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Cyrano de Bergerac

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ROXANE (entr'ouvrant sa fenêtre):
Qui donc m'appelle ?

CHRISTIAN:
Moi.

ROXANE:
Qui, moi ?

CHRISTIAN:
Christian.

ROXANE (avec dédain):
C'est vous ?

CHRISTIAN:
Je voudrais vous parler.

CYRANO (sous le balcon, à Christian):
Bien. Bien. Presque à voix basse.

ROXANE:
Non ! Vous parlez trop mal. Allez-vous-en !

CHRISTIAN:
De grâce !. . .

ROXANE:
Non ! Vous ne m'aimez plus !

CHRISTIAN (à qui Cyrano souffle ses mots):
M'accuser,—justes dieux !—
De n'aimer plus. . .quand. . .j'aime plus !

ROXANE (qui allait refermer sa fenêtre, s'arrêtant):
Tiens ! mais c'est mieux !

CHRISTIAN (même jeu):
L'amour grandit bercé dans mon âme inquiète. . .
Que ce. . .cruel marmot prit pour. . .barcelonnette !

ROXANE (s'avançant sur le balcon):
C'est mieux !—Mais, puisqu'il est cruel, vous fûtes sot
De ne pas, cet amour, l'étouffer au berceau !

CHRISTIAN (même jeu):
Aussi l'ai-je tenté, mais. . .tentative nulle:
Ce. . .nouveau-né, Madame, est un petit. . .Hercule.

ROXANE:
C'est mieux !

CHRISTIAN (même jeu):
De sorte qu'il. . .strangula comme rien. . .
Les deux serpents. . .Orgueil et. . .Doute.

ROXANE (s'accoudant au balcon):
Ah ! c'est très bien.
—Mais pourquoi parlez-vous de façon peu hâtive ?
Auriez-vous donc la goutte à l'imaginative ?

CYRANO (tirant Christian sous le balcon, et se glissant à sa place):
Chut ! Cela devient trop difficile !. . .

ROXANE:
Aujourd'hui. . .
Vos mots sont hésitants. Pourquoi ?

CYRANO (parlant à mi-voix, comme Christian):
C'est qu'il fait nuit,
Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille.

ROXANE:
Les miens n'éprouvent pas difficulté pareille.

CYRANO:
Ils trouvent tout de suite ? Oh ! cela va de soi,
Puisque c'est dans mon cœur, eux, que je les reçois;
Or, moi, j'ai le cœur grand, vous, l'oreille petite.
D'ailleurs vos mots à vous, descendent: ils vont vite.
Les miens montent, Madame: il leur faut plus de temps !

ROXANE:
Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.

CYRANO:
De cette gymnastique, ils ont pris l'habitude !

ROXANE:
Je vous parle, en effet, d'une vraie altitude !

CYRANO:
Certe, et vous me tueriez si de cette hauteur
Vous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur !

ROXANE (avec un mouvement):
Je descends.

CYRANO (vivement)
Non !

ROXANE (lui montrant le banc qui est sous le balcon):
Grimpez sur le banc, alors, vite !

CYRANO (reculant avec effroi dans la nuit):
Non !

ROXANE:
Comment. . .non ?

CYRANO (que l'émotion gagne de plus en plus):
Laissez un peu que l'on profite. . .
De cette occasion qui s'offre. . .de pouvoir
Se parler doucement, sans se voir.

ROXANE:
Sans se voir ?

CYRANO:
Mais oui, c'est adorable. On se devine à peine.
Vous voyez la noirceur d'un long manteau qui traîne,
J'aperçois la blancheur d'une robe d'été:
Moi je ne suis qu'une ombre, et vous qu'une clarté !
Vous ignorez pour moi ce que sont ces minutes !
Si quelquefois je fus éloquent. . .

ROXANE:
Vous le fûtes !

CYRANO:
Mon langage jamais jusqu'ici n'est sorti
De mon vrai cœur. . .

ROXANE:
Pourquoi ?

CYRANO:
Parce que. . .jusqu'ici
Je parlais à travers. . .

ROXANE:
Quoi ?

CYRANO:
. . .le vertige où tremble
Quiconque est sous vos yeux !. . .Mais, ce soir, il me semble. . .
Que je vais vous parler pour la première fois !

ROXANE:
C'est vrai que vous avez une tout autre voix.

CYRANO (se rapprochant avec fièvre):
Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège
J'ose être enfin moi-même, et j'ose. . .
(Il s'arrête et avec égarement):
Où en étais-je ?
Je ne sais. . .tout ceci,—pardonnez mon émoi,—
C'est si délicieux,. . .c'est si nouveau pour moi !

ROXANE:
Si nouveau ?

CYRANO (bouleversé, et essayant toujours de rattraper ses mots):
Si nouveau. . .mais oui. . .d'être sincère:
La peur d'être raillé, toujours au cœur me serre. . .

ROXANE:
Raillé de quoi ?

CYRANO:
Mais de. . .d'un élan !. . .Oui, mon cœur
Toujours, de mon esprit s'habille, par pudeur:
Je pars pour décrocher l'étoile, et je m'arrête
Par peur du ridicule, à cueillir la fleurette !

ROXANE:
La fleurette a du bon.

CYRANO:
Ce soir, dédaignons-la !

ROXANE:
Vous ne m'aviez jamais parlé comme cela !

CYRANO:
Ah ! si loin des carquois, des torches et des flèches,
On se sauvait un peu vers des choses. . .plus fraîches !
Au lieu de boire goutte à goutte, en un mignon
Dé à coudre d'or fin, l'eau fade du Lignon,
Si l'on tentait de voir comment l'âme s'abreuve
En buvant largement à même le grand fleuve !

ROXANE:
Mais l'esprit ?. . .

CYRANO:
J'en ai fait pour vous faire rester
D'abord, mais maintenant ce serait insulter
Cette nuit, ces parfums, cette heure, la Nature,
Que de parler comme un billet doux de Voiture !
—Laissons, d'un seul regard de ses astres, le ciel
Nous désarmer de tout notre artificiel:
Je crains tant que parmi notre alchimie exquise
Le vrai du sentiment ne se volatilise,
Que l'âme ne se vide à ces passe-temps vains,
Et que le fin du fin ne soit la fin des fins !

ROXANE:
Mais l'esprit ?. . .

CYRANO:
Je le hais dans l'amour ! C'est un crime
Lorsqu'on aime de trop prolonger cette escrime !
Le moment vient d'ailleurs inévitablement,
—Et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment !—
Où nous sentons qu'en nous une amour noble existe
Que chaque joli mot que nous disons rend triste !

ROXANE:
Eh bien ! si ce moment est venu pour nous deux,
Quels mots me direz-vous ?

CYRANO:
Tous ceux, tous ceux, tous ceux
Qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe,
Sans les mettre en bouquet: je vous aime, j'étouffe,
Je t'aime, je suis fou, je n'en peux plus, c'est trop;
Ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot,
Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,
Tout le temps, le grelot s'agite, et le nom sonne !
De toi, je me souviens de tout, j'ai tout aimé:
Je sais que l'an dernier, un jour, le douze mai,
Pour sortir le matin tu changeas de coiffure !
J'ai tellement pris pour clarté ta chevelure
Que, comme lorsqu'on a trop fixé le soleil,
On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,
Sur tout, quand j'ai quitté les feux dont tu m'inondes,
Mon regard ébloui pose des taches blondes !

ROXANE (d'une voix troublée):
Oui, c'est bien de l'amour. . .

CYRANO:
Certes, ce sentiment
Qui m'envahit, terrible et jaloux, c'est vraiment
De l'amour, il en a toute la fureur triste !
De l'amour,—et pourtant il n'est pas égoïste !
Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,
Quand même tu devrais n'en savoir jamais rien,
S'il se pouvait, parfois, que de loin, j'entendisse
Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !
—Chaque regard de toi suscite une vertu
Nouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tu
À comprendre, à présent ? voyons, te rends-tu compte ?
Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ?. . .
Oh ! mais vraiment, ce soir, c'est trop beau, c'est trop doux !
Je vous dis tout cela, vous m'écoutez, moi, vous !
C'est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste,
Je n'ai jamais espéré tant ! Il ne me reste
Qu'à mourir maintenant ! C'est à cause des mots
Que je dis qu'elle tremble entre les bleus rameaux !
Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles !
Car tu trembles ! car j'ai senti, que tu le veuilles
Ou non, le tremblement adoré de ta main
Descendre tout le long des branches du jasmin !
(Il baise éperdument l'extrémité d'une branche pendante.)

ROXANE:
Oui, je tremble, et je pleure, et je t'aime, et suis tienne !
Et tu m'as enivrée !

CYRANO:
Alors, que la mort vienne !
Cette ivresse, c'est moi, moi, qui l'ai su causer !
Je ne demande plus qu'une chose. . .

CHRISTIAN (sous le balcon):
Un baiser !

ROXANE (se rejetant en arrière):
Hein ?

CYRANO:
Oh !

ROXANE:
Vous demandez ?

CYRANO:
Oui. . .je. . .
(A Christian bas):
Tu vas trop vite.

CHRISTIAN:
Puisqu'elle est si troublée, il faut que j'en profite !

CYRANO (à Roxane):
Oui, je. . .j'ai demandé, c'est vrai. . .mais justes cieux !
Je comprends que je fus bien trop audacieux.

ROXANE (un peu déçue):
Vous n'insistez pas plus que cela ?

CYRANO:
Si ! j'insiste. . .
Sans insister !. . .Oui, oui ! votre pudeur s'attriste !
Eh bien ! mais, ce baiser. . .ne me l'accordez pas !

CHRISTIAN (à Cyrano, le tirant par son manteau):
Pourquoi ?

CYRANO:
Tais-toi, Christian !

ROXANE (se penchant):
Que dites-vous tout bas ?

CYRANO:
Mais d'être allé trop loin, moi-même je me gronde;
Je me disais: tais toi, Christian !. . .
(Les théorbes se mettent à jouer):
Une seconde !. . .
On vient !
(Roxane referme la fenêtre. Cyrano écoute les théorbes, dont l'un joue un air folâtre et l'autre un air lugubre):
Air triste ? Air gai ?. . .Quel est donc leur dessein ?
Est-ce un homme ? Une femme ?—Ah ! c'est un capucin !
(Entre un capucin qui va de maison en maison, une lanterne à la main, regardant les portes.)



