une forme abstraite, et il n'y arrivait pas avec l'aide du raisonnement: c'était une façon de sentir qui se substituait à une autre. Il se surprenait, durant cette cruelle période, à douter de Thérèse dans leur passé commun. Il se demandait si sa trahison de Trouville était la première, si elle n'avait pas eu d'autre amant que lui au temps de leur passion la plus enivrée. La perfidie de cette femme lui corrompait jusqu'à ses souvenirs. Elle faisait pire. Sous cette influence de misanthropie, il commettait le plus grand des crimes moraux, il doutait de la tendresse de sa mère. Oui, dans cette affection passionnée de Mme Liauran, le malheureux ne voyait plus qu'un égoïsme jaloux. «Si elle m'aimait vraiment, elle ne m'aurait pas appris, se disait-il, ce qu'elle m'a appris.» Il se trouvait ainsi dans cet état de cœur auquel le langage populaire a donné le nom si expressif de désenchantement. Il avait fini de voir la beauté de l'âme humaine, et il commençait d'en constater la misère, et toujours il retombait sur cette question comme sur une pointe d'épée: «Mais pourquoi? pourquoi?» Et il creusait le caractère de Thérèse sans aboutir à une réponse. Autant valait demander pourquoi Thérèse avait des sens en même temps qu'un cœur, et pourquoi le divorce s'établissait à de certaines heures entre les besoins de ce cœur et la tyrannie de ces sens, comme chez les hommes. Les débauchés en qui le libertinage n'a pas tué le sentimentalisme connaissent le secret de ces divorces; mais Hubert n'était pas un débauché. Il devait rester pur, même dans son désespoir, et jamais il ne lui vint à la pensée de demander l'oubli de son mal aux enivrements des baisers sans amour. Il ignora toujours les tentations des alcôves vénales et consolatrices,—où l'on perd en effet ses regrets, mais en perdant son rêve.
Et cependant, comme il était jeune, comme dans son intimité avec Thérèse il avait contracté l'habitude du plus ardent plaisir, celui qui exalte à la fois l'esprit et le corps dans une communion divine, après quelques semaines de ces douleurs et de ces réflexions, il commença de ressentir l'obscur désir, l'appétit inavoué de cette femme, dont il ne voulait plus rien savoir, qu'il devait considérer comme morte et qu'il méprisait si absolument. Cet étrange et inconscient retour vers les délices de son amour, mais un retour qu'aucun idéal n'ennoblissait plus, se manifesta par une de ces curiosités qui sortent des profondeurs insondables de notre être. Il éprouva un besoin maladif de voir de ses yeux cet homme qui avait été l'amant de Thérèse, ce La Croix-Firmin auquel sa maîtresse s'était donnée, dans les bras duquel elle avait frémi de volupté, comme dans ses bras, à lui. Pour un directeur de conscience qui aurait suivi, période par période, le ravage qu'accomplissait dans cette âme le ferment de corruption inoculé par la trahison de Thérèse, cette curiosité eût sans doute paru le symptôme le plus décisif d'une métamorphose de cet enfant grandi parmi toutes les pudeurs. N'était-ce point le passage de l'horreur absolue devant le mal, tourment et gloire des êtres vierges, à cette sorte d'attrait encore épouvanté si voisin de la dépravation? Mais surtout, c'était l'affreuse complaisance de l'imagination autour de l'impureté d'une femme désirée, qui veut que, par une des plus tristes lois de notre nature, la constatation de l'infidélité, en avilissant l'amant, en déshonorant la maîtresse, avive si souvent l'amour. Il est probable que, dans ce cas, l'idée de la perfidie agit à l'état de tableau infâme, et ainsi s'expliquent ces accès de sensualité dans la haine qui étonnent le moraliste au cours de certains procès fondés sur les drames de la jalousie. Certes, le pauvre Hubert n'en était pas à donner place en lui à des instincts de cette bassesse; et cependant sa curiosité de connaître son rival de Trouville était déjà bien malsaine. Il en était d'elle comme de la faute de Thérèse. C'est la ténébreuse, l'indestructible mémoire de la chair qui agit à l'insu de l'être qu'elle domine. Il y avait un peu du souvenir de toutes les caresses données et reçues depuis la nuit de Folkestone, dans ce désir de repaître ses regards de l'existence réelle de l'homme haï. Cela devint quelque chose de si âpre et de si cuisant, qu'après avoir lutté longtemps et avec la sensation qu'il se diminuait étrangement, Hubert n'y put résister; et voici quel procédé presque enfantin il employa pour réaliser son singulier désir: il calcula que La Croix-Firmin devait appartenir à un cercle à la mode, et il eut tôt fait de découvrir son nom et son adresse dans l'annuaire d'un club élégant. C'est à ce club qu'il recourut pour savoir si le personnage était à Paris. La réponse fut affirmative. Hubert fit la reconnaissance de la rue de La Peyrouse, au numéro 14 ter de laquelle habitait son rival, et il se convainquit aussitôt qu'en se tenant sur le trottoir d'une des places que coupe cette rue, il pourrait surveiller la maison, un hôtel à deux étages qui ne contenait certainement qu'un très petit nombre de locataires. Il s'était dit qu'il se posterait là un matin: il attendrait jusqu'au moment où il verrait sortir un homme qui lui parût être celui qu'il cherchait. Il questionnerait alors le concierge, sous un prétexte quelconque, et il serait sans doute renseigné. C'était un moyen d'une simplicité primitive, dans lequel tous ceux qui ont eu en leur jeunesse le culte passionné de quelque écrivain célèbre retrouveront la naïveté des ruses employées pour voir leur grand homme. Si ce plan échouait, Hubert se réservait de s'adresser à une des personnes qu'il connaissait parmi les membres du cercle; mais sa répugnance était grande à une telle démarche... Il était donc là, par un froid de décembre, dès neuf heures. Le temps était sec et clair, le ciel d'un bleu pâle, et ce quartier à demi élégant, à demi exotique, traversé par son peuple de fournisseurs et de palefreniers. De la maison qu'il examinait, Hubert vit sortir successivement des domestiques, une vieille dame, un petit garçon suivi d'un abbé, puis enfin, sur les onze heures et demie, un homme encore jeune, de taille moyenne, élégant de tournure, mince et robuste dans son pardessus doublé de loutre. Cet homme achevait de boutonner son collet en se dirigeant droit du côté d'Hubert. Ce dernier s'avança aussi et frôla l'inconnu. Il vit un profil un peu lourd, des moustaches de la couleur de l'or bruni, et dans un teint que le saisissement du froid colorait déjà, un œil légèrement bridé, l'œil d'un viveur qui s'est couché trop tard, après une nuit passée au jeu, ou ailleurs. Un serrement de cœur inexprimable précipita l'amant jaloux vers l'hôtel.