Scène 3.VIII.

Cyrano, Christian, un capucin.


CYRANO (au capucin):
Quel est ce jeu renouvelé de Diogène ?

LE CAPUCIN:
Je cherche la maison de madame. . .

CHRISTIAN:
Il nous gêne !

LE CAPUCIN:
Magdeleine Robin. . .

CHRISTIAN:
Que veut-il ?. . .

CYRANO (lui montrant une rue montante):
Par ici !
Tout droit,—toujours tout droit. . .

LE CAPUCIN
Je vais pour vous !—Merci
Dire mon chapelet jusqu'au grain majuscule.
(Il sort.)

CYRANO:
Bonne chance ! Mes vœux suivent votre cuculle !
(Il redescend vers Christian.)



Scène 3.IX.

Cyrano, Christian.


CHRISTIAN:
Obtiens-moi ce baiser !. . .

CYRANO:
Non !

CHRISTIAN:
Tôt ou tard !. . .

CYRANO:
C'est vrai !
Il viendra, ce moment de vertige enivré
Où vos bouches iront l'une vers l'autre, à cause
De ta moustache blonde et de sa lèvre rose !
(A lui-même):
J'aime mieux que ce soit à cause de. . .
(Bruit des volets qui se rouvrent, Christian se cache sous le balcon.)



Scène 3.X.

Cyrano, Christian, Roxane.


ROXANE (s'avançant sur le balcon):
C'est vous ?
Nous parlions de. . .de. . .d'un. . .

CYRANO:
Baiser ! Le mot est doux.
Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l'ose;
S'il la brûle déjà, que sera-ce la chose ?
Ne vous en faites pas un épouvantement:
N'avez-vous pas tantôt, presque insensiblement,
Quitté le badinage et glissé sans alarmes
Du sourire au soupir, et du soupir aux larmes !
Glissez encore un peu d'insensible façon:
Des larmes au baiser il n'y a qu'un frisson !

ROXANE:
Taisez-vous !

CYRANO:
Un baiser, mais à tout prendre, qu'est-ce ?
Un serment fait d'un peu plus près, une promesse
Plus précise, un aveu qui veut se confirmer,
Un point rose qu'on met sur l'i du verbe aimer;
C'est un secret qui prend la bouche pour oreille,
Un instant d'infini qui fait un bruit d'abeille,
Une communion ayant un goût de fleur,
Une façon d'un peu se respirer le cœur,
Et d'un peu se goûter, au bord des lèvres, l'âme !

ROXANE:
Taisez-vous !

CYRANO:
Un baiser, c'est si noble, Madame,
Que la reine de France, au plus heureux des lords,
En a laissé prendre un, la reine même !

ROXANE:
Alors !

CYRANO (s'exaltant):
J'eus comme Buckingham des souffrances muettes,
J'adore comme lui la reine que vous êtes,
Comme lui je suis triste et fidèle. . .

ROXANE:
Et tu es
Beau comme lui !

CYRANO (à part, dégrisé):
C'est vrai, je suis beau, j'oubliais !

ROXANE:
Eh bien ! montez cueillir cette fleur sans pareille. . .

CYRANO (poussant Christian vers le balcon):
Monte !

ROXANE:
Ce goût de cœur. . .

CYRANO:
Monte !

ROXANE:
Ce bruit d'abeille. . .

CYRANO:
Monte !

CHRISTIAN (hésitant):
Mais il me semble, à présent, que c'est mal !

ROXANE:
Cet instant d'infini !. . .

CYRANO (le poussant):
Monte donc, animal !
(Christian s'élance, et par le banc, le feuillage, les piliers, atteint les balustres qu'il enjambe.)

CHRISTIAN:
Ah, Roxane !
(Il l'enlace et se penche sur ses lèvres.)

CYRANO:
Aïe ! au cœur, quel pincement bizarre !
—Baiser, festin d'amour dont je suis le Lazare !
Il me vient dans cette ombre une miette de toi,—
Mais oui, je sens un peu mon cœur qui te reçoit,
Puisque sur cette lèvre où Roxane se leurre
Elle baise les mots que j'ai dits tout à l'heure !
(On entend les théorbes):
Un air triste, un air gai: le capucin !
(Il feint de courir comme s'il arrivait de loin, et d'une voix claire):
Holà !

ROXANE:
Qu'est ce ?

CYRANO:
Moi. Je passais. . .Christian est encor là ?

CHRISTIAN (très étonné):
Tiens Cyrano !

ROXANE:
Bonjour, cousin !

CYRANO:
Bonjour, cousine !

ROXANE:
Je descends !
(Elle disparaît dans la maison. Au fond rentre le capucin.)

CHRISTIAN (l'apercevant):
Oh ! encor !
(Il suit Roxane.)



Scène 3.XI.

Cyrano, Christian, Roxane, le capucin, Ragueneau.


LE CAPUCIN:
C'est ici,—je m'obstine—
Magdeleine Robin !

CYRANO:
Vous aviez dit: Ro-lin.

LE CAPUCIN:
Non: Bin. B, i, n, bin !

ROXANE (paraissant sur le seuil de la maison, suivie de Ragueneau qui porte une lanterne, et de Christian):
Qu'est-ce ?

LE CAPUCIN:
Une lettre.

CHRISTIAN:
Hein ?

LE CAPUCIN (à Roxane):
Oh ! il ne peut s'agir que d'une sainte chose !
C'est un digne seigneur qui. . .

ROXANE (à Christian):
C'est De Guiche !

CHRISTIAN:
Il ose ?. . .

ROXANE:
Oh ! mais il ne va pas m'importuner toujours !
(Décachetant la lettre):
Je t'aime, et si. . .
(A la lueur de la lanterne de Ragueneau, elle lit, à l'écart, à voix basse):
Mademoiselle,
Les tambours
Battent; mon régiment boucle sa soubreveste;
Il part; moi, l'on me croit déjà parti: je reste.
Je vous désobéis. Je suis dans ce couvent.
Je vais venir, et vous le mande auparavant
Par un religieux simple comme une chèvre
Qui ne peut rien comprendre à ceci. Votre lèvre
M'a trop souri tantôt: j'ai voulu la revoir.
Éloignez un chacun, et daignez recevoir
L'audacieux déjà pardonné, je l'espère,
Qui signe votre très. . .et caetera. . .
(Au capucin):
Mon Père,
Voici ce que me dit cette lettre. Écoutez:
(Tous se rapprochent, elle lit à haute voix):
Mademoiselle,
Il faut souscrire aux volontés
Du cardinal, si dur que cela vous puisse être.
C'est la raison pourquoi j'ai fait choix, pour remettre
Ces lignes en vos mains charmantes, d'un très saint,
D'un très intelligent et discret capucin;
Nous voulons qu'il vous donne, et dans votre demeure,
La bénédiction
(Elle tourne la page):
nuptiale sur l'heure.
Christian doit en secret devenir votre époux;
Je vous l'envoie. Il vous déplaît. Résignez-vous.
Songez bien que le ciel bénira votre zèle,
Et tenez pour tout assuré, Mademoiselle,
Le respect de celui qui fut et qui sera
Toujours votre très humble et très. . .et cætera.

LE CAPUCIN (rayonnant):
Digne seigneur !. . .Je l'avais dit. J'étais sans crainte !
Il ne pouvait s'agir que d'une chose sainte !

ROXANE (bas à Christian):
N'est-ce pas que je lis très bien les lettres ?

CHRISTIAN:
Hum !

ROXANE (haut, avec désespoir):
Ah !. . .c'est affreux !

LE CAPUCIN (qui a dirigé sur Cyrano la clarté de sa lanterne):
C'est vous ?

CHRISTIAN:
C'est moi !

LE CAPUCIN (tournant la lumière vers lui, et, comme si un doute lui venait, en voyant sa beauté):
Mais. . .

ROXANE (vivement):
Post-scriptum:
Donnez pour le couvent cent vingt pistoles.

LE CAPUCIN:
Digne,
Digne seigneur !
(A Roxane):
Résignez-vous ?

ROXANE (en martyre):
Je me résigne !
(Pendant que Ragueneau ouvre la porte au capucin que Christian invite à entrer, elle dit bas à Cyrano):
Vous, retenez ici De Guiche ! Il va venir !
Qu'il n'entre pas tant que. . .

CYRANO:
Compris !
(Au capucin):
Pour les bénir
Il vous faut ?. . .

LE CAPUCIN:
Un quart d'heure.

CYRANO (les poussant tous vers la maison):
Allez ! moi, je demeure !

ROXANE (à Christian):
Viens !. . .
(Ils entrent.)


Scène XII.

Cyrano, seul.


CYRANO:
Comment faire perdre à De Guiche un quart d'heure.
(Il se précipite sur le banc, grimpe au mur, vers le balcon):
Là !. . .Grimpons !. . .J'ai mon plan !. . .
(Les théorbes se mettent à jouer une phrase lugubre):
Ho ! c'est un homme !
(Le trémolo devient sinistre):
Ho ! ho !
Cette fois, c'en est un !. . .
(Il est sur le balcon, il rabaisse son feutre sur ses yeux, ôte son épée, se drape dans sa cape, puis se penche et regarde au dehors):
Non, ce n'est pas trop haut !. . .
(Il enjambe les balustres et attirant à lui la longue branche d'un des arbres qui débordent le mur du jardin, il s'y accroche des deux mains, prêt a se laisser tomber):
Je vais légèrement troubler cette atmosphère !. . .


Scène 3.XIII.

Cyrano, De Guiche.


DE GUICHE (qui entre, masqué, tâtonnant dans la nuit):
Qu'est-ce que ce maudit capucin peut bien faire ?

CYRANO:
Diable ! Et ma voix ?. . .S'il la reconnaissait ?
(Lâchant d'une main, il a l'air de tourner une invisible clef):
Cric ! Crac !
(Solennellement):
Cyrano, reprenez l'accent de Bergerac !. . .

DE GUICHE (regardant la maison):
Oui, c'est là. J'y vois mal. Ce masque m'importune !
(Il va pour entrer, Cyrano saute du balcon en se tenant à la branche, qui plie, et le dépose entre la porte et De Guiche; il feint de tomber lourdement, comme si c'était de très haut, et s'aplatit par terre, où il reste immobile, comme étourdi. De Guiche fait un bond en arrière):
Hein ? quoi ?
(Quand il lève les yeux, la branche s'est redressée; il ne voit que le ciel; il ne comprend pas):
D'où tombe donc cet homme ?

CYRANO (se mettant sur son séant, et avec l'accent de Gascogne):
De la lune !

DE GUICHE:
De la ?. . .

CYRANO (d'une voix de rêve):
Quelle heure est-il ?

DE GUICHE:
N'a-t-il plus sa raison ?

CYRANO:
Quelle heure ? Quel pays ? Quel jour ? Quelle saison ?

DE GUICHE:
Mais. . .

CYRANO:
Je suis étourdi !

DE GUICHE:
Monsieur. . .

CYRANO:
Comme une bombe
Je tombe de la lune !

DE GUICHE (impatienté):
Ah ça ! Monsieur !

CYRANO (se relevant, d'une voix terrible):
J'en tombe !

DE GUICHE (reculant):
Soit ! soit ! vous en tombez !. . .c'est peut-être un dément !

CYRANO (marchant sur lui):
Et je n'en tombe pas métaphoriquement !. . .

DE GUICHE:
Mais. . .

CYRANO:
Il y a cent ans, ou bien une minute,
—J'ignore tout à fait ce que dura ma chute !—
J'étais dans cette boule à couleur de safran !

DE GUICHE (haussant les épaules):
Oui. Laissez-moi passer !

CYRANO (s'interposant):
Où suis-je ? soyez franc !
Ne me déguisez rien ! En quel lieu, dans quel site,
Viens-je de choir, Monsieur, comme un aérolithe ?

DE GUICHE:
Morbleu !. . .

CYRANO:
Tout en cheyant je n'ai pu faire choix
De mon point d'arrivée,—et j'ignore où je chois !
Est-ce dans une lune ou bien dans une terre,
Que vient de m'entraîner le poids de mon postère ?

DE GUICHE:
Mais je vous dis, Monsieur. . .

CYRANO (avec un cri de terreur qui fait reculer de Guiche):
Ha ! grand Dieu !. . .je crois voir
Qu'on a dans ce pays le visage tout noir !

DE GUICHE (portant la main à son visage):
Comment ?

CYRANO (avec une peur emphatique):
Suis-je en Alger ? Êtes-vous indigène ?. . .

DE GUICHE (qui a senti son masque):
Ce masque !. . .

CYRANO (feignant de se rassurer un peu):
Je suis donc dans Venise, ou dans Gêne ?

DE GUICHE (voulant passer):
Une dame m'attend !. . .

CYRANO (complètement rassuré):
Je suis donc à Paris.

DE GUICHE (souriant malgré lui):
Le drôle est assez drôle !

CYRANO:
Ah ! vous riez ?

DE GUICHE:
Je ris,
Mais veux passer !

CYRANO (rayonnant):
C'est à Paris que je retombe !
(Tout à fait à son aise, riant, s'époussetant, saluant):
J'arrive—excusez-moi !—par la dernière trombe.
Je suis un peu couvert d'éther. J'ai voyagé !
J'ai les yeux tout remplis de poudre d'astres. J'ai
Aux éperons, encor, quelques poils de planète !
(Cueillant quelque chose sur sa manche):
Tenez, sur mon pourpoint, un cheveu de comète !. . .
(Il souffle comme pour le faire envoler.)

DE GUICHE (hors de lui):
Monsieur !. . .

CYRANO (au moment où il va passer, tend sa jambe comme pour y montrer quelque chose et l'arrête):
Dans mon mollet je rapporte une dent
De la Grande Ourse,—et comme, en frôlant le Trident,
Je voulais éviter une de ses trois lances,
Je suis allé tomber assis dans les Balances,—
Dont l'aiguille, à présent, là-haut, marque mon poids !
(Empêchant vivement de Guiche de passer et le prenant à un bouton du pourpoint):
Si vous serriez mon nez, Monsieur, entre vos doigts,
Il jaillirait du lait !

DE GUICHE:
Hein ? du lait ?. . .

CYRANO:
De la Voie
Lactée !. . .

DE GUICHE:
Oh ! Par l'enfer !

CYRANO:
C'est le ciel qui m'envoie !
(Se croisant les bras):
Non ! croiriez-vous, je viens de le voir en tombant,
Que Sirius, la nuit, s'affuble d'un turban ?
(Confidentiel):
L'autre Ourse est trop petite encor pour qu'elle morde !
(Riant):
J'ai traversé la Lyre en cassant une corde !
(Superbe):
Mais je compte en un livre écrire tout ceci,
Et les étoiles d'or qu'en mon manteau roussi
Je viens de rapporter à mes périls et risques,
Quand on l'imprimera, serviront d'astérisques !

DE GUICHE:
A la parfin, je veux. . .

CYRANO:
Vous, je vous vois venir !

DE GUICHE:
Monsieur !

CYRANO:
Vous voudriez de ma bouche tenir
Comment la lune est faite, et si quelqu'un habite
Dans la rotondité de cette cucurbite ?

DE GUICHE (criant):
Mais non ! Je veux. . .

CYRANO:
Savoir comment j'y suis monté.
Ce fut par un moyen que j'avais inventé.

DE GUICHE (découragé):
C'est un fou !

CYRANO (dédaigneux):
Je n'ai pas refait l'aigle stupide
De Regiomontanus, ni le pigeon timide
D'Archytas !. . .

DE GUICHE:
C'est un fou,—mais c'est un fou savant.

CYRANO:
Non, je n'imitai rien de ce qu'on fit avant !
(De Guiche a réussi à passer et il marche vers la porte de Roxane. Cyrano le suit, prêt a l'empoigner):
J'inventai six moyens de violer l'azur vierge !

DE GUICHE (se retournant):
Six ?

CYRANO (avec volubilité):
Je pouvais, mettant mon corps nu comme un cierge,
La caparaçonner de fioles de cristal
Toutes pleines des pleurs d'un ciel matutinal,
Et ma personne, alors, au soleil exposée,
L'astre l'aurait humée en humant la rosée !

DE GUICHE (surpris et faisant un pas vers Cyrano):
Tiens ! Oui, cela fait un !

CYRANO (reculant pour l'entraîner de l'autre côté):
Et je pouvais encor
Faire engouffrer du vent, pour prendre mon essor,
En raréfiant l'air dans un coffre de cèdre
Par des miroirs ardents, mis en icosaèdre !

DE GUICHE (fait encore un pas):
Deux !

CYRANO (reculant toujours):
Ou bien, machiniste autant qu'artificier,
Sur une sauterelle aux détentes d'acier,
Me faire, par des feux successifs de salpêtre,
Lancer dans les prés bleus où les astres vont paître !

DE GUICHE (le suivant, sans s'en douter, et comptant sur ses doigts):
Trois !

CYRANO:
Puisque la fumée a tendance à monter,
En souffler dans un globe assez pour m'emporter !

DE GUICHE (même jeu, de plus en plus étonné):
Quatre !

CYRANO:
Puisque Phœbé, quand son arc est le moindre,
Aime sucer, ô bœufs, votre moëlle. . .m'en oindre !

DE GUICHE (stupéfait):
Cinq !

CYRANO (qui en parlant l'a amené jusqu'à l'autre côté de la place, près d'un banc):
Enfin, me plaçant sur un plateau de fer,
Prendre un morceau d'aimant et le lancer en l'air !
Ça, c'est un bon moyen: le fer se précipite,
Aussitôt que l'aimant s'envole, à sa poursuite;
On relance l'aimant bien vite, et cadédis !
On peut monter ainsi indéfiniment.

DE GUICHE:
Six !
—Mais voilà six moyens excellents !. . .Quel système
Choisîtes-vous des six, Monsieur ?

CYRANO:
Un septième !

DE GUICHE:
Par exemple ! Et lequel ?

CYRANO:
Je vous le donne en cent !. . .

DE GUICHE:
C'est que ce mâtin-là devient intéressant !

CYRANO (faisant le bruit des vagues avec de grands gestes mystérieux):
Houüh ! houüh !

DE GUICHE:
Eh bien !

CYRANO:
Vous devinez ?

DE GUICHE:
Non !

CYRANO:
La marée !. . .
A l'heure où l'onde par la lune est attirée,
Je me mis sur la sable—après un bain de mer—
Et la tête partant la première, mon cher,
—Car les cheveux, surtout, gardent l'eau dans leur frange !—
Je m'enlevai dans l'air, droit, tout droit, comme un ange.
Je montais, je montais doucement, sans efforts,
Quand je sentis un choc !. . .Alors. . .

DE GUICHE (entraîné par la curiosité, et s'asseyant sur le banc):
Alors ?

CYRANO:
Alors. . .
(Reprenant sa voix naturelle):
Le quart d'heure est passé, Monsieur, je vous délivre:
Le mariage est fait.

DE GUICHE (se relevant d'un bond):
Çà, voyons, je suis ivre !. . .
Cette voix ?
(La porte de la maison s'ouvre, des laquais paraissent portant des candélabres allumés. Lumière. Cyrano ôte son chapeau au bord abaissé):
Et ce nez—Cyrano ?

CYRANO (saluant):
Cyrano.
—Ils viennent à l'instant d'échanger leur anneau.

DE GUICHE:
Qui cela ?
(Il se retourne.—Tableau. Derrière les laquais, Roxane et Christian se tiennent par la main. Le capucin les suit en souriant. Ragueneau élève aussi un flambeau. La duègne ferme la marche, ahurie, en petit saut de lit):
Ciel !



Scène 3.XIV.

Les mêmes, Roxane, Christian, le capucin, Ragueneau, laquais, la duègne.