—«M. de La Croix-Firmin? demanda-t-il.
—«M. le comte n'est pas à la maison, répondit le concierge.
—«Il m'avait cependant donné rendez-vous à onze heures et demie, et je suis exact, fit Hubert en tirant sa montre; y a-t-il longtemps qu'il est sorti?
—«Mais Monsieur aurait dû rencontrer M. le comte. M. le comte était là, voici cinq minutes; il n'a pas détourné la rue.»
Hubert savait ce qu'il voulait savoir. Il se précipita du côté où il avait croisé La Croix-Firmin, et après quelques pas, il l'aperçut de nouveau qui se préparait à prendre le trottoir de l'avenue, du côté de l'Arc de Triomphe. C'était donc lui! Hubert le suivait d'un peu loin, lentement, et le regardait avec une sorte d'angoisse dévorante. Il le voyait marcher d'une jolie manière, avec une souplesse tout ensemble robuste et fine. Il se rappelait ce qui s'était passé à Trouville, et chacun des mouvements de La Croix-Firmin ravivait la vision physique. Hubert se comparait mentalement, frêle et mince comme il était, à ce solide et fier garçon, qui, plus haut que lui de la moitié de la tête, s'en allait ainsi, tenant sa canne à la façon anglaise, par le milieu et à quelque distance de son corps, sous le joli ciel de ce matin d'hiver, d'un pas qui disait la certitude de la force. La comparaison expliquait très bien les causes déterminantes de la faute de Thérèse, et pour la première fois le jeune homme les aperçut, ces causes meurtrières, dans leur brutalité vraie. «Ah! le pourquoi? Le pourquoi? Mais le voilà!» songeait-il en considérant avec une envie douloureuse cet être si animalement énergique. Cette première émotion fut trop amère, et le misérable enfant allait renoncer à sa poursuite, lorsqu'il vit La Croix-Firmin monter dans un fiacre. Il en héla un lui-même.
—«Suivez cette voiture,» fit-il au cocher.
L'idée que son ennemi allait chez Thérèse venait de rendre à Hubert toute sa frénésie. Il se penchait de temps à autre à la portière de son coupé de rencontre et il voyait rouler celui qui emportait son rival. C'était un fiacre de couleur jaune, qui descendit les Champs-Élysées, suivit la rue Royale, s'engagea dans la rue Saint-Honoré, puis s'arrêta devant le café Voisin. La Croix-Firmin allait tout simplement déjeuner. Hubert ne put s'empêcher de sourire du piteux résultat de sa curiosité. Machinalement il entra, lui aussi, dans le restaurant. Le jeune comte était assis déjà devant une table, avec deux amis qui l'avaient attendu. A une autre extrémité de la salle une seule table était libre, à laquelle Hubert prit place. Il pouvait de là, non pas entendre la conversation des trois convives,—le bruit du restaurant était trop fort,—mais étudier la physionomie de l'homme qu'il détestait. Il commanda au hasard son propre repas et s'abîma dans une sorte d'analyse que connaissent les observateurs de goût et de profession, ceux qui entrent dans un théâtre, un estaminet, un wagon, avec le seul désir de voir fonctionner des physiologies humaines, de suivre dans des gestes et des regards, dans des bruits de souffle et dans des attitudes, les instinctives manifestations des tempéraments. Il arrivait bien qu'un éclat de voix apportait à Hubert quelque lambeau de phrase. Il n'y prenait pas garde, abîmé qu'il était dans la contemplation de l'homme lui-même, qu'il voyait presque en face, avec ses yeux hardis, son cou un peu court, ses fortes mâchoires. La Croix-Firmin était entré le teint battu et couperosé: mais, dès la première moitié du déjeuner, le travail de la digestion commença de lui pousser à la face un afflux de sang. Il mangeait posément et beaucoup, avec une lenteur puissante. Il riait haut. Ses mains, qui tenaient la fourchette et le couteau, étaient fortes et montraient deux bagues. Sur son front, que des boucles courtes découvraient dans son étroitesse, jamais une flamme de pensée n'avait dû briller. Tout cela faisait un ensemble qui, même au regard hostile d'Hubert, ne manquait pas d'une