DE GUICHE (à Roxane):
Vous ?
(Reconnaissant Christian avec stupeur):
Lui ?
(Saluant Roxane avec admiration):
Vous êtes des plus fines !
(A Cyrano):
Mes compliments, Monsieur l'inventeur des machines:
Votre récit eût fait s'arrêter au portail
Du paradis, un saint ! Notez-en le détail,
Car vraiment cela peut resservir dans un livre !

CYRANO (s'inclinant):
Monsieur, c'est un conseil que je m'engage à suivre.

LE CAPUCIN (montrant les amants à De Guiche et hochant avec satisfaction sa grande barbe blanche):
Un beau couple, mon fils, réuni là par vous !

DE GUICHE (le regardant d'un œil glacé):
Oui.
(A Roxane):
Veuillez dire adieu, Madame, à votre époux.

ROXANE:
Comment ?

DE GUICHE (à Christian):
Le régiment déjà se met en route.
Joignez-le !

ROXANE:
Pour aller à la guerre ?

DE GUICHE:
Sans doute !

ROXANE:
Mais, Monsieur, les cadets n'y vont pas !

DE GUICHE:
Ils iront.
(Tirant le papier qu'il avait mis dans sa poche):
Voici l'ordre.
(A Christian):
Courez le porter, vous, baron.

ROXANE (se jetant dans les bras de Christian):
Christian !

DE GUICHE (ricanant, à Cyrano):
La nuit de noce est encore lointaine !

CYRANO (à part):
Dire qu'il croit me faire énormément de peine !

CHRISTIAN (à Roxane):
Oh ! tes lèvres encor !

CYRANO:
Allons, voyons, assez !

CHRISTIAN (continuant à embrasser Roxane):
C'est dur de la quitter. . .Tu ne sais pas. . .

CYRANO (cherchant à l'entraîner):
Je sais.
(On entend au loin des tambours qui battent une marche.)

DE GUICHE (qui est remonté au fond):
Le régiment qui part !

ROXANE (à Cyrano, en retenant Christian qu'il essaye toujours d'entraîner):
Oh !. . .je vous le confie !
Promettez-moi que rien ne va mettre sa vie
En danger !

CYRANO:
J'essaierai. . .mais ne peux cependant
Promettre. . .

ROXANE (même jeu):
Promettez qu'il sera très prudent !

CYRANO:
Oui, je tâcherai, mais. . .

ROXANE (même jeu):
Qu'à ce siège terrible
Il n'aura jamais froid !

CYRANO:
Je ferai mon possible.
Mais. . .

ROXANE (même jeu):
Qu'il sera fidèle !

CYRANO:
Eh oui ! sans doute, mais. . .

ROXANE (même jeu):
Qu'il m'écrira souvent !

CYRANO (s'arrêtant):
Ça,—je vous le promets !


Rideau.


Acte IV.

Les Cadets de Gascogne.

Le poste qu'occupe la compagnie de Carbon de Castel-Jaloux au siège d'Arras.

Au fond, talus traversant toute la scène. Au delà s'aperçoit un horizon de plaine: le pays couvert de travaux de siège. Les murs d'Arras et la silhouette de ses toits sur le ciel, très loin.

Tentes; armes éparses; tambours, etc.—Le jour va se lever. Jaune Orient.—Sentinelles espacées. Feux.

Roulés dans leurs manteaux, les Cadets de Gascogne dorment. Carbon de Castel-Jaloux et Le Bret veillent. Ils sont très pâles et très maigris. Christian dort, parmi les autres, dans sa cape, au premier plan, le visage éclairé par un feu. Silence.


Scène 4.I.

Christian, Carbon de Castel-Jaloux, Le Bret, les cadets, puis Cyrano.


LE BRET:
C'est affreux !

CARBON:
Oui. Plus rien.

LE BRET:
Mordious !

CARBON (lui faisant signe de parler plus bas):
Jure en sourdine !
Tu vas les réveiller.
(Aux cadets):
Chut ! Dormez !
(A Le Bret):
Qui dort dîne !

LE BRET:
Quand on a l'insomnie on trouve que c'est peu !
Quelle famine !
(On entend au loin quelques coups de feu.)

CARBON:
Ah ! maugrébis des coups de feu !. . .
Ils vont me réveiller mes enfants !
(Aux cadets qui lèvent la tête):
Dormez !
(On se recouche. Nouveaux coups de feu plus rapprochés.)

UN CADET (s'agitant):
Diantre !
Encore ?

CARBON:
Ce n'est rien ! C'est Cyrano qui rentre !
(Les têtes qui s'étaient relevées se recouchent.)

UNE SENTINELLE (au dehors):
Ventrebieu ! qui va là ?

LA VOIX DE CYRANO:
Bergerac !

LA SENTINELLE (qui est sur le talus):
Ventrebieu !
Qui va là ?

CYRANO (paraissant sur la crête):
Bergerac, imbécile !
(Il descend. Le Bret va au-devant de lui, inquiet):

LE BRET:
Ah ! grand Dieu !

CYRANO (lui faisant signe de ne réveiller personne):
Chut !

LE BRET:
Blessé ?

CYRANO:
Tu sais bien qu'ils ont pris l'habitude
De me manquer tous les matins !

LE BRET:
C'est un peu rude,
Pour porter une lettre, à chaque jour levant,
De risquer !

CYRANO (s'arrêtant devant Christian):
J'ai promis qu'il écrirait souvent !
(Il le regarde):
Il dort. Il est pâli. Si la pauvre petite
Savait qu'il meurt de faim. . .Mais toujours beau !

LE BRET:
Va vite
Dormir !

CYRANO:
Ne grogne pas, Le Bret !. . .Sache ceci:
Pour traverser les rangs espagnols, j'ai choisi
Un endroit où je sais, chaque nuit, qu'ils sont ivres.

LE BRET:
Tu devrais bien un jour nous rapporter des vivres.

CYRANO:
Il faut être léger pour passer !—Mais je sais
Qu'il y aura ce soir du nouveau. Les Français
Mangeront ou mourront,—si j'ai bien vu. . .

LE BRET:
Raconte !

CYRANO:
Non. Je ne suis pas sûr. . .vous verrez !

CARBON:
Quelle honte,
Lorsqu'on est assiégeant, d'être affamé !

LE BRET:
Hélas !
Rien de plus compliqué que ce siège d'Arras:
Nous assiégeons Arras,—nous-mêmes, pris au piège,
Le cardinal infant d'Espagne nous assiège. . .

CYRANO:
Quelqu'un devrait venir l'assiéger à son tour.

LE BRET:
Je ne ris pas.

CYRANO:
Oh ! oh !

LE BRET:
Penser que chaque jour
Vous risquez une vie, ingrat, comme la vôtre,
Pour porter. . .
(Le voyant qui se dirige vers une tente):
Où vas-tu ?

CYRANO:
J'en vais écrire une autre.
(Il soulève la toile et disparaît.)



Scène 4.II.

Les mêmes, moins Cyrano.

(Le jour s'est un peu levé. Lueurs roses. La ville d' Arras se dore à l'horizon. On entend un coup de canon immédiatement suivi d'une batterie de tambours, très au loin, vers la gauche. D'autres tambours battent plus près. Les batteries vont se répondant, et se rapprochant, éclatent presque en scène et s'éloignent vers la droite, parcourant le camp. Rumeurs de réveil. Voix lointaines d'officiers.)


CARBON (avec un soupir):
La diane !. . .Hélas !
(Les cadets s'agitent dans leurs manteaux, s'étirent):
Sommeil succulent, tu prends fin !. . .
Je sais trop quel sera leur premier cri !

UN CADET (se mettant sur son séant):
J'ai faim !

UN AUTRE:
Je meurs !

TOUS:
Oh !

CARBON:
Levez-vous !

TROISIÈME CADET:
Plus un pas !

QUATRIÈME CADET:
Plus un geste !

LE PREMIER (se regardant dans un morceau de cuirasse):
Ma langue est jaune: l'air du temps est indigeste !

UN AUTRE:
Mon tortil de baron pour un peu de Chester !

UN AUTRE:
Moi, si l'on ne veut pas fournir à mon gaster
De quoi m'élaborer une pinte de chyle,
Je me retire sous ma tente—comme Achille !

UN AUTRE:
Oui, du pain !

CARBON (allant à la tente où est entré Cyrano, à mi-voix):
Cyrano !

D'AUTRES:
Nous mourons !

CARBON (toujours à mi-voix, à la porte de la tente):
Au secours !
Toi qui sais si gaiement leur répliquer toujours,
Viens les ragaillardir !

DEUXIÈME CADET (se précipitant vers le premier qui mâchonne quelque chose):
Qu'est-ce que tu grignotes !

LE PREMIER:
De l'étoupe à canon que dans les bourguignotes
On fait frire en la graisse à graisser les moyeux,
Les environs d'Arras sont très peu giboyeux !

UN AUTRE (entrant):
Moi, je viens de chasser !

UN AUTRE (même jeu):
J'ai pêché, dans la Scarpe !

TOUS (debout, se ruant sur les deux nouveaux venus):
Quoi !—Que rapportez-vous ?—Un faisan ?—Une carpe ?—
Vite, vite, montrez !

LE PÊCHEUR:
Un goujon !

LE CHASSEUR:
Un moineau !

TOUS (exaspérés):
Assez !—Révoltons-nous !

CARBON:
Au secours, Cyrano !
(Il fait maintenant tout à fait jour.)



Scène 4.III.

Les mêmes, Cyrano.


CYRANO (sortant de sa tente, tranquille, une plume à l'oreille, un livre à la main):
Hein ?
(Silence. Au premier cadet):
Pourquoi t'en vas-tu, toi, de ce pas qui traîne ?

LE CADET:
J'ai quelque chose, dans les talons, qui me gêne !. . .

CYRANO:
Et quoi donc ?

LE CADET:
L'estomac !

CYRANO:
Moi de même, pardi !

LE CADET:
Cela doit te gêner ?

CYRANO:
Non, cela me grandit.

DEUXIÈME CADET:
J'ai les dents longues !