beauté mâle et saine; mais c'était la beauté brutale d'un être de chair et de sang, sur le compte duquel il était impossible qu'une personne délicate se fît illusion une heure. Dire d'une femme qu'elle s'était donnée à cet homme, c'était dire qu'elle avait cédé à un instinct d'un ordre tout physique. Plus Hubert s'identifiait à ce tempérament par l'observation, plus cela lui devenait évident. Il interprétait la nature de Thérèse à cette minute mieux qu'il ne l'avait jamais fait. Il en saisissait l'ambiguïté avec une certitude affreuse; et c'est alors que s'éleva dans son cœur le plus triste, mais aussi le plus noble des sentiments qu'il eût éprouvés depuis son aventure, le seul qui fût vraiment digne de ce qu'avait été autrefois son âme, celui par lequel l'homme trouve, devant les perfidies de la femme, de quoi ne pas se perdre tout à fait le cœur:—la pitié. Un attendrissement, d'une amertume tout ensemble et d'une mélancolie infinies, l'envahit à l'idée que la créature charmante qu'il avait connue, sa chère silencieuse, comme il l'appelait, celle qui s'était montrée si délicatement fine dans l'art de lui plaire, se fût livrée aux caresses de cet homme. Il se rappela tout d'un coup les larmes de la nuit de Folkestone, les larmes aussi de la dernière entrevue; et comme s'il en eût enfin compris le sens, il ne trouva plus en lui-même qu'un seul mot qu'il prononça tout bas dans cette salle de restaurant emplie de la fumée des cigares, puis sous les arbres défeuillés des Tuileries, puis dans la solitude de la chambre de la rue Vaneau,—un seul mot, mais rempli de la perception des fatalités avilissantes de la vie: «Quelle misère! mon Dieu, quelle misère!»
XI
Que faisait Thérèse tandis qu'il souffrait ainsi, et pourquoi ne lui donnait-elle aucun signe de son existence? Quoique le jeune homme se fût interdit de penser à elle, il y pensait cependant, et cette question venait ajouter une inquiétude à ses autres angoisses. Des hypothèses contradictoires lui traversaient l'esprit tour à tour. Thérèse était-elle malade de remords? Avait-elle cessé de l'aimer? Avait-elle gardé La Croix-Firmin comme amant? Suivait-elle une nouvelle intrigue? Tout semblait possible à Hubert, le pire comme le meilleur, de la part de cette femme qu'il avait pu connaître si étrangement mêlée de délicatesse et de libertinage, de perfidie et de noblesse. Il constatait alors, à la brûlure de cœur que lui donnaient certaines de ses hypothèses, par quelles fibres vivantes il tenait à cet être dont il se voulait détaché. Il était sur le point de faire quelque démarche pour apprendre du moins quelles étaient ses dispositions d'âme, à elle, en ce moment; puis il se méprisait de cette faiblesse; et, pour se réconforter, il se répétait quelques vers qui correspondaient à son état d'esprit. Il les avait trouvés, étrange ironie de la destinée qu'il ne soupçonnait pas, dans l'unique recueil de poésies d'Alfred Fanières. Ce volume, réimprimé depuis que les romans du poète l'avaient rendu célèbre, s'appelait d'un titre qui, à lui seul, révélait la jeunesse: les Premières Fiertés. Hubert avait dîné avec l'écrivain chez Mme de Sauve, sans se douter de ce que la pauvre femme éprouvait à être contrainte, par son mari, de recevoir à sa table l'amant qu'elle idolâtrait et celui avec qui elle avait rompu. Fanières avait causé avec esprit ce soir-là, et c'est à la suite de ce dîner que le jeune homme, par une curiosité toute naturelle, avait pris chez un libraire le livre de vers. Le poème qui lui plaisait aujourd'hui était un sonnet assez prétentieusement appelé Cruauté tendre.
—«Oui, se disait Hubert, il a raison:—le silence...» Ces vers le remuaient, enfantinement, comme il arrive aux lecteurs ordinaires de poésie qui demandent à une œuvre de littérature seulement d'aviver ou d'apaiser la plaie intérieure. «Le silence..., reprenait-il. Est-ce qu'on parle à une morte? Eh bien, Thérèse est une morte pour moi.»
En s'exprimant ainsi dans la solitude de la chambre de travail où il passait maintenant presque toutes ses journées, Hubert n'avait plus de rancune contre sa maîtresse. Comme aucun fait récent ne venait susciter en lui des sentiments nouveaux, les anciens reparaissaient, ceux d'avant la trahison. Ces images de ses souvenirs abondaient en lui sans qu'il les chassât, et, petit à petit, sous cette influence, sa colère devenait quelque chose d'abstrait et de rationnel, si l'on peut dire, de convenu à ses yeux; mais, en réalité, il n'avait jamais tant aimé cette femme que dans ces heures où il se croyait sûr de ne plus la revoir. Il l'aimait comme une morte en effet; mais qui ne sait que ce sont là les plus indestructibles, les plus frénétiques tendresses? Quand l'irrévocable séparation n'a pas pour premier résultat de tuer l'amour, elle l'exalte au contraire d'une façon étrange. Impossible à étreindre, si présente et si lointaine, la vague forme du fantôme désiré flotte devant notre regard avec sa beauté que la vie ne flétrira plus, et toute notre âme s'en va vers lui, tristement et passionnément. La durée des jours s'abolit. La douceur du passé reflue tout entière en nous; et alors commence une sorte d'enchantement rétrospectif et singulier, qui est comme l'hallucination du cœur. Thérèse de Sauve eût été une femme ensevelie, cousue dans le linceul, couchée dans la froideur du caveau funèbre et pour toujours, qu'Hubert ne se serait pas abandonné davantage aux endolorissements de sa mémoire, à la folle ardeur de l'amour sans espérance, sans désir, tout fait de l'extase de ce qui fut une fois,—de ce qui ne saurait plus être jamais. Heure par heure, au moyen des billets qu'il avait gardés d'elle, et qu'il relisait jusqu'à en savoir par cœur chaque mot, il reconstituait les délicieux mois de son ivresse finie. Thérèse avait l'habitude de ne jamais dater ses lettres et d'écrire simplement en tête le nom du jour: «ce jeudi..., ce vendredi..., ce samedi...» Hubert retrouvait le quantième du mois au timbre de la poste, grâce au soin pieux qu'il avait eu de conserver toutes les enveloppes, pour l'enfantine raison qu'il n'aurait pas détruit, sans douleur, une ligne de cette écriture. Il n'avait pu, après tant et tant de semaines, se blaser sur l'émotion que lui procurait la vue des lettres de son nom tracées de la main de Thérèse.—Oui, heure par heure, il revivait sa vie vécue déjà. Le charme des minutes écoulées se représentait si complet, si ravissant, si navrant! Cela s'était en allé comme tout s'en va, et le jeune homme en arrivait à ne plus se révolter contre l'énigme dont il était victime. A la notion chrétienne de responsabilité succédait en lui un obscur fatalisme. La fin de son bonheur s'expliquait maintenant à ses yeux par l'inévitable misère humaine. Il absolvait presque son fantôme d'une faute qui lui semblait tenir à des fatalités naturelles; puis il se prenait à songer que ce fantôme était non pas celui d'une femme morte aux yeux clos, à la poitrine immobile, à la bouche fermée, mais celui d'une créature vivante, de qui les paupières battaient, de qui le cœur palpitait, de qui la bouche s'ouvrait, fraîche et tiède; et, malgré lui, tourmenté par il ne savait quel obscur désir, il se reprenait à murmurer: «Que fait-elle?»
Que faisait donc Thérèse, et comment n'avait-elle tenté aucun effort pour revoir celui qu'elle aimait? Quelles idées, quelles sensations avait-elle traversées depuis la terrible scène qui l'avait séparée d'Hubert? Pour elle aussi les journées avaient succédé aux journées; mais tandis que le jeune homme, en proie à une métamorphose d'âme provoquée par la plus inattendue et la plus tragique des déceptions, les laissait s'en aller, ces journées, rapides et brûlantes, passant d'une extrémité à l'autre de l'univers du sentiment,—elle, la coupable, elle, la vaincue, s'absorbait en une pensée unique. En cela pareille à toutes les femmes qui aiment, elle aurait donné les gouttes de son sang, les unes après les autres, pour guérir la douleur qu'elle avait causée à son amant. Ce n'est pas que les détails visibles de son existence fussent modifiés. Sauf la première semaine, durant laquelle une continue et lancinante migraine l'avait, pour ainsi dire, terrassée, par suite du contre-coup de tant d'émotions ressenties, elle avait repris son métier de femme du monde, son train accoutumé de courses et de visites, de grands dîners et de réceptions, de séances au théâtre ou dans des soirées. Mais ce mouvement tout extérieur n'a jamais plus empêché le rêve, que ne fait le travail de l'aiguille à tapisserie. Chose étrange au premier abord: il s'était produit dans cette âme, après l'explication de l'avenue Friedland, une détente à demi apaisée, tout simplement parce que l'aveu volontaire avait, comme toujours, diminué le remords. C'est bien aussi sur cette loi inexpliquée de notre conscience que la fine psychologie de l'Église catholique a fondé le principe de la confession. Si Thérèse ne se pardonnait pas tout à fait sa faute, du moins, en y songeant, n'avait-elle plus à subir la vision d'une bassesse absolue. L'idée d'une certaine hauteur morale s'y trouvait associée et l'ennoblissait elle-même à ses propres yeux. Ce sommeil de ses remords la rendait libre de s'abîmer dans le souvenir d'Hubert. Elle vivait maintenant dans une mortelle inquiétude à son endroit, dominée par le fixe désir de le revoir, non qu'elle espérât obtenir de lui son pardon, mais elle savait qu'il était malheureux, et elle sentait un tel amour en son être pour cet enfant blessé par elle, qu'elle trouverait bien le moyen de panser, de fermer cette plaie. Comment? Elle n'aurait su le dire; mais il n'était pas possible qu'une telle tendresse, et si profondément repentante, fût inefficace. En tout cas, il fallait qu'elle montrât du moins à Hubert l'étendue de la passion qu'elle ressentait pour lui. Est-ce que cela ne le toucherait pas, ne le pénétrerait pas, ne l'arracherait pas au désespoir? Maintenant qu'elle ne se trouvait plus sous l'accablement immédiat de son infidélité, elle ne la jugeait pas du point de vue essentiellement masculin, c'est-à-dire comme quelque chose d'absolu et d'irréparable. Chez la femme, créature beaucoup plus instinctive que nous autres hommes, beaucoup plus voisine de la nature, les puissances de renouveau sont beaucoup plus intactes. Une femme trompée pardonne, pourvu qu'elle se sente aimée, et une femme qui a trompé ne comprend guère qu'on ne lui pardonne pas, pourvu qu'elle aime... La faute commise, c'est une idée, une ombre, une chimère. L'amour éprouvé, c'est un fait, une réalité. Thérèse était donc sortie entièrement de la période de dépression morale dont son aveu avait marqué l'extrême limite. Certes, elle ne regrettait pas cet aveu, ainsi que tant d'autres femmes eussent fait dans des circonstances semblables; mais elle désirait, elle espérait, elle voulait que cet aveu n'eût pas marqué la fin de son bonheur, car, après tout, elle aimait et elle était aimée.