CYRANO:
Tu n'en mordras que plus large.

UN TROISIÈME:
Mon ventre sonne creux !

CYRANO:
Nous y battrons la charge.

UN AUTRE:
Dans les oreilles, moi, j'ai des bourdonnements.

CYRANO:
Non, non; ventre affamé, pas d'oreilles: tu mens !

UN AUTRE:
Oh ! manger quelque chose,—à l'huile !

CYRANO (le décoiffant et lui mettant son casque dans la main):
Ta salade.

UN AUTRE:
Qu'est-ce qu'on pourrait bien dévorer ?

CYRANO (lui jetant le livre qu'il tient à la main):
L'Iliade.

UN AUTRE:
Le ministre, à Paris, fait ses quatre repas !

CYRANO:
Il devrait t'envoyer du perdreau ?

LE MÊME:
Pourquoi pas ?
Et du vin !

CYRANO:
Richelieu, du Bourgogne, if you please ?

LE MÊME:
Par quelque capucin !

CYRANO:
L'éminence qui grise ?

UN AUTRE:
J'ai des faims d'ogre !

CYRANO:
Eh ! bien !. . .tu croques le marmot !

LE PREMIER CADET (haussant les épaules):
Toujours le mot, la pointe !

CYRANO:
Oui, la pointe, le mot !
Et je voudrais mourir, un soir, sous un ciel rose,
En faisant un bon mot, pour une belle cause !
—Oh ! frappé par la seule arme noble qui soit,
Et par un ennemi qu'on sait digne de soi,
Sur un gazon de gloire et loin d'un lit de fièvres,
Tomber la pointe au cœur en même temps qu'aux lèvres !

CRIS DE TOUS:
J'ai faim !

CYRANO (se croisant les bras):
Ah çà ! mais vous ne pensez qu'à manger ?. . .
—Approche, Bertrandou le fifre, ancien berger;
Du double étui de cuir tire l'un de tes fifres,
Souffle, et joue à ce tas de goinfres et de piffres
Ces vieux airs du pays, au doux rythme obsesseur,
Dont chaque note est comme une petite sœur,
Dans lesquels restent pris des sons de voix aimées,
Ces airs dont la lenteur est celle des fumées
Que le hameau natal exhale de ses toits,
Ces airs dont la musique a l'air d'être en patois !. . .
(Le vieux s'assied et prépare son fifre):
Que la flûte, aujourd'hui, guerrière qui s'afflige,
Se souvienne un moment, pendant que sur sa tige
Tes doigts semblent danser un menuet d'oiseau,
Qu'avant d'être d'ébène, elle fut de roseau;
Que sa chanson l'étonne, et qu'elle y reconnaisse
L'âme de sa rustique et paisible jeunesse !. . .
(Le vieux commence à jouer des airs languedociens):
Écoutez, les Gascons. . .Ce n'est plus, sous ses doigts,
Le fifre aigu des camps, c'est la flûte des bois !
Ce n'est plus le sifflet du combat, sous ses lèvres,
C'est le lent galoubet de nos meneurs de chèvres !. . .
Écoutez. . .C'est le val, la lande, la forêt,
Le petit pâtre brun sous son rouge béret,
C'est la verte douceur des soirs sur la Dordogne,
Écoutez, les Gascons: c'est toute la Gascogne !
(Toutes les têtes se sont inclinées;—tous les yeux rêvent;—et des larmes sont furtivement essuyées, avec un revers de manche, un coin de manteau.)

CARBON (à Cyrano, bas):
Mais tu les fais pleurer !

CYRANO:
De nostalgie !. . .Un mal
Plus noble que la faim !. . . pas physique: moral !
J'aime que leur souffrance ait changé de viscère,
Et que ce soit leur cœur, maintenant, qui se serre !

CARBON:
Tu vas les affaiblir en les attendrissant !

CYRANO (qui a fait signe au tambour d'approcher):
Laisse donc ! Les héros qu'ils portent dans leur sang
Sont vite réveillés ! Il suffit. . .
(Il fait un geste. Le tambour roule.)

TOUS (se levant et se précipitant sur leurs armes):
Hein ?. . .Quoi ?. . .Qu'est-ce ?

CYRANO (souriant):
Tu vois, il a suffi d'un roulement de caisse !
Adieu, rêves, regrets, vieille province, amour. . .
Ce qui du fifre vient s'en va par le tambour !

UN CADET (qui regarde au fond):
Ah ! Ah ! Voici monsieur de Guiche.

TOUS LES CADETS (murmurant):
Hou. . .

CYRANO (souriant):
Murmure
Flatteur !

UN CADET:
Il nous ennuie !

UN AUTRE:
Avec, sur son armure,
Son grand col de dentelle, il vient faire le fier !

UN AUTRE:
Comme si l'on portait du linge sur du fer !

LE PREMIER:
C'est bon lorsque à son cou l'on a quelque furoncle !

LE DEUXIÈME:
Encore un courtisan !

UN AUTRE:
Le neveu de son oncle !

CARBON:
C'est un Gascon pourtant !

LE PREMIER:
Un faux !. . .Méfiez-vous !
Parce que, les Gascons. . .ils doivent être fous:
Rien de plus dangereux qu'un Gascon raisonnable.

LE BRET:
Il est pâle !

UN AUTRE:
Il a faim. . .autant qu'un pauvre diable !
Mais comme sa cuirasse a des clous de vermeil,
Sa crampe d'estomac étincelle au soleil !

CYRANO (vivement):
N'ayons pas l'air non plus de souffrir ! Vous, vos cartes,
Vos pipes et vos dés. . .
(Tous rapidement se mettent à jouer sur des tambours, sur des escabeaux et par terre, sur leurs manteaux, et ils allument de longues pipes de pétun):
Et moi, je lis Descartes.
(Il se promène de long en large et lit dans un petit livre qu'il a tiré de sa poche.—Tableau.—De Guiche entre. Tout le monde a l'air absorbé et content. Il est très pâle. Il va vers Carbon.)



Scène 4.IV.

Les mêmes, de Guiche.


DE GUICHE (à Carbon):
Ah !—Bonjour !
(Ils s'observent tous les deux. A part, avec satisfaction):
Il est vert.

CARBON (de même):
Il n'a plus que les yeux.

DE GUICHE (regardant les cadets):
Voici donc les mauvaises têtes ?. . .Oui, messieurs,
Il me revient de tous côtés qu'on me brocarde
Chez vous, que les cadets, noblesse montagnarde,
Hobereaux béarnais, barons périgourdins,
N'ont pour leur colonel pas assez de dédains,
M'appellent intrigant, courtisan,—qu'il les gêne
De voir sur ma cuirasse un col en point de Gêne,—
Et qu'ils ne cessent pas de s'indigner entre eux
Qu'on puisse être Gascon et ne pas être gueux !
(Silence. On joue. On fume):
Vous ferai-je punir par votre capitaine ?
Non.

CARBON:
D'ailleurs, je suis libre et n'inflige de peine. . .

DE GUICHE:
Ah ?

CARBON:
J'ai payé ma compagnie, elle est à moi.
Je n'obéis qu'aux ordres de guerre.

DE GUICHE:
Ah ?. . .Ma foi !
Cela suffit.
(S'adressant aux cadets):
Je peux mépriser vos bravades.
On connaît ma façon d'aller aux mousquetades;
Hier, à Bapaume, on vit la furie avec quoi
J'ai fait lâcher le pied au comte de Bucquoi;
Ramenant sur ses gens les miens en avalanche,
J'ai chargé par trois fois !

CYRANO (sans lever le nez de son livre):
Et votre écharpe blanche ?

DE GUICHE (surpris et satisfait):
Vous savez ce détail ?. . .En effet, il advint,
Durant que je faisais ma caracole afin
De rassembler mes gens la troisième charge,
Qu'un remous de fuyards m'entraîna sur la marge
Des ennemis; j'étais en danger qu'on me prît
Et qu'on m'arquebusât, quand j'eus le bon esprit
De dénouer et de laisser couler à terre
L'écharpe qui disait mon grade militaire;
En sorte que je pus, sans attirer les yeux,
Quitter les Espagnols, et revenant sur eux,
Suivi de tous les miens réconfortés, les battre !
—Eh bien ! que dites-vous de ce trait ?
(Les cadets n'ont pas l'air d'écouter; mais ici les cartes et les cornets à dés restent en l'air, la fumée des pipes demeure dans les joues: attente.)

CYRANO:
Qu'Henri quatre
N'eût jamais consenti, le nombre l'accablant,
A se diminuer de son panache blanc.
(Joie silencieuse. Les cartes s'abattent. Les dés tombe. La fumée s'échappe.)

DE GUICHE:
L'adresse a réussi, cependant !
(Même attente suspendant les jeux et les pipes.)

CYRANO:
C'est possible.
Mais on n'abdique pas l'honneur d'être une cible.
(Cartes, dés, fumées, s'abattent, tombent, s'envolent avec une satisfaction croissante):
Si j'eusse été présent quand l'écharpe coula
—Nos courages, monsieur, diffèrent en cela—
Je l'aurais ramassée et me la serais mise.

DE GUICHE:
Oui, vantardise, encor, de gascon !

CYRANO:
Vantardise ?. . .
Prêtez-la-moi. Je m'offre à monter, dès ce soir,
A l'assaut, le premier, avec elle en sautoir.

DE GUICHE:
Offre encor de gascon ! Vous savez que l'écharpe
Resta chez l'ennemi, sur les bords de la Scarpe,
En un lieu que depuis la mitraille cribla,—
Où nul ne peut aller la chercher !

CYRANO (tirant de sa poche l'écharpe blanche et la lui tendant):
La voilà.
(Silence. Les cadets étouffent leurs rires dans les cartes et dans les cornets à dés. De Guiche se retourne, les regarde: immédiatement ils reprennent leur gravité, leurs jeux; l'un d'eux sifflote avec indifférence l'air montagnard joué par le fifre.)

DE GUICHE (prenant l'écharpe):
Merci. Je vais, avec ce bout d'étoffe claire,
Pouvoir faire un signal,—que j'hésitais à faire.
(Il va au talus, y grimpe, et agite plusieurs fois l'écharpe en l'air.)