Cependant son désir ne l'aveuglait pas au point de lui faire oublier ce qu'elle savait du caractère de son ami. Fier et pur comme elle le connaissait, que ce rapprochement était difficile! Et d'ailleurs quels moyens employer pour se trouver avec lui, ne fût-ce qu'une heure? Écrire? elle le fit, non pas une fois, mais dix. La lettre cachetée, elle la jetait dans un tiroir et ne l'envoyait point. D'abord aucune phrase ne lui paraissait suffisamment câline et humble, enlaçante et tendre. Puis elle appréhendait avec épouvante qu'Hubert n'ouvrît même pas l'enveloppe et ne la lui retournât sans répondre. Le retrouver dans le monde? Elle redoutait un tel hasard, affreusement. De quel cœur supporter son regard, qui serait cruel, et qu'elle ne pourrait même pas essayer de désarmer? Aller rue Vaneau et obtenir de lui un entretien? Elle savait trop que ce n'était pas possible. Lui faire parler? Par qui? La seule personne qu'elle eût mise dans la confidence de son amour était l'amie de province qu'elle avait chargée de jeter ses lettres à la poste pour son mari, tandis qu'elle-même était à Folkestone. Parmi tous les hommes qu'elle rencontrait dans le monde, celui qui était assez dans l'intimité d'Hubert pour servir de messager dans une pareille ambassade était aussi celui dans lequel son instinct de femme lui montrait l'auteur probable de l'indiscrétion qui l'avait perdue, George Liauran. Elle était liée des mille menus fils que le monde attache aux membres de ses esclaves. Elle finit, sans calcul et en obéissant aux impulsions de son propre cœur, par trouver un moyen qui lui parut presque infaillible pour arriver à une explication. Elle éprouva un besoin irrésistible de se rendre au petit appartement de l'avenue Friedland, et elle se dit qu'Hubert ressentirait, tôt ou tard, ce besoin comme elle. Il fallait de toute nécessité qu'elle se rencontrât face à face avec lui à une de ces visites. Sous l'influence de cette idée, elle commença de faire de longues séances solitaires dans ce rez-de-chaussée dont chaque recoin lui parlait de son bonheur perdu. La première fois qu'elle y vint ainsi, l'heure qu'elle passa parmi ces meubles fut pour elle le principe d'une émotion si intolérable qu'elle faillit retomber dans l'excès de son premier désespoir. Elle y revint cependant, et, peu à peu, ce lui fut une étrange douceur que d'accomplir presque chaque jour ce pélerinage d'amour. Le concierge allumait le feu; elle laissait la flamme éclairer le petit salon d'une lueur vacillante qui luttait contre l'envahissement du crépuscule; elle se couchait sur le divan, et c'était pour elle une sensation à la fois torturante et délicieuse, toute mélangée d'attente, de mélancolie et de souvenirs. A chaque fois, elle avait soin de demander d'abord: «Monsieur est-il venu?» et la réponse négative lui rendait l'espoir que le hasard ferait coïncider la visite du jeune homme avec la sienne. Elle épiait le plus léger bruit, le cœur battant. L'ombre noyait autour d'elle tous les objets que la flambée du foyer ne colorait pas. L'appartement était parfumé de l'exhalaison des fleurs dont elle parait elle-même les vases et les coupes, et, tour à tour, elle redoutait, elle souhaitait l'entrée d'Hubert. Lui pardonnerait-il? La repousserait-il? Et enfin, elle devait quitter cet asile de son suprême espoir, et elle s'en allait, la voilette baissée, l'âme noyée de la même tristesse qu'autrefois, lorsqu'elle sentait encore les baisers d'Hubert sur ses lèvres, à la fois consolée et épouvantée par cette idée: «Quand le reverrai-je?... Sera-ce demain?...»