TOUS:
Hein !

LA SENTINELLE (en haut du talus):
Cet homme, là-bas qui se sauve en courant !. . .

DE GUICHE (redescendant):
C'est un faux espion espagnol. Il nous rend
De grands services. Les renseignements qu'il porte
Aux ennemis sont ceux que je lui donne, en sorte
Que l'on peut influer sur leurs décisions.

CYRANO:
C'est un gredin !

DE GUICHE (se nouant nonchalamment son écharpe):
C'est très commode. Nous disions ?. . .
—Ah ! J'allais vous apprendre un fait. Cette nuit même,
Pour nous ravitailler tentant un coup suprême,
Le maréchal s'en fut vers Dourlens, sans tambours;
Les vivandiers du Roi sont là; par les labours
Il les joindra; mais pour revenir sans encombre,
Il a pris avec lui des troupes en tel nombre
Que l'on aurait beau jeu, certe, en nous attaquant:
La moitié de l'armée est absente du camp !

CARBON:
Oui, si les Espagnols savaient, ce serait grave.
Mais ils ne savent pas ce départ ?

DE GUICHE:
Ils le savent.
Ils vont nous attaquer.

CARBON:
Ah !

DE GUICHE:
Mon faux espion
M'est venu prévenir de leur agression.
Il ajouta: "J'en peux déterminer la place;
Sur quel point voulez-vous que l'attaque se fasse ?
Je dirai que de tous c'est le moins défendu,
Et l'effort portera sur lui."—J'ai répondu:
"C'est bon. Sortez du camp. Suivez des yeux la ligne:
Ce sera sur le point d'où je vous ferai signe."

CARBON (aux cadets):
Messieurs, préparez-vous !
(Tous se lèvent. Bruit d'épées et de ceinturons qu'on boucle.)

DE GUICHE:
C'est dans une heure.

PREMIER CADET:
Ah !. . .bien !. . .
(Ils se rasseyent tous. On reprend la partie interrompue.)

DE GUICHE (à Carbon):
Il faut gagner du temps. Le maréchal revient.

CARBON:
Et pour gagner du temps ?

DE GUICHE:
Vous aurez l'obligeance
De vous faire tuer.

CYRANO:
Ah ! voilà la vengeance ?

DE GUICHE:
Je ne prétendrai pas que si je vous aimais
Je vous eusse choisis vous et les vôtres, mais,
Comme à votre bravoure on n'en compare aucune,
C'est mon Roi que je sers en servant ma rancune.

CYRANO (saluant):
Souffrez que je vous sois, monsieur, reconnaissant.

DE GUICHE (saluant):
Je sais que vous aimez vous battre un contre cent.
Vous ne vous plaindrez pas de manquer de besogne.
(Il remonte, avec Carbon.)

CYRANO (aux cadets):
Eh bien donc ! nous allons au blason de Gascogne,
Qui porte six chevrons, messieurs, d'azur et d'or,
Joindre un chevron de sang qui lui manquait encor !
(De Guiche cause bas avec Carbon de Castel-Jaloux, au fond. On donne des ordres. La résistance se prépare. Cyrano va vers Christian qui est resté immobile, les bras croisés.)

CYRANO (lui mettant la main sur l'épaule):
Christian ?

CHRISTIAN (secouant la tête):
Roxane !

CYRANO:
Hélas !

CHRISTIAN:
Au moins, je voudrais mettre
Tout l'adieu de mon cœur dans une belle lettre !. . .

CYRANO:
Je me doutais que ce serait pour aujourd'hui.
(Il tire un billet de son pourpoint):
Et j'ai fait tes adieux.

CHRISTIAN:
Montre !. . .

CYRANO:
Tu veux ?. . .

CHRISTIAN (lui prenant la lettre):
Mais oui !
(Il l'ouvre, lit et s'arrête):
Tiens !

CYRANO:
Quoi ?

CHRISTIAN:
Ce petit rond ?. . .

CYRANO (reprenant la lettre vivement, et regardant d'un air naïf):
Un rond ?. . .

CHRISTIAN:
C'est une larme !

CYRANO:
Oui. . .Poète, on se prend à son jeu, c'est le charme !. . .
Tu comprends. . .ce billet,—c'était très émouvant:
Je me suis fait pleurer moi-même en l'écrivant.

CHRISTIAN:
Pleurer ?. . .

CYRANO:
Oui. . .parce que. . .mourir n'est pas terrible.
Mais. . .ne plus la revoir jamais. . .voilà l'horrible !
Car enfin je ne la. . .
(Christian le regarde):
nous ne la. . .
(Vivement):
tu ne la. . .

CHRISTIAN (lui arrachant la lettre):
Donne-moi ce billet !
(On entend une rumeur, au loin, dans le camp.)

LA VOIX D'UNE SENTINELLE:
Ventrebieu, qui va là ?
(Coups de feu. Bruits de voix. Grelots.)

CARBON:
Qu'est-ce ?. . .

LA SENTINELLE (qui est sur le talus):
Un carrosse !
(On se précipite pour voir.)

CRIS:
Quoi ! Dans le camp ?—Il y entre !
—Il a l'air de venir de chez l'ennemi !—Diantre !
Tirez !—Non ! Le cocher a crié !—Crié quoi ?—
Il a crié: Service du Roi !
(Tout le monde est sur le talus et regarde au dehors. Les grelots se rapprochent.)

DE GUICHE:
Hein ? Du Roi !. . .
(On redescend, on s'aligne.)

CARBON:
Chapeau bas, tous !

DE GUICHE (à la cantonade):
Du Roi !—Rangez-vous, vile tourbe,
Pour qu'il puisse décrire avec pompe sa courbe !
(Le carrosse entre au grand trot. Il est couvert de boue et de poussière. Les rideaux sont tirés. Deux laquais derrière. Il s'arrête net.)

CARBON (criant):
Battez aux champs !
(Roulement de tambours. Tous les cadets se découvrent.)

DE GUICHE:
Baissez le marchepied !
(Deux hommes se précipitent. La portière s'ouvre.)

ROXANE (sautant du carrosse):
Bonjour !
(Le son d'une voix de femme relève d'un seul coup tout ce monde profondément incliné.—Stupeur.)


Scène 4.V.

Les mêmes, Roxane.


DE GUICHE:
Service du Roi ! Vous ?

ROXANE:
Mais du seul roi, l'Amour !

CYRANO:
Ah ! grand Dieu !

CHRISTIAN (s'élancant):
Vous ! Pourquoi ?

ROXANE:
C'était trop long, ce siège !

CHRISTIAN:
Pourquoi ?. . .

ROXANE:
Je te dirai !

CYRANO (qui, au son de sa voix, est resté cloué immobile, sans oser tourner les yeux vers elle):
Dieu ! La regarderai-je ?

DE GUICHE:
Vous ne pouvez rester ici !

ROXANE (gaiement):
Mais si ! mais si !
Voulez-vous m'avancer un tambour ?. . .
(Elle s'assied sur un tambour qu'on avance):
Là, merci !
(Elle rit):
On a tiré sur mon carrosse !
(Fièrement):
Une patrouille !
—Il a l'air d'être fait avec une citrouille,
N'est-ce pas ? comme dans le conte, et les laquais
Avec des rats.
(Envoyant des lèvres un baiser à Christian):
Bonjour !
(Les regardant tous):
Vous n'avez pas l'air gais !
—Savez-vous que c'est loin, Arras ?
(Apercevant Cyrano):
Cousin, charmée !

CYRANO (a'avançant):
Ah çà ! comment ?. . .

ROXANE:
Comment j'ai retrouvé l'armée ?
Oh ! mon Dieu, mon ami, mais c'est tout simple: j'ai
Marché tant que j'ai vu le pays ravagé.
Ah ! ces horreurs, il a fallu que je les visse
Pour y croire ! Messieurs, si c'est là le service
De votre Roi, le mien vaut mieux !

CYRANO:
Voyons, c'est fou !
Par où diable avez-vous bien pu passer ?

ROXANE:
Par où ?
Par chez les Espagnols.

PREMIER CADET:
Ah ! qu'elles sont malignes !

DE GUICHE:
Comment avez-vous fait pour traverser leurs lignes ?

LE BRET:
Cela dut être très difficile !. . .

ROXANE:
Pas trop.
J'ai simplement passé dans mon carrosse, au trot.
Si quelque hidalgo montrait sa mine altière,
Je mettais mon plus beau sourire à la portière,
Et ces messieurs étant, n'en déplaise aux Français,
Les plus galantes gens du monde,—je passais !

CARBON:
Oui, c'est un passe-port, certes, que ce sourire !
Mais on a fréquemment dû vous sommer de dire
Où vous alliez ainsi, madame ?

ROXANE:
Fréquemment.
Alors je répondais: "Je vais voir mon amant."
—Aussitôt l'Espagnol à l'air le plus féroce
Refermait gravement la porte du carrosse,
D'un geste de la main à faire envie au Roi
Relevait les mousquets déjà braqués sur moi,
Et superbe de grâce, à la fois, et de morgue,
L'ergot tendu sous la dentelle en tuyau d'orgue,
Le feutre au vent pour que la plume palpitât,
S'inclinait en disant: "Passez, señorita !"

CHRISTIAN:
Mais, Roxane. . .

ROXANE:
J'ai dit: mon amant, oui. . .pardonne !
Tu comprends, si j'avais dit: mon mari, personne
Ne m'eût laissé passer !

CHRISTIAN:
Mais. . .

ROXANE:
Qu'avez-vous ?

DE GUICHE:
Il faut
Vous en aller d'ici !

ROXANE:
Moi ?

CYRANO:
Bien vite !

LE BRET:
Au plus tôt !

CHRISTIAN:
Oui !

ROXANE:
Mais comment ?

CHRISTIAN (embarrassé):
C'est que. . .

CYRANO (de même):
Dans trois quarts d'heure. . .

DE GUICHE (de même):
. . .ou quatre. . .

CARBON (de même):
Il vaut mieux. . .