Un après-midi qu'elle était ainsi étendue sur le divan et abîmée parmi ses songes, il lui sembla entendre qu'une clef tournait dans la serrure de la porte d'entrée. Elle se redressa soudain avec une palpitation affolée du cœur... Oui, la porte s'ouvrait, se refermait. Un pas résonnait dans l'antichambre. Une main ouvrait la seconde porte. Elle se renversa de nouveau sur les coussins du divan, incapable de supporter l'approche de ce qu'elle avait tant espéré, trouvant ainsi, à force de sincérité, l'attitude vaincue que la plus raffinée coquetterie aurait choisie, celle qui pouvait agir avec le plus de force sur son amant,—si c'était lui?... Mais quel autre pouvait venir, et ne reconnaissait-elle point aussitôt son pas? Oui, c'était bien Hubert qui entrait à cette minute. Depuis leur rupture, il avait désiré souvent, lui aussi, retourner dans le petit rez-de-chaussée dont la pendule lui avait sonné de si douces heures,—cette pendule sur laquelle Thérèse jetait gracieusement la dentelle noire de sa seconde voilette «pour mieux voiler le temps,» disait-elle. Puis il n'avait pas osé. Les trop chers souvenirs rendent timide. On a peur tout à la fois, en y touchant à nouveau, de trop sentir et de sentir trop peu. Cette après-midi, cependant,—était-ce l'influence du ciel brouillé d'hiver et de son ensorcelante mélancolie? Était-ce la lecture, faite la veille, d'un des plus adorables billets de Thérèse, daté précisément du même jour, à une année de distance?—Hubert s'était trouvé, sans y avoir pensé, sur le chemin de l'avenue Friedland. Il avait suivi, pour s'y rendre, un lacis de rues détournées, machinalement, comme il faisait jadis afin d'éviter les espions. Quel besoin de ces ruses aujourd'hui? Et le contraste lui avait serré le cœur. Sur sa route, il dut passer devant un bureau télégraphique dans lequel il entrait autrefois au sortir de ses rendez-vous afin de prolonger leur volupté en écrivant à Thérèse un billet, qui la surprît à peine revenue chez elle,—écho étouffé, lointain et si tendre, des soupirs enivrés du jour! Il vit la porte du bureau, sa couleur sombre, son inscription, l'ouverture de la boîte réservée aux cartes-télégrammes, et il manqua de défaillir. Mais déjà il suivait le trottoir de la fatale avenue, il apercevait la maison, les persiennes closes des pièces de devant du rez-de-chaussée, l'allée commandée par la porte cochère. Que devint-il lorsque le concierge après lui avoir demandé si «Monsieur avait fait un bon voyage», ajouta de son accent haïssable d'obséquiosité: «Madame est là...?» Il n'avait pas encore pris la clef dans sa poche lorsque cette nouvelle, peut-être moins inattendue qu'il ne voulait se l'avouer, le frappa comme un coup droit, en pleine poitrine. Que faire? La dignité lui ordonnait de s'en aller tout de suite. Mais le désir inconscient et profond qu'il avait de revoir Thérèse lui suggéra un de ces sophismes, grâce auxquels nous trouvons toujours le moyen de préférer avec notre raison ce que nous désirons le plus avec notre instinct. «Si je n'entre pas, se dit-il en regardant du côté de la loge, ce personnage odieux comprendra qu'elle et moi nous sommes brouillés. Il est capable de pousser l'effronterie jusqu'à parler à Thérèse de ma visite interrompue... Je lui dois de lui épargner cette humiliation, et, d'ailleurs, il faut régler cette question de l'appartement, une fois pour toutes... Je ne serai donc jamais un homme?...» C'est à cette minute, et après l'éclair de ce raisonnement subit, qu'il ouvrit la porte, se rendant bien compte qu'il y avait dans la pièce voisine une créature que ce simple bruit bouleversait depuis les pieds jusqu'aux cheveux. Il les avait réchauffés de tant de baisers, ces pieds si fins, et si souvent maniés, ces longs cheveux noirs! «Si elle est venue, c'est qu'elle m'aime encore.» Cette idée le remuait malgré lui, et il tremblait lorsqu'il pénétra dans le salon, où l'agonie du crépuscule luttait contre les flammes du foyer. Il fut surpris par l'arome caressant des fleurs posées dans les vases de la cheminée, auquel se mêlait la senteur d'un parfum qu'il connaissait trop. Il vit sur le divan, au fond de la chambre, la forme prostrée d'un corps, puis le mouvement d'un buste, la pâleur d'un visage, et il se trouva face à face avec Thérèse, maintenant assise et qui le regardait. Leur silence à tous les deux était tel, qu'il entendait les coups secs de son propre cœur et le souffle de cette femme, évidemment éperdue d'émotion. Cette présence de sa maîtresse lui avait tout d'un coup rendu toute sa colère nerveuse. Ce qu'il sentait à ce moment, c'était l'affreux besoin de brutaliser la femme, l'être de ruse et de mensonge, qui s'empare de l'homme, être de force et de férocité, toutes les fois que la jalousie physique réveille en lui le mâle primitif, placé vis-à-vis de la femelle dans la vérité de la nature. A une certaine profondeur, toutes les différences des éducations et des caractères s'abolissent devant les nécessités inévitables des lois du sexe.
Ce fut Thérèse qui rompit la première le silence. Elle comprenait trop bien la gravité de l'explication qui allait suivre, pour que toutes ses facultés de finesse féminine ne fussent pas mises en jeu. Elle aimait Hubert, à cette seconde, aussi passionnément qu'au jour où elle s'était confessée à lui de son inexplicable faute; mais elle était maîtresse d'elle-même à présent et pouvait mesurer la portée de ses paroles. D'ailleurs, elle n'avait pas de comédie à jouer. Il lui suffisait de se montrer telle qu'elle était, dans l'humilité infinie de la plus repentante des tendresses, et ce fut d'une voix presque basse qu'elle commença de parler, du coin d'ombre où elle se tenait assise.
—«Je vous demande pardon de me trouver ici, dit-elle; je vais partir. En me permettant de venir dans cet appartement, quelquefois, toute seule, je n'ai cru rien faire qui vous déplût... C'était un pèlerinage vers ce qui a été le seul bonheur de ma vie, mais je ne le recommencerai plus, je vous le promets...
—«C'est à moi de me retirer, madame,» répondit Hubert que le son de cette voix troublait d'une émotion impossible à définir. «Elle est venue plusieurs fois,» songea-t-il, et cette idée l'irritait, comme il arrive quand on ne veut pas s'abandonner à une sensation tendre. «J'avoue, continua-t-il tout haut, que je ne m'attendais pas à vous revoir ici après ce qui s'est passé. Il me semblait que vous deviez fuir certains souvenirs plutôt que les rechercher...
—«Ne me parlez pas avec dureté, reprit-elle avec plus de douceur encore. Mais pourquoi me parleriez-vous autrement? ajouta-t-elle d'un ton mélancolique; je ne peux pas me justifier à vos yeux. Réfléchissez pourtant que, si je n'avais pas tenu, comme j'y tenais, à la beauté du sentiment qui nous a unis, je n'aurais pas été sincère avec vous comme je l'ai été. Hélas! c'est que je vous aimais, comme je vous aime, comme je vous aimerai toujours.
—«N'employez pas le mot d'amour, répliqua Hubert, vous n'en avez plus le droit.
—«Ah! répondit-elle avec une exaltation grandissante, vous ne pouvez pas m'empêcher de sentir. Oui, Hubert, je vous aime, et si je n'ai plus d'espoir que cet amour soit partagé, il n'en est pas moins vivant ici,—et elle se frappa la poitrine,—et il faut que vous le sachiez, continua-t-elle, c'est ma seule consolation dans le plus complet malheur, de penser que j'aurai pu vous dire une dernière fois ce que je vous ai tant dit en des jours heureux: je vous aime. Ne voyez pas là un rêve de pardon; je n'essayerai pas de vous fléchir et vous ne me condamnerez jamais autant que je me condamne. Mais il n'en est pas moins vrai que je vous aime,—plus que jamais.
—«Hé bien! reprit Hubert, cet amour sera la seule vengeance que je veuille tirer de vous... Sachez-le donc, cet homme que vous aimez, vous lui avez fait supporter un martyre à ne pas y survivre; vous lui avez déchiré le cœur, vous avez été son bourreau, bourreau de toutes les heures, de toutes les minutes... Il n'y a plus en moi qu'une plaie, et c'est vous, vous qui l'avez ouverte... Je ne crois plus à rien, je n'espère plus rien, je n'aime plus rien, et c'est vous qui en êtes la cause... Et cela durera longtemps, longtemps, et tous les matins il faudra que vous vous disiez et tous les soirs: Celui que j'aime est dans l'agonie, et c'est moi qui le tue...» Et il continuait, soulageant son âme de sa douleur de tant de jours avec tout ce que la colère lui fournissait de paroles cruelles pour cette femme qui l'écoutait, les paupières baissées, le visage décomposé, effrayante de pâleur dans l'ombre où résonnait cette voix pour elle terrible. Ne lui infligeait-il pas, rien qu'en obéissant à sa passion, le plus torturant des supplices, celui de saigner devant elle d'une blessure qu'elle lui avait faite, et qu'elle ne pouvait guérir?
—«Frappez-moi, répondit-elle simplement, j'ai tout mérité.
—«Ce sont là des phrases inutiles, dit Hubert après un nouveau silence, durant lequel il avait marché d'un bout à l'autre de la pièce pour user sa fureur. Venons aux faits. Il faut que cette entrevue ait du moins une conclusion pratique. Nous devons nous revoir dans le monde et chez vous. Ai-je besoin de vous dire que je me conduirai comme un honnête homme et que personne ne soupçonnera rien de ce qui a pu se passer entre nous? Il reste la question de cet appartement. Je vais écrire à Emmanuel Deroy pour le prévenir que je n'y viendrai plus. Il est inutile que nous nous retrouvions ici, n'est-ce pas? Nous n'avons plus rien à nous dire.
—«Vous avez raison,» fit Thérèse d'un accent brisé; puis, comme prenant une résolution suprême, elle se leva. Elle passa ses deux mains sur ses yeux, et, détachant de son poignet le bracelet auquel était appendue la petite clef, elle tendit ce bijou à Hubert sans prononcer une parole. Il prit la chaînette d'or et ses doigts rencontrèrent ceux de la jeune femme. Ni l'un ni l'autre ne retira sa main. Ils se regardèrent, et il la vit bien en face pour la première fois depuis son entrée dans l'appartement. Elle était à cet instant d'une beauté sublime. Sa bouche s'entr'ouvrait comme si la respiration lui eût manqué, ses yeux étaient chargés de langueur, ses doigts pressèrent ceux du jeune homme d'une caresse lente, et une flamme subtile courut soudain en lui. Comme pris d'ivresse, il se rapprocha d'elle et la prit dans ses bras en lui donnant un baiser. Elle défaillit et tous les deux tombèrent sur le divan noyé d'ombre et ils s'enlacèrent d'une de ces étreintes affolées et silencieuses, dans lesquelles se fondent toutes les rancunes, justes et injustes, mais aussi toutes les dignités. Ce sont des minutes où ni l'homme ni la femme ne prononcent le mot: je t'aime, comme s'ils éprouvaient que ces égarements-là n'ont en effet plus rien de commun avec l'amour.