LE BRET (de même):
Vous pourriez. . .

ROXANE:
Je reste. On va se battre.

TOUS:
Oh ! non !

ROXANE:
C'est mon mari !
(Elle se jette dans les bras de Christian):
Qu'on me tue avec toi !

CHRISTIAN:
Mais quels yeux vous avez !

ROXANE:
Je te dirai pourquoi !

DE GUICHE (désespéré):
C'est un poste terrible !

ROXANE (se retournant):
Hein ! terrible ?

CYRANO:
Et la preuve
C'est qu'il nous l'a donné !

ROXANE (à De Guiche):
Ah ! vous me vouliez veuve ?

DE GUICHE:
Oh ! je vous jure !. . .

ROXANE:
Non ! Je suis folle à présent !
Et je ne m'en vais plus !—D'ailleurs, c'est amusant.

CYRANO:
Eh quoi ! la précieuse était une héroïne ?

ROXANE:
Monsieur de Bergerac, je suis votre cousine.

UN CADET:
Nous vous défendrons bien !

ROXANE (enfiévrée de plus en plus):
Je le crois, mes amis !

UN AUTRE (avec enivrement):
Tout le camp sent l'iris !

ROXANE:
Et j'ai justement mis
Un chapeau qui fera très bien dans la bataille !. . .
(Regardant de Guiche):
Mais peut-être est-il temps que le comte s'en aille:
On pourrait commencer.

DE GUICHE:
Ah ! c'en est trop ! Je vais
Inspecter mes canons, et reviens. . .Vous avez
Le temps encor: changez d'avis !

ROXANE:
Jamais !
(De Guiche sort.)



Scène 4.VI.

Les mêmes, moins De Guiche.


CHRISTIAN (suppliant):
Roxane !. . .

ROXANE:
Non !

PREMIER CADET (aux autres):
Elle reste !

TOUS (se précipitant, se bousculant, s'astiquant):
Un peigne !—Un savon !—Ma basane
Est trouée: une aiguille !—Un ruban !—Ton miroir !—
Mes manchettes !—Ton fer à moustache !—Un rasoir !. . .

ROXANE (à Cyrano qui la supplie encore):
Non ! rien ne me fera bouger de cette place !

CARBON (après s'être, comme les autres, sanglé, épousseté, avoir brossé son chapeau, redressé sa plume et tiré ses manchettes, s'avance vers Roxane, et cérémonieusement):
Peut-être siérait-il que je vous présentasse,
Puisqu'il en est ainsi, quelques de ces messieurs
Qui vont avoir l'honneur de mourir sous vos yeux.
(Roxane s'incline et elle attend, debout au bras de Christian. Carbon présente):
Baron de Peyrescous de Colignac !

LE CADET (saluant):
Madame. . .

CARBON (continuant):
Baron de Casterac de Cahuzac.—Vidame
De Malgouyre Estressac Lésbas d'Escarabiot.—
Chevalier d'Antignac-Juzet.—Baron Hillot
De Blagnac-Saléchan de Castel Crabioules. . .

ROXANE:
Mais combien avez-vous de noms, chacun ?

LE BARON HILLOT:
Des foules !

CARBON (à Roxane):
Ouvrez la main qui tient votre mouchoir.

ROXANE (ouvre la main et le mouchoir tombe):
Pourquoi ?
(Toute la compagnie fait le mouvement de s'élancer pour le ramasser.)

CARBON (le ramassant vivement):
Ma compagnie était sans drapeau ! Mais ma foi,
C'est le plus beau du camp qui flottera sur elle !

ROXANE (souriant):
Il est un peu petit.

CARBON (attachant le mouchoir à la hampe de sa lance de capitaine):
Mais il est en dentelle !

UN CADET (aux autres):
Je mourrais sans regret ayant vu ce minois,
Si j'avais seulement dans le ventre une noix !. . .

CARBON (qui l'a entendu, indigné):
Fi ! parler de manger lorsqu'une exquise femme !. . .

ROXANE:
Mais l'air du camp est vif et, moi-même, m'affame:
Pâtés, chaud-froids, vins fins:—mon menu, le voilà !
—Voulez-vous m'apporter tout cela !
(Consternation.)

UN CADET:
Tout cela !

UN AUTRE:
Où le prendrions-nous, grand Dieu ?

ROXANE (tranquillement):
Dans mon carrosse.

TOUS:
Hein ?

ROXANE:
Mais il faut qu'on serve et découpe, et désosse !
Regardez mon cocher d'un peu plus près, messieurs,
Et vous reconnaîtrez un homme précieux:
Chaque sauce sera, si l'on veut, réchauffée !

LES CADETS (se ruant vers le carrosse):
C'est Ragueneau !
(Acclamations):
Oh ! Oh !

ROXANE (les suivant des yeux):
Pauvre gens !

CYRANO (lui baisant la main):
Bonne fée !

RAGUENEAU (debout sur le siège comme un charlatan en place publique):
Messieurs !. . .
(Enthousiasme.)

LES CADETS:
Bravo ! Bravo !

RAGUENEAU:
Les Espagnols n'ont pas,
Quand passaient tant d'appas, vu passer le repas !
(Applaudissements.)

CYRANO (bas à Christian):
Hum ! hum ! Christian !

RAGUENEAU:
Distraits par la galanterie
Ils n'ont pas vu. . .
(Il tire de son siège un plat qu'il élève):
la galantine !. . .
(Applaudissements. La galantine passe de mains en mains.)

CYRANO (bas à Christian):
Je t'en prie,
Un seul mot !. . .

RAGUENEAU:
Et Vénus sut occuper leur œil
Pour que Diane en secret, pût passer. . .
(Il brandit un gigot):
son chevreuil !
(Enthousiasme. Le gigot est saisi par vingt mains tendues.)

CYRANO (bas à Christian):
Je voudrais te parler !

ROXANE (aux cadets qui redescendent, les bras chargés de victuailles):
Posez cela par terre !
(Elle met le couvert sur l'herbe, aidée des deux laquais imperturbables qui étaient derrière le carrosse):

ROXANE (à Christian, au moment où Cyrano allait l'entraîner à part):
Vous, rendez-vous utile ?
(Christian vient l'aider. Mouvement d'inquiétude de Cyrano.)

RAGUENEAU:
Un paon truffé !

PREMIER CADET (épanoui, qui descend en coupant une large tranche de jambon):
Tonnerre !
Nous n'aurons pas couru notre dernier hasard
Sans faire un gueuleton. . .
(Se reprenant vivement en voyant Roxane):
pardon ! un balthazar !

RAGUENEAU (lançant les coussins du carrosse):
Les coussins sont remplis d'ortolans !
(Tumulte. On éventre les coussins. Rires. Joie.)

TROISIÈME CADET:
Ah ! Viédaze !

RAGUENEAU (lançant des flacons de vin rouge):
Des flacons de rubis !—
(De vin blanc):
Des flacons de topaze !

ROXANE (jetant une nappe pliée à la figure de Cyrano):
Défaites cette nappe !. . .Eh ! hop ! Soyez léger !

RAGUENEAU (brandissant une lanterne arrachée):
Chaque lanterne est un petit garde-manger !

CYRANO (bas à Christian, pendant qu'ils arrangent la nappe ensemble):
Il faut que je te parle avant que tu lui parles !

RAGUENEAU (de plus en plus lyrique):
Le manche de mon fouet est un saucisson d'Arles !

ROXANE (versant du vin, servant):
Puisqu'on nous fait tuer, morbleu ! nous nous moquons
Du reste de l'armée !—Oui ! tout pour les Gascons !
Et si De Guiche vient, personne ne l'invite !
(Allant de l'un à l'autre):
Là, vous avez le temps.—Ne manger pas si vite !—
Buvez un peu.—Pourquoi pleurez-vous ?

PREMIER CADET:
C'est trop bon !. . .

ROXANE:
Chut !—Rouge ou blanc ?—Du pain pour monsieur de Carbon !
—Un couteau !—Votre assiette !—Un peu de croûte ?—Encore ?
Je vous sers !—Du bourgogne ?—Une aile ?

CYRANO (qui la suit, les bras chargés de plats, l'aidant à servir):
Je l'adore !

ROXANE (allant vers Christian):
Vous ?

CHRISTIAN:
Rien.

ROXANE:
Si ! ce biscuit, dans du muscat. . .deux doigts !

CHRISTIAN (essayant de la retenir):
Oh ! dites-moi pourquoi vous vîntes ?

ROXANE:
Je me dois
A ces malheureux. . .Chut ! Tout à l'heure !. . .

LE BRET (qui était remonté au fond, pour passer, au bout d'une lance, un pain à la sentinelle du talus):
De Guiche !

CYRANO:
Vite, cachez flacon, plat, terrine, bourriche !
Hop !—N'ayons l'air de rien !. . .
(A Ragueneau):
Toi, remonte d'un bond
Sur ton siège !—Tout est caché ?. . .
(En un clin d'œil tout a été repoussé dans les tentes, ou caché sous les vêtements, sous les manteaux, dans les feutres.—De Guiche entre vivement—et s'arrête, tout d'un coup, reniflant.—Silence.)


Scène 4.VII.

Les mêmes, De Guiche.


DE GUICHE:
Cela sent bon.

UN CADET (chantonnant d'un air détaché):
To lo lo !. . .

DE GUICHE (s'arrêtant et le regardant):
Qu'avez-vous, vous ?. . .Vous êtes tout rouge !

LE CADET:
Moi ?. . .Mais rien. C'est le sang. On va se battre: il bouge !

UN AUTRE:
Poum. . .poum. . .poum. . .

DE GUICHE (se retournant):
Qu'est cela ?

LE CADET (légèrement gris):
Rien ! C'est une chanson !
Une petite. . .

DE GUICHE:
Vous êtes gai, mon garçon !

LE CADET:
L'approche du danger !

DE GUICHE (appelant Carbon de Castel-Jaloux, pour donner un ordre):
Capitaine ! je. . .
(Il s'arrête en le voyant):
Peste !
Vous avez bonne mine aussi !

CARBON (cramoisi, et cachant une bouteille derrière son dos, avec an geste évasif):
Oh !. . .