Quand ils reprirent leurs sens, elle le regarda. Elle tremblait de le voir céder à l'horrible mouvement, familier aux hommes au sortir de chutes pareilles, et qui les pousse à punir leur complice de leur propre faiblesse, en l'accablant de mépris. Si Hubert fut saisi d'un frisson de révolte, il eut du moins la générosité d'en épargner la vue à Thérèse; et alors, d'une voix que la crainte rendait si captivante: «Ah! mon Hubert, disait-elle, je t'ai donc de nouveau à moi... Si tu savais! Je n'aurais pas survécu à notre séparation. J'en serais morte; je t'aime trop... Je serai si douce, si douce pour toi, je te rendrai si heureux... Mais ne me quitte pas. Si tu ne m'aimes plus, laisse-moi t'aimer. Prends-moi, renvoie-moi, au gré de ton caprice. Je suis ton esclave, ta chose, ton bien. Ah! si je pouvais mourir maintenant?...» Et elle couvrait le visage amaigri de son amant de baisers passionnés. Lui cependant restait immobile, la bouche et les yeux clos, et il songeait où il en était tombé. Maintenant que l'ivresse était dissipée, il pouvait comparer ce qu'il venait de ressentir à ce qu'il avait ressenti autrefois. Le symbole du changement accompli était dans le contraste entre la brutalité de ce plaisir, pris ainsi sur ce divan, et la divine pudeur des anciens jours. Il n'avait point pardonné à Thérèse, et il n'avait pu lui résister; mais par cela même il avait à jamais perdu le droit de lui reprocher sa trahison. Et puis, l'aurait-il eu de nouveau ce droit, comment en user? Il y avait dans les caresses de cette femme un ensorcellement trop fort. Il devina qu'il allait le subir à partir de ce jour, et que c'en était fait de son rêve. Il avait aimé cette femme du plus sublime amour; elle le tenait maintenant par ce qu'il y avait de plus obscur et de moins noble en lui. Quelque chose était mort dans sa vie morale, qu'il ne devait plus jamais retrouver. C'était un de ces naufrages d'âme que ceux qui les subissent sentent irrémédiables. Il avait cessé de s'estimer, après avoir cessé d'estimer sa maîtresse. La Dalila éternelle avait une fois de plus accompli son œuvre, et, comme les lèvres de la femme étaient frémissantes et caressantes, il lui rendit ses baisers.
XII
Quinze jours environ après cette scène, Hubert avait recommencé de dîner en ville et de sortir presque tous les soirs, à la grande stupeur de sa mère, qui, après s'être tue devant un chagrin sur lequel elle était impuissante, rencontrait maintenant chez son fils un air de fièvre enivrée qui l'épouvantait. Elle ne put s'empêcher de s'ouvrir de cet étonnement à George Liauran, un soir que ce dernier était venu, comme de coutume, prendre sa place dans le petit salon témoin de tant d'agonies de la pauvre femme. Le vent soufflait au dehors, comme dans la nuit où le général Scilly avait commencé de songer au malheur de ses amies; et le vieux soldat, qui était, lui aussi, sur son fauteuil ordinaire, ne put s'empêcher de constater combien ces quelques dix mois avaient produit de ravages sur les deux veuves.
—«Je n'y comprends rien, répondit George à l'interrogation de sa cousine; Hubert et moi nous n'avons pas eu d'entretien; il est certain que son désespoir est inexplicable s'il n'a pas cru à la faute de Mme de Sauve, et il est certain qu'il est de nouveau au mieux avec elle.
—«Après ce qu'il sait, dit le comte, il n'est pas fier.
—«Que voulez-vous? reprit George, il est comme les autres.»
Mme Liauran, couchée sur sa chaise longue, tenait la main de Mme Castel, tandis que son cousin prononçait cette parole, dont il ne mesurait pas la portée. Les doigts de la mère et ceux de la vieille grand'mère échangèrent une pression par laquelle les deux femmes se dirent l'une à l'autre la souffrance dont ni l'une ni l'autre ne devaient jamais guérir. Elles n'avaient pas élevé leur enfant pour qu'il devînt comme les autres. Elles entrevoyaient la métamorphose inévitable qui allait s'accomplir dans Hubert, à présent... Hélas! c'est une profonde vérité, que «l'homme est tel que son amour;» mais cet amour, pourquoi et d'où nous vient-il? Question sans réponse, et, comme la trahison de la femme, comme la faiblesse de l'homme, comme la vie même, cruelle, cruelle énigme!
Londres.—Juillet-Septembre 1884.
SAINT-GERMAIN.—IMPRIMERIE D. BARDIN ET Cie.