DE GUICHE:
Il me reste
Un canon que j'ai fait porter. . .
(Il montre un endroit dans la coulisse):
là, dans ce coin,
Et vos hommes pourront s'en servir au besoin.

UN CADET (se dandinant):
Charmante attention !

UN AUTRE (lui souriant gracieusement):
Douce sollicitude !

DE GUICHE:
Ah ça ! mais ils sont fous !—
(Sèchement):
N'ayant pas l'habitude
Du canon, prenez garde au recul.

LE PREMIER CADET:
Ah ! pfftt !

DE GUICHE (allant à lui, furieux):
Mais !. . .

LE CADET:
Le canon des Gascons ne recule jamais !

DE GUICHE (le prenant par le bras et le secouant):
Vous êtes gris !. . .De quoi ?

LE CADET (superbe):
De l'odeur de la poudre !

DE GUICHE (haussant les épaules, le repousse et va vivement à Roxane):
Vite, à quoi daignez-vous, madame, vous résoudre ?

ROXANE:
Je reste !

DE GUICHE:
Fuyez !

ROXANE:
Non !

DE GUICHE:
Puisqu'il en est ainsi,
Qu'on me donne un mousquet !

CARBON:
Comment ?

DE GUICHE:
Je reste aussi.

CYRANO:
Enfin, Monsieur ! voilà de la bravoure pure !

PREMIER CADET:
Seriez-vous un Gascon malgré votre guipure ?

ROXANE:
Quoi !. . .

DE GUICHE:
Je ne quitte pas une femme en danger.

DEUXIÈME CADET (au premier):
Dis donc ! Je crois qu'on peut lui donner à manger !
(Toutes les victuailles reparaissent comme par enchantement.)

DE GUICHE (dont les yeux s'allument):
Des vivres !

UN TROISIÈME CADET:
Il en sort de sous toutes les vestes !

DE GUICHE (se maîtrisant, avec hauteur):
Est-ce que vous croyez que je mange vos restes ?

CYRANO (saluant):
Vous faites des progrès !

DE GUICHE (fièrement, et à qui échappe sur le dernier mot une légère pointe d'accent):
Je vais me battre à jeun !

PREMIER CADET (exultant de joie):
A jeung ! Il vient d'avoir l'accent !

DE GUICHE (riant):
Moi ?

LE CADET:
C'en est un !
(Ils se mettent tous à danser.)

CARBON DE CASTEL-JALOUX (qui a disparu depuis un moment derrière le talus, reparaissant sur la crête):
J'ai rangé mes piquiers, leur troupe est résolue !
(Il montre une ligne de piques qui dépasse la crête.)

DE GUICHE (à Roxane, en s'inclinant):
Acceptez-vous ma main pour passer leur revue ?. . .
(Elle la prend, ils remontent vers le talus. Tous le monde se découvre et les suit.)

CHRISTIAN (allant à Cyrano, vivement):
Parle vite !
(Au moment où Roxane paraît sur la crête, les lances disparaissent, abaissées pour le salut, un cri s'élève: elle s'incline.)

LES PIQUIERS (au dehors):
Vivat !

CHRISTIAN:
Quel était ce secret ?. . .

CYRANO:
Dans le cas où Roxane. . .

CHRISTIAN:
Eh bien ?. . .

CYRANO:
Te parlerait
Des lettres ?. . .

CHRISTIAN:
Oui, je sais !. . .

CYRANO:
Ne fais pas la sottise
De t'étonner. . .

CHRISTIAN:
De quoi ?

CYRANO:
Il faut que je te dise !. . .
Oh ! mon Dieu, c'est tout simple, et j'y pense aujourd'hui
En la voyant. Tu lui. . .

CHRISTIAN:
Parle vite !

CYRANO:
Tu lui. . .
As écrit plus souvent que tu ne crois.

CHRISTIAN:
Hein ?

CYRANO:
Dame !
Je m'en étais chargé: j'interprétais ta flamme !
J'écrivais quelquefois sans te dire: j'écris !

CHRISTIAN:
Ah ?

CYRANO:
C'est tout simple !

CHRISTIAN:
Mais comment t'y es-tu pris,
Depuis qu'on est bloqué pour ?. . .

CYRANO:
Oh !. . .avant l'aurore
Je pouvais traverser. . .

CHRISTIAN (se croisant les bras):
Ah ! c'est tout simple encore ?
Et qu'ai-je écrit de fois par semaine ?. . .Deux ?—Trois ?—
Quatre ?—

CYRANO:
Plus.

CHRISTIAN:
Tous les jours ?

CYRANO:
Oui, tous les jours.—Deux fois.

CHRISTIAN (violemment):
Et cela t'enivrait, et l'ivresse était telle
Que tu bravais la mort. . .

CYRANO (voyant Roxane qui revient):
Tais-toi ! Pas devant elle !
(Il rentre vivement dans sa tente.)


Scène 4.VIII.

Roxane, Christian; au fond, allées et venues de cadets. Carbon et De

Guiche donnent des ordres.


ROXANE (courant à Christian):
Et maintenant, Christian !. . .

CHRISTIAN (lui prenant les mains):
Et maintenant, dis-moi
Pourquoi, par ces chemins effroyables, pourquoi
A travers tous ces rangs de soudards et de reîtres,
Tu m'a rejoint ici ?

ROXANE:
C'est à cause des lettres !

CHRISTIAN:
Tu dis ?

ROXANE:
Tant pis pour vous si je cours ces dangers !
Ce sont vos lettres qui m'ont grisée ! Ah ! songez
Combien depuis un mois vous m'en avez écrites,
Et plus belles toujours !

CHRISTIAN:
Quoi ! pour quelques petites
Lettres d'amour. . .

ROXANE:
Tais-toi ! Tu ne peux pas savoir !
Mon Dieu, je t'adorais, c'est vrai, depuis qu'un soir,
D'une voix que je t'ignorais, sous ma fenêtre,
Ton âme commença de se faire connaître. . .
Eh bien ! tes lettres, c'est, vois-tu, depuis un mois,
Comme si tout le temps je l'entendais, ta voix
De ce soir-là, si tendre, et qui vous enveloppe !
Tant pis pour toi, j'accours. La sage Pénélope
Ne fût pas demeurée à broder sous son toit,
Si le seigneur Ulysse eût écrit comme toi,
Mais pour le joindre, elle eût, aussi folle qu'Hélène,
Envoyé promener ses pelotons de laine !. . .

CHRISTIAN:
Mais. . .

ROXANE:
Je lisais, je relisais, je défaillais,
J'étais à toi. Chacun de ces petits feuillets
Était comme un pétale envolé de ton âme.
On sent à chaque mot de ces lettres de flamme
L'amour puissant, sincère. . .

CHRISTIAN:
Ah ! sincère et puissant ?
Cela se sent, Roxane ?. . .

ROXANE:
Oh ! si cela se sent !

CHRISTIAN:
Et vous venez ?. . .

ROXANE:
Je viens (ô mon Christian, mon maître !
Vous me relèveriez si je voulais me mettre
A vos genoux, c'est donc mon âme que j'y mets,
Et vous ne pourrez plus la relever jamais !)
Je viens te demander pardon (et c'est bien l'heure
De demander pardon, puisqu'il se peut qu'on meure !)
De t'avoir fait d'abord, dans ma frivolité,
L'insulte de t'aimer pour ta seule beauté !

CHRISTIAN (avec épouvante):
Ah ! Roxane !

ROXANE:
Et plus tard, mon ami, moins frivole,
—Oiseau qui saute avant tout à fait qu'il s'envole,—
Ta beauté m'arrêtant, ton âme m'entraînant,
Je t'aimais pour les deux ensemble !. . .

CHRISTIAN:
Et maintenant ?

ROXANE:
Eh bien ! toi-même enfin l'emporte sur toi-même,
Et ce n'est plus que pour ton âme que je t'aime !

CHRISTIAN (reculant):
Ah ! Roxane !

ROXANE:
Sois donc heureux. Car n'être aimé
Que pour ce dont on est un instant costumé,
Doit mettre un cœur avide et noble à la torture;
Mais ta chère pensée efface ta figure,
Et la beauté par quoi tout d'abord tu me plus,
Maintenant j'y vois mieux. . .et je ne la vois plus !

CHRISTIAN:
Oh !. . .

ROXANE:
Tu doutes encor d'une telle victoire ?. . .

CHRISTIAN (douloureusement):
Roxane !

ROXANE:
Je comprends, tu ne peux pas y croire,
A cet amour ?. . .

CHRISTIAN:
Je ne veux pas de cet amour !
Moi, je veux être aimé plus simplement pour. . .

ROXANE:
Pour
Ce qu'en vous elles ont aimé jusqu'à cette heure ?
Laissez-vous donc aimer d'une façon meilleure !

CHRISTIAN:
Non ! c'était mieux avant !

ROXANE:
Ah ! tu n'y entends rien !
C'est maintenant que j'aime mieux, que j'aime bien !
C'est ce qui te fait toi, tu m'entends, que j'adore !
Et moins brillant. . .

CHRISTIAN:
Tais-toi !

ROXANE:
Je t'aimerais encore !
Si toute ta beauté tout d'un coup s'envolait. . .

CHRISTIAN:
Oh ! ne dis pas cela !

ROXANE:
Si, je le dis !

CHRISTIAN:
Quoi ? laid ?

ROXANE:
Laid ! je le jure !

CHRISTIAN:
Dieu !

ROXANE:
Et ta joie est profonde ?

CHRISTIAN (d'une voix étouffée):
Oui. . .

ROXANE:
Qu'as-tu ?

CHRISTIAN (la repoussant doucement):
Rien. Deux mots à dire: une seconde. . .

ROXANE:
Mais ?. . .

CHRISTIAN (lui montrant un groupe de cadets, au fond):
A ces pauvres gens mon amour t'enleva:
Va leur sourire un peu puisqu'ils vont mourir. . .va !

ROXANE (attendrie):
Cher Christian !. . .
(Elle remonte vers les Gascons qui s'empressent repectueusement autour d'elle.)

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